DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KIRDÖK ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 14704/12)
ARRÊT
Cette version a été rectifiée le 24 mars 2020
conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.
Art 8 • Respect du domicile • Respect de la correspondance • Refus de rendre ou détruire les données informatiques relevant du secret professionnel de l’avocat et saisies dans le cadre d’une instruction ouverte contre un tiers • Étendue large des perquisitions • Absence de garanties spéciales de procédure assorties aux mesures de saisies • Proportionnalité
STRASBOURG
3 décembre 2019
DÉFINITIF
11/05/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kırdök et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Robert Spano, President,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel, judges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 14704/12) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, M. Mehmet Ali Kırdök et Mmes Mihriban Kırdök et Meral Hanbayat Yeşil[1] (« les requérants »), ont saisi la Cour le 12 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me Serpil Yalçın Elban et Me Hasan Kemal Elban, avocats à Antalya. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants, avocats de profession, allèguent en particulier que la saisie irrégulière par les autorités judiciaires de leurs données électroniques protégées par la confidentialité de leurs relations avec leurs clients a porté atteinte à leurs droits protégés par les articles 8 et 13 de la Convention.
4. Le 22 septembre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1954, 1958 et 1980. Ils résident à Istanbul.
6. Les requérants sont des avocats de profession, membres du barreau d’Istanbul. Ils partageaient un bureau avec un autre avocat, Ü.S.
7. Le 7 avril 2010, Ü.S. effectua une visite à son client condamné, H.A., détenu à la prison d’İmralı, dans laquelle purgeaient leur peine quatre autres condamnés, y inclus Abdullah Öcalan (ex-chef du PKK, mouvement armé séparatiste illégal).
8. En 2011, le parquet d’Istanbul engagea une enquête afin de détecter et de révéler les voies de communication secrètes établies entre Abdullah Öcalan et son ex-organisation, le PKK ou le KCK. Dans le cadre de l’enquête, les membres de la police judiciaire menèrent des perquisitions dans des lieux simultanés, seize villes en Turquie.
9. Le 21 novembre 2011, un juge assesseur de la cour d’assises d’Istanbul (11ème Chambre) rendit l’ordonnance suivante à l’égard de Ü.S. :
« (...) Compte tenu du fait que l’intéressé mène des activités au sein de l’organisation terroriste KCK/PKK et dans le but de recueillir des éléments de preuve et de saisir les objets éventuels du délit, ... »,
« (...) Comme tout retard serait préjudiciable, il est décidé d’appréhender la personne susmentionnée, membre de l’organisation illégale, conformément aux articles 20 et 21 de la Constitution et des articles 117, 119, 127 et 128 du code de procédure pénale, dans le but de procéder à une fouille corporelle sur elle et sur les personnes l’accompagnant au moment de l’interpellation, de procéder à une perquisition pendant le jour (et pendant la nuit si nécessaire conformément à l’article 118 du code de procédure pénale) aux adresses mentionnées ci-dessus et à leurs annexes, et de procéder à une fouille corporelle des personnes présentes aux adresses et, le cas échéant, dans les véhicules qu’elle conduit, de saisir les éléments ou les objets de délit, de faire examiner, par les unités compétentes, tous documents et matériel de communications et d’informatiques. »
10. Le 22 novembre 2011, les membres de la police judiciaire arrêtèrent Ü.S. à son domicile. Le même jour, ils effectuèrent une perquisition au bureau d’Ü.S., qu’il partageait à cette époque avec les requérants.
11. La perquisition se déroula en présence d’un substitut du procureur général, d’un représentant du Barreau d’Istanbul et de la requérante Mme Mihriban Kırdök, l’une des avocats partageant le bureau en question.
12. À la fin de la perquisition, les agents de police firent une copie de l’ensemble des données stockées sur le disque dur de l’ordinateur utilisé conjointement par tous les avocats partageant le bureau et l’emportèrent avec eux. Ils prirent également une copie de la clé USB qui appartenait à la requérante Mme Meral Hanbayat Yeşil[2]. Le disque dur sur lequel étaient copiées les données saisies lors de la perquisition a été mis dans un sac spécial de la police, dont l’ouverture fut scellée en présence de toutes les parties.
13. Les personnes présentes lors de ladite perquisition, y compris la requérante Mme Kırdök, signèrent le rapport. Cependant, la requérante Mme Kırdök ajouta ses réserves dans le rapport et s’opposa notamment à la saisie de la copie du disque dur de l’ordinateur et d’une clé USB en indiquant que les fichiers saisis sur le disque dur de l’ordinateur du bureau, utilisé conjointement par tous les avocats, appartenaient très majoritairement aux avocats autres qu’à Ü.S. Ce dernier n’avait que très peu de fichiers dans cet ordinateur, et les fichiers sur la clé USB n’étaient que les documents de travail de Mme Hanbayat Yeşil[3]. La requérante Mme Kırdök ajouta également que le mandat de perquisition en cause, puisqu’il portait sur les locaux professionnels des avocats, aurait dû être délivré par la formation de trois juges de la cour d’assises et non pas par un seul juge assesseur.
14. Les requérants soutiennent que le 23 novembre 2011, les conseils d’Ü.S. dont les requérantes Mihriban Kırdök et Meral Hanbayat Yeşil[4], portèrent opposition devant la cour d’assises contre l’ordonnance du 21 novembre 2011. Ils alléguèrent de la nullité de l’ordonnance délivrée par un seul juge, en s’appuyant sur le fait que la loi exigeait que cette mesure soit décidée par la cour elle-même (composée de trois juges en l’espèce). Ils contestèrent également l’ordonnance en question en formulant l’objet de la recherche d’une façon très vague, cela concédait à la police un pouvoir de discrétion extrêmement large, aboutissant à l’arbitraire. Le Gouvernement fait observer qu’une telle opposition ne se trouve pas dans le dossier de l’enquête engagée contre Ü.S.
15. Dans sa déposition faite le 25 novembre 2011 devant le procureur de la République, Ü.S. indiqua que les données numériques saisies lors de la perquisition en cause ne lui appartenaient point.
16. Le 7 décembre 2011, les requérants firent une opposition en leur nom propre devant la cour d’assises, en demandant en particulier le retour ou la destruction immédiats des données numériques saisies lors de la perquisition en cause et n’appartenant pas à l’avocat Ü.S., suspect dans la procédure pénale. Ils firent valoir devant la cour d’assises qu’il n’y avait aucune ordonnance permettant la saisie des données numériques leur appartenant, que ces données concernaient les actions qu’ils ont intentées au nom de leurs clients devant les juridictions nationales ou devant la Cour, que ces données étaient protégées par le secret professionnel des avocats basé sur la confidentialité entre avocats et clients.
17. Le 12 décembre 2011, le procureur de la république d’Istanbul présenta ses observations à la cour d’assises sur l’opposition du 7 décembre 2011, en l’invitant à rejeter la demande de retour ou de destruction des données saisies, à ce stade de l’enquête pénale engagée contre Ü.S. Il y indiqua que les données saisies n’avaient fait pour le moment l’objet d’aucun examen quant à leur appartenance, qu’un retour aux requérants pourraient empêcher le recueil des éléments de preuve à charge comme à décharge d’Ü.S. et que ces données numériques seraient rendues de toute façon aux requérants immédiatement après leur examen.
18. Le 19 décembre 2011, la cour d’assises, considérant que l’opposition formulée par les requérants en date du 7 décembre 2011 était dirigée contre l’ordonnance délivrée le 21 novembre 2011 par le juge assesseur et que ladite ordonnance avait été rendue conformément à la loi et à la procédure, rejeta les demandes des requérants visant le retour ou la destruction immédiats des données numériques saisies lors de la perquisition en cause.
19. Le 3 avril 2012, le parquet d’Istanbul présenta un acte d’accusation devant la cour d’assises contre plusieurs avocats, dont Ü.S., en leur reprochant d’avoir assuré la communication d’informations entre Abdullah Öcalan et ses ex-organisations illégales, le PKK et le KCK. Selon le parquet, Ü.S. aurait contribué à ce réseau de communication au sein des organisations illégales lors de sa visite du 7 avril 2010 à la prison d’İmralı. À la date de l’introduction de la requête, l’action pénale était pendante devant la cour d’assises d’Istanbul.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
20. La loi no 1136 sur la profession d’avocat prévoit dans son article 36 le devoir des avocats de garder le secret professionnel :
« Il est interdit aux avocats de divulguer des informations sur des faits qui leur avaient été confiées ou qu’ils avaient appris à l’occasion de leur devoir de représenter leur clients ou de leurs activités au sein de l’Union des barreaux de Turquie ou des organes de leurs barreaux. »
Les avocats ne peuvent témoigner pour révéler des faits cités au premier alinéa que sur approbation de leur client. Cependant, ils peuvent refuser de témoigner, malgré l’approbation de leur client. Le refus de l’avocat de témoigner ne peut aucunement entraîner sa responsabilité civile ou pénale. »
21. Selon l’article 58 de la loi no 1136 ainsi libellé:
« (...) les bureaux et les domiciles des avocats ne peuvent faire l’objet d’une perquisition que sur décision d’une tribunal, qu’en connexion avec le fait mentionné dans cette décision et que sous contrôle du procureur de la République et qu’avec la participation du représentant du barreau concerné. (...) ».
22. L’article 130 du code de procédure pénale, portant entre autres sur les perquisitions et les saisies dans les bureaux d’avocat, se lit comme suit :
Article 130
« (1) Les bureaux d’avocat ne peuvent faire l’objet d’une perquisition que sur une décision de justice et qu’en cas de lien avec les faits indiqués dans cette décision et sous le contrôle du procureur général. Le président du barreau ou un avocat qui le représente doit être présent au moment de ladite perquisition.
(2) Si l’avocat, dont le bureau fait l’objet d’une perquisition, ou le président du barreau ou un avocat qui le représente, fait objection en indiquant que les éléments à saisir à la fin de la perquisition ont trait aux relations professionnelles entre l’avocat et ses clients, ces articles doivent être placés dans une enveloppe ou un colis séparé et scellés par les participants. Au cours de la phase d’instruction, le juge de la paix et au cours de la phase de jugement le tribunal ou son juge assesseur sont invités à prendre la décision sur ce point. Si le juge constate que les objets saisis concernent la relation professionnelle entre l’avocat et son client, ces éléments doivent être immédiatement rendus à l’avocat et les procès-verbaux constatant cette opération sont détruits. Les décisions mentionnées dans cet alinéa doivent être rendues dans les 24 heures.
(...) »
23. L’article 141 § 1 du CPP dispose :
Article 141 § 1
« Peut demander réparation de ses préjudices (...) à l’État, toute personne (...) :
(...)
i. contre laquelle une perquisition est ordonnée et celle-ci est mise en œuvre d’une façon disproportionnée ;
(...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION, PRIS SEUL ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
24. Les requérants se plaignent que le secret professionnel des avocats basé sur la confidentialité de leurs relations avec leurs clients a été enfreint puisque les fichiers numériques concernant les affaires de ces derniers ont été copiés par les autorités judiciaires lors d’une perquisition et que ces copies ont été saisies même si elles n’étaient pas pertinentes pour l’enquête pénale menée contre un autre avocat.
25. La Cour estime qu’il convient d’examiner les griefs des requérants d’abord sur le terrain de l’article 8 de la Convention, qui se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
26. Le Gouvernement soutient en premier lieu qu’en l’absence d’une identification définitive de l’appartenance des fichiers informatiques saisis lors de la perquisition en cause, l’article 8 de la Convention ne puisse trouver application dans le cas des requérants.
27. Le Gouvernement excipe aussi du non-épuisement des voies de recours internes. Il estime que les requérants auraient dû introduire un recours en indemnisation sur le fondement de l’article 141 du code de procédure pénale en vue d’obtenir une réparation pécuniaire pour préjudice subi en raison d’une perquisition menée d’une façon disproportionnée.
28. Toujours quant à l’épuisement des voies de recours internes, le Gouvernement soutient que les requérants auraient dû faire une opposition contre l’ordonnance de perquisition sur la base de l’article 130 du code de procédure pénale.
29. Les requérants contestent ces exceptions.
30. La Cour estime que les exceptions présentées par le Gouvernement soulèvent des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans les droits et libertés des requérants protégés par l’article 8 de la Convention et éventuellement de la légalité de cette ingérence. Elle décide donc de les joindre au fond.
31. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Sur l’existence d’une l’ingérence
32. Les requérants soutiennent que les fichiers saisis sur le disque dur de l’ordinateur et sur la clé USB se trouvant dans leur cabinet d’avocats concernaient les affaires judiciaires qu’ils poursuivaient au nom de leurs clients et n’appartenaient pas à Ü.S. contre lequel la perquisition avait été ordonnée. Ils soutiennent que le rejet de leur demande de récupérer ou de voir détruites lesdites données informatiques a constitué une atteinte à leur secret professionnel d’avocats basé sur la confidentialité entre eux et leurs clients.
33. Le Gouvernement soutient que le contenu des données électroniques saisies lors de la perquisition n’a pas encore été examiné et qu’il n’est pas définitivement établi que ces fichiers appartenaient aux requérants, tel que réclamés par ces derniers. Il estime donc qu’on ne saurait parler d’une ingérence aux droits et libertés des requérants protégés par l’article 8 de la Convention, qui ne saurait trouver, pour cette raison, application en l’espèce.
34. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, des saisies opérées dans les bureaux ou les cabinets des avocats s’analysent en une ingérence dans le droit au respect du domicile et de la correspondance protégé par l’article 8 de la Convention (Buck c. Allemagne, no 41604/98, §§ 31‑32, CEDH 2005‑IV, et Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, §§ 30‑33, série A no 251‑B). De plus, le terme « correspondance » recouvre aussi des disques durs informatiques (Petri Sallinen et autres c. Finlande, no 50882/99, § 71, 27 septembre 2005) et des données électroniques, fichiers informatiques et messagerie (en ce qui concerne la fouille et la saisie des données électroniques, Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH c. Autriche, no 74336/01, § 66-68, CEDH 2007‑IV, Robathin c. Autriche, no 30457/06, § 39, 3 juillet 2012, et Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services c. France, nos 63629/10 et 60567/10, §§ 69-70, 2 avril 2015) d’un cabinet d’avocats.
35. La Cour constate en l’espèce que les autorités judiciaires avaient pris connaissance, dès le jour de la perquisition, que les données électroniques en cause appartenaient majoritairement aux requérants. En premier lieu, ces données ont été saisies dans le bureau d’avocats utilisé professionnellement par les requérants. En deuxième lieu, même s’ils partageaient ce bureau avec un autre avocat, Ü.S., qui faisait l’objet de poursuites pénales, les requérants ont clairement fait savoir aux autorités judiciaires concernées que ces données électroniques leur appartenaient et implicitement, par conséquent, qu’elles étaient protégées par le secret professionnel. Tout d’abord, la requérante Mme Kırdök, présente lors de la perquisition, a mis une remarque dans le procès-verbal de la perquisition dans ce sens. Puis, dans leur demande commune tendant à récupérer les copies en cause, les requérants ont explicitement invoqué le secret professionnel et ont affirmé devant la cour d’assises que ces données concernaient principalement les procédures qu’ils avaient engagées devant les instances judiciaires au nom de leurs clients. En dernier lieu, lors de l’enquête pénale engagée contre lui, Ü.S. a précisé, de son côté, que les données informatiques saisies lors de la perquisition ne lui appartenaient pas.
36. La Cour estime sur ce point que le seul fait de retenir au sein des autorités officielles une copie des données électroniques saisies dans le cabinet d’avocats des requérants a constitué en soi une ingérence aux relations de ceux-ci avec leurs clients, protégées par le secret professionnel. Elle considère que, contrairement à ce que semble suggérer le Gouvernement, il n’est pas nécessaire que lesdites données soient absolument déchiffrées, transcrites et officiellement attribuées aux requérants pour qu’il y ait une ingérence aux droits de ceux-ci protégés par l’article 8. En fait, il n’y aurait plus de secret professionnel d’avocats-clients si les autorités officielles demeuraient en possession d’une copie de ces données protégées par ledit secret.
37. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur « correspondance » au sens de l’article 8.
38. Pour les mêmes motifs, la Cour rejette également l’exception du Gouvernement tirée de l’inapplicabilité de l’article 8 de la Convention dans la présente affaire.
39. La Cour doit donc à présent déterminer si l’ingérence dans le droit des requérants au respect de leur correspondance et de leur domicile a rempli les conditions posées par le paragraphe 2 de l’article 8.
2. Sur la justification de l’ingérence
a. Arguments des parties
40. Les requérants soutiennent que le mandat de perquisition délivré à l’égard de Ü.S. manquait de précisions quant à l’objet de la perquisition et que son étendue extrêmement large a entraîné la saisie de tous leurs documents, y compris ceux portant sur leurs relations avec leurs clients.
41. Les requérants font observer que leur recours mettant en cause la régularité des actes effectués lors de la perquisition a été définitivement rejeté par la cour d’assises en date du 19 décembre 2011. Ils soutiennent également que les juridictions, appelées à examiner leurs griefs concernant l’atteinte au secret professionnel d’avocats-clients, ont évité de se prononcer sur ce point, ne prenant pas au sérieux les allégations d’une atteinte à leurs droits énoncés par l’article 8 de la Convention. Les autorités n’auraient pas respecté non plus les garanties légales prévoyant que les données saisies lors de la perquisition devraient être examinés par le juge concerné pour savoir si c’est le cas, et dans l’affirmative, ces données devraient être rendues aux avocats, les décisions y relatives devant être prises dans un délai de 24 heures.
42. Le Gouvernement soutient que la procédure suivie lors de la perquisition était conforme à la loi. L’ordonnance de perquisition, dont la validité était limitée dans le temps et qui faisait suite à une trentaine de poursuites pénales déclenchées contre Ü.S., indiquait clairement les locaux et les personnes visées par cette mesure. La perquisition, menée dans la journée, en présence d’un procureur et d’un avocat représentant le barreau d’Istanbul, aurait abouti à un procès-verbal signé par toutes les personnes présentes et contenait en détail les oppositions des requérants. Le Gouvernement affirme également que d’après un examen effectué par la direction de sûreté, il s’était avéré que le matériel saisi contenait entre autres des documents qui pourraient passer comme des outils de propagande en faveur d’une organisation terroriste, le PKK.
b. L’appréciation de la Cour
i. L’ingérence était-elle prévue par la loi ?
43. La Cour rappelle qu’une ingérence ne saurait passer pour « prévue par la loi » que si, d’abord, elle a une base en droit interne. Dans un domaine couvert par le droit écrit, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (par exemple, Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH c. Autriche, no 74336/01, § 53, CEDH 2007‑IV). Elle rappelle aussi que les mots « prévue par la loi » ont trait à la qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user des termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (voir, par exemple, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 81, 14 septembre 2010, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).
44. La Cour note que la loi turque prévoit que les perquisitions ne peuvent porter que sur des faits faisant l’objet d’une enquête pénale et que le juge restitue rapidement aux avocats les données informatiques saisies dans les bureaux des avocats, au cas où les avocats l’informeraient que ces données relèvent du secret professionnel.
45. En l’espèce, la Cour note, à l’instar du Gouvernement, que l’ordonnance de perquisition, qui faisait suite à des poursuites pénales déclenchées contre Ü.S., indiquait les locaux et les personnes visées par cette mesure et que la perquisition, menée dans la journée, en présence d’un procureur et d’un avocat représentant le barreau d’Istanbul, a abouti à la saisie de données informatiques placées dans un sac scellé et à la rédaction d’un procès-verbal signé par toutes les personnes présentes, conformément à la législation en vigueur.
46. Quant au refus des autorités judiciaires de restituer aux requérantes ou de détruire les données informatiques saisies lors de la perquisition en cause, la Cour observe que la requérante Mme Kırdök, présente lors de la perquisition, a clairement indiqué que les documents sur l’ordinateur de bureau et la clé USB dont les copies ont été saisies contenaient principalement les documents de travail des trois avocats, elle-même et les autres requérants, mais pas ceux d’Ü.S. faisant l’objet d’une enquête pénale, sans préciser explicitement, semble-t-il, que ces documents relevait du secret professionnel d’avocats. Les requérants ont invoqué clairement le secret professionnel dans leur recours du 7 décembre 2011. Cependant, leurs documents ne leur ont pas été restitués, ni ont été détruits, et leur recours a été rejeté par la cour d’assises au motif que la procédure suivie était conforme à la loi.
47. La Cour considère que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour les requérants du refus des autorités nationales de rendre ou de détruire leurs données informatiques saisies dans le cadre d’une instruction ouverte contre un tiers alors que les requérants étaient avocats de profession et ils invoquaient le secret professionnel. Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 59 ci-dessous), la Cour juge qu’il n’est pas nécessaire de trancher cette question.
ii. « But légitime » de l’ingérence
48. La Cour peut accepter que les dispositions de procédures pénales nationales mises en application en l’espèce et régissant les perquisitions dans les bureaux d’avocats, tout en préservant le secret professionnel de ces derniers, poursuivaient les buts légitimes que sont la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection des droits et libertés d’autrui. Cependant, la question de savoir si cela était le cas en l’espèce sera examinée ci-dessous dans la partie concernant la nécessité d’une telle mesure dans une société démocratique.
iii. ingérence nécessaire dans une société démocratique
49. La Cour rappelle que les mesures imposant aux avocats un certain nombre d’obligations susceptibles de concerner les relations avec leurs clients, par exemple dans le cadre de la lutte contre les infractions pénales, doivent être impérativement encadrées d’une façon stricte, les avocats occupant une situation centrale dans l’administration de la justice (voir, inter alia, Heino c. Finlande, no 56720/09, § 43, 15 février 2011, et Kolesnichenko c. Russie, no 19856/04, § 31, 9 avril 2009).
50. Quant au cas particulier des saisies opérées dans le cabinet d’un avocat, la Cour rappelle qu’elles doivent impérativement être assorties des garanties spéciales de procédure, puisque ces saisies portent incontestablement atteinte au secret professionnel, qui est la base de la relation de confiance qui existe entre l’avocat et son client. D’ailleurs, la protection du secret professionnel fait partie des droits de la défense au sens de l’article 6 de la Convention : elle est notamment le corollaire du droit qu’a le client d’un avocat de ne pas contribuer à sa propre incrimination, ce qui présuppose que les autorités cherchent à fonder leur argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions, au mépris de la volonté de l’« accusé » (voir, inter alia, Niemietz, précité, § 37, et André et autre c. France, no 18603/03, §§ 41-42, 24 juillet 2008).
51. En ce qui concernent les garanties spéciales de procédure devant être assorties à ces mesures de saisie chez un avocat, la Cour rappelle en premier lieu qu’elles doivent être encadrées par des règles prévisibles particulièrement claires et précises quant à leur adoption et leur mise en application (Petri Sallinen et autres, précité, § 90, et Wolland c. Norvège, no 39731/12, § 62, 17 mai 2018). La Cour rappelle en deuxième lieu que ces mesures doivent faire l’objet d’un contrôle particulièrement rigoureux (par exemple, Heino, précité, § 43). Surtout, la législation et la pratique doivent offrir des garanties adéquates et suffisantes contre les abus et l’arbitraire (Iliya Stefanov c. Bulgarie, no 65755/01, § 38, 22 mai 2008). Saisi d’allégations motivées selon lesquelles des documents précisément identifiés avaient été saisis alors qu’ils relevaient de la confidentialité avocat-client, le juge doit effectuer un « contrôle concret de proportionnalité » et ordonner, le cas échéant, leur restitution (Vinci Construction and GTM Génie Civil et Services c. France, nos 63629/10 et 60567/10, § 79, 2 avril 2015).
52. En l’espèce, la Cour constate que les requérants, de profession avocat, n’étaient pas visés eux-mêmes par une enquête pénale, mais qu’ils partageaient leurs bureaux avec un autre avocat qui faisait l’objet des poursuites pénales dans le cadre desquelles la perquisition litigieuse avait été ordonnée. Les requérants ont fait valoir devant les autorités judiciaires que les données électroniques saisies lors de cette perquisition, à savoir celles sur le disque dur de l’ordinateur de bureau (indiqué au début comme ayant l’usage collectif, ensuite indiqué comme ayant l’usage exclusif des requérants) et sur la clé USB, leur appartenaient et relevaient de leur secret professionnel entre avocats et clients.
53. La Cour note d’emblée que le juge assesseur de la cour d’assises d’Istanbul, dans son ordonnance de perquisition en question délivrée le 21 novembre 2011 (voir paragraphe 9 ci-dessus), a indiqué d’une façon large l’étendue des perquisitions, en énonçant le but de cette opération comme « recueillir les éléments de preuve et saisir les objets » qui pourraient montrer que le suspect (Ü.S.) menait des activités au sein de l’organisation terroriste KCK/PKK. En effet, l’ordonnance ne précisait pas quels objets ou documents concrets ou spécifiques devraient être trouvés aux adresses mentionnées, y compris au cabinet d’avocats des requérants, ni comment ces éléments seraient pertinents pour l’enquête pénale concernée. L’ordonnance en question a permis ainsi aux autorités chargées de l’enquête d’examiner, en termes généraux, toutes les données électroniques se trouvant dans les bureaux des requérants, sans tenir spécialement compte qu’il s’agissait d’un cabinet d’avocats et qu’il pourrait y avoir des documents déposés par les clients à leur conseils (voir Kolesnichenko c. Russie, précité, § 33).
54. La Cour observe en outre que l’ampleur large de l’ordonnance s’est reflétée dans la manière dont elle a été exécutée. Bien qu’un représentant du barreau d’Istanbul et l’une des requérants, Mme Kırdök, aient assisté à la perquisition et que les données saisies aient été placées dans un sac scellé, aucune autre mesure de protection spéciale n’était en place contre l’ingérence dans le secret professionnel. En effet, aucune procédure de filtrage des documents ou des données électroniques protégés par le secret professionnel ne semble pas être suivie et/ou aucune interdiction explicite de saisir des données protégées par ce secret n’avaient été imposées pendant la perquisition en cause (voir Kolesnichenko c. Russie, précité, § 34, et Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH, précité, § 63). Au contraire, l’ensemble des données se trouvant sur le disque dur de l’ordinateur utilisé conjointement par les avocats qui partageaient les locaux ainsi que sur une clé USB ont été saisies (voir paragraphe 12 ci-dessus).
55. La Cour observe ensuite qu’une fois le secret professionnel des relations avocats-clients invoqué et le retour des données électroniques saisies demandé, la loi imposait aux autorités judiciaires une obligation de procéder rapidement à un examen des données saisies, et, le cas échéant, de restituer aux intéressés ou de détruire les données protégées par ce secret. Cependant, la législation et la pratique du droit national n’étaient pas claires sur les conséquences attribuées à un éventuel manquement par les autorités judiciaires à cette obligation.
56. En effet, la cour d’assises a définitivement refusé la restitution ou la destruction des copies saisies des données en cause, avec une motivation mentionnant seulement la régularité des actes de perquisition effectués dans les bureaux, en laissant sans réponse l’allégation spécifique d’une atteinte à la confidentialité des relations avocats-clients. Il ressort du dossier que la cour d’assises aurait implicitement accepté les raisons soulevées par le parquet pour justifier le refus du retour des données saisies, à savoir ces données n’étant pas encore transcrites, on ne pouvait savoir à qui elles appartenaient exactement. La Cour considère qu’un tel motif de rejet n’est non seulement pas clairement prévu par la loi, mais s’avère également contraire à l’essence du secret professionnel protégeant les relations avocats-clients. En tout état de cause, on ne saurait conclure que l’examen de la demande des requérants par les autorités judiciaires ait été en conformité avec l’obligation d’assurer un contrôle particulièrement rigoureux des mesures concernant les données relevant du secret professionnel des avocats.
57. Pour ce qui est en particulier du recours en vertu de l’article 141 du code de procédure pénale, spécialement mentionné par le Gouvernement, la Cour estime qu’un tel recours pour une mise en cause de la responsabilité de l’État, de nature indemnitaire, se distingue clairement d’un recours en nullité d’une saisie litigieuse et, partant, il n’aurait pas été de nature à permettre le retour ou la destruction des copies relevant du secret professionnel, tels que recherchés par les requérants, de sorte que l’on ne peut y voir un « contrôle efficace » au sens de l’article 8 (mutatis mutandis, Xavier Da Silveira c. France, no 43757/05, § 48, 21 janvier 2010).
58. A la lumière de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention, les mesures imposées aux requérants quant à la saisie de leurs données électroniques et au refus de les restituer ou de les détruire n’ayant répondu à aucun besoin social impérieux, qu’elles n’étaient pas, en tout état de cause, proportionnées aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elles n’étaient pas nécessaire dans une société démocratique.
59. En l’absence de garanties procédurales suffisantes dans la loi telle qu’interprétée et appliquée par les autorités judiciaires en l’espèce, la Cour considère que nulle question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 13 de la Convention, les griefs y afférents se confondant avec le grief tiré de l’article 8 de la Convention.
60. Partant, la Cour, à la lumière de ses considérations exposées aux paragraphes 55‑58 ci-dessus, conclut aussi au rejet des exceptions tirées du défaut d’épuisement des voies de recours internes et à la violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
61. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
62. Les requérants réclament pour chacun 3 500 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi.
63. Le Gouvernement estime ces prétentions excessives.
64. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 3 500 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
65. Les requérants demandent également 3 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Ils fournissent copie de contrat qu’ils ont conclu avec leur conseil qui les représente dans la procédure devant la Cour.
66. Le Gouvernement estime que ces prétentions ne sont pas assez documentées et, en tout état de cause, excessives.
67. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour accorde à l’ensemble des requérants la somme totale de 3 000 EUR pour tous frais confondus pour la procédure devant la Cour.
C. Intérêts moratoires
68. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond les exceptions soulevées par le Gouvernement et les rejette ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 3 000 EUR (trois mille euros) à l’ensemble des requérants, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 décembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident
* * *
[1]1. Rectifié le 24 mars 2020 : le nom était le suivant : « Hanbayat ».
[2]2. Rectifié le 24 mars 2020 : le nom était le suivant : « Hanbayat ».
[3]3. Rectifié le 24 mars 2020 : le nom était le suivant : « Hanbayat ».
[4]4. Rectifié le 24 mars 2020 : le nom était le suivant : « Hanbayat ».