TROISIÈME SECTION
AFFAIRE KRAVCHUK c. RUSSIE
(Requête no 10899/12)
ARRÊT
Art 1 P 1 • Respect des biens • Impossibilité de contester effectivement le montant de l’indemnité d’expropriation • Absence d’explication sur la détermination incohérente de la valeur d’une parcelle expropriée • Différence significative entre valeur marchande et valeur cadastrale du bien
STRASBOURG
26 novembre 2019
DÉFINITIF
26/02/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kravchuk c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
María Elósegui,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 novembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 10899/12) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Leonid Titovich Kravchuk (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 février 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
3. Le requérant considérait en particulier que l’indemnité qui lui avait été allouée pour l’expropriation de sa parcelle de terrain était manifestement insuffisante.
4. Le 1er décembre 2017, le grief du requérant concernant le droit au respect de ses biens a été communiqué au Gouvernement et la requête déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1961 et réside à Sotchi (région de Krasnodar).
1. La genèse de l’affaire
6. Le requérant était propriétaire à Sotchi d’une parcelle de terrain d’une superficie de 608 m2. En 2011, les autorités décidèrent d’exproprier (изъять) cette parcelle aux fins de la construction d’ouvrages pour les Jeux olympiques d’hiver de 2014.
7. Afin de déterminer le montant de l’indemnité d’expropriation (выкупная цена), les autorités commandèrent un rapport estimatif (отчет об оценке), qui fut établi le 30 mars 2011. Selon ce rapport, la valeur marchande (рыночная стоимость) de la parcelle s’élevait à 5 726 752 roubles (RUB) (l’équivalent de 143 168 euros (EUR) à l’époque des faits) et les dommages matériels afférents à l’expropriation s’élevaient à 230 336 RUB. Ce rapport contenait, entre autres, un extrait du cadastre datant du 22 février 2011, selon lequel la valeur cadastrale de la parcelle était de 7 842 871 RUB (soit environ 196 050 EUR à l’époque des faits).
8. Étant en désaccord avec ce rapport, le requérant proposa aux autorités d’augmenter le montant de l’indemnité d’expropriation. Par une lettre du 1er juin 2011, l’administration régionale lui répondit que, d’après la loi fédérale relative à l’organisation des Jeux olympiques (paragraphe 20 ci‑dessous), le montant de l’indemnité d’expropriation ne pouvait pas être supérieur à celui qui était indiqué dans le rapport estimatif établi à la demande des autorités.
9. Le requérant commanda un rapport estimatif à une autre société. Selon ce rapport, établi le 14 juin 2011, la valeur marchande de la parcelle s’élevait à 7 877 300 RUB (l’équivalent de 195 800 EUR à l’époque des faits).
2. La procédure d’expropriation
10. Le requérant ayant refusé de céder sa parcelle pour le montant total de 5 957 000 RUB (représentant le prix de la parcelle et le montant des dommages liés à l’expropriation), les autorités l’assignèrent devant le tribunal du district d’Adler (région de Krasnodar).
11. Dans le cadre du procès, le requérant argua que la valeur fixée dans le rapport du 30 mars 2011 était largement inférieure à la valeur cadastrale de la parcelle et à celle retenue dans le rapport du 14 juin 2011 (paragraphe 9 ci-dessus). Il estima que cette circonstance démontrait que le prix fixé dans le rapport établi à la demande des autorités était erroné (недостоверность). Par conséquent, il invita le tribunal à charger un expert de déterminer la valeur marchande de la parcelle litigieuse. En outre, se référant à l’article 3 des règles fédérales en matière d’estimation (paragraphe 21 ci-dessous), il demanda au tribunal d’enjoindre au service du cadastre de produire les informations sur l’évaluation cadastrale et sur le mode de calcul de la valeur cadastrale de sa parcelle.
12. Le 13 juillet 2011, le tribunal tint une audience au cours de laquelle il rejeta ces demandes sans motiver sa décision. En même temps, il versa au dossier de l’affaire le rapport susmentionné du 14 juin 2011 ainsi qu’un extrait du cadastre daté du 18 février 2008, selon lequel la valeur cadastrale de la parcelle était de 6 996 438 RUB (l’équivalent de 194 210 EUR à l’époque des faits).
13. À la même date, il rendit son jugement dans lequel il décrivait la demande des autorités et citait les dispositions de l’article 15 §§ 6, 18, 21 et 31 de la loi fédérale relative à l’organisation des Jeux olympiques d’hiver de 2014 à Sotchi (paragraphe 19 ci-dessous) ainsi que d’autres dispositions relatives aux pouvoirs conférés aux autorités en matière d’organisation de ces Jeux. Il constatait que, selon le rapport estimatif du 30 mars 2011, l’indemnité d’expropriation s’élevait à 5 957 000 RUB et que le requérant avait refusé de signer la convention de rachat. Il concluait ainsi : « Dans ces circonstances, le tribunal estime que la demande [des autorités] doit être accueillie dans son intégralité. » Dans le dispositif de son jugement, il ordonnait l’expropriation de la parcelle et enjoignait aux autorités de payer au requérant la somme de 5 957 000 RUB à ce titre.
14. Le requérant se pourvut en cassation. Se référant à la valeur cadastrale de la parcelle, il se plaignit que le montant de l’indemnité d’expropriation eût été artificiellement réduit, que le tribunal eût rejeté sa demande de désignation d’un expert et qu’il n’eût pas examiné le rapport du 14 juin 2011 ni motivé son jugement à ces égards.
15. Le 2 août 2011, l’indemnité d’expropriation fut versée sur le compte bancaire du requérant.
16. Le 18 août 2011, la cour régionale de Krasnodar confirma le jugement en cassation. Elle se référa au rapport estimatif du 30 mars 2011, répéta les dispositions de la loi fédérale relative à l’organisation des Jeux olympiques que le tribunal du district avait citées et conclut ainsi :
« Dans les circonstances précitées, le jugement du tribunal [du district d’Adler] accueillant dans son intégralité la demande d’expropriation de la parcelle [du requérant] que [les autorités] avaient présentée (...) pour les besoins fédéraux apparaît fondé. Les moyens soulevés dans le pourvoi ont [déjà] fait l’objet d’un examen par le tribunal du district et [ils] ont été correctement appréciés en première instance ; cette appréciation ne suscite aucun doute. »
2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
17. Dans sa décision no 3-P du 24 février 2004, la Cour constitutionnelle a souligné que toute privation forcée de propriété doit faire l’objet d’un contrôle judiciaire effectif en tant que garantie du principe constitutionnel d’inviolabilité de la propriété.
18. Les dispositions pertinentes du code civil et du code foncier relatives à la procédure d’expropriation sont exposées dans l’arrêt Tkachenko c. Russie (no 28046/05, §§ 19-25, 20 mars 2018).
19. L’article 15 de la loi fédérale no 310-FZ du 1er décembre 2007 relative à l’organisation des Jeux olympiques d’hiver de 2014 à Sotchi règlemente la procédure d’expropriation des biens pour les besoins de l’organisation desdits Jeux. En particulier, l’État fédéral délègue à la région de Krasnodar les pouvoirs et compétences en matière d’expropriation aux fins de l’organisation des Jeux olympiques (article 15 § 6). Les propriétaires des biens à exproprier sont informés de la décision d’expropriation dans un délai de sept jours à compter de l’adoption de celle-ci (article 15 § 18). Après avoir pris la décision d’exproprier des biens pour les besoins de l’organisation des Jeux olympiques, l’administration régionale commande auprès d’un spécialiste un rapport estimatif de la valeur des biens et du montant des dommages causés (article 15 § 21). Si le propriétaire d’un bien à exproprier ne signe pas la convention de rachat dans un délai de deux mois à compter du jour où il a pu la consulter, l’administration régionale de Krasnodar ou l’administration municipale de Sotchi peut introduire une action en expropriation (article 15 § 21).
20. Selon l’article 15 § 26 de la même loi, le montant de l’indemnité d’expropriation ne peut pas être supérieur au montant indiqué dans le rapport estimatif mentionné à l’article 15 § 21. Dans sa décision no 758-O du 11 mai 2012, la Cour constitutionnelle de Russie a indiqué que les dispositions des articles 15 et suivants de la loi fédérale précitée n’empêchaient pas les personnes concernées de contester (оспаривать) l’acte d’estimation (акт оценки) des biens expropriés et des dommages afférents à l’expropriation.
21. Selon l’article 3 des règles fédérales en matière d’estimation (ФСО № 4) adoptées le 22 octobre 2010 par le ministère de l’Économie, dans sa version en vigueur à l’époque des faits, la valeur cadastrale d’un bien immobilier était sa valeur marchande telle que fixée par le service du cadastre lors de l’estimation du bien.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du protocole no 1 à LA CONVENTION
22. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le requérant se plaint que le montant de l’indemnité d’expropriation qui lui a été alloué ait été très inférieur à la valeur réelle de la parcelle. Il reproche aux juridictions internes de ne pas lui avoir permis de présenter des preuves concernant la valeur de sa parcelle, et il critique la loi interne en ce que, d’après lui, elle ne permettait pas de contester le montant de l’indemnité indiqué dans le rapport estimatif.
23. La Cour rappelle que, en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit tirés par les requérants de la Convention et de ses Protocoles et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018, et Uzan et autres c. Turquie, no 19620/05 et 3 autres, § 170, 5 mars 2019). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner les griefs sous l’angle du seul article 1 du Protocole no 1 à la Convention, lequel est ainsi libellé dans sa partie pertinente :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international (...) »
1. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
24. Le Gouvernement argue que l’expropriation de la parcelle du requérant était conforme à la loi, poursuivait un but d’utilité publique – l’organisation des Jeux olympiques d’hiver de 2014 – et était proportionnée à ce but. Sur ce dernier point, il soutient que l’allégation du requérant selon laquelle l’indemnité était insuffisante a été dûment examinée par la justice et rejetée, selon lui, à bon droit, et que l’intéressé a bénéficié d’une possibilité raisonnable de présenter ses arguments dans le cadre de son procès.
25. Il expose que le tribunal du district d’Adler a retenu et n’a vu aucune raison de remettre en cause le rapport commandé par les autorités, lequel, à la différence du rapport établi à la demande du requérant, a été approuvé par un groupe de travail du conseil national de l’activité professionnelle d’estimation. Il considère en outre que l’on ne peut pas déduire que le rapport commandé par les autorités était entaché de vice ou erroné pour la simple raison qu’il mentionnait pour la parcelle une valeur différente de celle indiquée dans le rapport commandé par le requérant.
26. Se référant à différentes dispositions internes, il affirme que la valeur cadastrale n’a d’importance qu’à des fins d’imposition et ne doit pas être prise en compte pour le calcul de l’indemnité d’expropriation. Dans ses observations en réplique, il explique la distinction entre la perspective juridique et la perspective économique, ainsi que la différence entre le mode de calcul de la valeur marchande et le mode de calcul de la valeur cadastrale d’un bien immobilier.
27. Enfin, citant les décisions de la Cour constitutionnelle du 24 février 2004 et du 11 mai 2012 (paragraphes 17 et 20 ci-dessus), il soutient qu’une personne affectée par une expropriation peut contester l’acte d’estimation des biens expropriés et des dommages afférents, et il indique que le requérant n’a pas mis en cause devant le tribunal du district d’Adler le rapport estimatif commandé par les autorités (заявление (...) об оспаривании отчета (...) не поступало).
28. Le Gouvernement conclut que le droit du requérant au respect de ses biens n’a pas été violé dans la présente affaire.
2. Le requérant
29. Le requérant estime que le montant de l’indemnité d’expropriation était insuffisant, en particulier au regard de la valeur cadastrale de la parcelle. S’appuyant sur l’article 3 des règles fédérales en matière d’estimation (paragraphe 21 ci-dessus), il considère que la valeur marchande de la parcelle ne pouvait pas être inférieure à sa valeur cadastrale.
30. Il affirme que le tribunal du district d’Adler ne lui a pas laissé la possibilité de démontrer que l’indemnité était insuffisante. Il soutient que le tribunal non seulement a rejeté de façon arbitraire et sans motivation ses demandes d’expertise et de production de données par le service du cadastre, mais encore s’est borné à prendre en compte les arguments des autorités expropriantes en faisant totalement abstraction des pièces et arguments que lui-même avait soumis. Le requérant indique par ailleurs ne pas comprendre pourquoi le tribunal a préféré se fonder sur le rapport estimatif commandé par les autorités, alors que le rapport qu’il avait lui‑même commandé n’a été ni invalidé ni considéré comme étant vicié ou erroné.
31. Enfin, tout en admettant que l’article 1 du Protocole no 1 n’exige pas que l’indemnité payée soit équivalente à la pleine valeur marchande, mais qu’il peut exister des circonstances justifiant le paiement d’une somme inférieure, le requérant avance que les tribunaux n’ont pas décelé pareille circonstance dans son cas.
2. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
32. La Cour relève que la thèse du Gouvernement peut être comprise comme soulevant en substance une exception de non-épuisement des voies de recours internes par le requérant en ce que celui-ci n’aurait pas contesté en justice le rapport commandé par les autorités (paragraphe 27 ci-dessus).
33. La Cour rappelle que c’est au gouvernement qui plaide le non‑épuisement des voies de recours internes qu’il appartient de prouver que le requérant n’a pas utilisé une voie de recours qui était à la fois effective et disponible (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 77, 25 mars 2014). Ainsi, sauf exception, le Gouvernement doit être en mesure de démontrer, à l’aide d’exemples tirés de la jurisprudence interne, le caractère effectif en pratique d’un recours (mutatis mutandis, Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 90, CEDH 2015).
34. En l’espèce, la Cour observe que le Gouvernement n’a ni indiqué par le biais de quel type d’action en justice séparée le requérant aurait dû contester le rapport estimatif, ni exposé si l’intéressé avait une possibilité réaliste de faire usage d’une telle action, avant ou après la procédure d’expropriation (voir, mutatis mutandis, Efstathiou et Michaïlidis & Cie Motel Amerika c. Grèce, no 55794/00, § 32, CEDH 2003‑IX). Elle relève surtout que le Gouvernement n’a fourni aucun exemple jurisprudentiel interne portant sur des contestations de rapports estimatifs concernant les biens à exproprier.
35. En outre, la Cour relève que le requérant a bien contesté le rapport estimatif dans le cadre du procès relatif à l’expropriation (paragraphe 11 ci‑dessus). Aucun élément du dossier ne laisse penser que le tribunal de district, lorsqu’il a statué sur la demande des autorités, ne disposait pas des pouvoirs et compétences nécessaires pour remettre en cause ou invalider ledit rapport.
36. Partant, la Cour rejette l’exception implicite du Gouvernement.
37. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
38. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la parcelle dont le requérant a été exproprié constituait un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et que l’expropriation, en tant qu’atteinte au droit de l’intéressé au respect de ses biens, était prévue par la loi et poursuivait un but légitime d’utilité publique.
39. Le seul point de désaccord entre les parties est la proportionnalité de l’ingérence, c’est-à-dire l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.
40. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, afin de déterminer si une mesure d’expropriation respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle n’a pas fait peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. En outre, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 110, 25 octobre 2012, avec les références qui y sont citées). Elle rappelle cependant que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale, car des objectifs légitimes d’utilité publique peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (Efstathiou et Michaïlidis & Cie Motel Amerika, précité, § 26 in fine). En pareils cas, l’indemnisation ne doit pas nécessairement refléter la pleine valeur des biens litigieux (Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 112).
41. La Cour rappelle également sa jurisprudence constante relative aux garanties procédurales découlant de l’article 1 du Protocole no 1. Ces garanties impliquent qu’une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Une atteinte aux droits prévus par l’article 1 du Protocole no 1 ne peut ainsi avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes, qui permet de discuter des aspects présentant de l’importance pour l’issue de la cause (voir, dernièrement, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 302, 28 juin 2018, avec les références qui y sont citées).
42. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour constate qu’il existe un écart significatif d’environ 27 % entre, d’un côté, la valeur cadastrale de la parcelle au 22 février 2011 et la valeur marchande indiquée dans le rapport du 14 juin 2011, et, d’un autre côté, la valeur marchande figurant dans le rapport du 30 mars 2011. Le montant de cet écart est d’environ 2 116 000 RUB (environ 52 600 EUR), soit 3 480 RUB par m2 (environ 87 EUR) (voir, a contrario, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 49, CEDH 1999‑II).
43. Si, en principe, un tel écart aurait pu être justifié par des objectifs légitimes d’utilité publique, la Cour relève cependant que ni les autorités internes ni le Gouvernement n’ont à aucun moment avancé l’existence de tels objectifs légitimes. Il apparaît au contraire qu’ils ont estimé que l’indemnité versée au requérant reflétait pleinement la valeur marchande de la parcelle.
44. Lors du procès, le requérant a tenté de faire clarifier la question relative à la différence des prix en demandant au service du cadastre de produire des informations et en sollicitant la réalisation d’une expertise judiciaire en vue de la détermination de la valeur marchande de la parcelle. Or le tribunal du district d’Adler a rejeté ces demandes sans aucune motivation. La juridiction d’appel n’a pas non plus cherché à expliquer l’écart entre les différentes valeurs. En effet, il apparaît que les tribunaux internes se sont bornés, d’une part, à constater que la procédure d’expropriation telle que décrite par la loi fédérale no 310‑FZ avait été formellement respectée alors que le requérant n’avait jamais plaidé qu’elle ne l’avait pas été, et, d’autre part, à accepter inconditionnellement le rapport estimatif fourni par les autorités.
45. La Cour considère qu’en procédant ainsi les juridictions internes n’ont pas offert au requérant une occasion adéquate d’exposer sa cause afin de contester effectivement le montant de l’indemnité d’expropriation (voir, mutatis mutandis, Bistrović c. Croatie, no 25774/05, §§ 38-39 et 44, 31 mai 2007, et Volchkova et Mironov c. Russie, nos 45668/05 et 2292/06, §§ 126‑127, 28 mars 2017).
46. Par ailleurs, aucune explication quant à l’écart significatif entre la valeur cadastrale et la valeur marchande de la parcelle ne peut être raisonnablement déduite des documents versés au dossier de la présente requête (voir, a contrario, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 54, CEDH 2002‑IV).
47. Enfin, la Cour prend note de l’explication du Gouvernement selon laquelle la valeur cadastrale et la valeur marchande d’un bien immobilier sont calculées différemment et s’appliquent dans des cas distincts, mais elle estime que le Gouvernement ne peut pas valablement avancer de thèses qui n’ont pas été débattues devant les instances internes (Jokela, précité, § 64, et, mutatis mutandis, OOO KD-Konsalting c. Russie, no 54184/11, § 47, 29 mai 2018).
48. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu une incohérence dans la détermination de la valeur de la parcelle expropriée et une absence de toute explication au niveau interne quant à cette incohérence. Dès lors, il n’a pas été démontré que le juste équilibre entre les intérêts de l’individu et ceux de la société a été respecté (mutatis mutandis, Jokela, précité, § 65).
Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
49. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
1. Thèses des parties
50. Le requérant réclame 2 251 248 roubles (RUB) (l’équivalent de 57 000 euros (EUR)) au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi. Il indique que ce montant correspond à la différence entre la valeur de la parcelle indiquée dans le rapport estimatif commandé par les autorités et celle mentionnée dans le rapport estimatif commandé par lui.
51. Il demande également 10 000 EUR pour préjudice moral. Il justifie ce montant par son âge, son mauvais état de santé, et son état dépressif.
52. Le Gouvernement estime que les demandes du requérant doivent être entièrement rejetées.
2. Appréciation de la Cour
53. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée. La Cour rappelle également que, conformément aux principes dégagés par sa jurisprudence constante, la forme et le montant de la satisfaction équitable tendant à la réparation d’un préjudice matériel diffèrent selon les cas et dépendent directement de la nature de la violation constatée (voir, par exemple, Nurmiyeva c. Russie, no 57273/13, § 45, 27 novembre 2018).
54. En l’espèce, le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 est fondé, d’une part, sur l’absence d’explication au niveau interne de l’écart existant entre la valeur cadastrale et la valeur marchande de la parcelle expropriée qui sont mentionnées dans le rapport estimatif commandé par les autorités, et, d’autre part, sur le manquement des juridictions à assurer au requérant une possibilité raisonnable de contester le montant de l’indemnité d’expropriation.
55. Au vu de ces constats, la Cour ne peut pas spéculer sur l’issue de la procédure interne et sur le montant de l’indemnité d’expropriation qui aurait été alloué au requérant s’il n’y avait pas eu de violation (Bistrović c. Croatie, no 25774/05, § 58, 31 mai 2007, et, mutatis mutandis, Nurmiyeva, précité, § 46).
56. Compte tenu du fait que les arrêts de la Cour sont contraignants pour la Russie et que le constat de violation de la Convention ou de ses Protocoles par la Cour constitue un fondement pour le réexamen de l’affaire concernée à la lumière des conclusions de la Cour, et que la présente affaire opposait le requérant aux autorités publiques et non pas à une partie privée dont les intérêts légitimes propres seraient à protéger (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 57, CEDH 2015 ; comparer avec Almeida Santos c. Portugal (satisfaction équitable), no 50812/06, §§ 11‑12, 27 juillet 2010), la Cour est d’avis qu’un tel réexamen constitue en principe un moyen approprié pour remédier à la violation constatée (Nurmiyeva, précité, § 47, avec les références qui y sont citées). Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette la demande du requérant au titre du préjudice matériel.
57. Par ailleurs, considérant que le requérant a subi un préjudice moral du fait de la violation de son droit au respect de ses biens, la Cour décide de lui allouer 3 500 EUR à ce titre.
2. Frais et dépens
58. Le requérant demande 2 200 EUR pour les frais et dépens, dont 50 000 RUB pour la préparation du rapport estimatif du 14 juin 2011, 30 000 RUB pour les honoraires d’avocat devant les juridictions internes, 4 100 RUB pour la traduction des documents de la Cour, et 8 936 RUB pour les frais postaux.
59. Estimant que ces demandes ne sont pas étayées, le Gouvernement invite la Cour à les rejeter. Il considère que certaines pièces justificatives sont illisibles et qu’il n’a pas été prouvé que le requérant a payé ou était dans l’obligation de payer les frais d’établissement du rapport estimatif et les honoraires de l’avocat.
60. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002).
61. En l’espèce, la Cour note que l’établissement du rapport estimatif du 14 juin 2014 n’a pas de lien direct avec la violation constatée et rejette cette partie de la demande. En revanche, les demandes présentées au titre des autres frais se rapportent à la violation constatée, sont justifiées et sont dûment étayées. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour accorde au requérant la somme de 585 EUR au titre des frais et dépens.
3. Intérêts moratoires
62. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
1. 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. 585 EUR (cinq cent quatre-vingt-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 novembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stephen PhillipsPaul Lemmens
GreffierPrésident