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02/07/2019 | CEDH | N°001-194244

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÖNAL c. TURQUIE (N° 2), 2019, 001-194244


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖNAL c. TURQUIE (No 2)

(Requête no 44982/07)

ARRÊT

STRASBOURG

2 juillet 2019

DÉFINITIF

02/10/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Önal c. Turquie (No 2),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,


Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juin 2019,

Re...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖNAL c. TURQUIE (No 2)

(Requête no 44982/07)

ARRÊT

STRASBOURG

2 juillet 2019

DÉFINITIF

02/10/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Önal c. Turquie (No 2),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juin 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44982/07) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ahmet Önal (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 septembre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me E. Aslaner, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait une atteinte à son droit à la liberté d’expression en raison de sa condamnation pénale des chefs d’insulte au président de la République, de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État.

4. Par une décision du 8 avril 2014, le grief relatif à la durée de la procédure a été déclaré irrecevable. Le 30 mai 2018, le grief concernant l’atteinte alléguée portée au droit du requérant à la liberté d’expression a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1956 et réside à Istanbul.

6. En décembre 1999, la maison d’édition Pêrî, dont le requérant était le propriétaire à l’époque des faits, publia un livre intitulé « Teyrê Baz [l’aigle] ou un homme d’affaires kurde : Hüseyin Baybaşin ». Il s’agissait de la biographie d’un homme d’affaires d’origine kurde, Hüseyin Baybaşin, accusé de trafic de stupéfiants et d’appartenance au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée). On pouvait y lire, notamment, les péripéties vécues par cette personnalité connue dans les années 1990. L’ensemble du livre était imprégné des sentiments de mépris de Hüseyin Baybaşin envers l’État turc et de sa sympathie pour la cause kurde en Turquie (voir, pour plus de détails sur le contenu du livre, Önal c. Turquie, nos 41445/04 et 41453/04, § 6, 2 octobre 2012)

7. Par un acte d’accusation du 22 mars 2000, le procureur de la République de Beyoğlu inculpa le requérant des chefs d’insulte au président de la République, de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État en raison du contenu du livre en question. Il requit la condamnation de l’intéressé en application des articles 158 § 1 et 159 § 1 de l’ancien code pénal (CP), qui était en vigueur à l’époque des faits.

8. Par un arrêt du 7 février 2006, la cour d’assises de Beyoğlu (« la cour d’assises ») reconnut le requérant coupable des infractions reprochées et le condamna au total à une amende judiciaire de 1 690 livres turques (soit 1 065,51 euros à l’époque des faits) en application des articles 158 § 1 et 159 § 1 du CP, jugés plus favorables à l’intéressé que les dispositions du nouveau code pénal (NCP), qui était entré en vigueur le 1er juin 2005.

Dans la motivation de sa décision, la cour d’assises considéra que certains passages du livre dépassaient les limites de la critique, dénigraient l’État – qui, présenté comme agissant comme une mafia et comme dirigeant des groupes mafieux, était qualifié de mafieux – et constituaient ainsi l’infraction de dénigrement de la République. Elle retint les passages suivants à l’appui de cette conclusion :

« Ne savais-je pas de quelle cruauté était l’État, comment ils massacraient les Kurdes qu’ils croisaient et ensuite fuyaient en laissant les corps sur les chemins ? »

« Aujourd’hui, ceux qui commettent des crimes pour l’argent servent l’État turc »

« La civilisation [minable] a fermé les yeux sur l’État turc, qui nous agressait et commettait des crimes contre l’humanité »

« L’État turc mafieux et ses collaborateurs »

« En Turquie, l’État n’est qu’une mafia. À la tête de cette mafia se trouvait Süleyman Demirel »

« Il y a des groupes mafieux en Turquie, mais celui qui compose ces groupes et les dirige est l’État turc. Ils éliminent des individus ou des groupes agissant à l’encontre de leurs politiques »

« Tous les jours, des dizaines de personnes étaient massacrées par l’État en Turquie »

« La mafia de l’État turc a continué à envoyer des centaines de militants fanatiques religieux dans des régions comme la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo jusqu’à la création d’un état de guerre »

« L’État turc était enragé et voulait restaurer son prestige ébranlé par cet incident »

« L’État turc a brulé les habitations, y compris les villages et villes kurdes, dans la zone placée sous son contrôle, sous les yeux du monde (...), a mitraillé les gens [sans procès] »

« C’est parce que [l’identité] kurde et la langue kurde sont interdites en Turquie que notre peuple fait la guerre contre l’État »

« La Turquie ne fait qu’aboyer comme un chien (...) Je connais mon chien »

« La sauvagerie de l’État turc est exposée [par le biais des] photos prises les pieds sur les corps kurdes démembrés par la torture »

La cour d’assises considéra en outre que les passages suivants du livre dépassaient les limites de la critique et insultaient le président de la République de l’époque, Süleyman Demirel :

« L’état-major, Süleyman Demirel (...) Il était expliqué, preuves [à l’appui], comment ils étaient impliqués dans le [trafic] de stupéfiants avec plusieurs hauts fonctionnaires »

« En Turquie, l’État n’est qu’une mafia. À la tête de cette mafia se trouvait Süleyman Demirel »

« Tout le monde était pour la résolution [du problème kurde], sauf la mafia menée par Demirel, qui tirait profit de la guerre contre les Kurdes »

« Demirel a utilisé tout son pouvoir pour éliminer Özal. Ils ont tiré sur Özal. Il s’en est sorti (...) Demirel a encore totalement dominé l’État avec sa mafia »

« La mafia a légitimé à cette époque les meurtres [commis] par l’État »

Elle estima enfin que les passages suivants du livre ne pouvaient pas être considérés comme de simples critiques et qu’ils étaient de nature à dénigrer les forces de sûreté de l’État :

« Il était expliqué comment l’état-major [des armées], les commandants, les dirigeants de la MİT (Organisation nationale des renseignements), les fonctionnaires de haut rang de la direction de la sûreté et plusieurs hauts fonctionnaires étaient impliqués dans le [trafic] de stupéfiants »

« [Les] renseignements nationaux sont en mille morceaux, l’organisation de la police pareil (...) L’armée était sous le contrôle de la mafia de Demirel, même si [le contrôle n’était pas total] (...) L’armée recevait de l’argent de Rabıta (Ligue islamique mondiale, une organisation non gouvernementale visant à promouvoir le panislamisme). Lorsque le PKK a bouleversé leurs plans après 1984, ils ont créé une contre-organisation, Hizbullah »

« Les organes de l’État comme les militaires, la police, la MİT, les forces spéciales et les gardes de villages avaient constitué des mafias entre eux »

9. Le 3 avril 2007, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, confirma l’arrêt de la cour d’assises.

II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

A. La législation nationale

1. Les dispositions pertinentes du CP

10. L’article 158 du CP (loi no 765 du 1er mars 1926, qui était en vigueur jusqu’au 1er juin 2005) se lisait ainsi :

« Quiconque profère des insultes et des injures à l’égard du président de la République en sa présence sera puni de trois ans de réclusion au moins.

Si l’insulte et l’injure sont commises hors la présence du président de la République, l’auteur sera puni d’un à trois ans d’emprisonnement, même si l’outrage est fait à mots couverts ou par allusion, sans que soit clairement mentionné le nom du président de la République, et, s’il existe des présomptions ne laissant aucun doute sur le fait que l’outrage est dirigé contre la personne du président de la République, il sera considéré comme ayant été expressément fait.

Si l’infraction est causée par voie de presse, la peine est augmentée du tiers jusqu’à la moitié. »

11. L’article 159 du CP disposait ce qui suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Est passible d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement toute personne qui, publiquement, dénigre ou présente comme dénigrés (tahkir ve tezyif edenler) la turcité, la République, la Grande Assemblée nationale de Turquie, le gouvernement de la République de Turquie, les organes judiciaires, les forces armées ou la sûreté de l’État (Devletin askeri veya emniyet muhafaza kuvvetleri).

(...)

L’expression d’opinions critiques, en l’absence d’intention de dénigrer, de présenter comme dénigré ou d’insulter, ne constitue pas un délit. »

12. L’article 480 du CP était libellé comme suit :

« Quiconque attribue, (...) en présence de plus de deux personnes, un fait concret (...) à autrui de manière à le soumettre au mépris et à l’hostilité du public ou à porter atteinte à son honneur et à sa réputation sera puni d’une peine d’emprisonnement allant de trois mois à trois ans ou d’une amende judiciaire lourde allant de cent mille livres turques à un million de livres turques.

Dans le cas où cet acte est commis en présence de la personne attaquée, même si cette dernière était seule, ou par une lettre, un télégramme, une photographie ou un écrit adressé à son nom, ou par téléphone, il sera infligé une peine d’emprisonnement allant de quatre mois à trois ans ou une amende judiciaire lourde allant de cent cinquante mille livres turques à un million cinq cent mille livres turques.

Dans le cas où cet acte est commis publiquement en présence de la personne attaquée, il sera infligé une peine d’emprisonnement allant de cinq mois à trois ans ou une amende judiciaire lourde allant de deux cent cinquante mille livres turques à deux millions de livres turques.

Dans le cas où cet acte est commis par le biais d’un écrit ou d’une photographie rendus publics (...) ou d’un autre moyen de publication, il sera infligé une peine d’emprisonnement allant de six mois à trois ans ou une amende judiciaire lourde allant de trois millions de livres turques à vingt-cinq millions de livres turques. »

2. Les dispositions pertinentes du NCP

13. L’article 125 du NCP (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), intitulé « insulte », se lit comme suit en sa partie pertinente en l’espèce :

« Quiconque attribue un acte ou un fait concret à autrui de manière à porter atteinte à son honneur, à sa dignité et à sa réputation ou attaque l’honneur, la dignité et la réputation d’autrui par des injures sera puni d’une peine d’emprisonnement allant de trois mois à deux ans ou d’une amende judiciaire.

Dans le cas où cet acte est commis par le biais d’un moyen de communication audiovisuel ou écrit, la peine prévue à l’alinéa susmentionné est infligée.

Le plancher de la peine ne sera pas inférieur à un an d’emprisonnement dans le cas où le délit d’insulte est commis :

a) contre un agent public en raison de sa fonction,

b) en raison de l’expression, du changement ou de l’effort de propagation des croyances, pensées et opinions religieuses, politiques, sociales et philosophiques, ou de l’application des commandements et interdictions de sa religion,

c) en mentionnant les valeurs considérées sacrées par une religion à laquelle [l’intéressé] appartient »

14. L’article 299 du NCP, intitulé « insulte au président de la République », est ainsi libellé :

« Quiconque insulte le président de la République sera puni d’une peine d’emprisonnement d’un à quatre ans.

Si ce délit est commis en public, la peine est augmentée d’un sixième.

La poursuite de ce délit est subordonnée à l’autorisation du ministre de la Justice. »

15. L’article 301 du NCP, intitulé « dénigrement de la nation turque, de l’État de la République de Turquie et des institutions et des organes de l’État », tel qu’amendé par la loi no 5759 du 30 avril 2008, se lit comme suit :

« Est passible d’une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement quiconque dénigre publiquement la nation turque, la République de Turquie, la Grande Assemblée nationale de Turquie, le gouvernement de la République de Turquie et les organes judiciaires de l’État.

Est sanctionné selon les dispositions du premier paragraphe quiconque dénigre publiquement les forces militaires ou la sûreté de l’État.

L’expression d’opinions critiques ne constitue pas un délit.

La poursuite de ce délit est subordonnée à l’autorisation du ministre de la Justice. »

B. Les textes du Conseil de l’Europe

1. La Déclaration du Comité des Ministres sur la liberté du discours politique dans les médias

16. La Déclaration sur la liberté du discours politique dans les médias, adoptée par le Comité des Ministres le 12 février 2004, est ainsi libellée en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe,

(...)

Conscient que certains systèmes juridiques internes accordent encore des privilèges juridiques aux personnalités politiques ou aux fonctionnaires contre la diffusion d’informations et d’opinions les concernant dans les médias, ce qui n’est pas compatible avec le droit à la liberté d’expression et d’information garanti par l’article 10 de la Convention ;

(...)

II. Liberté de critique à l’égard de l’État ou des institutions publiques

L’État, le gouvernement ou tout autre organe des pouvoirs exécutif, législatif ou judiciaire peuvent faire l’objet de critiques dans les médias. En raison de leur position dominante, ces institutions ne devraient pas être protégées en tant que telles par le droit pénal contre les déclarations diffamatoires ou insultantes. Lorsque ces institutions bénéficient toutefois d’une telle protection, cette protection devrait être appliquée de façon très restrictive en évitant, dans tous les cas, qu’elle puisse être utilisée pour restreindre la liberté de critique. Les personnes représentant ces institutions restent par ailleurs protégées en tant qu’individus.

(...)

VI. Réputation des personnalités politiques et des fonctionnaires

Les personnalités politiques ne devraient pas bénéficier d’une plus grande protection de leur réputation et de leurs autres droits que les autres personnes, et des sanctions plus sévères ne devraient donc pas être prononcées en droit interne à l’encontre des médias lorsque ces derniers critiquent des personnalités politiques. Ce principe s’applique aussi aux fonctionnaires ; des dérogations ne devraient être admises que lorsqu’elles sont strictement nécessaires pour permettre aux fonctionnaires d’assurer le bon exercice de leur fonction.

(...)

VIII. Voies de recours contre les violations par les médias

Les personnalités politiques et les fonctionnaires ne devraient avoir accès qu’aux voies de recours juridiques dont disposent les particuliers en cas de violation de leurs droits par les médias. (...) La diffamation ou l’insulte par les médias ne devrait pas entraîner de peine de prison, sauf si cette peine est strictement nécessaire et proportionnée au regard de la gravité de la violation des droits ou de la réputation d’autrui, en particulier si d’autres droits fondamentaux ont été sérieusement violés à travers des déclarations diffamatoires ou insultantes dans les médias, comme le discours de haine. »

2. La Résolution no 1577 (2007) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

17. La Résolution no 1577 (2007) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, intitulée « Vers une dépénalisation de la diffamation », se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« (...)

11. [L’assemblée] constate avec une vive inquiétude que de nombreux États membres prévoient des peines d’emprisonnement en cas de diffamation et que certains persistent à y recourir en pratique, par exemple l’Azerbaïdjan et la Turquie.

(...)

13. Par conséquent, l’assemblée considère que les peines carcérales pour diffamation devraient être abrogées sans plus de délai. Elle exhorte notamment les États dont les législations prévoient encore des peines de prison – bien que celles-ci ne soient pas infligées en pratique – à les abroger sans délai, pour ne donner aucune excuse, quoique injustifiée, à certains États qui continuent d’y recourir, entraînant ainsi une dégradation des libertés publiques.

(...)

17. En conséquence, l’assemblée invite les États membres :

17. 1. à abolir sans attendre les peines d’emprisonnement pour diffamation ;

17. 2. à garantir qu’il n’y a pas de recours abusif aux poursuites pénales (...) ;

17. 3. à définir plus précisément dans leur législation le concept de diffamation, dans le but d’éviter une application arbitraire de la loi, et de garantir que le droit civil apporte une protection effective de la dignité de la personne affectée par la diffamation ;

(...)

17. 6. à bannir de leur législation relative à la diffamation toute protection renforcée des personnalités publiques, conformément à la jurisprudence de la Cour et invite en particulier

17. 6. 1. la Turquie à amender l’article 125.3 de son Code pénal en conséquence ;

(...) »

3. L’avis no 831/2015 de la Commission de Venise

18. L’extrait pertinent de l’avis no 831/2015 sur les articles 216, 299, 301 et 314 du code pénal turc, adopté par la Commission de Venise lors de sa 106ème session plénière (Venise 11-12 mars 2016, CDL-AD(2016)002), se lit ainsi :

« 75. En conclusion, la Commission réaffirme que, eu égard au consensus qui se dégage à l’échelle européenne et aux normes internationales, les États devraient soit dépénaliser la diffamation du chef de l’État, soit au moins restreindre cette infraction aux formes les plus graves d’attaque verbale, tout en restreignant l’éventail des sanctions à celles qui excluent toute peine d’emprisonnement. La Commission relève qu’au contraire, la pratique en Turquie révèle une utilisation accrue de cette disposition, y compris dans les cas de discours protégés par l’article 10 de la CEDH. Les sanctions imposées, notamment l’emprisonnement, sont également manifestement excessives. Si des tentatives ont été faites par la Cour de cassation et le Procureur général pour limiter le recours excessif à cette disposition, ces tentatives sont insuffisantes. Dans ces conditions, la Commission considère que la seule solution pour prévenir toute autre violation de l’article 10 de la CEDH consisterait à abroger cet article dans son intégralité. Une telle mesure laisserait toujours la possibilité de protéger le chef de l’État contre toute forme extrême de diffamation au moyen des procédures civiles et pénales qui protègent tout citoyen, prenant aussi en considération les principes de la liberté d’expression concernant spécifiquement les personnalités publiques et les matières politiques. Le principe de proportionnalité et la nécessité de restreindre l’éventail des sanctions à celles qui excluent toute peine d’emprisonnement s’appliquent aussi à ces procédures. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

19. Le requérant voit dans sa condamnation pénale une atteinte à son droit à la liberté d’expression, tel que prévu par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

20. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention. Il soutient à cet égard que les passages litigieux contenus dans le livre en question, qui, selon lui, étaient de nature à appeler à la violence et à constituer un discours de haine, n’étaient pas protégés par l’article 10 de la Convention.

21. Le requérant ne se prononce pas sur cette exception.

22. La Cour estime que ladite exception soulève des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention, et non pas un examen de la recevabilité de ce grief.

23. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

24. Le requérant réitère ses arguments formulés dans son formulaire de requête, et il soutient que sa condamnation pénale n’était pas nécessaire dans une société démocratique et qu’elle constitue une violation de l’article 10 de la Convention.

25. Le Gouvernement réplique que, si l’existence d’une ingérence devait être reconnue par la Cour, cette ingérence était prévue par les articles 158 et 159 du CP et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de la préservation de la sûreté publique, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime. Il estime aussi que, eu égard aux passages incriminés du livre, qui, selon lui, dénigraient l’État et ses organes ainsi que le président de la République par des expressions insultantes et légitimaient les actes de terrorisme et la violence visant les forces de sécurité, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

26. La Cour note que, en l’espèce, le requérant a été condamné des chefs d’insulte au président de la République, de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État en raison du contenu d’un livre publié par la maison d’édition dont il était le propriétaire.

27. Elle considère que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression (Fatih Taş c. Turquie (no 5), no 6810/09, § 37, 4 septembre 2018).

28. Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 158 et 159 du CP. Tout en ayant des doutes sur la prévisibilité pour le requérant de son incrimination en vertu de l’article 159 du CP en raison de la portée large des expressions employées dans cette disposition (Fatih Taş c. Turquie (no 5), précité, §§ 28-35 et 38), elle juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question, eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur la nécessité de l’ingérence (paragraphes 33 et 44 ci-dessous). Elle peut en outre accepter que l’ingérence litigieuse poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sûreté publique et celle de la sécurité nationale (Ibidem, § 38).

29. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour note d’emblée que la condamnation du requérant des chefs de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État est une sanction pénale qui a été infligée à celui-ci en raison des passages du livre publié par sa maison d’édition, considérés comme attentatoires aux institutions étatiques. En revanche, la condamnation pénale de l’intéressé du chef d’insulte au président de la République concerne une affaire classique de diffamation d’un homme politique dans le contexte d’un débat sur des questions d’intérêt public légitime (voir, mutatis mutandis, Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 28, 26 juin 2007) et nécessite un exercice de mise en balance entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit du président de la République à la protection de sa réputation. La Cour observe donc que ces deux condamnations posent ainsi des questions juridiques distinctes et appellent des examens séparés. Par conséquent, elle estime opportun d’examiner séparément et successivement la question de la nécessité dans une société démocratique de la condamnation pénale du requérant des chefs de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État, d’une part, et celle de la condamnation pénale de l’intéressé du chef d’insulte au président de la République, d’autre part.

1. Sur la condamnation pénale du requérant des chefs de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État

30. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). Elle rappelle en particulier les principes dégagés de sa jurisprudence relative aux poursuites pénales engagées sur le fondement de l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP, lesquels sont exposés dans l’arrêt Fatih Taş (no 5) (précité, §§ 29-35).

31. Procédant à une analyse des passages litigieux du livre, retenus par les juridictions internes à l’appui de la condamnation pénale du requérant des chefs de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État (paragraphe 8 ci-dessus), elle relève que ces passages brossaient un tableau négatif de l’État turc dans un récit à connotation hostile (Önal c. Turquie, nos 41445/04 et 41453/04, § 6, 2 octobre 2012, § 37) et contenaient des critiques acerbes et exagérées envers les autorités étatiques, lesquelles étaient notamment qualifiées de mafieuses et se voyaient attribuer plusieurs faits criminels. Elle estime cependant que lesdits passages étaient dépourvus de tout caractère « gratuitement offensant » ou injurieux et qu’ils n’incitaient ni à la violence ni à la haine (Fatih Taş (no 5), précité, § 39), mis à part le passage « c’est parce que [l’identité] kurde et la langue kurde sont interdites en Turquie que notre peuple fait la guerre contre l’État », qui était susceptible d’être interprété comme une légitimation de la violence. À ce propos, elle constate toutefois que ni l’arrêt de la cour d’assises ni celui de la Cour de cassation, qui a confirmé la décision rendue en première instance, n’apportent d’explications suffisantes sur la question de savoir si ce dernier passage ainsi que d’autres passages incriminés du livre, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité à nuire, pouvaient être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 32, 19 mars 2019).

32. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en condamnant le requérant des chefs de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit de l’intéressé à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis.

33. Par conséquent, la Cour estime que la condamnation pénale du requérant à une amende judiciaire, qui a pu provoquer un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

2. Sur la condamnation pénale du requérant du chef d’insulte au président de la République

34. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée et de liberté d’expression, lesquels sont résumés, notamment, dans les arrêts Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)) et Tarman c. Turquie (no 63903/10, §§ 36-38, 21 novembre 2017).

35. Elle note qu’en l’espèce le requérant a été condamné du chef d’insulte au président de la République en raison de certains passages du livre litigieux, qui, tels que relatés dans l’arrêt de la cour d’assises, attribuaient à l’ancien président de la République, Süleyman Demirel, des agissements criminels graves tels que le fait d’être impliqué dans le trafic de stupéfiants, de diriger une mafia constituée au sein de l’État, de tirer profit de la guerre contre les Kurdes, d’avoir essayé d’éliminer le précédent président de la République, Turgut Özal, et de légitimer des meurtres qui auraient été commis par l’État (paragraphe 8 ci-dessus).

36. La Cour observe d’emblée qu’il s’agit là d’allégations visant directement la personne de l’ancien président de la République en tant qu’homme politique, et non pas l’institution incarnée par celui-ci. Elle rappelle à cet égard que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Uzan c. Turquie, no 30569/09, § 40, 20 mars 2018).

37. La Cour observe ensuite que les passages litigieux du livre ne mettaient pas en cause la vie privée de l’ancien président de la République (voir, a contrario, Standard Verlags GmbH c. Autriche (no 2), no 21277/05, 4 juin 2009, affaire dans laquelle étaient concernés les aspects intimes de la vie privée du président autrichien ; voir également Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 64, CEDH 2004‑VI) ou son honneur personnel, et qu’ils ne comportaient pas une attaque personnelle gratuite contre sa personne (Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 57, CEDH 2011).

38. Elle relève qu’en l’occurrence les allégations en question revêtaient le caractère de déclarations de fait à l’endroit de Süleyman Demirel. Elle observe qu’il ne ressort pas du contenu du dossier si ces assertions étaient ou non pourvues de bases factuelles suffisantes. Elle observe aussi que la cour d’assises, saisie de l’infraction d’insulte au président de la République qui aurait été constituée par les passages litigieux précités du livre, n’a pas cherché à établir si ces allégations pouvaient être considérées comme ayant une certaine base factuelle (paragraphe 8 ci-dessus).

39. Elle estime toutefois que ces passages peuvent être considérés comme s’inscrivant dans le cadre d’un débat d’intérêt général portant, en particulier, sur certains agissements allégués de l’ancien président de la République, qui, s’ils s’avéraient véridiques, auraient pu engager la responsabilité pénale de ce dernier, et, d’une manière générale, sur ses choix politiques ainsi que sur la manière dont il s’acquittait de sa fonction. La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée contre le requérant était en conséquence particulièrement restreinte (Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006‑XIII).

40. La Cour constate ensuite que, pour condamner le requérant, les juridictions internes se sont appuyées sur l’article 158 du CP. À l’instar de l’article 299 du NCP actuellement en vigueur, cette disposition, telle qu’elle était en vigueur à l’époque des faits, accordait au président de la République un niveau de protection plus élevé qu’à d’autres personnes – protégées par le régime commun de diffamation – à l’égard de la divulgation d’informations ou d’opinions les concernant, et prévoyait des sanctions plus graves pour les auteurs de déclarations diffamatoires (voir, pour une comparaison entre les dispositions pénales de droit commun relatives à la diffamation et les dispositions pénales spécifiques relatives à l’insulte au président de la République, à savoir les articles 158 et 480 du CP d’une part et les articles 125 et 299 du NCP d’autre part, les paragraphes 10, 12, 13 et 14 ci-dessus). À cet égard, la Cour a déjà déclaré qu’une protection accrue par une loi spéciale en matière d’offense n’est, en principe, pas conforme à l’esprit de la Convention (Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 69, CEDH 2002‑V, et Otegi Mondragon, précité, § 55). Elle rappelle aussi avoir déjà jugé dans son arrêt Artun et Güvener (précité), qui, comme en l’espèce, portait précisément sur une condamnation pénale en application de l’article 158 du CP, que l’intérêt d’un État de protéger la réputation de son chef d’État ne pouvait justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions à son sujet (Artun et Güvener, précité, § 31 ; voir également, en ce qui concerne la surprotection du statut du président de la République en matière civile, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 52, 22 février 2005).

41. S’agissant en particulier de la sanction pénale prévue pour insulte au président de la République, la Cour estime que, s’il est tout à fait légitime que les personnes représentant les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Otegi Mondragon, précité, § 58 ; voir également les travaux du Conseil de l’Europe en la matière, paragraphes 16 et 17 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999‑IV, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001‑I, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI). Ainsi, l’appréciation de la proportionnalité d’une ingérence dans les droits protégés par l’article 10 dépendra dans bien des cas de la question de savoir si les autorités auraient pu faire usage d’un autre moyen qu’une sanction pénale, telles des mesures civiles (voir, mutatis mutandis, Raichinov c. Bulgarie, no 47579/99, § 50, 20 avril 2006 ; voir aussi, mutatis mutandis, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 115, CEDH 2004-XI). La Cour rappelle également que, même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation assortie d’une dispense de peine sur le plan pénal et d’une simple obligation de payer un « euro symbolique » au titre des dommages-intérêts (Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011), elle n’en constitue pas moins une sanction pénale et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant (Athanasios Makris c. Grèce, no 55135/10, § 38, 9 mars 2017). Elle a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, Cumpănă et Mazăre, précité, § 114), risque que le caractère relativement modéré des amendes infligées ne saurait suffire à faire disparaître (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 176, CEDH 2015).

42. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que rien dans les circonstances de la présente affaire n’était de nature à justifier l’imposition d’une sanction pénale, même si, comme en l’espèce, il s’agissait d’une amende judiciaire. Par sa nature même, une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif, nonobstant son montant modéré, compte tenu notamment des effets de la condamnation et des retombées durables de toute inscription au casier judiciaire (voir, mutatis mutandis, Artun et Güvener, précité, § 33, Martchenko c. Ukraine, no 4063/04, § 52, 19 février 2009, et Otegi Mondragon, précité, § 60).

43. Examinant enfin l’arrêt rendu par la cour d’assises en l’espèce, la Cour constate que, pour condamner le requérant du chef d’insulte au président de la République, cette juridiction a seulement estimé que les passages litigieux du livre dépassaient les limites de la critique et insultaient le président de la République (paragraphe 8 ci-dessus). Une telle motivation succincte, qui ne prend en compte aucune des considérations mentionnées ci-dessus, ne permet pas à la Cour d’établir que, en l’espèce, cette juridiction a effectué un examen adéquat de mise en balance entre le droit du requérant à la liberté d’expression et les buts légitimes visés conformément aux critères établis dans sa jurisprudence (Tarman, précité, § 38 ; voir, a contrario, Željko Ivanović et D.O.O. Daily Press c. Monténégro, no 24387/10, § 74, 5 juin 2018).

44. Dès lors, dans les circonstances de l’espèce, compte tenu de l’absence d’une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis dans la jurisprudence de la Cour entre les intérêts en jeu, et notamment de l’absence d’examen de la proportionnalité de la sanction, qui revêtait un caractère pénal, infligée au requérant en application d’une disposition spéciale prévoyant une protection accrue pour le président de la République en matière d’offense, la Cour estime qu’il n’a pas été démontré que la mesure litigieuse était proportionnée aux buts légitimes visés et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 de la Convention.

45. À la lumière de tout ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

46. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

47. Au titre du préjudice matériel dont il dit avoir souffert, le requérant réclame 10 000 euros (EUR) et 680 EUR, montants qui, à ses dires, correspondent respectivement au dommage subi par lui en raison de la saisie du livre faisant l’objet de la requête et à l’amende judiciaire qu’il a dû payer en raison de sa condamnation. Il sollicite en outre 10 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

48. Le Gouvernement soutient que les demandes présentées au titre des dommages matériel et moral sont non étayées et excessives. Il ajoute qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et la somme demandée au titre du dommage moral, qui, selon lui, ne correspond pas aux montants accordés par la Cour dans sa jurisprudence.

49. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 680 EUR pour dommage matériel et 2 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

50. Le requérant demande également 630 EUR pour les frais d’avocat relatifs à la procédure devant les juridictions internes et 1 268 EUR pour ceux afférents à la procédure devant la Cour. Il présente à cet égard le barème tarifaire de l’Union des barreaux de Turquie.

51. Le Gouvernement expose que le requérant n’a pas soumis de documents relatifs au contrat conclu entre lui et son avocat ni de justificatifs de paiement à son avocat. Il ajoute que la somme demandée au titre des frais d’avocat est non étayée et excessive.

52. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais d’avocat, faute pour le requérant d’avoir fourni de justificatifs à cet égard.

C. Intérêts moratoires

53. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 680 EUR (six cent quatre-vingt euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,

ii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 juillet 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Pavli.

R.S.
H.B.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE PAVLI

(Traduction)

1. Je suis d’accord avec la conclusion et la motivation exposées dans l’arrêt concernant la condamnation pénale du requérant du chef d’insulte au président de la République. J’ai également voté pour un constat de violation de l’article 10 concernant la condamnation des chefs de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État, mais pour des motifs différents de ceux énoncés par la majorité.

I.

2. La présente espèce porte sur des poursuites engagées sur le fondement de l’article 159 de l’ancien code pénal (CP) turc, lequel, à l’époque considérée, réprimait le fait de « dénigre[r] ou présente[r] comme dénigrés (...) la République (...) ou la sûreté de l’État » entre autres institutions et notions ou valeurs abstraites (comme la « turcité ») qu’il protégeait. L’article 301 du code pénal actuel, adopté en 2004, réprime le « dénigrement » des institutions, dont la République et les forces de sûreté, en des termes très similaires. Une modification introduite en 2008 a remplacé la notion de « turcité » par celle de « nation turque ».

3. Le libellé très ouvert et général de ces deux dispositions soulève immédiatement des questions concernant le premier critère imposé par l’article 10 § 2 de la Convention, c’est-à-dire le point de savoir si les poursuites et les condamnations fondées sur ces deux articles peuvent être considérées comme étant « prévues par la loi ». L’analyse sur ce point doit chercher à déterminer si la base légale déclarée est prévisible et (n’est pas) susceptible d’une application arbitraire. Certes, il n’est pas inhabituel que la législation pénale comporte des formulations quelque peu ouvertes, qui ne vont pas jusqu’à soulever des questions sous l’angle de l’article 7 de la Convention. Lorsque de telles dispositions portent toutefois atteinte à la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention, la Cour doit se convaincre que les juridictions nationales, statuant de préférence à un degré supérieur et de manière contraignante, y « intègrent » des garanties suffisamment claires et solides qui assurent qu’elles sont appliquées de manière prévisible et non arbitraire, et sans « dissuader » l’expression légitime.[1]

4. La Cour s’est à maintes reprises penchée sur ces questions dans le contexte de la Turquie. Étant donné les longs délais de traitement des affaires tant au niveau national qu’ici à Strasbourg, les affaires de poursuites fondées sur l’article 159 de l’ancien code pénal et sur l’article 301 du nouveau code pénal s’entremêlent de manière non linéaire dans notre jurisprudence.

5. Dans l’affaire Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, §§ 93-96, 25 octobre 2011), dans laquelle le requérant avait été poursuivi pour dénigrement de la « turcité », la Cour a dit que l’article 301 ne satisfaisait pas à l’exigence de « qualité de la loi » parce que cette disposition était « excessivement large et vague et faisait peser sur l’exercice de la liberté d’expression une menace permanente ». L’arrêt n’a toutefois pas indiqué précisément quels éléments de la disposition compromettaient la qualité de la loi. La jurisprudence plus récente apporte peut-être un éclairage supplémentaire sur cette question. Mais elle marque aussi un revirement curieux concernant le précédent relatif à l’impératif d’une ingérence « prévue par la loi ».

6. La Cour a conclu en 2011 que l’article 301 ne satisfaisait pas à l’exigence de qualité de la loi, mais au moins quatre arrêts rendus entre 2010 et 2017 ont simplement choisi d’exprimer de « sérieux doutes » quant à la prévisibilité de cette même disposition et de contourner la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi ». Ayant explicitement ou implicitement conclu que l’atteinte aux droits des requérants tels que protégés par l’article 10 servait un ou plusieurs buts légitimes en vertu de l’article 10 § 2, ces quatre arrêts ont ensuite examiné si les ingérences en cause étaient nécessaires dans une société démocratique[2].

7. Dans l’affaire Fatih Taş c. Turquie (no 5), (no 6810/09, § 45, 4 septembre 2018), la Cour a de nouveau essayé de répondre à la question de la « qualité de la loi » relativement aux articles 159 et 301. Elle a relevé qu’elle avait déjà prononcé au moins treize arrêts ou décisions dans des affaires portant sur des poursuites engagées sur le fondement de ces deux dispositions et elle a résumé la récente évolution de sa jurisprudence post-Altuğ Taner Akçam. Elle a ensuite pris l’initiative exceptionnelle consistant à rendre la conclusion suivante, au titre de l’article 46 de la Convention, dans le dispositif de l’arrêt :

« Elle observe par ailleurs que, en l’espèce, elle a jugé que la procédure pénale litigieuse résultant de l’application des articles 159 du CP et 301 du NCP était incompatible avec la liberté d’expression (...) Les conclusions auxquelles elle est parvenue dans cette affaire (...) ainsi que dans les affaires précédentes relatives à des procédures semblables (...) impliquent que les violations constatées du droit garanti par l’article 10 de la Convention dans les affaires relatives aux procédures engagées sur le fondement des articles 159 du CP et 301 du NCP trouvent leur origine dans un problème tenant à l’application des dispositions en question d’une manière incompatible avec les critères établis par la jurisprudence la Cour. À cet égard, la Cour estime que la mise en conformité du droit interne pertinent avec la disposition précitée de la Convention et la jurisprudence de la Cour constituerait une forme appropriée d’exécution qui permettrait de mettre un terme aux violations constatées » (italiques ajoutés).

En d’autres termes, la Cour a finalement estimé que le caractère ouvert des dispositions en cause, associé au fait que les juridictions nationales n’y « intégraient » pas de manière systématique des garanties suffisantes contre une application abusive, les rendait incompatibles avec l’article 10. Elle a invité l’État défendeur à mettre son ordre juridique interne en conformité avec l’article 10.

8. L’arrêt de ce jour, sans explication ni référence à la conclusion rendue sous l’angle de l’article 46 dans l’arrêt Fatih Taş (no 5), revient en arrière en exprimant de simples « doutes » sur la question de la qualité de la loi (paragraphe 28). À ce stade, on pourrait pardonner à un observateur attentif de notre jurisprudence relative à l’article 10 d’être quelque peu pris de tournis face à ces revirements vertigineux. Et pendant ce temps, le droit interne pertinent n’a pas changé. Si la montagne ne va pas au prophète, le prophète doit-il aller à la montagne ?

II.

9. Le problème épineux que soulèvent des dispositions telles que les articles 159 et 301 du code pénal turc est le suivant : comment peut-on ériger en infraction pénale le « dénigrement » d’institutions gouvernementales et, plus encore, de certaines notions ou valeurs abstraites, sans asphyxier cette critique vigoureuse du gouvernement ainsi que des affaires actuelles et passées qui repose sur les fondements de toute démocratie, ni transformer le dénigrement en un pur délit d’opinion ? Le mot « dénigrement » n’est qu’un synonyme de « critique injuste ou acerbe » ou d’« atteinte à la réputation » et les institutions gouvernementales sont normalement censées livrer leurs batailles réputationnelles devant les juges de l’opinion publique, et non devant ceux des juridictions pénales. Peut-être existe-t-il un moyen de résoudre la quadrature du cercle, mais rien dans le dossier devant nous aujourd’hui n’indique que les autorités nationales compétentes, et les juridictions nationales en particulier, aient réussi pareil exploit.

10. À la demande de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, la Commission de Venise s’est récemment penchée sur cette question dans une analyse datant de 2016 et portant sur la législation turque en cause. Elle s’est exprimée en des termes qui méritent d’être cités un peu longuement :

Dans le droit fil des conclusions de la Cour européenne, la Commission de Venise considère que le premier paragraphe de l’article 301, en l’absence de jurisprudence constante, n’est pas assez précis pour satisfaire aux critères de prévisibilité. Outre la spécification que le dénigrement doit avoir un caractère public, le terme « dénigre » manque de précision. La définition donnée (...) par les autorités, selon laquelle le dénigrement consiste en des actes et des actions visant à entamer le respect à l’égard des valeurs mentionnées dans l’article, ne résout pas non plus le problème de la prévisibilité puisque la définition ne fait que remplacer l’expression « dénigrer » par « entamer le respect », sans préciser plus avant comment cette disposition devrait être appliquée dans la pratique. Le problème est en partie, mais pas intégralement, résolu par le fait que le paragraphe 3 dudit article dispose que l’expression d’une opinion à visée critique ne constitue pas une infraction. La ligne de démarcation entre le « dénigrement » et la « critique » n’est pas claire et semble totalement laissée à l’appréciation des tribunaux. Tant qu’il n’existe pas de jurisprudence constante définissant clairement le terme « dénigre », les poursuites et les condamnations potentielles ne sont pas prévisibles. Or, cet aspect est particulièrement problématique compte tenu de la lourde peine prévue dans la disposition, à savoir six mois à deux ans d’emprisonnement[3].

11. Dans ses conclusions, la Commission de Venise recommande au sujet de l’article 301 « de réviser cette disposition et de la modifier encore pour clarifier et préciser toutes les notions qui y figurent. En outre, l’application de cette disposition devrait être limitée aux discours qui incitent à la violence et à la haine[4] ».

12. À ce stade du débat, on vous rétorque invariablement que la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas une cour constitutionnelle nationale habilitée à abroger des lois nationales. Ma réponse serait simple : premièrement, une ingérence qui n’est pas prévue par la loi est une ingérence contraire à l’article 10 de la Convention. Deuxièmement, lorsqu’elle découle, comme en l’espèce, d’un cadre juridique qui est lui-même incompatible avec l’article 10, on ne peut y remédier au cas par cas. L’effet dissuasif qu’elle produit sur le discours légitime est intolérable au regard de l’article 10, à moins et jusqu’à ce que les autorités nationales puissent persuader cette Cour qu’elles ont trouvé des moyens de neutraliser systématiquement cet effet de censure.

13. Il en résulte qu’il n’est pas nécessaire, et même, dans le contexte actuel, qu’il est injustifié à mon avis – de se demander si pareille ingérence poursuivait un but légitime ou était nécessaire dans une société démocratique. Il n’y a rien dans la Convention, ni dans l’activité consistant à « reconnaître les droits et libertés fondamentaux » en général, qui exige de cette Cour qu’elle se livre à un combat sans fin contre l’hydre à sept têtes.

* * *

[1]. Voir, entre autres, Dink c. Turquie, nos 2668/07 et 4 autres, § 114, 14 septembre 2010 ; RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 103, CEDH 2011 (extraits) ; et Akçam c. Turquie, no 32964/96, § 87, 30 octobre 2001.

[2]. Voir les arrêts Dink c. Turquie (2010, portant sur des poursuites pour dénigrement de la « turcité ») ; Dilipak c. Turquie (2015, portant sur des poursuites pour dénigrement des forces armées turques) ; Yurtsever c. Turquie (2017, portant sur des poursuites pour dénigrement de la nation turque et de l’État de la République de Turquie) ; et Özer c. Turquie (2017, portant sur des poursuites pour dénigrement de la nation turque et de la République turque). Pour des citations complètes de ces affaires, voir le paragraphe 33 de l’arrêt Fatih Taş (no 5).

[3]. Avis 831/2015 sur les articles 216, 299, 301 et 314 du code pénal de la Turquie (CDL-AD(2016)002), paragraphe 86.

[4]. Ibidem, paragraphe 127. Cette dernière phrase appelle à se demander si cette disposition a une quelconque utilité étant donné que le droit pénal turc (comme d’ailleurs celui de la plupart des autres États parties) ne manque pas de dispositions sanctionnant l’incitation à la violence et à la haine. Mais naturellement, il appartient au législateur national d’en décider.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-194244
Date de la décision : 02/07/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : ÖNAL
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ASLANER E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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