ANCIENNE TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ABDYUSHEVA ET AUTRES c. RUSSIE
(Requêtes nos 58502/11 et 2 autres – voir liste en annexe)
ARRÊT
Art 8 • Respect de la vie privée • Refus d’accès à un traitement de substitution aux opiacés non autorisé • Protection de la santé • Assistance médicale conventionnelle • Ample marge d’appréciation non dépassée
Art 34 • Absence d’entrave à l’exercice du droit de recours individuel
STRASBOURG
26 novembre 2019
DÉFINITIF
15/04/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Abdyusheva et autres c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Georgios A. Serghides, président,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Branko Lubarda,
Alena Poláčková,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 juin et 22 octobre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCEDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes dirigées contre la Fédération de Russie et dont trois ressortissants de cet État, M. Aleksey Vladimirovich Kurmanayevskiy, Mme Irina Nikolayevna Abdyusheva et M. Anoshkin Ivan Vasilyevich (« les requérants »), ont saisi la Cour les 18 octobre 2010, 25 août 2011 et 1er août 2013 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me I. Khrunova, avocate à Kazan et Me M. Golichenko, avocat à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.
3. Le président a autorisé à intervenir dans la procédure écrite en tant que tierces parties (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement) les personnes et organisations suivantes : le rapporteur spécial de l’Organisation des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants International Doctors for Healthier Drug Policies, l’Envoyé Spécial des Nations unies pour le VIH/SIDA en Europe orientale et Asie centrale, Human Rights Watch, Europad / European Opiate Addiction Treatment Association, le Réseau juridique canadien VIH/sida, Harm Reduction International and Eurasian Harm Reduction Network et le Programme commun des Nations Unies sur le VIH/SIDA (ONUSIDA)), Independant Narcological Guild, l’Association nationale des centres de réhabilitation, l’organisation non gouvernementale régionale « Région de Stavropol en bonne santé », l’association des centres de réhabilitation du Caucase du Nord et le centre de réhabilitation métropolitain de Saint Jean de Kronstadt.
4. Les requérants alléguaient en particulier que l’interdiction d’un traitement de substitution par la méthadone et la buprénorphine avait méconnu leur droit au respect de leur vie privée et s’analysait en un traitement discriminatoire.
5. Le 12 mai 2014, les griefs concernant les articles 8 et 14 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et le grief tiré de l’article 3 relatif aux méthodes de traitement employés dans les centres médicaux russes, prétendument contraires à cet article, a été déclaré irrecevable conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. La liste des parties requérantes avec leurs dates de naissance et lieux de résidence figure en annexe.
7. Les requérants sont héroïnomanes. Ils disent avoir alterné des périodes d’usage de drogue et de rémission. Ils indiquent avoir été hospitalisés à plusieurs reprises dans des centres médicaux pour des cures de détoxication et avoir immédiatement rechuté à la sortie de ces centres.
1. En ce qui concerne M. Kurmanayevskiy
8. M. Kurmanayevskiy consomme des drogues, notamment des stimulants et de l’héroïne, depuis 1994. Selon le Gouvernement, il était suivi depuis 1997 par les médecins du dispensaire de toxicologie du Tatarstan, une institution médicale d’État chargée du traitement des personnes atteintes de toxicomanie (« le dispensaire »). L’intéressé dit s’être régulièrement adressé à cette institution entre 1996 et 2000 pour y suivre des cures de désintoxication et y avoir effectué douze séjours.
9. En décembre 2010, M. Kurmanayevskiy adressa sa demande de traitement de substitution aux opiacés par la méthadone auprès du dispensaire. Devant la commission médicale chargée de l’examen de sa demande, il déclara que le traitement de substitution aux opiacés était recommandé par l’OMS en tant que méthode efficace de lutte contre la toxicomanie et le SIDA. Il soutint avoir subi tous les traitements conventionnels contre la toxicomanie proposés en Russie. La commission médicale entendit également M., médecin psychiatre de l’université de médecine de Kazan, qui soutint la position de l’intéressé. Le 26 janvier 2011, elle rejeta la demande de M. Kurmanayevskiy au motif que ni la loi fédérale du 8 janvier 1998 (voir la partie « le droit interne pertinent » ci‑dessous) ni l’arrêté du ministère fédéral de la Santé no 140 du 28 avril 1998 relatif aux normes (protocoles) du traitement des toxicomanes ne prévoyaient le traitement de substitution par la méthadone et la buprénorphine.
10. Le requérant intenta un recours judiciaire pour contester la décision de la commission médicale du 26 janvier 2011. Le 7 juin 2011, le tribunal du district Sovetski de Kazan le débouta. Le tribunal rejeta l’argument relatif au caractère obligatoire pour la Russie de la recommandation faite par l’OMS de recourir au traitement de substitution aux opiacés. Il estima en effet que cette recommandation revêtait un caractère facultatif. Se référant aux articles 31 § 6 et 55 § 4 de la loi du 8 janvier 1998 no 3-FZ, il indiqua que l’utilisation de méthadone et de buprénorphine à des fins de traitement de la toxicomanie était prohibée. Le 11 juillet 2011, la cour suprême du Tatarstan confirma ce jugement en appel pour les mêmes motifs.
11. En septembre 2015, le Gouvernement a indiqué à la Cour que, en 2014-2015, M. Kurmanayevskiy, qui s’était rendu onze fois au dispensaire dans le cadre d’un suivi médical, avait été soumis à des tests urinaires de dépistage de drogues qui avaient été négatifs. Il ajoute que l’intéressé avait dit ne pas avoir consommé ni eu envie de consommer des drogues pendant cette période. Les deux parties indiquent en outre que M. Kurmanayevskiy a effectué un séjour de deux mois dans un centre de réhabilitation, en 2014, et une cure de trois mois de traitement anti-récidive au dispensaire.
12. En 1998, M. Kurmanayevskiy a été diagnostiqué porteur du virus de l’hépatite C en 1998 et du VIH en 2001. Selon lui, la contamination avait eu lieu à la suite de l’utilisation de seringues usagées.
2. En ce qui concerne Mme Abdyusheva
13. Mme Abdyusheva consomme des opiacés depuis 1984. Elle dit avoir suivi plusieurs traitements dans différents centres de toxicologie entre 1984 et 2009.
14. Le Gouvernement présente les données médicales suivantes. Depuis 1984, la requérante, diagnostiquée comme souffrant d’un « syndrome de dépendance aux opiacés de degré moyen », était suivie par les médecins du dispensaire de toxicologie de Kaliningrad. Ses visites au dispensaire ont cependant été irrégulières avant 2014. Elle s’y est par exemple rendue cinq fois en 1989 et en 1990, deux fois en 2000 et une fois en 2008 et 2010. Ces visites étaient liées au syndrome de sevrage. L’unique hospitalisation de l’intéressée remonte à 1984.
15. La requérante adressa au ministère de la Santé de la région de Kaliningrad une demande d’accès au traitement de substitution aux opiacés par la méthadone et la buprénorphine. Le 27 janvier 2011, l’hôpital régional toxicologique lui répondit qu’il s’agissait de substances interdites par la loi fédérale du 8 janvier 1998 et l’invita à s’adresser à l’hôpital toxicologique pour obtenir des informations relatives aux méthodes modernes de traitement de la toxicomanie.
16. La requérante contesta cette décision en justice. Le 27 mai 2011, le tribunal du district Leningrandski de Kaliningrad la débouta. Le tribunal indiqua que, en vertu des articles 31 § 6 et 55 § 4 de la loi du 8 janvier 1998, l’utilisation de méthadone et de buprénorphine à des fins de traitement de la toxicomanie était prohibée. Ces dispositions étaient, selon le tribunal, conformes à la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 à laquelle s’était référée la requérante pour appuyer sa position.
17. Le 3 août 2011, la cour régionale de Kaliningrad, statuant en appel, confirma ce jugement pour les mêmes motifs.
18. La requérante a été diagnostiquée porteuse du virus de l’hépatite C en 1989 et du VIH en 2000. Elle estime avoir été contaminée à la suite de l’utilisation de seringues usagées.
19. La requérante a présenté un rapport rédigé le 27 septembre 2012 par une commission médicale composée de deux toxicologues et d’un psychiatre appartenant à l’Institut ukrainien des recherches sur la santé publique, une organisation non gouvernementale (« la commission médicale »). Selon ce rapport, la commission médicale, à la demande de l’avocat de la requérante, a examiné l’intéressée ainsi que les documents médicaux présentés par celle-ci, à savoir « une fiche médicale « ambulatoire » » et un extrait d’un dossier médical (le rapport précité ne précise pas quel établissement médical avait délivré ces documents).
20. Dans son rapport, la commission médicale a établi les faits suivants en précisant que, en l’absence de documents médicaux pertinents, elle s’était fondée sur les déclarations de la requérante elle-même. La requérante consommait des opiacés depuis l’âge de 17 ans, elle avait tenté au moins douze fois de traiter sa dépendance, ses périodes d’abstinence n’avaient duré que deux ou trois semaines et elle avait repris la consommation d’opiacés après ces périodes. Elle n’avait jamais voulu se défaire de sa dépendance et avait entrepris les traitements susmentionnés en raison de la pression de sa famille. Elle avait été condamnée plusieurs fois pour des délits liés aux drogues et, à sa sortie de la prison, elle avait repris la consommation d’opiacés. En raison de ces rechutes, elle perdait ses emplois. En 2010, alors qu’elle était en déplacement professionnel en Lituanie, elle avait entamé un traitement de substitution aux opiacés par la buprénorphine. En 2011, elle avait subi une cure de désintoxication de trois mois à Kiev, à la suite de laquelle elle avait connu une rémission de deux mois, suivie d’une rechute. En 2012, elle avait décidé d’arrêter la consommation de drogues illicites et de suivre un traitement de substitution par la méthadone. Pour obtenir ce traitement, elle s’était installée à Poltava, en Ukraine, où le dispensaire toxicologique régional lui procurait cette substance. Elle était contente des résultats de ce traitement car elle avait arrêté la consommation d’opiacés illicites. Ce traitement provoquait cependant des effets secondaires (somnolence et douleurs articulaires).
21. La commission médicale a conclu que la requérante souffrait d’une dépendance aux opiacés qui se traduisait par un puissant désir de consommer ces drogues, par l’altération de sa capacité à contrôler leur utilisation et leur quantité, par une tolérance accrue et un syndrome de sevrage en cas d’arrêt de la consommation de ces produits, qu’elle prenait depuis 20 ans, par la priorité accordée à la consommation des opiacés au détriment de la vie familiale et par la poursuite de la consommation malgré ses conséquences délétères (perte d’emploi, dégradation du statut social, poursuites pénales et contamination par des maladies transmissibles par le sang).
22. L’avocat de la requérante a invité la commission médicale à répondre aux questions de savoir s’il existait des contre-indications pour un traitement de substitution par la méthadone et si le traitement de la dépendance aux opiacés proposé dans la Fédération de Russie était adéquat.
23. En réponse à la première question, les médecins ont indiqué que la requérante avait besoin d’un traitement de substitution par la méthadone et la buprénorphine. Ils ont notamment exposé avoir appliqué les recommandations prévues par une instruction du ministère ukrainien de la Santé selon laquelle les indications pour la prescription de ce traitement étaient la dépendance aux opiacés et le souhait du patient de suivre ce traitement. Ils ont indiqué que, selon cette instruction, la prescription du traitement susmentionné est recommandée si le patient est porteur du virus de l’hépatite C ou du VIH, ce qui était le cas de la requérante. Ils ont ajouté que la requérante ne présentait pas de contre-indications à ce traitement : en effet, celle-ci ne manifestait pas d’altération de ses capacités mentales l’empêchant d’exprimer un consentement éclairé relatif à l’insuffisance hépatique. La commission médicale a exposé que le traitement de substitution devait être prescrit sans limitation de durée et tant que la patiente en ressentirait le besoin. Elle a précisé que, dans le cas de la requérante, le refus du traitement de substitution pourrait avoir des effets néfastes sur la vie sociale de celle-ci, comme la commission d’infractions pour pouvoir financer l’achat de drogues illicites et l’incarcération à la suite de ces délits, ce qui mènerait à terme à l’abandon de la thérapie antirétrovirale suivie par l’intéressée et, finalement, au décès de cette dernière du SIDA.
24. En réponse à la seconde question posée par l’avocat de la requérante, la commission médicale a analysé l’instruction du ministère russe de la Santé no 140 du 28 avril 1998 et a conclu que les médicaments faisant partie du protocole du traitement de la dépendance n’avaient pas l’effet thérapeutique escompté.
25. Par ailleurs, il ressort du certificat médical du 15 septembre 2015 rédigé par une commission composée de médecins toxicologues du dispensaire régional de Kaliningrad que ces derniers ont critiqué la conclusion de leurs confrères ukrainiens et affirmé que le traitement de substitution, qui consistait selon eux à consommer des drogues, ne conduisait ni à se défaire de la dépendance ni à une rémission. Selon ce certificat, l’assistance médicale aux personnes dépendantes suppose une application des méthodes fondées sur la réhabilitation médicosociale et, lorsque ces méthodes sont appliquées correctement, elles sont efficaces quel que soit le stade de cette dépendance. La commission précitée a recommandé à la requérante des soins fondés sur la réhabilitation médicosociale, à savoir une hospitalisation au dispensaire toxicologique régional suivi par un séjour dans un centre extra muros pour une réhabilitation sociale.
3. En ce qui concerne M. Anoshkin
26. M. Anoshkin consomme des opiacés depuis 1994. Entre 1996 et 2012, il tenta de lutter contre sa dépendance en s’adressant régulièrement au dispensaire toxicologique de Togliatti, une institution médicale d’État située dans la région de Samara (« le dispensaire») pour y suivre des cures de détoxication. Le requérant dit être atteint du VIH et du virus de l’hépatite C.
27. Le 11 avril 2012, M. Anoshkin adressa au ministère de la Santé de la région de Samara la même demande que celle de Mme Abdyusheva et M. Kurmanayevskiy, à savoir une demande d’accès au traitement de substitution aux opiacés par la méthadone et la buprénorphine. Le 16 mai 2012, le ministère, indiquant que les substances précitées étaient interdites, l’invita à poursuivre le traitement conventionnel. Le 23 août 2012, M. Anoshkin forma un recours judiciaire pour contester cette décision. Par un jugement du 7 novembre 2012, le tribunal du district Tsentralny de Togliatti débouta l’intéressé de son recours pour les mêmes motifs que ceux qui avaient été retenus dans les cas de M. Kurmanayevskiy et de Mme Abdyusheva. Le 5 février 2013, la cour régionale de Samara confirma ce jugement en appel pour les mêmes motifs.
28. M. Anoshkin a présenté un rapport rédigé le 6 novembre 2013 par une commission médicale composée d’un toxicologue et d’un psychiatre appartenant à l’Institut ukrainien des recherches sur la santé publique, une organisation non gouvernementale. Selon ce rapport, les médecins susmentionnés, à la demande de l’avocat de M. Anoshkin, ont examiné l’intéressé ainsi que des documents médicaux présentés par ce dernier, notamment des extraits de sa fiche médicale renseignée par le dispensaire toxicologique de Togliatti. Il ressort ce qui suit de cet examen : M. Anoshkin, qui consommait des drogues depuis l’âge de 16 ans, avait arrêté d’en consommer lorsqu’il était en détention et après avoir suivi un programme de réhabilitation intitulé « les douze étapes » ; l’intéressé, qui avait à chaque fois recommencé à consommer des opiacés, avait acquis une tolérance accrue à ces substances, présentait une réaction de sevrage en cas d’arrêt de la consommation de celles-ci, accordait la priorité à la consommation de drogues au détriment de sa vie familiale et professionnelle et continuait sa consommation malgré ses conséquences délétères (perte d’emploi, dégradation du statut social, poursuites pénales et contamination par des maladies transmissibles par le sang). La commission a conclu dans son rapport que M. Anoshkin présentait une dépendance aux opiacés.
29. En septembre 2015, le Gouvernement a informé la Cour que M. Anoshkin était en rémission depuis le mois de janvier 2014. En effet, selon le Gouvernement, des tests urinaires effectués lors des visites de l’intéressé au dispensaire de Togliatti avaient permis de constater l’absence de traces d’opiacés.
4. Les faits postérieurs à la communication des griefs au Gouvernement
1. Les faits concernant Mme Abdyusheva
30. Selon le Gouvernement, le 12 août 2014 à 23 h 30, la requérante a été arrêtée par la police pour une infraction administrative (violation de l’ordre public et obscénités prononcées dans un lieu public), a été amenée au commissariat de police à minuit dix et en est repartie, après avoir signé le procès-verbal de l’infraction administrative, à minuit cinquante-cinq. Le Gouvernement a présenté un procès-verbal de l’infraction administrative rédigé au bureau de police ainsi qu’un extrait du registre des personnes amenées au commissariat de police. Dans la partie du procès-verbal réservée aux explications de la personne arrêtée est inscrit le mot « d’accord » accompagné de la signature de la requérante. La signature de l’intéressée se trouve également en bas de page.
31. Selon la requérante, elle a été arrêtée à 23 heures pour un contrôle d’identité et a été amenée au commissariat de police comme personne recherchée. Elle y aurait passé toute la nuit sans qu’aucun document ne soit rédigé à son égard. Au petit matin, à l’arrivée de son avocat, elle aurait été libérée contre la promesse de ce dernier de l’amener au service du procureur pour qu’elle fournisse des explications.
32. Le 13 août 2014 à 11 heures, la requérante se présenta au service du procureur du district de Kaliningrad. En présence de son avocat, elle répondit aux questions du procureur concernant d’une part sa requête introduite devant la Cour et d’autre part ses revenus et moyens de subsistance. Après l’entretien, elle quitta le service du procureur.
2. Les faits concernant M. Anoshkin
33. En décembre 2014, l’organisation non gouvernementale qui employait M. Anoshkin fut contrôlée par une autorité compétente en matière de respect des normes anti-incendie. Le 15 janvier 2015, elle reçut une lettre du service du procureur l’informant de l’ouverture d’une procédure d’infraction administrative pour non-respect des normes anti‑incendie et un avis du procureur lui enjoignant de remédier aux défaillances constatées lors du contrôle. Le 16 janvier 2015, la décision relative à l’infraction administrative en question fut rendue à l’encontre de l’organisation non gouvernementale et de sa directrice.
2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
34. L’arrêté du gouvernement russe no 681 du 30 juin 1998 relatif aux stupéfiants et aux substances psychotropes et à leurs précurseurs contrôlés contient trois listes de stupéfiants et de substances psychotropes. La liste I contient des substances dont l’utilisation est prohibée. La méthadone est placée sur cette liste. La liste II contient des substances dont l’utilisation est restreinte et prévoit l’instauration de mesures de contrôle à leur égard. La buprénorphine en fait partie.
35. L’article 31 § 1 de la loi fédérale du 8 janvier 1998 no 3-FZ relative aux stupéfiants et aux substances psychotropes permet l’utilisation des stupéfiants et substances psychotropes de la liste II à des fins médicales. Néanmoins, le paragraphe 6 de cet article prohibe l’utilisation des stupéfiants et substances psychotropes inclus dans la liste II à des fins de traitement médical de la toxicomanie. En vertu de l’article 14 de la même loi, la circulation des stupéfiants et des substances psychotropes inscrits sur la liste I est prohibée sauf à des fins de recherches scientifiques (article 34 de ladite loi), d’expertise médicolégale (article 35 de ladite loi) et d’activité d’investigation policière (article 36 de ladite loi).
36. En vertu de l’article 54 § 1 de la loi, l’État garantit aux toxicomanes des soins médicaux qui comprennent l’examen, la consultation, le diagnostic, le traitement et la réadaptation médicale et sociale. Le paragraphe 2 de cet article précise que les soins sont prodigués aux personnes dépendantes à la suite de leur consentement libre et éclairé. Selon l’article 55 de la même loi, seuls les hôpitaux publics et municipaux sont autorisés à dispenser des soins médicaux aux malades atteints de toxicomanie (paragraphe 2). Pour traiter la toxicomanie, ces institutions ne peuvent utiliser que les méthodes et les médicaments autorisés par le ministère fédéral de la Santé (paragraphe 4).
37. Selon l’article 20 de la loi du 1er novembre 2011 no 323-FZ sur les principes de la protection de la santé publique en Russie (« Об основах охраны здоровья граждан »), la condition préalable nécessaire à l’intervention médicale est le consentement libre et éclairé du patient sur la base des informations complètes, fournies par un professionnel de la santé de façon accessible, sur la finalité et les méthodes de l’intervention médicale, sur les risques y afférents ainsi que sur les effets et les résultats de celle-ci. Selon les paragraphes 3 et 7 du même article, le patient peut renoncer à ces interventions, ce qui est alors noté dans les documents médicaux et confirmé par la signature de l’intéressé.
3. Les documents internationaux pertinents
38. La Convention unique des Nations unies sur les stupéfiants de 1961[1] a pour but de lutter contre la consommation de drogues par le biais d’une intervention internationale coordonnée. Tout d’abord, elle vise à limiter exclusivement aux fins médicales et scientifiques la possession, la consommation, le commerce, la distribution, l’importation, l’exportation, la fabrication et la production de drogues. Elle a également pour but de lutter contre le trafic de stupéfiants par le biais d’une coopération internationale pour dissuader et décourager les trafiquants de drogues. Les articles pertinents en l’espèce de cette convention se lisent ainsi :
« Article 2
(...) 5. Les stupéfiants du Tableau IV seront également inclus au Tableau I et soumis à toutes les mesures de contrôle applicables aux stupéfiants de ce dernier Tableau, et en outre :
a) les Parties devront adopter toutes les mesures spéciales de contrôle qu’elles jugeront nécessaires en raison des propriétés particulièrement dangereuses des stupéfiants visés; et
b) les Parties devront si, à leur avis, la situation dans leur pays fait que c’est là le moyen le plus approprié de protéger la santé publique, interdire la production, la fabrication, l’exportation et l’importation, le commerce, la détention ou l’utilisation de tels stupéfiants à l’exception des quantités qui pourront être nécessaires exclusivement pour la recherche médicale et scientifique, y compris les essais cliniques avec lesdits stupéfiants, qui devront avoir lieu sous la surveillance et le contrôle directs de ladite Partie ou être subordonnés à cette surveillance et à ce contrôle.
Article 4
OBLIGATIONS GÉNÉRALES
Les Parties prendront les mesures législatives et administratives qui pourront être nécessaires :
a) pour exécuter les dispositions de la présente Convention dans leurs propres territoires ;
b) pour coopérer avec les autres États à l’exécution des dispositions de ladite Convention; et
c) sous réserve des dispositions de la présente Convention, pour limiter exclusivement aux fins médicales et scientifiques la production, la fabrication, l’exportation, l’importation, la distribution, le commerce, l’emploi et la détention des stupéfiants.
Article 12
(...) 5. En vue de limiter l’usage et la distribution des stupéfiants aux montants requis à des fins médicales et scientifiques et de faire en sorte qu’il y soit satisfait, l’Organe confirmera dans le plus bref délai possible les évaluations, y compris les évaluations supplémentaires; il pourra aussi les modifier avec le consentement du gouvernement intéressé. En cas de désaccord entre le gouvernement et l’Organe, ce dernier aura le droit d’établir, de communiquer et de publier ses propres évaluations, y compris les évaluations supplémentaires. »
39. Dans la résolution no 2004/40 « Principes directeurs applicables au traitement pharmacologiquement et psychosocialement assisté des personnes dépendantes aux opiacés », adoptée lors de la 47e séance plénière du 21 juillet 2004, le Conseil économique et social des Nations unies a invité l’OMS à établir et à publier des exigences minimales et des principes directeurs internationaux sur le traitement pharmacologiquement et psychosocialement assisté des personnes dépendantes aux opiacés.
40. Le document de l’OMS intitulé « Liste modèle de l’OMS des médicaments essentiels »[2], dans sa section no 24.5 que la méthadone et la buprénorphine sont des médicaments de la liste complémentaire[3] des programmes de traitement des états de dépendance[4]. Cette liste complémentaire précise que la méthadone et la buprénorphine ne doivent être utilisées que dans le cadre d’un programme de prise en charge codifié.
EN DROIT
1. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
41. Compte tenu de la similitude des requêtes, la Cour estime approprié de les examiner conjointement en un seul arrêt.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
42. Les requérants allèguent que l’absence de traitement de substitution par la méthadone et la buprénorphine de leur dépendance aux opiacés s’analyse en une violation de leur droit au respect de la vie privée. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Les thèses des parties
1. Le gouvernement
(a) L’exception de non-épuisement des voies de recours internes
43. Le Gouvernement soutient que M. Kurmanayevskiy a soumis sa demande aux juridictions nationales en 2011, c’est-à-dire après la saisine de la Cour. Il en déduit que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes et invite la Cour à déclarer sa requête irrecevable en application de l’article 35 § 1 de la Convention.
(b) Les informations relatives à la santé des requérants
44. Selon le Gouvernement, l’état de santé de M. Kurmanayevskiy s’est stabilisé vers 2015 et l’intéressé est en rémission depuis au moins quatre ans. À cet égard, le Gouvernement a fourni les informations suivantes : onze tests urinaires de dépistage de drogues subis par M. Kurmanayevskiy en 2014-2015 étaient négatifs (paragraphe 11 ci‑dessus) ; l’intéressé a effectué un séjour de deux mois dans un centre de réhabilitation et une cure anti-récidive de trois mois au dispensaire du Tatarstan. Le Gouvernement estime que la longue rémission dont bénéficie M. Kurmanayevskiy prouve que le traitement conventionnel de la toxicomanie proposé en Russie est efficace.
45. S’agissant de l’argument de M. Kurmanayevskiy selon lequel il a été contaminé par le virus de l’hépatite C en utilisant des seringues usagées, le Gouvernement soutient qu’il est absurde d’imposer à l’État et à la société la responsabilité de l’usage de seringues usagées. Il estime que l’intéressé reste responsable de sa santé.
46. Concernant M. Anoshkin, le Gouvernement informe la Cour que, entre 2010 et 2013, ce requérant, qui était hospitalisé pour des cures de désintoxication, avait quitté l’hôpital sans terminer le traitement et signé une déclaration de refus de le continuer. Cependant, d’après le Gouvernement, M. Anoshkin se trouve en état de rémission depuis le mois de janvier 2014, des tests urinaires effectués lors de ses visites au dispensaire de Togliatti ayant été négatifs (paragraphe 29 ci-dessus).
47. S’agissant de Mme Abdyusheva, le Gouvernement fournit à la Cour les informations suivantes : l’intéressée est inscrite au registre du dispensaire de Kaliningrad en tant que dépendante aux opiacés depuis 1984 ; elle a suivi un traitement de façon irrégulière ; en effet, son unique hospitalisation remonte à 1984, et ses visites médicales dans le cadre d’un suivi régulier, dites « visites ambulatoires », n’étaient pas régulières (paragraphe 14 ci-dessus). Le Gouvernement en déduit qu’une telle attitude de la part de la requérante concernant sa santé prouve son absence de volonté de se défaire de sa dépendance.
48. Le Gouvernement met en doute les rapports médicaux établis par des médecins ukrainiens en ce qui concerne Mme Abdyusheva et M. Anoshkin. En premier lieu, il conteste le choix des spécialistes ayant réalisé ces rapports et leur compétence. En deuxième lieu, il estime que ces rapports sont mal fondés dans la mesure où leurs auteurs ne donnent pas d’informations sur les documents médicaux qu’ils ont examinés (dates, période de suivi, etc.). Ainsi, selon lui, la conclusion selon laquelle il n’existerait pas de protocole de traitement adapté en Russie est fausse. Le Gouvernement indique à cet égard que l’échec du traitement dans les cas des requérants s’explique par le fait que ces derniers ont refusé de le suivre. Il expose que ce traitement a pourtant prouvé son efficacité pour de nombreux autres patients, dont les témoignages ont été versés au dossier constitué devant la Cour. De surcroît, le Gouvernement soutient que les experts se sont basés sur des normes médicales obsolètes. En effet, il indique que les experts ont cité l’instruction du ministère russe de la Santé de 1998 alors que l’instruction de 2012 était en vigueur. Enfin, le Gouvernement conteste la conclusion des médecins ukrainiens selon laquelle les méthodes utilisées en Russie ne produiraient pas l’effet thérapeutique escompté et que leur application ne pourrait pas mener à une amélioration de la santé et estime que cette conclusion est dépourvue de tout fondement et inadmissible du point de vue médical.
49. Le Gouvernement indique que les requérants n’ont pas suivi toutes les étapes du traitement de la dépendance aux opiacés, dont la réhabilitation, qui étaient disponibles en Russie. Selon lui, les intéressés ne peuvent donc pas soutenir que ces méthodes sont inefficaces. En outre, le Gouvernement relève que les requérants n’ont pas prouvé le lien de cause à effet entre la prohibition du traitement de substitution et leurs échecs à la suite de leurs tentatives de se défaire de leur dépendance aux opiacés.
50. Le Gouvernement expose enfin que les méthodes de traitement d’une maladie sont une question compliquée qui relève de la compétence des institutions nationales. Il indique que les soins médicaux doivent être confiés aux experts médicaux compétents et forts d’une longue expérience en la matière plutôt qu’aux patients ou aux juristes, qui n’ont pas les compétences requises dans le domaine médical concerné et encore moins concernant les particularités des méthodes de traitement.
(c) Les informations sur les substances en cause
51. Le Gouvernement indique tout d’abord que la méthadone et la buprénorphine, qui appartiennent à la famille des opiacés, sont des drogues entraînant la même dépendance que les autres opiacés. Il expose ensuite que la méthadone est une substance très toxique, source de complications pour les organes internes, et que son élimination du corps est plus lente que celle de l’héroïne, ce qui augmenterait le risque de surdose en cas de prise simultanée de méthadone et d’héroïne. Se référant à l’exemple des États‑Unis d’Amérique, où le taux de décès liés aux opiacés prescrits par des médecins a augmenté de deux tiers, le Gouvernement soutient que la méthadone représente un risque accru pour la santé publique. Il ajoute que le syndrome de sevrage de la méthadone est plus long et que son traitement est plus compliqué que pour le sevrage de l’héroïne. À ses yeux, autoriser la méthadone conduirait donc à une autre forme de toxicomanie : la dépendance de la méthadone.
52. Le Gouvernement indique ensuite que, la méthadone et la buprénorphine n’étant pas des médicaments mais des drogues, ils ne sont pas de nature à guérir la toxicomanie mais, au contraire, la provoquent et l’exacerbent. En effet, selon le Gouvernement, la méthadone et la buprénorphine ne procurent pas d’effet euphorique, si bien que les patients la consomment avec de l’héroïne afin d’obtenir cet effet. La consommation concomitante de ces deux substances et d’autres drogues exacerberait des troubles psychiques et comportementaux tout en augmentant le risque de surdose mortelle. La méthadone n’entraînerait donc pas de rémission durable mais une polytoxicomanie.
Se fondant sur d’amples recherches médicales et sur les statistiques, le Gouvernement soutient que le taux de mortalité des consommateurs de méthadone et de buprénorphine est plus élevé que celui des héroïnomanes.
53. Le Gouvernement indique que la thérapie de substitution est interdite à Andorre et à Monaco. Il expose aussi que, malgré une apparence de consensus européen, certains pays, tels que l’Estonie, la Lituanie, la Serbie, l’Italie, la Roumanie et la Bulgarie, réduisent leur programme de substitution aux opiacés, alors que d’autres, comme la Suisse et l’Allemagne, ayant constaté l’inefficacité du traitement de substitution par la méthadone, proposent, à titre de substitution, une héroïne médicale, la diamorphine. Ceci prouve, aux yeux du Gouvernement, l’échec du programme de substitution aux opiacés par la méthadone et la buprénorphine.
54. Le Gouvernement estime que le programme de substitution aux opiacés n’a pas d’effet positif sur la prévention du VIH. Il cite des travaux scientifiques prouvant selon lui que la méthadone provoque la réplication du VIH et inhibe l’immunité humorale et cellulaire. Il considère en revanche que le traitement conventionnel de la toxicomanie proposé en Russie, fondé sur l’abstinence, exclut entièrement le risque de transmission du VIH.
55. Le Gouvernement soutient que la prohibition de la méthadone et de la buprénorphine est dictée par l’obligation de l’État de protéger la vie et la santé des personnes relevant de sa juridiction au moyen d’un contrôle de l’accès aux substances narcotiques. Il soutient que la prohibition absolue de ces drogues est proportionnée au but susmentionné, à savoir la protection de la santé des individus relevant de sa juridiction, dans la mesure où la Russie assure aux personnes dépendantes un accès à des traitements susceptibles de guérir la toxicomanie.
56. Le Gouvernement argue que la demande de lever l’interdiction d’usage de la méthadone et de la buprénorphine pour les personnes dépendantes aux opiacés doit être considérée comme une demande de légalisation de drogues. Or il estime que cette mesure relève de sa marge d’appréciation en matière de santé publique.
57. Le Gouvernement allègue que les cas des requérants sont isolés et que ces derniers n’ont pas épuisé tous les moyens de traitement disponibles en Russie. Selon lui, leurs échecs ne peuvent pas remettre en question l’efficacité du traitement de l’héroïnomanie mis en place en Russie. Le Gouvernement expose que ce traitement inclut plusieurs étapes : il s’agit d’abord d’une désintoxication, à laquelle s’ajoute un traitement médicamenteux qui nécessite une hospitalisation de 21 jours ; pour consolider le traitement est prévue une réhabilitation sociale qui se déroule dans un centre de réhabilitation et dont la durée s’étale sur la période allant de six mois à deux ans ; enfin, l’étape finale est la réinsertion sociale qui consiste à suivre une formation professionnelle, trouver un emploi, etc. Le Gouvernement indique que, pour obtenir le résultat souhaité, c’est-à-dire se défaire de la dépendance, il est nécessaire de passer par toutes les étapes précitées. Selon les statistiques fournies par le Gouvernement, dans les centres de réhabilitation, implantés notamment dans les régions où vivent les requérants, le taux de réussite du traitement, c’est-à-dire une rémission de plus d’un an, s’élève à 67 % et à 80 %. Or, toujours selon les statistiques du Gouvernement, 85 % des personnes dépendantes aux opiacés suivies par les dispensaires toxicologiques sollicitent uniquement une cure de désintoxication et seulement 15 % patients de ces dispensaires, orientés vers l’arrêt des drogues, reçoivent le traitement complet. Le Gouvernement indique que les soins sont prodigués aux personnes dépendantes avec leur consentement. Il déclare enfin que l’autorisation de la méthadone et de la buprénorphine n’est autre chose qu’une capitulation devant la toxicomanie et ne constitue en aucun cas son traitement.
58. S’agissant des obligations internationales de la Fédération de Russie, auxquelles se réfèrent les requérants, le Gouvernement rappelle que celles-ci découlent de la Convention unique des Nations unies sur les stupéfiants de 1961 qui oblige les États signataires à prohiber la libre circulation de certaines substances narcotiques énumérées dans ladite convention, dont la méthadone (liste I) et la buprénorphine (liste II) (paragraphe 38 ci-dessus). Se référant aux articles 2 § 5 a) et b) et 4 § 2 de cette Convention, le Gouvernement indique que, fidèle à ses obligations internationales, la Russie a incorporé ces normes dans sa loi nationale. Concernant les recommandations de l’OMS, le Gouvernement argue que ces normes n’ont pas de caractère contraignant et n’engagent pas la Russie à les mettre en œuvre. Se référant aux articles 21 et 22 de la Constitution de l’OMS, il soutient que cette organisation, par l’intermédiaire de l’Assemblée de la Santé, est compétente pour des règlements concernant les cas énumérés dans l’article 21 de ladite Constitution. Cela étant, il indique que les règlements adoptés en exécution de l’article 21 entreront en vigueur dans tous les États membres, leur adoption par l’Assemblée de la Santé ayant été dûment notifiée, à l’exception des États membres qui auraient fait connaître au Directeur général, dans les délais prescrits par la notification, qu’ils refusent ces règlements ou émettent des réserves à leur sujet (article 22 de ladite Constitution). Le Gouvernement soutient que la Liste modèle des médicaments essentiels, créée en vue d’offrir un modèle auquel les gouvernements puissent se référer pour établir des listes nationales, ne fait pas partie des normes juridiquement contraignantes, celle-ci ayant été élaborée par un groupe d’experts et entériné par le Directeur général de l’Organisation. Pour appuyer sa thèse, le Gouvernement cite l’avertissement que comporte la Liste modèle des médicaments essentiels de l’OMS selon lequel « (...) le matériel publié est diffusé sans aucune garantie, expresse ou implicite. La responsabilité de l’interprétation et de l’utilisation dudit matériel incombe au lecteur. En aucun cas, l’Organisation mondiale de la Santé ne saurait être tenue responsable des préjudices subis du fait de son utilisation. »
S’agissant de la résolution no 2004/40 du Conseil économique et social des Nations unies adoptée lors de la 47e séance plénière du 21 juillet 2004, le Gouvernement soutient qu’elle est adressée à l’OMS et qu’elle ne lie pas la Fédération de Russie.
59. Enfin, analysant la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement soutient que la Cour était jusqu’à présent très prudente lorsqu’elle avait à traiter des questions médicales et qu’elle reconnaissait aux États membres une large marge d’appréciation. Ainsi, citant l’arrêt Hristozov et autres c. Bulgarie, nos 47039/11 et 358/12, CEDH 2012 (extraits), le Gouvernement déclare que « [la Cour] n’est pas compétente pour exprimer une opinion sur le point de savoir si un traitement médical donné est indiqué dans un cas précis » (ibidem, § 105, et Rodions Fedosejevs c Lettonie (déc.), no 37546/06, 19 novembre 2013). Se référant à l’arrêt Hristozov précité et à la décision Durisotto c. Italie ((déc.), no 62804/13, 6 mai 2014), le Gouvernement dit qu’« il n’appartient pas au juge international de se substituer aux autorités nationales compétentes pour déterminer le niveau de risque acceptable en pareilles circonstances ». Se tournant vers les circonstances de l’espèce, il avance que le problème soulevé par les requérants a un caractère purement médical. Selon lui, les requérants ont eu accès au traitement conventionnel de la toxicomanie mais n’ont pas souhaité accomplir toutes les étapes du programme. Le Gouvernement ajoute que les deux substances auxquelles les requérants souhaitent recourir sont des drogues, interdites à la commercialisation en Russie, et que les autorités sanitaires russes ont des objections sérieuses quant à la dangerosité de ces produits. Il déclare que le droit d’avoir accès à ces substances ne découle d’aucun document de droit international ayant une force contraignante pour la Russie et soutient que la Fédération de Russie n’a pas outrepassé sa marge d’appréciation en la matière. Il invite donc la Cour à se conformer à sa jurisprudence et à conclure au défaut manifeste de fondement de ce grief.
2. Les requérants
(a) M. Kurmanayevskiy
60. M. Kurmanayevskiy conteste l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement. Il soutient que, de toute manière, le recours judiciaire est dépourvu de toute utilité eu égard à l’interdiction légale absolue des substances en cause. Il estime que sa requête est recevable.
61. M. Kurmanayevskiy conteste les faits exposés par le Gouvernement, notamment ceux relatifs à sa rémission de quatre ans. Il indique que, en 2011-2012, il s’est injecté de temps en temps à la fois de l’héroïne et des stimulants – de la méphédrone et de la méthylènedioxypyrovalérone (MDPV). Il ajoute qu’il n’a pas fait appel aux soins médicaux prodigués par le dispensaire toxicologique car il craignait que son nom soit inscrit dans le registre du dispensaire, ce qui aurait entraîné des restrictions de ses droits.
62. Il soutient que le refus de l’assistance médicale adéquate constitue une violation de son droit garanti par l’article 8 de la Convention. Il exprime son désaccord avec le parallèle effectué par le Gouvernement défendeur entre sa situation et celle des requérants dans l’arrêt Hristozov et autres précité, dans lequel il s’agissait d’un traitement expérimental. Il estime que le traitement de substitution, dont il cherche l’autorisation par la présente requête, est un traitement universellement reconnu dans la majorité des États membres du Conseil de l’Europe et recommandé par l’OMS. Il ajoute que 75 pays à travers le monde autorisent ce traitement et que la Russie est l’un des rares à l’interdire.
(b) Mme Abdyusheva et M. Anoshkin
63. Mme Abdyusheva et M. Anoshkin contestent l’argument du Gouvernement selon lequel le traitement de substitution comporte des risques mortels. Ils citent à l’appui de leur thèse la lettre du président de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA) ainsi qu’un avis de la spécialiste britannique Chris Ford dans lequel celle-ci expose les effets bénéfiques de l’usage de la méthadone et de la buprénorphine.
64. Tout en reconnaissant que ces substances comportent un risque de mortalité élevé, les requérants sont toutefois d’avis que les risques avérés doivent mener à la réglementation et non à l’interdiction de ces substances.
65. Les requérants mettent en doute l’efficacité du traitement de la dépendance aux opiacés utilisé en Russie car celui-ci serait contraire aux recommandations de l’OMS d’une part, et parce qu’il y aurait « d’amples données certifiant que ses nombreuses méthodes [de ce traitement] sont d’une efficacité limitée ou inefficace » d’autre part. Ils ajoutent que, en tout état de cause, ces méthodes étaient absolument inefficaces pour eux et que, « comme le démontrent des preuves, ces méthodes ne l’étaient pas non plus pour de nombreuses autres [personnes] ».
66. Se référant à la définition de la dépendance faite par l’Organisation mondiale de la Santé[5], les requérants observent que cette maladie n’est pas due à un manque de volonté mais aux effets produits par celle-ci dans les cerveaux des personnes dépendantes, paralysant ainsi leur volonté. Ils taxent la thèse du Gouvernement, qui décrit les méthodes conventionnelles de lutte contre la toxicomanie, d’extrêmement simpliste.
67. Selon les requérants, l’interdiction du traitement de substitution par la Russie va à l’encontre d’un consensus européen, car ce traitement est selon eux autorisé dans 45 États membres du Conseil de l’Europe.
68. Se référant à l’arrêt Hristozov et autres, précité, les requérants estiment que leurs requêtes présentent des différences avec cette affaire. Ils arguent que, contrairement au traitement dont il était question dans l’arrêt précité, qui était un traitement expérimental, le traitement de substitution de l’espèce a fait l’objet de recherches et d’essais et que les risques et les effets secondaires sont bien connus et commentés par des spécialistes.
69. Les requérants estiment en outre que le traitement en cause présente un intérêt public pour la Russie, notamment en ce qui concerne ses effets bénéfiques sur la prévention du VIH. Ils avancent en effet que l’augmentation des cas de contamination par ce virus est due à l’utilisation de seringues usagées, ce qui peut selon eux être évité par l’administration d’un traitement de substitution.
70. Les requérants estiment que l’État bénéficie d’une marge d’appréciation très étroite compte tenu du caractère bien étudié du traitement de substitution en cause. Ils considèrent que les risques évoqués par le Gouvernement sont spéculatifs et qu’ils ne sont pas appuyés par des preuves. Toutefois, reconnaissant qu’il existe un risque de surdose ou de détournement des produits qui compose le traitement de substitution sur le marché illicite des stupéfiants, les requérants indiquent que ces risques demandent une réglementation, des formations et des campagnes de sensibilisation et non l’interdiction du traitement susmentionné.
71. Les requérants voient dans l’interdiction des substances en cause comme une violation de l’obligation négative de l’État de s’abstenir de toute atteinte au respect de leur vie privée. En même temps, ils soutiennent que la levée de l’interdiction du traitement de substitution n’est pas de nature à assurer le respect de leur vie privée. Ils estiment que l’article 8 de la Convention inclut également une obligation positive de l’État russe de leur « assurer un accès au traitement de substitution et le faciliter par des règlements appropriés ».
3. Les tiers intervenants
72. Onze tiers intervenants ont soumis leurs observations. Ceux-ci se divisent en deux groupes : d’une part ceux qui soutiennent le traitement de substitution par les deux substances en cause (International Doctors for Healthier Drug Policies, l’Envoyé Spécial des Nations unies pour le VIH/SIDA en Europe orientale et Asie centrale, Human Rights Watch, Europad / European Opiate Addiction Treatment Association, le Réseau juridique canadien VIH/sida, Harm Reduction International and Eurasian Harm Reduction Network et le Programme commun des Nations Unies sur le VIH/SIDA (ONUSIDA)), et d’autre part ceux qui lui sont défavorables (Independant Narcological Guild, l’Association nationale des centres de réhabilitation, l’organisation non gouvernementale régionale « Région de Stavropol en bonne santé », l’association des centres de réhabilitation du Caucase du Nord et le centre de réhabilitation métropolitain de Saint Jean de Kronstadt).
(a) Les tiers intervenants favorables au traitement de substitution
73. Les arguments de ces tiers intervenants présentent des points communs et peuvent être résumés comme suit. Les tiers intervenants favorables au traitement de substitution indiquent que la méthadone et la buprénorphine font partie de la Liste modèle des médicaments essentiels de l’OMS. Ils estiment que, la recommandation faite par l’OMS de recourir au traitement de substitution aux opiacés, étant, selon eux, contraignante pour la Russie, celle-ci est obligée de transposer cette recommandation dans son droit national afin de rendre ces substances disponibles pour les personnes dépendantes aux opiacés. Se référant aux trois Conventions des Nations unies sur les drogues, ils relèvent que la méthadone et la buprénorphine, puisqu’elles y sont mentionnées, sont « sujettes au contrôle international ». Selon eux, ces Conventions ne permettent pas l’interdiction totale des substances narcotiques mais obligent les États à contrôler leur usage. Ainsi, Les tiers intervenants affirment que la Commission des stupéfiants des Nations Unies (CND), se fondant sur la recommandation de l’OMS, définit les substances qui doivent être placées sous contrôle international. Ils estiment que, étant liée par ces trois conventions, la Russie a une obligation fondamentale de trouver un équilibre entre le contrôle des drogues et leur accessibilité pour les besoins médicaux.
74. Ils indiquent également que le traitement de substitution par la méthadone et la buprénorphine suscite des controverses mais présente de nombreux avantages, dont ceux-ci : la réduction de la consommation par les dépendants aux opiacés de drogues illicites, la réduction du risque de contamination par le VIH, très élevé chez les personnes qui s’injectent des drogues, la réduction du risque de décès en raison d’une surdose et la réduction d’un niveau des infractions commises par les dépendants aux opiacés. En outre, selon les tiers intervenants, ce traitement est de nature, d’une part, à améliorer la santé physique et mentale des personnes dépendantes car il est selon eux efficace pour soulager les souffrances dues au sevrage et pour motiver ces personnes à adhérer au traitement antirétroviral.
75. Les tiers intervenants suivants complètent ce tableau par les informations et arguments exposés ci-après.
(i) International Doctors for Healthier Drug Policies
76. Ce tiers intervenant donne une définition de la dépendance aux opiacés. Selon lui, il s’agit d’un état de santé qui a des causes et des conséquences à la fois sociales, psychologiques et biologiques. Il estime que la dépendance ne peut donc être réduite à une consommation d’opiacés en raison d’une simple faiblesse de caractère ou d’un manque de volonté.
77. Le réseau International Doctors for Healthier Drug Policies indique que le traitement de substitution aux opiacés ne signifie pas le remplacement d’une drogue, l’héroïne, par une autre. Il expose que le traitement consiste en la prise une fois par jour, par voie orale, d’une substance dont la durée d’action est plus longue que celle de l’héroïne, qui s’injecte 4 à 6 fois par jour. Il ajoute que la méthadone est un opiacé mais que son effet euphorique est moins prononcé que celui de l’héroïne. D’après lui, c’est la raison pour laquelle les personnes dépendantes perdent leur intérêt pour la méthadone si l’héroïne leur est accessible. En effet, selon lui, 80 % des personnes qui arrêtent contrairement à un avis médical le traitement de substitution par la méthadone recommencent à consommer de l’héroïne.
78. Le tiers intervenant précise que ce traitement n’a pas d’effet négatif sur le foie et que ses effets secondaires, qui sont les effets secondaires ordinaires des opiacés, tels que la constipation et les nausées, sont mineurs et peuvent être réduits par un dosage correct.
79. Il soutient que le traitement de l’addiction aux opiacés ne peut se réduire à un nettoyage du corps mais qu’il doit viser à la normalisation neurologique et comportementale. Il est d’avis que la thérapie de maintenance avec la méthadone et la buprénorphine, les substances ayant été les mieux étudiées et ayant fait l’objet d’essais cliniques pendant plus de 40 ans, est la thérapie donnant les meilleurs résultats dans le traitement de la dépendance aux opiacés. Il indique toutefois qu’un nombre restreint de personnes dépendantes ont besoin d’un traitement de maintenance par la diamorphine.
(ii) Envoyé Spécial des Nations unies pour le VIH/SIDA en Europe orientale et Asie centrale
80. L’Envoyé Spécial des Nations unies pour le VIH/SIDA en Europe orientale et Asie centrale constate l’inquiétude des autorités nationales quant au fait que l’une des formes de dépendance, l’héroïnomanie, est remplacée par une autre, la dépendance à la méthadone. Or, pour lui, les avantages de la méthadone, pour la société tout entière, la santé publique et les individus, dépassent ses inconvénients. Tout en reconnaissant les risques inhérents à la consommation de méthadone concomitante avec celle de drogues illicites, l’Envoyé Spécial estime toutefois que, si tel est le cas, le patient doit être expulsé du programme. Il prône une large accessibilité de ces substances à travers une assistance médicale de qualité et conviviale. Il estime en effet que l’usage des registres des patients plutôt que des services anonymes pousse les gens à rester en dehors du système des soins médicaux.
(iii) Human Rights Watch
81. Human Rights Watch estime que la prohibition absolue du traitement de substitution aux opiacés en Russie a un caractère idéologique. Se référant à l’arrêt Hristozov et autres précité, ce tiers intervenant soutient que l’interdiction absolue de la méthadone s’analyse en une ingérence arbitraire de l’État dans l’exercice du droit des requérants de choisir un traitement médical, garanti, selon lui, par les conventions des Nations unies et par l’article 8 de la Convention. En outre, il analyse cette mesure comme une violation de l’obligation positive qui incombe à la Russie en vertu des instruments internationaux précités.
(iv) Réseau juridique canadien VIH/sida, Harm Reduction International et Eurasian Harm Reduction Network
82. Ces tiers intervenants indiquent que le modèle russe de traitement de la dépendance aux opiacés est fondé sur le principe de l’abstinence et qu’il se caractérise par une approche répressive. Ils estiment que ce modèle de traitement est en outre inefficace, avec un taux de rechute égal à presque 90 %. Ils considèrent que l’abandon du traitement de substitution, lequel est pourtant admis dans 77 pays à travers le monde, est une erreur.
83. Se référant à la recommandation de l’OMS, ces tiers intervenants soutiennent que la méthadone et la buprénorphine sont des médicaments essentiels à utiliser lors des programmes d’aide aux personnes dépendantes.
84. Enfin, ils sont d’avis que, selon les trois Conventions des Nations unies relatives aux drogues, la Russie a une obligation fondamentale de trouver un équilibre entre le contrôle des drogues et leur accessibilité pour les besoins médicaux.
85. Se référant à la définition de la dépendance, ces tiers intervenants soulignent que, une fois acquise, il est difficile de se défaire de la dépendance sans assistance. Ils indiquent que la dépendance cause non seulement des douleurs physiques et psychologiques, mais aussi des crises de panique et une anxiété sévère. Ils exposent que, en l’absence de traitement, elle entraîne une association avec la criminalité pour acquérir des drogues et, souvent, le besoin de commettre des infractions pour financer l’achat de ces drogues.
86. Les tiers intervenants affirment que le nombre de morts en Russie en raison de surdose de drogues s’élevait, selon leurs statistiques, à 100 000 personnes par an. S’agissant de la mortalité en raison de la méthadone, ils indiquent que, au vu des données médicales nationales, il est difficile d’évaluer dans quelle mesure la méthadone est responsable du décès des patients. D’après eux, la mortalité est due à la consommation concomitante d’autres drogues ou d’alcool.
87. Les tiers intervenants ajoutent que la finalité du traitement de substitution peut être différente selon les patients : certains le prennent à vie, d’autres choisissent la « détoxication complète ».
(v) Programme commun des Nations Unies sur le VIH/SIDA (ONUSIDA)
88. L’ONUSIDA indique que, selon les statistiques présentées par une étude menée dans trois grandes villes des États-Unis, New York, Philadelphie et Baltimore, 71 % des dépendants ont arrêté de s’injecter des opiacés après avoir pris de la méthadone. En revanche, 82 % des participants au traitement de substitution qui arrêtent celui-ci recommencent à s’injecter des opiacés. Cette étude démontre, selon le tiers intervenant, les avantages de ce traitement de substitution dans la lutte contre la contamination par le VIH. En effet, d’après l’ONUSIDA, le traitement de substitution permet de diminuer le taux de contamination en raison de l’usage de seringues non stériles et d’augmenter la participation des patients au traitement antirétroviral. Le suivi de ce traitement de substitution assure, selon le tiers intervenant, la baisse du taux de criminalité des dépendants de 70 % et augmente leur taux d’emploi.
(b) Les tiers intervenants défavorables au traitement de substitution
(i) Independant Narcological Guild
89. Ce tiers intervenant souligne que les substances en question ne sont pas des médicaments mais des drogues. Il considère que, au lieu d’aider les personnes dépendantes à se défaire de leur dépendance et à abandonner la consommation d’opiacés, le traitement de substitution crée une autre dépendance, cette fois aux substances qui le composent. En outre, selon l’Independant Narcological Guild, ces substances mettent à mal un pan entier d’un plan de traitement axé sur la réhabilitation et la réinsertion sociale des dépendants et lient ces derniers aux centres de distribution de ces substances. Il indique que la situation sur le marché des drogues en Russie a changé depuis la période des recherches sur lesquelles s’appuient les requérants. Plus précisément, de nouvelles drogues, notamment des cannabinoïdes et des drogues synthétiques, seraient apparues. Aussi la situation mérite-t-elle, selon l’Independant Narcological Guild, une nouvelle analyse, et les recherches en question une mise à jour.
(ii) L’organisation à but non lucratif « Association nationale des centres de réhabilitation »
90. Cette organisation observe que le système d’aide aux dépendants est un système hautement professionnel et que son processus est fondé sur des technologies de pointe dans lequel chaque élément est important pour le résultat final qui est de réintégrer la personne, en bonne santé, dans la société, de la rendre capable de travailler, de fonder la famille, d’élever les enfants et d’être responsable de sa vie. Elle indique que l’organisation de soins médicaux aux dépendants comporte deux stades. Le premier stade est composé de la détoxification et de l’aide médicale primaire et représente 10‑15 % du temps. Le deuxième stade, qui n’est pas médical mais plutôt social, est la réhabilitation. Celle-ci représente 80-90 % du temps. Selon ce tiers intervenant, le problème de la toxicomanie n’est pas simplement celui de la consommation de drogues ; il est aussi, à ses yeux, un problème social qui nécessite des changements sociaux, psychologiques et corporels. L’Association nationale des centres de réhabilitation fait savoir qu’elle regroupe plus d’une centaine de centres de réhabilitation dans douze régions russes. Elle expose que ces centres sont fondés sur les principes de gratuité pour les patients, d’alternance entre les consultations externes et l’hospitalisation, en fonction du niveau de dépendance, et, enfin, la réhabilitation fondée sur la foi ou sur une approche séculière. Elle explique également qu’il existe quatre étapes du traitement de la dépendance aux drogues, exposées ci-après : le stade de la motivation pour arrêter la consommation de drogues, la phase de traitement et réhabilitation médicale, lors de laquelle les médecins accomplissent une détoxication, un ensemble de mesures visant au rétablissement physique, la réduction des effets négatifs causés par le sevrage, et l’accompagnement médicamenteux de ce dernier. La détoxication fait partie de cette étape et comprend des mesures visant à soigner des désordres psychopathologiques causés par une consommation de drogues ainsi que des soins des détériorations somatiques (lésions hépatiques et troubles du sommeil). Au stade de la réhabilitation, la personne dépendante est placée dans un centre de réhabilitation, où elle n’a pas accès à des drogues, dans l’ambiance qui lui permet de se rendre compte de ses conflits internes et de prendre un choix en conscience de mettre fin à sa consommation des drogues et, ensuite, de consolider cette décision avec l’aide du personnel du centre et le soutien des autres participants du programme.
91. Le deuxième stade est celui de la post-réhabilitation, qui vise réinsérer la personne dans la société en lui permettant de résoudre, de manière autonome, des problèmes de la vie quotidienne, tels que la recherche d’un emploi, la reprise d’études, l’établissement de relations familiales, tout en maintenant l’arrêt de la consommation de drogues. Importante pour consolider des effets thérapeutiques du traitement, cette étape vise aussi à assister la personne dans le « choc adaptatif » causé par un contact avec la vie réelle. Cette étape comprend, à son tour, trois stades : une adaptation primaire, transitoire et soutenue, dont l’objectif est d’aider l’ancien dépendant à vivre dans la société et à maintenir un mode de vie sans drogues. Selon le tiers intervenant, la première étape n’est que le début du processus de longue haleine de réhabilitation et de réinsertion.
92. L’arrêt du programme après le traitement médicamenteux entraîne une rechute, cette première étape n’étant que le début d’un long processus de rétablissement. Le sondage mené par l’Association nationale des centres de réhabilitation auprès de 945 participants a permis de dégager des facteurs rendant ce programme inefficace, parmi lesquels l’interruption précoce du programme de réhabilitation (facteur appelé « interne », c’est-à-dire dépendant de la volonté des participants), l’absence d’approche individuelle au cours du traitement, l’absence de réhabilitation sociale après la détoxication et le suivi post-réhabilitation (facteurs dits « externes », c’est‑à-dire indépendants de la volonté des participants).
93. L’Association nationale des centres de réhabilitation a exprimé son inquiétude quant à la mise en place d’un traitement de substitution par la méthadone. Elle affirme avoir soigné des patients ayant suivi ce programme dans d’autres pays et que leurs anamnèses lui ont permis de constater les dangers suivants. Selon elle, les doses de méthadone ont été continuellement augmentées au lieu d’être diminuées, le seuil d’admission au programme était très bas, ce qui permettait de distribuer de la méthadone aux patients qui n’avaient jamais été traités auparavant pour dépendance à cette substance, et la méthadone était consommée de façon concomitante avec des « drogues de rue ».
(iii) L’organisation non gouvernementale régionale « Région de Stavropol en bonne santé » et l’association des centres de réhabilitation du Caucase du Nord
94. L’organisation non gouvernementale régionale « Région de Stavropol en bonne santé » et l’association des centres de réhabilitation du Caucase du Nord sont des centres dits « pilotes » qui admettent des dépendants aux opiacés en vue de leur réhabilitation. Le personnel des centres comprend notamment des psychologues cliniciens et des psychopédagogues, des consultants sur l’addiction chimique et des assistants sociaux. Les tiers intervenants présentent les différents stades d’aide aux dépendants décrits ci-dessus (paragraphes 63-92 ci-dessus). Ils ajoutent qu’ils aident les participants à leur programme à la sortie des centres, car c’est à leurs yeux la période post-réhabilitation qui présente le plus de dangers, les participants étant amenés à rechercher des emplois et des logements. Ils précisent que ces difficultés sont à l’origine de 80 % des rechutes.
95. Ils indiquent que, sur 2 000 personnes qui se sont fait soigner dans leurs centres, 600 personnes ont atteint l’objectif de rémission stable, de réinsertion dans la société et d’un mode de vie sain et sans drogues.
96. Les deux tiers intervenants partagent l’inquiétude de l’association nationale des centres de réhabilitation quant au traitement de substitution par la méthadone. Ils font part de leur expérience avec les patients qui étaient auparavant admis dans le programme de traitement de substitution. Selon eux, ces patients ont remplacé une drogue, l’héroïne, par une autre, la méthadone, et certains ont consommé ces deux substances simultanément. Or, de l’avis des deux tiers intervenants, la méthadone est une substance plus dangereuse que l’héroïne car la durée du syndrome de sevrage pour la méthadone est de 40 jours contre 5-7 jours pour l’héroïne. La personne dépendante, au lieu de se défaire de sa dépendance, en acquiert donc une autre, encore plus ancrée.
(iv) Le centre de réhabilitation métropolitain de Saint Jean de Kronstadt
97. Le centre de réhabilitation métropolitain de Saint Jean de Kronstadt reconnaît que la dépendance aux opiacés est une maladie chronique, progressive et difficilement curable qui produit ses effets aux niveaux biologique, psychologique et spirituel. Il déclare soigner des dépendants en se fondant sur un élément spirituel, à savoir l’orientation vers Dieu. Il expose que le traitement est effectué par des professionnels en addictologie et précise que les patients sont admis sur la base du volontariat. Il soutient que le but du centre n’est pas d’atteindre une rémission, même stable, mais de guérir totalement la personne, c’est-à-dire assurer la réhabilitation, la réinsertion dans la société et une vie sans drogues. Il affirme que, selon ses statistiques, le taux de réussite de ce programme est très élevé et que les deux tiers des participants retournent à une vie sans drogues.
(c) Commentaires des parties quant aux observations des tiers intervenants
98. Chaque partie partage les avis des tiers intervenants favorables à leur thèse respective et reprend pour l’essentiel les arguments exposés dans ses observations (paragraphes 44-71 ci-dessus).
2. L’appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
99. La Cour relève que M. Kurmanayevskiy n’a présenté aucun avis médical confirmant que son état de santé nécessitait un traitement de substitution. En outre, selon les informations du Gouvernement, M. Kurmanayevskiy est en état de rémission depuis plus de quatre ans, les analyses urinaires auxquelles celui-ci a été soumis au dispensaire s’étant révélées négatives (paragraphes 11 et 44 ci-dessus).
100. La Cour note que M. Anoshkin a présenté un rapport établi par des médecins ukrainiens datant du 6 novembre 2013 (paragraphe 26 ci-dessus). Or, selon les informations présentées par le Gouvernement, non contestées par l’intéressé, depuis janvier 2014, M. Anoshkin est en état de rémission, les tests urinaires auxquels il a été soumis au dispensaire ayant été négatifs (paragraphe 29 ci-dessus).
101. La Cour relève une incohérence entre les explications fournies par M. Anoshkin, selon lesquelles ses périodes d’abstinence ne duraient jamais plus de deux à trois mois, raison pour laquelle il demande à bénéficier du traitement de substitution, et la constatation du Gouvernement, confirmée par des tests urinaires, que l’intéressé ne consommait plus de drogues depuis plus d’un an. M. Anoshkin, quant à lui, n’a présenté aucune explication quant à cette incohérence.
102. La Cour prend note de l’observation de M. Kurmanayevskiy selon laquelle il continuait à consommer des opiacés et d’autres substances psychoactives pendant la période en cause (paragraphe 44 ci-dessus). Or cette observation va à l’encontre des résultats négatifs des tests urinaires, dont l’authenticité n’est pas contestée par l’intéressé.
103. La Cour se trouve donc confrontée à des données médicales contradictoires. Elle rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur des questions relevant exclusivement du champ de l’expertise médicale. Elle se fie à des rapports médicaux présentés par les parties. De ce point de vue, elle estime qu’il faut opérer une distinction avec l’affaire Wenner c. Allemagne, no 62303/13, 1er septembre 2016, dans laquelle elle a fondé son analyse sur les rapports présentés par le requérant et non contestés par le Gouvernement. En effet, dans cette affaire, M. Wenner, héroïnomane depuis plus de quarante ans, avait échoué dans toutes ses tentatives pour vaincre sa dépendance, dont cinq cures de désintoxication dans des structures spécialisées, et dont le besoin de traitement par la méthadone avait été confirmé par plusieurs médecins et par l’autorité judiciaire allemande. Cette dernière a confirmé que l’on ne pouvait pas escompter avec une probabilité suffisante qu’il serait possible de guérir l’intéressé de sa dépendance aux stupéfiants ou de l’empêcher pour longtemps de retomber dans la toxicomanie, et que celui-ci n’avait jamais arrêté la consommation d’héroïne. Enfin, M. Wenner a suivi pendant dix-sept ans, avant d’être incarcéré, un traitement de substitution par la méthadone (Wenner, précité, §§ 63-65 et 67).
104. Sensible à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour constate en l’espèce que MM. Kurmanayevskiy et Anoshkin n’étaient pas en mesure d’étayer leur thèse et de présenter des explications quant aux incohérences révélées par les rapports médicaux. Elle prend donc en considération les informations fournies par le Gouvernement et non contestées par ces deux requérants et conclut que ces derniers n’ont pas prouvé avoir besoin d’un traitement médical quelconque, et notamment d’un traitement de substitution, pour vaincre leur dépendance.
105. Partant, la Cour estime que ce grief présenté par MM. Kurmanayevskiy et Anoshkin est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
106. Cette conclusion dispense la Cour d’examiner l’exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes en ce qui concerne M. Kurmanayevskiy.
107. Constatant que le grief présenté par Mme Abdyusheva n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
(a) L’étendue du contrôle de la Cour
108. La Cour note que les parties ont présenté des commentaires d’ordre général dépassant l’objet de la requête initiale concernant notamment le cadre législatif régissant l’accès à un traitement de substitution aux opiacés, l’efficacité/inefficacité de différentes formes de traitement de la dépendance aux opiacés prodiguées en Russie et dans d’autres États. La Cour estime nécessaire de délimiter l’objet de son examen. Elle note tout d’abord que les requérants ne sont pas privés de liberté et n’évoquent pas la consommation de drogues dans le milieu carcéral (voir, a contrario, Wenner, précité). Elle relève également que les intéressés ne sont pas laissés sans assistance médicale conventionnelle mais qu’ils jugent celle-ci obsolète et inefficace (voir, a contrario, Hristozov et autres, précité, § 95). Les requérants souhaitent avoir accès à un traitement de leur choix, à savoir un traitement de substitution aux opiacés par des substances qualifiées de drogues par le Gouvernement : la méthadone et la buprénorphine, dont l’usage aux fins de traitement de la toxicomanie est interdit par la loi fédérale (paragraphe 35 ci-dessus). Ainsi, ils demandent la levée de l’interdiction inscrite dans la loi (Durisotto, décision précitée, § 63) mais ne se plaignent pas de l’absence de fonds publics pour financer le traitement en cause (voir, a contrario, Sentges c. les Pays-Bas (déc.), no 27677/02, 8 juillet 2003).
109. Lorsqu’elle est saisie de requêtes individuelles, la Cour n’a pas pour tâche d’examiner la législation interne dans l’abstrait, mais doit se pencher sur la manière dont cette législation a été appliquée au requérant dans le cas d’espèce (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 92, CEDH 2011). Il lui faut se borner autant que possible à l’examen du cas concret dont on l’a saisie (Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 86, CEDH 2003‑VIII (extraits), et Hristozov et autres, précité, § 105). Elle n’est donc pas appelée en l’espèce à émettre un jugement sur le cadre normatif régissant l’accès à un traitement de substitution aux opiacés, ni à juger sur l’efficacité d’un traitement de dépendance aux opiacés prodigué en Russie, ni à déterminer si le refus d’ouvrir l’accès à certaines substances est en principe compatible avec les dispositions de la Convention.
110. Enfin, la Cour est compétente uniquement pour appliquer la Convention, et elle n’a point pour tâche d’interpréter ou de surveiller le respect d’autres instruments internationaux (Hristozov et autres, précité, § 105).
(b) Les principes généraux
111. La Cour rappelle que la Convention ne garantit pas le droit à la santé en tant que tel (Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016) ni celui à un traitement médical précis souhaité par le requérant (Wenner, précité, §§ 55-58). Toutefois, la Cour a été saisie des griefs relatifs au refus d’accéder à certains types de traitements médicaux ou à certains médicaments (Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, 15 novembre 2016, Hristozov et autres, précité, Costa et Pavan c. Italie, no 54270/10, §§ 52-57, 28 août 2012, Durisotto, décision précitée, § 64, et A.M. et A.K. c. Hongrie (déc.), nos 21320/15 et 35837/15, § 39) qu’elle a examinés sous l’angle de l’article 8 de la Convention dont la notion de « vie privée » est sous-tendue par la notion d’autonomie personnelle.
112. La Cour est partie du principe que les questions de santé publique relèvent d’une ample marge d’appréciation des autorités internes, qui sont les mieux placées pour apprécier les priorités, l’utilisation des ressources disponibles et les besoins de la société (Shelley c. Royaume-Uni (déc.), no 23800/06, 4 janvier 2008, Hristozov et autres, précité, § 119, et Durisotto, décision précitée, § 36). L’ampleur de cette marge dépend d’un certain nombre d’éléments déterminés par les circonstances de la cause. Lorsqu’au sein des États membres du Conseil de l’Europe il n’y a de consensus ni sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ni sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large, surtout lorsque sont en jeu des questions morales ou éthiques délicates (Dubská et Krejzová, précité, § 178, et Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 169, CEDH 2015, avec d’autres références). Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (Dubská et Krejzová, précité, § 179, Shelley, décision précitée, et Hristozov, précité, § 119).
(c) Application de ces principes
(i) Sur l’applicabilité de l’article 8
113. La Cour note que les parties ne contestent pas l’applicabilité de l’article 8 de la Convention en l’espèce. La Cour ne s’écarte pas de cette analyse (Parrillo, précité, § 117, Hristozov, précité, § 115, A.M. et A.K. c. Hongrie, décision précitée, § 42, et Durisotto, décision précitée, § 65).
(ii) Sur la question de savoir s’il y avait une obligation positive ou s’il y a eu ingérence dans l’exercice d’un droit
114. La Cour a été saisie par le passé d’une problématique similaire, à savoir une demande d’accès à des médicaments non autorisés. La Cour s’est penchée sur la qualification de celle-ci et notamment sur la question de savoir si la mesure contestée pouvait être envisagée sous l’angle d’une restriction de la liberté des requérants de choisir leur traitement médical, restriction qui s’analyserait en une ingérence dans l’exercice par eux de leur droit au respect de leur vie privée, ou bien sous l’angle d’un manquement allégué de l’État à mettre en place un cadre réglementaire approprié garantissant le respect des droits des personnes se trouvant dans la situation des requérants et, ainsi, d’un manquement à son obligation positive de garantir le respect de leur vie privée. La Cour a estimé qu’il n’était pas nécessaire de trancher en faveur de l’une ou l’autre approche, dans la mesure où les limites entre les obligations positives d’une part et négatives d’autre part que l’article 8 de la Convention impose à l’État ne se prêtent pas à une définition précise et où les principes applicables aux unes et aux autres sont les mêmes. La Cour a considéré que, dans un cas comme dans l’autre, il fallait tenir compte du juste équilibre qui doit être ménagé entre les intérêts concurrents de l’individu et de la collectivité (Hristozov, précité, § 117). En l’espèce, la Cour ne voit pas de raison de s’écarter de cette analyse. La question qui se pose est précisément celle de savoir si pareil équilibre a été ménagé, compte tenu de la marge d’appréciation de l’État dans ce domaine.
(iii) Sur la conformité de la mesure contestée à la loi
115. La Cour constate que la mesure contestée était prévue par la loi, à savoir l’article 14 et l’article 31 §§ 1 et 6 de la loi fédérale du 8 janvier 1998 relative aux stupéfiants et aux substances psychotropes (paragraphe 35 ci‑dessus), et qu’elle poursuivait le but légitime de protection de la santé. La Cour doit répondre à la question de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents de l’individu et de la collectivité.
(iv) Sur la marge d’appréciation et la mise en balance des intérêts concurrents en présence
116. La Cour constate tout d’abord que la nécessité de ce traitement de substitution pour la requérante est le point de controverse entre les parties.
117. Mme Abdyusheva a présenté un avis médical rédigé par des experts ukrainiens qui ont répondu par l’affirmative à la question de savoir si son cas réunissait les critères de mise en place du traitement de substitution, que l’intéressée avait auparavant entamé (paragraphe 20 ci‑dessus). D’un autre côté, il existe un avis médical des experts russes qui ont conclu, à l’inverse, que le traitement de substitution n’était pas indiqué, la patiente n’ayant pas épuisé les possibilités de traitement conventionnel disponibles en Russie, notamment les phases de réhabilitation et de réinsertion sociale. Selon ces experts, il est loisible à la requérante de continuer ce traitement (paragraphe 25 ci-dessus). Le Gouvernement soutient en outre que, n’ayant pas accompli toutes les étapes du traitement de la dépendance aux opiacés disponibles en Russie, la requérante n’est pas à même d’affirmer que ces méthodes sont inefficaces (paragraphes 56 . 50 ci-dessus).
118. Ainsi, la Cour se trouve confrontée à des avis médicaux divergents. Sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle estime qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur des questions relevant exclusivement du champ de l’expertise médicale. Plus précisément, elle ne saurait trancher la question de savoir si les soins médicaux dispensés à la requérante étaient adéquats et complets, et encore moins se prononcer en faveur d’une méthode parmi plusieurs du traitement de la dépendance.
119. Cependant, prenant note de l’argument du Gouvernement, la Cour relève que les établissements médicaux du pays possèdent une expertise solide en la matière (paragraphe 50 ci-dessus) et prennent en charge les dépendants aux opiacés et que, par conséquent, la requérante peut y faire recours si leurs cas nécessitent une intervention médicale. Elle considère donc que le cas de Mme Abdyusheva doit être étudié par des spécialistes qui sont seuls compétents pour lui prescrire un traitement approprié. La Cour constate aussi, comme les deux parties, que la requérante n’a pas épuisé toutes les méthodes de traitement conventionnel présentées par le Gouvernement et les tiers intervenants assurant le programme de réhabilitation (paragraphes 57 et 90-92 ci-dessus), et que l’intéressée dispose toujours de la possibilité d’y avoir recours (voir, a contrario, l’arrêt Hristozov et autres, précité, dans lequel les requérants avaient épuisé le traitement conventionnel anticancéreux sans succès).
120. Cela dit, la thèse de Mme Abdyusheva peut être entendue comme un souhait de suivre un traitement de substitution tout en sautant les étapes préconisées par la médecine conventionnelle, étapes qu’elle juge inutiles et inefficaces. Pour justifier sa thèse, Mme Abdyusheva avance des arguments principaux tirés, d’une part, d’un consensus européen en matière de traitement de substitution, d’autre part, d’une obligation de la Russie de mettre en place ce traitement découlant, selon l’intéressée, des conventions internationales signées par cet État, et, enfin, des bénéfices que ce traitement présente pour la prévention du VIH. Elle estime que, sans avoir recours à la médecine conventionnelle, elle peut, en sautant cette étape, obtenir un meilleur résultat en utilisant la méthadone ou la buprénorphine.
121. Formulé de cette manière, le grief est qualifié par le Gouvernement de demande de légalisation de drogues, une matière qui relève de sa marge d’appréciation (paragraphe 56 ci-dessus). À l’appui de son refus d’une telle légalisation, le Gouvernement évoque de graves risques pour la santé publique, y compris pour la santé de la requérante. Il évoque la dangerosité de la méthadone et de la buprénorphine pour la santé, le risque de la création d’une nouvelle dépendance à ces opiacés et le risque d’une polytoxicomanie, c’est-à-dire une consommation concomitante de plusieurs opiacés entraînant un risque élevé de décès.
122. S’agissant des obligations de la Fédération de Russie au regard d’autres instruments internationaux, la Cour prend note de la thèse du Gouvernement qui, procédant à une analyse du droit international pertinent, soutient que la Russie a respecté ses engagements internationaux en matière de contrôle des stupéfiants et qu’aucun instrument ne l’oblige à légaliser les deux substances en cause (paragraphe 58 ci-dessus). La Cour rappelle qu’elle est compétente uniquement pour appliquer la Convention et qu’elle n’a point pour tâche d’interpréter ou de surveiller le respect d’autres instruments internationaux (paragraphe 110 ci-dessus). De toute manière, la partie requérante ne cite aucun instrument juridiquement contraignant qui obligerait la Russie, de manière non équivoque, à mettre en place un traitement de la toxicomanie par la méthadone ou la buprénorphine.
123. S’agissant de la prévention du VIH, la Cour rappelle qu’elle n’a pas vocation à étudier l’efficacité d’une mesure pour d’autres patients et qu’elle se concentrera sur l’étude du cas de la requérante. De ce point de vue, elle constate que la mesure en question ne serait pas de nature à prévenir la contamination de la requérante qui est porteuse de ce virus (paragraphe 18 ci-dessus).
124. S’agissant du consensus européen en matière de traitement de la dépendance aux opiacés par la méthadone et la buprénorphine, la Cour note que c’est l’un des éléments pris en compte pour l’analyse de la proportionnalité, mais qu’il n’est pas décisif. Revenant sur ce consensus dans l’arrêt Wenner précité, la Cour a constaté que, bien qu’étant répandu dans les États membres du Conseil de l’Europe, ce traitement de substitution est sujet à controverse (Wenner, précité, § 61). Cet argument est d’actualité dans le cas présent.
125. La Cour est attentive à l’analyse faite par le Gouvernement des résultats d’application de ce programme dans d’autres pays. En effet, le Gouvernement cite à titre d’exemple des pays qui, confrontés à l’inefficacité pour certains patients du programme de substitution par la méthadone, offrent à ces derniers, à titre de substitution, une héroïne médicale, la diamorphine (paragraphes 53 ci-dessus). Le Gouvernement qualifie donc la thérapie de substitution de capitulation devant la toxicomanie et non de traitement de celle-ci (paragraphe 57 ci‑dessus). Il soutient que, loin d’offrir une solution au problème, les substances en cause représentent de graves dangers pour la santé publique que, en tant que responsable de la vie et de la santé des personnes relevant de sa juridiction, il ne peut ignorer (paragraphe 55 ci-dessus). Il expose la dangerosité de ces stupéfiants pour la santé des patients, stupéfiants qui créent selon lui une nouvelle dépendance et une polytoxicomanie entraînant un risque élevé de décès.
126. Se fondant sur la recherche scientifique, le Gouvernement explique ces risques par les qualités pharmaceutiques de ces substances qui sont des opiacés ayant un effet euphorique moins prononcé. Il allègue que les personnes dépendantes peuvent, à la recherche de cet effet euphorique, consommer à la fois de la méthadone et des opiacés illicites. Il ajoute qu’une telle consommation provoque une nouvelle dépendance, comporte les mêmes effets délétères pour la santé que la consommation d’opiacés illicites et entraîne un risque accru de décès par surdose (paragraphes 51 et 52 ci-dessus).
127. La partie requérante, soutenue par certains tiers intervenants, ne conteste ni la dangerosité de ces substances ni le risque de la consommation de méthadone concomitante avec celle de drogues illicites tout en soutenant que leurs avantages dépassent leurs inconvénients (paragraphes 63, 64 et 80 ci-dessus). Confirmés par la partie requérante et les tiers intervenants (paragraphes 70 et 80 ci-dessus), ces risques sont, d’autre part, étayés, de manière indirecte, dans l’arrêt Wenner (précité) rendu par la Cour. En effet, dans cet arrêt, les juridictions allemandes ont établi que « le requérant avait déjà démontré que le traitement de substitution suivi par lui lorsqu’il était libre ne l’avait empêché ni de consommer de la drogue ni de commettre des infractions » (Wenner, précité, § 18). Ainsi, si le risque de polytoxicomanie est présent, tous les avantages du traitement de la dépendance aux opiacés par la méthadone et la buprénorphine, vantés par la partie requérante, sont réduits à néant.
128. Dès lors, compte tenu des observations des parties, la Cour considère que les risques évoqués par le Gouvernement ne sont pas dépourvus de fondement. Les autorités russes, inspirées par le souci de protéger la santé des personnes relevant de leur juridiction, sont donc bien fondées à prendre des mesures, parfois aussi drastiques que l’interdiction de certains opiacés, afin de minimiser des dégâts causés ou susceptibles d’être causés par ceux-ci. En effet, l’intérêt public concurrent de l’État consiste à protéger la santé des personnes relevant de sa juridiction. La Cour a déjà statué que les autorités sanitaires de l’État défendeur, en encadrant l’accès à des médicaments aux patients souffrant d’une maladie en phase terminale, n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation, car elles avaient pour objectif de protéger ces derniers contre une démarche qui pouvait se révéler néfaste pour leur santé, voire mortelle, bien qu’ils fussent en fin de vie (Hristozov et autres, précité, § 122). Cette logique s’applique a fortiori au cas d’espèce, car la requérante ne se trouve pas dans une situation comparable à celle de malades en fin de vie.
129. Revenant à la thèse exprimée par la partie requérante soutenant que les risques que ces substances comportent justifient une réglementation, des formations et des campagnes de sensibilisation et non leur interdiction (paragraphe 70 ci-dessus), la Cour, consciente de sa nature subsidiaire, ne saurait dicter aux autorités russes la manière dont ce problème doit être résolu. En effet, les autorités russes sont mieux placées pour estimer si un contrôle en vue de faire révéler une consommation des plusieurs types d’opiacés est réaliste. La Cour relève à cet égard que, en matière de santé publique, la loi russe ne prodigue pas de soins médicaux malgré ou contre la volonté des patients (paragraphes 37 et 57 ci-dessus), qui sont libres d’interrompre le traitement et de refuser le suivi médical par les dispensaires toxicologique à tout moment. Contraindre les patients à être suivis par des médecins, voire enquêter sur le respect des conditions d’admission à ce programme, reviendrait à empiéter sur l’autonomie personnelle que la requérante cherche à protéger en introduisant cette requête devant la Cour.
130. La Cour considère que les autorités russes sont mieux placées qu’elle pour définir la politique dans un domaine aussi délicat que la lutte contre le trafic de stupéfiants, la réglementation du marché des stupéfiants et les soins médicaux pour les dépendants aux opiacés, compte tenu de leur ample marge d’appréciation en matière de santé publique.
131. Enfin, revenant sur l’argument de la partie requérante relative à une meilleure efficacité du traitement de substitution par rapport à un traitement conventionnel, la Cour rappelle que son rôle n’est pas de remplacer les professionnels de la santé et de juger de l’efficacité des méthodes de traitement de la dépendance. La Cour note avec satisfaction qu’une assistance médicale conventionnelle fondée sur le progrès de la science est disponible pour la partie requérante dans des établissements médicaux russes.
(v) Conclusion
132. Compte tenu, d’une part, des risques pour la santé publique, exprimés par le Gouvernement, du traitement de substitution et, d’autre part, de la situation individuelle de la requérante, qui bénéficie d’une assistance médicale, la Cour estime que les autorités russes n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et n’ont pas porté atteinte au droit de la requérante au respect de sa vie privée. Elle considère dès lors qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINE AVEC L’ARTICLE 8
133. M. Anoshkin et Mme Abdyusheva se plaignent en outre que la prohibition du traitement de substitution est discriminatoire car elle établirait une distinction entre les malades chroniques atteints de toxicomanies des autres malades chroniques. Ils invoquent à cet égard l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14. L’article 14 de la Convention se lit comme suit :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
134. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il estime que, la consommation de drogues étant interdite, les requérants connaissaient la dangerosité de leurs actes lorsqu’ils ont commencé cette consommation illicite. Aussi, selon lui, le dommage à leur santé a-t-il été causé non par un traitement pour lequel l’État peut être tenu responsable mais par une maladie développée à la suite d’un acte illégal et délibéré. Le Gouvernement considère que les requérants n’ont pas clairement décrit le type de discrimination dont ils se plaignent. Il indique que, en tout cas, en tant que ressortissants russes, les requérants ont le droit, comme les autres, à un traitement de la toxicomanie, du VIH, de l’hépatite C et de la tuberculose et d’autres maladies, conformément à la loi en vigueur. Par ailleurs, il expose que la méthadone et la buprénorphine sont des substances interdites à tous les individus en Russie, sans discrimination quelconque. Il ajoute que la comparaison des toxicomanes avec les diabétiques est incorrecte car ces derniers, lorsqu’ils souffrent d’un diabète insulinodépendant, ne peuvent pas survivre sans insuline, alors que les dépendants aux opiacés augmenteraient leur durée de vie et feraient disparaître leur dépendance dans un délai de 6 à 12 mois après l’arrêt des drogues.
135. Les requérants font leurs les observations présentées par les tiers intervenants suivants : le Réseau juridique canadien VIH/sida et Eurasian Harm Reduction Network and Harm Reduction International. Ces tiers intervenants soutiennent que la mesure contestée, à savoir la prohibition absolue du traitement de substitution, s’analyse en une discrimination fondée sur l’état de santé. En effet, ils estiment que la dépendance aux opiacés est similaire à d’autres maladies chroniques et récurrentes telles que le diabète, l’asthme ou des maladies cardiaques[6]. Ils considèrent que, en matière d’accès au traitement médicamenteux, les dépendants aux opiacés ont droit à une protection analogue à celle des malades chroniques. Ils sont d’avis qu’il n’existe pas, en l’espèce, de « rapport raisonnable de proportionnalité » entre la mesure contestée et le but déclaré, qui est la protection de la santé publique.
136. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 42, CEDH 2006‑VIII). La Cour considère que les faits de la cause relèvent du « champ d’application » de l’article 8 de la Convention (paragraphe 113 ci-dessus). L’article 14 ne prohibe pas toute différence de traitement, mais uniquement certaines distinctions fondées sur une caractéristique identifiable, objective ou personnelle (« situation »). Cette disposition énumère des éléments précis constitutifs d’une « situation », tels que le sexe, la race ou la fortune et « toute autre situation ». L’état de santé d’une personne est considéré comme un motif de discrimination relevant du champ d’application de l’article 14 de la Convention (Kiyutin c. Russie, no 2700/10, § 57, CEDH 2011).
137. La Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (voir, notamment, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 175 et 184-185, CEDH 2007‑IV).
138. La Cour constate qu’en l’espèce les requérants comparent leur situation à celle d’autres personnes souffrant de maladies chroniques et récurrentes comme le diabète, l’asthme ou des maladies cardiaques (paragraphe 135 ci-dessus). Selon le Gouvernement, en Russie, la méthadone et la buprénorphine sont interdites aux fins de traitement à tous les individus, y compris ceux souffrant des maladies susmentionnées (paragraphe 134 ci-dessus). La partie requérante n’a pas contesté cette information. La Cour considère dès lors que, à supposer même que ces maladies, compte tenu de leurs symptômes et des protocoles de traitement, soient comparables à l’état de la dépendance aux opiacés dont souffrent ou souffraient les requérants, il n’y a pas de différence de traitement, les substances en cause étant interdites dans tous les cas.
139. Partant, ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION
140. Les requérants se plaignent enfin de ce que l’arrestation de Mme Abdyusheva et les inspections de documents effectuées dans des locaux de l’employeur de M. Anoshkin s’analysent en une entrave à l’exercice de leur droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique (...) qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »
1. Les thèses des parties
(a) Le Gouvernement
141. Le Gouvernement conteste cette thèse. Se référant aux arrêts Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, CEDH 2012 (extraits), Puzan c. Ukraine, no 51243/08, 18 février 2010 et à la décision Elsanova c. Russie ((déc.), no 57952/00, 15 novembre 2005), il estime que l’entretien réalisé entre des fonctionnaires d’État et les requérants est une pratique normale, visant non à intimider ces derniers mais à recueillir des informations à jour, en vue de préparer des observations pour la Cour conformément au respect du principe d’égalité des armes. Le Gouvernement confirme que l’entretien avec Mme Abdyusheva a eu lieu. Il indique que cet entretien n’a nullement visé à intimider la requérante mais qu’il avait pour but d’obtenir des informations à jour sur sa situation, notamment concernant les sources de ses revenus. Le Gouvernement ajoute que le procureur avait convoqué Mme Abdyusheva et que les policiers lui ont rappelé cette convocation lors de son arrestation. Selon lui, la requérante a répondu aux questions posées sans exprimer d’objections à ce sujet.
142. En ce qui concerne l’arrestation de Mme Abdyusheva par la police le 12 août 2014 à 23 h 30, le Gouvernement soutient que ce fait n’était pas lié à la requête introduite par l’intéressée à la Cour. Il expose en effet que Mme Abdyusheva a été arrêtée en état d’ébriété pour une infraction administrative – violation de l’ordre public et obscénités prononcées dans un lieu public –, qu’elle a été amenée au commissariat de police à minuit dix et qu’elle l’a quitté, après avoir signé le procès-verbal de l’infraction administrative, à minuit cinquante-cinq. Le Gouvernement conclut que les autorités russes n’ont nullement entravé l’exercice par la requérante de son droit de recours individuel.
143. En ce qui concerne M. Anoshkin, le Gouvernement soutient que celui-ci n’est pas victime de la violation alléguée au sens de l’article 34 de la Convention. En effet, il indique que ce n’était pas M. Anoshkin qui faisait l’objet des inspections, mais son employeur. Quant à la responsabilité de ce dernier, il avance que les inspections des locaux de l’employeur pour vérifier la conformité du dispositif anti-incendie et le respect du code du travail sont prévues par la loi et que tous sont égaux devant la loi, y compris l’employeur de M. Anoshkin. Il ajoute que le fait pour M. Anoshkin de faire partie de cette société ne saurait exonérer celle-ci des contrôles des autorités compétentes. Il soutient enfin qu’il n’y a aucun lien de cause à effet entre les actions alléguées et la requête de M. Anoshkin devant la Cour.
(b) Les requérants
144. M. Anoshkin estime que les contrôles de son employeur effectués par les autorités nationales sont une forme dissimulée de pression sur lui pour qu’il retire sa requête introduite devant la Cour. Il déclare qu’il se sent personnellement responsable devant son employeur, car, selon lui, ce n’est pas le dispositif anti-incendie mais l’introduction de sa requête devant la Cour qui était à l’origine des ennuis de ce dernier.
145. Mme Abdyusheva allègue que son arrestation par la police le 12 août 2014 n’était qu’un prétexte utilisé pour l’intimider. Elle soutient avoir passé toute la nuit au commissariat de police et ne l’avoir quitté qu’après l’intervention de son avocat et la promesse de celui-ci aux agents de police de la déposer au service du procureur pour qu’elle fournisse des explications. Se référant à l’arrêt Konstantin Markin précité, elle estime que ce simple entretien avec le procureur concernant sa requête devant la Cour est une entrave à l’exercice de son droit de recours individuel prohibée par l’article 34 de la Convention et que la convocation au service du procureur par un procès-verbal officiel l’est d’autant plus. Elle ajoute avoir « une peur viscérale de la police » et que même un contact « doux » avec les autorités peut être perçu par elle comme un acte d’intimidation, et ce d’autant plus quand il s’agit d’arrestation et d’une détention illégales à ses yeux.
2. L’appréciation de la Cour
146. La Cour rappelle que, pour que le mécanisme de recours individuel instauré par l’article 34 de la Convention soit efficace, il est de la plus haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres de communiquer avec elle, sans que les autorités les pressent en aucune manière de retirer ou modifier leurs griefs. Pour déterminer si des contacts entre les autorités et un requérant constituent des pratiques inacceptables du point de vue de l’article 34, il faut tenir compte des circonstances particulières de la cause. Un questionnement par les autorités locales peut très bien être interprété par le requérant comme une tentative d’intimidation. Cependant, il ne s’agit pas de considérer toute enquête de la part des autorités au sujet d’une requête pendante devant elle comme une mesure d’« intimidation ». Par exemple, dans des affaires portant sur l’interrogatoire d’un requérant par les autorités locales au sujet des circonstances à l’origine de sa requête, la Cour, en l’absence d’éléments de preuve attestant de mesures de pression ou d’intimidation, n’a pas non plus jugé que le requérant avait été entravé dans l’exercice de son droit de recours individuel (Manoussos c. République tchèque et Allemagne (déc.), no 46468/99, 9 juillet 2002, Vladimir Sokolov c. Russie, no 31242/05, §§ 80‑82, 29 mars 2011, Bitieva et X c. Russie, nos 57953/00 et 37392/03, § 166, 21 juin 2007, et Bagdonavicius et autres c. Russie, no 19841/06, §§ 124‑125, 11 octobre 2016).
147. La Cour rappelle en outre que le grief soulevé sur le terrain de l’article 34 de la Convention est de nature procédurale et ne soulève aucune question de recevabilité au regard de la Convention (Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, § 105, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, et Puzan, précité, § 49).
148. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour estime, concernant Mme Abdyusheva, qu’il convient d’examiner séparément l’arrestation de la requérante et son entretien avec le procureur.
149. Lors de l’arrestation et l’accomplissement des formalités liées à l’infraction administrative au commissariat de police, Mme Abdyusheva n’a été ni interrogée sur sa requête devant la Cour ni incitée, directement ou indirectement, à la retirer. Le Gouvernement reconnaît que les policiers lui ont rappelé qu’elle devrait se présenter au bureau du procureur.
Analysant les documents présentés par le Gouvernement, la Cour relève que le procès-verbal de l’infraction administrative conforte la version du Gouvernement. En effet, l’inscription manuscrite faite par la requérante, accompagnée de sa signature, confirme le fait que le procès-verbal a été dressé à l’heure indiquée. Par ailleurs, le procès-verbal et le registre des personnes amenées au bureau de police comportent la date et l’heure de l’arrivée et du départ de la requérante, respectivement 23 h 30 le 12 août et minuit cinquante-cinq le 13 août 2014. Dans ses observations devant la Cour présentées en réponse à celles du Gouvernement, la requérante n’a contesté ni l’authenticité de ces documents ni celle de ses écritures dans le procès-verbal. Ainsi, la Cour est convaincue par la version du Gouvernement, à savoir que le motif de l’arrestation de Mme Abdyusheva était une infraction administrative et que ladite arrestation ne poursuivait aucun autre but.
150. Concernant l’entretien de Mme Abdyusheva avec le procureur, le Gouvernement indique qu’il s’agit d’une pratique habituelle de collecte d’informations pour présenter sa position devant la Cour. Se référant à l’arrêt Konstantin Markin précité, la requérante objecte que cette forme de collecte d’informations, à savoir la convocation au service du procureur par un procès-verbal officiel, est une forme d’intimidation. La Cour observe à cet égard que, dans l’arrêt précité, le requérant a avancé, à titre d’argument, que la visite du procureur à son domicile pour obtenir des renseignements complémentaires concernant sa requête devant la Cour, avait été perçue par lui comme une forme d’intimidation, alors qu’une convocation au service du procureur n’aurait pas été perçue ainsi (Konstantin Markin, précité, § 154). Or, en l’espèce, la Cour note que la situation était précisément celle que souhaitait M. Markin dans l’arrêt précité, c’est-à-dire que la requérante a été convoquée au service du procureur où elle s’est rendue de son plein gré. Sa perception personnelle de cette visite, dictée par « une peur viscérale de la police », ne saurait être considérée comme un repère pour la Cour en vue de qualifier cet entretien avec le procureur de forme d’intimidation et encore moins d’incitation à retirer la requête devant elle (voir, pour le même raisonnement, Bitieva et X c. Russie, précité, § 166). La Cour relève enfin que la requérante était accompagnée par son avocat, qui était libre, s’il relevait d’éventuels abus de la part du procureur, de le signaler à ce dernier et de porter ces informations à la connaissance de la Cour. Or il ne ressort pas des documents soumis par les parties que la requérante et son avocat aient exprimé des objections ou des commentaires quant au déroulement de l’entretien ou au comportement du procureur qui l’avait mené. De l’avis de la Cour, rien n’indique que l’entretien en question ait été destiné à pousser la requérante à retirer ou modifier sa requête.
151. M. Anoshkin déclare, sans aucune réserve, un lien entre les contrôles effectués par les autorités compétentes russes en vue de faire redresser des irrégularités du dispositif anti-incendie dans les locaux de son employeur et la présente requête. La Cour n’est pas convaincue par ce raisonnement. Elle estime en effet que les normes anti‑incendie doivent être respectées en tant que telles et que les autorités publiques ont l’obligation de faire exécuter la loi. La Cour relève d’autre part qu’à aucun moment M. Anoshkin n’a fait l’objet de pressions : il n’a pas été incité, directement ou indirectement, à retirer ou à modifier sa requête. Or le simple soupçon ne peut fonder une violation de l’article 34 (Bitieva et X c. Russie, précité, § 166). N’étant pas en possession d’autres éléments que de simples soupçons, la Cour ne saurait faire un lien entre le contrôle effectué dans des locaux de l’employeur de M. Anoshkin et la requête introduite par celui-ci devant elle.
152. La Cour conclut que les autorités de l’État défendeur ne peuvent ainsi passer pour avoir entravé l’exercice par les requérants de leur droit de recours individuel. Dès lors, l’État défendeur n’a pas manqué aux obligations qui lui incombaient au titre de l’article 34 de la Convention.
5. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention seul et combiné avec l’article 14
153. Les requérants estiment enfin que le refus opposé par les autorités russes de leur accorder un traitement de substitution aux opiacés par la méthadone ou la buprénorphine s’analyse en un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Selon M. Kurmanayevskiy, l’inefficacité du traitement conventionnel dispensé par la médecine russe conditionnait ses retours à la consommation de la drogue et lui faisait aussi courir un risque mortel lié au problème de surdose et de mauvaise qualité des drogues illicites. M. Anoshkin et Mme Abdyusheva voient dans ce refus un traitement discriminatoire car il établit selon eux une distinction entre les malades chroniques atteints de toxicomanies des autres malades chroniques, tels que les personnes atteintes d’un diabète insulinodépendant ou d’un cancer. Ils invoquent l’article 14 de la Convention, cité ci-dessus, et l’article 3, qui se lit ainsi :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
154. Bien que ce grief n’ait pas été communiqué au Gouvernement pour commentaire, le rapporteur spécial de l’Organisation des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, M. Juan E. Mendez (« le rapporteur spécial ») a présenté ses remarques à ce sujet.
155. Le rapporteur spécial estime que la thérapie de substitution aux opiacés, notamment par la méthadone et la buprénorphine, est une composante clé du traitement de la dépendance aux opiacés. Il soutient que l’interdiction absolue de ce traitement s’analyse en une torture et en un traitement inhumain et dégradant. Selon lui, l’article 3 de la Convention impose à la Russie une obligation positive consistant à protéger les personnes dépendantes aux opiacés de toute forme de torture et de mauvais traitements. Il cite à l’appui de sa thèse l’arrêt Opuz c. Turquie (no 33401/02, § 159, CEDH 2009).
156. Le rapporteur spécial fait observer que les dépendants aux opiacés éprouvent d’intenses souffrances dues à la réaction de sevrage et à d’autres effets néfastes de la consommation illicite des drogues. En outre, il attire l’attention sur le fait que les personnes dépendantes sont confrontées à des circonstances et des facteurs, tel le mépris de la société, dont l’effet cumulé est tel que ces personnes éprouvent une humiliation et des souffrances aiguës.
157. Le rapporteur spécial interprète la Convention Unique de 1961, notamment son article 12, comme comportant une obligation de la Russie « d’assurer la disponibilité des médicaments contenant des substances narcotiques pour usage médical et scientifique ». Il estime que le refus de la Russie d’autoriser le traitement de substitution place les personnes dépendantes aux opiacés dans une situation de risque croissant de souffrir de maladies graves et de décéder prématurément.
1. L’appréciation de la Cour
158. L’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Cependant, pour tomber sous le coup de cette disposition un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 86 et 87, CEDH 2015, §§ 86 et 87).
159. Un examen de la jurisprudence de la Cour fait apparaître que l’article 3 a la plupart du temps été appliqué dans des contextes où le risque pour l’individu d’être soumis à l’une quelconque des formes prohibées de traitements procédait d’actes infligés intentionnellement par des agents de l’État ou des autorités publiques. Il peut être décrit en termes généraux comme imposant aux États une obligation essentiellement négative de s’abstenir d’infliger des lésions graves aux personnes relevant de leur juridiction. Toutefois, compte tenu de l’importance fondamentale de cette disposition, la Cour s’est réservé une souplesse suffisante pour traiter de son application dans d’autres situations susceptibles de se présenter (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 50, CEDH 2002-III). Par exemple, la souffrance due à une maladie survenant naturellement peut relever de l’article 3 si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement dont les autorités peuvent être tenues pour responsables. Toutefois, le seuil en pareille situation est élevé, étant donné que le préjudice allégué proviendrait non pas d’actes ou d’omissions intentionnels des autorités mais de la maladie elle-même (Paposhvili c. Belgique [GC], no 41738/10, § 183, 13 décembre 2016).
160. Un autre aspect de l’obligation positive de l’État au regard de l’article 3 de la Convention consiste à prendre des mesures propres à protéger des personnes vulnérables des graves atteintes à l’intégrité de celles-ci, même administrées par des particuliers (Opuz, précité, §§ 159 et 176, et Talpis c. Italie, no 41237/14, § 102, 2 mars 2017). Précisant la notion de personne vulnérable, la Cour a entendu par celle-ci des victimes de violences domestiques, dont les agresseurs, proférant des menaces de mort et/ou ayant déjà commis des actes de violences, étaient connus des services de police (Opuz, précité, § 160, et Talpis, précité, § 111). La Cour a toutefois rappelé que l’on ne pouvait déduire de cette disposition une obligation positive d’empêcher toute violence potentielle. Il faut en effet interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, eu égard aux difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines et à l’imprévisibilité du comportement humain, ainsi qu’aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources (voir, dans le contexte de l’article 2 de la Convention, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil 1998‑VIII, § 116, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 245, CEDH 2011 (extraits)).
161. En l’espèce, la Cour note que les requérants ne se plaignent pas d’actes de violence physique à leur égard tant de la part d’agents de l’État que de particuliers. Leur situation est donc différente de celle des victimes de violence domestique (Opuz, précité, § 160). Les requérants allèguent notamment que le sevrage leur cause de graves souffrances, qu’ils pourraient éviter s’ils prenaient de la méthadone ou de la buprénorphine.
162. La Cour relève que les requérants ne se plaignent pas de l’absence en Russie de toute assistance médicale pour les dépendants. Leur situation est donc différente de celle de personnes détenues qui se plaignent d’un défaut de soins (voir, par exemple, Sławomir Musiał c. Pologne, no 28300/06, §§ 85‑98, 20 janvier 2009), de personnes gravement malades qui, en cas d’éloignement, ferait face, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, à un risque réel d’être exposée à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie ne pourraient bénéficier d’un traitement médical si elles étaient éloignées vers un pays ne disposant pas de moyens médicaux adéquats (Paposhvili, précité, § 183), de personnes se trouvant dans une situation vulnérable et s’étant vu refuser, du fait de l’incurie des professionnels de la santé, l’accès à des services de diagnostic par ailleurs disponibles auxquels elles avaient droit en vertu de la loi (R.R. c. Pologne, no 27617/04, §§ 148-162, CEDH 2011) ou d’une personne héroïnomane qui suivait, avant d’être incarcérée, un traitement de substitution par la méthadone et qui en était privé en prison où seule une thérapie fondée sur l’abstinence lui fut dispensée, sans traitement de substitution d’appoint (Wenner, précité, § 8).
163. La situation des requérants se rapproche de celle examinée dans l’arrêt Hristozov et autres précité, dans la mesure où, dans les deux cas, les requérants se sont vu refuser un traitement par des substances interdites mais qu’ils jugent nécessaires. Or, dans cet arrêt, la Cour a considéré que le grief tiré de l’article 3 se fondait sur une interprétation qui confère à la notion de traitements inhumains ou dégradants une portée plus étendue que celle qu’elle a en réalité. Elle a conclu que ce refus des autorités d’avoir accès aux médicaments souhaités n’avait pas atteint un seuil de gravité suffisant pour pouvoir être qualifié de traitement inhumain. La Cour a souligné en outre que l’article 3 n’impose pas aux États contractants d’atténuer les disparités entre les niveaux de soins disponibles d’un pays à l’autre. Enfin, elle a considéré que le refus litigieux ne pouvait pas être considéré comme ayant humilié ou rabaissé les requérants. Elle a conclu à la non-violation de l’article 3 de la Convention (Hristozov et autres, précité, §§ 113-115).
164. En l’espèce, la Cour se rallie à ce raisonnement. Elle considère que le refus de donner accès à des médicaments souhaités par les requérants, en tant que tel, ne porte pas atteinte à l’article 3 de la Convention.
165. Cela dit, la personne en état de sevrage subit de vives souffrances qui, n’étant pas causées par l’action de l’État, sont une conséquence naturelle de la dépendance aux opiacés. La Cour note que l’accompagnement médicamenteux du sevrage est disponible dans des hôpitaux russes, accompagnement dont les requérants ont bénéficié (paragraphes 8, 13 et 26 ci-dessus). En tout état de cause, elle relève que les requérants ne précisent pas les cas où une telle assistance médicale leur a été refusée ou était manifestement insuffisante si bien qu’ils auraient éprouvé des souffrances atteignant le seuil de gravité énoncé à l’article 3 de la Convention. À cet égard, il est possible de comparer la situation des requérants, qui allèguent de vives souffrances dues uniquement au sevrage, de celle des malades atteints d’un cancer en phase terminale, qui bénéficient d’un accès à des stupéfiants pour soulager leurs douleurs. La Cour note que dans les deux cas les souffrances sont, médicalement, prises en charge sans aucune discrimination.
166. Enfin, les requérants voient une violation de l’article 3 dans le mépris de la société envers les dépendants aux drogues, ressentis par eux et dénoncés par certains tiers intervenants et notamment par le rapporteur spécial. La Cour estime qu’une telle attitude, certes regrettable, de certains membres du corps médical et de la société est difficilement imputable à l’État. Elle considère en effet qu’il n’y a pas d’indices que ce dernier inspire d’une manière ou d’une autre une attitude visant à humilier les dépendants. Cependant, les requérants n’expliquent pas comment l’autorisation de la méthadone peut changer l’attitude de la société et inspirer davantage de respect envers les personnes dépendantes. Enfin, les doléances concernant le climat d’intolérance et de mépris, lacunaires et imprécises, ne permettent pas à la Cour de dire par qui cette humiliation a été causée ni si un tel comportement peut être imputable à l’État du fait des actes de ses agents ou s’il appelle une réaction de l’État au titre de ses obligations positives.
167. Pour résumer, la Cour constate l’absence d’allégations de souffrances infligées par les agents de l’État. Elle constate en outre que les autres doléances relatives à des mauvais traitements, prétendument contraires à l’article 3 de la Convention, sont dénuées de tout fondement. Quant au grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 3 de la Convention, la Cour estime que, compte tenu de son analyse effectuée dans les paragraphes 113-138, et 158-166 ci-dessus, il n’y a pas de différence de traitement des personnes dépendantes aux opiacés par rapport aux personnes atteintes d’autres maladies mentionnées par les requérants.
168. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à la majorité, la requête présentée par Mme Abduysheva recevable quant au grief tiré de l’article 8 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
3. Déclare, à la majorité, irrecevables les deux autres requêtes ;
4. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur n’a pas manqué aux obligations lui incombant au titre de l’article 34 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 novembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsGeorgios A. Serghides
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Dedov ;
– opinion dissidente de la juge Keller.
G.A.S.
J.S.P.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE DEDOV
Remarques générales
1. La présente affaire soulève des questions délicates sur la philosophie de vie individuelle qu’il faudrait accepter dans la société : vivre avec des narcotiques comme les opiacés ou poursuivre sa vie sans narcotiques ? Quelle est la marge d’appréciation de l’État et quelle est la portée du droit à la vie sur le terrain de la Convention ? Ces questions revêtent aussi bien sûr un caractère politique et économique.
2. Il n’est pas contesté que la toxicomanie appelle un traitement médical. Le traitement de substitution vise à lutter contre la dépendance à l’héroïne, laquelle facilite la propagation du VIH. Si les patients prenaient de la méthadone par la voie orale, le nombre de personnes touchées par le VIH serait réduit. Or je constate que la requérante, Mme Abdyusheva, était déjà séropositive. Le gouvernement défendeur a une autre conception de la lutte contre l’héroïne: nettoyer le corps au moyen d’une thérapie conventionnelle afin de libérer complètement les personnes concernées de leur dépendance. La Cour n’a pas pour tâche d’obliger le Gouvernement à remplacer l’héroïne par un autre stupéfiant, comme par exemple la méthadone. L’Organisation mondiale de la santé ne prévoit aucune obligation de ce type. En revanche, le gouvernement défendeur a l’obligation internationale de contrôler le trafic de stupéfiants.
3. Ainsi, les requérants demandent au Gouvernement de légaliser les stupéfiants qu’ils estiment moins nocifs, ce qui serait contraire aux obligations internationales de l’État défendeur. Légaliser les stupéfiants conduirait au chaos et même à une aggravation de la situation. Il serait presque impossible de maintenir le contrôle en raison de la forte population du pays et de l’étendue du territoire, où la corruption latente dans le secteur de la médecine est répandue, et où un grand nombre de personnes sont condamnées pour vente et distribution de stupéfiants. Le Gouvernement paierait le prix fort pour exaucer le souhait des requérants d’avoir accès à la méthadone. Par conséquent, l’équilibre entre les intérêts privés et publics ne peut pas être atteint de cette manière.
Portée de la Convention
4. L’arrêt rendu en l’espèce est conforme à d’autres affaires déjà examinées par la Grande Chambre : Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, CEDH 2015 ; Paradiso et Campanelli c. Italie, no 25358/12, 24 janvier 2017 ; et Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, 15 novembre 2016. Dans ces affaires, en particulier dans l’affaire Dubská, la Cour avait été confrontée à un dilemme : respecter le droit à la vie privée telle qu’entendu par la requérante au risque de porter atteinte à la vie de tiers ou des demandeurs eux-mêmes. Elle a choisi de ne pas leur apporter ce soutien et de donner raison au gouvernement. Une minorité pourra toujours penser qu’il y aura certains risques pour la vie privée.
5. En l’espèce, le Gouvernement a informé la Cour de certains risques liés au traitement de substitution, à savoir qu’une nouvelle dépendance, à la méthadone cette fois, empêcherait la guérison et conduirait à une polytoxicomanie (c’est-à-dire la consommation concomitante de l’héroïne et de la méthadone, qui constitue une forme aggravée de toxicomanie car elle implique la prise de doses accrues de méthadone, ce qui peut entraîner le décès du patient). Ces risques sont inévitables et ne peuvent être justifiés au regard du droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention.
6. Il existe un autre problème en cas de souffrances contraires à l’article 3 de la Convention car portant atteinte à la dignité de la personne. Une situation de violation grave des droits fondamentaux pourrait en résulter si la Convention est applicable. Mais les requérants n’ont pas démontré qu’ils avaient fait l’objet d’un traitement contraire à l’article 3. La Cour a conclu à la violation de l’article 3 dans l’affaire Wenner c. Allemagne, no 62303/13, 1er septembre 2016, où un détenu héroïnomane avait beaucoup souffert en l’absence d’un traitement de substitution à base de méthadone. En l’espèce, le Gouvernement offre aux requérants une possibilité de se faire soigner par des méthodes conventionnelles qui ne peuvent en aucun cas être considérées comme un traitement dégradant.
Consensus
7. Enfin, le présent arrêt confirme l’approche suivie par la Grande Chambre dans les arrêts Parrillo et Dubská, disant que le consensus n’est pas un élément décisif pour trancher l’affaire. La Cour s’était prononcée en faveur des gouvernements défendeurs respectifs, même s’ils étaient minoritaires. Ces arrêts n’imposent pas aux autres pays d’interdire certaines pratiques qu’ils tolèrent ou autorisent (utilisation d’embryons à des fins scientifiques ou accouchement à domicile).
8. En outre, si la Cour recherchait un consensus européen en matière de traitement de substitution, elle se livrerait inévitablement à une évaluation de l’efficacité d’un traitement de la toxicomanie, de substitution ou conventionnel. Une telle évaluation lui imposerait d’avoir des connaissances médicales, ce que montrent bien les tierces interventions. Or, telle n’est pas la tâche de la Cour et pareille analyse serait contraire à ses fonctions. Pour l’éviter, la Cour a retenu certains arguments, ni très solides ni assez clairs. Par exemple, au paragraphe 123 de l’arrêt Hristozov et autres c. Bulgarie, nos 47039/11 et 358/12, CEDH 2012 (extraits), elle a dit que la pratique consistant à utiliser un médicament non testé n’était « pas basée sur des principes établis dans le droit des États contractants ». Au paragraphe 179 de l’arrêt Parrillo, elle a relevé que l’Italie n’était « pas le seul État membre du Conseil de l’Europe à interdire le don d’embryons humains à la recherche scientifique » (entraînant la destruction d’embryons). Les deux arguments sont applicables à la présente affaire, mais avec moins de force.
9. Pour moi, l’argument le plus décisif était que, dans un domaine relevant de la politique économique et sociale, et tout particulièrement de celle de la santé publique, l’État devrait disposer d’une large marge d’appréciation. Il serait impossible d’appliquer le critère du consensus lorsqu’il s’agit d’une politique de l’État en matière de santé publique, politique qui n’est pas, en tant que telle, contraire aux valeurs et aux principes énoncés dans la Convention. Il faudrait voir dans la présente requête une demande tendant non pas à l’interdiction absolue de la méthadone, mais à la fourniture d’un traitement de substitution, autrement dit, à la modification d’une pratique médicale qui relève de la marge d’appréciation.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE KELLER
1. Introduction
1. On ne saurait surestimer l’importance pratique de cette affaire. En effet, ses répercussions seront concrètement ressenties par tous les individus se trouvant dans une situation similaire à celle des requérants. Ainsi, plusieurs milliers de personnes pourraient être affectées par la décision de la majorité, selon les dernières estimations disponibles portant sur la part de la population russe âgée de 15 à 64 ans qui consomme des opiacés en Russie[7]. La pléthore d’interventions en faveur des requérants émises par les tiers intervenants ne peut que témoigner de l’enjeu de la décision de la majorité sur ce groupe d’individus.
2. Cet arrêt est d’autant plus significatif qu’il touche à une question sociale extrêmement sensible en Russie. La demande de comparution devant la Cour introduite par le gouvernement russe atteste de cette particularité.
3. Dans ce contexte, avec tout le respect que je dois à mes collègues, je ne peux me rallier à la conclusion de la Cour. D’abord, j’estime que la Cour aurait dû constater une violation de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne Mme Abdyusheva (II.) et déclarer recevable le grief de M. Anoshkin et M. Kurmanayevskiy tiré de la violation de cette même disposition (III.). Ensuite, le grief tiré par les trois requérants de la violation de l’article 3 de la Convention est – à mon humble avis – recevable (IV.). Enfin, je considère pour le surplus que le grief formulé par M. Anoshkin et Mme Abdyusheva sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8 est également recevable (V.).
4. Par ailleurs, bien que la présente opinion se concentre sur la violation de l’article 8 de la Convention, seul grief déclaré recevable par la Cour, je n’en considère pas moins qu’en réalité, l’examen sur le fond du grief formulé sur le terrain de l’article 3 de la Convention, déclaré irrecevable par la Cour, aboutit à un résultat similaire, à savoir un constat de violation de l’article 3 de la Convention.
2. Sur la violation de l’article 8 de la Convention
5. Tout d’abord, je n’approuve pas le point de départ que la Cour choisit pour son raisonnement concernant le grief fondé sur l’article 8 de la Convention (§ 108 de l’arrêt). Je ne perçois pas en quoi des « commentaires d’ordre général (...) concernant notamment le cadre législatif régissant l’accès à un traitement de substitution aux opiacés, l’efficacité/inefficacité de différentes formes de traitement de la dépendance aux opiacés prodiguées en Russie » dépassent l’objet de la requête initiale (italiques ajoutés).
En effet, « un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués » (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, Solarino c. Italie, no 76171/13, § 27, 9 février 2017). Dans ce contexte, la démarche de la Cour écarte lesdits commentaires généraux des parties de son analyse, redéfinissant ainsi l’objet de la requête sans autre raison apparente que d’éviter de traiter une question sensible : c’est en raison de l’inefficacité du traitement de substitution alléguée par le Gouvernement que celui-ci l’interdit, une interdiction qui s’analyse sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
6. Ensuite, la Cour n’expose pas de façon satisfaisante les éléments qu’elle a pris en compte pour conclure à l’absence de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe sur l’efficacité des traitements de substitution aux opiacés quant à la rémission des personnes consommant ces substances. En effet, la Cour tire ce constat mutatis mutandis de l’arrêt Wenner c. Allemagne (no 62303/13, § 61, 1er septembre 2016, cité au § 124 de l’arrêt). Elle mentionne également les observations du Gouvernement portant sur l’absence d’un tel consensus (§ 53 de l’arrêt), lesquelles sont au demeurant incorrectes puisque la Suisse et l’Allemagne autorisent ces substances[8]. Dès lors, à mon sens, il est clair que les éléments avancés par la Cour ne permettent pas de comparer les différents cadres législatifs des États membres du Conseil de l’Europe afin d’en tirer un éventuel consensus. Au contraire, certaines sources suggèrent que le traitement de substitution est commun en Europe[9].
7. De plus, j’estime que c’est à tort que la Cour considère que la marge d’appréciation dont bénéficie la Russie pour réglementer les traitements de la dépendance aux opiacés est large (§ 130 de l’arrêt). En effet, la Cour expose tout d’abord que le droit en cause n’est pas le droit à l’accès au traitement mais bien le droit à l’autonomie personnelle (Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, 15 novembre 2016, cité au § 111 de l’arrêt). Dans l’affaire Dubská et Krejzová précitée, la requérante souhaitait accoucher chez elle, estimant qu’elle éviterait ainsi de subir dans les hôpitaux tchèques des traitements inhumains et dégradants, en l’occurrence des violences obstétriques. La Cour a conclu à l’absence de violation de l’article 8 de la Convention (ibidem, § 189). Dès lors qu’en la présente affaire le choix de la requérante porte sur l’accès à une pratique qui, à ses yeux, permet non seulement d’éviter des traitements inhumains et dégradants, mais également d’éviter de décéder (§§ 23 et 63 de l’arrêt), j’en conclus que ce choix touche au noyau dur de la vie privée, qui relève de la notion d’autonomie personnelle au sens de l’article 8 de la Convention. Il s’ensuit que la marge d’appréciation dont bénéficie la Russie pour réglementer les traitements de la dépendance aux opiacés est en réalité étroite (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 110, CEDH 2011). Cette marge de manœuvre est d’autant plus étroite que la Cour ne donne aucune indication crédible quant à l’absence de consensus entre les États sur l’efficacité des traitements de substitution aux opiacés (comme indiqué au paragraphe précédent).
8. Enfin, le caractère absolu de l’interdiction de la méthadone et de la buprénorphine rend disproportionnée l’ingérence du Gouvernement dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de la vie privée, en violation de l’article 8 de la Convention. Examinant la proportionnalité d’une interdiction absolue du droit de vote aux détenus sous l’angle de l’article 3 du premier protocole additionnel à la Convention dans l’affaire Hirst c. Royaume-Uni (no 2) ([GC], no 74025/01, § 82, CEDH 2005‑IX), la Cour a observé ce qui suit :
« Force est de considérer que pareille restriction générale, automatique et indifférenciée à un droit consacré par la Convention et revêtant une importance cruciale outrepasse une marge d’appréciation acceptable, aussi large soit-elle ».
La Cour a également utilisé cet argument dans le contexte de l’article 8 de la Convention pour conclure à la violation de cette disposition (voir, par exemple, Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, §§ 79 et 85, CEDH 2007‑V). Cette interdiction absolue de la méthadone et de la buprénorphine s’applique donc également aux toxicomanes de longue date, tels que les requérants dans notre cas, qui ont tenté plusieurs fois en vain d’échapper à la toxicomanie. À mon avis, cette sévérité de la législation nationale est absolument disproportionnée.
3. Sur la recevabilité du grief formulé par M. Anoshkin et M. Kurmanayevskiy sous l’angle de l’article 8
9. Je considère que le grief tiré par M. Anoshkin et M. Kurmanayevskiy de la violation de cette disposition aurait dû être déclaré recevable par la Cour. En effet, la rémission des intéressés ne saurait éclipser la détérioration de leur état de santé, due notamment aux maladies contractées lorsqu’ils consommaient des opiacés et aux effets de celles-ci, détérioration qui aurait pu être évitée s’ils avaient pu opter pour un traitement de substitution aux opiacés. L’impact psychologique provoqué par les souffrances intenses résultant de l’interdiction de la méthadone et de la buprénorpine est également pertinent pour conclure à la recevabilité de leur requête.
4. Sur la recevabilité du grief tiré de la violation de l’article 3 de la convention pour les trois requérants
10. Pour commencer, j’estime que les faits de l’espèce ne sont pas comparables à ceux de l’affaire Hristozov et autres (nos 47039/11 et 358/12, CEDH 2012 (extraits)), sur laquelle la Cour fonde sa décision d’irrecevabilité du grief tiré de la violation de l’article 3 de la Convention. Dans cette affaire, la Cour a considéré que la souffrance d’un malade cancéreux en phase terminale auquel l’État avait interdit le recours à un traitement médical que l’intéressé estimait crucial n’avait pas atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention à raison de l’incertitude quant à l’efficacité du traitement, incertitude qui était inhérente au caractère expérimental dudit traitement (ibidem, § 113). En revanche, dans la présente affaire, le Gouvernement conteste l’efficacité du traitement de substitution aux opiacés en termes de rémission puisque ce traitement conduit selon lui à une « autre forme de toxicomanie » en cas de prise concomitante avec l’héroïne (§§ 51 et 52 de l’arrêt). Mais il ne conteste pas que le traitement de substitution permet dans un premier temps de réduire les souffrances liées au sevrage aux opiacés, qui font l’objet du grief soumis à la Cour par les requérants. Dès lors, cet aspect du traitement de substitution aux opiacés n’est ni incertain ni expérimental.
11. En outre, la souffrance résultant d’une interdiction de buprénorphine et de méthadone est réputée intense par le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants intervenant dans la présente affaire (§ 19 de son intervention). La privation de ces substances entraîne entre autres des convulsions et des douleurs abdominales intenses (§ 20 de l’intervention du Rapporteur spécial) ainsi qu’une angoisse psychologique extrême (§ 20 de son intervention). Cette souffrance est bien plus intense et prolongée que des souffrances objectivement moins intenses considérées par la Cour comme atteignant le seuil de gravité de l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 103, 112 et 113, CEDH 2015). Ainsi, ce seuil semble atteint et les griefs des requérants fondés sur l’article 3 ne peuvent pas être déclarés irrecevables. Le seuil de gravité requis par l’article 3 semble atteint même en l’absence d’actes de violences physiques à l’égard des requérants (§ 161 de l’arrêt ; voir, par exemple, Erdoğan Yağız c. Turquie, no 27473/02, § 43, 6 mars 2007).
12. De plus, l’interdiction de la méthadone et de la buprénorphine par la Russie suffit à elle seule à imputer à l’État la souffrance résultant du sevrage aux opiacés, de sorte que le grief invoqué par les trois requérants ne saurait être déclaré irrecevable. En effet, cette souffrance ne résulte pas naturellement du sevrage aux opiacés (§ 165 de l’arrêt) mais du sevrage basé sur l’abstinence imposé par la Russie, pour lequel les requérants n’auraient pas opté sans l’interdiction de la méthadone et de la buprénorphine.
5. Sur la recevabilité du grief formulé par M. Anoshkin et Mme Abdyusheva sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8
13. Je ne partage pas l’opinion de la Cour qui, se référant à l’argument de la Russie, estime que le grief fondé sur l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 est irrecevable en ce qu’il ne saurait y avoir de discrimination entre les toxicomanes et d’autres malades chroniques, le traitement de substitution étant interdit à tous (§ 138 de l’arrêt). En effet, il ressort de l’exposé du droit interne pertinent (§§ 34 et 35 de l’arrêt) que l’une au moins des deux substances, la buprénorphine, peut être utilisée à des fins médicales, même si elle est prohibée pour le traitement de la toxicomanie.
6. Conclusion
14. En conclusion, les autorités nationales ont interféré avec le choix des requérants de bénéficier d’un traitement de substitution aux opiacés, lequel est crucial puisqu’il leur permettrait de survivre (§§ 23 et 63 de l’arrêt). Ce choix touche au noyau dur de l’article 8 de la Convention et relève de la notion d’autonomie personnelle. Selon moi, la Cour a donc évalué de manière erronée la marge d’appréciation dont jouit le Gouvernement pour réglementer les traitements de substitution aux opiacés. En outre, même à considérer que la Cour a estimé à juste titre que cette marge de manœuvre est large, le caractère absolu de l’interdiction de la buprénorphine et de la méthadone constitue une violation de l’article 8 de la Convention. L’arrêt rendu par la Cour impacte ainsi la vie de milliers de consommateurs d’opiacés désireux d’obtenir un tel traitement en Russie.
15. Le constat de non-violation de l’article 8 de la Convention est d’autant plus déplorable qu’il se fonde sur un raisonnement lacunaire. En effet, d’une part, la Cour redéfinit l’objet de la requête de manière incorrecte et, partant, injustifiée et, d’autre part, elle se fonde sur une comparaison insatisfaisante des cadres législatifs des différents États membres pour conclure à l’absence d’un réel consensus sur l’efficacité des traitements de substitution aux opiacés. On souhaiterait que, dans une affaire de cette importance, la Cour clarifie la question de savoir s’il existe un consensus européen avec la précision et la clarté méthodologique nécessaires.
16. Par ailleurs, l’imposition par le Gouvernement d’une modalité unique de sevrage basée sur l’abstinence a entraîné pour les requérants des souffrances intenses qui relèvent des traitements interdits par l’article 3 de la Convention. À ces souffrances intenses s’ajoute une allégation de discrimination des requérants déclarée irrecevable sur la base d’éléments erronés. La Cour a ainsi écarté de manière injustifiée l’examen de ces traitements en déclarant les requêtes des intéressés manifestement mal fondées.
ANNEXE
No
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Requête No
|
Nom de l’affaire
|
Introduite le
|
Requérant
Année de naissance
Lieu de résidence
Nationalité
|
Représenté par
---|---|---|---|---|---
1.
|
62964/10
|
Kurmanayevskiy c. Russie
|
18/10/2010
|
Aleksey Vladimirovich KURMANAYEVSKIY
1981
Kazan
russe
|
Irina KHRUNOVA
2.
|
58502/11
|
Abdyusheva c. Russie
|
25/08/2011
|
Irina Nikolayevna ABDYUSHEVA
1966
Kaliningrad
russe
|
Mikhail GOLICHENKO
3.
|
55683/13
|
Anoshkin c. Russie
|
01/08/2013
|
Ivan Vasilyevich ANOSHKIN
1980
Tolyatti
russe
|
Mikhail GOLICHENKO
* * *
[1]. Le texte de cette présentation de la Convention est publié sur le site de l’Office des Nations unies sur la drogue et le crime.
[2]. La Liste modèle de médicaments essentiels de l’Organisation mondiale de la Santé a été créée en 1977 en vue d’offrir un modèle auquel les gouvernements puissent se référer pour sélectionner les médicaments et établir des listes nationales (explication donnée par l’OMS).
[3]. La note explicative à la liste modèle donne la définition suivante : « la liste complémentaire présente des médicaments essentiels pour des maladies prioritaires pour lesquelles des moyens de diagnostic ou de surveillance spécifiques et/ou des soins médicaux spécialisés et/ou une formation spécialisée sont nécessaires. En cas de doute, des médicaments peuvent également être rangés dans la liste complémentaire en raison de leur coût systématiquement plus élevé et/ou de leur rapport coût/efficacité moins bon dans certains contextes. »
[4]. Version du document de 2015.
[5]. Les opioïdes sont susceptibles de provoquer une dépendance caractérisée par un désir puissant ou compulsif d’utiliser une substance psychoactive, l’altération de la capacité d’en contrôler l’utilisation (début ou interruption de la consommation ou niveaux d’utilisation), la poursuite de la consommation malgré ses conséquences délétères, la priorité accordée à la consommation de la substance au détriment d’autres activités et obligations, l’accroissement de la tolérance et une réaction de sevrage en cas d’arrêt du produit.
[6]. Le tiers intervenant se fonde sur la définition donnée par USA National Institue on Drug Abuse, 2012.
[7]. Voir les estimations de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, https://dataunodc.un.org/drugs/prevalence_table-2017.
[8]. Voir, pour l’Allemagne, l’article 13 § 1 de la loi fédérale sur l’utilisation des stupéfiants (Gesetz über den Verkehr mit Betäubungsmitteln), adoptée le 1er mars 1994, lu en combinaison avec les articles 5 § 1 et 5 § 6 du règlement sur l’utilisation des stupéfiants (Verordnung über das Verschreiben, die Abgabe und den Nachweis des Verbleibs von Betäubungsmitteln), adopté le 20 janvier 1998, et pour la Suisse, l’article 3 e) 1) de la loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes, adoptée le 3 octobre 1951, ainsi que les articles 8 et 9 de l’ordonnance relative à l’addiction aux stupéfiants et aux autres troubles liés à l’addiction, adoptée le 25 mai 2011.
[9]. Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, Rapport sur les drogues, tendances et évolution, 2019, http://www.emcdda.europa.eu/system/files/publications/11364/20191724_TDAT19001FRN_PDF.pdf, pp.70 et 90 ; Maurice Dematteis et al., « Recommendations for Buprenorphine and Methadone Therapy in Opioid Use Disorder: A European Consensus », Expert Opinion on Pharmacotherapy 18 (2017) 1987-1999.