DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE AVYIDI c. TURQUIE
(Requête no 22479/05)
ARRÊT
STRASBOURG
16 juillet 2019
DÉFINITIF
16/10/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Avyidi c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 juin 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22479/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Yorgi Avyidi (« le requérant »), a saisi la Cour le 31 mai 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me Y. Cesur, avocat à Çanakkale. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait en particulier une violation de son droit au respect de ses biens.
4. Le 17 mars 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1922 et réside à Çanakkale.
A. Les travaux de cadastrage et le recours en revendication de propriété du requérant
6. Au cours des travaux de cadastrage de l’île de Gökçeada, en 1998, les parcelles 17, 18 et 20 de l’îlot 122 furent enregistrées comme étant la propriété du Trésor.
7. Le 19 avril 2001, dans le but de se faire reconnaître comme le propriétaire des parcelles 17 et 20 et d’une partie de la parcelle 18, le requérant intenta plusieurs actions, qui furent par la suite jointes, à l’encontre du Trésor et de A.A., un particulier qui avait acquis la propriété de la parcelle 18. Il présenta à cet égard deux titres de propriété immatriculés au registre foncier le 18 mars 1954.
8. Le premier titre (no 41) concernait un bien de 11 028 m² dont les limites étaient ainsi décrites : « à l’occident [un bien appartenant à] Leondari, à l’orient une voie, au septentrion son propre champ, au midi les prairies d’Aya Istrati ». Selon ce titre, la nature du bien était un « champ ». Ce titre avait été délivré à la suite de l’achat du terrain par le requérant, selon lui, à Paraşkeva Bano. Cette dernière disposait d’un titre ancien datant de l’an 1327 du calendrier hégirien (soit l’an 1909 environ du calendrier grégorien).
9. Le second titre (no 42) concernait une « maison paysanne » (dam) et un « lieu de battage » (harman yeri). D’après ce titre, les constructions avaient été cédées au requérant par « Aspasiyan fille de Yanko », et elles étaient entourées par « ses propres champs ».
10. Une première visite des lieux fut réalisée par le tribunal le 26 septembre 2001, en compagnie d’un expert local, de deux experts en cadastrage, d’un expert en construction et d’un expert agronome.
11. L’expert local E.Z. déclara que les limites indiquées dans le premier titre correspondaient à celles du terrain dont le requérant revendiquait la propriété et précisa que celui-ci avait cultivé ledit terrain à partir des années 1950. Il indiqua que sur ce terrain se trouvaient à l’époque une construction en pierre et un « lieu de battage ». Il ajouta que le terrain en question était délimité au nord par le bien de Kleopatra Leondari, au sud par un chemin au-delà duquel se trouvaient des terrains du monastère Aya Istirati, à l’est par le terrain de Manol Bano et à l’ouest par les terrains de Nikola Makudi.
12. Un témoin de la partie demanderesse, Y.P., déclara au tribunal que le requérant avait la possession du terrain litigieux depuis 1955 et qu’il y avait cultivé de l’orge et des vignes. Il confirma la présence des constructions mentionnées dans le titre no 42 et indiqua que le terrain était délimité au nord par une route au-delà de laquelle se trouvaient les terres de Nikola Makudi, au sud par un chemin en terre au-delà duquel se situaient le terrain du monastère Aya Istirati, à l’est par le terrain de Manol Bano et par une partie de celui de Leondari, et à l’ouest par un chemin en terre le séparant du terrain de Nikola Makudi.
13. Dans un mémoire parvenu au tribunal de grande instance (« le TGI ») le 4 octobre 2001, le requérant indiquait que les habitants de l’île de Gökçeada désignaient les points cardinaux en considérant que le continent était à l’est et estimait que les déclarations devaient être lues à la lumière de cette information. Il ajoutait que, le terrain de Leondari se trouvant dans la direction du continent, les déclarations de l’expert confirmaient ses prétentions.
14. Dans son rapport, déposé le 10 octobre 2001, l’expert en construction précisait qu’il n’avait pas observé de vestiges de murs ou de fondations à l’emplacement désigné comme étant celui de constructions agricoles ou dans les environs de celui-ci, et qu’il n’avait pas non plus constaté la présence de matériaux, tels que des pierres, pouvant permettre la construction d’une maison paysanne ou l’aménagement d’un « lieu de battage ». Il indiquait que des pierres se trouvaient certes sur les lieux, mais qu’elles n’étaient pas de dimension suffisante pour être utilisées en construction.
15. D’après le rapport de l’expert agronome, le terrain présentait une inclinaison de 7 à 10 %. La partie est de celui-ci, un terrain agricole, avait une inclinaison de 60 %. L’expert précisait en outre qu’il n’avait pas décelé de traces de vignes.
16. D’après un rapport d’expertise daté du 16 octobre 2001, la superficie des biens revendiqués par le requérant était de 53 938 m².
17. Dans un mémoire du 21 novembre 2001, le requérant contestait la teneur du rapport de l’expert en construction. Il reprochait à celui-ci d’avoir ignoré les vestiges qui auraient été présents sur les lieux. En ce qui concerne le rapport de l’expert agronome, il considérait que celui-ci était incomplet dans la mesure où il n’aurait pas mentionné que la totalité du terrain était recouverte de pins.
18. Lors d’une seconde visite, réalisée le 18 juillet 2002, plusieurs personnes furent entendues.
19. L’expert local Y.M. fit les déclarations suivantes : le terrain en cause avait appartenu à Paraşkeva Bano, qui l’avait cédé au requérant ; les limites du terrain n’avaient pas changé et celui-ci était actuellement bordé par des clôtures, à l’exception de la limite nord ; en effet, dans cette direction, le bien s’étendait jusqu’à un ruisseau, mais des clôtures se trouvaient actuellement au sud du cours d’eau ; au-delà de cette limite se trouvaient des vignes dont il ignorait le propriétaire ; à l’est, le bien était délimité par des champs appartenant au monastère ; ceux-ci avaient été nationalisés et donnés à des réfugiés, lesquels les avaient à leur tour cédés à Manol Bano ; à l’ouest se trouvaient des terres appartenant à des habitants du village de Kaleköy.
20. Un « témoin de la possession » (zilyetlik tanığı), Z.M., confirma que le bien avait appartenu à Paraşkeva Bano, avant que cette dernière ne le cède au requérant en 1954 ou en 1955. Il indiqua que ce dernier avait utilisé une partie du bien pour y cultiver du blé et qu’une autre partie était, à l’époque, un verger. Il ajouta que les parties en pente du terrain servaient à faire paître des chèvres. Le témoin indiqua que le requérant avait quitté l’île avant 1974 mais qu’il ignorait si l’intéressé avait maintenu une activité agricole sur le terrain en question après son départ.
21. D’après Z.M., le bien du requérant était délimité au sud par un chemin au-delà duquel se trouvait le monastère et au nord par une rivière qui le séparait des terrains de Yani Papalambo et en partie de ceux de Leondaridis et d’un autre individu. Z.M. ajouta qu’à l’est se trouvaient les terrains de Manol Bano, qui avaient autrefois appartenu au monastère, et que, à l’ouest, le terrain était mitoyen des biens appartenant à des habitants du village de Kaleköy.
22. Z.M. précisa en outre que Paraşkeva Bano n’avait pas d’autre bien dans la région et confirma la présence d’une maisonnette et d’un « lieu de battage ».
23. L’expert en construction qui avait participé à cette visite rendit, le 21 octobre 2002, un rapport indiquant que les matériaux présents sur les lieux n’étaient pas de nature à avoir pu être utilisés pour les constructions agricoles mentionnées dans le titre de propriété no 42. Selon lui, aucun élément permettant d’affirmer que de telles constructions avaient existé à cet endroit n’avait pu être relevé.
24. À des dates non précisées, les experts du cadastre déposèrent les plans et croquis qu’ils avaient dressés à la suite des deux visites.
25. Le 5 novembre 2002, le TGI rejeta l’action du requérant. Il indiqua que, pour qu’un titre de propriété puisse correspondre à un terrain, il fallait que trois au moins de ses limites soient identifiées, et que celles-ci soient corroborées par les déclarations des experts et des témoins ainsi que par les titres de propriété et les documents relatifs aux parcelles voisines. Or il releva que, en l’espèce, seules deux des limites mentionnées dans le titre correspondaient audit terrain. Par ailleurs, il constata que les experts n’avaient pas identifié de « maison paysanne » ni de « lieu de battage » sur le terrain en question. Compte tenu de ses éléments, il estima qu’il convenait de conclure que le titre de propriété ne correspondait pas au bien et de rejeter l’action.
26. Le requérant forma un pourvoi contre ce jugement. Il considérait que celui-ci était incompréhensible dans la mesure où les quatre limites indiquées sur son titre de propriété correspondaient, selon lui, à celle du terrain en litige. Il réitéra à cette occasion les arguments qu’il avait présentés au TGI. Il indiqua en outre qu’il n’avait jamais interrompu sa possession et présenta à l’appui de cet argument un courrier de la sous-préfecture du 7 juin 1995 relatif à une plainte qu’il avait déposée en raison du déversement d’ordures sur son bien.
27. Par une ordonnance du 13 octobre 2003, la Cour de cassation demanda au TGI d’obtenir auprès des services concernés les documents suivants, et de les lui transmettre :
– les procès-verbaux de cadastrage d’un certain nombre de parcelles et les éventuels titres de propriété et relevés fiscaux sur lesquels ces procès-verbaux s’appuyaient ;
– un plan indiquant les numéros des parcelles situées au sud du bien en cause, les procès-verbaux de cadastrage de ces parcelles ainsi que les éventuels titres de propriété et relevés fiscaux sur lesquels ces procès-verbaux s’appuyaient.
28. Le TGI transmit à la haute juridiction les procès-verbaux sollicités par cette dernière. Le TGI joignit à ces documents les titres établis après le cadastrage, les biens en question ne disposant pas de titres antérieurs au cadastrage. L’ensemble de ces pièces furent délivrées au TGI par la direction du cadastre et du registre foncier.
29. Par un arrêt du 15 mars 2004, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle indiqua qu’il n’avait pas été possible d’établir avec certitude que le titre présenté par le requérant correspondait au bien revendiqué. En ce qui concernait l’éventuelle acquisition par prescription, la haute juridiction releva que le requérant avait cessé de cultiver le bien en 1974, qu’il n’avait pas continué à exercer une possession sur le bien, et qu’une telle situation constituait un abandon volontaire de la possession. Elle estima que le TGI, qui avait dûment pris en compte l’ensemble des éléments du dossier sans commettre d’erreur dans l’appréciation des preuves, n’avait pas privé sa décision de base légale.
30. Le 22 octobre 2004, la haute juridiction rejeta également la demande en rectification d’arrêt du requérant.
31. Cette décision fut notifiée à l’intéressé le 3 décembre 2004.
B. Les développements ultérieurs
1. La procédure en constatation factuelle
32. En 2008, le requérant demanda au TGI de Gökçeada de procéder à des constatations factuelles sur une partie des terrains ayant fait l’objet de la procédure en revendication de propriété. Plus précisément, il sollicita des recherches sur une zone de la parcelle 17 où étaient censées avoir existé les constructions mentionnées dans le titre no 42.
