CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE MUSTAFA c. BULGARIE
(Requête no 1230/17)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) • Tribunal indépendant • Tribunal impartial • Doutes justifiés d’un civil sur l’indépendance et l’impartialité des tribunaux militaires l’ayant jugé en matière pénale
STRASBOURG
28 novembre 2019
DÉFINITIF
28/02/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mustafa c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Ganna Yudkivska,
Yonko Grozev,
Mārtiņš Mits,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 octobre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 1230/17) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Hyusein Ahmed Mustafa (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 décembre 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me Y.C. Vandova, avocate à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agentes, Mme M. Dimova et Mme B. Simeonova, du ministère de la Justice.
3. Le requérant se plaignait en particulier que les tribunaux militaires n’eussent pas rempli les garanties d’indépendance et d’impartialité et que son procès devant ces juridictions n’eût donc pas répondu aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.
4. Le 26 avril 2017, le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention relativement à l’absence alléguée d’indépendance et d’impartialité des tribunaux militaires a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1976. Il réside à Bourgas.
6. Par une décision rendue le 1er novembre 2011 par un enquêteur militaire, il fut inculpé pour organisation et direction d’un groupe criminel ayant pour but de se procurer des avantages financiers, ainsi que pour trafic transfrontalier illicite de marchandises et d’objets de grande valeur à des fins commerciales. En raison de la connexité des infractions qui étaient reprochées aux membres supposés de ce groupe et comme l’un d’eux, un certain V.C., avait appartenu aux forces armées à l’époque des faits reprochés, tous les accusés furent traduits devant le tribunal militaire de Sliven (« le tribunal militaire »).
7. Le 19 novembre 2012, le parquet militaire régional de Sliven déposa un acte d’accusation contre le requérant et renvoya ce dernier en jugement devant le tribunal militaire de la même ville.
8. Par un jugement du 8 avril 2013, le tribunal militaire, siégeant en formation d’un juge militaire et de deux jurés, admit la matérialité des faits exposés par le parquet militaire dans son réquisitoire et condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de cinq ans ainsi qu’à une amende de 20 000 levs bulgares (BGN) (soit environ 10 226 euros (EUR)). Saisie en appel, la cour militaire d’appel, siégeant en formation de trois juges militaires, confirma le jugement du tribunal militaire le 30 octobre 2013.
9. Le requérant se pourvut en cassation. Par un arrêt du 15 juillet 2014, la Cour suprême de cassation annula le jugement de la cour militaire d’appel pour trois groupes de vices de procédure majeurs. Elle releva notamment une contradiction entre les motifs et le dispositif de l’arrêt de la cour militaire d’appel, un défaut d’appréciation d’une partie des preuves et un manque d’argumentation juridique. La Cour suprême de cassation renvoya le dossier pour un nouvel examen par la cour militaire d’appel. Par un arrêt du 10 novembre 2014, la cour militaire d’appel annula pour les mêmes motifs le jugement rendu le 8 avril 2013 par le tribunal militaire.
10. À la suite d’un nouvel examen de l’affaire, par un jugement du 15 juillet 2015, le tribunal militaire de Sliven, siégeant en formation d’un juge militaire et de deux jurés, condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de cinq ans ainsi qu’à une amende de 20 000 BGN (soit environ 10 226 EUR). Sur appel du requérant, la cour militaire d’appel, siégeant en formation de trois juges militaires, confirma ce jugement.
11. Le requérant se pourvut en cassation, contestant, entre autres, l’indépendance et l’impartialité des tribunaux militaires. Par un arrêt définitif du 24 juin 2016, la Cour suprême de cassation confirma la condamnation du requérant pour trafic transfrontalier illicite, mais l’acquitta des charges d’organisation et de direction d’un groupe criminel. Elle réduisit la durée de la peine infligée à trois ans d’emprisonnement et confirma le montant de l’amende.
12. Concernant l’argument du requérant selon lequel son procès devant les tribunaux militaires ne répondait pas aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour suprême de cassation considéra que le statut des juges militaires fournissait des garanties suffisantes propres à préserver leur indépendance et leur impartialité. Plus particulièrement, elle estima que les juges militaires jouissaient des mêmes garanties constitutionnelles que celles dont bénéficiaient les juges civils et qu’ils étaient soumis aux mêmes règles de rémunération, de discipline et de promotion. Elle précisa que, bien que possédant un grade militaire, ils n’étaient pas des officiers de carrière, et que ces grades leur avaient été attribués par le dirigeant administratif du tribunal auquel ils avaient été affectés.
2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
1. La Constitution de 1991
13. Les passages pertinents en l’espèce des dispositions de la Constitution en vigueur à l’époque des faits se lisaient comme suit :
Article 119
« (1) La juridiction est exercée par la Cour suprême de cassation, la Cour suprême administrative, les cours d’appel, les tribunaux départementaux, militaires et d’arrondissement.
(...) »
Article 129
« (1) Les juges, les procureurs et les juges d’instruction sont nommés, promus, rétrogradés, mutés et déchargés de leurs fonctions par le Conseil supérieur de la magistrature.
(...)
(3) Les juges, les procureurs et les juges d’instruction qui ont été nommés depuis cinq ans et qui ont obtenu confirmation de leur fonction par le Conseil supérieur judiciaire deviennent inamovibles. (...) ils ne peuvent être déchargés de leurs fonctions que dans les cas suivants :
1. mise à la retraite à 65 ans ;
2. démission ;
3. entrée en vigueur d’une condamnation définitive à une peine privative de liberté pour crime prémédité ;
4. incapacité permanente à exercer leurs fonctions pendant plus d’un an ;
5. faute grave ou négligences répétées dans l’exercice de leurs fonctions, nuisibles à la réputation du pouvoir judiciaire.
(...)
(5) Lorsque le juge, le procureur ou le juge d’instruction a été déchargé de ses fonctions en application des dispositions de l’alinéa 3, points 2 et 4, l’inamovibilité acquise est rétablie lors d’une nomination ultérieure (...) »
2. Le code de procédure pénale de 2006
14. Les passages pertinents en l’espèce des dispositions du code de procédure pénale (CPP) se lisent comme suit :
Article 396
« (1) Les tribunaux militaires sont compétents pour connaître des infractions commises par :
1. des militaires (...)
(2) Les tribunaux militaires sont aussi compétents pour connaître (...) des infractions commises conjointement par des militaires et des personnes civiles. »
15. Selon l’article 411a, alinéa 1 du CPP, les infractions concernant l’organisation et la direction d’un groupe criminel ainsi que l’appartenance à un tel groupe relèvent de la compétence du Tribunal pénal spécialisé. L’alinéa 7 du même article prévoit que les affaires relevant simultanément de la compétence du Tribunal pénal spécialisé et des tribunaux militaires sont jugées par les tribunaux militaires. Selon l’article 33 alinéa 4 du CPP, lе tribunal se prononce à la majorité simple et les membres de la formation votent à voix égale.
3. La loi sur le pouvoir judiciaire de 2009
16. Les passages pertinents en l’espèce des dispositions de la loi sur le pouvoir judiciaire en vigueur à l’époque des faits se lisaient comme suit :
Article 67
« (...)
(2) Peuvent être nommés jurés des tribunaux militaires les généraux (les amiraux), les officiers et les sergents faisant partie du corps militaire. »
Article 68
« (...)
(4) Les jurés des tribunaux militaires sont nommés par l’assemblée générale des juges de la cour militaire d’appel, sur proposition des commandants des unités militaires. »
Article 97
« (1) Le tribunal militaire statue en formation d’un juge et deux jurés, sauf dans les cas prévus par la loi (...) »
Article 101
« (...)
(2) La cour militaire d’appel (...) statue sur les recours introduits contre les actes des tribunaux militaires (...) »
Article 105
« La cour d’appel statue en formation de trois juges, sauf dans les cas prévus par la loi. »
Article 134
« (...)
(2) Les juges militaires, les procureurs militaires et les enquêteurs militaires sont obligés de travailler en uniforme militaire. »
Article 161
« (...)
(5) Une fois nommés, les juges militaires, les procureurs militaires et les enquêteurs militaires sont admis dans le corps militaire et des grades militaires leur sont attribués. »
Article 307
« (...)
(3) L’inexécution fautive des obligations professionnelles du juge, du procureur ou de l’enquêteur constitue une faute disciplinaire.
(4) Constitue une faute disciplinaire :
1. le non-respect systématique des délais prévus par les lois de procédure ;
2. toute action ou omission qui a pour effet de retarder la procédure de manière injustifiée ;
3. toute violation du code de déontologie des magistrats bulgares, qui porte atteinte au prestige de l’institution judiciaire ;
4. toute action ou omission qui nuit au prestige de l’institution judiciaire ;
5. tout manquement à d’autres obligations professionnelles.
(...)
(6) La responsabilité disciplinaire des magistrats est engagée en cas de commission de l’une des infractions prévues par l’alinéa 4 ainsi que :
(...)
2. pour les juges militaires, les procureurs militaires et les enquêteurs militaires : en cas de commission de l’une des infractions prévues par les lois et les règlements spéciaux. »
4. La compétence des juridictions militaires pour juger des civils à l’échelle internationale
1. Projet de principes sur l’administration de la justice par les tribunaux militaires : rapport présenté par le Rapporteur spécial de la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme (Rapport E/CN.4/2006/58) de l’Organisation des Nations unies
17. Les passages pertinents en l’espèce de ce projet de principes se lisent comme suit :
Principe no 1. Création des juridictions militaires par la constitution ou la loi
« Les juridictions militaires, lorsqu’elles existent, ne peuvent être créées que par la constitution ou la loi, dans le respect du principe de la séparation des pouvoirs. Elles doivent faire partie intégrante de l’appareil judiciaire normal. »
Principe no 2. Respect des normes de droit international
« Les tribunaux militaires doivent appliquer les normes et les procédures reconnues au plan international comme garantissant un procès équitable, en toutes circonstances, y compris les règles du droit international humanitaire. »
Principe no 5. Incompétence des juridictions militaires pour juger des civils
« Les juridictions militaires doivent, par principe, être incompétentes pour juger des civils. En toutes circonstances, l’État veille à ce que les civils accusés d’une infraction pénale, quelle qu’en soit la nature, soient jugés par les tribunaux civils. »
Principe no 8. Compétence fonctionnelle des juridictions militaires
« La compétence des juridictions militaires doit être limitée aux infractions d’ordre strictement militaire commises par le personnel militaire. Les juridictions militaires peuvent juger des personnes assimilées au statut de militaire pour des infractions strictement liées à l’exercice de leur fonction assimilée. »
Principe no 13. Droit à un tribunal compétent, indépendant et impartial
« L’organisation et le fonctionnement des juridictions militaires doivent pleinement assurer le droit de toute personne à un tribunal compétent, indépendant et impartial, lors de toutes les phases de la procédure, celle de l’instruction comme celle du procès. Les personnes sélectionnées pour remplir les fonctions de magistrat dans les juridictions militaires doivent être intègres et compétentes et justifier de la formation et des qualifications juridiques nécessaires. Le statut des magistrats militaires doit garantir leur indépendance et leur impartialité, notamment par rapport à la hiérarchie militaire. En aucun cas, les juridictions militaires ne peuvent avoir recours aux procédures dites de juges et procureurs secrets ou « sans visage ». »
2. Résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur l’intégrité de l’appareil judiciaire du 23 mars 2012 (A/HRC/RES/19/31)
18. Les passages pertinents en l’espèce de la Résolution sur l’intégrité de l’appareil judiciaire se lisent comme suit :
« Le Conseil des droits de l’homme (...)
