DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SELAHATTİN DEMİRTAŞ c. TURQUIE (No 3)
(Requête no 8732/11)
ARRÊT
STRASBOURG
9 juillet 2019
DÉFINITIF
09/10/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3),
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 juin 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 8732/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Selahattin Demirtaş (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 décembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Mes M.D. Beştaş et M. Beştaş, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant allègue en particulier une atteinte à son droit à la liberté d’expression à raison d’une procédure pénale diligentée à son encontre pour les déclarations qu’il avait faites lors d’une émission de télévision.
4. Le 28 mars 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1973. À la date d’introduction de la requête, il résidait à Diyarbakır.
6. Par un acte d’accusation du 20 décembre 2005, le procureur de la République de Diyarbakır inculpa le requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste à la suite de déclarations qu’il avait faites par téléphone le 5 juillet 2005 en ses qualités de président de l’Association des droits de l’homme et de porte-parole de la plateforme démocratique de Diyarbakır lors d’une émission diffusée sur une chaîne de télévision qui était réputée avoir des liens avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée). Les déclarations incriminées du requérant se lisaient comme suit :
« La déclaration faite aujourd’hui était une déclaration commune faite au nom de neuf plateformes démocratiques de la région. L’ensemble de la déclaration visait à attirer l’attention sur la situation d’Öcalan et sur l’insensibilité et le silence manifestés à son encontre. Elle soulignait également qu’Öcalan était l’une des forces capables de stopper les conflits croissants dans la région. Il ressort des déclarations faites dans les milieux gouvernementaux et intellectuels turcs et kurdes que la situation d’Öcalan est ignorée de l’opinion publique de Turquie dans son ensemble (...) Or obtenir une solution ou faire des efforts en vue d’une paix durable sur la question kurde sans accepter la réalité d’Öcalan et sans prendre en compte le rôle d’Öcalan à ce sujet signifie que (...) ces tentatives seront vaines. Car, alors que tout le monde demande la paix (...), on agit comme si une personne, détenue toute seule à İmralı, que les Kurdes considèrent comme leur leader n’existait pas. (...) comme si cette personne n’avait aucune influence sur les Kurdes et comme si elle n’était pas prise en compte par les Kurdes. Nous avons voulu remédier à cette déficience. Nous avons trois demandes à cet égard : la première est la levée de l’interdiction de rencontrer Öcalan imposée à ses avocats. Plus d’une dizaine d’avocats d’Öcalan se sont vu interdire d’exercer leur métier, nous voulons l’annulation de cette interdiction. La deuxième concerne l’isolement d’Öcalan : nous voulons que tous ses droits légaux soient reconnus et que les lourdes conditions de son isolement cessent immédiatement. Troisièmement, nous demandons au gouvernement de prendre en compte le rôle qu’Öcalan peut jouer dans la recherche d’une solution pacifique et durable à la question kurde. Nous savons que Monsieur Öcalan ne dispose pas, dans la prison individuelle d’İmralı, des moyens propres à permettre de trouver une solution au problème kurde par le biais d’un projet de règlement du conflit ou d’une négociation [portant sur l’ensemble des points disputés]. Öcalan le dit aussi lui-même : on peut ne pas me prendre comme interlocuteur. Or Öcalan a présenté des projets pour une démocratisation de la Turquie, pour une démocratisation de la République et pour une résolution pacifique du problème kurde. Ses projets ont été mis en œuvre par son organisation Kongra-Gel et par le peuple kurde qui les a adoptés. Les pensées d’une personne aussi influente, considérée comme un leader, sont très importantes si l’on veut parvenir à une solution durable et pacifique pour le problème kurde. Si son isolement est levé et qu’il peut reprendre ses rencontres avec ses avocats, Öcalan peut agir comme un facilitateur pour permettre de stopper ce processus qui s’apparente de plus en plus à une véritable guerre, de réaliser un cessez-le-feu et de mettre en marche un processus qui se transforme en une paix durable. Il peut créer une rupture de ce point de vue-là. C’est pourquoi le rôle d’Öcalan à ce sujet doit être pris en compte. Mais pour ce faire il faut d’abord mettre fin à l’isolement d’Öcalan et à ce qu’on appelle le système d’İmralı, qui traduit la pression exercée sur le peuple kurde, y compris Öcalan (...) Si ces conditions sont remplies, je crois que les conflits dans la région vont baisser à un niveau minimum. Si le gouvernement et l’armée se montrent sensibles (...) à ces demandes, il n’y aura plus de jeunes défunts qui rentreront dans leurs maisons couverts des drapeaux ou de vert-jaune-rouge. »
7. Le 28 septembre 2010, la 5e cour d’assises de Diyarbakır reconnut le requérant coupable de l’infraction qui lui était reprochée et le condamna à dix mois d’emprisonnement sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713, avant de surseoir au prononcé de son jugement pour une période de cinq ans en application de l’article 231 du code de procédure pénale. Elle releva à cet égard que, dans ses déclarations litigieuses, le requérant avait qualifié le chef du PKK, Öcalan, de « leader populaire kurde », qu’il avait dit que ce dernier devait être considéré comme un interlocuteur et que les activités menées par lui dans le cadre de son organisation constituaient des projets de solution, qu’il avait qualifié d’isolement le mode d’exécution de la peine d’Öcalan, qu’il avait considéré que la lutte des forces de sécurité contre l’organisation terroriste était une guerre et qu’il avait agi dans le but de s’approprier les membres de l’organisation terroriste décédés. Elle considéra que ces déclarations n’étaient pas couvertes par le droit à la liberté d’expression protégé par la Convention, qu’elles faisaient de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK/Kongra-Gel ainsi que l’apologie de son chef emprisonné et de ses membres, que le requérant s’était affiché comme un supporter de cette organisation en faisant un discours conforme au but de l’organisation et qu’il avait ainsi commis l’infraction de propagande en faveur de cette organisation terroriste en lui apportant son soutien moral.
8. Le 7 décembre 2010, la 6e cour d’assises de Diyarbakır rejeta l’opposition formée par le requérant contre la décision de sursis au prononcé du jugement.
9. Le 29 juillet 2013, la 5e cour d’assises de Diyarbakır, prenant acte de l’entrée en vigueur de la loi no 6352 (paragraphe 14 ci-dessous), décida, en application de l’article 1 provisoire de celle-ci, d’annuler son arrêt du 28 septembre 2010 et de surseoir à poursuivre le requérant pendant une période de trois ans.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’article 7 § 2 de la loi no 3713
10. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, énonçait :
« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci-dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende lourde de 50 millions à 100 millions de livres (...) »
11. Après avoir été modifié par la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 disposait :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement. (...) »
12. Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition est ainsi libellée:
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d’organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement. (...) »
B. L’article 231 du code de procédure pénale
13. Pour l’article 231 du code de procédure pénale (loi no 5271 du 4 décembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), prévoyant la mesure de sursis au prononcé du jugement, voir l’arrêt Kerman c. Turquie, (no 35132/05, § 25, 22 novembre 2016).
C. La loi no 6352
14. La loi no 6352, intitulée « loi portant modification de diverses lois aux fins de l’optimisation de l’efficacité des services judiciaires et de la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias », est entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Elle prévoit en son article 1 provisoire, alinéas 1 b) et 2, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à la poursuite des infractions commises avant le 31 décembre 2011 par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion et passibles d’une amende ou d’un emprisonnement inférieur à cinq ans.
EN DROIT
I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
15. Dans ses observations complémentaires et sur la satisfaction équitable du 9 juillet 2018, le Gouvernement soulève deux exceptions préliminaires. En ce qui concerne la première, il expose que le requérant n’a pas soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire ni ses demandes de satisfaction équitable dans le délai imparti par la Cour, à savoir avant le 2 janvier 2014. Il ajoute que, à la suite de la lettre de la Cour du 16 novembre 2017, qui avertissait l’intéressé que la requête pouvait être rayée du rôle si les circonstances donnaient à penser qu’il n’entendait pas la maintenir, le requérant a demandé un délai supplémentaire pour présenter ses observations et ses demandes de satisfaction équitable et que la Cour y a répondu favorablement. Il soutient que, dans ces circonstances, la Cour ne doit pas accueillir les demandes de satisfaction équitable du requérant. Quant à la deuxième exception, le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes et expose à cet égard que le requérant n’a pas saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel pour présenter les griefs qui font l’objet de la présente requête.
16. En ce qui concerne la première exception, la Cour note que le requérant a répondu à sa lettre précitée du 16 novembre 2017 par une lettre du 27 novembre 2017 dans laquelle il indiquait qu’il n’avait jamais reçu les observations du Gouvernement ni la lettre de la Cour lui impartissant un délai pour présenter ses observations. Elle note ensuite que, compte tenu des motifs exposés par le requérant dans sa lettre, elle lui a accordé un nouveau délai par une lettre du 29 novembre 2017 et que l’intéressé a présenté ses observations et ses demandes de satisfaction équitable avant l’expiration de ce nouveau délai. Partant, il convient de rejeter cette exception.
17. Pour ce qui est de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, la Cour rappelle que, aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 44, CEDH 2002-X). Elle observe qu’en l’espèce le Gouvernement n’a pas soumis d’observations sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire dans le délai imparti par la Cour et qu’il a soulevé cette exception pour la première fois dans ses observations complémentaires et sur la satisfaction équitable du 9 juillet 2018. Elle relève par ailleurs que le Gouvernement n’a fourni aucune explication à cet atermoiement et constate qu’il n’existait aucune circonstance exceptionnelle de nature à l’exonérer de son obligation de soulever d’éventuelles exceptions d’irrecevabilité en temps utile. Dès lors, elle conclut que le Gouvernement est forclos à exciper du non-épuisement des voies de recours internes (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, §§ 52 et 53, 15 décembre 2016). Partant, elle rejette aussi cette exception.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
18. Invoquant les articles 9 et 10 de la Convention, le requérant voit dans la procédure pénale qui fut diligentée à son encontre une atteinte à ses droits à la liberté de pensée et à la liberté d’expression.
19. La Cour rappelle qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle note que, en soumettant le grief exposé ci-dessus, le requérant se plaint de la procédure pénale diligentée à son encontre en raison de ses déclarations, qui relevaient essentiellement de l’exercice par lui de son droit à la liberté d’expression. Dès lors, eu égard à la formulation du grief du requérant et à la nature de la procédure pénale dont celui-ci conteste l’issue, la Cour estime qu’il convient d’examiner les faits dénoncés sous le seul angle de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
20. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
21. Le requérant soutient qu’eu égard à la modification apportée à l’article 7 § 2 de la loi no 3713 en 2013 (paragraphe 12 ci-dessus), la procédure pénale diligentée à son encontre à raison de ses déclarations sur le rôle qu’il estimait devoir être joué par Öcalan dans la détermination d’une solution au problème kurde, lesquelles, selon lui, ne contenaient aucun élément de contrainte, de violence ou de menace, n’était pas prévue par la loi. Il ajoute que l’atteinte portée à son droit à la liberté d’expression par cette procédure ne poursuivait aucun but légitime et qu’elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
22. Pour le cas où l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression serait admise par la Cour, le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime. Il estime aussi qu’eu égard au contenu des déclarations litigieuses du requérant, qui selon lui manifestaient le soutien et l’encouragement de l’intéressé à une organisation terroriste ainsi qu’à son chef et à ses membres dans le but de légitimer leurs actes violents, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
2. Appréciation de la Cour
a) Existence d’une ingérence
23. La Cour note qu’en l’espèce une procédure pénale a été engagée contre le requérant pour le chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste (paragraphes 10-12 ci-dessus) à raison des déclarations qu’il avait faites lors d’une émission de télévision sur les conditions de détention du chef emprisonné du PKK et sur le rôle que ce dernier pourrait jouer pour une solution pacifique du problème kurde, et que cette procédure, qui a duré environ cinq ans, a abouti dans un premier temps à une condamnation assortie d’un sursis au prononcé du jugement et par la suite à une décision de sursis aux poursuites (paragraphes 6-9 ci-dessus). Elle note ensuite que le requérant n’a jamais été placé en détention dans le cadre de cette procédure et qu’il ne semble pas non plus avoir fait l’objet d’autres mesures restrictives à raison de cette procédure (voir, a contrario, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 83 85, 8 juillet 2014).
24. Compte tenu des décisions de sursis au prononcé du jugement et de sursis aux poursuites adoptées par les autorités, la Cour relève qu’il se pose en l’espèce la question de savoir si dans ces circonstances le requérant peut s’estimer victime d’une ingérence dans son droit à la liberté d’expression à raison de la procédure pénale en question.
25. Elle considère à cet égard que la procédure pénale litigieuse, menée contre le requérant du chef d’une infraction sévèrement réprimée, restée pendante pendant un laps de temps d’une durée considérable, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elle a pu provoquer, ne peut s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour le requérant, mais qu’elles consistaient en soi en des contraintes réelles et effectives (Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 50, 15 septembre 2015). Elle relève en outre que, en raison de la décision de sursis au prononcé du jugement pendant une période de cinq ans (paragraphe 7 ci-dessus) et de celle de sursis aux poursuites pendant une période de trois ans (paragraphe 9 ci-dessus) rendues à l’issue de cette procédure, qui étaient de nature à constituer une pression sur le requérant durant les périodes de sursis en question, l’intéressé n’a pas eu la certitude, pendant ces périodes, qu’il ne serait pas inquiété au plan judiciaire s’il faisait encore des déclarations sur des questions similaires (Dilipak, précité, § 49).
26. Eu égard à ce qui précède, dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour estime que, compte tenu de l’effet dissuasif que la procédure pénale litigieuse et les décisions de sursis au prononcé du jugement et du sursis aux poursuites rendues à l’issue de cette procédure ont pu provoquer, celles-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression (voir Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI, Dilipak, précité, § 51 et Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 26, 17 avril 2018; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).
b) Justification de l’ingérence
27. Pareille ingérence est contraire à l’article 10, sauf si elle « est prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de l’article 10 et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts. La Cour examinera ces conditions une à une.
28. Elle observe d’abord que l’ingérence litigeuse était prévue par la loi, plus précisément par l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Tout en ayant des doutes quant à la prévisibilité de cette disposition tel qu’elle était en vigueur à l’époque des faits (Yavuz et Yaylalı c. Turquie, no 12606/11, § 38, 17 décembre 2013), eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 32 ci-dessous) et au fait que le libellé de cette disposition a subi une modification par la suite (paragraphe 12 ci-dessus), elle juge inutile de trancher cette question. Elle admet en outre que cette ingérence poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.
29. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Faruk Temel c. Turquie (no 16853/05, §§ 53-57, 1er février 2011).
30. Elle rappelle en particulier que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V, et Seher Karataş c. Turquie, no 33179/96, § 37, 9 juillet 2002). À cet égard, lorsque de telles opinions n’incitent pas à la violence – autrement dit, lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999, Nedim Şener, précité, § 116, et Şık, précité, § 105).
31. En l’espèce, la Cour observe que dans ses déclarations litigieuses, que les autorités nationales ont estimé constitutives de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, le requérant communiquait ses idées et opinions sur une question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique. En effet, les déclarations de l’intéressé appelaient essentiellement les autorités et l’opinion publique à prendre en compte le rôle que pourrait jouer le chef emprisonné du PKK – que, selon le requérant, les Kurdes considéraient comme leur leader – dans la détermination d’une solution pacifique au problème kurde et à lui donner les moyens de remplir ce rôle en améliorant ses conditions de détention (paragraphe 6 ci-dessus). Procédant à un examen minutieux des déclarations du requérant, elle estime que, prises dans leur ensemble, ces déclarations, et c’est là à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération, ne peuvent être regardées comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ni comme constituant un discours de haine (Sürek (no 4), précité, § 58, 8 juillet 1999, Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015, et Belge, précité, § 34).
32. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’en tout état de cause elle n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés, et que dès lors elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
33. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
III. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 1, 6 § 1, 13 ET 14 DE LA CONVENTION
34. Invoquant l’article 1 de la Convention, le requérant reproche aux autorités nationales de ne pas avoir fait les efforts nécessaires pour garantir les droits conférés par la Convention et pour remédier aux problèmes déjà identifiés dans les arrêts précédents de la Cour.
35. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, il se plaint d’un manque d’équité de la procédure pénale dont il a fait l’objet. Il dénonce en particulier la manière dont se sont déroulés les débats devant la cour d’assises, aux attributions bien définies par la loi, qui l’a jugé. Il plaide en outre que les juridictions ayant connu de son affaire n’étaient pas indépendantes et impartiales. Il se plaint aussi de ne pas avoir bénéficié de l’immunité législative qu’aurait dû lui procurer à son sens le statut de député acquis par lui à l’issue des élections législatives de 2007.
36. Se plaçant sur le terrain des articles 6 § 1 et 13 de la Convention, il indique que l’opposition formée par lui contre la décision de sursis au prononcé du jugement de la cour d’assises a été examinée par cette même juridiction et voit dans cette situation une atteinte à ses droits à un procès équitable et à un recours effectif.
37. Sous l’angle des mêmes articles, il soutient que l’impossibilité pour lui de présenter des observations contre l’acte d’accusation au stade de l’admission de cet acte par la cour d’assises s’analyse en une atteinte au principe de l’égalité des armes et à son droit à un recours effectif.
38. Invoquant enfin l’article 14 de la Convention, le requérant voit une discrimination fondée sur ses opinions politiques et sur son appartenance au mouvement politique kurde dans la procédure pénale qui fut diligentée à son encontre et dans la non-application à son bénéfice de l’immunité qu’était selon lui censé lui procurer son statut de député dans le cadre de cette procédure.
39. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue relativement au grief fondé sur l’article 10 de la Convention (paragraphe 33 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné la question juridique principale posée par la présente requête. Compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, elle considère qu’il ne s’impose de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs tirés des articles 1, 6 § 1, 13 et 14 de la Convention (Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
40. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
41. Le requérant s’en remet à la sagesse de la Cour concernant la somme à lui accorder pour préjudice matériel. Il réclame 150 000 livres turques (TRY – soit 33 227,01 euros (EUR) à la date de la présentation de la demande) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.
42. Le Gouvernement expose que la demande pour dommage matériel n’est pas étayée. Il considère que la demande pour préjudice moral ne l’est pas davantage, qu’elle est excessive, qu’elle ne correspond pas aux montants ordinairement alloués par la Cour et qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et cette demande.
43. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette la demande y relative. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 2 500 EUR pour préjudice moral.
B. Frais et dépens
44. Le requérant demande également 22 000 TRY (soit 4 873,29 EUR à la date de la présentation de la demande) pour frais et dépens. À l’appui de cette dernière demande, il soumet une feuille de calcul comportant le détail, d’une part, des heures et des frais afférents à chaque tâche que son avocat aurait accomplie dans le cadre du traitement de la requête, et, d’autre part, d’autres frais tels que les frais de secrétariat, de téléphone, de télécopie, de photocopie et de port. Il produit aussi le barème tarifaire du barreau de Diyarbakır.
45. Le Gouvernement indique que le requérant n’a présenté ni convention d’honoraires d’avocat ni justificatifs de paiement pour les frais d’avocat et les autres frais mentionnés. Il indique que la demande formulée au titre des frais et dépens n’est pas accompagnée des justificatifs nécessaires et estime son montant excessivement élevé.
46. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour elle estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 1 000 EUR tous frais confondus.
C. Intérêts moratoires
47. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit qu’il ne s’impose de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs tirés des articles 1, 6 § 1, 13 et 14 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juillet 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident