DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE HATİCE ÇOBAN c. TURQUIE
(Requête no 36226/11)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d'expression • Condamnation pénale du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison du contenu d’un discours lors d’une manifestation • Nécessité de l’ingérence • Questions d'intérêt général • Exactitude et fiabilité du procès • verbal, unique preuve à charge, non remise en question
STRASBOURG
29 octobre 2019
DÉFINITIF
24/02/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Hatice Çoban c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er octobre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36226/11) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Hatice Çoban (« la requérante »), a saisi la Cour le 18 avril 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me Y. Alataş, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. La requérante alléguait en particulier une atteinte à son droit à la liberté d’expression à raison de sa condamnation pénale pour un discours qu’elle avait prononcé.
4. Le 6 mars 2018, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1965 et réside à Ankara. À l’époque des faits, elle était membre du conseil d’administration du Parti pour une société démocratique (« le DTP », Demokratik Toplum Partisi).
6. Par un acte d’accusation du 22 juin 2007, le procureur de la République de Diyarbakır (« le procureur de la République ») inculpa la requérante du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste à raison du contenu d’un discours que l’intéressée avait prononcé lors d’une conférence organisée par le DTP le 2 septembre 2006 à l’occasion d’une manifestation appelée « Journée mondiale de la paix ». Le procureur de la République reprochait à la requérante d’avoir tenu les propos suivants dans son discours :
« (...) les forces de la République de Turquie et le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée] doivent discuter dans un climat démocratique (...) Je ne savais pas, jusqu’aux années 1990, [jusqu’à ce qu’ils] me marchent sur les pieds, que j’étais kurde (...) Les Kurdes d’ici, nous voulons une guerre [qui ait davantage] de conscience, d’honorabilité. Le PKK est une conséquence et une nécessité. La réponse à ce lourd prix [que les Kurdes ont payé] est une paix honorable. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas dire aux forces armées de (...) se rendre quoi qu’il arrive. »
7. Le 29 juin 2007, la procédure pénale visant la requérante débuta devant la cour d’assises de Diyarbakır (« la cour d’assises »).
8. Le 3 décembre 2007, la requérante déposa ses déclarations en défense sur commission rogatoire devant la cour d’assises d’Ankara. Elle déclara vouloir se défendre, mais demanda à être dispensée d’assister aux audiences. Elle contesta avoir fait les déclarations qui lui étaient attribuées dans l’acte d’accusation et soutint que son discours ne contenait aucun élément infractionnel.
9. Le 1er avril 2008, la cour d’assises rendit son arrêt sur le fond, en l’absence de la requérante, après que le procureur de la République, qui était présent à l’audience, eut rendu son avis sur l’affaire. Elle reconnut la requérante coupable de l’infraction reprochée et la condamna à deux ans et un mois d’emprisonnement sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713.
Dans les motifs de son arrêt, la cour d’assises releva, après avoir pris note des déclarations en défense de la requérante en date du 3 décembre 2007, que, selon un procès-verbal établi le 2 septembre 2006 par quatre policiers qui avaient surveillé la manifestation au cours de laquelle l’intéressée était intervenue, celle-ci avait bien prononcé les paroles qui lui étaient reprochées dans l’acte d’accusation et que, dans leurs dépositions en qualité de témoins obtenues sur commission rogatoire, les quatre agents des forces de l’ordre avaient confirmé la véracité du contenu du procès-verbal qu’ils avaient signé. Elle estima qu’il était ainsi établi, eu égard audit procès-verbal, aux dépositions faites par les policiers en tant que témoins, ainsi qu’aux déclarations de la requérante, qu’elle qualifiait d’évasives, que l’intéressée avait tenu les propos suivants lors de la manifestation en question, organisée le 2 septembre 2006 :
« Une partie a publié une déclaration. Nous, en tant que DTP, la soutenons. Dans cette déclaration, il a été indiqué qu’il fallait enquêter sur les auteurs des incendies dans les villages et ouvrir la voie à l’utilisation de la langue maternelle et aux activités politiques, et nous soutenons cela. Les parties à la guerre doivent se parler, [cela] apportera la solution la plus facile au problème. (...) Les forces de la République de Turquie et le PKK doivent discuter dans un climat démocratique. »
« La définition de la guerre en Turquie est [d’ordre] interne. Il s’agit d’une guerre [pour] l’honneur, l’identité et la liberté. Les Kurdes ont un réflexe, [une souffrance] communs. Le PKK est une conséquence et une nécessité. La réponse à ce lourd prix [que les Kurdes ont payé] est une paix honorable. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas dire aux forces armées de (...) se rendre quoi qu’il arrive. »
La cour d’assises considéra que, dans ces propos, la requérante apportait son soutien à une déclaration du PKK, voulait que la République de Turquie prît le PKK pour interlocuteur et indiquait que le PKK menait une lutte honorable pour l’identité et pour la liberté au nom des Kurdes, que cette organisation terroriste devait nécessairement exister et que ses membres ne devaient en aucun cas se rendre aux forces de sécurité. Selon la cour d’assises, les déclarations de l’intéressée faisaient ainsi de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK de manière à inciter à l’acceptation et à la propagation du but de cette organisation au sein de la société. Toujours selon elle, eu égard au contenu du discours en cause, à la position de la requérante, au public concerné, au but poursuivi par l’intéressée et à la perception de ce discours par le public, les déclarations litigieuses ne pouvaient pas être considérées comme couvertes par la liberté d’expression et elles constituaient l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, visée à l’article 7 § 2 de la loi no 3713.
10. Le 22 avril 2008, la requérante forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’assises. Dans son pourvoi, elle reprochait notamment à la cour d’assises d’avoir procédé à un examen insuffisant de l’affaire. Elle alléguait à cet égard que les policiers qui avaient surveillé la manifestation du 2 septembre 2006 n’avaient pas relaté l’intégralité de son discours dans leur procès-verbal, que, faute d’avoir enregistré son intervention au moyen d’une caméra ou d’un enregistreur audio, ils avaient déformé ses propos, et qu’en tout état de cause ils ne pouvaient pas légalement surveiller la manifestation en question et prendre des notes en l’absence d’une décision d’un magistrat. Elle indiquait à ce sujet que cette dernière circonstance rendait le procès‑verbal irrecevable en tant qu’élément de preuve. La requérante soutenait en outre qu’il existait des contradictions entre la retranscription de ses déclarations par les policiers dans leur procès-verbal et la version de celles-ci publiée par la presse. Elle précisait que cette dernière version ne contenait pas les propos qui lui étaient reprochés et que, malgré son démenti, dans sa déposition, relativement aux propos litigieux, la cour d’assises n’avait cherché ni à élucider la divergence qui aurait ainsi existé ni à obtenir des copies des enregistrements de son discours que les organes de presse auraient détenus. Elle arguait ensuite que les policiers auteurs du procès-verbal, dont les dépositions avaient été recueillies par la cour d’assises, ne pouvaient pas être considérés comme des témoins car, selon elle, ils n’étaient en tout état de cause pas en mesure de contredire le procès‑verbal qu’ils avaient eux-mêmes précédemment établi. Reprochant en outre à la cour d’assises de ne pas avoir entendu en tant que témoins les participants à la manifestation et les membres de la presse, elle demandait que les dépositions de quatre personnes présentes lors de son discours, qu’elle désignait nommément, fussent recueillies aux fins de la détermination du contenu de son intervention. Elle soutenait enfin que son discours portait sur la nécessité de la résolution du problème kurde par des moyens démocratiques et pacifiques, qu’il ne visait pas à faire de la propagande en faveur d’une organisation terroriste et qu’il devait être considéré comme un exercice par elle de son droit à la liberté d’expression.
11. Le 20 octobre 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante et confirma l’arrêt de la cour d’assises. Elle estima que les arguments de la requérante étaient sans emport compte tenu de la manière dont la procédure s’était déroulée, des éléments de preuve qui avaient été collectés et de la conviction et du jugement que la cour d’assises s’était forgés à la lumière des résultats des poursuites pénales et du contenu du dossier.
12. Le 13 janvier 2014, la cour d’assises, prenant acte de l’entrée en vigueur de la loi no 6352 (paragraphe 16 ci-dessous), décida, en application de l’article 1 provisoire de celle-ci, de surseoir à l’exécution de la peine infligée à la requérante, avant que l’intéressée commence à la purger.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’article 7 § 2 de la loi no 3713
13. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, se lisait comme suit :
« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci‑dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende de 50 millions à 100 millions de livres (...) »
14. Après avoir été modifié par la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 disposait ce qui suit :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (...) »
15. Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition est ainsi libellée :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d’organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (...) »
B. La loi no 6352
16. La loi no 6352, intitulée « loi portant modification de diverses lois aux fins de l’optimisation de l’efficacité des services judiciaires et de la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias », est entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Elle prévoit en son article 1 provisoire, alinéas 1 c) et 3, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive consistant en une amende ou en un emprisonnement inférieur à cinq ans, infligée pour la commission d’une infraction réalisée par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion, à la condition que l’infraction sanctionnée par une telle peine ait été commise avant le 31 décembre 2011.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
17. La requérante voit dans sa condamnation pénale, qui, selon elle, a été prononcée à l’issue d’une procédure pénale inéquitable, une atteinte à son droit à la liberté d’expression tel que prévu par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
18. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité relatives, l’une, à l’exercice préalable des voies de recours internes et, l’autre, à la qualité de victime de la requérante. En ce qui concerne la première exception, il expose que la décision portant sursis à l’exécution de la peine a été prononcée par la cour d’assises le 13 janvier 2014, soit après l’entrée en vigueur du recours individuel devant la Cour constitutionnelle le 23 septembre 2012, mais que la requérante n’a pas saisi cette haute juridiction d’un tel recours. Il estime par conséquent que la requête doit être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. Quant à la deuxième exception, le Gouvernement considère que, compte tenu de la décision de sursis à l’exécution de la peine, la requérante ne peut prétendre à la qualité de victime.
19. La requérante rétorque que la décision du 13 janvier 2014 n’avait trait qu’à l’exécution de la peine infligée, et non pas à sa condamnation pénale, devenue définitive à la suite de l’arrêt de la Cour de cassation du 20 octobre 2010, soit avant l’entrée en vigueur du recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Elle ajoute qu’une décision de sursis à l’exécution de la peine ne peut emporter annulation définitive de la condamnation pénale.
20. En ce qui concerne l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle avoir déjà jugé que le sursis à l’exécution des peines prévu par la loi no 6352 ne consistait pas en une révision du fond de la procédure pénale, mais seulement en une modification portant sur la peine prononcée à l’issue de cette procédure (Öner et Türk c. Turquie, no 51962/12, § 17, 31 mars 2015). En l’espèce, la condamnation pénale de la requérante étant devenue définitive à la suite de l’arrêt de la Cour de cassation du 20 octobre 2010, soit avant l’entrée en vigueur du recours individuel devant la Cour constitutionnelle le 23 septembre 2012 (Hasan Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, §§ 25-27, 30 avril 2013), l’intéressée ne pouvait pas saisir cette haute juridiction d’un tel recours et lui présenter ses griefs relatifs à la procédure pénale diligentée contre elle (ibidem). Dès lors, il convient de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
21. Pour ce qui est de l’exception relative à la qualité de victime de la requérante, la Cour estime que la mesure de sursis à l’exécution de la peine était inapte à prévenir ou réparer les conséquences préjudiciables de la procédure pénale et de la condamnation directement subies par l’intéressée à raison de l’atteinte portée à sa liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004, Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, §§ 32 et 33, 24 janvier 2006, et Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 17, 17 avril 2018). Il convient donc de rejeter également cette exception.
22. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) La requérante
23. La requérante soutient que le discours qu’elle a tenu le 2 septembre 2006 ne faisait pas l’apologie de la violence, mais qu’il mettait en exergue la nécessité de résoudre le problème des affrontements armés par le dialogue et par des moyens démocratiques et pacifiques. Elle conteste en particulier le contenu du procès-verbal établi par les policiers relativement à son intervention, qui, selon elle, a été retenu comme base de sa condamnation pénale. À cet égard, elle reproche à la cour d’assises de ne pas avoir recherché pour quelle raison les policiers n’avaient pas enregistré son discours et de ne pas avoir prêté attention à la divergence qui aurait existé entre les propos relatés par les articles de presse portant sur la manifestation en question et ceux lui ayant été attribués dans le procès‑verbal susmentionné. Elle se plaint enfin que les policiers ayant établi ce procès-verbal n’aient pas déposé devant la cour d’assises en sa présence et que cette juridiction ait rendu son arrêt en son absence et sans avoir entendu ses déclarations en défense contre l’avis sur le fond du procureur de la République.
b) Le Gouvernement
24. Pour le cas où l’existence d’une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression serait admise par la Cour, le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et qu’elle poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la préservation de l’intégrité territoriale, la prévention du crime et la protection des droits et des libertés d’autrui. Il estime aussi qu’eu égard au contenu du discours de la requérante, qui, selon lui, soutenait et encourageait le PKK, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
25. Le Gouvernement argue en outre que la procédure pénale menée contre la requérante a respecté les principes du procès équitable. À cet égard, il plaide que : l’intéressée a eu la possibilité de présenter ses arguments à chaque étape de la procédure ; elle aurait pu assister aux audiences devant la cour d’assises si tel avait été son souhait ; c’est parce qu’elle n’a pas assisté à la dernière audience devant la cour d’assises, au cours de laquelle l’avis du procureur de la République sur le fond et l’arrêt de condamnation ont été rendus, qu’elle n’a pas pu répondre à cet avis ; en tout état de cause, la non-communication de cet avis à la requérante n’a eu aucune conséquence désavantageuse pour elle ; l’intéressée n’a pas formulé auprès de la cour d’assises de demande de convocation de témoins ; elle n’a pas présenté dans son pourvoi en cassation de moyen relatif à une impossibilité pour elle d’interroger les témoins à charge ayant confirmé le contenu du procès-verbal du 2 septembre 2006 dans leurs dépositions ; et les juridictions internes ont examiné toutes les allégations et tous les éléments de preuve avant de rendre leurs décisions.
2. Appréciation de la Cour
26. La Cour note qu’en l’espèce la requérante a été condamnée du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste à raison du contenu d’un discours qu’elle avait prononcé lors d’une manifestation le 2 septembre 2006.
27. La Cour considère que, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elle était de nature à provoquer, la condamnation pénale de la requérante, même assortie d’un sursis à l’exécution de la peine, s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI et Ergündoğan, précité, § 26 ; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).
28. Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément par l’article 7 § 2 de la loi no 3713, et qu’elle poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la préservation de l’intégrité territoriale, la prévention du crime et la protection des droits d’autrui.
29. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016), Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 204 -208, CEDH 2015 (extraits) et Faruk Temel c. Turquie (no 16853/05, §§ 53-57, 1er février 2011).
30. En l’espèce, la Cour constate que, dans son discours litigieux, la requérante a communiqué ses idées et ses opinions sur des questions relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique, à savoir la nécessité de la résolution du problème kurde par des moyens démocratiques et pacifiques, comme allégué par la requérante (paragraphe 10 ci-dessus).
31. Procédant à une analyse des passages concernés du discours de la requérante tels qu’ils ont été retenus par la cour d’assises à l’appui de la condamnation de l’intéressée (paragraphe 9 ci-dessus), la Cour note que, selon la cour d’assises, par ce discours la requérante aurait appelé les autorités à enquêter sur les auteurs d’incendies dans des villages et à « ouvrir la voie à l’utilisation de la langue maternelle et aux activités politiques », qu’elle aurait exhorté les parties au conflit à instaurer un dialogue afin de trouver une solution au problème et qu’elle aurait dit « le PKK est une conséquence et une nécessité » et « nous ne pouvons pas dire aux forces armées de (...) se rendre quoi qu’il arrive » (paragraphe 9 ci-dessus). Elle observe que se posent ainsi à cet égard les questions de savoir si, compte tenu de certains termes qui auraient été employés dans ces propos, tels que retenus par la cour d’assises dans son arrêt, du contexte dans lequel ces mots auraient pu être prononcés, de leur capacité de nuire et des circonstances de l’affaire, ces passages peuvent être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999) et si la condamnation pénale de la requérante à raison de ces propos était proportionnée aux buts légitimes visés.
32. Quoi qu’il en soit, la Cour relève que la requérante a constamment nié devant les juridictions internes avoir tenu dans son discours les propos litigieux susmentionnés (paragraphes 8 et 10 ci-dessus), qui lui étaient attribués dans l’acte d’accusation (paragraphe 6 ci-dessus). Elle note que l’intéressée a aussi contesté dans son pourvoi en cassation l’exactitude du contenu du procès-verbal du 2 septembre 2006 établi par les policiers en charge de la surveillance de la manifestation au cours de laquelle elle était intervenue, selon lequel elle avait prononcé les paroles incriminées (paragraphe 10 ci-dessus). Elle note également que, pour leur part, les juridictions internes n’ont pas souscrit aux arguments de la requérante : dans son arrêt, la cour d’assises a estimé, en se fondant essentiellement sur ce procès-verbal et sur les témoignages des policiers qui l’avaient rédigé, qu’il était établi que la requérante avait bien tenu ces propos, et la Cour de cassation a confirmé cet arrêt en rejetant le pourvoi en cassation de l’intéressée.
33. La Cour constate donc qu’en l’espèce se pose la question de savoir si la procédure pénale diligentée contre la requérante a revêtu un caractère équitable dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve pour l’établissement des faits, et non pas seulement et simplement s’agissant de l’absence de motifs pertinents et suffisants fournis par les juridictions nationales pour justifier l’ingérence litigieuse de manière à empêcher la requérante de se défendre d’une manière effective devant elles (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015; voir, a contrario, Saygılı et Karataş c. Turquie, no 6875/05, §§ 36-38, 16 janvier 2018, Aydoğan et Dara Radyo Televizyon Yayıncılık Anonim Şirketi c. Turquie, no 12261/06, § 50-53, 13 février 2018, Kula c. Turquie, no 20233/06, §§ 50-52, 19 juin 2018 et Mariya Alekhina et autres c. Russie, no 38004/12, §§ 263 et 264, 17 juillet 2018).
34. Elle rappelle à cet égard que l’équité de la procédure et les garanties procédurales accordées au requérant sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 161, 29 mars 2016, et les références qui y figurent).
35. Elle rappelle en outre que, si les règles d’admissibilité des preuves relèvent en premier chef du droit interne, pour déterminer si la procédure dans son ensemble a été équitable, il faut aussi se demander si les droits de la défense ont été respectés. Il faut rechercher notamment si le requérant s’est vu offrir la possibilité de remettre en question l’authenticité de l’élément de preuve et de s’opposer à son utilisation. Il faut prendre également en compte la qualité de l’élément de preuve, y compris le point de savoir si les circonstances dans lesquelles il a été recueilli font douter de sa fiabilité ou de son exactitude. Si un problème d’équité ne se pose pas nécessairement lorsque la preuve obtenue n’est pas corroborée par d’autres éléments, il faut noter que lorsqu’elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui devient moindre (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 90, 10 mars 2009).
36. En l’espèce, la Cour note que, certes, la requérante, qui résidait dans une autre ville que celle où se déroulait la procédure pénale, a demandé à être dispensée d’assister aux audiences et n’a présenté aucun élément de preuve au cours de la procédure devant la cour d’assises qui lui aurait permis de contester la fiabilité et l’exactitude du procès-verbal du 2 septembre 2006 et de démontrer que les propos litigieux – qu’elle avait nié, dans sa déposition, avoir tenus – n’avaient pas été prononcés au cours de son intervention. Cependant, la Cour note aussi que la cour d’assises n’a pas cherché à vérifier si le seul élément de preuve dont elle disposait pour incriminer la requérante, à savoir le procès-verbal du 2 septembre 2006 présenté par l’accusation et confirmé par la suite dans son contenu par les dépositions des policiers qui en étaient les auteurs, était corroboré par d’autres éléments de preuve, tels que des déclarations de témoins indépendants ou des enregistrements éventuellement réalisés par les organes de presse. La cour d’assises n’a pas non plus expliqué pour quelle raison elle tenait les déclarations en défense de la requérante, dans lesquelles cette dernière contestait avoir prononcé les propos litigieux, pour « évasives ».
37. La Cour note par ailleurs que dans son pourvoi en cassation la requérante a signalé la divergence qui aurait existé entre le contenu de son discours publié dans les articles de presse et celui retracé dans le procès‑verbal en question et qu’elle a aussi soutenu que la comparution comme témoins des personnes qu’elle avait nommément citées et qui étaient présentes à la manifestation du 2 septembre 2006 aurait pu permettre d’établir le contenu exact de son discours (paragraphe 10 ci-dessus). Pour la Cour, dès lors que, dans son pourvoi en cassation, la requérante avait présenté des arguments de nature à faire douter de l’exactitude du principal élément de preuve retenu à l’appui de sa condamnation, allégué que le raisonnement de la cour d’assises était dépourvu de base factuelle et demandé la production de nouveaux éléments de preuve à cet égard, la Cour de cassation ne pouvait se contenter, dans son arrêt de confirmation, de s’appuyer sur l’unique élément de preuve en question, à savoir le procès‑verbal du 2 septembre 2006, sans se prononcer sur les moyens soulevés par la requérante à ce sujet, et il lui appartenait de répondre aux arguments de l’intéressée par une motivation adéquate (voir Shabelnik c. Ukraine (no 2), no 15685/11, §§ 50-55, 1er juin 2017, et voir, mutatis mutandis, Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 62, CEDH 2007‑I).
38. Or, dans la présente affaire, la Cour observe que l’argument de la requérante tenant aux contradictions alléguées entre les contenus respectifs des documents relatant son discours – à savoir le procès‑verbal du 2 septembre 2006 et les articles de presse publiés à ce propos – et sa demande de comparution de témoins à décharge aux fins de l’établissement du contenu exact dudit discours, qui ont été présentés par l’intéressée dans son pourvoi en cassation, ont été écartés par la Cour de cassation, qui les a considérés comme dénués de pertinence compte tenu de la manière dont la procédure s’était déroulée, des éléments de preuve qui avaient été collectés et de la conviction et du jugement que la cour d’assises s’était forgés à la lumière des résultats des poursuites et du contenu du dossier (paragraphe 11 ci-dessus). Pourtant, de l’avis de la Cour, les articles de presse retraçant le discours de la requérante ou les enregistrements de cette intervention par les médias et les témoignages de personnes autres que les policiers auteurs du procès‑verbal présentes lors du prononcé dudit discours, qui auraient pu confirmer que la requérante n’avait pas tenu les propos litigieux, étaient de nature à renforcer objectivement la position de la défense, voire à permettre l’acquittement de l’intéressée (Topić c. Croatie, no 51355/10, § 42, 10 octobre 2013).
39. La Cour constate donc qu’en l’occurrence la Cour de cassation a souscrit aux conclusions de la cour d’assises de manière sommaire et sans examiner plus avant les arguments que la requérante avait avancés dans son pourvoi en cassation. Si cette manière de raisonner est en principe acceptable de la part d’une juridiction d’appel, dans les circonstances de la présente espèce, où la base factuelle du raisonnement de la cour d’assises avait été remise en cause par des arguments solides, elle n’a pas répondu aux exigences d’un procès équitable (Tatichvili, précité, § 62).
40. Dès lors, la Cour ne peut que constater que les juridictions nationales, faute d’avoir répondu aux arguments pertinents soulevés par la requérante quant à la fiabilité et à l’exactitude du contenu du principal élément de preuve qu’elles avaient retenu à l’appui de la condamnation pénale de l’intéressée, n’ont pu remplir leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu, au sens de l’article 10 de la Convention, dans la présente affaire.
41. À la lumière de tout ce qui précède, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, les juridictions nationales ne peuvent être considérées comme ayant appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention, ni, de surcroît, comme s’étant fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Saygılı et Karataş, précité, § 43 et Terentyev c. Russie, no 25147/09, § 24, 26 janvier 2017, et les références qui y figurent ; voir aussi Annen c. Allemagne, no 3690/10, § 73, 26 novembre 2015).
42. Partant, elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
43. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante allègue que la cour d’assises qui l’a jugée n’était pas indépendante et impartiale.
44. Sous l’angle du même article, elle se plaint d’un manque d’équité de la procédure. Elle soutient à cet égard que les juridictions nationales n’ont pas pris en compte ses moyens de défense, mais qu’elles se sont fondées sur un procès-verbal établi par des policiers qui n’aurait été corroboré par aucun autre élément de preuve.
45. Toujours sur le terrain du même article, elle allègue une atteinte au principe de l’égalité des armes. À cet égard, elle critique les juridictions nationales en ce qu’elles auraient entendu les témoins de l’accusation mais auraient rejeté sa demande de comparution des témoins à décharge, et elle leur reproche de ne pas lui avoir donné la possibilité de répondre à l’avis sur le fond émis par le procureur de la République.
46. Enfin, invoquant l’article 6 § 3 d) de la Convention, elle se plaint de ne pas avoir eu la possibilité d’interroger les témoins à charge.
47. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue relativement au grief fondé sur l’article 10 de la Convention (paragraphe 43 ci-dessus) et compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, la Cour considère qu’il ne s’impose de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs tirés de l’article 6 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
48. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
49. La requérante sollicite 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle estime avoir subi.
50. Le Gouvernement considère que la somme réclamée pour préjudice moral est excessive et qu’elle ne correspond pas aux sommes ordinairement accordées par la Cour.
51. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 2 500 EUR pour préjudice moral.
B. Frais et dépens
52. La requérante demande également 5 000 EUR pour les frais afférents à sa représentation. Elle ne présente aucun document à ce titre.
53. Le Gouvernement expose que la requérante n’a soumis aucun document ou justificatif de paiement à l’appui des frais allégués.
54. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens, faute pour la requérante d’avoir fourni un justificatif à l’appui de cette demande.
C. Intérêts moratoires
55. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit qu’il ne s’impose de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 octobre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident