PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE ZAPPA S.A.S. c. ITALIE
(Requête no 43842/11)
ARRÊT
STRASBOURG
4 juillet 2019
DÉFINITIF
04/10/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Zappa S.a.s. c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Aleš Pejchal,
Armen Harutyunyan,
Pere Pastor Vilanova,
Tim Eicke,
Gilberto Felici,
Raffaele Sabato, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juin 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43842/11) dirigée contre la République italienne et dont une société de cet État, Zappa S.a.s. (« la requérante »), a saisi la Cour le 7 juillet 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me I. Cacciavillani, avocat à Stra. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son ancien agent, Mme E. Spatafora.
3. La requérante allègue en particulier avoir été privée de son « bien » (une vallée de pêche littorale, dite Valle Zappa).
4. Le 8 septembre 2016, le grief concernant l’article 1 du Protocole no 1 a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante a son siège social à Padoue.
6. Par acte notarié du 14 juillet 1972, elle devint propriétaire de Valle Zappa, l’une des nombreuses vallées de pêche (valli da pesca) sise dans une lagune en province de Venise. Composée d’îlots, accueillant les locaux et le matériel d’exploitation, et d’étendues d’eau séparées de la mer par des barrages, la vallée permet, entre autres, l’élevage de poissons.
7. En 1989, en 1991 puis en 1994, les sociétés exploitant les vallées de pêche, y compris la requérante, furent sommées par l’Administration des finances de Padoue (Intendenza di Finanza) de cesser l’occupation des étendues d’eau car appartenant au domaine public et de dédommager l’État des préjudices causés par l’occupation sine titulo.
8. Similaires à ceux exposés dans l’arrêt Valle Pierimpiè Società Agricola S.p.A. c. Italie, no 46154/11, 23 septembre 2014, les faits de la cause tels que présentés par la requérante n’ont pas été contestés par le Gouvernement.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
9. La requérante allègue avoir été privée de son droit de propriété tel que garanti par l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
“Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes.”
10. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
11. La Cour prend d’abord acte de ce que le Gouvernement concède que la requête est recevable. Constatant ensuite qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
12. Les arguments des parties divergent uniquement en ce qui concerne la proportionnalité de l’ingérence litigieuse. Tandis que le Gouvernement demande à la Cour de déclarer que les autorités nationales n’ont nullement enfreint les droits de la requérante, celle-ci réclame la reconnaissance de la privation illégitime de son droit de propriété.
13. Se référant aux principes généraux de sa jurisprudence en la matière, à ses considérations et à la conclusion contenus aux paragraphes 62 à 78 de l’arrêt Valle Pierimpiè Società Agricola S.p.A. (fond) précité, et compte tenu de la similitude des faits des deux causes, la Cour estime qu’il y a eu aussi en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
14. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommages et frais et dépens
15. La requérante s’en remet à la sagesse de la Cour quant à la réparation du dommage matériel et moral qu’elle estime avoir subi. Elle demande aussi le remboursement de frais et dépens relatifs aux procédures internes et devant la Cour, sans toutefois les chiffrer.
16. Le Gouvernement demande à la Cour de rejeter ces prétentions.
17. La Cour relève que la requérante n’a chiffré aucun montant quant au dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, compte tenu des circonstances particulières de la cause, elle considère qu’il y a lieu de lui octroyer en équité 5 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral.
18. Pour le reste, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu de ce que la requérante n’a ni ventilé ni justifié sa demande, la Cour décide de la rejeter.
B. Intérêts moratoires
19. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit, par quatre voix contre trois,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme suivante 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à la majorité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juillet 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Renata DegenerKsenija Turković
Greffière adjointePrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Turković, Harutyunyan et Eicke.
K.T.U.
R.D.
DISSENTING OPINION OF JUDGES TURKOVIĆ, HARUTYUNYAN AND EICKE
1. We voted against paragraph 3 of the operative part of this judgment (just satisfaction). This was not because we considered that it was wrong to award the applicant company just satisfaction for non-pecuniary damages but on the contrary because we considered that the applicant was entitled to a proper opportunity to claim and quantify its claim for pecuniary damages. The applicant company had not been given such an opportunity at least in part because of an oversight on the part of the Court and, as a result, we would have preferred to follow the approach taken by this Court in the look-a-like case of Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A. v. Italy, no. 46154/11, § 83, 23 September 2014 to reserve the claim for pecuniary damages under Rule 75 § 1 in fine.
2. Just as in Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A. this case concerned the expropriation of property in the valli da pesca in the Venise region of Italy by administrative acts taken in 1989, 1991 and 1994 (see § 7 of the judgment and § 6 of the merits judgment in Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A.); expropriation which was found in both cases to have been disproportionate not only because of the absence of any compensation being paid to the applicant company but also because the expropriation order was accompanied by an order that the applicant company pay compensation to the Government for its prior use of the property.
3. In Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A., the Court awarded the applicant € 5,000 by way of non-pecuniary damages. However, following an adjournment of the Article 41 pecuniary damages claim, the Italian government agreed to settle the case and, as the Court recorded in Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A. v. Italy (just satisfaction – striking out), no. 46154/11, § 6, 1 September 2016, the settlement included inter alia an agreement to pay the applicant in that case pecuniary damages in the sum of € 186 129,94. Both the respondent Government and the Court were therefore fully aware of the potentially not insignificant pecuniary losses involved in these cases.
4. In the present case, having received the observations of the Respondent Government of 15 May 2017, the applicant company was, as is the standard practice of this Court, provided with a copy of the Government’s observations and an invitation to submit their observations in response. However, unfortunately, the Court’s letter to the applicant company omitted certain important instructions which should – as a matter of standard practice - have been included in that letter. Below we set out the letter as it would normally be and in this case should have been sent to applicants at this stage of the proceedings and indicate in bold those aspects which were omitted in the letter to the applicant company, sent on 16 May 2017:
“...
Conformément aux instructions de la présidente de la section, je vous invite à me faire parvenir au plus tard le 27 juin 2017 les observations en réponse et les demandes de satisfaction équitable au nom de la partie requérante. Avant de formuler vos demandes de satisfaction équitable, vous voudrez bien prendre connaissance de l’instruction pratique ci-jointe. Je vous prie de m’envoyer un exemplaire de vos observations (ainsi que des annexes, le cas échéant) et les demandes de satisfaction équitable par courrier et, si possible, un exemplaire par télécopie. Je vous rappelle que, selon l’article 34 § 3 du règlement, toutes communications avec le requérant ou son représentant et toutes observations orales ou écrites soumises par eux doivent en principe être formulées dans l’une des langues officielles de la Cour.
Pour faciliter le traitement des documents soumis lors de l’échange des mémoires et des demandes au titre de la satisfaction équitable, vous êtes prié d’adresser tous les documents, y compris les annexes, au format A4, avec les pages numérotées, sans que les feuilles soient agrafées, attachées, collées ou tenues ensemble d’aucune manière. Nous vous rappelons également que vous ne devez pas envoyer à la Cour les originaux des documents.
En ce qui concerne les demandes de satisfaction équitable, j’attire votre attention sur l’article 60 du règlement. Je vous rappelle que, si les prétentions chiffrées et les justificatifs nécessaires ne sont pas soumis dans le délai imparti à cet effet, la chambre rejettera en tout ou en partie la demande de satisfaction équitable, quand bien même la partie requérante aurait indiqué ses prétentions à ce titre à un stade antérieur de la procédure.
...”
5. Unusually, therefore, the letter of 16 May 2017 did not – as it would normally have done – include express instructions to the applicant company to set out and quantify its claim for just satisfaction, including pecuniary damages.
6. In response to this letter, and in our view consistently with the instructions communicated to the applicant company by the Court, the latter submitted its reply to the Observations of the Government on 27 June 2017. Those observations were drafted exclusively by reference to the relevant findings of this Court (and the relevant paragraphs) in its judgment in Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A. and, without quantifying the pecuniary loss (see judgment § 14) concluded:
“Since the two cases are similar in the substance of the matter, the law principles affirmed by the European Court of Human Rights in the Pierimpiè case should have been applied in dealing with the Zappa case as well and, consequently, the Italian government should have acted in order to conclude a fair settlement agreement.
The fact that the applicant is now entitled to use of the fishing valley in virtue of a public concession does not affect the circumstance that the Zappa company has been deprived of its own property without compensation and with the conviction to pay compensation for alleged improper occupation of the shallow waters fenced off by its dry lands.
Furthermore, in this particular case the conviction to pay compensation for improper occupation causes an enormous loss to the applicant because, besides been deeply unlawful, is indeed excessive and disproportionate in terms of the goals that the Italian Government declares to pursue. In fact, there is no doubt that the Italian Government should have acted with more diligence and consideration in order to limit its economic interference in the company’s assets.”
7. In light of the above, it seemed clear to us that, in a case where
(a) the Court, in a near identical factual context, has yet again found that there had been a deprivation of the applicant company’s property in breach of Article 1 of the First Protocol to the Convention, and
(b) both the respondent Government and the Court were aware that these cases involved potentially significant pecuniary losses;
there was a very real risk that the applicant company, in part by reason of an oversight by this Court, had not been given a proper opportunity to claim and/or quantify the pecuniary loss.
8. Consequently, in our view the issue of compensation for any pecuniary damage was not (yet) ready for decision and it would have been more appropriate for the Court to exercise the discretion clearly conferred by Rule 60 § 3 of the Rules of Court and to reserve the matter, due regard being had to the possibility of an agreement between the respondent State and the applicant company (as in Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A.; Rule 75 §§ 1 and 4 of the Rules of Court).