33. Le 6 mars 2008, le TGI de Gökçeada se rendit sur le terrain en question, accompagné d’un expert et de la partie demanderesse.
34. Le rapport remis par l’expert judiciaire à la suite des fouilles réalisées sur les lieux, daté du 10 mars 2008, mentionnait la découverte de murs de fondation d’une épaisseur variant entre 35 et 40 cm sur une surface de 28,94 m², de pierres angulaires et d’un mur de soutènement vraisemblablement destiné à protéger les fondations, ainsi que la présence importante de débris de tuiles. Après avoir indiqué l’endroit où se trouvait l’entrée probable de cette ancienne bâtisse, l’expert concluait qu’il ne pouvait déterminer ni la date de construction du bâtiment, ni celle de son effondrement.
2. Le dépôt de plainte contre les experts
35. À une date non précisée, le requérant déposa une plainte contre les experts en construction qui étaient intervenus lors de la première procédure.
36. Le 31 mars 2008, le parquet de Gökçeada rendit une ordonnance de non-lieu pour prescription.
3. La demande en révision
37. Le 10 juillet 2008, le requérant demanda la révision de la procédure en revendication de propriété.
38. Il soutenait que, pour rejeter son action, le TGI s’était appuyé sur les deux constatations suivantes :
– la présence sur le terrain des constructions mentionnées dans le titre de propriété no 42 n’avait pu être établie ;
– seules deux des limites décrites dans le titre de propriété no 41 correspondaient au terrain.
39. S’agissant du premier point, le requérant indiqua que la demande en constatation factuelle avait permis d’établir la présence des constructions précitées.
40. En ce qui concerne le second point, il présenta un titre de propriété de 1944 établi au nom de K.S. et indiquant comme limite du terrain celui de « Baraşkevi Bano ». Ce document permettait, selon le requérant, de confirmer la troisième limite. Il affirma que si ce document ne se trouvait pas dans le dossier de la procédure alors même que le TGI avait demandé aux services du registre foncier et du cadastre de lui fournir tous les titres relatifs aux parcelles mitoyennes, c’était parce que lesdits services avaient cherché à tromper les tribunaux en soutenant que, lors des travaux de cadastrage, les propriétaires des parcelles en question avaient été déterminés sur la base de la possession et que ces parcelles ne faisaient pas l’objet de titres de propriété antérieurs auxdits travaux.
41. Le TGI rejeta la demande par un jugement du 23 décembre 2008. Il estima que la découverte des vestiges de constructions susmentionnés ne pouvait permettre de réviser la procédure car elle n’avait pas d’incidence sur la solution retenue. En effet, le bien revendiqué avait une très grande superficie et les vestiges en question ne contribuaient pas à la détermination des limites indiquées sur le titre de propriété. En ce qui concerne l’allégation selon laquelle les services compétents ne lui avaient pas fourni tous les documents pertinents et la découverte de titres de propriété antérieurs au cadastrage de 1998, le TGI releva qu’il ne s’agissait pas de l’un des motifs de réouverture que le code de procédure énonçait de manière exhaustive mais tout au plus d’un moyen qui aurait dû être soulevé au moment du pourvoi.
42. La Cour de cassation confirma ce jugement le 8 juin 2009.
43. Le 8 décembre 2009, elle rejeta en outre la demande en rectification d’arrêt présentée par le requérant.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le registre foncier
44. Chaque bien enregistré au grand livre du registre foncier (tapu kütüğü) dispose de son feuillet propre, qui comporte notamment les informations suivantes : l’état descriptif, l’identité du propriétaire, les gages, les annotations et mentions ainsi que les servitudes.
45. Aux termes de l’article 7 du nouveau code civil (NCC), entré en vigueur le 1er janvier 2002 :
« Les registres publics et les titres authentiques font foi des faits qu’ils constatent et dont il n’a pas été prouvé qu’ils étaient inexacts. La preuve de l’inexactitude de ces faits n’est soumise à aucune forme particulière (...) »
46. L’article 1023 du NCC, qui reprend une disposition préexistante, crée une fiction d’exactitude du registre foncier dans les termes suivants :
« Celui qui acquiert la propriété ou d’autres droits réels en se fondant de bonne foi sur une inscription du registre foncier est maintenu dans son acquisition. »
B. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi sur le cadastre
47. En vertu de l’article 12 de la loi no 3402 du 21 juin 1987 relative au cadastre (« la loi sur le cadastre »), les conclusions établies à l’issue des travaux de cadastrage font l’objet d’un affichage public pendant trente jours. En l’absence de contestation durant cette période, les procès-verbaux de cadastrage deviennent définitifs et sont retranscrits au registre foncier dans un délai de trois mois.
48. L’alinéa 3 du même texte dispose que « au-delà d’un délai de dix ans à partir de la date à laquelle les procès-verbaux sont devenus définitifs, aucun recours fondé sur des droits antérieurs au cadastrage ne peut être formé contre les constatations, droits et délimitations que [lesdits procès-verbaux] contiennent ».
49. En vertu de l’alinéa 4 de la même disposition, à l’issue du délai de dix ans, tous les titres antérieurs relatifs aux biens situés dans la zone de cadastrage perdent leur « qualité de titre en circulation » (işleme tabi kayıt niteliğini kaybeder) et ne peuvent plus permettre aucune démarche auprès des services du cadastre ou du registre foncier.
50. En application de l’article 13 de la loi précitée, lors des travaux de cadastrage, les biens disposant d’un titre et sur lequel une possession est exercée par le titulaire de ce titre - ou par ses ayants droit - sont enregistrés comme propriété de celui-ci.
51. La délimitation, au cours du cadastrage, des terrains disposant d’un titre préexistant est régie par l’article 20 de la loi susmentionnée. Celui-ci prévoit plusieurs cas de figure en cas de non-concordance entre les limites et la superficie du terrain.
52. Lorsque le titre de propriété repose sur une carte, un plan ou un croquis et qu’il est possible d’appliquer ces documents graphiques au terrain, les limites découlant desdits documents prévalent sur les autres indications, dont la superficie (alinéa A).
53. Lorsque le titre de propriété ne repose pas sur ce type de document graphique, les limites décrites par le titre prévalent s’il est possible de les appliquer au terrain et si le titulaire du titre exerce une possession sur la parcelle ainsi délimitée (alinéa B).
54. La première phrase de l’alinéa C dispose quant à elle que, lorsque le titre ne repose pas sur des documents graphiques et que les limites sont « instables et susceptibles de permettre un élargissement » du terrain, c’est la superficie indiquée sur le titre qui doit prévaloir. La seconde phrase du même alinéa précise toutefois que si le bien, compte tenu « des mentions du titre, de sa structure physique et de son emplacement, couvre un endroit déterminé », ce sont les limites de cet endroit qui doivent prévaloir.
C. La prescription acquisitive
55. L’article 633 de l’ancien code civil (no 743) (ACC) du 17 février 1926, qui était en vigueur jusqu’au 1er janvier 2002, était ainsi libellé :
« L’inscription au registre foncier est nécessaire pour l’acquisition de la propriété foncière.
Celui qui acquiert un immeuble par occupation, succession, expropriation, exécution forcée ou jugement en devient toutefois propriétaire avant l’inscription, mais il ne peut en disposer dans le registre foncier qu’après que cette formalité a été remplie. »
56. La teneur de cette disposition a été reprise à l’article 705 du NCC (no 4721) du 22 novembre 2001.
57. L’article 639, alinéa 1, de l’ACC disposait que :
« Toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figure au registre foncier peut introduire une action [en justice] en vue d’obtenir l’inscription [au registre foncier] de ce bien comme étant sa propriété. »
58. Aux termes de l’article 713, alinéa 1, du NCC, qui reprend l’article 639, alinéa 1, de l’ACC :
« Toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble non enregistré au registre foncier peut demander l’inscription de son droit de propriété sur l’intégralité, une partie ou une part de ce bien au registre foncier. »
59. L’article 14 de la loi no 3402 du 21 juin 1987 sur le cadastre prévoit que « le titre d’un bien immobilier non immatriculé au registre foncier (...) est inscrit au nom de celui qui prouve, au moyen de documents, d’expertises ou de déclarations de témoins, l’avoir possédé, à titre de propriétaire, de manière ininterrompue pendant plus de vingt ans ».
60. La jurisprudence de la Cour de cassation considère que la possession ne peut permettre l’acquisition que lorsque le bien sur lequel elle s’exerce fait l’objet d’une utilisation conforme à sa destination économique.
D. Ordonnance présidentielle no 809 du 7 mars 2019
61. Par une ordonnance présidentielle no 809 du 7 mars 2019 publiée dans le Journal officiel le 8 mars 2019, le champ de compétence ratione materiae de la commission d’indemnisation créée par la loi no 6384 relative au règlement, par l’octroi d’une indemnité, de certaines requêtes introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme (voir, pour de plus amples informations, Turgut et autres c. Turquie (déc.), no 4860/09, 26 mars 2013) a été étendu.
62. Les parties pertinentes en l’espèce de cette ordonnance sont ainsi libellées :
« Article 3 :
(...)
b) domaines de compétence : les requêtes concernant les droits protégés par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention qui sont pendantes devant la Cour et relevant du champ d’application de l’article 4 de la présente ordonnance.
Article 4- (l) Les domaines (...) suivants ont été inclus dans le champ de compétence de la commission (...) :
a) examiner et statuer, à condition qu’elle soit saisie dans un délai d’un mois à compter de la date de la notification de l’arrêt final de la Cour européenne des droits de l’homme, sur les demandes de dommages au titre du préjudice matériel et moral présentées dans les requêtes où la Cour européenne des droits de l’homme a constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention mais ne s’est pas prononcée sur les demandes de dommages au titre de l’article 4l de la Convention ou a décidé de réserver [la question de l’application de cet article] »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
63. Le requérant allègue avoir perdu la propriété des terrains litigieux et y voit une atteinte à son droit au respect de ses biens prévu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
64. Le Gouvernement combat cette thèse.
A. Sur la recevabilité
1. Sur l’épuisement des voies de recours
65. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes et soutient que le requérant n’a pas épuisé lesdites voies. En effet, selon lui, l’intéressé n’a pas fait usage de la possibilité de former un recours de plein contentieux devant le tribunal administratif en vue de faire constater la négligence alléguée des autorités compétentes et d’obtenir une indemnité en vertu de l’article 125 de la Constitution et de l’article 13 de la loi no 2577 relative au contentieux administratif.
66. Le requérant conteste cette allégation et rétorque que la compétence en matière de contentieux du cadastre appartient aux juridictions de l’ordre judiciaire, lesquelles disposeraient en l’espèce d’une compétence d’attribution.
67. La Cour rappelle que la condition de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour qu’il existait à l’époque des faits un recours effectif et disponible, tant en théorie qu’en pratique, c’est-à-dire accessible et susceptible d’offrir au requérant des perspectives raisonnables de réparation de ses griefs. En outre, un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants et, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, §§ 39-40, 19 février 2009).
68. Elle relève que le requérant a initié une procédure devant les juridictions civiles et que celles-ci ont statué sur le fond de la contestation. Cette procédure constituant une voie de recours efficace, elle estime qu’on ne peut exiger de l’intéressé qu’il épuise en outre une autre voie de recours. Au demeurant, rien n’indique qu’un recours de plein contentieux pouvait constituer un recours efficace. À cet égard, elle note que le Gouvernement ne fournit aucune décision judiciaire démontrant que les tribunaux administratifs pouvaient s’estimer compétents en matière de contentieux du cadastre.
69. À la lumière de ces éléments, la Cour estime que l’exception du Gouvernement doit être rejetée.
2. Sur l’existence d’un « bien »
a) Arguments des parties
70. Le Gouvernement rappelle la jurisprudence de la Cour relative à la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en se référant aux affaires Jantner c. Slovaquie (no 39050/97, §§ 27-28, 4 mars 2003) et Remzi Balcı c. Turquie ((déc.), no 68545/01, 10 janvier 2008). Il indique que la Convention ne garantit pas le droit d’acquérir des biens. Il ajoute que la notion de bien peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (voir, parmi beaucoup d’autres, Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000‑XII). Lorsque l’intérêt patrimonial est de l’ordre de la créance, l’on peut considérer que l’intéressé dispose d’une espérance légitime si cet intérêt patrimonial présente une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 49 et 52, CEDH 2004-IX). En revanche, on ne saurait conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký, précité, § 50).
71. Le Gouvernement admet que le requérant disposait d’un titre de propriété valide. Il indique néanmoins que, après avoir entendu des témoins, visité les lieux et obtenu des rapports d’expertise, les juridictions nationales ont estimé que ce titre ne correspondait pas au terrain revendiqué par l’intéressé.
72. Il expose en outre que la Cour de cassation a également examiné la question de savoir si le requérant pouvait être considéré comme ayant acquis le bien par prescription mais qu’elle a conclu que les conditions de l’usucapion n’étaient pas remplies en l’espèce.
73. Le Gouvernement ajoute que la Cour ne jouit que d’une compétence limitée pour contrôler le respect du droit interne. Selon lui, c’est au premier chef aux autorités nationales qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer leurs lois.
74. Le requérant rétorque qu’il disposait d’un titre de propriété, lequel constituerait un bien. Selon lui, s’il n’a pas été reconnu comme propriétaire du bien en cause lors du cadastrage et de la procédure y relative, c’est en raison du manque de diligence des autorités. Le requérant soutient que les administrations concernées ont volontairement omis de fournir aux juridictions tous les éléments pouvant permettre de confirmer ses revendications, et notamment les titres de propriété anciens (établies avant le cadastrage) des parcelles voisines. À cet égard, il avance que les titres anciens relatifs à ces parcelles (qu’il s’est procurés par ses propres moyens) désignent Paraşkeva Bano comme étant la propriétaire des terrains mitoyens (paragraphe 40 ci-dessus).
75. Il indique en outre qu’il avait continué à exercer une possession sur le bien après 1974, ainsi que le démontre selon lui le courrier de la sous-préfecture en date du 7 juin 1995 (paragraphe 26 ci-dessus).
b) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
76. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition (Kopecký, précité, § 35, c), et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 142, 20 mars 2018).
77. La notion de « biens » a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des valeurs patrimoniales et donc des « biens » aux fins de cette disposition (Centro Europa 7 s.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 171, CEDH 2012). Si l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne garantit pas un droit à acquérir des biens (Kopecký, précité, § 35, a)), la notion de « biens » peut recouvrir tant des biens actuels que des créances suffisamment établies pour être considérées comme des valeurs patrimoniales (idem, § 42, et Radomilja et autres, précité, § 142).
78. Dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 65, CEDH 2007‑I). L’espérance légitime de pouvoir continuer à jouir du bien doit reposer sur une « base suffisante en droit interne », par exemple lorsqu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux ou lorsqu’elle est fondée sur une disposition législative ou sur un acte légal concernant l’intérêt patrimonial en question (Kopecký, précité, § 52, Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 63, CEDH 2010, et Saghinadze et autres c. Géorgie, no 18768/05, § 103, 27 mai 2010). Dès lors que cela est acquis, la notion d’« espérance légitime » peut entrer en jeu (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 63, CEDH 2005-IX).
79. En revanche, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition (Malhous c. République tchèque (déc.), no 33071/96, CEDH 2000-XII, Prince Hans-Adam II c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 85, CEDH 2001-VIII, et Nerva c. Royaume-Uni, no 42295/98, § 43, 24 septembre 2002).
80. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II, et Depalle, précité, § 63).
ii. Application au cas d’espèce
81. En l’espèce, la Cour observe que les revendications de propriété du requérant reposaient d’une part sur un titre de propriété régulièrement immatriculé au registre foncier et établi à son nom, et d’autre part sur l’allégation que les conditions de la prescription acquisitive étaient réunies.
α) Les revendications de propriété fondées sur la prescription acquisitive
82. En ce qui concerne l’usucapion, la Cour observe que la législation turque prévoit que toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble peut demander l’inscription au registre foncier de ce bien comme étant sa propriété.
83. Elle relève toutefois que la Cour de cassation a rejeté les revendications de propriété du requérant reposant sur l’usucapion au motif que les conditions de celles-ci n’étaient pas réunies. Elle a en effet souligné qu’il ressortait des déclarations tant des témoins que des experts que le requérant ne cultivait plus le terrain en cause depuis 1974, et qu’une telle situation constituait un abandon volontaire de la possession.
84. La Cour rappelle qu’elle dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué ; il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions de ces derniers ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste. Elle réaffirme qu’elle n’a pour tâche, aux termes de l’article 19 de la Convention, que celle d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. Spécialement, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 170, CEDH 2017 (extraits), et Dönmez et autres c. Turquie (déc.), no 19258/07, § 64, 30 janvier 2018).
85. Elle ne voit en l’espèce rien d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans l’appréciation des conditions de la prescription acquisitive par la Cour de cassation et dans la considération qu’un terrain agricole doit être cultivé pour pouvoir conclure à l’existence d’une possession au sens des dispositions du droit turc (voir Ipseftel c. Turquie (déc.), nos 20462/04 et 21405/04, §§ 37-39, 25 avril 2017, où la Cour de cassation avait estimé que la possession devait être conforme à la destination économique du bien et qu’un terrain agricole ne pouvait être acquis par prescription s’il n’était plus cultivé). Rien ne lui permet donc de s’écarter de la conclusion de ladite juridiction qui a rejeté les arguments de l’intéressé et jugé qu’il ne pouvait se prévaloir de la prescription acquisitive.
86. Partant, la Cour estime que, en l’absence de base légale suffisante en droit interne, aucune espérance légitime de pouvoir continuer à jouir du « bien » et d’en devenir propriétaire sur la base des règles régissant l’usucapion n’avait pu juridiquement naître dans le chef du requérant (Dönmez et autres, décision précitée, §§ 65-66).
β) Les revendications de propriété fondées sur le titre de propriété de 1954
87. La Cour observe que le requérant a également fondé ses prétentions sur un titre de propriété établi bien avant le cadastrage et régulièrement immatriculé au registre foncier. Elle relève que celui-ci concerne un bien situé sur l’île de Gökçeada et qu’il en indique la superficie (11 028 m²) et les limites.
88. La Cour rappelle que, en droit turc, c’est l’inscription au registre qui opère le transfert de propriété ou la constitution d’un droit réel et qu’un titre immatriculé audit registre constitue la preuve incontestable de l’existence d’un droit de propriété (Rimer et autres c. Turquie, no 18257/04, § 36, 10 mars 2009, Bölükbaş et autres c. Turquie, no 29799/02, § 36, 9 février 2010, Usta c. Turquie, no 32212/11, § 29, 27 novembre 2012, et Doğancan c. Turquie (déc.), no 17934/10, § 22, 15 octobre 2013).
89. Elle relève en outre que ni les juridictions nationales ni le Gouvernement n’ont contesté la validité de ce titre.
90. Il ne fait donc aucun doute que le titre en cause constitue un « bien » au sens de la Convention et que la situation juridique dans laquelle s’est trouvé le requérant du fait de son acquisition en 1954 est de nature à relever du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
91. Elle note que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si le terrain sur lequel portait ce titre couvrait ou non tout ou partie des parcelles revendiquées.
92. La Cour observe en premier lieu que le titre en question ne pouvait couvrir, au mieux, qu’une partie seulement du bien revendiqué par l’intéressé, étant donné que le terrain en litige était d’une superficie de 53 938 m² (voir paragraphe 16 ci-dessus), alors que l’indication de surface indiquée dans le titre n’était que de 11 028 m².
93. En ce qui concerne la localisation du bien couvert par le titre, la Cour relève les juridictions nationales ont estimé, après avoir procédé à une série d’audition et de recherches, que seulement deux des limites du terrain décrit dans le titre de propriété correspondaient à celles des parcelles en litiges (voir paragraphe 25 ci-dessus). Elles en ont déduit que l’on ne pouvait affirmer que le bien objet du titre correspondait au terrain en litige. La Cour observe que le requérant maintient que les quatre limites indiquées dans le titre correspondaient à celles du terrain en question.
94. En ce qui concerne les questions de fait, la Cour rappelle que, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Il n’entre pas dans ses attributions de substituer sa propre vision des faits à celle des tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux. Si les constats de ces tribunaux ne lient pas la Cour, celle-ci ne s’écartera normalement de leurs constatations de fait que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Radomilja et autres, précité, § 150).
95. En l’espèce, la Cour n’aperçoit rien d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans la conclusion factuelle des juridictions nationales selon laquelle il n’avait pu être établi de manière certaine que toutes les limites du bien décrit dans le titre correspondaient aux terrains en litige.
96. Quant aux documents présentés par le requérant, dont notamment le titre de propriété de 1944 (paragraphe 40 ci-dessus), la Cour observe que ceux-ci ne sont pas accompagnés d’explications qui pourraient lui permettre de remettre en cause l’établissement des faits par les juridictions nationales.
97. Elle note toutefois que, même si elles ont conclu que le titre susmentionné ne correspondait pas au bien revendiqué, les juridictions nationales ont néanmoins admis que deux des limites du bien décrit dans le titre de propriété correspondaient au bien en cause.
98. Cet élément distingue la présente espèce des situations - comme celle ayant fait l’objet de l’affaire Dönmez et autres (décision précitée) . dans lesquelles les juridictions nationales parviennent à la conclusion que le titre présenté ne concerne pas le bien revendiqué parce qu’aucune des limites décrites dans le titre ne correspond à celles du bien.
99. En effet, aux yeux de la Cour, dès lors qu’il est établi que deux des limites du bien du requérant correspondaient au terrain en litige, le titre en question couvrait nécessairement une partie des parcelles en cause. Compte tenu des constatations factuelles des juridictions nationales quant à la correspondance des limites, il serait manifestement déraisonnable de parvenir à une autre conclusion.
100. Eu égard aux éléments qui précèdent et sans qu’il soit besoin de se prononcer ni sur le second titre de propriété ni sur le rapport du 10 mars 2008 présenté lors de la demande de révision (paragraphe 34 et 39 ci-dessous), la Cour estime que le requérant disposait, sur une partie du terrain en cause, d’un intérêt patrimonial suffisamment important pour constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, lequel est par conséquent applicable en l’espèce (Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A. c. Italie, no 46154/11, § 51, 23 septembre 2014).
3. Conclusion
101. La Cour constate que la partie du grief concernant les 11 028 m² couverts par le titre de propriété immatriculé au registre foncier n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité que ceux examinés plus haut. Par conséquent, la Cour déclare le grief recevable, pour autant qu’il concerne la partie susmentionnée, et irrecevable pour le surplus.
B. Sur le fond
102. Le requérant se plaint d’avoir été privé d’un bien pourtant régulièrement acquis et immatriculé au registre foncier comme étant sa propriété.
103. Le Gouvernement conteste cette affirmation et maintient que le requérant ne disposait pas de bien. Il considère que l’appréciation des juridictions nationales était conforme tant au droit national qu’à la Convention.
104. La Cour observe que le requérant était titulaire d’un titre de propriété immatriculé au registre foncier, lequel est tenu par l’État dans le but de garantir la propriété foncière et d’assurer la sécurité des transactions immobilières, et réitère que celui-ci couvrait nécessairement une partie des parcelles 17, 18 et 20 de l’îlot 122.
105. Elle note que, à l’issue des travaux du cadastre, l’ensemble des parcelles en question a été enregistré comme étant la propriété du Trésor et que, à l’issue de la procédure initiée par le requérant pour faire valoir son titre, les conclusions cadastrales ont été confirmées.
106. Elle estime que le requérant n’est donc plus en mesure d’exercer les droits qui sont habituellement attachés à un titre de propriété immobilière, ni sur une partie de ces parcelles ni sur aucun autre terrain situé sur l’île de Gökçeada.
107. Si le titre en question n’a jamais été formellement annulé, il s’est trouvé de fait privé de toutes les prérogatives qui y étaient attachées.
108. La Cour considère qu’une telle situation a anéanti le droit de propriété du requérant et s’apparente à une privation de propriété au sens de la Convention, c’est-à-dire une ingérence relevant de la seconde norme de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (pour les trois normes distinctes que contient cette disposition, voir James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, et Iatridis, précité, § 55).
109. Elle rappelle que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et une absence totale d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention que dans des circonstances exceptionnelles (voir, parmi d’autres, Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 111, CEDH 2005‑VI, et Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 36, 25 octobre 2012).
110. En l’espèce, la Cour relève que le requérant n’a reçu aucune indemnité pour la perte des droits inhérents à son titre de propriété au profit du Trésor, et que le Gouvernement n’a invoqué aucune circonstance exceptionnelle pour justifier l’absence totale d’indemnisation.
111. Elle constate en outre que le Gouvernement n’a jamais allégué que l’intéressé disposait d’une voie de recours pouvant lui permettre d’obtenir une indemnisation.
112. Dans ces circonstances, la Cour estime que le juste équilibre exigé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention a été rompu au détriment du requérant et que, partant, il y a eu violation de cette disposition.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
113. Le requérant dénonce une violation de l’article 6 de la Convention, estimant que les juridictions nationales ont insuffisamment motivé leurs décisions et qu’elles n’ont pas correctement apprécié les éléments de preuve.
114. Invoquant l’article 13 de la Convention, il se plaint de ne pas avoir disposé d’une voie de recours lui permettant de faire valoir ses droits.
115. Invoquant en outre l’article 14 de la Convention, il soutient qu’il a été victime d’une atteinte à ses droits en raison de ses origines ethniques.
116. À supposer que ces griefs soulèvent des questions distinctes de celle examinée plus haut, la Cour, compte tenu des éléments dont elle dispose et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, n’aperçoit aucune apparence de violation des dispositions de la Convention.
117. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
118. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
119. Le requérant réclame 2 646 448 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’il estime avoir subi. Il présente à l’appui de sa demande un rapport d’expertise privé.
120. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande, qu’il estime injustifiée.
121. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Sargsyan c. Azerbaïdjan (satisfaction équitable) [GC], no 40167/06, § 35, 12 décembre 2017). Les États contractants parties dans une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle‑même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumarescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2000-I, et Guiso‑Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009).
122. La Cour observe que le requérant a présenté une demande au titre du dommage matériel, correspondant, selon lui, à la valeur marchande du bien objet du présent litige à la date de la demande, et qu’il a produit un rapport émanant d’un expert privé afin de justifier sa demande.
123. La Cour estime qu’elle ne dispose pas d’éléments suffisant pour déterminer de manière objective la perte pécuniaire du requérant à la date de la privation de propriété.
124. La Cour note que, le 8 mars 2019, l’ordonnance présidentielle no 809 est entrée en vigueur. Cette disposition élargit la compétence de la commission d’indemnisation créée en janvier 2013 et énonce les principes et la procédure à suivre relativement à l’indemnisation dans les affaires où la Cour a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention mais ne s’est pas prononcée sur les demandes de dommages au titre de l’article 41 de la Convention ou a décidé de réserver la question de l’application de cet article. La Cour observe que la présente espèce rentre dans la première catégorie d’affaires, à savoir celles dans lesquelles elle a conclu à une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et ne s’est pas prononcée sur les demandes de dommages au titre de l’article 4l de la Convention.
125. Par ailleurs, dans les affaires Turgut et autres (décision précitée) et Demiroğlu c. Turquie ((déc.), no 56125/10, 4 juin 2013), la Cour a procédé à un examen détaillé du fonctionnement de la commission d’indemnisation. Elle a estimé que les requérants devaient au préalable s’adresser à celle-ci dans la mesure où elle offrait un nouveau recours interne accessible et susceptible de donner réparation à leurs griefs (voir aussi Yıldız et Yanak c. Turquie (déc.), no 44013/07, 27 mai 2014, Bozkurt c. Turquie (déc.), no 38674/07, 10 mars 2015, Çelik c. Turquie (déc.), no 23772/13, 16 juin 2015, et Özbil c. Turquie (déc.), no 45601/09, 29 septembre 2015). La Cour observe également que la commission d’indemnisation est compétente pour indemniser tous les individus conformément à sa pratique (Turgut et autres et Demiroğlu, décisions précitées). Les indemnités accordées par cette instance sont versées par le ministère de la Justice dans les trois mois suivant la date à laquelle la décision est devenue définitive et sont exonérées de tout impôt ou charge. Par ailleurs, la décision de cette commission peut faire l’objet d’un recours devant les tribunaux administratifs, qui doivent statuer dans les trois mois. Le requérant peut également saisir la Cour constitutionnelle d’une requête individuelle contre les décisions des tribunaux administratifs (Ahmet Erol c. Turquie (déc.), no 73290/13, 6 mai 2014, et Sayan c. Turquie (déc.), no 49460/11, § 19, 14 juin 2016).
126. La Cour prend note de cette initiative du Gouvernement turc et observe que ce développement renforce le caractère subsidiaire du mécanisme de protection des droits de l’homme instauré par la Convention et facilite pour la Cour et le Comité des Ministres l’accomplissement des tâches que leur confient respectivement l’article 41 et l’article 46 de la Convention (Broniowski c. Pologne (règlement amiable) [GC], no 31443/96, § 36, CEDH 2005‑IX).
127. Dans ces conditions, la Cour estime qu’un recours devant la commission d’indemnisation dans un délai d’un mois à compter de la date de la notification de son arrêt final est susceptible de donner lieu à l’indemnisation par l’administration et que ce recours représente un moyen approprié de redresser la violation constatée au regard de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, mutatis mutandis, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003 et, récemment, Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, §§ 48-50, 11 juillet 2017 ; voir aussi, mutatis mutandis, Gümrükçüler et autres c. Turquie (satisfaction équitable), no 9580/03, § 34, 7 février 2017, et Keçecioğlu et autres c. Turquie (satisfaction équitable), no 37546/02, § 18, 20 juillet 2010).
128. Après ce constat, la Cour rappelle qu’elle peut rechercher si la requête se prête à l’application de l’article 37 de la Convention (Gümrükçüler et autres, précité, § 37). En effet, elle peut décider de rayer une requête du rôle dans le cadre de article 37 § 1 c) de la Convention lorsqu’il est établi que la possibilité concrète d’indemniser le requérant existe au niveau national où les organes adéquates, qui sont sur place et ont accès aux biens, registres et archives, ainsi qu’à tous les autres moyens pratiques, sont certainement mieux placés pour statuer sur des questions complexes de propriété et d’évaluation et pour fixer une indemnisation, comme dans le cas des requérants (ibidem, § 29).
129. La Cour estime que les instances nationales sont sans conteste les mieux placées pour évaluer le préjudice subi et disposent de moyens juridiques et techniques adéquats pour mettre un terme à une violation de la Convention et d’en effacer les conséquences, notamment, comme dans le cas d’espèce, lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur des biens immobiliers dans un État contractant à une date donnée. En effet, pour la Cour, comme elle l’a constaté dans de nombreuses affaires contre la Turquie relative au droit de propriété, une telle évaluation est presque objectivement impossible dans la mesure où elle est très étroitement liée aux contextes nationaux, voire locaux, et les experts et juridictions nationaux sont les mieux placés pour la réaliser (voir, à titre d’exemple, Keçecioğlu et autres, précité, § 18).
130. À la lumière de ce qui précède, s’agissant du dommage matériel allégué, la Cour conclut que le droit national permet dorénavant d’effacer les conséquences de la violation constatée et estime dès lors qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la demande présentée par le requérant à ce titre. Elle estime par conséquent qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête (article 37 § 1 c) de la Convention). Elle est en outre d’avis qu’il n’existe en l’espèce pas de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigeraient la poursuite de l’examen de la requête (article 37 § 1 in fine). Par ailleurs, pour parvenir à cette conclusion, elle a tenu compte de sa compétence en vertu de l’article 37 § 2 de la Convention pour réinscrire la requête lorsqu’elle estime que les circonstances justifient une telle procédure (Gümrükçüler et autres, précité, § 42).
131. En conclusion, il y a lieu de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention, concernant la demande du dommage matériel en raison de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
B. Dommage moral
132. Le requérant réclame 10 000 EUR au titre du préjudice moral
133. Le Gouvernement conteste cette prétention.
134. La Cour observe que, en vertu de l’ordonnance présidentielle précitée, la commission d’indemnisation est également compétente pour examiner les demandes de dommages pour préjudice moral et statuer sur celles-ci. Par conséquent, à la lumière de ses conclusions au regard du préjudice matériel, il y a lieu également de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention, concernant la demande du dommage moral en raison de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
C. Frais et dépens
135. Le requérant demande 350 EUR pour les frais et dépens et présente un certain nombre de reçus.
136. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
137. Eu égard aux documents dont elle dispose et à sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 350 EUR demandée par le requérant et la lui accorde.
D. Intérêts moratoires
138. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention pour autant qu’il concerne une superficie de 11 028 m² et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Décide de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention, concernant la demande du dommage matériel et moral;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, au titre des frais et dépens, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 350 EUR (trois cent cinquante euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juillet 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident