TROISIÈME SECTION
AFFAIRE IZMESTYEV c. RUSSIE
(Requête no 74141/10)
ARRÉT
STRASBOURG
27 août 2019
DÉFINITIF
27/11/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Izmestyev c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Vincent A. De Gaetano, président,
Georgios A. Serghides,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Branko Lubarda,
Alena Poláčková, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 juillet 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 74141/10) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Igor Vladimirovich Izmestyev (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 décembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Mes K. Moskalenko, E. Afanasyeva et O. Bessonov, avocats exerçant en Russie, et par Me A. Maralyan, avocate exerçant en Arménie. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, MM. G. Matiouchkine et A. Fedorov, anciens représentants de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.
3. Le requérant alléguait en particulier qu’il avait été détenu et transporté dans de mauvaises conditions, que la durée de sa détention provisoire avait été excessive, que la procédure pénale dirigée à son encontre n’avait pas été publique et que son droit au respect de sa vie privée et familiale n’avait pas été respecté en raison de diverses restrictions aux visites familiales qui lui auraient été imposées pendant sa détention après sa condamnation ainsi qu’en raison de la mise sous vidéosurveillance de sa cellule. Il invoquait les articles 3, 5 § 3, 6 et 8 de la Convention.
4. Le 19 janvier 2017, les griefs susmentionnés ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant, né en 1966, est détenu à Solikamsk (région de Perm).
A. La détention provisoire, le procès pénal et la condamnation du requérant
1. La détention provisoire du requérant pendant l’enquête préliminaire
6. Le 16 janvier 2007, le requérant, soupçonné d’être impliqué, en tant que membre d’une bande organisée, dans un meurtre commis en 2001, fut arrêté.
7. Le 18 janvier 2007, le tribunal du district Basmanni de la ville de Moscou autorisa le placement du requérant en détention provisoire aux motifs que celui-ci était accusé d’une infraction particulièrement grave et que, s’il restait en liberté, il risquait de se soustraire aux poursuites judiciaires et d’exercer une pression sur des témoins ou sur les autres participants à la procédure pénale.
8. Ultérieurement, les charges portées contre le requérant furent complétées ; celui-ci fut ainsi accusé de plusieurs infractions commises entre 1994 et 2006, notamment de constitution et de direction d’une bande organisée, de sept meurtres et d’actes de terrorisme.
9. La détention provisoire du requérant fut régulièrement prolongée par les juridictions internes. Les décisions des 9 mars, 22 mai, 14 septembre et 29 décembre 2007 justifièrent la nécessité du maintien en détention de l’intéressé par la gravité des charges portées à son encontre, par le risque de fuite de celui‑ci et par la possibilité qu’il puisse, en tant qu’ancien sénateur, entraver le cours de la justice en exerçant des pressions sur les témoins ou sur les autres participants à la procédure pénale. La décision du 29 décembre 2007 invoquait, en outre, une nouvelle charge dirigée à l’encontre du requérant, à savoir celle de tentative de transmission d’un pot‑de‑vin en juin 2006.
10. Dans les décisions des 17 avril, 9 juillet, 19 août, 11 novembre et 23 décembre 2008 et du 19 mars 2009, les juridictions internes réitérèrent les motifs retenus précédemment pour prolonger la détention provisoire du requérant et invoquèrent également la complexité de l’affaire, le nombre élevé d’accusés et la nécessité de permettre à ces derniers de terminer la lecture du dossier pénal. Il ressort de la décision du 9 juillet 2008 que l’enquête pénale à l’égard de tous les accusés s’était terminée le 14 mai 2008 et que les accusés et leurs avocats avaient commencé la lecture du dossier pénal le 25 mai 2008.
2. La détention provisoire du requérant pendant le procès pénal
11. À la fin des investigations préliminaires menées dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre le requérant, treize personnes, dont l’intéressé, furent traduites en justice pour diverses infractions commises en bande organisée. L’affaire pénale fut renvoyée en jugement devant le tribunal de la ville de Moscou (« le tribunal »).
12. Par une décision du 17 juin 2009, le tribunal fixa l’audience préliminaire dans l’affaire pénale dirigée à l’encontre du requérant et de ses coaccusés et ordonna en même temps le maintien de l’intéressé et de certains de ses coaccusés en détention provisoire sans indiquer les motifs ni la durée de cette mesure.
13. À l’issue de l’audience préliminaire du 24 juin 2009, le tribunal adopta une décision portant sur plusieurs aspects de la procédure, notamment sur la tenue du procès pénal à huis clos (paragraphe 18 ci‑dessous). Il ordonna en même temps le maintien du requérant et de certains de ses coaccusés en détention provisoire au motif que les circonstances ayant servi de fondement pour leur placement en détention provisoire n’avaient pas changé.
14. Le requérant interjeta appel de la décision du tribunal du 24 juin 2009 dans sa partie concernant son maintien en détention provisoire.
15. Le 9 septembre 2010, la Cour suprême russe rejeta l’appel formé par le requérant contre la décision du tribunal du 24 juin 2009. Elle fit siennes les conclusions du juge de première instance quant à la nécessité de reconduire la mesure de détention provisoire du requérant.
16. Ultérieurement, le tribunal prorogea la détention provisoire du requérant et de certains de ses coaccusés par des décisions du 25 novembre 2009 et des 2 mars, 12 et 19 mai, 31 août et 16 novembre 2010. Dans ces décisions, il motiva le maintien du requérant en détention provisoire par la gravité des charges portées à son encontre ainsi que par la complexité de l’affaire pénale soumise à son examen.
17. À des dates différentes, la Cour suprême russe, faisant siennes les conclusions du tribunal quant à la nécessité du maintien du requérant en détention provisoire, rejeta les appels formés par le requérant contre les décisions susmentionnées.
3. La tenue du procès pénal à huis clos et la condamnation du requérant
18. Par la décision du 24 juin 2009 prise à l’issue de l’audience préliminaire, le tribunal décida de tenir le procès à huis clos au motif que la publicité des débats pourrait dévoiler un secret d’État ou d’autres informations classifiées protégées par la loi fédérale. Il se basa sur l’article 241 § 2 alinéa 1 du code de procédure pénale (CPP).
19. Le 4 août 2009, le tribunal, composé d’une juge présidente et d’un jury, commença à examiner le fond de l’affaire.
20. Le 12 mai 2010, la juge présidente ordonna la dissolution du jury en raison de l’indisponibilité de l’un des jurés et de l’absence de jurés suppléants. Elle décida qu’il n’était pas nécessaire de procéder à la constitution d’un nouveau jury et fixa une date pour une nouvelle audience préliminaire.
21. Le 19 mai 2010, lors de la nouvelle audience préliminaire, l’accusation demanda que le procès se déroulât à huis clos au motif que le dossier pénal contenait des documents classés « très secret ». Le requérant demanda que l’affaire pénale fût examinée publiquement à l’exception de certains documents inclus dans le volume no 52 du dossier pénal et portant la mention « très secret ». Un des avocats de la défense, Me P., demanda au tribunal de renvoyer l’affaire au procureur au motif que le classement « très secret » du dossier pénal avait été illégal.
22. Par une décision du 19 mai 2010, à l’issue de l’audience préliminaire, la juge présidente décida que l’affaire pénale devait être examinée sur le fond par une formation judiciaire composée de trois juges professionnels. En ce qui concerne la publicité des débats, la décision se lisait comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« La présente affaire pénale, transmise au tribunal de la ville de Moscou pour être examinée sur le fond, porte la mention « très secret » et, conformément à l’article 241 § 2 alinéa 1, doit être examinée [sur le fond] à huis clos puisque son examen public risquerait de dévoiler un secret d’État ou d’autres informations classifiées protégées par la loi fédérale. Eu égard à ce qui précède, il n’y a pas lieu d’examiner cette affaire pénale en audience publique que ce soit dans son intégralité ou en partie, comme le demande la défense. Le tribunal n’est pas empêché d’examiner cette affaire pénale pour une quelconque raison, y compris pour celle relative à la classification du dossier pénal, c’est pourquoi la demande de l’avocat [Me P.] tendant au renvoi de l’affaire pénale au procureur n’est pas recevable. Le tribunal chargé d’examiner l’affaire pénale sur le fond n’est pas compétent pour examiner la légalité et le bien‑fondé de la classification du dossier pénal au sens de la loi pénale procédurale. »
23. Les 30 juin et 12 juillet 2010 respectivement, la Cour suprême entérina les décisions du tribunal des 12 et 19 mai 2010 en appel.
24. Par un jugement du 28 décembre 2010, le tribunal reconnut le requérant coupable de la plupart des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à la réclusion à perpétuité.
25. Le requérant interjeta appel dudit jugement. Il soutenait, entre autres, que la décision du tribunal de tenir le procès pénal à huis clos n’était pas suffisamment motivée et que la conclusion de cette juridiction quant au risque de dévoilement d’un secret d’État n’était pas basée sur des éléments concrets.
26. Le 13 octobre 2011, la Cour suprême russe réforma le jugement du 28 décembre 2010 tout en maintenant la condamnation de l’intéressé à la réclusion à perpétuité. Réitérant, en substance, les motifs invoqués à cet égard par le tribunal dans sa décision du 19 mai 2010, elle rejeta le grief du requérant tiré de l’absence de publicité des débats devant ledit tribunal.
B. Les conditions de détention et de transport du requérant
1. Les conditions de détention du requérant dans la maison d’arrêt SIZO-2 (Lefortovo) de la ville de Moscou, dans les locaux du tribunal et les conditions de transport de l’intéressé vers et depuis celui-ci
27. Le 18 janvier 2007, le requérant fut placé dans la maison d’arrêt SIZO-2 (Lefortovo) de la ville de Moscou (« la maison d’arrêt SIZO-2 »).
28. Dans le formulaire de requête soumis le 10 décembre 2010, le requérant décrit ses conditions de détention dans cette maison d’arrêt de la manière suivante : la superficie de la cellule dans laquelle il était placé ne dépassait pas 8,20 m2 et disposait de trois places de couchage, d’un lavabo et d’un WC ; il n’y avait pas d’eau chaude dans la cellule ; aucune cloison ne séparait les toilettes du reste de la cellule ; cette dernière était éclairée par deux ampoules de jour comme de nuit ; il n’avait droit qu’à une heure de promenade par jour effectuée, en même temps que trois autres détenus, dans une cour de 10 m2 entourée de murs d’une hauteur de 3 mètres et recouverte par un grillage.
29. S’agissant de ses conditions de transport vers le tribunal, le requérant expose que son transfert se faisait au moyen de fourgons cellulaires, que la superficie de ceux-ci ne dépassait pas 9 m² et que ces véhicules accueillaient jusqu’à vingt-six détenus à la fois. Il précise que, les jours des audiences tenues dans le cadre de son procès pénal, il était transporté seul dans un compartiment de 1 m² situé à l’intérieur de ces fourgons. Il allègue qu’il passait entre cinq et six heures, et parfois même jusqu’à dix heures, dans ces véhicules.
30. Enfin, en ce qui concerne ses conditions de détention dans les locaux de cette juridiction, le requérant indique qu’il était placé, dès son arrivée dans les locaux en question, dans une cellule, pour être ensuite conduit au prétoire. Il ajoute que celle-ci mesurait 1 m2, qu’elle ne disposait que d’un banc et qu’elle ne comportait ni fenêtres, ni toilettes, ni arrivée d’eau, ni ventilation. Il dit aussi qu’il y était détenu avec une à trois personnes.
2. Les conditions et le régime de détention du requérant dans la colonie pénitentiaire à régime spécial no IK–1 de la région de Mordovie
a) Les conditions matérielles
31. Le 6 novembre 2011, le requérant fut placé dans la colonie pénitentiaire à régime spécial no IK–1 située dans la région de Mordovie (« la colonie pénitentiaire ») pour purger sa peine de réclusion à perpétuité.
32. Dans le formulaire de requête soumis le 12 avril 2012, le requérant décrit ses conditions de détention de la manière suivante : la superficie de la cellule dans laquelle il était placé avec deux autres personnes ne dépassait pas 12 m2 ; celle-ci comprenait trois lits, un lavabo et des toilettes ; la cellule ne disposait que d’une petite fenêtre laissant passer peu de lumière naturelle ; la cellule était mal isolée contre le froid et la chaleur ; les toilettes n’étaient séparées du reste de la cellule que par une cloison de 0,50 mètre de hauteur, ce qui, selon lui, privait les détenus de toute intimité et affectait les conditions d’hygiène ; les draps étaient extrêmement usés et n’étaient changés qu’une fois par mois ; il n’avait reçu que très peu de vêtements et ceux-ci étaient insuffisants pour le protéger du froid en hiver ; il n’avait droit qu’à une heure de promenade par jour et il effectuait celle-ci seul dans une cour de 10 m2 ; il ne bénéficiait que d’une douche de quinze minutes par semaine.
b) La vidéosurveillance
33. Le requérant indique que la cellule dans laquelle il était placé était équipée d’un système de vidéosurveillance fonctionnant 24 heures sur 24 et qu’il était constamment surveillé, soit directement par un gardien, soit par le biais de la vidéosurveillance.
c) Les visites familiales et le contact avec le monde extérieur
34. Dans le formulaire de requête soumis le 12 avril 2012, le requérant déclare que, en tant que personne condamnée à la réclusion à perpétuité, il n’avait droit qu’à deux courtes visites par an. Il indique que ces visites duraient quatre heures, qu’elles avaient lieu dans une salle où une cloison vitrée l’aurait séparé de ses proches et aurait empêché tout contact physique, et que, lors de ces visites, toute intimité était exclue en raison de la surveillance des gardiens. Il allègue en outre qu’il n’était pas autorisé à téléphoner à ses proches ni à ses avocats.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Sur la publicité du procès pénal et sur la contestation de décisions y relatives
35. Selon l’article 241 du CPP, le procès devant toute juridiction pénale doit être public (§ 1). Le tribunal peut décider de tenir un procès à huis clos (§ 2), notamment si la publicité du procès peut dévoiler un secret d’État ou toute information classifiée conformément à la loi fédérale (alinéa 1). À l’appui de sa décision de tenir le procès à huis clos, le tribunal doit se référer à des faits concrets (§ 2.1). La décision du tribunal portant sur l’exclusion du public des débats peut concerner tout ou une partie du procès pénal (§ 3).
36. Selon les articles 227 et 231 du CPP en vigueur au moment des faits, dans sa décision rendue à l’issue d’une audience préliminaire portant sur le début de l’examen judiciaire d’une affaire pénale, le juge chargé d’examiner ladite affaire devait obligatoirement se prononcer sur la question de savoir si le procès à venir devait être tenu publiquement ou à huis clos.
37. Selon l’article 236 § 7 du CPP en vigueur au moment des faits, la décision prise à l’issue d’une audience préliminaire n’était susceptible d’appel que dans deux cas de figure : si la décision portait sur l’application d’une mesure restrictive de liberté à l’égard de l’accusé ou si la décision mettait fin aux poursuites pénales dirigées contre ce dernier. Dans ces circonstances, la décision ne pouvait être frappée d’appel que dans ses parties relatives aux cas de figure susmentionnés.
B. Sur le régime de détention des personnes condamnées à la réclusion à perpétuité
38. Le droit et la pratique internes pertinents relatifs au régime de détention des personnes condamnées à la réclusion à perpétuité sont résumés dans l’arrêt Khoroshenko c. Russie ([GC], no 41418/04, §§ 32‑57, CEDH 2015).
C. Sur la vidéosurveillance de détenus purgeant une peine privative de liberté
1. Le code de l’exécution des sanctions pénales du 8 janvier 1997 (« le CESP »)
39. Selon l’article 83 du CESP, l’administration de l’établissement pénitentiaire a le droit d’utiliser des moyens audiovisuels, électroniques et d’autres moyens techniques de surveillance et de contrôle aux fins de la prévention des évasions, des manquements au régime de détention et d’autres infractions, ainsi que de la collecte d’informations sur la conduite des personnes condamnées (§ 1). L’administration de l’établissement pénitentiaire doit, par le biais d’une notification écrite, informer les personnes condamnées que des moyens techniques de surveillance et de contrôle sont utilisés à leur encontre (§ 2). La liste desdits moyens ainsi que les modalités de leur utilisation doivent être établies par la législation nationale (§ 3).
2. Arrêtés du ministère de la Justice
40. Par un arrêté du 3 novembre 2005 no 204 (dsp), le ministère de la Justice a entériné une instruction relative à la surveillance de suspects, d’accusés et de condamnés détenus dans les maisons d’arrêt et les prisons. Le 25 mai 2011, cet arrêté a été modifié par l’arrêté no 166 (dsp).
41. Par un arrêté du 13 juillet 2006 no 252 (dsp), le ministère de la Justice a entériné la directive relative à la surveillance des détenus dans les colonies pénitentiaires.
42. Les arrêtés susmentionnés sont classés « à usage interne seulement » et ne sont donc pas accessibles au public.
3. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie
43. Par sa décision du 19 octobre 2010 no 1393-O-O, la Cour constitutionnelle a rejeté la plainte introduite par M.U., qui contestait entre autres la constitutionnalité de l’article 83 § 1 du CESP. M.U. se plaignait que cette disposition autorisait l’administration pénitentiaire à utiliser des moyens de vidéosurveillance à l’égard de détenus 24 heures sur 24, ce qui était selon lui contraire à l’article 21 de la Constitution consacrant le droit de chacun au respect de sa dignité. La décision, dans ses parties pertinentes en l’espèce, se lit comme suit :
« La Cour constitutionnelle (...) a indiqué à plusieurs reprises que, lorsque l’État prévoit une peine d’emprisonnement à titre de punition, il agit à la fois dans le sens de ses propres intérêts et dans ceux de la société et de ses membres ; en même temps, l’exécution [de cette punition] modifie le rythme de vie de la personne concernée et ses relations avec autrui, et exerce une influence morale et psychologique spécifique à son égard, entraînant ainsi une restriction non seulement des droits et libertés de cette personne en tant que citoyen mais également de [ses droits] en tant qu’individu ; de toute façon, la personne qui commet sciemment une infraction doit s’attendre à ce que [sa conduite illégale] entraîne la privation de sa liberté [physique] et la restriction de ses droits et libertés, y compris de son droit de communiquer avec les membres de sa famille et de son droit au respect de sa vie privée et familiale et au secret de ses communications personnelles et familiales (...)
Conformément à l’article 83 § 1 du CESP, l’administration de l’établissement pénitentiaire a le droit d’utiliser des moyens audiovisuels, électroniques et d’autres moyens techniques de surveillance et de contrôle aux fins de la prévention des évasions, des manquements au régime de détention et d’autres infractions, ainsi que de la collecte d’informations sur la conduite des personnes condamnées. L’article 34 § 1 de la loi no103-FZ du 15 juillet 1995 sur la détention provisoire des personnes suspectées ou accusées d’infractions pénales prévoit également l’utilisation de dispositifs audio et vidéo aux fins de la surveillance de détenus.
Le pouvoir de l’administration des maisons d’arrêt et des établissements pénitentiaires d’utiliser des moyens techniques de surveillance et de contrôle de détenus fait partie du mécanisme visant à assurer la sécurité des personnes suspectées ou accusées [d’infractions pénales], des condamnés et du personnel des établissements concernés, à faire respecter le régime de détention par les personnes suspectées ou accusés [d’infractions pénales] et par les condamnés ainsi qu’à garantir le respect de leurs droits [mais aussi] à les faire respecter leur obligations (...) c’est pourquoi le pouvoir [d’utiliser des moyens techniques de surveillance] susmentionné tel que prévu par les dispositions litigieuses poursuit des buts constitutionnels importants et ne peut être considéré comme une restriction disproportionnée des droits du plaignant (...) »
4. La jurisprudence de la Cour suprême de la Fédération de Russie
44. Dans ses décisions nos GKPI11-2151 et no AKPI15-37 du 13 février 2012 et du 2 avril 2015 respectivement, la Cour suprême a jugé que l’arrêté no 252 (dsp) ne devait pas être publié au motif qu’il renfermait des informations confidentielles destinées à un usage restreint.
45. Par sa décision no AKPI14-81 du 12 mars 2014, la Cour suprême, statuant en juridiction de première instance, a rejeté le recours de M., qui contestait la légalité de l’arrêté no 166 (dsp) du 25 mai 2011. Dans son recours, M. soutenait que l’alinéa 42.6 de l’instruction entérinée par l’arrêté no 204 (dsp) du 3 novembre 2005 autorisait les autorités pénitentiaires à utiliser des systèmes de vidéosurveillance dans les locaux des établissements pénitentiaires « à l’exception des cellules » et que, à la suite de l’adoption de l’arrêté no 166 (dsp) les mots « à l’exception des cellules » en ont été exclus. Selon M., dans sa version modifiée par l’arrêté no 166 (dsp), en vigueur après le 25 mai 2011, l’instruction permettait aux autorités pénitentiaires de placer les cellules sous vidéosurveillance 24 heures sur 24 sans que ce placement fût autorisé par une décision judiciaire ou par une décision du directeur de l’établissement pénitentiaire, ce qui portait selon lui atteinte au droit des détenus au respect de leur vie privée. Indiquant que le pouvoir de l’administration pénitentiaire de recourir aux systèmes de vidéosurveillance fonctionnant 24 heures sur 24 était conforme à l’article 83 du CESP, la Cour suprême a indiqué que l’arrêté no 166 (dsp) mis en cause par l’intéressé ne régissait pas « les modalités de l’utilisation de caméras vidéo dans la zone soumise au régime pénitentiaire ». Elle a ajouté que le placement d’un détenu sous vidéosurveillance n’était pas conditionné par l’adoption préalable d’une décision quelconque et que seule la notification du détenu concerné par cette mesure était nécessaire.
46. Par sa décision no APL14-240 du 19 juin 2014, la Cour suprême, statuant en instance d’appel, a confirmé la décision no AKPI14‑81 du 12 mars 2014. Faisant siennes les conclusions de la juge de première instance, elle a réitéré que la disposition litigieuse de l’arrêté no 166 (dsp) « consacrait des règles générales » qui visaient le contrôle du régime carcéral dans les maisons d’arrêt et dans les prisons mais « ne régissait pas les modalités de l’utilisation de caméras vidéo dans la zone soumise au régime pénitentiaire, y compris en ce qui concerne la vidéosurveillance du comportement des détenus dans les cellules ».
III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
47. Le passage pertinent de la Recommandation Rec(2003)23 du Comité des Ministres concernant la gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée, adoptée le 9 octobre 2003, se lit comme suit :
« Sécurité et sûreté en prison
18. a. Le maintien du contrôle en prison devrait être fondé sur le recours à la sécurité dynamique, c’est-à-dire le développement par le personnel de relations positives avec les détenus, basées sur la fermeté et la loyauté, accompagnées d’une connaissance de la situation individuelle des détenus et de tout risque que chacun d’entre eux peut présenter.
b. Lorsque des dispositifs techniques tels que systèmes d’alarme et télévisions en circuit fermé sont utilisés, ils devraient toujours l’être en complément aux méthodes de sécurité dynamique. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
48. Le requérant dénonce ses conditions de détention dans la maison d’arrêt SIZO‑2, ses conditions de transport vers et depuis le tribunal lors du procès pénal dirigé contre lui, ses conditions de détention dans les locaux de cette juridiction ainsi que celles dans la colonie pénitentiaire. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur les conditions de détention du requérant dans la maison d’arrêt SIZO‑2, les conditions de son transport vers et depuis le tribunal ainsi que les conditions de sa détention dans les locaux de celui-ci
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
49. Le Gouvernement indique tout d’abord que le requérant a été détenu dans la maison d’arrêt SIZO‑2 du 18 janvier au 18 juillet 2007 et du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011. Eu égard au laps de temps écoulé entre les deux périodes susmentionnées, il soutient que le grief du requérant quant aux conditions de sa détention pendant la période du 18 janvier au 18 juillet 2007 au sein de cet établissement est tardif car il aurait été introduit le 10 décembre 2010, soit plus de six mois après la fin de celle‑ci.
50. Le Gouvernement allègue ensuite que les cellules successivement occupées par le requérant au sein de la maison d’arrêt SIZO‑2 du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011 mesuraient 8,3 m², qu’elles étaient munies de deux ou de trois lits et qu’elles étaient équipées de tout le matériel et de toutes les commodités nécessaires (lavabo, table, etc.). Il indique que, pendant toute la période de la détention du requérant, les autres conditions matérielles de la détention de celui-ci, telles que la température, l’éclairage, l’humidité et l’état sanitaire des cellules ainsi que la possibilité de prendre une douche et de bénéficier d’une promenade quotidienne, étaient conformes aux normes nationales en vigueur.
51. Le Gouvernement argue enfin que le requérant a été transporté entre la maison d’arrêt SIZO‑2 et le tribunal dans des fourgons spécialisés et que le nombre de détenus transportés n’a jamais dépassé les limites imposées par les normes nationales en vigueur. Il soutient en outre que les conditions de détention de l’intéressé dans les locaux du tribunal étaient conformes à l’article 3 de la Convention.
b) Le requérant
52. Le requérant maintient son grief. Dans ses observations soumises le 23 octobre 2017 en réponse à celles du Gouvernement, il indique que, pendant la période du 18 janvier au 18 juillet 2007, il a été détenu dans une autre maison d’arrêt de la ville de Moscou où les conditions étaient en substance similaires à celles qu’il avait connues dans la maison d’arrêt SIZO‑2. Se référant à l’affaire Nedayborshch c. Russie (no 42255/04, § 25, 1er juillet 2010), il invite la Cour à tenir compte de la totalité de la période durant laquelle il a été détenu dans la maison d’arrêt SIZO‑2 aux fins de l’examen de la recevabilité de son grief tiré de l’article 3 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur la recevabilité
53. La Cour note que, dans sa requête introduite le 10 décembre 2010, le requérant ne s’est plaint que de ses conditions de détention dans la maison d’arrêt SIZO‑2 sans préciser que, du 18 juillet et 30 novembre 2007, il avait été transféré dans un autre établissement, et sans formuler de griefs quant à ses conditions de détention dans ce dernier établissement (paragraphe 28 ci‑dessus). Elle ne peut donc examiner les allégations du requérant formulées dans ses observations du 23 octobre 2017 (paragraphe 52 ci‑dessus) concernant la période de sa détention du 18 juillet et 30 novembre 2007 puisqu’elles ont été soumises plus de six mois après la fin de cette période. Par conséquent, conformément à sa jurisprudence en matière du calcul du délai de six mois dans les affaires relatives aux conditions de détention (Fetisov et autres c. Russie, no 43710/07 et 3 autres, §§ 72‑78, 17 janvier 2012), elle ne peut établir si les conditions de détention du requérant du 18 juillet et 30 novembre 2007 étaient en substance similaires à celles qu’il avait connues pendant la période du 18 janvier au 18 juillet 2007 dans la maison d’arrêt SIZO‑2.
54. La Cour estime donc que le grief du requérant tiré de l’article 3 de la Convention relatif à ses conditions de sa détention dans la maison d’arrêt SIZO‑2 pendant la période du 18 janvier au 18 juillet 2007 d’une part et dans une autre maison d’arrêt du 18 juillet au 30 novembre 2007 d’autre part, décrites dans ses observations du 23 octobre 2017, est tardif, car introduit plus six mois après la fin des périodes susmentionnées. Partant, il convient de rejeter cette partie du grief en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
55. Constatant que le restant du grief tiré de l’article 3 de la Convention concernant les conditions de détention du requérant dans la maison d’arrêt SIZO-2 pendant la période du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 1 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
b) Sur le fond
56. La Cour rappelle avoir déjà conclu dans de nombreuses affaires à la violation de l’article 3 de la Convention à raison des conditions de détention dans des maisons d’arrêt (voir, par exemple, Mayzit c. Russie, no 63378/00, §§ 34‑43, 20 janvier 2005, Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, §§ 160‑166, 10 janvier 2012, Kolunov c. Russie, no 26436/05, §§ 30-38, 9 octobre 2012, Zentsov et autres c. Russie, no 35297/05, §§ 38‑45, 23 octobre 2012, Vyatkin c. Russie, no 18813/06, §§ 36‑44, 11 avril 2013, et Dudchenko c. Russie, no 37717/05, §§ 116‑123, 7 novembre 2017) ainsi qu’à raison des conditions de transport de détenus (voir, par exemple, Svetlana Kazmina c. Russie, no 8609/04, §§ 76‑79, 2 décembre 2010, M.S. c. Russie, no 8589/08, §§ 71‑77, 10 juillet 2014, Yaroslav Belousov c. Russie, nos 2653/13 et 60980/14, §§ 103‑111, 4 octobre 2016, et Radzhab Magomedov c. Russie, no 20933/08, §§ 59‑62, 20 décembre 2016).
57. En l’occurrence, eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.
58. Elle relève notamment que le Gouvernement n’a pas soumis d’originaux des registres de détenus en ce qui concerne la description des conditions de détention du requérant à la maison d’arrêt SIZO-2 pendant la période du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011 (voir, a contrario, Radzhab Magomedov, précité, §§ 48‑49). Elle note que, en ce qui concerne les conditions de transport de ce dernier, le Gouvernement n’a pas fourni d’extraits des feuilles de route contenant les données relatives au nombre de personnes placées dans les fourgons utilisés pour le transport de l’intéressé (voir, dans le même sens, Yaroslav Belousov, précité, § 109, et Svetlana Kazmina, précité, § 77) et qu’il n’a pas non plus soumis de données relatives à la superficie des compartiments dans lesdits fourgons (voir, dans le même sens, Dudchenko, précité, § 129).
59. La Cour estime donc que le Gouvernement ne s’est pas acquitté de la charge de la preuve lui incombant et qu’il n’a pas réfuté les allégations du requérant selon lesquelles celui-ci a été détenu et transporté dans des conditions contraires à l’article 3 de la Convention (paragraphes 28 et 29 ci‑dessus).
60. Eu égard à sa large jurisprudence en la matière (paragraphe 56 ci‑dessus) et à ses conclusions quant au bien-fondé des allégations du requérant (paragraphe 59 ci-dessus), la Cour considère que les conditions de détention du requérant dans la maison d’arrêt SIZO-2 pendant la période du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011 ainsi que les conditions de son transport vers et depuis le tribunal pendant le procès pénal dirigé à son encontre ont constitué un traitement inhumain et dégradant. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
61. Ayant conclu à la violation de l’article 3 de la Convention à raison des conditions de détention du requérant dans la maison d’arrêt SIZO-2 du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011 ainsi qu’à raison des conditions de transport de l’intéressé vers et depuis le tribunal pendant le procès pénal dirigé à son encontre, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément la partie du grief concernant les conditions de détention de l’intéressé dans les locaux dudit tribunal (paragraphe 30 ci‑dessus).
B. Sur les conditions de détention du requérant dans la colonie pénitentiaire
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
62. Le Gouvernement indique que le requérant a été détenu dans la colonie pénitentiaire du 6 novembre 2011 au 25 novembre 2013 et que l’intéressé a été placé, au sein de cette colonie, dans la cellule no 66 située dans le bâtiment no 1. Il décrit comme suit les conditions de détention du requérant : la cellule mesurait 11,5 m² (10,7 m² en déduisant l’espace occupé par les sanitaires), elle comptait deux lits superposés, une table, un lavabo, un WC ; le nombre de détenus n’a jamais été supérieur au nombre de lits ; les toilettes se trouvaient à côté de l’entrée de la cellule et étaient séparées du reste de celle-ci par un mur en briques de 1,2 mètre de hauteur muni d’un portillon ; la table se trouvait en face des lits, à une distance de 1 mètre ; la température dans la cellule était de 21o C ; la cellule était éclairée par deux ampoules, de 100 et 40 watts respectivement, et celle de 40 watts restait allumée la nuit ; la fenêtre mesurait 0,6 x 1 m ; la cellule était ventilée par un système de ventilation mécaniquement contrôlée ainsi que par la fenêtre. Le Gouvernement indique en outre que le requérant bénéficiait de promenades dans des cours aménagées en plein air d’une superficie de 8 m².
63. À l’appui de sa version, le Gouvernement a soumis les documents suivants :
– des attestations de l’administration de la colonie pénitentiaire établies le 14 mars 2017 portant sur les conditions de détention du requérant telles qu’il les a décrites au paragraphe 62 ci‑dessus ;
– des extraits du registre de l’état sanitaire de la colonie pénitentiaire pour la période du 1er janvier 2011 au 6 décembre 2013 ;
– un extrait du plan technique du bâtiment dans lequel se trouvait la cellule no 66 et une explication de ce plan ;
– des photos de la cellule no 66 prises à une date non spécifiée et certifiées par le directeur de la colonie pénitentiaire ;
– des copies de contrats conclus par l’administration de la colonie pénitentiaire pour des services de dératisation pour les années 2011‑2013.
b) Le requérant
64. Dans ses observations du 23 octobre 2017, le requérant a détaillé son grief quant aux conditions de détention dans la colonie pénitentiaire. Il décrit ces conditions de détention comme suit : du 6 au 13 novembre 2011, il a été détenu seul dans une cellule de quarantaine dans le bâtiment no 2 ; du 13 au 18 novembre 2011, il a été détenu seul dans une cellule ordinaire dans le bâtiment no 1 ; le 13 novembre 2011, il a été placé avec deux autres détenus, O.D. et D., dans une cellule mesurant 14 m² située au rez‑de‑chaussée du bâtiment no 1 et y est resté six mois ; il a été ensuite transféré dans une autre cellule mesurant 8,2 m² et située au rez‑de‑chaussée du bâtiment no 2 dans laquelle il a été détenu avec une autre personne, F.D., jusqu’au 25 novembre 2013.
65. S’agissant des photos de la cellule no 66 soumises par le Gouvernement, le requérant indique que, pendant son séjour dans ladite cellule, il n’y avait pas de récipients d’eau potable ni d’interphone dans celle-ci. Il soutient également que la puissance des ampoules ne dépassait pas 60 watts.
66. À l’appui de sa version, le requérant a soumis les documents suivants :
– une lettre rédigée le 7 décembre 2012 par B., membre d’une organisation non gouvernementale et défenseur du requérant, dans laquelle celui-ci faisait part de ses observations sur l’état des cellules dans la colonie pénitentiaire lors de sa visite du requérant du 9 octobre 2012 ;
– une lettre rédigée le 5 décembre 2012 par F., l’un des avocats du requérant, dans laquelle celui-ci décrivait ses observations sur l’état des cellules dans la colonie pénitentiaire lors de ses visites du requérant à partir du mois de novembre 2011.
2. Appréciation de la Cour
67. La Cour observe que les parties sont en désaccord sur plusieurs aspects des conditions de détention du requérant et notamment sur le nombre de cellules dans lesquelles le requérant a été détenu, les périodes durant lesquelles il y a été détenu et le nombre de ses codétenus. Cependant, elle considère qu’il n’est pas nécessaire d’établir la véracité de chaque élément litigieux car elle estime que le grief est manifestement mal fondé pour les motifs suivants.
68. La Cour rappelle qu’elle tient particulièrement compte des difficultés objectives auxquelles se heurtent les requérants lorsqu’il leur faut recueillir des preuves à l’appui de leurs allégations relatives à leurs conditions de détention, mais que les intéressés doivent toutefois fournir un récit détaillé et cohérent des circonstances dont ils se plaignent (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 127, 20 octobre 2016). Lorsque la description faite des conditions de détention supposément dégradantes est crédible et raisonnablement détaillée, de sorte qu’elle constitue un commencement de preuve d’un mauvais traitement, la charge de la preuve est transférée au gouvernement défendeur, qui est le seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou d’infirmer les allégations du requérant. Le gouvernement défendeur doit alors, notamment, recueillir et produire les documents pertinents et fournir une description détaillée des conditions de détention du requérant (ibidem).
69. En l’espèce, la Cour relève que, dans ses observations du 23 octobre 2017, le requérant n’a pas contesté l’allégation du Gouvernement selon laquelle il avait été détenu dans la cellule no 66 du bâtiment no 1 de la colonie pénitentiaire et qu’il n’a pas non plus remis en cause l’authenticité des photos de cette cellule soumises par le Gouvernement (paragraphes 62 et 64 ci‑dessus). Elle note que la seule contestation du requérant quant à ces photos concernait le fait que, lors de son séjour dans la cellule en question, il n’y aurait pas eu de récipient d’eau potable ni d’interphone (paragraphes 65 ci‑dessus). Elle constate que le requérant n’a pas non plus contesté l’authenticité des plans techniques soumis par le Gouvernement et l’assertion de celui‑ci selon laquelle la cellule no 66 mesurait 11,5 m² et que l’intéressé y disposait de 10,7 m² d’espace personnel (paragraphes 63‑64 ci‑dessus). Cependant, elle note que, tout en reconnaissant avoir été détenu dans la cellule no 66 dans le bâtiment no 1, le requérant soutient en même temps que, à partir du mois de mai 2012, il a été détenu dans une cellule qui aurait mesuré 8,2 m² dans le bâtiment no 2, et ce jusqu’au 25 novembre 2013 (paragraphe 64 ci‑dessus). Or la Cour estime que le requérant se contredit sans pour autant donner une explication suffisante quant à ces incohérences dans le descriptif des conditions de sa détention.
70. La Cour note ensuite que le requérant ne précise ni dans son formulaire de requête du 12 avril 2012 ni dans ses observations du 23 octobre 2017, le numéro des cellules dans lesquelles il aurait été placé pendant les six premiers mois de sa détention dans la colonie pénitentiaire. Qui plus est, s’agissant de cette même période de sa détention, dans son formulaire de requête du 12 avril 2012, le requérant soutient que la cellule mesurait 12 m² et disposait de trois lits alors que, dans ses observations du 23 octobre 2017, il indique que la cellule mesurait 14 m² et comptait quatre lits (paragraphes 32 et 64 ci‑dessus). Quant aux lettres soumises par le requérant à l’appui de ses allégations (paragraphe 66 ci‑dessus), la Cour relève qu’elles ne contiennent pas de données quant aux numéros des cellules dans lesquelles l’intéressé aurait été détenu, quant à leur emplacement au sein de la colonie pénitentiaire ni au nombre de personnes qui y auraient été détenues avec lui.
71. La Cour estime par conséquent que le requérant a failli à présenter une description concordante et cohérente de ses conditions de détention au sein de la colonie pénitentiaire et que, dans les circonstances de l’espèce, il n’y a pas lieu de transférer la charge de la preuve au Gouvernement. Il s’ensuit que cette partie du grief tiré de l’article 3 de la Convention est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
72. Le requérant allègue également que la durée de sa détention provisoire n’a pas été raisonnable au sens de l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
A. Thèses des parties
73. Le Gouvernement argue que le requérant était accusé d’infractions particulièrement graves commises en bande organisée, ce qui nécessitait selon lui une réponse adéquate des juridictions nationales. Outre la gravité des charges, les juridictions nationales auraient également pris en compte les risques que l’intéressé se soustraie à l’enquête, fasse pression sur les témoins, détruise des preuves ou entrave l’enquête d’une autre manière. Le Gouvernement indique également que l’affaire pénale menée à l’encontre de l’intéressé était particulièrement complexe : il y avait treize accusés, les faits incriminés avaient eu lieu dans plusieurs régions du pays ainsi qu’en Biélorussie, les autorités d’investigation avaient besoin de procéder à plusieurs mesures d’instruction et devaient s’assurer que tous les accusés et leurs avocats prennent connaissance du dossier pénal.
74. Le requérant maintient son grief et allègue que, pour prolonger sa détention provisoire, les tribunaux internes se sont constamment référés à la gravité des charges pesant à son encontre et au risque de fuite, d’entrave à la justice ou de pressions sur les témoins ou sur les autres parties à la procédure pénale, et ce, selon lui, sans étayer ces motifs par des faits concrets.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
75. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
76. La Cour note que la détention provisoire du requérant a duré du 16 janvier 2007 au 28 décembre 2010, date à laquelle ce dernier a été condamné par le tribunal de première instance. La durée globale de la détention au sens de l’article 5 § 3 de la Convention a donc été de trois ans, onze mois et douze jours. Eu égard à la durée considérable de cette période et à la présomption en faveur d’une libération, la Cour estime que les juridictions internes devaient invoquer des motifs convaincants pour prolonger la détention de l’intéressé (Stepan Zimin c. Russie, nos 63686/13, 60894/14, § 55, 30 janvier 2018).
77. En l’espèce, la Cour constate que les décisions prorogeant la détention provisoire du requérant étaient rédigées en des termes stéréotypés et n’étaient basées sur aucun élément factuel concret. Les tribunaux internes ont maintenu le requérant en détention provisoire en se référant principalement à la gravité des charges dirigées à son encontre ainsi qu’à la complexité de l’affaire pénale (paragraphes 9‑10, 12‑13 et 16 ci‑dessus).
78. La Cour rappelle que la gravité des charges ne peut, à elle seule, être le motif de la prolongation de la détention d’une personne à un stade avancé de la procédure (Kučera c. Slovaquie, no 48666/99, § 94, 17 juillet 2007). Quant à la complexité de l’affaire pénale, elle note que cet élément peut être pertinent, notamment dans des affaires concernant la criminalité organisée (voir, par exemple, Mkhitaryan c. Russie, no 46108/11, §§ 98‑99, 5 février 2013, et Podeschi c. Saint-Marin, no 66357/14, §§ 147‑148, 13 avril 2017). Toutefois, elle estime que, en l’espèce, après la fixation des preuves et le renvoi de l’affaire pénale en jugement, cet élément n’était plus suffisant pour maintenir le requérant en détention en l’absence d’autres éléments concrets démontrant le risque d’entrave au cours de la justice lié au crime organisé (voir, dans le même sens, Qing c. Portugal, no 69861/11, §§ 65‑66, 5 novembre 2015, et, a contrario, Podeschi, précité, §§ 151‑152). Or elle constate que, après la fin de l’enquête préliminaire, c’est-à-dire après le 14 mai 2008, les juridictions nationales ont maintenu le requérant en détention provisoire pendant au moins deux ans et sept mois en se référant toujours aux mêmes motifs et sans s’appuyer sur des éléments factuels concrets. Elle note que, de plus, leurs décisions étaient « collectives » dans le sens où elles ont été adoptées à l’égard de l’intéressé et de plusieurs coaccusés à la fois.
79. La Cour a souvent conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention dans les affaires où les tribunaux internes avaient maintenu le requérant en détention en invoquant essentiellement la gravité des charges et en recourant à des formules stéréotypées sans évoquer de faits précis ou sans envisager d’autres mesures préventives (Lamazhyk c. Russie, no 20571/04, §§ 88‑98, 30 juillet 2009, Romanova c. Russie, no 23215/02, §§ 121‑133, 11 octobre 2011, Dirdizov c. Russie, no 41461/10, §§ 108‑111, 27 novembre 2012, Korkin c. Russie, no 48416/09, §§ 88‑96, 12 novembre 2015, et G. c. Russie, no 42526/07, §§ 114‑119, 21 juin 2016). Dans la présente affaire, rien ne lui permet de parvenir à une conclusion différente.
80. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que, en s’appuyant essentiellement et systématiquement sur la gravité des charges à l’encontre du requérant, les autorités ont maintenu ce dernier en détention provisoire pendant plus de trois ans pour des motifs qui ne sauraient être considérés comme « suffisants » pour justifier la durée de cette détention.
81. Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de rechercher si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Dolgova c. Russie, no 11886/05, § 50, 2 mars 2006). Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
82. Le requérant dénonce une atteinte à son droit de voir sa cause être entendue équitablement et publiquement. Il soutient notamment que la décision du tribunal portant sur l’examen de l’affaire pénale à huis clos était déraisonnable au motif que les éléments portant la mention « très secret » ne représentaient que quatre documents sur les plus de cent volumes qu’aurait comportés le dossier pénal. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi rédigé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »
A. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
83. Le Gouvernement argue que le requérant n’a pas contesté la décision du 24 juin 2009 par laquelle la juridiction du fond avait décidé de tenir le procès à huis clos. Il invite la Cour à rejeter le grief de l’intéressé pour non‑épuisement des voies de recours internes.
2. Le requérant
84. S’agissant de l’exception d’irrecevabilité tiré du non‑épuisement des voies de recours internes, le requérant indique qu’une décision du tribunal prise à l’issue de l’audience préliminaire conformément à l’article 236 du CPP n’est susceptible d’appel que dans sa partie portant sur l’application d’une mesure restrictive de liberté à l’égard de l’accusé ou dans le cas où la décision en question met fin aux poursuites pénales dirigées contre ce dernier. Il argue par conséquent qu’il n’a pas interjeté appel de la décision interlocutoire invoquée par le Gouvernement et note que celui‑ci n’a démontré l’effectivité de la voie de recours suggérée ni en théorie ni en pratique, ayant omis de produire des exemples de décisions judiciaires pertinentes.
85. Se référant ensuite à la jurisprudence de la Cour en matière de publicité de la procédure judiciaire (Belachev c. Russie, no 28617/03, § 83, 4 décembre 2008, Romanova c. Russie, précité, § 155, 11 octobre 2011, et Pichugin c. Russie, no 38623/03, § 187, 23 octobre 2012 et autres), le requérant soutient que les décisions du tribunal de première instance du 24 juin 2009 et du 19 mai 2010 portant sur l’exclusion du public des débats ne font apparaître aucune mise en balance du principe de publicité des débats et des impératifs de protection de l’ordre public et de la sécurité nationale. Il argue notamment que les quatre documents portant la mention « très secret » auxquels le tribunal aurait fait référence concernaient uniquement le chef d’accusation lié à la tentative de transmission d’un pot‑de-vin, et en particulier des mesures opérationnelles d’investigation menées par les autorités d’enquête à cet égard, alors que le reste du dossier aurait comporté plus de cent volumes de deux cents pages non classifiées chacun. Il allègue que le tribunal n’a finalement pas examiné les documents litigieux en audience judiciaire et qu’il ne s’y est pas référé dans le jugement du 28 décembre 2010. Il soutient par conséquent que l’exclusion du public des débats n’a pas été « strictement nécessaire » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
86. La Cour rappelle que la règle relative à l’épuisement des voies de recours internes vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi beaucoup d’autres, Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 75, CEDH 2011 (extraits)).
87. En l’espèce, elle note d’emblée que le procès pénal dirigé à l’encontre du requérant a repris dès le début à partir du 19 mai 2010, date à laquelle le tribunal de première instance a tenu une nouvelle audience préliminaire (paragraphe 22 ci‑dessus). La référence du Gouvernement à la décision du tribunal du 24 juin 2009 n’est donc pas pertinente puisque celle‑ci concernait la première partie du procès dont les effets juridiques avaient cessé d’exister à partir du 19 mai 2010.
88. En tout état de cause, le Gouvernement n’a cité aucune disposition du droit interne qui aurait permis à l’intéressé de contester tant la décision du tribunal de première instance du 24 juin 2009 que celle du 19 mai 2010 dans leurs parties portant sur la tenue du procès à huis clos. À l’instar du requérant, la Cour estime que, par le jeu combiné des articles 227, 231 et 236 § 7 du CPP en vigueur au moment des faits (paragraphes 35‑37 ci‑dessus), les décisions susmentionnées n’étaient pas susceptibles d’appel interlocutoire dans leurs parties portant sur la tenue du procès à huis clos.
89. Elle relève en outre que, lors de l’audience du 19 mai 2010, le requérant s’est opposé à l’exclusion du public du prétoire pour toute la durée du procès (paragraphe 21 ci‑dessus) et qu’il a soulevé le grief tiré de l’absence de publicité des débats dans son appel formé contre le jugement du 28 décembre 2010 (paragraphe 25 ci‑dessus). Elle observe enfin que la Cour suprême de la Fédération de Russie a examiné le grief en question sur le fond (paragraphe 26 ci‑dessus). Le requérant a donc donné aux juridictions nationales l’occasion d’examiner le grief tiré de l’absence de publicité du procès pénal dirigé à son encontre et de réparer la violation alléguée. Dès lors, la Cour rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
90. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 1 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
91. La Cour rappelle avoir déjà conclu dans de nombreuses affaires à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention après avoir constaté que les juridictions internes avaient ordonné l’exclusion du public des débats en raison d’une simple présence de documents classifiés dans un dossier judiciaire sans aucune évaluation de la nécessité d’une telle exclusion par la mise en balance du principe de publicité des débats et des impératifs de protection de l’ordre public et de la sécurité nationale (Belashev, précité, §§ 84 et 88, Romanova, précité, §§ 156 et 160, Raks c. Russie, no 20702/04, §§ 47 et 51, 11 octobre 2011, Pichugin, précité, §§ 188 et 192, et Sheynoyev c. Russie [comité], no 65783/09, §§ 14‑16, 25 septembre 2018).
92. En l’occurrence, eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.
93. En effet, le Gouvernement n’a pas contesté l’allégation du requérant selon laquelle il n’y avait que quatre documents portant la mention « très secret » sur les centaines que comptait le dossier pénal (paragraphe 85 ci‑dessus). La Cour considère que, si les autorités pouvaient en principe avoir un intérêt légitime à préserver la confidentialité des documents classifiés, qui concernaient apparemment les méthodes utilisées par les autorités d’enquête dans la lutte contre la criminalité, le tribunal de première instance devait considérer de manière spécifique si une exclusion du public des débats était nécessaire à la protection d’un intérêt public et la limiter à ce qui était strictement nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi. Or, en adoptant sa décision du 19 mai 2010, le tribunal de première instance a décidé de tenir l’intégralité du procès pénal à huis clos du fait de la simple production au dossier de documents classifiés (paragraphe 22 ci‑dessus). Le tribunal n’a pas motivé sa décision afin de démontrer que les documents en question étaient liés à l’objet de la procédure et que leur présence était par conséquent indispensable. La Cour prend note à cet égard de l’allégation du requérant, non contestée par le Gouvernement, que le tribunal n’a finalement pas examiné ces documents en audience judiciaire et ne s’est pas fondé sur ceux-ci dans le jugement de condamnation de l’intéressé (paragraphe 85 ci‑dessus). Enfin, la Cour note que le tribunal de première instance n’a pas non plus envisagé de prendre des mesures pour limiter les effets de l’absence de publicité, par exemple en limitant l’accès aux documents litigieux uniquement et en tenant à huis clos seulement certaines audiences, alors que cette dernière possibilité était expressément prévue par l’article 241 § 3 du CPP (paragraphe 35 ci‑dessus). Par conséquent, la Cour estime que l’exclusion du public du procès dirigé à l’encontre du requérant devant le tribunal de première instance ne pouvait pas passer pour justifiée au regard des circonstances de l’espèce.
94. Enfin, la Cour rappelle qu’une juridiction supérieure peut, dans certains cas, effacer le vice dont était entachée la procédure devant le tribunal de première instance (Riepan c. Autriche, no 35115/97, § 40, CEDH 2000‑XII). Elle a notamment admis qu’il pouvait être remédié à un défaut de publicité du tribunal de première instance par l’instance d’appel si cette dernière procédait à un réexamen complet de l’affaire de sorte que l’ensemble de preuves soit produit en présence de l’accusé, dans le cadre d’une audience publique et contradictoire (Riepan, précité, § 41, Krestovskiy c. Russie, no 14040/03, §§ 34‑35, 28 octobre 2010, et Sheynoyev, précité, § 15). Or la Cour suprême de la Fédération de Russie n’a pas procédé à un tel réexamen et n’a donc pas remédié au défaut de publicité du procès pénal devant le tribunal de première instance.
95. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
96. Le requérant se plaint également d’une violation de son droit au respect de sa vie privée et familiale en raison du nombre limité de visites qu’il aurait reçues dans la colonie pénitentiaire, de l’interdiction qui lui aurait été faite de téléphoner à ses proches ainsi que des modalités des visites en question. Il dénonce à cet égard l’impossibilité d’avoir des contacts physiques avec ses proches et l’absence d’intimité. Il se plaint en outre d’une violation de son droit au respect de sa vie privée en raison de la présence de dispositifs de vidéosurveillance dans la cellule qu’il occupait dans la colonie pénitentiaire. Il invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur l’aspect du grief relatif à l’exercice par le requérant du droit de recevoir des visites au sein de la colonie pénitentiaire
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
97. Le Gouvernement soutient que, pendant la période de détention du requérant au sein de la colonie pénitentiaire, celui-ci a bénéficié de 111 visites de ses avocats et de ses proches. Eu égard à ces données, il allègue que le grief du requérant est dénué de fondement.
98. À l’appui de sa thèse, le Gouvernement a soumis diverses attestations établies le 14 mars 2017 par l’administration de la colonie pénitentiaire en question. Il ressort de ces attestations que, pendant la période du 6 novembre 2011 au 25 novembre 2013, le requérant :
– a obtenu quatre visites courtes de ses proches, de quatre heures chacune, ses parents lui ayant rendu visite le 3 février 2012 et les 9 mars et 9 septembre 2013 et sa mère et sa belle-mère le 6 septembre 2012 ;
– a obtenu, à des dates différentes, 107 visites de la part de ses avocats et défenseurs dont la durée aurait varié entre une et quatre heures ;
– a envoyé 93 lettres et a reçu 86 lettres de la part de divers proches et amis et notamment de son épouse, de ses filles, de ses parents et de ses oncles et tantes ;
– n’a bénéficié ni de visites longues ni de conversations téléphoniques.
99. Il ressort également de ces attestations que, le 25 novembre 2013, le requérant a été transféré pour purger sa peine de réclusion à perpétuité dans une autre colonie pénitentiaire à régime spécial, située dans la région de Perm.
b) Le requérant
100. Le requérant indique d’abord que son cercle familial intime était composé de son épouse, de ses deux filles, mineures à l’époque des faits, ainsi que de ses parents. Il soutient que, en tant que personne condamnée à la réclusion à perpétuité et placée dans une colonie pénitentiaire à régime spécial, il ne pouvait bénéficier que de deux visites courtes de ses proches par an et n’avait pas la possibilité de recevoir des visites longues. Il ajoute que, compte tenu de l’extrême rareté des visites courtes autorisées, son épouse et ses filles ont dû renoncer à leur droit de visite au profit de ses parents.
101. Le requérant indique que ses proches, et notamment ses parents, n’ont bénéficié que de quatre des 111 visites figurant sur la liste soumise par le Gouvernement et que le reste des visites qu’il avait reçues étaient celles de ses avocats qui, conformément à la législation en vigueur, pouvaient en bénéficier sans limitation de nombre. En ce qui concerne les modalités des visites courtes obtenues par ses parents, l’intéressé déplore la brièveté des visites et les dispositions excluant toute intimité et tout contact physique, telles que la présence d’un gardien de prison et la séparation des visiteurs par une paroi empêchant tout contact physique. Le requérant indique qu’il n’avait pas la possibilité d’avoir des conversations téléphoniques ni avec ses proches ni avec ses avocats. Il allègue enfin que sa correspondance écrite a souvent été envoyée avec du retard et qu’elle a parfois été perdue.
102. S’appuyant largement sur l’arrêt de Grande Chambre de la Cour rendu dans l’affaire Khoroshenko précitée, le requérant soutient que les restrictions aux possibilités de recevoir des visites de ses proches et à ses relations avec le monde extérieur décrites ci‑dessus ont constitué une ingérence disproportionnée dans son droit au respect de sa « vie privée » et de sa « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur la recevabilité
103. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
b) Sur le fond
104. La Cour note d’emblée que, dans son formulaire de requête soumis le 12 avril 2012 ainsi que dans ses observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire soumises le 23 octobre 2017, le requérant n’a dénoncé que les restrictions imposées à son droit de visite et à ses contacts avec le monde extérieur lors de sa détention au sein de la colonie pénitentiaire no IK‑1 de la région de Mordovie (paragraphes 34 et 100‑102 ci‑dessus). Il n’a pas développé son grief quant à la période postérieure au 25 novembre 2013, date à laquelle il a été transféré dans une autre colonie pénitentiaire (paragraphe 99 ci‑dessus). Compte tenu des allégations factuelles ainsi formulées par le requérant et eu égard aux principes en matière de délimitation de l’objet d’une affaire qui lui est « soumise » (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 101‑127, 20 mars 2018), la Cour estime que la portée de cette partie du grief tiré de l’article 8 de la Convention ne concerne que la détention du requérant au sein de la colonie pénitentiaire à régime spécial no IK‑1 de la région de Mordovie du 6 novembre 2011 au 25 novembre 2013.
105. La Cour note ensuite que le requérant, en tant que détenu condamné à perpétuité, a été placé au sein de la colonie pénitentiaire précitée, où il a été soumis au régime de détention strict. Elle constate que, du 6 novembre 2011 au 25 novembre 2013, l’intéressé a pu maintenir des relations avec le monde extérieur par correspondance, mais que toutes les autres formes de contact étaient soumises à des restrictions.
106. La Cour rappelle que, dans son arrêt Khoroshenko précité, après avoir examiné la même combinaison de diverses restrictions sévères et durables apportées à la possibilité pour le requérant de recevoir des visites en prison et de maintenir le contact avec le monde extérieur (Khoroshenko, précité, §§ 127‑130), elle a conclu à la violation du droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention à raison de l’application à l’intéressé des restrictions en question (idem, §§ 131‑149).
107. En l’occurrence, eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.
108. En effet, il ressort des documents soumis par le Gouvernement que l’intéressé n’a reçu qu’une visite de ses proches tous les six mois, ces visites étant limitées à quatre heures et à deux visiteurs adultes (paragraphe 99 ci‑dessus). Le Gouvernement n’a par ailleurs pas contesté l’allégation du requérant selon laquelle, pendant lesdites visites, celui-ci était séparé de ses visiteurs par une paroi empêchant tout contact physique et un gardien se trouvait à tout moment à portée d’ouïe (paragraphes 34 et 101 ci‑dessus). En ce qui concerne la possibilité pour le requérant de recevoir plusieurs visites de ses avocats et défenseurs, la Cour estime qu’elles ne peuvent combler le manque de contacts de l’intéressé avec ses proches.
109. Partant, il y a eu violation du droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention à raison des restrictions apportées à la possibilité pour l’intéressé de recevoir des visites familiales au sein de la colonie pénitentiaire du 6 novembre 2011 au 25 novembre 2013.
B. Sur l’aspect du grief relatif à la vidéosurveillance de la cellule du requérant au sein de la colonie pénitentiaire no IK-1 de la région de Mordovie
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
110. Le Gouvernement indique que la cellule dans laquelle le requérant avait été placé au sein de la colonie pénitentiaire était équipée d’un dispositif de vidéosurveillance permanente. Il ajoute toutefois que les sanitaires n’étaient pas inclus dans la zone visuellement contrôlée, préservant ainsi l’intimité de l’intéressé lors de l’utilisation des toilettes. Il reconnaît ensuite que le placement du requérant sous vidéosurveillance permanente a constitué une ingérence dans la vie privée de celui-ci mais soutient que pareille ingérence était prévue par la loi, poursuivait plusieurs buts légitimes et était proportionnelle aux buts poursuivis.
111. S’agissant de la légalité de la mesure litigieuse, le Gouvernement indique que la vidéosurveillance au sein des établissements pénitentiaires est prévue, en ce qui concerne les personnes suspectées ou accusées d’infractions pénales et placées en détention provisoire, par l’article 34 de la loi no103-FZ du 15 juillet 1995, et, en ce qui concerne les détenus condamnés purgeant une peine privative de liberté – par l’article 83 du CESP.
112. Le Gouvernement soutient ensuite que la mesure litigieuse vise la protection de la sécurité et de l’intégrité physique des détenus ainsi le contrôle du respect par ceux-ci du régime carcéral. Plus particulièrement, le premier but poursuivi par les autorités internes serait la prévention des risques d’évasion. Le Gouvernement indique que, avant l’installation de systèmes de vidéosurveillance, il y a aurait eu dix cas d’évasion en 2010 dont sept dans des maisons d’arrêt, sept en 2011 et vingt-sept en 2013. Le deuxième but de la mesure en cause serait la prévention de la commission d’infractions non seulement par les détenus eux‑mêmes mais également à leur encontre. Le Gouvernement se réfère à cet égard à l’affaire Buntov c. Russie (no 27026/10, 5 juin 2012) dans laquelle le requérant aurait refusé d’accéder à la cour de promenade en prison pendant plusieurs semaines au motif qu’il avait peur d’être agressé par des codétenus. Le troisième but visé par la vidéosurveillance serait la supervision du comportement des personnes se trouvant sous le contrôle des autorités, supervision dont la nécessité aurait été soulignée par la Cour elle‑même dans l’arrêt Troubnikov c. Russie (no 49790/99, 5 juillet 2005). Le Gouvernement cite à cet égard la Recommandation Rec(2003)23 du Comité des Ministres (paragraphe 47 ci‑dessus).
113. Le Gouvernement se réfère en outre à la décision Van der Graaf c. Pays-Bas ((déc.) no 8704/03, 1er juin 2004) en tant qu’exemple de la jurisprudence de la Cour dans laquelle celle-ci a conclu que le fait de placer le requérant sous vidéosurveillance permanente constituait une ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé au respect de sa vie privée mais que, toutefois, la mesure poursuivait le but légitime d’empêcher le requérant de s’évader ou de nuire à sa santé et était proportionnelle au but poursuivi.
114. Enfin, s’agissant de la question de savoir si le requérant disposait d’un recours interne effectif pour se plaindre de la vidéosurveillance de la cellule qu’il occupait dans la colonie pénitentiaire, le Gouvernement argue que l’intéressé aurait pu saisir la justice s’il estimait que ses droits étaient lésés.
b) Le requérant
115. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement quant aux buts de l’ingérence dans sa vie privée et quant à la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but poursuivi.
116. S’agissants des buts de l’ingérence, le requérant indique que les données statistiques soumises par le Gouvernement démontrent l’absence de corrélation entre le but de la prévention des risques d’évasion et la mise en place de la vidéosurveillance car, selon les données fournies, le nombre d’évasions pendant la période allant de 2010 à 2013 n’aurait fait que croître. En ce qui concerne le but de la protection de l’intégrité physique, il soutient que les références à la jurisprudence de la Cour citées par le Gouvernement à cet égard ne sont pas pertinentes : il n’aurait jamais été signalé en tant que personne ayant des tendances suicidaires, contrairement au requérant dans l’affaire Trubnikov précitée, et il n’aurait jamais été en conflit avec ses codétenus de sorte que sa sécurité à l’intérieur de la cellule ou à l’extérieur de celle‑ci aurait été compromise, contrairement au requérant dans l’affaire Buntov précitée.
117. Le requérant indique ensuite que, contrairement à la situation du requérant dans l’affaire Van der Graaf précitée, qui a été placé sous vidéosurveillance sur avis motivé d’un psychiatre et pour une période de durée limitée dont la reconduite était régulièrement contrôlée par les autorités internes, son placement sous vidéosurveillance découlait d’une disposition légale générale et n’était pas basé sur l’appréciation personnalisée de sa situation. Il allègue enfin qu’il n’a pas été informé par l’administration pénitentiaire des modalités de la vidéosurveillance effectuée, de l’identité des personnes ayant accès aux enregistrements effectués ni de la durée desdits enregistrements.
118. Enfin, le requérant soutient qu’il n’existe aucun recours interne effectif, en théorie comme en pratique, par lequel il aurait pu contester son placement sous vidéosurveillance, cette mesure découlant directement de l’article 83 du CESP.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur la recevabilité
119. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
b) Sur le fond
120. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante les détenus en général continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté lorsqu’une détention régulière entre expressément dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention (Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 69, CEDH 2005‑IX). Alors que la détention, comme toute autre mesure privative de liberté, entraîne par nature des restrictions à la vie privée et familiale, les personnes privées de leur liberté ne perdent pas leurs droits garantis par la Convention, y compris le droit au respect de leur vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention, de sorte que toute restriction à ce droit doit être justifiée dans chaque cas (Khoroshenko, précité, §§ 106 et 116-117).
121. La Cour a par ailleurs tenu que le placement d’un détenu sous vidéosurveillance permanente constituait une grave ingérence dans sa vie privée et entrait de ce fait dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention (Van der Graaf, décision précitée, et Vasilică Mocanu c. Roumanie, no 43545/13, § 36, 6 décembre 2016).
122. En l’espèce, la Cour note que le Gouvernement a confirmé que la cellule dans laquelle le requérant a été placé au sein de la colonie pénitentiaire était équipée d’un dispositif de vidéosurveillance permanente (paragraphe 110 ci‑dessus). Compte tenu de cette confirmation et eu égard à sa jurisprudence citée au paragraphe 120 ci‑dessus, elle estime que l’article 8 de la Convention trouve donc à s’appliquer aux faits de la cause.
123. La Cour observe ensuite qu’il n’est pas non plus contesté par le Gouvernement que le placement du requérant sous vidéosurveillance a constitué une ingérence dans la vie privée de l’intéressé (paragraphe 110 ci‑dessus). Elle rappelle que pareille ingérence méconnaît l’article 8 § 2 de la Convention sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs buts légitimes et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre (Vasilică Mocanu, précité, § 37).
124. La Cour constate que la base légale invoquée par le Gouvernement est constituée principalement de l’article 83 du CESP puisque le requérant était un détenu condamné et qu’il purgeait une peine de réclusion à vie. Elle note que les dispositions de la loi no103-FZ du 15 juillet 1995 n’étaient pas applicables au cas du requérant car elles ne concernaient que les personnes suspectées ou accusées d’infractions pénales et placées en détention provisoire. Dans ce contexte, elle rappelle avoir récemment trouvé que l’ordre juridique russe, et notamment l’article 83 du CESP, manque de clarté quant aux pouvoirs dont il investit les autorités pénitentiaires en matière de vidéosurveillance de détenus (Gorlov et autres c. Russie, nos 27057/06 et 2 autres, §§ 81‑100, 2 juillet 2019, non définitif).
125. En l’espèce, le Gouvernement n’a pas développé davantage sa thèse relative à la base légale de l’ingérence dans la vie privée du requérant, notamment quant au cadre législatif ou réglementaire prévu au paragraphe 3 de l’article 83 du CESP qui doit concrétiser la portée de celui-ci (paragraphe 39 ci‑dessus).
126. La Cour note que, si l’article 83 du CESP prévoit expressément le droit de l’administration d’un établissement pénitentiaire d’utiliser des moyens audiovisuels, électroniques et d’autres moyens techniques aux fins de la surveillance de détenus, il ne contient pas de liste desdits moyens et ne précise pas non plus les modalités de leur utilisation (paragraphe 39 ci‑dessus). La seule modalité de l’exercice du droit précité dont le paragraphe 2 dudit article investit l’administration pénitentiaire concerne l’obligation de celle‑ci d’informer la personne concernée de sa mise sous surveillance. Or, en l’espèce, le Gouvernement n’a pas allégué que le requérant s’était vu notifier une instruction quelconque relative à la vidéosurveillance des personnes condamnées à la réclusion à perpétuité.
127. Eu égard aux arguments des parties et aux éléments du dossier dont elle dispose, la Cour estime que la loi nationale invoquée par le Gouvernement en tant que base légale de l’ingérence, et notamment l’article 83 du CESP, manque de clarté quant aux pouvoirs dont elle investit les autorités pénitentiaires en matière de vidéosurveillance de détenus. Elle note que le Gouvernement n’a pas démontré que d’autres dispositions du droit interne, par exemple, les arrêtés nos 166 (dsp), 204 (dsp) ou 252 (dsp) adoptés par le ministère de la Justice, comblent ce manque de clarté. Par ailleurs, la Cour relève que, d’après la jurisprudence de la Cour suprême, l’arrêté no 166 (dsp), modifiant l’arrêté no 204 (dsp), consacrait des règles générales qui visaient le contrôle du régime carcéral dans les maisons d’arrêt et dans les prisons mais « ne régissait pas les modalités de l’utilisation de caméras vidéo dans la zone soumise au régime pénitentiaire, y compris en ce qui concerne la vidéosurveillance du comportement des détenus dans les cellules » (paragraphes 45‑46 ci‑dessus).
128. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le droit interne ne définit pas l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir discrétionnaire des autorités internes avec une clarté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire. En effet, il ne permet pas de déterminer si la marge d’appréciation des autorités internes quant aux procédures de déclenchement et de contrôle de la mise en œuvre de la vidéosurveillance est circonscrite à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ». À cet égard, la Cour tient compte de l’interprétation du droit interne faite par les juridictions suprêmes russes. Elle relève notamment que la Cour constitutionnelle a considéré que le placement d’un condamné sous vidéosurveillance était une conséquence de la condamnation d’une personne à une peine d’emprisonnement et que cette mesure faisait partie des restrictions auxquelles une personne devait s’attendre si elle commettait sciemment une infraction pénale (paragraphe 43 ci‑dessus). La Cour suprême, quant à elle, a indiqué que le placement d’un détenu sous vidéosurveillance n’était pas conditionné par l’adoption préalable d’une décision quelconque et que seule la notification de cette mesure au détenu concerné était nécessaire (paragraphe 45 ci‑dessus).
129. La Cour estime que le cas du requérant en est l’exemple. Elle relève en effet que le Gouvernement n’a pas démontré à l’aide de documents pertinents que les dispositions du droit interne exigeaient que le placement de l’intéressé sous vidéosurveillance soit effectué sur la base d’une décision accompagnée d’une motivation explicite, c’est-à-dire analysant les raisons de fait justifiant cette décision eu égard au but poursuivi, que la mesure soit limitée dans le temps ou que les autorités pénitentiaires aient l’obligation d’en réexaminer régulièrement le bien‑fondé. Elle note dans ce contexte que l’affaire Van der Graaf citée par le Gouvernement se distingue du cas d’espèce puisque, dans la mesure où il s’agissait dans l’affaire précitée du placement d’un détenu sous vidéosurveillance aux fins de la prévention de suicide, les dispositions législatives et réglementaires internes régissant cette procédure était publiquement disponibles et suffisamment détaillées, le placement en question était effectué sur la base d’une décision motivée, accompagnée le cas échéant d’un avis médical, pour une durée limitée dans le temps et reconduit sur la base d’une réévaluation du bien‑fondé de la mesure.
130. Elle considère dès lors que le droit russe n’est pas suffisamment accessible et prévisible car il n’indique pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités internes dans le domaine de la vidéosurveillance de détenus condamnés purgeant une peine privative de liberté. Elle conclut que le requérant n’a pas joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique et qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur les autres conditions posées par cette disposition, à savoir que l’ingérence doit viser un but légitime et être nécessaire, dans une société démocratique.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
131. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
132. Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.
133. Le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur ce point.
134. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant le montant réclamé au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
135. Le requérant demande également 60 000 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant la Cour. Il soumet à l’appui de sa demande des copies de conventions d’assistance juridique conclues entre son épouse et Mes K. Moskalenko et A. Maralyan respectivement, ainsi que des copies d’attestations de paiement sur la base desdites conventions.
136. Le Gouvernement indique que le requérant n’a pas démontré, à l’aide de documents pertinents, que le montant des frais facturés par ses représentantes correspondait au travail réellement accompli. Il soutient en outre que les copies des attestations de paiement soumises par le requérant à l’appui de sa demande ne sont pas lisibles.
137. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur (voir, mutatis mutandis, Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 2000‑XI). Dans ce cas, la Cour tient compte des éléments fournis à l’appui des prétentions de remboursement des frais et dépens, et, notamment, du nombre d’heures de travail que l’affaire soumise à son examen a nécessité et du tarif horaire indiqué (ibidem). En vertu de l’article 60 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour, il doit soumettre des prétentions chiffrées et ventilées par rubriques et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi la Cour peut rejeter tout ou une partie de celles-ci (Mazelié c. France, no 5356/04, § 39, 27 juin 2006).
138. La Cour note que le requérant n’a ni soumis de décompte horaire du travail accompli par ses représentantes ni indiqué le tarif horaire correspondant. Eu égard à ce qui précède et compte tenu des documents dont elle dispose, de sa jurisprudence et du fait qu’une partie de la requête a été déclarée irrecevable, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
139. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les conditions de détention du requérant dans la maison d’arrêt SIZO‑2 (Lefortovo) du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011, les conditions de son transport vers et depuis le tribunal de la ville de Moscou pendant le procès pénal dirigé à son encontre et les conditions de sa détention dans les locaux dudit tribunal, ainsi que des articles 5 § 3, 6 § 1 et 8 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les conditions de détention du requérant du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011 et les conditions de son transport ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les conditions de détention du requérant dans les locaux du tribunal de la ville de Moscou ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce que la procédure pénale dirigée contre le requérant n’a pas été publique ;
6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
7. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 août 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsVincent A. De Gaetano
GreffierPrésident