1. Prend note des sections pertinentes des rapports du Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats à ce sujet ainsi que du rapport sur la question de l’administration de la justice par les tribunaux militaires soumis par le Rapporteur spécial de la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme [E/CN.4/2006/58] ;
(...)
8. Demande aux États qui ont institué des tribunaux militaires ou des tribunaux spéciaux pour juger les auteurs d’infractions pénales de veiller à ce que ces tribunaux fassent partie intégrante de l’appareil judiciaire général et qu’ils appliquent les procédures régulières qui sont reconnues par le droit international comme garantissant un procès équitable, notamment le droit de former appel d’un verdict de culpabilité et d’une condamnation (...) »
3. Note du 7 août 2013 du Secrétaire général des Nations unies transmettant le rapport de la Rapporteuse spéciale sur l’indépendance des juges et des avocats (A/68/285)
19. Le 7 août 2013, le Secrétaire général des Nations unies a transmis à l’Assemblée générale le rapport établi par la Rapporteuse spéciale sur l’indépendance des juges et des avocats pour prise en considération lors de sa soixante-huitième session. Les paragraphes pertinents en l’espèce de ce rapport se lisent comme suit :
« 30. Dans nombre de pays, la compétence personnelle des tribunaux militaires est limitée aux membres en activité des forces armées accusés d’infractions pénales ou de manquements à la discipline militaire. Dans certains cas, la constitution interdit expressément aux tribunaux militaires d’exercer leur compétence à l’égard de personnes étrangères aux forces armées réservant le jugement de ces personnes aux tribunaux de droit commun. La Cour suprême de justice de la Colombie a ainsi fait observer, dans sa décision no 20 du 5 mars 1987, que le procès de civils devant des tribunaux militaires était inconstitutionnel.
31. Parfois, la compétence personnelle des tribunaux militaires s’étend aux civils assimilés aux militaires en raison de leurs fonctions ou du lieu où ils se trouvent, ou à cause de la nature de l’infraction reprochée. Il peut s’agir de civils qui sont employés par les forces armées ou affectés dans un établissement militaire ou à proximité, de personnes ayant commis des actes qualifiés d’infractions militaires, ou de l’auteur d’une infraction commise en complicité avec des militaires. Dans certains pays, des affaires liées au terrorisme ou à d’autres atteintes aux intérêts fondamentaux de l’État sont également justiciables des tribunaux militaires.
(...)
B. Jugement de civils par des tribunaux militaires
(...)
47. Les instruments internationaux des droits de l’homme ne traitent pas expressément de la problématique du jugement de civils par des tribunaux militaires. Néanmoins, il ressort d’un certain nombre d’instruments juridiques non contraignants et de la jurisprudence d’instances internationales et régionales qu’il existe une forte réticence à étendre la compétence pénale des tribunaux militaires aux civils.
48. Aux termes des Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature chacun a le droit d’être jugé par les juridictions ordinaires selon les procédures légales établies et il n’est pas créé de juridictions n’employant pas les procédures dûment établies conformément à la loi afin de priver les juridictions ordinaires de leur compétence (principe no 5).
49. Dans le droit fil de cette thèse, le principe no 5 du projet de principes sur l’administration de la justice par les tribunaux militaires stipule que les juridictions militaires doivent, par principe, être incompétentes pour juger des civils et qu’en toutes circonstances, l’État veille à ce que les civils accusés d’une infraction pénale, quelle qu’en soit la nature, soient jugés par les tribunaux civils. Il est dit dans le commentaire de ce principe que la pratique consistant à traduire des civils devant des tribunaux militaires pose de sérieux problèmes en ce qui concerne l’administration équitable, impartiale et indépendante de la justice étant souvent justifiée par la nécessité de permettre l’application de procédures exceptionnelles qui ne sont pas conformes aux normes ordinaires de la justice (voir E/CN.4/2006/58, par. 20).
50. Un certain nombre d’autres instruments internationaux recommandent également aux États de restreindre la compétence des tribunaux militaires vis-à-vis des civils au profit des juridictions de droit commun.
51. Au paragraphe 22 de son observation générale no 32, le Comité des droits de l’homme fait observer que, bien que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques n’interdise pas le jugement de civils par des tribunaux militaires ou d’exception, il exige que de tels procès respectent intégralement les prescriptions de l’article 14 du Pacte et que les garanties prévues dans cet article ne soient ni limitées ni modifiées par le caractère militaire ou exceptionnel du tribunal en question. Le Comité précise également que le jugement de civils par des tribunaux militaires ou d’exception devrait être exceptionnel, c’est-à-dire limité aux cas où l’État partie au Pacte peut démontrer que le recours à de tels tribunaux est nécessaire et justifié par des raisons objectives et sérieuses et où, relativement à la catégorie spécifique des personnes et des infractions en question, les tribunaux civils ordinaires ne sont pas en mesure d’entreprendre ces procès. Il incombe donc à l’État partie qui traduit des civils devant des tribunaux militaires de démontrer, relativement à la catégorie spécifique des personnes en question : a) que les tribunaux de droit commun ne sont pas aptes à connaître de l’affaire ; b) que la saisine d’autres formes variantes de tribunaux de droit commun de haute sécurité ou d’exception ne convient pas ; et c) que la saisine de tribunaux militaires garantit le plein respect des droits de l’accusé, prescrit par l’article 14 du Pacte. Dans ses observations finales sur les rapports présentés par les États parties en application de l’article 40 du Pacte, le Comité va jusqu’à demander aux gouvernements de plusieurs pays d’interdire le jugement de civils par des tribunaux militaires.
52. Il ressort de la jurisprudence du Comité des droits de l’homme que la simple invocation des dispositions juridiques internes pour le procès par les tribunaux militaires de certaines catégories de délits graves ne peut justifier, aux termes du Pacte, le recours à de tels tribunaux. En l’absence de justification précise de la nécessité de traduire telle ou telle catégorie de civils devant des tribunaux militaires, le Comité a toujours considéré que ces procès ne satisfaisaient pas aux prescriptions de l’article 14 du Pacte.
53. De fait, la pratique des États tend à circonscrire la compétence ratione personae des tribunaux militaires aux infractions pénales et manquements à la discipline imputés à des membres des forces armées en service actif. Les exceptions concernant les civils assimilés au personnel militaire sont généralement envisagées et interprétées restrictivement (voir A/63/223, par. 26).
54. La Rapporteuse spéciale tient à souligner que juger des civils devant des tribunaux militaires ou d’exception suscite de sérieux doutes quant à l’indépendance de la justice dite par les tribunaux militaires et au respect des garanties énoncées à l’article 14 du Pacte. Elle estime donc que la compétence des tribunaux militaires doit être restreinte aux infractions strictement militaires commises par des membres du personnel des armées.
(...)
V. Conclusions
(...)
87. Il ressort de la jurisprudence dégagée sur les tribunaux militaires par le Comité des droits de l’homme et les mécanismes internationaux et régionaux de défense des droits de l’homme que l’indépendance et l’impartialité de ces tribunaux, le jugement de civils ou de militaires accusés de graves violations de droits de l’homme et les garanties de procès équitable devant ces juridictions font sérieusement problème.
(...)
89. Dans la mesure où ils ont pour objet spécifique de juger des infractions liées à la fonction militaire, les tribunaux militaires doivent exercer leur compétence à l’égard des seuls membres des armées auteurs d’une infraction militaire ou d’une faute disciplinaire, et ce, uniquement lorsque l’infraction ou la faute ne caractérise pas une violation grave des droits de l’homme. Il ne peut être dérogé à ce principe que dans des circonstances exceptionnelles et à seule fin de juger des civils se trouvant à l’étranger qui sont assimilés au personnel des armées.
90. Afin de garantir l’indépendance et l’intégrité du système judiciaire, les États ont pour obligation d’instituer des tribunaux de droit commun indépendants, impartiaux, compétents et responsables, et par conséquent en mesure de combattre l’impunité. Ils ne peuvent s’autoriser de leur manquement à cette obligation pour traduire des civils devant des tribunaux militaires ou des juridictions spéciales.
VI. Recommandations
91. La Rapporteuse spéciale voudrait, par les recommandations suivantes, aider les États ayant institué une justice militaire à veiller à ce que les tribunaux militaires administrent la justice de manière pleinement conforme au droit international des droits de l’homme et aux normes internationales y relatives.
(...)
98. La compétence ratione materiae des tribunaux militaires, juridictions spécialisées ayant vocation à répondre aux besoins particuliers des armées en matière de discipline, doit être circonscrite aux infractions pénales « d’ordre strictement militaire » ou, autrement dit, aux infractions qui, de par leur nature même, touchent aux intérêts juridiquement protégés de l’ordre militaire, telles que la désertion, l’insubordination ou l’abandon de poste ou de commandement.
99. Les États ne doivent pas invoquer le concept d’actes liés à la fonction pour priver les juridictions de droit commun de leur compétence au profit de tribunaux militaires. Les infractions pénales de droit commun commises par des membres des armées doivent être jugées devant les tribunaux de droit commun, à moins que ceux‑ci ne soient pas en mesure d’exercer leur compétence à cause des circonstances particulières de l’infraction (exclusivement dans le cas d’infractions commises en dehors du territoire de l’État), ces cas devant être expressément prévus par la loi.
D. Jugement de civils par des tribunaux militaires
100. Tous tribunaux militaires doivent juger les seuls membres des armées auteurs d’une infraction militaire ou d’un manquement à la discipline militaire.
101. Le jugement de civils par des tribunaux militaires doit être interdit, sous réserve de la seule exception prévue au paragraphe 102 ci-après. Tout tribunal militaire institué sur le territoire d’un État ne peut en aucun cas exercer sa compétence à l’égard de civils accusés d’une infraction pénale sur ce territoire.
102. Le jugement de civils par des tribunaux militaires doit être limité strictement à des cas exceptionnels concernant des civils assimilés au personnel des armées en raison de leurs fonctions ou du lieu où ils se trouvent, qui sont accusés d’avoir commis une infraction en dehors du territoire de l’État, et lorsque les tribunaux de droit commun, sur place ou dans l’État d’origine, ne sont pas en mesure de connaître de l’affaire.
103. La charge de prouver l’existence de ces circonstances exceptionnelles incombe à l’État, ces circonstances devant être établies au cas par cas, car il ne suffit pas de déférer par la loi certaines catégories d’infractions aux tribunaux militaires in abstracto. Ces cas exceptionnels doivent être expressément définis par la loi (...) »
20. D’autres éléments pertinents concernant la situation internationale dans le domaine du jugement des civils par des tribunaux militaires sont relatés dans les arrêts Maszni c. Roumanie (no 59892/00, §§ 27-33, 21 septembre 2006) et Ergin c. Turquie (no 6) (no 47533/99, §§ 20-25, CEDH 2006‑VI (extraits)).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21. Le requérant se plaint que son procès devant le tribunal militaire et la cour militaire d’appel n’ait pas répondu aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. En particulier, il indique que le tribunal militaire se composait d’un juge militaire et de deux officiers et la cour militaire d’appel de trois juges militaires. Il considère, dès lors, que ces deux juridictions ne sauraient passer pour des tribunaux indépendants et impartiaux. À cet égard, il soutient que la comparution, en tant que civil, devant des juridictions composées exclusivement de militaires constitue en soi une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
22. Le Gouvernement combat à cette thèse.
1. Sur la recevabilité
23. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Les arguments des parties
24. Selon le requérant les juges, une fois devenus magistrats militaires, sont intégrés dans le corps militaire, se voient attribuer un grade et sont également soumis à la discipline militaire. Il expose que les jurés du tribunal militaire sont toujours des officiers de l’armée nommés sur proposition des commandants des unités militaires. Il indique également que tant les juges militaires que les jurés sont obligés de revêtir l’uniforme militaire lors des audiences.
25. Le requérant n’estime pas qu’il était nécessaire de faire examener son affaire par les tribunaux militaires. Il expose que la loi prévoit une compétence exclusive des juridictions militaires pour connaître des infractions commises conjointement par des militaires et des personnes civiles. Par ailleurs, il ajoute que la seule raison pour laquelle son affaire a été examinée par les tribunaux militaires était qu’un des accusés avait appartenu aux forces armées à l’époque des faits reprochés (paragraphe 6 ci‑dessus). Enfin, le fait que la Cour suprême de cassation était compétente pour connaître de l’affaire en dernière instance, le requérant considère que cela ne pouvait rien changer à la procédure, l’article 396, alinéa 2 du CPP donnant compétence exclusive aux tribunaux militaires.
26. Le Gouvernement soutient que les juges siégeant dans les tribunaux militaires répondent aux critères d’indépendance et d’impartialité exigés par l’article 6 § 1 de la Convention. Il indique que leur mode de nomination, l’inamovibilité et la stabilité de l’emploi qui leur seraient reconnues, ainsi que leurs droits et obligations sont identiques à ceux de leurs homologues civils et offrent des garanties suffisantes à ses yeux d’indépendance et d’impartialité. Il ajoute que les juges militaires ne sont pas liés par les ordres et les instructions émis par le ministère de la Défense.
27. Le Gouvernement plaide que la compétence pour juger le requérant devait revenir aux juridictions militaires afin qu’elles procédassent à une analyse de l’ensemble des faits. Il expose que les infractions dont le requérant était accusé concernaient l’organisation et la direction d’un groupe criminel ainsi que des actes commis dans le cadre des activités menées par un tel groupe et que, dès lors, elles étaient indissociables de celles qui étaient mises à la charge des autres accusés. En dernier lieu, il ajoute que les affaires examinées par les tribunaux militaires n’étaient pas soumises à des règles procédurales spécifiques et que la Cour suprême de cassation statuait toujours en dernière instance.
2. Principes généraux
28. La Cour réaffirme d’emblée que, pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention, il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (voir, parmi beaucoup d’autres, Maktouf et Damjanović c. Bosnie‑Herzégovine [GC], nos 2312/08 et 34179/08, § 49, CEDH 2013 (extraits)). Par ailleurs, elle estime que, dans le contexte spécifique de la présente affaire, la question de l’impartialité d’un tribunal doit s’apprécier selon une démarche objective amenant à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (voir, parmi beaucoup d’autres, Bulut c. Autriche, 22 février 1996, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II, et Thomann c. Suisse, 10 juin 1996, § 30, Recueil 1996‑III).
29. La Cour observe qu’il convient de faire une distinction entre, d’une part, les procédures civiles et administratives et, d’autre part, les procédures pénales. Les circonstances de la présente espèce concernant une procédure pénale, elle limitera son examen à ce domaine précis.
30. Elle rappelle que la Convention n’interdit pas que les tribunaux militaires statuent sur des accusations en matière pénale contre des membres du personnel relevant de l’armée, à condition que soient respectées les garanties d’indépendance et d’impartialité prévues à l’article 6 § 1 de la Convention (Morris c. Royaume-Uni, no 38784/97, § 59, CEDH 2002‑I, Cooper c. Royaume-Uni [GC], no 48843/99, § 106, CEDH 2003-XII, et Önen c. Turquie, (déc.), no 32860/96, 10 février 2004).
31. Toutefois, il en va différemment lorsque la législation nationale habilite ce type de juridiction à juger des civils en matière pénale (Ergin c. Turquie (no 6), no 47533/99, § 41, CEDH 2006‑VI (extraits), et Maszni c. Roumanie, no 59892/00, § 43, 21 septembre 2006 ; paragraphes 17-20 ci‑dessus). Les situations dans lesquelles un tribunal militaire exerce sa juridiction relativement à un civil pour des actes dirigés contre les forces armées peuvent susciter des doutes raisonnables quant à l’impartialité objective d’un tel tribunal (Ergin, précité, § 49). La Cour estime qu’il en va d’autant plus ainsi lorsqu’il s’agit d’infractions de droit commun, compte tenu, notamment, de l’évolution de la conception du rôle des tribunaux militaires au niveau international (paragraphe 19 ci-dessus). Un système judiciaire dans le cadre duquel une juridiction militaire est amenée à juger une personne ne relevant pas de l’armée peut facilement être perçu comme annihilant la distance nécessaire entre la juridiction et les parties à une procédure pénale, même s’il existe des mesures de protection suffisantes pour garantir l’indépendance de cette juridiction (Ergin, précité, § 49).
32. La Cour observe que l’on ne saurait soutenir que la Convention exclut absolument toute compétence des tribunaux militaires pour connaître d’affaires impliquant des civils. Cependant, elle estime que l’existence d’une telle compétence devrait faire l’objet d’un examen particulièrement rigoureux (ibidem, § 42, et Maszni, précité, § 44 ; paragraphes 17-20 ci‑dessus).
33. Elle a d’ailleurs attaché de l’importance dans nombre de précédents à la circonstance qu’un civil doive comparaître devant une juridiction composée, même en partie seulement, de militaires (voir, parmi beaucoup d’autres, Şahiner c. Turquie, no 29279/95, § 45, CEDH 2001‑IX, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 116, CEDH 2005‑IV, Ergin, précité, § 43, Maszni, précité, § 45, Ahmet Doğan c. Turquie, no 37033/03, § 23, 10 mars 2009, et Pop et autres c. Roumanie, no 31269/06, §§ 53-55, 24 mars 2015). Elle a considéré que pareille situation mettait gravement en cause la confiance que les juridictions se doivent d’inspirer dans une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Canevi et autres c. Turquie, no 40395/98, § 33, 10 novembre 2004).
34. Cette préoccupation a déjà amené la Cour à affirmer que le fait que pareils tribunaux décident d’accusations en matière pénale dirigées contre des civils ne peut être jugé comme étant conforme à l’article 6 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles. La Cour est confortée dans son approche par la tendance qui existe au niveau international à exclure de la juridiction des tribunaux militaires le domaine pénal lorsqu’il s’agit de juger des civils (Ergin, précité, §§ 44 et 45, et Maszni, précité, §§ 46 et 47 ; paragraphes 17‑20 ci-dessus).
35. Elle rappelle que la place particulière qu’occupe l’armée dans l’organisation constitutionnelle des États démocratiques doit être limitée au domaine de la sécurité nationale, le pouvoir judiciaire relevant pour sa part, en principe, du domaine de la société civile. Elle tient également compte de l’existence de règles spéciales régissant l’organisation interne et la structure hiérarchique des forces armées (Ergin, précité, § 46, et Maszni, précité, § 50).
36. Le pouvoir de la justice pénale militaire ne devrait s’étendre aux civils que s’il existe des raisons impérieuses justifiant une telle situation, et ce, en s’appuyant sur une base légale claire et prévisible. L’existence de telles raisons doit être démontrée pour chaque cas, in concreto. L’attribution in abstracto par la législation nationale de certaines catégories de délits aux juridictions militaires ne saurait suffire (Ergin, précité, § 47, et Maszni, précité, § 51).
37. En effet, une telle attribution in abstracto pourrait placer les civils concernés dans une position sensiblement différente de celle des citoyens jugés par des juridictions ordinaires. Bien que les tribunaux militaires puissent respecter les normes de la Convention dans la même mesure que les juridictions ordinaires, des différences de traitement liées à la nature et la raison d’être de ces tribunaux peuvent donner lieu à un problème d’inégalité devant la justice, qui devrait être évité autant que faire se peut, notamment en matière pénale (Ergin, précité, § 48, et Maszni, précité, § 52).
3. Application de ces principes en l’espèce
38. Dans la présente affaire, la Cour note que, par le jeu des dispositions légales concernant la compétence des juridictions militaires, le requérant, qui n’avait aucun lien de loyauté ni de subordination avec l’armée, a toutefois été traduit devant des tribunaux militaires pour des infractions de droit commun (paragraphe 6 ci-dessus).
39. En l’occurrence, étant donné que les arguments avancés par l’intéressé pour contester à la fois l’indépendance et l’impartialité des tribunaux militaires se fondent sur les mêmes éléments de fait et les mêmes arguments, la Cour examinera les deux questions conjointement (voir, mutatis mutandis, Maszni, précité, § 54, Ergin, précité, § 50, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 65, Recueil 1998‑IV, et Çiraklar c. Turquie, 28 octobre 1998, § 38, Recueil 1998‑VII).
40. Elle observe que le tribunal militaire ayant statué sur l’affaire du requérant était composé d’un juge et de deux jurés, alors que la cour militaire d’appel s’est prononcée en formation de trois juges militaires (paragraphes 8 et 10 ci-dessus).
41. À cet égard, elle note que le statut des juges militaires fournit certains gages d’indépendance et d’impartialité. Ainsi, les juges militaires suivent la même formation professionnelle que leurs homologues civils et jouissent de garanties constitutionnelles identiques à celles dont bénéficient les juges civils, dans la mesure où ils sont nommés par le Conseil supérieur de la magistrature, sont inamovibles et jouissent de la stabilité de l’emploi (paragraphe 13 ci-dessus).
42. En revanche, la loi sur le pouvoir judiciaire dispose que les juges militaires sont soumis à la discipline militaire (paragraphe 16 ci-dessus). Une fois nommés juges militaires, ces derniers entrent dans le corps militaire et se voient attribuer un grade. Quant aux jurés du tribunal militaire, ce sont toujours des officiers de l’armée, nommés par l’assemblée des juges de la cour militaire d’appel sur proposition des commandants des unités militaires. Dès lors, un accusé peut être reconnu coupable et condamné par un tribunal militaire sur la base du vote concordant des deux jurés (paragraphe 15 ci-dessus).
43. Il est vrai que, en ce qui concerne le statut des juges militaires, le droit bulgare prévoyait un régime très proche de celui du statut des juges civils (paragraphes 13 et 16 ci-dessus). En outre, les mêmes règles procédurales s’appliquent dans les affaires examinées par les tribunaux militaires et dans celles traitées par les tribunaux pénaux ordinaires. Toutefois, des éléments tels que la soumission des juges militaires à la discipline militaire, leur appartenance formelle au corps militaire, ainsi que le statut des jurés du tribunal militaire, qui sont par définition des officiers de l’armée, font supposer que les juridictions militaires en droit bulgare ne peuvent pas être considérées comme équivalentes aux juridictions ordinaires. La Cour considère que ces caractéristiques des tribunaux militaires sont de nature à soulever certains doutes quant à leur indépendance et à leur impartialité (voir, mutatis mutandis, Tanışma c. Turquie, no 32219/05, § 83, 17 novembre 2015 ; Maszni, précité, § 56, et Miroshnik c. Ukraine, no 75804/01, § 64, 27 novembre 2008).
44. À cet égard, il convient de remarquer que, pour justifier la compétence des tribunaux militaires envers le requérant, le Gouvernement argue que celle-ci était nécessaire afin que ces juridictions procédassent à une analyse de l’ensemble des faits. La Cour observe que le Gouvernement s’appuie surtout sur la connexité des infractions qui étaient reprochées au requérant et aux autres accusés, infractions qui concernaient des actes commis dans le cadre d’un groupe criminel ainsi que l’organisation et la direction d’un tel groupe, et sur la complicité des personnes impliquées. Elle note, néanmoins, qu’en droit bulgare les affaires concernant les groupes criminels relèvent, en principe, de la compétence du Tribunal pénal spécialisé. En fait, l’unique raison en l’espèce pour laquelle l’affaire a été examinée par les tribunaux militaires était que l’un des accusés avait appartenu aux forces armées, l’article 411a, alinéa 2 du CPP disposant que la compétence des tribunaux militaires l’emporte sur la compétence du Tribunal pénal spécialisé (paragraphes 6 et 14 ci-dessus).
45. Cela dit, la Cour rappelle le principe établi dans sa jurisprudence selon lequel le pouvoir de la justice pénale militaire ne devrait s’étendre aux civils que s’il existe des raisons impérieuses justifiant une telle situation (Ergin, précité, § 47, et Maszni, précité, § 51). Ce principe s’accorde aussi avec la tendance internationale à exclure de la juridiction des tribunaux militaires le domaine pénal lorsqu’il s’agit de juger des civils (paragraphes 17-20 ci-dessus). L’existence de telles « raisons impérieuses » devant être démontrée pour chaque cas, l’attribution par la législation nationale de manière abstraite de certaines catégories d’infractions aux juridictions militaires ne saurait suffire. Or, en l’occurrence, les dispositions du CPP bulgare prévoient une compétence de facto exclusive des tribunaux militaires pour connaître des infractions commises conjointement par des militaires et des personnes civiles, même en dehors des activités militaires.
46. La Cour souligne l’importance particulière que revêt la manière de laquelle l’infraction dont le requérant était inculpé a été déférée aux tribunaux militaires. Elle note a cet égard que l’affaire a été renvoyée devant les tribunaux militaires et a été examinée par ceux-ci sur la base des dispositions légales concernant la compétence des juridictions militaires, en l’absence d’une évaluation des circonstances individuelles hormis le fait qu’un des accusés était militaire à l’époque des faits, et donc sans examen in concreto (voir paragraphe 36 ci-dessus). S’il était raisonnable de la part des autorités internes d’avoir tenu compte de la complicité dans les infractions reprochées, la Cour estime que d’autres éléments auraient aussi dû être pris en considération en l’espèce. Ainsi, elle observe que l’affaire du requérant concernait un groupe criminel dont seul un des membres allégués avait, à l’époque des faits, la qualité de militaire et qu’aucune infraction contre les forces armées ni aucune violation de la propriété de l’armée n’était en cause.
47. La Cour admet que les considérations liées à la connexité des infractions et à la complicité militent en faveur du jugement de tous les accusés par un même tribunal. Cependant, la nécessité d’avoir l’affaire jugée par un tribunal militaire ne saurait être considérée comme absolue. En effet, dans certains cas, il pourrait être envisagé de juger tous les accusés par un tribunal civil. Dès lors, la Cour ne saurait souscrire à l’argument avancé par le Gouvernement selon lequel ces considérations sont à elles seules suffisantes pour constituer en l’espèce « des raisons impérieuses » justifiant le jugement d’un civil par un tribunal pénal militaire (voir, mutatis mutandis, Ahmet Doğan, précité, § 30).
48. Il est vrai que, malgré la disposition explicite de l’article 396, alinéa 2 du CPP prévoyant une compétence exclusive des juridictions militaires pour toutes les infractions connexes commises par un civil et un militaire, la Cour suprême de cassation a examiné l’argument du requérant portant sur l’absence d’indépendance et d’impartialité de ces tribunaux (paragraphes 12 et 14 ci-dessus). Toutefois, la Cour note que la haute juridiction ne s’est pas livrée à une analyse qui lui eût permis de relever les défaillances mises en évidence dans la présente affaire (paragraphe 46 ci-dessus). En tant qu’instance de cassation, la Cour suprême de cassation n’avait pas pleine juridiction pour examiner à nouveau l’affaire. La compétence exclusive des juridictions militaires découlant directement des dispositions de la loi, le pourvoi du requérant devant la haute juridiction ne pouvait rien changer à la procédure (Pop et autres, précité, § 56, et Maszni, précité, § 58).
49. Compte tenu des éléments susmentionnés, examinés notamment à la lumière des développements au niveau international exposés ci-dessus (paragraphes 17-20 ci-dessus), la Cour estime que les doutes nourris par le requérant quant à l’indépendance et à l’impartialité des juridictions militaires peuvent passer pour objectivement justifiés (voir, mutatis mutandis, Maszni, précité, § 59, Ergin, précité, § 54, et Incal, précité, § 72 in fine).
50. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
52. Le requérant réclame 5 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi à raison de sa condamnation par des tribunaux militaires.
53. Le Gouvernement conteste cette prétention et invite la Cour à la rejeter. Il la considère comme étant excessive et non étayée et estime que le constat de violation fournirait en soi une satisfaction équitable suffisante.
54. La Cour rappelle qu’elle a conclu en l’espèce à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle juge que le requérant peut passer pour avoir éprouvé une certaine détresse en raison des faits de la cause. Compte tenu de la nature de la violation, la Cour, statuant en équité, considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 2 500 EUR pour préjudice moral.
2. Frais et dépens
55. Le requérant demande également 3 120 EUR pour les frais et dépens engagés pour la procédure devant la Cour, correspondant, à ses dires, à 2 220 EUR d’honoraires d’avocats et 900 EUR de frais de traduction. Il produit un contrat conclu avec son avocate le 1er novembre 2016 et un décompte du travail effectué par elle pour un total de 52 heures au taux horaire de 60 EUR. Il expose que la traduction a été réalisée au sein du cabinet d’avocats de sa représentante, également sur la base d’un tarif horaire de 60 EUR. Il demande que les sommes allouées par la Cour au titre des frais et dépens soient versées directement à son avocate, Me Y.C. Vandova.
56. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il estime qu’elles sont excessives et que les pièces justificatives présentées ne démontrent pas suffisamment la réalité des frais et dépens réclamés.
57. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 1 500 EUR. Ladite somme est à verser directement à son avocate, Me Y.C. Vandova, sur le compte du cabinet d’avocats « Dokovska, Atanasov et Partenaires ».
3. Intérêts moratoires
58. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
(a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement :
(i) 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à verser directement sur le compte du requérant ;
(ii) 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, à verser sur le compte du cabinet d’avocats « Dokovska, Atanasov et Partenaires » ;
(b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 novembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente