GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE Z.A. ET AUTRES c. RUSSIE
(Requêtes nos 61411/15, 61420/15, 61427/15 et 3028/16)
ARRÊT
STRASBOURG
21 novembre 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Z.A. et autres c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Angelika Nußberger,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro,
Ksenija Turković,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
André Potocki,
Aleš Pejchal,
Dmitry Dedov,
Yonko Grozev,
Mārtiņš Mits,
Georges Ravarani,
Jolien Schukking,
Péter Paczolay, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 18 et 19 avril 2018, et les 13 mars et 3 octobre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent quatre requêtes (nos 61411/15, 61420/15, 61427/15 et 3028/16) dirigées contre la Fédération de Russie et dont M. Z.A., ressortissant iraquien, M. M.B., titulaire d’un passeport délivré par l’Autorité palestinienne, M. A.M., ressortissant somalien, et M. Hasan Yasien, ressortissant syrien (« les requérants »), ont saisi la Cour les 12 décembre 2015 (pour les trois premières affaires) et le 14 janvier 2016 (pour la dernière affaire) en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la Grande Chambre a accédé à la demande de non-divulgation de leur identité formulée par les trois premiers requérants (article 47 § 4 du règlement).
2. Les requérants ont été représentés par Mme E. Davidyan, Mme D. Trenina et M. K. Zharinov, avocats exerçant à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté d’abord par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperin, qui a succédé à celui-ci.
3. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, les requérants alléguaient en particulier avoir été détenus illégalement dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo pendant l’examen de leurs demandes d’asile. Invoquant l’article 3 de la Convention, ils se plaignaient en outre des conditions, inadéquates selon eux, de leur séjour dans ladite zone.
4. Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Une chambre de cette section composée de Helena Jäderblom, Branko Lubarda, Helen Keller, Dmitry Dedov, Pere Pastor Vilanova, Alena Poláčková, Georgios A. Serghides, juges, ainsi que de Stephen Phillips, greffier de section, a rendu le 28 mars 2017 un arrêt dans lequel la Cour, après avoir décidé à l’unanimité de joindre les requêtes et de les déclarer recevables, concluait, à la majorité, qu’il y avait eu violation de l’article 5 § 1 et de l’article 3 de la Convention. À l’arrêt était joint l’exposé de l’opinion dissidente du juge Dedov.
5. Le 27 juin 2017, le Gouvernement a sollicité le renvoi des affaires devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 18 septembre 2017, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Le président de la Cour a décidé que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, la présente espèce et l’affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie (requête no 47287/15) devaient être attribuées à la même formation de la Grande Chambre (articles 24, 42 § 2 et 71 du règlement).
7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond (article 59 § 1 du règlement).
8. Des observations ont également été reçues du gouvernement hongrois, que le président de la Grande Chambre avait autorisé à intervenir en qualité de tierce partie dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 du règlement). Des observations présentées au cours de la procédure devant la chambre par le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (« le HCR »), que le président de la troisième section avait autorisé à intervenir dans le cadre de la procédure écrite de l’affaire no 3028/16, ont été versées au dossier transmis à la Grande Chambre.
9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 18 avril 2018 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le gouvernement défendeur
M.M. Galperin, représentant de la Fédération de Russie
auprès de la Cour européenne des droits de l’homme,agent,
MmesYa. Borisova,
O. Ocheretyanaya, conseillères ;
– pour les requérants
MmesE. Davidyan,
D. Trenina,
M.K. Zharinov,conseils.
La Cour a entendu Mme Trenina, M. Zharinov, Mme Davidyan, et M. Galperin en leurs déclarations, ainsi que Mme Davidyan et M. Galperin en leurs réponses à ses questions.
EN FAIT
1. Le contexte des affaires respectives des requérants et leur arrivée à l’aéroport de sheremetyevo
10. Les requérants se sont tous retrouvés à devoir séjourner dans la zone de transit de l’aéroport de Moscou-Sheremetyevo. Certaines circonstances factuelles de l’espèce font l’objet de controverses entre les parties et sont signalées comme telles dans l’exposé ci-dessous.
1. M. Z.A.
11. M. Z.A. est un ressortissant irakien né en 1987.
12. Il explique qu’après avoir subi des menaces de la part d’un groupe militant de l’État islamique, il quitta l’Irak pour la Turquie, muni d’un visa touristique à entrée unique qu’il avait obtenu à Mossoul le 11 mai 2014. Le requérant allègue qu’il quitta l’Irak le 12 juin 2014 ; selon le gouvernement, il gagna la Turquie en voiture le 27 juin 2014.
13. Le Gouvernement affirme que M. Z.A. passa une année en Turquie pour y chercher du travail mais qu’il n’y demanda pas le statut de réfugié. Le requérant allègue de son côté qu’en juin 2014 il demanda en vain l’asile en Turquie, puis qu’en juin 2015 il partit en Chine, où il n’aurait eu aucune possibilité de demander l’asile.
14. Le 24 juillet 2015, M. Z.A. prit un vol au départ de Shanghai pour se rendre à Ankara via Moscou. Les autorités turques lui refusèrent l’entrée parce qu’il ne possédait pas de visa. Le requérant fut refoulé vers Moscou le 27 juillet 2015. Il débarqua à l’aéroport de Sheremetyevo le même jour mais ne fut pas autorisé à franchir le contrôle des passeports. La police des frontières du Service fédéral russe de la sécurité (« la police des frontières ») saisit son passeport.
2. M. M.B.
15. M. M.B. est né en 1988 ; il est titulaire d’un passeport délivré par l’Autorité palestinienne.
16. Il expose qu’il quitta Gaza en voiture le 19 avril 2013 et qu’il arriva au Caire (Égypte) le 20 avril 2013. Selon le Gouvernement, il ne demanda pas le statut de réfugié en Égypte.
17. Le 22 avril 2013, M. M.B. quitta l’Égypte et arriva à Moscou, muni d’un visa d’affaires dont la validité courait du 16 avril 2013 au 25 février 2014. Le 23 avril 2013, il arriva à Irkoutsk, où il fut hébergé par son oncle. Il occupa des emplois occasionnels et demeura à Irkoutsk après l’expiration de son visa.
18. Le 18 août 2015, un tribunal russe déclara M. M.B. coupable d’infraction aux règles sur les migrations et ordonna son expulsion. Les parties n’ont pas produit de copie du jugement du 18 août 2015 ni précisé par quelle juridiction il avait été rendu.
19. Le 21 août 2015, le requérant prit en Russie un vol pour Gaza via le Caire. Le poste-frontière de Rafah étant fermé, il fut détenu pendant deux jours dans la zone de transit de l’aéroport du Caire puis refoulé vers Moscou.
20. M. M.B. arriva à l’aéroport de Sheremetyevo le 23 août 2015. L’entrée sur le territoire russe lui fut refusée au motif qu’il n’avait pas de visa. La police des frontières saisit son passeport.
3. M. A.M.
21. M. A.M. est un ressortissant somalien né en 1981.
22. En 2005, il quitta la Somalie, où il avait exercé la profession de journaliste, pour le Yémen. Il y obtint le statut de réfugié. En 2010, il rentra en Somalie et travailla comme journaliste pour une chaîne de télévision nationale à Mogadiscio.
23. Le requérant expose que le 20 septembre 2012, des membres du groupe militant Al-Shabab perpétrèrent à proximité des bureaux de la chaîne de télévision où il travaillait un attentat terroriste dont le but était de forcer les journalistes à diffuser les images enregistrées des exécutions extrajudiciaires auxquelles le groupe se livrait. Le requérant ayant refusé de leur obéir, sa famille aurait été prise en otage. Le 23 septembre 2012, l’un de ses fils, âgé de sept ans, aurait été tué et un autre aurait reçu un coup à la suite duquel il aurait été paralysé. Le requérant lui-même aurait été battu et torturé. Il serait finalement parvenu à s’échapper avec les membres restants de sa famille. En septembre 2012, il se serait de nouveau enfui au Yémen. Le 16 septembre 2012, il y obtint un permis de séjour temporaire valable jusqu’au 15 septembre 2014. Une copie du permis de séjour indique que celui-ci fut délivré à Sanaa, au Yémen, le 16 septembre 2012. Le requérant n’a pas fourni d’explications quant à l’écart entre la date (le 20 septembre 2012) de l’attentat terroriste susmentionné et celle (le 23 septembre 2012) de l’attaque qui aurait visé sa famille.
24. En août 2014, M. A.M. obtint la nationalité et un passeport yéménites. Il explique que, fuyant un conflit personnel et l’intensification des affrontements armés au Yémen, il décida en mars 2015 de se rendre à Cuba pour y demander l’asile.
25. Le Gouvernement expose quant à lui que le requérant gagna le Yémen à la fin de l’année 2012 et qu’il y entama une activité commerciale. Il allègue que si l’intéressé partit ultérieurement pour Cuba c’est parce que son ancien partenaire en affaires l’avait menacé et avait kidnappé sa femme.
26. Le 12 mars 2015, M. A.M. prit un vol en direction de La Havane (Cuba). Le voyage comportait trois étapes : de Sanaa à Istanbul, d’Istanbul à Moscou, et de Moscou à La Havane. Le 13 mars 2015, le requérant, qui était en possession d’un visa de transit russe, atterrit à Moscou pour la première fois. De là, il poursuivit son voyage vers La Havane.
27. Il avait un visa cubain d’une validité d’un mois. Il affirme qu’il demanda l’asile dès son arrivée à Cuba mais qu’il ne fut pas autorisé à entrer dans le pays et que sa demande d’asile ne fut pas examinée. Il prit alors un vol pour Quito (Équateur), où il aurait en vain demandé l’asile. L’entrée sur le territoire équatorien lui aurait été refusée, de même que l’accès à la procédure de demande d’asile. Il fut refoulé vers Cuba, où il aurait été détenu dans un centre de rétention pour étrangers.
28. Le 9 avril 2015, il fut expulsé de Cuba vers la Russie.
29. Le 10 avril 2015, il atterrit à l’aéroport de Sheremetyevo, où il ne fut pas autorisé à franchir le point de contrôle des passeports. La police des frontières saisit son passeport.
4. M. Yasien
30. M. Hasan Yasien est un ressortissant syrien né en 1975.
31. En 2004 et en 2008, il aurait séjourné plusieurs mois en Russie sur la foi de visas d’affaires.
32. Il affirme qu’en 2011 il quitta la Syrie en raison des affrontements armés qui s’y déroulaient et gagna le Liban, et qu’il forma en vain une demande d’asile temporaire dans ce dernier pays. Il aurait regagné la Syrie neuf mois plus tard pour y faire renouveler son passeport. En juin 2014, il partit pour le Liban. Le 11 juin 2014, l’ambassade de Russie à Beyrouth lui délivra un visa d’affaires russe valable jusqu’au 25 août 2014.
33. Le 4 juillet 2014, M. Yasien arriva à Moscou en provenance de Beyrouth. Il demeura en Russie après l’expiration de son visa d’affaires.
34. Le 8 septembre 2014, le tribunal de la ville de Noginsk, dans la région administrative de Moscou (« le tribunal de Noginsk ») déclara le requérant coupable d’infraction aux règles sur les migrations et ordonna son expulsion.
35. Le 10 septembre 2014, M. Yasien déposa une demande d’asile temporaire auprès du Service fédéral des migrations pour la ville de Moscou (« le SFM pour la ville Moscou »). Sa demande fut rejetée le 8 décembre 2014. Le requérant ne contesta pas cette décision et resta sur le territoire russe.
36. Le 17 août 2015, le tribunal de Noginsk jugea de nouveau le requérant coupable d’infraction aux règles sur les migrations et ordonna son expulsion.
37. Le 18 août 2015, le requérant prit un vol pour Antalya (Turquie) au départ de Moscou. La police des frontières saisit son passeport et le remit à l’équipage de l’avion. Les autorités turques lui refusèrent l’entrée sur le territoire et le renvoyèrent à Moscou (le 20 août 2015 selon le requérant, le 21 août selon le Gouvernement). À son arrivée à Moscou, les autorités russes le renvoyèrent à Antalya, d’où il fut de nouveau refoulé vers Moscou par les autorités turques.
38. Le 8 septembre 2015, le requérant prit un vol à destination de Beyrouth, mais les autorités libanaises lui refusèrent l’entrée sur le territoire et le renvoyèrent à Moscou.
39. Le 9 septembre 2015, M. Yasien arriva à l’aéroport de Sheremetyevo. La police des frontières ne l’autorisa pas à franchir le point de contrôle des passeports et saisit son passeport.
2. Les conditions du séjour des requérants dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo
1. Version des requérants
40. Les requérants décrivent comme suit les conditions de leur séjour dans la zone de transit de l’aéroport.
41. Ils dormaient sur un matelas posé à même le sol dans la zone d’embarquement de l’aéroport, qui était éclairée en permanence et constamment bondée et bruyante. Ils n’avaient pas un accès direct à des douches dans la zone de transit. La seule douche qui n’était pas payante se trouvait dans la salle réservée aux personnes arrêtées. La porte en était fermée à clé et son accès était soumis à l’autorisation des agents de la police des frontières. Ces derniers permirent aux requérants d’utiliser la douche ; ils leur donnèrent plusieurs fois la clé au cours de la première semaine de leurs séjours respectifs.
42. Les requérants n’avaient pas accès à l’air libre, ni la possibilité de faire de l’exercice à l’extérieur. Privés d’accès à un notaire, ils ne purent produire les procurations authentifiées que le droit russe exigeait pour qu’ils pussent désigner un représentant habilité à communiquer en leur nom avec les autorités publiques. Ils n’avaient pas non plus accès à des services médicaux, juridiques, sociaux ou postaux. Toutes leurs demandes de soins médicaux furent rejetées et le personnel médical ne fut pas autorisé à se rendre auprès d’eux dans la zone de transit.
43. Les requérants restèrent tous privés de leurs passeports pendant toute la durée de leur séjour. Les agents de la police des frontières les leur saisirent à leur arrivée et ils ne les remirent à l’équipage du vol par lequel les intéressés devaient quitter Sheremetyevo que quelques instants avant leur embarquement.
44. L’accès à un avocat dépendait du bon vouloir des agents de la police des frontières en service dans la zone de transit et « n’était jamais garanti ». Tous les entretiens que les requérants eurent avec les avocats que le bureau russe du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (« le HCR ») leur présenta se déroulèrent en présence de deux ou trois agents de la police des frontières.
2. Version du Gouvernement
45. Ni dans ses observations écrites ni lors de ses interventions orales devant la Grande Chambre, le Gouvernement n’a fourni la moindre description des conditions matérielles dans lesquelles les requérants ont séjourné dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo.
3. Les demandes d’asile présentées par les requérants en Russie et les procédures subséquentes
1. M. Z.A.
46. Le 29 juillet 2015, M. Z.A. demanda auprès de la police des frontières l’obtention du statut de réfugié en Russie.
47. Il expose que, environ un mois après cette date, des agents de la police des frontières « [l’]ont forcé (...) à réécrire [s]a demande en substituant la date du jour à celle de la demande initiale », menaçant de l’expulser vers l’Irak afin d’« empêcher que l’on voie qu’ils avaient failli » à leur obligation de transmettre la demande au Service fédéral des migrations dans les trois jours.
48. Le 17 septembre 2015, il fut interrogé dans la zone de transit par des agents du Service fédéral des migrations pour la région de Moscou (« le SFM pour la région de Moscou »).
49. Le 23 septembre 2015, sa demande d’obtention du statut de réfugié fut admise en vue d’un examen au fond. Selon le requérant, le SFM pour la région de Moscou ne lui établit pas d’attestation de mise à l’instruction de sa demande (paragraphes 99-100 ci-dessous). Selon le Gouvernement, pareille attestation fut établie le 23 septembre 2015. Le Gouvernement a produit une copie de la décision d’établissement d’une attestation mais pas de l’attestation elle-même.
50. Le 10 novembre 2015, le SFM pour la région de Moscou rejeta la demande d’asile de M. Z.A., jugeant que « le départ [d’Irak] du demandeur et sa réticence à y retourner n’[étaient] pas motivés par la recherche de l’asile mais par des considérations économiques et une conjoncture économique et sociale difficile sur le territoire de [l’Irak] ». Il conclut que le requérant n’avait avancé aucun élément de nature à expliquer de manière convaincante pourquoi il craignait personnellement les persécutions. La décision fut notifiée au requérant le 14 novembre 2015. Le 1er décembre 2015, l’avocat de M. Z.A. demanda au SFM pour la région de Moscou de lui établir une attestation de mise à l’instruction de sa demande d’asile et de le placer dans un centre d’accueil provisoire.
51. Le 3 décembre 2015, le requérant forma auprès du Service fédéral des migrations de Russie (« le SFM de Russie »), qui était à l’époque, avant sa dissolution par le décret présidentiel du 5 avril 2016, l’instance supérieure en matière de migrations, un recours dans lequel il demandait audit organe d’annuler la décision du 10 novembre 2015, de lui établir une attestation de demande d’asile et de le placer dans un centre de rétention provisoire pour les étrangers.
52. Le 29 décembre 2015, le SFM de Russie rejeta le recours du requérant.
53. Le 1er février 2016, le requérant fit appel des décisions des 10 novembre et 29 décembre 2015 devant le tribunal du district Basmannyy de Moscou (« le tribunal du district Basmannyy »).
54. Le 5 février 2016, le HCR reconnut au requérant la qualité de personne ayant besoin d’une protection internationale et entama une procédure de réinstallation.
55. Le 17 mars 2016, le requérant partit pour le Danemark, où le HCR avait obtenu sa réinstallation.
56. Le 12 mai 2016, le tribunal du district Basmannyy confirma la décision du SFM de Russie. Le même jour, l’avocat du requérant déposa un acte introductif d’appel sommaire (« краткая апелляционная жалоба ») dans l’attente de la notification d’un jugement écrit motivé. Par la suite, ledit tribunal classa la procédure sans suite au motif que l’avocat n’avait pu obtenir une procuration authentifiée après la réinstallation du requérant.
2. M. M.B.
57. Trois semaines après son arrivée à l’aéroport de Sheremetyevo, le requérant saisit la police des frontières d’une demande d’obtention du statut de réfugié en Russie. Aucune des parties n’a indiqué la date exacte du dépôt de la demande ; si on compte les trois semaines à partir du 23 août 2015, date d’arrivée de M. M.B. à l’aéroport de Sheremetyevo, on obtient la date du 13 septembre 2015.
58. Le 14 novembre 2015, des agents du SFM pour la région de Moscou interrogèrent M. M.B. dans la zone de transit.
59. Le 20 novembre 2015, la demande d’obtention du statut de réfugié présentée par M. M.B. fut admise pour un examen au fond. Le Gouvernement affirme qu’une attestation de mise à l’instruction de la demande d’obtention du statut de réfugié fut établie le même jour. Il a produit une copie de la décision d’établissement d’une attestation mais pas de l’attestation elle-même. Le requérant allègue quant à lui que le SFM pour la région de Moscou ne lui a pas délivré semblable attestation.
60. Le 1er décembre 2015, l’avocat du requérant demanda au SFM pour la région de Moscou d’établir au bénéfice de M. M.B. une attestation de mise à l’instruction de sa demande et de le placer dans un centre d’accueil provisoire.
61. Le même jour, le SFM pour la région de Moscou rejeta la demande d’obtention du statut de réfugié du requérant au motif que « le départ du demandeur de la Palestine et sa réticence à y retourner [n’étaient] pas motivés par le souci d’obtenir l’asile mais par la situation sociale et économique difficile prévalant sur le territoire de la Palestine ». Il conclut que le requérant n’avait avancé aucun élément convaincant de nature à expliquer pourquoi il craignait personnellement les persécutions.
62. Le 21 décembre 2015, l’avocat du requérant saisit le SFM de Russie d’un recours, qui fut rejeté le 31 décembre 2015.
63. Le 1er février 2016, le requérant attaqua la décision du SFM de Russie devant le tribunal du district Basmannyy.
64. Le 13 février 2016, les autorités égyptiennes ouvrirent le point de passage de Rafah vers la bande de Gaza. Le requérant accepta de prendre un vol pour l’Égypte et quitta la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo.
65. Le 12 mai 2016, le tribunal du district Basmannyy confirma la décision du SFM de Russie. L’avocat du requérant déposa le même jour un acte introductif d’appel sommaire dans l’attente de la notification d’un jugement écrit motivé. Par la suite, ledit tribunal classa la procédure sans suite au motif que l’avocat n’avait pu obtenir une procuration authentifiée après le départ du requérant et qu’il ne pouvait donc présenter un acte introductif d’appel détaillé.
3. M. A.M.
66. Le requérant saisit la police des frontières d’une demande d’obtention du statut de réfugié en Russie (le 10 avril 2015 selon l’intéressé ; le 11 avril 2015 selon le Gouvernement).
67. Le 1er juillet 2015, le SFM pour la région de Moscou interrogea le requérant dans la zone de transit.
68. Le requérant allègue que sa demande fut admise pour un examen au fond le 1er juillet 2015 mais qu’aucune attestation de mise à l’instruction de la demande ne fut établie. Le Gouvernement affirme que pareille attestation fut établie le 7 juillet 2015. Il a produit une copie de la décision d’établissement d’une attestation mais pas de l’attestation elle-même.
69. Le 1er octobre 2015, le SFM pour la région de Moscou rejeta la demande du requérant tendant à l’obtention du statut de réfugié au motif que sa famille avait continué à vivre en Somalie sans être persécutée et que lui‑même avait travaillé au Yémen. Il conclut que le requérant n’avait quitté la Somalie pour aucune des raisons énumérées dans la loi fédérale FZ‑4528‑1 du 19 février 1993 telle que modifiée (ci-après « la loi relative aux réfugiés ») et qu’il pouvait donc être expulsé vers ce pays. Le requérant en fut informé le 3 novembre 2015 mais il affirme qu’aucune copie de la décision portant rejet de sa demande ne lui a été notifiée.
70. Le 24 novembre 2015, M. A.M. fit appel de la décision du 1er octobre 2015 devant le SFM de Russie.
71. Le 1er décembre 2015, l’avocat du requérant demanda au SFM pour la région de Moscou d’établir au bénéfice de M. A.M. une attestation de mise à l’instruction de sa demande d’obtention du statut de réfugié et de le placer dans un centre d’accueil provisoire.
72. Le 7 décembre 2015, le SFM de Russie rejeta le recours formé par le requérant contre la décision du 1er octobre 2015, jugeant que si l’intéressé éprouvait des réticences à rentrer au Yémen à cause des menaces qu’il disait y subir de la part d’un tiers, rien ne s’opposait à son retour en Somalie, faute d’explications convaincantes quant aux persécutions auxquelles l’intéressé disait craindre d’être exposé dans ce pays. Il releva en outre que le requérant s’était déclaré disposé à retourner en Somalie.
73. Le 15 décembre 2015, M. A.M. saisit la police des frontières d’une demande d’asile temporaire.
74. Le 29 décembre 2015, il déposa devant le tribunal du district Basmannyy un recours dirigé contre la décision du 7 décembre 2015 par laquelle le SFM de Russie avait rejeté sa demande d’obtention du statut de réfugié.
75. Le 22 décembre 2015, le SFM pour la région de Moscou rejeta pour défaut de fondement la demande d’asile du requérant, considérant qu’elle ne visait qu’à légitimer sa situation en Russie. Cette décision fut notifiée au requérant, le 25 décembre 2015 selon le Gouvernement, le 28 décembre 2015 selon l’intéressé.
76. Le 10 février 2016, le SFM de Russie rejeta le recours formé par le requérant contre la décision sur l’asile temporaire que le SFM pour la région de Moscou avait rendue le 22 décembre 2015. Il jugea que si le requérant refusait de rentrer au Yémen à cause des menaces qu’il disait subir de la part d’un tiers, rien ne s’opposait à son retour en Somalie, faute d’explications convaincantes quant aux persécutions auxquelles l’intéressé disait craindre d’être exposé dans ce pays. Il constata en outre que le requérant s’était déclaré disposé à retourner en Somalie.
77. Le 24 février 2016, le HCR reconnut au requérant la qualité de personne ayant besoin d’une protection internationale.
78. Par un jugement du 19 mai 2016, le tribunal du district Basmannyy de Moscou écarta un recours introduit par le requérant le 11 mars 2016 contre le rejet, par le SFM pour la région de Moscou et le SFM de Russie, de sa demande d’asile temporaire. Le tribunal jugea en particulier que le requérant n’avait pas prouvé que les terroristes censés l’avoir menacé en 2005 représentaient toujours un danger plus de dix ans plus tard et que, à supposer qu’il existât encore pareilles menaces, l’intéressé « conservait la possibilité de solliciter la protection de l’État dont il était ressortissant, [c’est-à-dire] de saisir les services répressifs de la République de Somalie [pour sa protection] ». Le 31 mai 2016, l’avocat du requérant interjeta appel de ce jugement.
79. Le 12 septembre 2016, le tribunal du district Basmannyy confirma la décision que le SFM de Russie avait rendue le 7 décembre 2015 sur la demande d’obtention du statut de réfugié.
80. Le 20 septembre 2016, le tribunal de Moscou rejeta l’appel formé par le requérant contre le jugement que le tribunal du district Basmannyy avait rendu le 19 mai 2016 sur sa demande d’asile temporaire, considérant que la situation en Somalie n’avait pas changé depuis le rejet de sa demande d’obtention du statut de réfugié et qu’aucun motif humanitaire ne justifiait d’accorder l’asile temporaire à l’intéressé. Le tribunal conclut également qu’en cherchant à circonvenir la procédure régulière afin de légitimer sa situation en Russie, le requérant avait abusé de son droit d’ester en justice.
81. Le 6 février 2017, le tribunal de Moscou rejeta l’appel formé par le requérant contre le jugement relatif à sa demande d’obtention du statut de réfugié que le tribunal du district Basmannyy avait rendu le 12 septembre 2016, considérant que l’intéressé n’avait pas prouvé qu’il serait réellement exposé à une menace s’il retournait en Somalie et qu’il n’y avait donc, au moment où il avait « franchi la frontière d’État de la Fédération de Russie », aucune nécessité de lui accorder l’asile.
82. Le requérant explique que lorsqu’il fut avisé par les autorités russes du rejet définitif de ses demandes d’obtention, respectivement, du statut de réfugié et de l’asile temporaire, il estima qu’il n’avait plus aucune chance d’obtenir l’asile en Russie et informa la police des frontières qu’il acceptait de partir pour Mogadiscio (Somalie). Le 9 mars 2017, à la demande du HCR, la compagnie Turkish Airlines délivra au requérant un billet pour Mogadiscio via Istanbul. Les agents du Service fédéral de sécurité escortèrent le requérant à l’aéroport de Moscou-Vnukovo, s’assurèrent qu’il avait embarqué dans l’avion et remirent son passeport à l’équipage. Depuis lors, le requérant réside à Mogadiscio ; il aurait renoncé à toute activité journalistique « afin d’échapper à l’attention des terroristes ».
4. M. Yasien
83. Le Gouvernement affirme que M. Yasien déposa une demande d’asile temporaire le 19 septembre 2015.
84. Le requérant allègue quant à lui qu’à cette date il saisit la police des frontières d’une demande d’obtention du statut de réfugié, que celle-ci s’égara et qu’il en déposa une nouvelle le 5 octobre 2015.
85. Le 3 novembre 2015, le SFM pour la région de Moscou interrogea le requérant dans la zone de transit de l’aéroport.
86. L’intéressé expose que le SFM pour la région de Moscou admit sa demande pour examen au fond le 3 novembre 2015 mais qu’il ne lui délivra pas d’attestation de mise à l’instruction de la demande. Il expose que les autorités compétentes en matière de migrations avaient pour pratique courante d’établir des attestations de mise à l’instruction des demandes mais de ne pas les délivrer aux demandeurs d’asile qui se trouvaient en détention. Celles-ci étaient versées aux dossiers pertinents, qui étaient conservés dans les bureaux desdites autorités.
87. Le 1er décembre 2015, l’avocat de M. Yasien demanda au SFM pour la région de Moscou d’établir au bénéfice du requérant une attestation de mise à l’instruction de sa demande d’obtention du statut de réfugié et de lui trouver une place dans un centre d’accueil provisoire.
88. Le 21 décembre 2015, le SFM pour la région de Moscou rejeta la demande d’asile temporaire de M. Yasien (le requérant allègue qu’il avait demandé le statut de réfugié et non l’asile temporaire). Il considéra que c’était parce qu’il n’était pas satisfait de sa situation économique en Syrie que le requérant avait quitté le pays et que c’était pour légitimer sa situation en Russie et pouvoir y travailler qu’il y avait demandé l’asile temporaire. Le requérant fut avisé du rejet de sa demande, le 23 décembre 2015 selon lui, le 25 décembre 2015 selon le Gouvernement. Il affirme que la décision ne lui fut pas notifiée.
89. Le 29 décembre 2015, M. Yasien saisit la police des frontières d’une nouvelle demande d’obtention du statut de réfugié.
90. Le 12 janvier 2016, par le biais de son avocat, il forma devant le SFM de Russie un recours contre la décision du 21 décembre 2015 dans lequel il affirmait que, les 19 septembre et 5 octobre 2015, il avait demandé le statut de réfugié, que la décision attaquée concernait l’asile temporaire, et que, pour des raisons inconnues, le SFM pour la région de Moscou avait substitué la procédure applicable aux demandes d’asile temporaire à celle prévue pour l’examen des demandes d’obtention du statut de réfugié. Il évoquait par ailleurs la grave crise humanitaire que connaissait la Syrie et alléguait que, contrairement aux exigences de la loi relative aux réfugiés, le SFM pour la région de Moscou ne lui avait pas établi d’attestation de mise à l’instruction de sa demande d’obtention du statut de réfugié.
91. Le 4 février 2016, le SFM de Russie rejeta le recours et confirma la décision du 21 décembre 2015. Il releva en particulier que des vols réguliers reliaient Moscou à Damas et que, depuis cette dernière ville, les ressortissants syriens pouvaient voyager dans d’autres parties du pays qui se trouvaient sous le contrôle du gouvernement syrien et que « de nombreux Syriens souhait[ai]ent quitter leur pays, non seulement parce qu’ils craign[ai]ent pour leur vie mais, surtout, en raison de la dégradation de la situation économique et humanitaire qui y préva[lait] ». Il ne traita pas l’argument du requérant relatif à la substitution de la procédure applicable aux demandes d’asile temporaire à celle prévue pour l’examen des demandes d’obtention du statut de réfugié.
92. Le 7 avril 2016, le requérant saisit la police des frontières d’une nouvelle demande d’obtention du statut de réfugié. Il ne reçut aucune réponse.
93. Le 11 avril 2016, le requérant attaqua devant le tribunal du district Zamoskvoretskiy de Moscou (« le tribunal du district Zamoskvoretskiy ») les décisions du 21 décembre 2015 et du 4 février 2016, plaidant par ailleurs l’inaction du SFM de Russie.
94. Le 21 avril 2016, le HCR reconnut au requérant la qualité de personne ayant besoin d’une protection internationale et entama une procédure de réinstallation.
95. Le 11 mai 2016, le requérant fut réinstallé par le HCR et gagna la Suède.
96. Le 31 août 2016, le tribunal du district Zamoskvoretskiy confirma la décision rendue par le SFM de Russie le 4 février 2016.
LE CaDrE JURIDIQUE ET LA Pratique PERTINENTS
1. LE DROIT INTERNE
97. En ses parties pertinentes en l’espèce, l’article 6 de la loi fédérale « relative aux conditions d’entrée et de sortie sur le territoire de la Fédération de Russie » (FZ-114, 15 août 1996, telle que modifiée), dispose :
« Tout étranger ou apatride foulant ou quittant le territoire de la Fédération de Russie est tenu de présenter des documents d’identité valides, acceptés par la Fédération de Russie, et un visa, sauf si la présente loi fédérale, un traité conclu par la Fédération de Russie ou un décret du président de la Fédération de Russie en disposent autrement ».
98. En ses parties pertinentes en l’espèce, l’article 14 de la loi de la Fédération de Russie sur la frontière d’État (FZ-4730-1, 1er avril 1993, telle que modifiée), dispose :
« Les étrangers et apatrides non titulaires d’un permis de séjour temporaire ou permanent en Fédération de Russie qui franchissent la frontière d’État [en provenance] du territoire d’un État étranger [voient leur responsabilité engagée] conformément au droit russe si des éléments indiquent que leur action [est constitutive] d’une infraction administrative ou pénale.
S’il n’y a pas lieu d’ouvrir une procédure pénale ou administrative contre elles (...) les personnes ayant violé la frontière d’État qui ne peuvent revendiquer l’asile politique (...) sont, à leur arrivée, formellement remises par la police des frontières aux autorités du pays (...) à partir duquel elles ont franchi la frontière nationale [russe]. Si leur renvoi aux autorités de l’État étranger n’est pas prévu par un traité conclu entre celui-ci et la Fédération de Russie, la police des frontières les expulse [vers des lieux] situés en dehors du territoire russe (...) qu’elle désigne elle-même. »
99. En ses parties pertinentes, l’article 4 de la loi relative aux réfugiés dispose :
« 1. Toute personne majeure ayant exprimé le souhait d’obtenir le statut de réfugié doit déposer à cet effet, en son nom propre ou par le biais d’un représentant, une demande écrite :
(...)
1. 2) auprès de la police des frontières ou du Service fédéral de sécurité (...) au point de franchissement de la frontière de la Fédération de Russie, au moment où elle la franchit (...)
(...)
3. Lorsqu’elle reçoit une demande au point de franchissement de la frontière (...), la police des frontières la transmet dans les trois jours au service des migrations (...).
(...)
5. 2) Toute demande déposée par une personne au point de franchissement de la frontière (...) est examinée à titre préliminaire (...), dans les cinq jours de la date de sa réception, par le service des migrations (...).
(...)
6. Il appartient au service des migrations de décider de l’opportunité d’établir (...) une attestation [certifiant qu’une demande d’obtention du statut de réfugié est en cours d’instruction (« attestation de mise à l’instruction »)].
Une décision d’établissement de pareille attestation constitue une base à partir de laquelle (...) des droits peuvent être reconnus au demandeur et des obligations lui être imposées (...)
7. Le service des migrations doit envoyer l’attestation au demandeur ou lui notifier son établissement (...) dans les 24 heures de l’adoption de la décision (...)
L’attestation est un document qui sert à identifier une personne qui a demandé l’obtention du statut de réfugié.
(...)
L’attestation est également nécessaire pour permettre au demandeur (...) d’obtenir un document autorisant son placement dans un centre d’accueil temporaire. »
100. En ses parties pertinentes en l’espèce, l’article 6 de la loi relative aux réfugiés dispose :
« 1. Le titulaire d’une attestation (...) a droit :
1. 1) à bénéficier des services d’un traducteur et d’un interprète et à recevoir des informations sur la procédure d’octroi du statut de réfugié ;
(...)
1. 3) à percevoir une allocation forfaitaire (...)
1. 4) à recevoir (...) du service des migrations un document autorisant son placement dans un centre d’accueil temporaire ;
(...)
1. 6) à recevoir de la nourriture et à disposer de services collectifs au centre d’accueil temporaire (...)
1. 7) à obtenir une assistance médicale et des médicaments (...) »
2. LE DROIT international
La Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés
101. L’article 31 de la Convention de 1951 dispose :
« 1. Les États contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers, aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulières.
2. Les États contractants n’appliqueront aux déplacements de ces réfugiés d’autres restrictions que celles qui sont nécessaires ; ces restrictions seront appliquées seulement en attendant que le statut de ces réfugiés dans le pays d’accueil ait été régularisé ou qu’ils aient réussi à se faire admettre dans un autre pays. En vue de cette dernière admission les États contractants accorderont à ces réfugiés un délai raisonnable ainsi que toutes facilités nécessaires. »
102. L’article 33 de la Convention de 1951 dispose :
« 1. Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.
2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays. »
3. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ
103. Une étude portant sur la situation des demandeurs d’asile retenus dans une zone de transit dans l’attente du traitement de leur demande avait été mise à la disposition de la chambre. L’étude couvrait 34 États parties à la Convention. Dans sept de ces États, à savoir la France, la Lituanie, le Monténégro, les Pays-Bas, le Portugal, la République tchèque et l’Ukraine, la rétention dans une zone de transit de personnes ayant demandé l’octroi d’une protection internationale constitue une privation de liberté au regard du droit national ; pareille rétention n’est cependant pas considérée comme une privation de liberté dans le droit national de 18 autres États, à savoir l’Albanie, l’Allemagne, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Bulgarie, la Croatie, l’Espagne l’Estonie, la Finlande, la Géorgie, la Grèce, la Macédoine du Nord, la Pologne, la République de Moldova, la Roumanie, le Royaume-Uni (Angleterre et pays de Galles), la Serbie et la Slovénie.
104. Dans neuf des 34 États parties étudiés, à savoir l’Arménie, la Belgique, l’Islande, le Liechtenstein, le Luxembourg, la Norvège, Saint‑Marin, la Slovaquie et la Suède, il n’existe pas de zones de transit, que ce soit au sens propre ou au sens juridique, dans lesquelles les demandeurs d’asile se trouveraient retenus dans l’attente du traitement de leur demande d’asile.
105. Dans douze de ces mêmes 34 États, à savoir l’Autriche, la Croatie, l’Espagne, la France, la Géorgie, la Grèce, la Lituanie, le Monténégro, les Pays-Bas, le Portugal, la République tchèque et la Roumanie, des dispositions et des procédures juridiques ont été mises en place qui sont spécifiquement applicables aux personnes ayant présenté une demande de protection internationale pendant leur rétention dans la zone de transit d’un aéroport ou d’un poste-frontière terrestre ou maritime.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
106. Les requérants voient dans leur confinement à l’intérieur de la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo une privation de liberté irrégulière, contraire aux exigences de l’article 5 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »
1. L’arrêt de la chambre
107. La chambre a déclaré le grief fondé sur l’article 5 § 1 recevable, et elle a conclu que le confinement des requérants dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo s’analysait en une privation de liberté de fait.
108. La chambre a par ailleurs examiné la question de la légalité de la privation de liberté de fait subie par les requérants. Le Gouvernement n’ayant fait mention d’aucune disposition du droit interne apte à justifier légalement pareille privation de liberté, elle a jugé que le long confinement des requérants dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo avait eu lieu en dehors de toute base légale en droit russe, contrevenant ainsi aux exigences de l’article 5 § 1 de la Convention, et elle a conclu à une violation de cette disposition.
2. Arguments des parties
1. Les requérants
109. Les requérants exposent que, pendant toute la durée de leur séjour dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo, ils ont été dans la situation de demandeurs d’asile dont les demandes n’auraient pas encore été examinées. Ils allèguent que toute possibilité d’entrer dans un pays autre que celui qu’ils avaient fui leur était fermée et plaident qu’ils se trouvaient sous la juridiction de la Russie. Ils ajoutent que, durant leur long séjour dans la zone de transit, ils ne purent ni pénétrer sur le territoire russe, ni recevoir la visite de médecins ou de personnes habilitées à authentifier des documents. Ils font également état de difficultés, voire de refus, auxquels leurs avocats se seraient heurtés dans leurs tentatives de se rendre auprès d’eux et indiquent que la police des frontières avait saisi leurs passeports. Ils considèrent qu’on ne peut donc pas dire qu’ils eussent choisi de rester dans la zone de transit ou qu’ils eussent consenti à être privés de leur liberté. Ils en concluent que leur confinement dans la zone de transit s’analyse en une privation de liberté de fait.
110. Sur la question de la compatibilité de cette privation de liberté de fait avec l’article 5 § 1, ils indiquent qu’il n’y a jamais eu de décision officielle, judiciaire ou autre, autorisant leurs détentions respectives. Ils exposent que, faute d’une quelconque procédure juridique qui aurait permis de contrôler la légalité ou la durée de leur détention, ils se sont trouvés dans un « vide juridique ». Ils considèrent qu’en l’absence de dispositions légales spécifiques aptes à le légitimer et d’une autorisation ou d’un contrôle judiciaires, leur long confinement dans la zone de transit pendant une durée indéterminée et imprévisible n’avait aucune base en droit interne, en quoi ils voient une violation de l’article 5 § 1.
111. Les requérants expliquent que les griefs dont ils ont saisi la Cour ne portent pas sur le fait que les autorités russes refusèrent de leur accorder l’asile. Dans leurs requêtes respectives, ils auraient essentiellement allégué que leurs droits [avaient] été « bafoués à raison de l’absence de règles légales, de la violation par les autorités des règles qu’elles auraient dû appliquer, et de leur manque total d’égards pour eux ou de volonté de préserver la dignité humaine ».
112. Les requérants avancent qu’ils déposèrent des demandes d’obtention du statut de réfugié et de l’asile temporaire dans le respect de la réglementation interne russe, alors, selon eux, qu’il n’y avait dans la zone de transit de l’aéroport aucune information disponible sur cette procédure et que les agents de la police des frontières ne parlaient que le russe. Ils soutiennent qu’en ne les traitant pas comme des demandeurs d’asile et en ne leur délivrant pas d’attestations de mise à l’instruction de leurs demandes, les autorités russes les ont privés de la possibilité de bénéficier des droits garantis par la loi sur les réfugiés.
2. Le Gouvernement
113. Le Gouvernement estime qu’il est « vital d’établir une distinction entre les réfugiés authentiques et les migrants », définissant ces derniers comme des personnes qui se rendent dans un pays tiers pour des raisons avant tout économiques. Retenant que les intéressés n’étaient pas arrivés sur le sol russe en provenance directe des pays dans lesquels ils se disaient menacés, qu’ils n’avaient pas choisi la Russie comme premier pays sûr auquel demander l’asile et qu’ils n’avaient pas demandé l’asile en Russie dès leur arrivée ni tenté de l’obtenir dans d’autres pays auparavant, il considère que les requérants ne satisfaisaient pas aux critères de définition des réfugiés établis par la Convention de Genève. Il affirme que lors de leurs entretiens avec les autorités russes compétentes en matière de migrations les requérants n’ont pas étayé leurs dires selon lesquels leurs vies était menacées dans leur pays d’origine mais évoqué une situation économique difficile et que ce n’est qu’après s’être entretenus avec des avocats spécialistes du droit d’asile qu’ils ont fait état de risques potentiels. Il estime par conséquent que les requérants n’étaient pas des « demandeurs d’asile authentiques » mais des « migrants ordinaires » dont les demandes étaient « artificielles et peu susceptibles d’aboutir ».
114. Le Gouvernement considère qu’il ne peut être tenu pour responsable de difficultés engendrées par les propres choix des requérants et que la position adoptée par la Cour dans les affaires concernant des demandeurs d’asile encourage les migrants à « abuser du droit d’asile ».
115. Il soutient qu’une personne se trouvant sous la juridiction d’un État n’est pas nécessairement « aux mains des autorités » et que les requérants devaient pertinemment savoir qu’ils ne possédaient pas les documents requis et qu’ils n’avaient pas de motifs valables pour entrer en Russie. Il considère qu’en tentant délibérément de pénétrer sur le territoire russe sans avoir ni visas en cours de validité ni motifs recevables pour être considérés comme des réfugiés, les requérants ont enfreint le droit russe et valablement consenti à être privés de leur liberté. Il ajoute que les demandes d’asile formées par les requérants avaient peu de chances d’aboutir et que, par conséquent, la décision des autorités russes de les examiner n’obligeait pas les intéressés à rester dans la zone de transit de l’aéroport. Il invoque en outre la marge d’appréciation dont les États jouiraient dans leurs décisions d’accorder ou non l’asile. Il conclut que l’article 5 ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce.
116. Le Gouvernement évoque également le « droit inhérent et souverain [pour l’État] de contrôler l’entrée et le séjour des étrangers sur son territoire » et indique que les passeports des requérants n’ont pas été saisis. Il ajoute que les requérants n’ont fait l’objet d’aucune procédure de refoulement, d’expulsion ou d’extradition. Expliquant que les requérants étaient libres de quitter la Russie à tout moment et que c’est ce qu’ils ont finalement fait, il considère qu’il n’y a pas eu privation de liberté.
117. Le Gouvernement expose que tout étranger auquel un État interdit l’entrée sur son territoire est contraint de quitter celui-ci. Il admet que si un demandeur d’asile répondant aux critères de définition du réfugié énoncés dans la Convention de Genève se voyait contraint de retourner dans un pays où il affirmerait avoir été persécuté, cela pourrait soulever une question au regard de l’article 3 de la Convention, mais uniquement dans le cas d’un grief pertinent formulé par l’intéressé.
118. Le Gouvernement reproche par ailleurs à la Cour d’« inventer » sur le terrain de la Convention – dont il souligne qu’elle ne garantit pas le droit d’asile – un droit nouveau imposant aux États d’autoriser toute personne se présentant comme demandeur d’asile à entrer sans entrave sur son territoire. Il conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 en l’espèce.
3. Les tiers intervenants
1. Le HCR
119. Dans ses observations, le HCR examine le cadre et la pratique juridiques internes applicables au traitement des demandeurs d’asile dans les zones de transit aéroportuaires de la Fédération de Russie et livre son interprétation des principes de droit international pertinents.
120. Il expose que le droit russe ne renferme aucune disposition indiquant pour quels motifs et pour quelles durées des personnes peuvent être retenues dans les zones frontalières et de transit ou offrant des garanties procédurales pour les demandeurs d’asile aux frontières et qu’il ne prévoit pas davantage la possibilité d’un recours en justice pour les personnes ainsi contraintes de séjourner dans une zone de transit. Selon le HCR, les conditions de séjour dans ces zones ne sont pas réglementées par le droit interne, et la loi russe ne confie à aucune autorité publique le soin de prendre en charge les besoins de première nécessité des demandeurs d’asile dans les zones de transit.
121. Le HCR explique que les autorités compétentes en matière de migrations n’ont pas de personnel dans les zones de transit, intégralement placées sous le contrôle de la police des frontières. Il ajoute que celle-ci ne décide pas s’il y a lieu ou non de retenir une personne dans la zone de transit mais qu’elle l’empêche simplement de franchir le contrôle des passeports et qu’elle peut également, sans avoir à s’en justifier, refuser de prendre un dossier de demande d’asile présenté devant elle. Pour le HCR, dans la mesure où ils restent dans l’incertitude juridique même après l’établissement à leur bénéfice d’une attestation de mise à l’instruction de leur demande, les demandeurs d’asile séjournant dans les zones de transit sont privés des droits minimums garantis par la loi sur les réfugiés. De surcroît, ils ne pourraient exercer leur droit de recours de manière effective en cas de rejet de leur demande en première instance.
122. Le HCR indique que les demandeurs d’asile séjournant dans les zones de transit n’ont pas d’intimité et qu’ils sont privés d’accès à l’air libre, à la nourriture et à une assistance sociale et médicale. Il explique que les intéressés peuvent avoir à endurer cette situation d’indigence pendant une période prolongée, une procédure de demande d’asile, recours compris, durant en moyenne, selon lui, entre un et deux ans.
123. Le HCR ajoute que, lorsqu’elle est appliquée, la détention de demandeurs d’asile doit être justifiée au regard des principes de nécessité, de raisonnabilité et de proportionnalité, et entourée d’un ensemble de garanties procédurales importantes, toutes choses qui font selon lui défaut dans le cas des personnes détenues dans des zones de transit aéroportuaires de la Fédération de Russie.
2. Le gouvernement hongrois
124. Le gouvernement hongrois plaide devant la Grande Chambre que le droit international contemporain ne consacre pas un droit pour les candidats à l’asile de choisir le pays où présenter leur demande (« asylum shopping »), même si le HCR et « d’autres organisations défendant les droits des réfugiés » prônent la reconnaissance de pareil droit.
125. Il considère qu’il n’existe pas un droit à se voir accorder l’asile. Il indique que l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme garantit le droit pour toute personne de bénéficier de l’asile et que les articles 12 § 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 2 § 2 du Protocole no 4 à la Convention proclament le droit pour toute personne de quitter son propre pays, mais que le droit international ne reconnaît pas un droit d’entrer dans un pays aux fins d’y demander l’asile. Il estime que la pratique consistant, pour les candidats à l’asile, à choisir le pays où introduire leur demande profite à la criminalité organisée internationale et qu’elle aggrave la « crise migratoire » européenne. Il ajoute que la Convention « ne confère pas un droit de pénétrer sur le territoire d’un État avec engagement automatique de sa pleine juridiction » et que le seuil d’application des articles 3 et 5 et les exigences qu’ils énoncent laissent « une ample marge d’interprétation à la lumière de l’article 1 de la Convention ».
4. Appréciation de la Cour
1. Considérations liminaires
a) Sur l’objet du litige
126. La Cour prend note des préoccupations exprimées par les gouvernements russe et hongrois dans leurs observations et admet que la présente affaire doit être envisagée dans le contexte des difficultés pratiques, administratives, budgétaires et juridiques face auxquelles l’afflux de réfugiés et de migrants place les États membres. Elle estime cependant que, contrairement à ce que soutiennent les gouvernements russe et hongrois devant la Grande Chambre, l’affaire n’a guère de rapport avec la question de l’existence, dans le droit international contemporain, d’un droit à l’asile en tant que tel ou d’un droit de choisir librement le pays où introduire une demande d’asile.
127. Les conclusions essentielles de la chambre ne portaient pas sur le fait qu’aucun des requérants ne s’était vu accorder l’asile en Russie, mais sur l’absence de base légale apte à légitimer leur long confinement dans la zone de transit de l’aéroport et le manque total de prise en charge de leurs besoins essentiels pendant l’instruction de leurs demandes. La Cour rappelle que la Convention a été créée aux fins d’établissement de normes minimales. Le droit de ne voir sa liberté restreinte qu’en vertu de la loi et celui pour toute personne détenue sous le contrôle de l’État de bénéficier de conditions humaines de détention sont des garanties minimales dont toute personne relevant de la juridiction d’un État membre doit pouvoir jouir, en dépit de la « crise migratoire » montante en Europe.
128. Il s’agit donc en l’espèce pour la Cour de vérifier si le gouvernement défendeur s’est conformé à ces obligations découlant de la Convention.
b) Article 1 de la Convention
129. Il convient en premier lieu de déterminer si les requérants relevaient de la juridiction de la Russie au sens de l’article 1 de la Convention. La Cour relève à cet égard que, pendant toute la durée des faits en cause, les requérants ont été physiquement présents sur le territoire de la Russie et sous le contrôle des autorités russes.
130. La Cour réaffirme qu’un aéroport situé sur le sol d’un État fait juridiquement partie du territoire de cet État quand bien même il s’agirait d’un aéroport international (Amuur c. France, 25 juin 1996, §§ 41 et 43-45, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, Shamsa c. Pologne, nos 45355/99 et 45357/99, § 45, 27 novembre 2003, Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03, § 68, 24 janvier 2008, Rashed c. République tchèque, no 298/07, § 70, 27 novembre 2008, et Abou Amer c. Roumanie, no 14521/03, § 39, 24 mai 2011).
131. Il est à noter que le Gouvernement russe n’a pas nié devant la Grande Chambre que la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo fait partie du territoire russe. Il n’a pas davantage contesté que les requérants ont été sous le contrôle des autorités russes pendant toute la période concernée (paragraphe 115 ci-dessus).
132. La Cour conclut que les requérants se trouvaient sous la juridiction de la Russie au moment des faits de l’espèce.
2. Article 5 § 1
a) Applicabilité de l’article 5 § 1
1. Principes généraux
133. En proclamant le « droit à la liberté », le paragraphe 1 de l’article 5 vise la liberté physique de la personne. Par conséquent, il ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de circuler, lesquelles obéissent à l’article 2 du Protocole no 4. Le classement dans l’une ou l’autre de ces catégories se révèle parfois ardu, car dans certains cas marginaux il s’agit d’une pure affaire d’appréciation, mais la Cour ne saurait éluder un choix dont dépendent l’applicabilité ou l’inapplicabilité de l’article 5 de la Convention (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 64, 15 décembre 2016, avec d’autres références).
134. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères tels que la nature, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 225, CEDH 2012, et Gahramanov c. Azerbaïdjan (déc.), no 26291/06, § 40, 15 octobre 2013). Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence (De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 80, 23 février 2017, avec les références qui y sont citées, ainsi que Kasparov c. Russie, no 53659/07, § 36, 11 octobre 2016).
135. Pour ce qui est des situations dans lesquelles les demandeurs d’asile peuvent se retrouver, la Cour considère que lorsqu’elle distingue entre restriction de la liberté de circuler et privation de liberté, il lui faut adopter une approche pragmatique et réaliste tenant compte des conditions et défis actuels. Il importe, en particulier, de reconnaître le droit pour les États, sous réserve du respect de leurs obligations internationales, de contrôler leurs frontières et de prendre des mesures contre les étrangers qui contournent les restrictions posées à l’immigration.
136. La question de savoir si le fait de maintenir une personne dans une zone internationale d’un aéroport équivaut à la priver de sa liberté a été traitée dans un certain nombre d’affaires (voir, entre autres, Amuur, précité, § 43, Shamsa, précité, § 47, Mogoş c. Roumanie (déc.), no 20420/02, 6 mai 2004, Mahdid et Haddar c. Autriche (déc.), no 74762/01, CEDH 2005-XIII (extraits), Riad et Idiab, précité, § 68, Nolan et K. c. Russie, no 2512/04, §§ 93-96, 12 février 2009, et Gahramanov, précité, §§ 35-47).
137. Au paragraphe 43 de l’arrêt Amuur, la Cour s’est exprimée comme suit :
« [L]e maintien d’étrangers dans la zone internationale comporte une restriction à la liberté, mais qui ne saurait être assimilée en tous points à celle subie dans les centres de rétention d’étrangers en attente d’expulsion ou de reconduite à la frontière. Assorti de garanties adéquates pour les personnes qui en font l’objet, un tel maintien n’est acceptable que pour permettre aux États de combattre l’immigration clandestine tout en respectant leurs engagements internationaux, notamment en vertu de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés et de la Convention européenne des Droits de l’Homme ; le souci légitime des États de déjouer les tentatives de plus en plus fréquentes de contourner les restrictions à l’immigration ne doit pas priver les demandeurs d’asile de la protection accordée par ces conventions.
Pareil maintien ne doit pas se prolonger de manière excessive car il risquerait de transformer une simple restriction à la liberté – inévitable en vue de l’organisation matérielle du rapatriement de l’étranger ou, si celui-ci a sollicité l’asile, pendant l’examen de la demande d’admission sur le territoire au titre de l’asile – en privation de liberté. Il faut tenir compte, à cet égard, du fait qu’une telle mesure s’applique non pas à des auteurs d’infractions pénales mais à des étrangers qui, craignant souvent pour leur vie, fuient leur propre pays.
Si la décision de maintien incombe par la force des choses aux autorités administratives ou policières, la prolongation de celui-ci nécessite le contrôle non tardif du juge, gardien traditionnel des libertés individuelles. Avant tout et surtout, un tel maintien ne doit pas priver le demandeur d’asile du droit d’accéder effectivement à la procédure de détermination du statut de réfugié. »
138. Pour distinguer entre restriction de la liberté de circuler et privation de liberté dans le contexte du maintien d’étrangers dans des zones de transit aéroportuaires ou dans des centres d’accueil installés aux fins de l’identification et de l’enregistrement des migrants, la Cour tient compte d’un éventail de facteurs que l’on peut résumer comme suit : i) la situation personnelle des requérants et les choix opérés par eux, ii) le régime juridique applicable dans le pays concerné et l’objectif qui était le sien, iii) la durée du maintien, considérée notamment à la lumière du but qui était poursuivi et de la protection procédurale dont les requérants jouissaient au moment des événements, et iv) la nature et le degré des restrictions concrètement imposées aux requérants ou effectivement subies par eux (voir les affaires citées dans les trois paragraphes précédents).
139. La Cour considère que les facteurs exposés ci-dessus sont, mutatis mutandis, également pertinents en l’espèce.
2. Application de ces principes au cas d’espèce
α)La situation personnelle des requérants et les choix opérés par eux
140. La Cour observe que les quatre requérants sont entrés dans l’aéroport de façon involontaire, mais sans intervention aucune des autorités russes, au motif soit qu’ils s’étaient vu refuser le droit de pénétrer sur le territoire du pays dans lequel ils voulaient se rendre, soit qu’ils avaient été expulsés vers la Russie. Contraints par les circonstances, ils résolurent tous de solliciter l’asile en Russie. Si ce fait n’exclut pas que les intéressés puissent s’être retrouvés de facto privés de liberté après leur entrée, la Cour y voit un élément qu’il convient d’examiner à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce.
141. À cet égard, il est vrai que dans un certain nombre d’affaires la Cour a dit qu’une privation de liberté peut emporter violation de l’article 5 même si la personne concernée y a consenti, et elle a souligné que le droit à la liberté revêt une trop grande importance pour qu’une personne perde le bénéfice de la protection de la Convention du seul fait qu’elle se constitue prisonnière (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 65, série A no 12, I.I. c. Bulgarie, no 44082/98, §§ 84-87, 9 juin 2005, Osypenko c. Ukraine, no 4634/04, § 48, 9 novembre 2010, Venskutė c. Lituanie, no 10645/08, § 72, 11 décembre 2012, et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, §§ 106-110, 5 juillet 2016). Les affaires en question concernaient toutefois soit des situations où des privations de liberté étaient prévues par la loi, soit des situations où les requérants s’étaient conformés à une obligation, comme celle, notamment, de se rendre dans une prison ou un poste de police, ou de se soumettre à une assignation à résidence. La Cour considère que la situation est différente lorsque, comme en l’occurrence, les requérants n’avaient aucun lien préexistant avec l’État concerné et aucune obligation à laquelle ils auraient eu à se conformer mais qu’ils ont demandé de leur propre chef à pouvoir entrer sur le territoire de l’État en question pour y demander l’asile. En pareil cas, le point de départ pour l’analyse de la situation personnelle des requérants vis-à-vis des autorités est complètement différent.
142. Dans le cas d’espèce, compte tenu de ce que l’on sait des requérants et de leurs périples respectifs et, notamment, du fait qu’ils n’étaient pas arrivés en Russie par suite d’un danger direct et immédiat pour leur vie ou leur santé, mais plutôt en raison des circonstances particulières de leurs périples, il ne fait aucun doute que les intéressés sont entrés dans l’aéroport de Sheremetyevo de façon involontaire, mais sans intervention aucune des autorités russes. Il est dès lors clair que, en tout état de cause, les autorités étaient en droit de procéder aux vérifications nécessaires et d’examiner les demandes des intéressés avant de décider de les admettre ou non.
β)Le régime juridique applicable, l’objectif qui était le sien et la durée du maintien dans la zone de transit, considérée à la lumière de l’objectif poursuivi et de la protection procédurale découlant de ce régime
143. Deuxièmement, il importe également de noter que la raison d’être et l’objectif du régime juridique interne applicable à la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo étaient la mise en place d’une zone d’attente où les demandeurs d’asile séjourneraient le temps que les autorités décident de les admettre ou non en Russie (paragraphes 99 et 100 ci-dessus). Il y a lieu de relever, même si cet élément n’est pas décisif en soi, que les autorités russes n’ont pas cherché à priver les requérants de leur liberté et qu’elles leur ont d’emblée refusé l’entrée (paragraphes 14, 20, 29 et 39 ci-dessus). Si les requérants sont restés dans la zone de transit, c’est essentiellement parce qu’ils attendaient l’issue des procédures d’asile qu’ils avaient engagées (paragraphes 46-96 ci-dessus).
144. Le droit pour les États de contrôler l’entrée des étrangers sur leur territoire implique nécessairement que l’autorisation d’entrée puisse être subordonnée au respect des exigences applicables. Dès lors, en l’absence d’autres facteurs significatifs, on ne peut décrire comme une privation de liberté imputable à l’État la situation d’un candidat à l’entrée qui attend pendant une brève période que les autorités vérifient s’il doit se voir reconnaître pareil droit. Dans un tel cas, en effet, les autorités ne font que répondre, en procédant aux vérifications nécessaires, au souhait de l’intéressé d’entrer dans le pays (voir, mutatis mutandis, Gahramanov, précité, §§ 35-47 ; voir aussi Mahdid et Haddar, décision précitée, où les demandes d’asile présentées par les requérants dans une zone de transit aéroportuaire avaient été rejetées dans les trois jours et où la Cour, tenant compte de facteurs supplémentaires tels le fait que les requérants ne s’étaient pas trouvés sous le contrôle constant de la police, a conclu qu’il n’y avait pas eu privation de liberté).
145. Il convient également de déterminer si, conformément à l’objectif du régime juridique en vigueur, il existait des garanties procédurales pour le traitement des demandes d’asile déposées par les requérants et des dispositions internes fixant une durée maximale à leur séjour dans la zone de transit et si les unes et les autres ont été appliquées en l’espèce.
146. En l’occurrence, la Cour relève, d’une part, que le Gouvernement n’a pas été en mesure de trouver une quelconque disposition interne fixant la durée maximale pendant laquelle les requérants pouvaient être maintenus dans la zone de transit, et, d’autre part, qu’au mépris de la réglementation russe octroyant à tout demandeur d’asile un droit à se voir établir une attestation de mise à l’instruction de sa demande et à être placé dans un centre d’accueil provisoire pendant le traitement de son dossier (paragraphes 99 et 100 ci-dessus et, pour comparaison, Riad et Idiab, précité, § 101), les requérants ont pour l’essentiel été livrés à eux-mêmes dans la zone de transit. Ne se reconnaissant en aucune façon responsables d’eux, les autorités russes les ont laissés dans un vide juridique, sans possibilité aucune de contester les mesures qui restreignaient leur liberté (paragraphe 44 ci-dessus). Pendant leur séjour dans la zone de transit, les quatre requérants n’ont eu que peu d’informations sur le sort de leurs demandes respectives tendant à l’obtention du statut de réfugié et de l’asile temporaire (paragraphes 41-44 ci-dessus).
147. Dans la jurisprudence de la Cour relative au confinement d’étrangers dans un contexte d’immigration, la durée de la restriction à la liberté de circuler en cause et le lien entre les actes des autorités et la mesure litigieuse sont susceptibles d’avoir une incidence sur l’appréciation du point de savoir si la situation doit ou non s’analyser en une privation de liberté (voir, mutatis mutandis, Amuur, précité, § 43, Gahramanov, précité, §§ 35‑47, et Mahdid et Haddar, décision précitée). Cela étant, du moment que le temps passé dans la zone de transit n’excède pas de manière significative celui nécessaire à l’examen d’une demande d’asile et qu’il n’existe aucune circonstance exceptionnelle, la durée du confinement ne doit pas peser de manière décisive dans son analyse de l’applicabilité de l’article 5. Cela vaut particulièrement lorsque les intéressés bénéficient, dans l’attente du traitement de leur demande d’asile, de droits et garanties procéduraux les protégeant contre des délais d’attente excessifs. L’existence au plan interne d’une réglementation juridique limitant la durée des séjours en zone de transit revêt à cet égard une grande importance.
148. En l’espèce, l’instruction des demandes d’asile respectives des requérants et les procédures judiciaires subséquentes y relatives ne se sont pas distinguées par leur rapidité, puisque M. Z.A. a passé sept mois et dix‑neuf jours dans la zone de transit dans l’attente du résultat de sa demande (paragraphes 46-55 ci-dessus), M. M.B. cinq mois et un jour (paragraphes 57-64 ci-dessus), M. A. M. un an, neuf mois et au moins vingt-huit jours (paragraphes 66-82 ci-dessus) et M. Yasien sept mois et vingt-deux jours (paragraphes 83-95 ci-dessus). Aussi la Cour estime-t-elle que la situation des requérants a été grandement influencée par des retards et atermoiements qui étaient clairement attribuables aux autorités russes et qui n’étaient justifiés par aucun motif légitime.
149. La Cour ajoute que le dossier de l’affaire ne contient aucun élément qui indiquerait que les requérants en l’espèce ne se sont pas conformés aux règles légales en vigueur ou qu’ils ont agi de mauvaise foi à tel ou tel moment de leur séjour dans la zone de transit ou à tel ou tel stade de la procédure interne, en rendant plus difficile, par exemple, l’examen de leurs demandes d’asile (voir, par contraste, l’affaire Mahdid et Haddar précitée, dans laquelle les requérants étaient restés dans la zone internationale d’un aéroport après le rejet de leur demande d’asile et avaient détruit leurs papiers afin de contraindre les autorités autrichiennes à les accueillir).
γ)La nature et le degré des restrictions concrètement imposées aux requérants ou effectivement subies par eux
150. Les individus séjournant dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo n’étaient pas autorisés à la quitter pour se rendre ailleurs sur le territoire russe (comparer avec la décision Mogoş, précitée). Cela n’a rien d’étonnant, vu que le but même de la zone de transit était de servir de lieu d’attente où les demandeurs d’asile séjourneraient le temps que les autorités décident de les admettre ou non en Russie.
151. La Cour observe en outre, et il n’y a d’ailleurs pas litige entre les parties sur ce point, que même si les requérants étaient la plupart du temps livrés à eux-mêmes dans le périmètre de la zone de transit, les restrictions posées à leur liberté étaient néanmoins substantielles, puisque aussi bien l’ensemble de la zone se trouvait sous le contrôle permanent de la police des frontières, qui était une branche du Service fédéral de sécurité. La Cour estime que, d’une manière générale, de par la dimension de la zone et la façon dont elle était contrôlée, la liberté de circuler des requérants se trouvait très fortement restreinte, au point de la rendre comparable au régime de détention allégé qui caractérise certaines structures pénitentiaires.
152. Reste la question de savoir si les requérants pouvaient quitter la zone de transit pour se rendre ailleurs que sur le territoire russe.
153. La Cour rappelle le raisonnement tenu dans l’arrêt Amuur (précité), où elle s’est exprimée comme suit : « la simple possibilité pour des demandeurs d’asile de quitter volontairement le pays où ils entendent se réfugier ne saurait exclure une atteinte à la liberté », ajoutant que le droit de quitter un pays « revêt un caractère théorique si aucun autre pays offrant une protection comparable à celle escomptée dans le pays où l’asile est sollicité n’est disposé ou prêt à les accueillir » (ibidem, § 48).
154. À cet égard, la Cour observe que, contrairement à ce qui aurait été le cas dans une zone de transit frontalière, les requérants auraient dû, pour quitter la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo, accomplir des démarches telles que prendre contact avec des compagnies aériennes, acheter des billets, voire, selon les destinations, faire des demandes de visa. La Cour considère que le Gouvernement n’a pas étayé sa thèse selon laquelle, malgré ces obstacles, les requérants étaient « libres de quitter la Russie à tout moment et de se rendre là où ils voulaient ». Or la possibilité réelle et concrète pour les requérants de quitter la zone de transit de l’aéroport et de le faire sans que leur santé ou leur vie ne fussent exposées à un danger direct qui aurait été connu des autorités ou qui aurait été porté à leur attention à l’époque pertinente devait être démontrée de manière convaincante.
155. À la lumière de cette conclusion, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner les arguments présentés par les parties sur la question de savoir si les demandes d’asile des requérants étaient fondées. La Convention ne peut être interprétée comme établissant un tel lien entre l’applicabilité de l’article 5 et une question distincte concernant le respect par les autorités des obligations découlant de l’article 3 (Ilias et Ahmed [GC], no 47287/15, §§ 244-246, 21 novembre 2019).
δ)Conclusion quant à l’applicabilité de l’article 5
156. Par conséquent, la Cour estime qu’eu égard notamment à l’absence de dispositions juridiques internes fixant une durée maximale au séjour dans les zones de transit aéroportuaires, au caractère en grande partie irrégulier de celui effectué par les requérants dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo et à sa durée excessive, aux retards considérables accusés dans l’examen des demandes d’asile des intéressés, aux caractéristiques de la zone où ils se trouvaient maintenus, au contrôle auquel ils sont restés soumis pendant toute la période pertinente et au fait qu’ils n’avaient en pratique aucune possibilité de quitter ladite zone, les requérants ont été privés de leur liberté au sens de l’article 5. L’article 5 § 1 trouve donc à s’appliquer.
b) Sur la compatibilité de la privation de liberté des requérants avec l’article 5 § 1 de la Convention
157. La privation de liberté des requérants visait à les « empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire » ; elle doit donc être examinée dans le contexte du premier volet de l’article 5 § 1 f) (Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, §§ 64-66, CEDH 2008).
158. La première question qui se pose à la Cour est celle de savoir si la détention a été opérée « selon les voies légales », au sens de l’article 5 § 1.
1. Principes généraux
159. L’article 5 § 1 dresse la liste exhaustive des circonstances dans lesquelles un individu peut être légalement privé de sa liberté, étant bien entendu que ces circonstances appellent une interprétation étroite puisqu’il s’agit d’exceptions à une garantie fondamentale de la liberté individuelle (voir, avec d’autres références, El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 230, CEDH 2012).
160. Les États contractants ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, et Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 73, Recueil 1996‑V). La faculté pour les États de placer en détention des candidats à l’immigration ayant sollicité – que ce soit ou non par le biais d’une demande d’asile – l’autorisation d’entrer dans le pays est un corollaire indispensable de ce droit. Une privation de liberté que l’on applique à des demandeurs d’asile en vue d’empêcher leur entrée irrégulière sur le territoire d’un État n’est pas en soi contraire à la Convention (Saadi, précité, §§ 64‑65, et Suso Musa c. Malte, no 42337/12, §§ 89-90, 23 juillet 2013).
161. Toute privation de liberté doit toutefois être opérée « selon les voies légales », dans le cadre d’une procédure répondant à l’exigence de « qualité de la loi », et ne pas être entachée d’arbitraire. En matière de privation de liberté, il est essentiel que l’on respecte le principe général de la sécurité juridique et, par conséquent, que le droit interne définisse clairement les conditions de la privation de liberté et que la loi elle-même soit prévisible dans son application (Khlaifia et autres, précité, § 92, avec d’autres références). En outre, la détention d’une personne constitue une atteinte majeure à la liberté individuelle et doit toujours être soumise à un contrôle rigoureux.
162. La Cour a pleinement conscience des difficultés auxquelles les États membres peuvent se trouver confrontés dans les périodes d’arrivées massives de demandeurs d’asile à leurs frontières. Sous réserve de l’interdiction de l’arbitraire, on peut généralement considérer qu’un régime juridique interne satisfait à la condition de légalité énoncée dans cette disposition dès lors qu’il prévoit simplement, par exemple, le nom de l’autorité ayant compétence pour ordonner une privation de liberté dans une zone de transit, la forme de la décision, les motifs qui peuvent la fonder et ses limites, la durée maximale du maintien dans la zone et, ainsi que l’exige l’article 5 § 4, les voies de recours judiciaires disponibles.
163. En outre, l’article 5 § 1 f) n’interdit pas aux États d’adopter des dispositions internes énonçant les motifs pour lesquels pareil maintien peut être ordonné, compte dûment tenu des réalités pratiques de l’afflux massif de demandeurs d’asile. En particulier, le paragraphe 1 f) ne proscrit pas la privation de liberté, pour une période limitée, dans une zone de transit. Pareille mesure peut être justifiée au motif qu’il est nécessaire de garantir la présence des candidats à l’asile pendant l’examen de leurs demandes, ou encore au motif qu’il convient d’examiner rapidement la recevabilité de leurs demandes d’asile, et que, à cet effet, une structure et des procédures adaptées ont été mises en place dans la zone de transit (pour une approche comparable, voir l’affaire Saadi, précitée, § 80).
2. Application de ces principes
164. La Cour prend note de l’argument des requérants et du HCR selon lequel le confinement des requérants dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo n’avait pas de base légale (paragraphe 110 ci-dessus). Elle relève également que le Gouvernement ne conteste pas fondamentalement cette allégation (paragraphes 113-118 ci-dessus). À l’examen du droit interne applicable (paragraphes 97-100 ci-dessus), la Cour ne décèle aucune disposition apte à justifier la privation de liberté subie par les requérants. Elle conclut donc qu’il n’existait pas en l’espèce de base légale strictement définie autorisant la détention des requérants.
165. Cela suffirait en soi à justifier un constat de violation de l’article 5 § 1 de la Convention. La Cour relève toutefois les facteurs additionnels suivants, qui n’ont fait qu’aggraver la situation respective des requérants : ainsi qu’il ressort des faits de l’espèce, l’accès des intéressés à la procédure d’asile se trouvait considérablement entravé par leur détention, puisqu’il n’existait dans la zone de transit aucune information sur les procédures de demande d’asile en Russie et que l’accès à une assistance juridique était très limité (paragraphes 42-44 ci-dessus).
166. La Cour observe également que les requérants ont été sérieusement retardés dans leurs démarches lorsqu’ils ont voulu déposer et faire enregistrer leurs demandes d’asile (paragraphes 46-49, 57-59, 66-67 et 83‑85 ci-dessus) et que, en dépit de requêtes écrites formulées par eux et contrairement à ce que la loi exigeait, les autorités ne leur ont pas établi ni remis d’attestations de mise à l’instruction de leurs demandes (paragraphes 49, 51, 59, 60, 68, 71 et 86 ci-dessus).
167. La Cour relève par ailleurs que certaines des décisions prises par les instances administratives et judiciaires russes ont été communiquées aux requérants avec retard (paragraphes 50, 69, 75 et 88 ci-dessus).
168. De plus, le lieu où les requérants ont été retenus était de toute évidence inapproprié pour un séjour de longue durée (paragraphes 191-195 ci‑dessous).
169. Enfin, les durées (de cinq mois à plus de vingt et un mois) des séjours respectifs des requérants dans la zone de transit de l’aéroport sont considérables et manifestement excessives eu égard à la nature et à l’objet de la procédure concernée (comparer avec Kanagaratnam c. Belgique, no 15297/09, §§ 94-95, 13 décembre 2011 ; voir aussi Longa Yonkeu c. Lettonie, no 57229/09, § 131, 15 novembre 2011, où la durée cumulée des trois périodes litigieuses de détention dépourvues de base légale s’établissait à trois mois et sept jours, et Suso Musa, précité, § 102, où la période concernée était de « plus de six mois ».)
170. À l’instar de la chambre, la Grande Chambre conclut que la détention des requérants aux fins du premier volet de l’article 5 § 1 f) a méconnu les exigences de la Convention.
171. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à l’égard de chacun des requérants.
2. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention
172. Les requérants estiment que les conditions matérielles de leur séjour dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo étaient incompatibles avec les garanties de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
1. L’arrêt de la chambre
173. La chambre a déclaré recevable le grief des requérants dénonçant les conditions matérielles de leur détention dans la zone de transit de l’aéroport.
174. Après s’être référée aux standards bien établis de la Cour concernant les conditions de détention en général, ainsi qu’à ceux pertinents en matière de confinement de personnes étrangères, et après avoir pris note des règles applicables en matière de répartition de la charge de la preuve dans les affaires relatives aux conditions de détention, la chambre a admis que les requérants avaient fait des conditions, dégradantes selon eux, dans lesquelles ils avaient été détenus une description crédible et raisonnablement détaillée qui justifiait une présomption de mauvais traitements. Le Gouvernement n’ayant présenté aucune description des conditions dans lesquelles les requérants avaient dû séjourner dans la zone de transit de l’aéroport, la chambre a estimé qu’il était établi que les requérants n’avaient pas disposé de lits individuels et qu’ils n’avaient eu accès ni à des douches ni à des équipements de cuisine, et elle a jugé inacceptable que des personnes pussent être détenues dans des conditions caractérisées par une absence totale de prise en charge de leurs besoins essentiels. Elle a conclu que la détention des requérants, pendant de nombreux mois et dans des conditions inacceptables, dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo s’analysait en un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.
2. Arguments des parties
1. Les requérants
175. Réitérant leur argument selon lequel leur confinement dans la zone de transit s’analyse en une privation de liberté, les requérants indiquent que, selon la jurisprudence de la Cour, l’État doit s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine et que le maintien d’étrangers dans un lieu donné répond à des normes adéquates. Ils ajoutent qu’ils ont séjourné dans la zone de transit pendant de longues périodes, dans des conditions inacceptables et contre leur gré, alors qu’il leur était impossible de rentrer dans leurs pays d’origine respectifs. Ils en concluent qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
2. Le Gouvernement
176. Le Gouvernement soutient qu’une personne qui se trouve sous la juridiction d’un État n’est pas nécessairement « aux mains des autorités ». Il expose qu’en l’absence de violation de l’article 5 § 1, il n’avait, sur le terrain de l’article 3, aucune obligation à l’égard des requérants, qui selon lui ne devaient leur situation difficile qu’à leurs propres actes.
177. Il argue qu’il n’existe pas de droit à l’asile ni, par conséquent, d’obligations correspondantes pour les États, mais qu’un État peut en revanche accorder une « protection appropriée » aux personnes fuyant les persécutions. Il considère que les requérants en l’espèce n’ont pas agi de bonne foi en demandant l’asile, estimant qu’ils auraient dû savoir qu’ils ne pouvaient prétendre à cette protection et prévoir qu’ils ne seraient pas autorisés à entrer en Russie. Il conclut à l’absence de violation de l’article 3 de la Convention en l’espèce.
3. Le tiers intervenant
178. Le HCR décrit dans ses observations les conditions matérielles de séjour des demandeurs d’asile dans les zones de transit aéroportuaires en Russie.
179. Il explique que le droit russe ne comporte aucune disposition réglementant les conditions de séjour dans les zones de transit aéroportuaires. Il ajoute que ces conditions ne se sont pas améliorées au cours des dernières années. Les demandeurs d’asile se trouvant bloqués dans ces zones n’auraient pas d’intimité, ni aucun accès à l’air libre, à la nourriture ou à une assistance médicale ou sociale. Ils seraient contraints de rester dans les parties publiques des zones de transit, sans le moindre accès à des installations sanitaires, et ils n’auraient d’autre choix que de dormir à même le sol. Le HCR distribuerait chaque semaine des denrées de consommation courante et du linge de lit, des vêtements et des produits d’hygiène.
180. Le HCR expose que le droit russe n’attribue à aucune autorité publique la responsabilité de prendre en charge les besoins de première nécessité des demandeurs d’asile dans les zones de transit. Il ajoute que ceux-ci peuvent avoir à endurer cette situation d’indigence pendant une période prolongée, une procédure de demande d’asile durant selon lui en moyenne, recours compris, entre un et deux ans.
4. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
181. Un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. En ce qui concerne le confinement des demandeurs d’asile et leurs conditions de vie dans ce contexte, la Cour a résumé les principes généraux pertinents dans l’affaire Khlaifia et autres (précité, §§ 158-169).
182. L’article 3 de la Convention impose à l’État de s’assurer que toute détention s’effectue dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien‑être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (par exemple, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000-XI).
183. En ce qui concerne le confinement des étrangers et des demandeurs d’asile, la Cour rappelle que, comme elle l’a dit dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 216-218, CEDH 2011 (voir aussi Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 44, CEDH 2001‑II, Kaja c. Grèce, no 32927/03, §§ 45-46, 27 juillet 2006, S.D. c. Grèce, no 53541/07, §§ 45‑48, 11 juin 2009, Mahamed Jama c. Malte, no 10290/13, §§ 86-89, 26 novembre 2015, Khlaifia et autres, précité, §§ 163-167, Boudraa c. Turquie, no 1009/16, §§ 28-29, 28 novembre 2017, et S.F. et autres c. Bulgarie, no 8138/16, §§ 78-83, 7 décembre 2017), il découle de l’article 3 de la Convention qu’une telle privation de liberté doit être assortie de garanties adéquates pour les personnes qui en font l’objet et qu’elle n’est acceptable que pour permettre aux États de combattre l’immigration clandestine tout en respectant leurs engagements internationaux et sans priver les demandeurs d’asile de la protection accordée par la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés et par la Convention européenne des droits de l’homme (voir aussi Rahimi c. Grèce, no 8687/08, § 62, 5 avril 2011, et Khlaifia et autres, précité, § 162, dans le contexte des obligations positives envers des ressortissants étrangers attendant la délivrance d’un visa de transit, et Shioshvili et autres c. Russie, no 19356/07, §§ 83-86, 20 décembre 2016).
184. Le souci légitime des États de déjouer les tentatives de plus en plus fréquentes de contournement des restrictions à l’immigration ne doit pas priver les demandeurs d’asile de la protection accordée par ces conventions (Amuur, précité, § 43).
185. Lorsque la Cour est amenée à contrôler à l’aune de la Convention les modalités d’exécution de la mesure litigieuse, elle doit avoir égard à la situation particulière des personnes concernées (Riad et Idiab, précité, § 100). Les États doivent notamment prendre en considération l’article 3 de la Convention, qui consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et prohibe en termes absolus la torture et les traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et les agissements de la victime (voir, parmi d’autres, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV).
186. La Cour rappelle qu’outre la nécessité de disposer d’un espace personnel suffisant, d’autres aspects des conditions matérielles de détention sont pertinents pour l’appréciation du respect de l’article 3 dans de tels cas. Parmi les éléments pertinents figurent notamment l’accès à un lieu de promenade extérieur, l’accès à l’air ou à la lumière naturels, la ventilation des locaux et le respect des normes sanitaires et des conditions d’hygiène élémentaires (voir, par exemple, S.D. c. Grèce, précité, §§ 49-54, Tabesh c. Grèce, no 8256/07, §§ 38‑44, 26 novembre 2009, A.A. c. Grèce, no 12186/08, §§ 57-65, 22 juillet 2010, E.A. c. Grèce, no 74308/10, §§ 50‑51, 30 juillet 2015, Abdi Mahamud c. Malte, no 56796/13, §§ 89-90, 3 mai 2016, Alimov c. Turquie, no 14344/13, §§ 84‑85, 6 septembre 2016, Abdullahi Elmi et Aweys Abubakar c. Malta, nos 25794/13 et 28151/13, §§ 113-114, 22 novembre 2016, et Khlaifia et autres, précité, § 167).
2. Application de ces principes
187. La Cour observe tout d’abord que nombre des États parties à la Convention rencontrent actuellement des difficultés considérables pour faire face à un afflux croissant de migrants et de demandeurs d’asile. Elle ne saurait sous‑estimer le poids et la pression que cette situation fait peser sur les pays concernés et elle a conscience, en particulier, des difficultés engendrées par l’accueil des migrants et demandeurs d’asile lors de leur arrivée dans les grands aéroports internationaux.
188. à cet égard, la Cour tient cependant à rappeler que l’interdiction des traitements inhumains et dégradants est une valeur fondamentale des sociétés démocratiques. Elle est également une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve au cœur même de la Convention. L’interdiction en question a un caractère absolu, car elle ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation, et même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, quel que soit le comportement de la personne concernée (Khlaifia et autres, précité, § 158, avec d’autres références). Les difficultés mentionnées au paragraphe précédent ne sauraient donc exonérer un État de ses obligations découlant de l’article 3.
189. Eu égard à son constat selon lequel le séjour des requérants dans la zone de transit de l’aéroport s’analyse en une privation de liberté (paragraphe 156 ci-dessus), la Cour doit en l’espèce examiner la détention des requérants à l’aune des dispositions de la Convention et déterminer, en particulier, si les requérants ont été détenus dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine (Riad et Idiab, précité, § 100, et Khlaifia et autres, précité, § 162).
190. Il importe de relever que les requérants ont livré une description crédible et raisonnablement détaillée des conditions de leur séjour dans la zone de transit de l’aéroport. Cette description se trouve au demeurant corroborée par les constats du HCR (paragraphes 122, 179 et 180 ci-dessus) et elle n’a pas été explicitement contestée par le Gouvernement. La Cour la tient donc pour exacte par application du critère de preuve bien établi dans sa jurisprudence en matière de conditions de détention (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 128, 20 octobre 2016 ; voir aussi Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, §§ 121-123, 10 janvier 2012).
191. Sur la base des éléments disponibles, la Cour juge évident que les conditions du séjour des requérants dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo étaient inadaptées à un séjour forcé de longue durée. Elle estime qu’une situation où une personne se trouve contrainte, pendant plusieurs mois, de dormir à même le sol d’une zone de transit aéroportuaire constamment éclairée, bondée et bruyante, sans libre accès à des douches ni à des équipements de cuisine, sans aucune possibilité d’aller prendre l’air et sans pouvoir bénéficier de la moindre assistance médicale ou sociale (paragraphes 41 et 42 ci-dessus) emporte méconnaissance des normes minimales en matière de respect de la dignité humaine.
192. Dans les circonstances de l’espèce, la situation était aggravée par le fait que les requérants étaient livrés à eux-mêmes dans la zone de transit, au mépris de la réglementation russe octroyant à tout demandeur d’asile un droit à se voir établir une attestation de mise à l’instruction de sa demande et à être placé dans un centre d’accueil provisoire pendant le traitement de son dossier (paragraphes 99 et 100 ci-dessus et, pour comparaison, Riad et Idiab, précité, § 101).
193. La Cour observe également qu’en définitive le HCR reconnut à trois des requérants la qualité de personne ayant besoin d’une protection internationale (paragraphes 54, 77 et 94 ci-dessus), ce qui laisse penser que la détresse des intéressés était accentuée par les expériences qu’ils avaient vécues pendant leurs parcours migratoires (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 232).
194. Enfin, la Cour relève la durée extrêmement longue de la détention subie par chacun des requérants. Ceux-ci ont été détenus plusieurs mois d’affilée : sept mois et dix-neuf jours pour M. Z.A., cinq mois et un jour pour M. M.B., un an, neuf mois et au moins vingt-huit jours pour M. A.M. et sept mois et vingt-deux jours pour M. Yasien (paragraphe 148 ci-dessus).
195. La Cour considère que, prises ensemble, les conditions matérielles déplorables que les requérants ont dû endurer sur des périodes aussi longues et l’absence totale de prise en charge des requérants par les autorités s’analysent en un traitement dégradant contraire à l’article 3 de la Convention.
196. Rien dans les observations du Gouvernement ne justifie de conclure autrement. La Cour a également conclu que les requérants s’étaient trouvés sous le contrôle et la surveillance de l’État défendeur pendant toute la période pertinente (paragraphe 151 ci-dessus).
197. La Cour conclut dès lors qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à l’égard de chacun des requérants.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
198. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
199. Devant la chambre, les requérants avaient demandé les sommes suivantes pour dommage moral : 20 000 euros (EUR) chacun pour M. Z.A. et M. Yasien, 15 000 EUR pour M. M.B., et 35 000 EUR pour M. A.M.
200. La chambre a estimé que les violations des articles 5 § 1 et 3 de la Convention avaient été source de détresse et de frustration pour les requérants et que le constat de ces violations ne pouvait à lui seul constituer une réparation suffisante. Statuant en équité, elle a octroyé, pour dommage moral, 20 000 EUR chacun à MM. Z.A. et Yasien, 15 000 EUR à M. M.B. et 26 000 EUR à M. A.M.
201. Devant la Grande Chambre, les requérants sollicitent les mêmes sommes que celles qu’ils avaient demandées devant la chambre.
202. La Cour estime que les requérants ont dû éprouver de la détresse et de la frustration à raison des violations des articles 5 § 1 et 3 de la Convention dans leur cause. Elle prend en compte les circonstances de l’espèce, les demandes formulées par chacun des requérants et la pratique adoptée dans des affaires précédentes comparables (par exemple, Riad et Idiab, précité, § 117, Shamsa, précité, § 65, et Rashed, précité, § 81). Statuant en équité, la Cour accorde aux intéressés, pour dommage moral, les mêmes montants que ceux que la chambre leur a alloués, soit 20 000 EUR chacun à MM. Z.A. et Yasien, 15 000 EUR à M. M.B. et 26 000 EUR à M. A.M.
2. Frais et dépens
203. Devant la chambre, les requérants avaient demandé le remboursement des sommes suivantes au titre des frais et dépens engagés dans la procédure interne : 1 650 EUR pour M. Z.A., 1 250 EUR pour M. M.B., 3 500 EUR pour M. A.M., et 2 000 EUR pour M.Yasien. Pour les frais et dépens engagés devant la Cour, ils réclamaient 3 500 EUR chacun.
204. La chambre a alloué à chaque requérant la somme de 3 500 EUR, tous frais et dépens confondus.
205. Devant la Grande Chambre, les requérants sollicitent, conjointement, 4 900 EUR pour les frais et dépens engagés dans la procédure interne, 14 000 EUR pour la procédure menée devant la chambre, et 7 800 EUR pour celle conduite devant la Grande Chambre, soit un total de 26 700 EUR. Leurs représentants demandent que les sommes octroyées soient versées directement sur leurs comptes bancaires respectifs.
206. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime excessive la somme totale réclamée au titre des frais et dépens engagés dans la procédure interne et dans celle menée devant elle. Elle décide d’accorder aux requérants, conjointement, 19 000 EUR pour l’ensemble de ces frais. Cette somme devra être versée directement sur les comptes bancaires des représentants des requérants (Khlaifia et autres, précité, § 288).
3. Intérêts moratoires
207. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
1. pour dommage moral :
15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, à M. M.B. ;
20 000 EUR (vingt mille euros) chacun, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, à M. Z.A. et M. Yasien ;
26 000 EUR (vingt-six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, à M. A.M. ;
2. pour frais et dépens :
19 000 EUR (dix-neuf mille euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt sur cette somme, qui devra être versée sur les comptes bancaires de leurs représentants ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 21 novembre 2019.
Johan CallewaertLinos-Alexandre Sicilianos
Adjoint au greffierPrésident