DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KAVALA c. TURQUIE
(Requête no 28749/18)
ARRÊT
Art 15 • Dérogation •Limites
Art 5 § 1 (c) • Détention sur la base de soupçons des infractions de tentative de renversement « par la force et la violence » du gouvernement ou de l’ordre constitutionnel • Absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant de desseins violents • Dossier recensant des faits relevant du simple exercice de droits garantis par la Convention ou du militantisme normal d’un défenseur des droits de l’homme • Dérogation ne pouvant aboutir à supprimer toute exigence de plausibilité des soupçons
Art 5 § 4 • Contrôle à « bref délai » • Délai long insuffisamment justifié par l’engorgement exceptionnel de la Cour constitutionnelle après l’instauration de l’état d’urgence • Périodes significatives de lenteurs avant comme après la levée de l’état d’urgence
Art 18 • Détention prolongée d’un défenseur des droits de l’homme dans le but inavoué de le réduire au silence • Effet dissuasif sur la société civile
Art 46 • Exécution des arrêts • Mesures individuelles • Libération immédiate du requérant
STRASBOURG
10 décembre 2019
DÉFINITIF
11/05/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
Table des matières
PROCÉDURE
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Les événements de Gezi
1. Contexte général
2. Informations transmises par le Gouvernement
3. Informations transmises par la Commissaire aux Droits de l’homme
B. La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et la déclaration d’état d’urgence
C. Le placement en détention provisoire du requérant
D. Prolongation de la détention provisoire
E. L’acte d’accusation du 19 février 2019
1. Première partie de l’acte d’accusation
2. Deuxième partie de l’acte d’accusation
3. Troisième partie de l’acte d’accusation
F. Recours individuel du requérant devant la Cour constitutionnelle
G. Autres éléments communiqués par le requérant
H. Saisine du Groupe de travail sur la détention arbitraire du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution turque
B. Les dispositions pertinentes du Code pénal (CP)
C. Les dispositions pertinentes du Code de procédure pénale (CPP)
D. Les décrets-lois nos 667 et 668
III. LES TEXTES DU CONSEIL DE L’EUROPE
IV. LA PROCÉDURE D’ACTION URGENTE ET LE GROUPE DE TRAVAIL SUR LA DETENTION ARBITRAIRE
V. LA NOTIFICATION DE DÉROGATION DE LA TURQUIE
EN DROIT
I. SUR L’OBJET DE LA REQUÊTE
II. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE
III. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT
A. Sur l’exception tirée de l’article 35 § 2 b) de la Convention
B. Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION
A. Sur la recevabilité
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
2. Les tiers intervenants
3. Appréciation de la Cour
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON DE L’ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
A. Sur la recevabilité
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
2. Les tiers intervenants
C. L’appréciation de la Cour
1. Principes pertinents
2. Application de ces principes au cas d’espèce
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION
A. Sur la recevabilité
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
2. Les tiers intervenants
3. L’appréciation de la Cour
VII. AUTRES GRIEFS TIRÉS DE L’ARTICLE 5 §§ 3 ET 4 DE LA CONVENTION
VIII. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
CONCURRING OPINION OF JUDGE BOŠNJAK
PARTLY CONCURRING AND PARTLY DISSENTING OPINION OF JUDGE YÜKSEL
En l’affaire Kavala c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Arnfinn Bårdsen,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 15 octobre et 12 novembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 28749/18) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Osman Kavala (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 juin 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me K. Bayraktar, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Invoquant l’article 5 de la Convention, le requérant alléguait notamment dans sa requête que les autorités l’avaient arrêté et placé en détention provisoire de manière injustifiée et de mauvaise foi. Il reprochait également à la Cour constitutionnelle de ne pas avoir statué à bref délai sur la régularité et la légalité de sa détention provisoire. Sur le terrain de l’article 18 de la Convention, il estimait que ses droits avaient été restreints dans des buts autres que ceux prévus par la Convention. À cet égard, il soutenait que la mesure de détention ordonnée à son encontre constituait une sorte de harcèlement judiciaire, dont le but était d’avoir un effet dissuasif sur les défenseurs des droits de l’homme.
4. Le 23 août 2018, la Cour a fait droit à la demande de traitement prioritaire dont le requérant l’avait saisie en application de l’article 41 du règlement de la Cour. À cet égard, selon sa nouvelle politique de priorisation ayant pris effet le 22 mai 2017, les affaires relatives à la privation de liberté d’un requérant en conséquence directe d’une violation alléguée de droits consacrés par la Convention, telles que celle en l’espèce, doivent être traitées en priorité.
5. Le 30 août 2018, les griefs formulés sur le terrain de l’article 5 §§ 1 c), 3 et 4, et de l’article 18 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
7. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« la Commissaire aux droits de l’homme ») a exercé son droit de prendre part à la procédure et a présenté des observations écrites (article 36 § 3 de la Convention et article 44 § 2 du règlement de la Cour).
8. Des observations écrites ont également été adressées à la Cour par les organisations non gouvernementales suivantes : PEN International, le Projet de Soutien aux Contentieux des Droits de l’Homme en Turquie (Turkey Human Rights Litigation Support Project) et l’Association pour la liberté d’expression (« les organisations non gouvernementales intervenantes »). Le Président de la Section a autorisé les organisations en question à intervenir en vertu des articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement de la Cour.
9. Tant le Gouvernement que le requérant ont répondu aux observations des parties intervenantes.
10. Le 25 juin 2019, le Gouvernement a soumis des observations supplémentaires et a informé la Cour que la Cour constitutionnelle avait décidé de rejeter le recours individuel du requérant. Par une lettre du 26 juin 2019, la Cour a invité le requérant à soumettre ses commentaires à ce sujet. Le requérant n’a pas soumis d’observations sur ce point. Le 10 juillet 2019, le Gouvernement a envoyé une copie de l’arrêt de la Cour constitutionnelle.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
11. Le requérant est né en 1957 et réside à Istanbul. Il est actuellement détenu.
12. Homme d’affaires, le requérant est un défenseur des droits de l’homme en Turquie. Il a contribué à la création de nombreuses organisations non gouvernementales (« ONG ») et initiatives de la société civile actives dans les domaines des droits de l’homme, de la culture, des études sociales, de la réconciliation historique et de la protection de l’environnement.
En 2002, il a créé la société anonyme Anadolu Kültür, qui œuvre en faveur de la paix, de la réconciliation et des droits de l’homme en soutenant des initiatives artistiques et culturelles organisées notamment en dehors des grands centres culturels de Turquie. Plusieurs projets de cette ONG, menés en collaboration avec les autorités locales turques, ont reçu le soutien de nombreuses fondations d’art de renommée mondiale ainsi que de l’Union européenne.
13. Dans ses observations écrites, la Commissaire aux droits de l’homme explique que le requérant est un partenaire de confiance et de longue date de nombreuses institutions internationales œuvrant dans le domaine des droits de l’homme en Turquie, y compris du bureau du Commissaire. Elle indique qu’à l’instar des trois commissaires qui l’ont précédée depuis la création du bureau, elle est en contact avec de nombreuses ONG cofondées par le requérant. Elle considère que l’intéressé et ses ONG sont des sources d’information fiables et objectives en ce qui concerne la situation des droits de l’homme en Turquie, et qu’ils ont toujours fait preuve du plus haut degré de professionnalisme, de dévouement et de respect des droits de l’homme. Elle ajoute que jamais au cours de leurs nombreux échanges, ni elle ni ses prédécesseurs n’ont relevé de leur part un quelconque signe d’incitation à la violence ou à la criminalité, ni aucun propos visant à justifier ou à banaliser la violence.
14. Le requérant fut arrêté à Istanbul le 18 octobre 2017. Il était soupçonné d’avoir commis deux infractions relevant des articles 312 (tentative de renversement du Gouvernement) et 309 (tentative de renversement de l’ordre constitutionnel) du code pénal (« CP »). Les chefs d’accusation retenus contre lui étaient liés aux événements de Gezi, qui s’étaient déroulés entre mai et septembre 2013 (art. 312 du CP), et à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 (art. 309 du CP).
A. Les événements de Gezi
1. Contexte général
15. En septembre 2011, le conseil métropolitain d’Istanbul (Istanbul Büyükşehir Belediye Meclisi) adopta un projet de piétonisation de la place Taksim, à Istanbul, dans le cadre duquel il était prévu de recouvrir les voies de circulation situées alentour et de reconstruire, pour y installer un centre commercial, une caserne qui avait été démolie en 1940. La caserne en question devait être érigée à la place du parc de Gezi, l’un des rares espaces verts du centre d’Istanbul. Des associations professionnelles, dont l’ordre des architectes et l’ordre des architectes paysagistes, engagèrent une multitude de procédures administratives en vue d’obtenir l’annulation du projet. En 2012, plusieurs manifestations contre la destruction programmée du parc de Gezi furent organisées. Des collectifs regroupant associations, syndicats, associations professionnelles et partis politiques — dont le collectif « Solidarité Taksim » (Taksim Dayanışma) — furent créées à des fins de coordination et d’organisation du mouvement protestataire.
16. À la suite du démarrage des travaux de démolition du parc de Gezi, le 27 mai 2013, une cinquantaine de militants écologistes et de riverains investirent le lieu pour empêcher sa destruction. Au début, les mouvements de protestation étaient menés par des écologistes et des riverains s’opposant à la suppression de ce parc. Le 31 mai 2013, cependant, les forces de police intervinrent violemment afin de déloger les personnes qui occupaient les lieux. Il y eut des heurts entre les forces de l’ordre et les manifestants. Les événements prirent alors de l’ampleur en juin et en juillet et se propagèrent à de nombreuses villes de Turquie, prenant la forme de réunions et de manifestations qui furent parfois le théâtre d’affrontements violents. Quatre civils et deux policiers perdirent la vie, et des milliers de personnes furent blessées.
2. Informations transmises par le Gouvernement
17. Le Gouvernement considère que les événements qui se sont déroulés au parc de Gezi (« les événements de Gezi ») trouvent certes leur origine dans un mouvement d’opposition aux décisions sur l’avenir du parc et au recours à la force par les forces de l’ordre, mais qu’ils se sont ensuite transformés en une insurrection (« kalkışma ») soutenue par de nombreuses organisations terroristes. À cet égard, il allègue que des drapeaux et affiches d’organisations terroristes, dont le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) ou encore le DHKP-C (Front du parti révolutionnaire de libération du peuple), furent brandis dans plusieurs zones de manifestation, et que des membres de ces organisations se mêlèrent aux manifestants afin de semer la terreur.
18. Le Gouvernement indique également que les événements de Gezi se déroulèrent entre le 28 mai et le 25 septembre 2013, et que 3 611 208 personnes y participèrent. Il ajoute que 5 513 personnes furent arrêtées et 189 placées en détention, que 697 agents de la force publique et 4 329 civils furent blessés, et que quatre civils et deux policiers périrent. Il dit que des manifestants violents commirent de nombreux actes de vandalisme, visant selon les données officielles 292 entreprises, 116 véhicules de police, 271 véhicules privés, 14 bâtiments appartenant au Parti de la justice et du développement (le parti au pouvoir, « l’AKP »), ainsi que de nombreux bâtiments publics.
19. D’après le Gouvernement, les médias étrangers manifestèrent eux aussi un vif intérêt pour les événements, qu’ils retransmirent en direct en les présentant à la communauté internationale comme des manifestations pacifiques organisées par des groupes de défense de l’environnement, et en mettant en cause la légitimité du Gouvernement démocratiquement élu. Par ailleurs, des images falsifiées et de fausses informations diffusées sur les réseaux sociaux auraient donné l’impression que les forces de police commettaient de manière systématique des actes de torture, voire des meurtres. De plus, les parquets auraient ouvert, en lien avec les événements de Gezi, un grand nombre d’instructions pénales pour homicide, possession ou échange illicites de substances dangereuses, affichage de symboles remettant ouvertement en cause la souveraineté de l’État, diffusion de propagande en faveur d’organisations terroristes, atteintes aux biens publics, atteintes à l’intégrité physique, appartenance à une organisation terroriste armée, etc.
3. Informations transmises par la Commissaire aux Droits de l’homme
20. La Commissaire aux droits de l’homme considère que son bureau peut offrir un aperçu objectif des événements de Gezi en raison du travail considérable accompli au cours de la période pertinente. Elle explique que son prédécesseur s’est rendu en Turquie immédiatement après les événements qui se sont déroulés du 1er au 5 juillet 2013, et qu’il a rencontré non seulement divers acteurs de la société civile qui y avaient participé, mais aussi les autorités turques, dont le ministre de la Justice, le sous-secrétaire du ministère de l’Intérieur et le préfet d’Istanbul de l’époque. Elle ajoute qu’il a publié ses conclusions sur ces événements dans un rapport consacré au comportement des forces de l’ordre en Turquie (voir Report by Nils Muižnieks, Commissioner for Human Rights, following his visit to Turkey from 1 to 5 July 2013 (Rapport du Commissaire aux droits de l’homme, Nils Muižnieks, à la suite de sa visite en Turquie du 1er au 5 juillet 2013), CommDH(2013)24, 26 novembre 2013 https://rm.coe.int/1606db680).
21. D’après la Commissaire aux droits de l’homme, les événements de Gezi ont pris de l’ampleur en raison d’un recours excessif à la force contre un petit nombre de manifestants pacifiques qui, à la fin du mois de mai 2013, tentaient d’empêcher l’abattage des arbres du parc de Gezi et la construction d’un centre commercial sur la place Taksim. L’absence de couverture médiatique du début du mouvement, qui aurait été due à l’autocensure que les médias grand public se seraient imposée, constituerait un autre facteur important. La confrontation initiale entre les manifestants et les forces de l’ordre aurait provoqué dans toute la Turquie une vague de manifestations contre le Gouvernement d’une ampleur inédite tant par son étendue géographique que par le nombre de participants. À ses débuts, le mouvement aurait fédéré un large public, y compris des associations professionnelles, telles que des ordres d’architectes et d’ingénieurs, des barreaux, des associations professionnelles du secteur médical, des syndicats et plusieurs ONG menant des activités dans différents domaines, comme l’environnement, les droits des femmes, les droits des LGBTI et les droits de l’homme, ainsi que des collectifs citoyens et d’autres initiatives spontanées assurant la coordination des activités protestataires. Le collectif baptisé « Solidarité Taksim » aurait été considérée comme la plus représentative, et elle aurait joué un rôle important lors des événements. Le Commissaire aux droits de l’homme de l’époque en aurait rencontré les représentants lors de la visite susmentionnée. Le requérant n’aurait pas fait partie de ce collectif issu de la société civile.
22. La Commissaire aux droits de l’homme soutient en outre que les événements de Gezi furent marqués par des interventions brutales des forces de l’ordre. Elle indique que le bureau du Commissaire a été saisi d’un grand nombre d’allégations sérieuses, cohérentes et crédibles d’atteintes aux droits fondamentaux de manifestants ou de passants pacifiques. D’après elle, la très grande majorité de ces allégations n’a pas fait l’objet d’enquêtes judiciaires de la part des autorités nationales, les forces de l’ordre jouissant en Turquie d’une impunité persistante.
B. La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et la déclaration d’état d’urgence
23. Le requérant était également soupçonné de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel. Ce deuxième chef d’accusation était lié à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.
24. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le Parlement, le Gouvernement et le président de la République démocratiquement élus. Durant la tentative de coup d’État, les soldats contrôlés par les putschistes bombardèrent plusieurs bâtiments stratégiques de l’État, y compris le Parlement et le complexe présidentiel, attaquèrent l’hôtel où se trouvait le président de la République, prirent en otage le chef d’état-major, attaquèrent des stations de télévision et tirèrent sur des manifestants. Au cours de cette nuit marquée par des violences, plus de 250 personnes furent tuées et plus de 2 500 personnes furent blessées. Au lendemain de la tentative de coup d’État militaire, les autorités nationales accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un citoyen turc résidant en Pennsylvanie (États-Unis d’Amérique), considéré comme étant le chef présumé d’une organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation « FETÖ/PDY » (« Organisation terroriste güleniste / Structure d’État parallèle »). Par la suite, plusieurs enquêtes pénales furent engagées par les parquets compétents contre des membres présumés de cette organisation.
25. Le 20 juillet 2016, le Gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.
26. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15.
27. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, adopta trente-sept décrets‑lois (nos 667 à 703) en application de l’article 121 de la Constitution. Ces décrets-lois apportaient d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire (prolongation de la durée de la garde à vue, restrictions relatives à l’accès au dossier et à l’examen des oppositions formées contre les mesures de détention, etc.).
28. Le 18 juillet 2018, l’état d’urgence fut levé.
C. Le placement en détention provisoire du requérant
29. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 14), le requérant fut arrêté à Istanbul le 18 octobre 2017. On le soupçonnait d’avoir tenté de renverser l’ordre constitutionnel et le Gouvernement par la force et la violence.
30. Le même jour, sur demande du procureur d’Istanbul, le bureau du requérant fut perquisitionné en sa présence. Neuf clés USB, trois disques durs d’ordinateur et un téléphone portable furent saisis.
31. Le 20 octobre 2017, le 10e juge de paix d’Istanbul décida de restreindre l’examen du dossier de l’enquête conformément à l’article 153 du code de procédure pénale (« CPP »). Il estima que, compte tenu de la nature de l’infraction reprochée et des éléments de preuve versés au dossier, l’examen du dossier d’instruction par le suspect et ses avocats risquait de mettre en péril le déroulement de l’enquête.
32. Les représentants du requérant firent appel de cette décision le 1er février 2018, mais leur recours fut rejeté le 9 février 2018.
33. Dans l’intervalle, le parquet d’Istanbul décida, le 25 octobre 2017, de prolonger de sept jours la détention du requérant, conformément à l’article 91 du code de procédure pénale et aux articles 10 et 11 du décret-loi no 684 relatif aux mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence.
34. Le 30 octobre 2017, les déclarations de M.P., témoin de l’accusation, furent consignées par la police (voir également les paragraphes 36, 53 et 62 ci-dessous).
35. Le 31 octobre 2017, le requérant, assisté par ses avocats, fut interrogé à propos des accusations portées contre lui par des policiers de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Istanbul. D’après le Gouvernement, le requérant avait été informé de manière détaillée, avant son interrogatoire, des infractions qui lui étaient reprochées et des éléments de preuve qui avaient été recueillis.
36. D’après le procès-verbal d’audition, le requérant fut interrogé sur les événements de Gezi, sur ses relations avec des journalistes, des universitaires, de nombreux défenseurs des droits de l’homme et des membres ou dirigeants d’ONG, ainsi que sur ses contacts présumés avec le professeur H.J.B., ancien directeur du Wilson Center aux États-Unis. Le Gouvernement indique que le professeur H.J.B. est visé par une enquête pénale en lien avec la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, dont il est notamment soupçonné d’être l’instigateur.
Les parties pertinentes du procès-verbal de l’interrogatoire se lisent comme suit :
« [les policiers donnent lecture des déclarations de M.P., qui accuse le requérant d’agir pour le compte de G.S. [homme d’affaire américain et fondateur de l’Open Society Institute] en Turquie et d’avoir organisé et financé l’« insurrection de Gezi », et ils interrogent le requérant sur ses liens présumés avec les organisations terroristes].
Le requérant : Ce sont des propos diffamatoires dénués de fondement (...). Je travaille activement avec trois ONG, Anadolu Kültür, la Fondation pour une société ouverte et TESEV, et je participe à des réunions organisées dans le cadre des actions qu’elles mènent. En revanche, je n’ai participé à aucune réunion internationale concernant les événements de Gezi avant que ceux-ci ne se produisent. Comme vous pouvez le voir dans mes courriels, je me suis uniquement associé aux revendications pour que le parc de Gezi reste un parc public et j’ai soutenu les actions menées dans ce cadre. J’ai la conviction que les parcs sont des lieux indispensables de la vie citadine. Par ailleurs, mon bureau et le bâtiment où je suis né se trouvent dans le quartier Elmadağ, à proximité du parc ; je l’emprunte donc régulièrement lors de mes déplacements quotidiens. C’est la raison pour laquelle j’ai participé à des actions pacifiques visant à protéger l’environnement (...). Je n’ai autre but que de protéger le parc de Gezi en tant que parc public. Je n’ai aucun lien avec les organisations en question. Je suis contre les actions menées par ces organisations à d’autres fins.
Je sais que des ONG mènent des actions pour que le parc de Gezi reste un parc public. Autant que je sache, « Solidarité Taksim », le collectif créé à la suite de la participation de l’union des ordres des architectes de Turquie, a assuré l’organisation et la coordination des événements. Je ne fais pas partie de ce collectif. J’ai pris part à ce mouvement à titre personnel, et je n’ai pas pris d’initiative visant à mobiliser des ONG (...).
L’allégation selon laquelle j’ai soutenu financièrement la campagne [en question] n’est pas exacte. Ma seule contribution a consisté à fournir de jeunes arbres. On m’a précédemment accusé d’avoir mené des actions de collecte de fonds pour l’achat de masques à gaz. À la suite de cette dénonciation, une descente a eu lieu dans les locaux de la Fondation pour une société ouverte. Cependant, aucun élément susceptible de corroborer ces allégations n’a été découvert. »
Les policiers donnèrent lecture des transcriptions d’une conversation téléphonique avec F.B.G. en date du 24 juillet 2013, et ils demandèrent au requérant des informations sur les liens qu’il entretenait avec cette personne et sur sa demande d’obtention du soutien financier de fonds de l’Union européenne dans le cadre de son projet de création d’une chaîne d’information.
Le requérant répondit que F.B.G. était une journaliste qui avait perdu son emploi et voulait créer une chaîne d’information, et qu’elle lui avait demandé son appui. Il ajouta que ce projet n’avait pas pu être concrétisé. Quant à la question relative au soutien financier que F.B.G. avait sollicité, le requérant répondit comme suit :
« (..) L’Europe dont il s’agit, ce sont des subventions versées aux ONG par la Commission européenne. Autant que je me souvienne, cette conversation a eu lieu après les événements de Gezi (...). »
Le requérant fut également interrogé à propos d’une conversation téléphonique qu’il avait eue avec O.K. Les policiers lui donnèrent lecture d’un passage de cette conversation au cours de laquelle la phrase suivante avait été employée : « le lobby a pris une décision concernant le lieu où la réunion va avoir lieu » (« lobinin toplantının nerede yapılacağı konusunda karar aldığı »). Le requérant fournit la réponse suivante :
« J’ai effectivement eu cette conversation. Je connais O.K. depuis longtemps. C’est le fondateur de la maison d’édition Bir Zamanlar, qui publie des ouvrages sur l’histoire et l’histoire culturelle (...). Le lobby dont il est question dans la conversation est une femme, Lori Z., qui est membre d’une [ONG] ».
Les policiers posèrent également au requérant de nombreuses questions à propos de ses conversations téléphoniques avec O.Y., qui voulait organiser à Bruxelles une exposition sur les événements de Gezi, avec C.M.U., qui avait créé une société de production de films et qui voulait obtenir le soutien financier de la Fondation pour une société ouverte, et avec G.T., le directeur de la Fondation pour une société ouverte, qui projetait d’organiser une campagne sur les événements de 1915. À cet égard, la question suivante fut posée au requérant à propos d’une conversation téléphonique qu’il avait eue le 19 août 2013 avec O.K. :
« Il ressort de votre conversation téléphonique qu’un événement de grande envergure a été planifié à l’occasion du centenaire du soi-disant génocide arménien de 1915, et qu’en vue d’atténuer les réactions négatives, il a été décidé de présenter cet événement comme un moyen d’accroître les revenus générés par le tourisme. Lors de cette conversation, pourquoi vous avez tenu des propos sur l’intensité des manifestations en lien avec le soi-disant génocide arménien qui seront organisées dans notre pays ?
Le requérant : J’ai effectivement eu cette conversation. Il s’agit d’une conversation que j’ai eue avec O.K. à propos de la participation de citoyens américains d’origine arménienne aux commémorations de 2015 (...). O.K. a fait une plaisanterie et a dit que la venue de ce groupe permettrait d’accroître les recettes touristiques et de faire reconnaître le génocide. Cependant, il ressort de cette conversation que le but de cette visite n’était pas d’obtenir la reconnaissance par le gouvernement turc du génocide, mais [de permettre à ce groupe] d’assister à un moment émouvant (...). Par ailleurs, plusieurs groupes composés de personnes d’origine arménienne (...) ont participé aux commémorations organisées en 2015 et il n’y a eu aucune tension. De même, le premier ministre de l’époque, R.T. Erdoğan, a diffusé un message de condoléances. »
Le requérant fut interrogé au sujet d’une conversation téléphonique qu’il avait eue le 7 septembre 2013 avec A.G., activiste membre de l’Association des droits de l’homme, à propos d’allégations d’atteintes aux droits de la communauté alévie de Turquie.
Le requérant fut en outre questionné au sujet d’une conversation téléphonique qu’il avait eue le 24 septembre 2014 avec une journaliste étrangère à propos d’une conférence académique sur les événements de Gezi. Il fut considéré que le 25 octobre 2013, le requérant s’était entretenu par téléphone avec une personne dénommée I.P. dans le but d’utiliser les événements de Gezi pour exercer une pression politique sur les autorités. Cette conversation se lit comme suit :
« I.P. : Bonjour, Osman, je vais vous poser une question. De quoi va-t-on parler demain à six heures ?
Requérant : De quoi va-t-on parler ?
I.P. : Est-ce que j’ai bien compris ? C’est pour cette raison que je fais cela [que je pose cette question].
Requérant : O.K. On pourrait aborder [les sujets suivants] : avant les élections locales [le 30 mars 2014, des élections locales furent organisées en Turquie], notre rêve est en fait de voir émerger des événements de Gezi un modèle de gouvernance locale plus transparent, plus participatif. En d’autres termes, l’énergie qui est née de cela [les événements de Gezi] devrait continuer à être un élément d’opposition démocratique ou à fonctionner comme un moyen de pression démocratique (« demokratik muhalefet unsuru olarak veya demokratik baskı aracı olarak işlev görmeye devam etmesi ») (...) Maintenant, pour réaliser ces rêves ou ces projets, on a pensé à certaines choses pour voir quelle serait la nouvelle équation politique ou pour déterminer comment des alliances politiques pourraient être formées, en gardant un peu à l’esprit, bien évidemment, certains éléments en rapport avec les objectifs du début. Autrement dit, si on commence à réfléchir à cela, quel modèle peut servir au mieux ces objectifs, quels acteurs politiques pourraient être utiles à leur réalisation, sans se concentrer trop sur les noms, et y a-t-il quelque chose à faire ? Par exemple, pourrait-on soutenir les candidats des conseils municipaux qui acceptent telle ou telle demande, en d’autres termes, comment pourrait-on avancer en vue d’améliorer au sein des municipalités la transparence sur le plan institutionnel et renforcer le contrôle qu’exerce la société civile à l’égard de ces instances (« belediyelerin kurumsal olarak şeffaflaşmalarına ve sivil toplumun denetimine açık olmalarına imkan verecek bir takım adımlar nasıl atılabilir ») ? Après tout ça, on parviendra probablement à quelque chose[.] Mais on peut se demander comment, en cas de victoire de l’AKP aux élections, les choses vont se passer[. D’un autre côté,] on peut aussi s’interroger sur ce qui va se passer si le candidat du CHP [le principal parti de l’opposition] n’est pas sensible à ces sujets. Ici, on va probablement [aborder ces sujets], en d’autres termes, on va voir si on pourrait parvenir à quelque chose autour de ces thèmes.
I.P. : Vous avez demandé s’il fallait inviter une autre personne, c’est pour cela que je pose cette question.
Requérant : Vous pensez à quelqu’un ?
I.P. : J’ai des amis qui étaient dans le collectif du parc [il doit s’agir d’un des collectifs du parc de Gezi]. Il y a même des personnes qui font partie du groupe de Çarşı [un groupe de supporters de l’équipe de football Beşiktaş]. Ce sont des amis qui ont organisé le meeting « Viens en septembre ! ». Ils sont toujours actifs dans plusieurs collectifs du parc et poursuivent leurs actions [il semble que, dans certaines localités, les collectifs du parc de Gezi ne se soient pas dispersés, même après la fin des événements]. Je me demande si nous pourrions inviter une de ces personnes.
Requérant : Euh, d’accord. »
Les policiers donnèrent lecture de transcriptions de conversations téléphoniques en date du 16 septembre 2013, du 18 septembre 2013, du 4 octobre 2013 et du 4 février 2014, au cours desquelles les interlocuteurs, des personnes tierces, avaient exprimé leur intention de demander de l’argent au requérant. Le requérant répondit qu’il ne connaissait pas ces personnes et qu’il ne leur avait fourni aucun appui financier.
Les policiers montrèrent également au requérant des photographies prises lors des opérations de surveillance dont il avait fait l’objet, sur lesquelles il apparaissait que l’intéressé avait rencontré : A.H.A., membre du conseil d’administration d’Anadolu Kültür, le 3 août 2013 ; A.Z., journaliste, le 12 août 2013 (en présence d’autres personnes) ; B.F., président d’une association regroupant des producteurs de musique, ainsi que d’autres personnes, le 18 août 2013 ; et U.K., conseiller financier, le 6 septembre 2013. Le requérant confirma qu’il avait effectivement rencontré ces personnes.
Le requérant fut interrogé à propos de rencontres avec des représentants de pays étrangers et de conversations téléphoniques avec des universitaires, des journalistes et des dirigeants d’ONG présentes en Turquie ou ailleurs. Il fut également interrogé à propos de plusieurs appels provenant du numéro « 123456 », à propos d’images prises avec son téléphone portable lors des événements de Gezi, à propos des funérailles de S.E., homme politique d’origine kurde, à propos de messages qu’il avait échangés le 2 octobre 2017 avec A.F.I., universitaire et journaliste, et avec A.E., journaliste, au sujet des difficultés financières d’un quotidien et de la possibilité d’obtenir le soutien financier des fonds de l’Union européenne, à propos d’un échange de messages et d’une rencontre, le 9 mai 2017, avec C.D., journaliste résidant en Allemagne et visé en Turquie par une procédure pénale pour divulgation de documents classés secrets (espionnage) et tentative de renversement de l’ordre constitutionnel, entre autres, et à propos de la visite d’une délégation de l’EUTCC (EU Turkey Civic Commission), composée notamment de députés du Parlement européen, d’universitaires et de journalistes [cette visite avait eu lieu entre le 13 et le 19 février 2017]. Par ailleurs, il fut interrogé au sujet d’un message dans lequel il avait dit ce qui suit :
« [o]n peut même dire qu’il est problématique de comparer DAESH [organisation terroriste d’idéologie salafiste djihadiste] au PKK et de [prétendre que], alors que l’idéologie salafiste de DAESH est légitime, l’idéologie gauchiste nationaliste prônée par le PKK est illégitime et irréligieuse. Cependant, les limites des idées qui coïncident avec les buts politiques du PKK mais qui ne soutiennent pas le terrorisme sont plus larges que dans le cas de l’autre [idéologie salafiste] (« Halbuki, PKK’nın siyasi hedefleriyle çakışan ama terör destekçisi olmayan düşünce alanının sınırları öbüründen çok daha geniştir. ») »
Le requérant fut par ailleurs interrogé sur les relations qu’il entretenait avec H.J.B., que le parquet soupçonnait d’avoir été l’un des instigateurs de la tentative de coup d’État et d’avoir séjourné à l’hôtel Büyükada, à Istanbul, à cette occasion. Il répondit qu’il connaissait H.J.B., universitaire et directeur du Wilson Center aux États-Unis, et qu’il avait eu des contacts avec la sœur de celui-ci, K.B., qui était professeur d’anthropologie à l’université de Columbia et qui voulait organiser une exposition sur le thème des lieux sacrés partagés. Il expliqua en outre qu’il avait rencontré H.J.B. le 18 juillet 2016 dans un restaurant d’Istanbul lors d’un dîner, et qu’ils s’étaient brièvement salués.
Les policiers citèrent également une interview du requérant, diffusée par une Web TV sur YouTube le 4 août 2015, au cours de laquelle il avait déclaré ce qui suit :
« Finalement, même si certains comparent le PKK à DAESH ou à des organisations similaires, le PKK est aujourd’hui une organisation capable de mener une politique rationnelle et c’est ce qui ressort de leurs pourparlers (...) c’est une grande responsabilité du Gouvernement, mais dans certaines situations, un mouvement d’opposition, un mouvement d’opposition armé, joue un rôle important dans la fixation de la politique (...). »
En réponse, le requérant souligna notamment qu’il faisait référence dans cette interview aux négociations qui avaient eu lieu à Oslo entre les dirigeants du PKK et le Gouvernement [dans le cadre de rencontres secrètes qui s’étaient déroulées en Norvège, au début des années 2010].
Enfin, le requérant expliqua qu’il s’était entretenu plusieurs fois avec le premier ministre de l’époque, et qu’il avait travaillé avec le directeur des centres pénitentiaires dans le but d’améliorer les conditions dans les prisons. Il précisa aussi qu’il avait toujours soutenu les institutions publiques et qu’il avait essayé d’assurer la coordination entre elles et les ONG.
37. Le 1er novembre 2017, le parquet demanda la mise en détention provisoire du requérant pour « tentative de renversement de l’ordre constitutionnel par la force et par la violence » (article 309 du CP) et pour « tentative de renversement du Gouvernement ou d’entrave, par la force et la violence, à l’exercice par les autorités de leurs fonctions » (article 312 du CP). Pour justifier les soupçons relatifs aux événements de Gezi, le parquet allégua dans la demande de mise en détention que le requérant avait dirigé et organisé les manifestations, plus communément appelées « les événements de Gezi », qui étaient en fait une insurrection à laquelle toutes les organisations terroristes (FETÖ/PDY et PKK, ainsi que DHKPC et MLKP, deux organisations armées d’extrême gauche) avait participé activement et dont le but était de renverser le Gouvernement et de l’empêcher par la force et la violence d’exercer ses fonctions. Concernant le chef relatif à la tentative de coup d’État, le parquet s’appuya sur les pièces du dossier qui, d’après lui, montraient que le requérant avait des contacts intenses et inhabituels avec des ressortissants étrangers et notamment avec H.J.B., que le parquet soupçonnait d’avoir été l’un des instigateurs de la tentative de coup d’État et d’avoir séjourné à l’hôtel Büyükada à cette occasion. La thèse du parquet était fondée notamment sur des rapports de stations de transmission de base selon lesquels, le 18 juillet 2016, le téléphone portable du requérant et celui de H.J.B. avaient émis des signaux provenant de la même station.
38. Le même jour, le requérant, assisté de ses deux avocats, fut traduit devant le 1er juge de paix d’Istanbul. Devant lui, il rejeta les accusations qui étaient portées contre lui, et il expliqua qu’il militait pour la paix et pour la défense des droits de l’homme, et que, pour atteindre ces objectifs, il avait travaillé en collaboration avec des membres d’ONG, des intellectuels, des fonctionnaires et des hommes politiques. Il ajouta qu’il avait toujours attiré l’attention de l’opinion publique sur le caractère dangereux et obscur des activités menées par l’organisation Güleniste [réseau de Fetullah Gülen]. Il réitéra ses déclarations à propos des conversations téléphoniques interceptées, des images obtenues lors des opérations de surveillance physique, des rapports des stations de transmission de base et des autres éléments de preuve versés au dossier.
Au terme de son audition, le juge de paix ordonna la mise en détention provisoire du requérant, aux motifs qu’il existait des preuves concrètes (« somut deliller ») donnant à penser que l’intéressé était l’instigateur des « événements de Gezi », lesquels étaient en fait une insurrection, soutenue par de nombreuses organisations terroristes, dont le but avait été de renverser le Gouvernement, que le requérant avait fourni un appui financier aux personnes qui avaient participé aux manifestations, et qu’il avait eu contact avec, entre autres, l’un des instigateurs de la tentative de coup d’État, le professeur H.J.B. Il évoqua également l’existence de forts soupçons pesant sur l’intéressé, la nature des infractions en cause et le fait que celles-ci figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP – à savoir les infractions dites « cataloguées », pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la mise en détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée –, et le risque de fuite. Il nota en outre qu’une mesure de contrôle juridictionnel serait insuffisante à ce stade et qu’elle ne servirait pas l’objectif poursuivi.
39. Le 8 novembre 2017, le requérant forma opposition contre l’ordonnance de mise en détention provisoire prise à son encontre. Il soutint, à l’appui de son recours, qu’il n’existait aucune preuve concrète pouvant justifier une mesure de détention provisoire. Il argua notamment que la thèse de l’accusation selon laquelle les événements de Gezi auraient pu être orchestrés par une seule personne ou organisation n’était aucunement crédible. Il répéta les déclarations qu’il avait faites et qui avaient été enregistrées par la police (paragraphe 36 ci-dessus) et par le juge de paix (paragraphe 38 ci-dessus). En outre, soulignant que sa mise en détention avait été ordonnée environ cinq ans après les événements de Gezi, il contesta l’argument du juge de paix selon lequel une mesure de contrôle juridictionnel serait insuffisante à ce stade et ne servirait pas l’objectif poursuivi.
40. Le 13 novembre 2017, sans se prononcer sur aucun des arguments présentés par le requérant, le 2e juge de paix d’Istanbul écarta l’opposition formée par le requérant le 8 novembre 2017 contre la décision de maintien en détention, au motif que la décision attaquée était conforme à la procédure et à la loi.
D. Prolongation de la détention provisoire
41. D’après le Gouvernement, le requérant présenta des demandes de libération provisoire les 8 novembre, 29 novembre et 28 décembre 2017, ainsi que les 2 janvier, 7 mars, 8 mars, 26 juin, 6 août, 9 août et 3l août 2018. Ces demandes auraient été examinées par les juges de paix compétents et auraient été rejetées les 13 et 30 novembre 2017, puis les 22 janvier, 9 mars, l9 mars, 9 juillet, l3 août et 3l août 2018, respectivement. Elles auraient été examinées par des magistrats dans un délai de 30 jours maximum, conformément à l’article 3 du décret-loi d’état d’urgence no 668 entré en vigueur le 27 juillet 2016, et les juges de paix auraient rendu leurs décisions sans avoir tenu d’audience conformément à l’article 6 du décret-loi d’état d’urgence no 667 (paragraphe 73 ci-dessous).
42. D’après le Gouvernement, les juges de paix ont fait référence dans leurs décisions de maintien en détention du requérant non seulement aux éléments de preuve invoqués dans la décision du 1er novembre 2017, mais aussi à un rapport de la Commission d’enquête sur les infractions financières (« MASAK »). Les magistrats auraient également indiqué que les infractions reprochées figuraient parmi les infractions dites « cataloguées » et énumérées à l’article 100 du CPP, que le maintien en détention provisoire était une mesure proportionnée eu égard au quantum de la peine prévue par la loi, et que des mesures alternatives à la détention étaient insuffisantes compte tenu des risques de fuite et d’altération des éléments de preuve.
43. D’après le Gouvernement, les juges de paix compétents ont examiné d’office, les 26 octobre, 24 novembre et 2l décembre 2018, puis les 18 janvier et 15 février 2019, la question du maintien en détention du requérant. Conformément à l’article 101 § 3 du CPP, les avocats commis d’office au requérant auraient pu assister aux audiences de réexamen des 26 octobre 2018, 24 novembre 2018 et 15 février 2019, et ils auraient pu présenter oralement leurs arguments contre le maintien en détention de l’intéressé.
44. Il ressort ce qui suit des éléments du dossier :
. Le 30 novembre 2017, le juge de paix statua dans le cadre de l’examen d’office de la détention du requérant sur une demande d’élargissement en date du 29 novembre 2017, agissant ainsi conformément à l’alinéa i de l’article 6 du décret-loi no 667 et au paragraphe 1er, alinéa ç, de l’article 3 du décret-loi no 668 (paragraphe 73 ci-dessous). Il indiqua que le procureur de la République avait demandé le maintien de la mesure litigieuse, et il accéda à cette demande. Il estima qu’il existait des preuves concrètes démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée, et il insista sur la gravité de cette infraction et sur le fait que tous les éléments de preuve n’aient pas encore été collectés. Considérant en outre que l’infraction reprochée figurait parmi les infractions dites « cataloguées » et énumérées à l’article 100 du CPP, il conclut que la mise en détention provisoire était une mesure proportionnée eu égard au quantum de la peine prévue par la loi, et qu’un contrôle judiciaire serait insuffisant.
. Le 22 décembre 2017, le juge de paix, statuant d’office et s’appuyant essentiellement sur les motifs indiqués dans sa décision du 30 novembre 2017, ordonna le maintien en détention provisoire du requérant.
. Le 27 décembre 2017, le requérant présenta une demande de remise en liberté provisoire et de tenue d’une audience. Invoquant l’article 5 de la Convention, ainsi que la jurisprudence de la Cour en la matière, il soutint qu’il n’existait aucun élément légitime et proportionnel pouvant justifier son maintien en détention provisoire. Il réitéra également ses déclarations précédentes concernant les éléments cités comme preuves par l’accusation. Il contesta en outre les décisions de maintien en détention provisoire prononcées contre lui, alléguant qu’elles n’étaient pas motivées.
. Le 22 janvier 2018, le juge de paix, statuant d’office et s’appuyant essentiellement sur les motifs énoncés dans sa décision du 30 novembre 2017, ordonna le maintien en détention provisoire du requérant.
. Le 5 février 2018, le juge de paix écarta l’opposition formée par le requérant contre la décision de maintien en détention, au motif que la décision attaquée était conforme à la procédure et à la loi.
. Le 17 février 2018, le juge de paix, statuant d’office et s’appuyant essentiellement sur les motifs énoncés dans sa décision du 30 novembre 2017, ordonna le maintien en détention provisoire du requérant.
. Le 9 mars 2018, le juge de paix écarta l’opposition formée par le requérant contre la décision de maintien en détention, au motif que la décision attaquée était conforme à la procédure et à la loi.
. Les 19 mars, 18 avril, 16 mai, 11 juin, 9 juillet et 3 août 2018, le juge de paix, statuant d’office et s’appuyant essentiellement sur les motifs énoncés dans sa décision du 30 novembre 2017, ordonna le maintien en détention provisoire du requérant.
. Le 13 août 2018, s’appuyant essentiellement sur les motifs énoncés dans ses précédentes décisions, le juge de paix écarta l’opposition formée par le requérant. Par ailleurs, il énuméra également dans sa décision les éléments de preuves qui d’après lui justifiaient les soupçons pesant sur l’intéressé, dont le rapport de la MASAK (rapport de la Commission d’enquête sur les infractions financières – voir paragraphe 42 ci-dessus).
. Les 31 août, 28 septembre, 26 octobre, 24 novembre et 21 décembre 2018, le juge de paix, statuant d’office et s’appuyant essentiellement sur les motifs énoncés dans sa décision du 30 novembre 2017, ordonna le maintien en détention provisoire du requérant.
. Le 18 janvier 2019, le juge de paix, statuant d’office et s’appuyant essentiellement sur les motifs qu’il avait énoncés dans sa décision du 30 novembre 2017, ordonna le maintien en détention provisoire du requérant et dit qu’il existait des preuves donnant à penser que le suspect pouvait prendre la fuite.
45. Le 5 février 2019, il fut décidé de disjoindre l’instruction pénale relative au chef tiré de l’article 309 du CP (tentative de renversement de l’ordre constitutionnel) de celle relative au chef tiré de l’article 312 du CP (tentative de renversement du Gouvernement). Par ailleurs, par une autre décision rendue le même jour, il fut décidé que l’infraction relative à l’article 309 du CP ferait l’objet d’une instruction séparée (no 2017/196115).
À la date d’adoption du présent arrêt, le parquet n’avait encore déposé contre le requérant aucun acte d’accusation relativement au chef de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel (article 309 du CP).
46. Le 15 février 2019, le juge de paix, statuant d’office et s’appuyant essentiellement sur les motifs indiqués dans sa décision du 30 novembre 2017, ordonna le maintien en détention provisoire du requérant.
E. L’acte d’accusation du 19 février 2019
47. Le 19 février 2019, le parquet d’Istanbul déposa un acte d’accusation contre le requérant et 15 autres suspects, dont des acteurs, des responsables d’ONG et des journalistes. Il leur reprochait principalement d’avoir tenté de renverser le Gouvernement par la force et par la violence, au sens de l’article 312 du CP, ainsi que d’avoir commis de nombreuses atteintes à l’ordre public – atteintes à des biens publics, profanation de lieux de culte et de cimetières, possession illégale de substances dangereuses, pillage, etc.
48. L’acte d’accusation en question est un document volumineux de 657 pages. Dans ses observations écrites, le Gouvernement en a présenté une synthèse, divisée en trois parties principales.
L’acte d’accusation peut se résumer comme suit.
1. Première partie de l’acte d’accusation
49. Dans la première partie de l’acte d’accusation, le parquet exposait le contexte sous-tendant les événements de Gezi. Il précisait d’emblée qu’il présenterait des « éléments qui montr[ai]ent que l’insurrection de Gezi a[vait] été organisée par des « distributeurs » de Turquie formés par des « exportateurs » serbes, (qui [étaient]) des professionnels de la révolution, avec le concours financier de l’Occident » (« Gezi kalkışmasının Batı finansörlüğünde, Sırp profesyonel devrim ihracatçılarının eğittiği Türkiye distribütörleri tarafından organize edildiğine dair elde edilen bulgular », voir p. 29 de l’acte d’accusation).
D’après le parquet, les méthodes développées par Gene Sharp [politologue américain connu pour ses nombreux écrits sur la lutte non violente] avaient influencé plusieurs mouvements de résistance dans le monde, dont le mouvement Occupy, la révolution orange en Géorgie [il s’agit vraisemblablement de la révolution des roses, qui éclata en Géorgie en 2003], ou encore les événements dits du « Printemps arabe » qui s’étaient déroulés dans des pays tels que l’Égypte, la Tunisie et le Yémen. Il aurait existé des similitudes importantes entre ces événements et ceux de Gezi : tous auraient été planifiés en amont selon un scénario défini (« planlı bir senaryonun ürünü ») ; tous auraient été dirigés consciemment par des individus soutenus par des acteurs internationaux (« uluslararası aktörlerden destek alan şahıslarca bilinçli bir şekilde yönlendirildiği ») ; les réseaux sociaux, qui auraient permis au public de se réunir en vue d’organiser des manifestations contre le Gouvernement, auraient été largement utilisés ; et des symboles, des slogans et des images déjà utilisés lors des événements précités auraient été repris lors de ces événements. En particulier, G.S., qui aurait été connu comme étant un spéculateur financier international, aurait soutenu des insurrections populaires survenues dans des pays du bloc de l’Est et des pays arabes par l’intermédiaire de l’Open Society Institute, qui, en Turquie, aurait mené ses activités par l’intermédiaire de la Fondation pour une société ouverte. L’acte d’accusation était ainsi libellé :
« (...) l’influence de G.S. sur l’insurrection de Gezi a été largement traitée dans la presse et dans les milieux politiques et sociaux ; il est donc entendu que G.S., fondateur de l’Open Society Institute, a joué un rôle de premier plan dans l’insurrection de Gezi, comme il l’avait déjà fait dans le cadre des insurrections survenues dans d’autres pays. »
Le parquet alléguait en outre que les fondateurs du mouvement politique appelé Otpor [ce mouvement, dont le nom signifie « résistance » en serbe, prône une action non violente ; il est généralement considéré comme l’un des acteurs majeurs de la chute du régime de Slobodan Milošević, en Serbie] s’étaient rendus à maintes reprises en Turquie en 2012 et 2013.
Le parquet énumérait les dates des voyages à l’étranger (en Belgique, en Allemagne et aux États-Unis, notamment) que, d’après lui, le requérant avait organisés en vue de coordonner les événements de Gezi. Il alléguait notamment que le requérant s’était trouvé en Hongrie les 5 et 6 avril 2013, et qu’en juillet 2012, il avait passé 25 jours à l’étranger et avait effectué plusieurs voyages avec les autres accusés ou avec A.F.I., un universitaire.
Le parquet citait de longs extraits de transcriptions de conversations téléphoniques au cours desquelles d’autres accusés avaient évoqué une visite d’I.V. – cofondateur du mouvement Otpor et fondateur de l’ONG intitulée CANVAS (Centre for Applied Nonviolent Action and Strategies) en Turquie – et leurs relations avec les mouvements non violents dans le monde.
Le parquet fournissait une liste de 198 types d’actions non violentes dont certaines, selon lui, avaient été utilisées pendant les événements de Gezi : « l’homme debout » [« duran adam », littéralement « l’homme qui s’arrête » ; il s’agit d’une forme de manifestation pacifique, née pendant les événements de Gezi, qui consiste à rester debout sans bouger pendant une longue période], « l’homme qui joue du piano » [pendant les événements de Gezi, un pianiste allemand joua du piano sur la place Taksim], etc. Il en tirait la conclusion que les accusés avaient eu l’intention de généraliser les actions non violentes en Turquie et qu’il existait un parallélisme entre les événements de Gezi et ceux de Serbie qui, en 2000, avaient abouti au renversement du gouvernement de l’époque.
Le parquet alléguait que le requérant avait reçu de l’argent provenant de la Fondation pour une société ouverte, et qu’il était établi que I.V. – cofondateur du mouvement Otpor – s’était trouvé en Turquie avant et après les événements de Gezi. Il soutenait qu’il existait déjà en 2011 des vidéos de manifestations dans le parc de Gezi, dans lesquelles M.A.A., acteur figurant parmi la liste des accusés, appelait la population à se réunir dans le parc de Gezi le 11 novembre 2011 et parlait de « révolte d’Istanbul ». D’après le parquet, ces éléments montraient que les événements de Gezi avaient été planifiés en amont selon un scénario bien précis.
À la fin de la première partie de l’acte d’accusation, le parquet fournissait un compte rendu chronologique des incidents survenus avant et pendant les événements de Gezi.
Il relatait ensuite les événements qui avaient conduit, selon lui, au renversement de deux anciens présidents égyptiens. Soutenant que l’Europe et les États-Unis avaient réprimé violemment des manifestations similaires dans leurs pays, il critiquait leur attitude à l’égard des pays musulmans et des pays antimondialistes, la jugeant hypocrite. Il concluait ainsi :
« Il convient de considérer que l’insurrection de Gezi s’inscrit dans le contexte de la pensée mondialiste [küresel düşünce] décrite ci-dessus. De telles actions parviennent parfois à leur but. Il est entendu que le but politique de ces actions était de harceler le gouvernement formé par le Parti de la justice et du développement, et notamment le Premier ministre (...).
À la lumière de ces informations, il est établi que l’insurrection de Gezi a été dirigée et promue par des structures à visée mondialiste susceptibles de contrôler des organisations terroristes armées ou des structures illégales ayant une apparence légale (...), susceptibles de manipuler le public afin de parvenir à leur but (...). [A cet égard], il est établi que l’insurrection de Gezi a été planifiée et mise en scène par les accusés (...). Dans l’état actuel du monde, le fait que de tels événements ne se produisent pas dans des pays qui sont considérés comme des alliés ou des partenaires stratégiques mais qui sont dirigés par un régime antidémocratique ou une monarchie confirme la véracité de cette thèse.
Par ailleurs, le fait que des actions similaires aient pu changer la structure politique existante en Géorgie, en Ukraine, en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie, au Bahreïn, en Algérie, en Jordanie et au Yémen montre que les événements en question ne sont pas simplement des actes préparatoires mais qu’il s’agissait d’actes d’exécution (...). »
2. Deuxième partie de l’acte d’accusation
50. Dans la deuxième partie de l’acte d’accusation, le parquet recensait les actes qu’il accusait le requérant et d’autres suspects d’avoir commis avant et pendant les événements du Parc de Gezi, ainsi que les éléments de preuve qu’il jugeait pertinents. Il alléguait que le requérant avait soutenu l’insurrection de Gezi, et que son objectif avait été de généraliser de telles actions en Anatolie et de populariser les actes dits de « désobéissance civile » dans le but de créer un chaos généralisé dans le pays. Il disait que les éléments de preuve ainsi recensés montraient que la Fondation pour une société ouverte, dont le requérant faisait partie en qualité de membre du conseil d’administration, avait soutenu financièrement les événements Gezi. Il soutenait en outre que le requérant avait organisé des réunions secrètes et publiques avec des personnes qui avaient joué un rôle actif dans l’organisation de ces événements, et qu’il avait entretenu des relations avec plusieurs personnes dans le but de créer un organe de presse.
51. Concernant les actes reprochés au requérant, le parquet donnait un aperçu des activités de la Fondation pour une société ouverte, et il alléguait que les « foyers » dont les accusés faisaient partie constituaient une structure sui generis et tendaient à immobiliser le Gouvernement. Il soutenait que G.S. était la branche extérieure de cette structure et que le requérant en était le leader et le coordinateur au niveau national. À ce titre, il réitérait son allégation selon laquelle l’accusé avait eu l’intention de créer une chaîne télévisée privée. Il considérait que le requérant avait dirigé les événements de Gezi par l’intermédiaire de personnes qui s’étaient infiltrées dans le collectif « Solidarité Taksim » ainsi que dans d’autres ONG en vue de créer une « impression de victimisation » (mağduriyet algısı) et de généraliser les activités de « désobéissance civiles » menées par des militants professionnels, et que le but ultime de cette opération avait été de forcer le gouvernement turc à démissionner sous la pression des pays étrangers et, le cas échéant, de préparer le terrain en vue du déclenchement d’une guerre civile (p. 92 et 93 de l’acte d’accusation).
Citant les transcriptions de nombreuses conversations téléphoniques entre le requérant et certains des autres accusés, le parquet soutenait que les accusés avaient agi de manière coordonnée en vue de généraliser dans le pays des actions prétendument non violentes, qu’ils avaient contrôlé et dirigé le collectif « Solidarité Taksim », qu’ils avaient organisé des réunions avec plusieurs personnes, dont des artistes et des hommes politiques, qu’ils avaient eu des entrevues avec des personnes travaillant pour l’Union européenne, la Commission européenne et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), et qu’ils avaient contribué à l’organisation d’expositions et de tables rondes, ainsi qu’au tournage de films et de vidéos dans le but d’obtenir le soutien de l’opinion publique à l’égard des événements de Gezi.
Le parquet indiquait également qu’en juillet 2012 et en avril 2013, M.A.A. (un acteur qui figurait sur la liste des accusés) avait joué dans « Mi Mineur », une pièce de théâtre dans laquelle le peuple était appelé à se soulever contre le dictateur d’un pays imaginaire.
Le parquet invoquait en outre plusieurs articles de la presse quotidienne qui présentaient le requérant comme « un milliardaire rouge » et comme le « G.S. turc ».
Dans la même partie de l’acte d’accusation, le parquet citait également de longs extraits de transcriptions de conversations téléphoniques au cours desquelles le requérant et les autres accusés avaient évoqué le déroulement des activités non violentes pendant les événements de Gezi, avaient donné des exemples de mouvements non violents organisés dans différents pays, avaient discuté de la participation aux festivals et du financement de ces actions, et avaient parlé de la préparation, par des ONG dirigées par le requérant et plus particulièrement par la Fondation pour une société ouverte et par la société anonyme Anadolu Kültür, de films ou de vidéos sur les événements de Gezi, ainsi que de la préparation d’un film documentaire intitulé Video Occupy.
Le parquet citait notamment une conversation téléphonique en date du 21 juin 2013 (p. 159), dont les parties pertinentes se lisaient comme suit :
« H.H.G. : La résistance suit son cours et peut-être que vous voyez que de nombreuses choses étranges se produisent en différents lieux... un peu... probablement très prochainement, il y a un risque que le mouvement s’essouffle (...) nous avons parlé avec la même équipe pour discuter de la question de savoir comment on pourrait remobiliser le mouvement, lui donner une portée plus large et un ancrage plus profond en augmentant la participation (...).
Le requérant : O.K.
H.H.G. : En réalité, le but principal est de réunir l’équipe initiale avec une équipe de 40 personnes, dont B.T., qui fait partie du collectif « Solidarité Taksim »... certains pensent qu’il faut généraliser [le mouvement] en Anatolie... je vais vous envoyer le programme et la liste provisoire des participants... (...).
Le requérant : D’accord.
H.H.G. : Je peux recevoir un courriel de votre part. Le professeur (T.T.) a envoyé un message pour raccourcir la durée du programme et pour la date. Nous voulons absolument vous voir dans cette équipe (...).
Le requérant : D’accord.
H.H.G. : [Il faut gagner] en ampleur et en représentativité. Car la Solidarité Taksim et les autres collectifs de ville ne parviennent pas à s’unir sur un point commun... Certains pensent qu’il faut trouver un point commun et élargir [le mouvement].
Le requérant : D’accord.
H.H.G. : Certains pensent qu’il faut généraliser [le mouvement] en Anatolie.
Le requérant : D’accord.
H.H.G. : On a besoin d’un plan d’action pour chacun de nous... on planifie une réunion.
Le requérant : D’accord.
H.H.G. : Certains veulent organiser une réunion à Garage Istanbul (...) On pourrait peut-être vous demander votre soutien concernant Cezayir [un restaurant géré par le requérant à Istanbul].
Le requérant : Pour Cezayir, pas de problème, cela peut s’arranger s’il est disponible.
H.H.G. : D’accord. Maintenant, je vais vous envoyer le projet de programme et la liste provisoire des participants.
Le requérant : D’accord.
H.H.G. : Nous continuerons à parler en nous appuyant dessus ».
Le parquet soutenait que le requérant, en sa qualité de dirigeant de la Fondation pour une société ouverte et d’Anadolu Kültür, avait mené de nombreuses actions dans le but d’organiser des forums populaires, de former des militants à la conduite d’actions non violentes comme celles organisées par le mouvement Otpor, de gagner le soutien des pays de l’Union européenne en vue d’obtenir l’interdiction de la vente de gaz lacrymogène à la Turquie, et de tenir la CEDH informée de ces événements.
Le parquet citait les rapports de la MASAK qui recensaient les opérations bancaires de la société anonyme Anadolu Kültür, alléguant que ceux-ci montraient que la société en question avait effectué plusieurs virements à des personnes, à des sociétés commerciales et à des ONG travaillant dans les domaines de l’art et des droits de l’homme et des minorités, et qu’elle avait reçu un soutien financier de nombreuses fondations, organisations internationales ou universités, comme Civitas Foundation, l’Université de Columbia ou encore le Conseil de l’Europe. Il indiquait notamment que parmi les 120 fondations soutenues par Anadolu Kültür figurait une fondation qui avait été dissoute à la suite de la déclaration de l’état d’urgence en raison de ses liens présumés avec l’organisation FETÖ/PYD.
Le parquet affirmait que les opérations de surveillance physique du requérant avaient permis d’établir que, le 16 juillet 2013, l’intéressé avait rencontré le directeur juridique du consulat d’Allemagne. Il alléguait également qu’un autre accusé (T.K.) s’était entretenu avec un journaliste français le 5 juillet 2013, que le requérant avait rencontré un député du Parlement européen le 26 juillet 2013, et qu’une conversation téléphonique avec un ancien représentant de la Commission européenne de l’Union européenne avait eu lieu. Il indiquait par ailleurs que lors d’une conversation téléphonique avec un universitaire, le requérant avait également abordé la visite du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.
Le parquet soutenait en outre que le requérant avait pris contact avec des journalistes et des hommes d’affaires en vue de créer un nouveau média, et qu’il avait notamment contacté l’Allemagne, l’Angleterre, d’autres pays européens et la Fondation Guardian afin d’obtenir des financements.
Le parquet citait également une conversation téléphonique en date du 16 juin 2013 dont les parties pertinentes se lisaient comme suit :
« (...) O.E. : Tu as vu à la télé une soirée absolument incroyable. Trente mille personnes ont marché de Kartal [un quartier d’Istanbul] jusqu’ici (...). C’est incroyable. Jusqu’à Mecidiyekoy [un quartier d’Istanbul], tous les quartiers sont debout (...). Maintenant, je suis de nouveau à Taksim, partout, j’ai été aspergé de gaz. Ça ne peut pas s’arrêter (...).
Le requérant : Oui, oui. Quelle forme d’action, comment l’organiser de manière programmée ? En d’autres termes, des actions spontanées émergent. Comment peut-on les programmer ? Il s’en produit toutes les semaines.
O.E. : En réalité, nous avons programmé ça (...). On ne peut pas arrêter les gens. Il n’y a pas d’interlocuteur. Hier, j’ai dit lors d’une émission sur une chaîne allemande que T. Erdoğan [le premier ministre de l’époque] allait dire quelque chose, qu’il allait s’exprimer lors d’un meeting. On va voir ce qu’il va dire. Les gens l’écoutent attentivement et tous ses propos provoquent l’indignation.
Le requérant : Oui. Il ne s’est pas encore exprimé, n’est-ce pas ?
(...)
Le requérant : Il ne s’est pas encore exprimé. Mais même les déclarations du préfet augmentent les pertes humaines. A. était avec une fille âgée de quatorze ans qui se trouvait dans un état épouvantable. Les médecins disent que le pronostic vital est engagé (...).
Le requérant : (...) Les faits qui se sont déroulés jusqu’à maintenant sont très graves. On est au-delà des actions autoritaires (...). ».
D’après le parquet, le requérant avait critiqué le premier ministre de l’époque lors de cette conversation. Il aurait dit que ce dernier était un populiste qui défendait la thèse d’un complot international alors qu’il y avait une pression internationale. Il aurait par ailleurs soutenu la proposition d’O.E. d’organiser des réunions hebdomadaires sur le thème de « Droit et Justice », et aurait critiqué l’action policière.
Le parquet invoquait également une conversation que le requérant avait eue le 6 juin 2013 avec un autre accusé, l’acteur M.M.A. Il alléguait qu’au cours de cette conversation, il y avait eu un échange de vues à propos d’un groupe de supporters d’une équipe de football, et que le requérant avait précisé qu’il fallait encourager ce groupe afin de montrer que des gens de divers horizons participaient aux manifestations. Il indiquait également que lors de cette conversation, le requérant avait abordé la question de la violence policière et ses conversations avec le ministre de la Justice de l’époque sur le sujet.
52. Le parquet évoquait également des déclarations faites à la presse par le collectif « Solidarité Taksim » au cours des événements de Gezi, des réunions organisées par diverses ONG au cours de ces événements, ainsi que des actions menées dans différentes villes de Turquie en soutien aux événements de Gezi.
53. Concernant les liens présumés entre l’organisation FETÖ/PDY et les accusés, le parquet alléguait que l’organisation avait soutenu les événements de Gezi. À l’appui de sa thèse, il évoquait :
– un message en date du 30 décembre 2013 dans lequel le requérant avait déclaré ce qui suit : « pour le moment, nous avons besoin tant de la cemaat [littéralement, le terme « cemaat » signifie « la communauté » ; toutefois, à l’époque des faits, ce terme était couramment utilisé pour désigner les adeptes de Fetullah Gülen, chef présumé de l’organisation FETÖ/PDY] que du Gouvernement. Grâce à eux, nous sommes informés des actes de corruption et de l’infiltration au sein de la justice » ;
– une conversation téléphonique entre S.C.A., l’un des accusés, et un chroniqueur du quotidien Zaman [considéré par les autorités turques comme un organe de presse de l’organisation FETÖ/PDY], au cours de laquelle S.C.A. avait critiqué l’attitude du quotidien à l’égard des événements de Gezi et le chroniqueur avait déclaré : « nous soutenons pleinement les événements de Gezi (...) » ;
– une conversation téléphonique non datée au cours de laquelle A.H.A., ancien président de la Fondation pour une société ouverte, avait dit à son interlocuteur qu’il allait « dîner avec les hommes de Hoca Efendi [Fetullah Gülen] (...) » ;
– plusieurs conversations téléphoniques entre les accusés et des journalistes travaillant pour le quotidien Zaman ;
– l’engagement de poursuites contre le directeur de la sûreté, qui aurait ordonné aux policiers d’incendier le 29 mai 2013 les tentes montées dans le parc de Gezi et d’utiliser des gaz lacrymogènes contre les manifestants, et qui, en vertu d’un décret-loi d’état d’urgence, avait été révoqué le 20 juillet 2016 en raison de ses liens présumés avec l’organisation FETÖ/PDY.
Le parquet invoquait également les déclarations d’un policier (H.G.) entendu comme témoin, qui affirmait qu’il avait vu le requérant parmi les manifestants lors des événements de Gezi et que les personnes qui se trouvaient autour de lui sollicitaient ses conseils, ainsi que les déclarations d’un autre témoin, M.P., qui disait que G.S., le requérant et plusieurs ONG et représentants de partis politiques avaient soutenu les événements de Gezi, et que, sous prétexte de violations des droits de l’homme, ces gens-là avaient l’intention de semer le chaos dans le pays (voir paragraphes 34 ci-dessus et 62 ci-dessous).
Le parquet énumérait également plusieurs actes qui, d’après lui, avaient eu pour but de placer la Turquie dans une position difficile sur le plan international (« Türkiye’yi Uluslararası alanda zor durumda bırakmak için yapılan faaliyetler ») :
– organisation d’une exposition sur les événements de Gezi à Bruxelles ;
– élaboration d’un rapport sur les événements de Gezi destiné à être soumis au Parlement européen ;
– appui aux recours individuels introduits devant la CEDH sur l’usage de gaz lacrymogènes lors de manifestations ;
– conversations téléphoniques sur la coopération et les échanges d’informations avec différents organes du Conseil de l’Europe, dont le Commissaire aux droits de l’homme et le secrétariat général du Conseil de l’Europe ;
– conversations téléphoniques sur plusieurs rapports d’Amnesty International.
54. Dans la même partie de l’acte d’accusation, le parquet communiquait sans ordre particulier les éléments de preuve relatifs au requérant, lesquels peuvent être classés et résumés comme suit.
Il indiquait tout d’abord qu’entre 2001 et 2006, le requérant avait été l’un des conseillers de la Fondation pour une société ouverte, et qu’il avait également siégé aux conseils d’administration de cette fondation et de la société Anadolu Kültür, laquelle recevait des fonds de G.S. Ensuite, il citait des transcriptions de nombreuses conversations téléphoniques qui avaient eu lieu pendant les événements de Gezi et avaient notamment porté sur :
– l’ouverture d’un compte bancaire dans le cadre d’une collecte auprès du public de fonds destinés à l’achat de masques à gaz pour les manifestants participant aux événements de Gezi ;
– la mise à disposition d’une table pour que les manifestants assemblés dans le parc de Gezi puissent se réunir ;
– le projet de création d’un groupe de représentants des manifestants de Gezi chargé de négocier avec le Gouvernement ;
– des entretiens avec le ministère de la Justice de l’époque, qui était considéré par les intervenants comme un homme d’état convenable ;
– la tenue de nombreuses réunions lors des événements de Gezi ;
– les relations entretenues avec plusieurs personnes de nationalité étrangère.
Le parquet alléguait en outre que, lors d’une conversation téléphonique, le requérant avait traité le premier ministre de l’époque de menteur.
Il invoquait également une conversation téléphonique que le requérant avait eue avec B.T., membre du collectif « Solidarité Taksim », le 31 mai 2013 (à la suite de l’intervention des forces de l’ordre contre les manifestants réunis au parc de Gezi, de nombreux heurts violents avaient eu lieu ce jour-là), dont les parties pertinentes du compte rendu se lisaient comme suit :
« (...) B.T. : Il y a beaucoup de blessés ; plusieurs personnes sont en soins intensifs, ils ont barricadé partout. Je ne suis pas là, je n’y vais pas. La situation est catastrophique. Osman, si tu as des amis au comité des sages [à la fin de l’année 2012 et au mois de janvier 2013, une commission composée de 63 personnes de divers horizons fut créée par le Gouvernement en vue d’accompagner le processus de paix, connu sous le nom de « processus de résolution », qui avait été entamé dans le but de trouver une solution pacifique et permanente à la « question kurde »], on peut leur demander de faire une déclaration commune. Je veux dire, ce n’est plus une situation qui peut aller de pair avec le processus de paix, certaines personnes... » (“Yani bu barɪş süreci ile birlikte gidilecek bir durum değil artık, birilerinin ...”).
Le requérant : Oui, oui, oui.
B.T. : J’ai écrit quelque chose et je te l’ai envoyé.
Le requérant : Mais, il faut notamment faire une conférence de presse à Cezayir pour ceux qui vivent à l’étranger, pour les journalistes.
(...)
Le requérant : « OK ! Tu as dit qu’il y a eu un mort, tu es sérieuse ? »
B.T. : Il y a un mort. On ne connaît pas la cause du décès, certains disent que la victime a eu une crise cardiaque (...). Mais, il y a eu un mort. Solidarité (Taksim) est en train de préparer un document ; l’assaut a débuté à 5 heures. Parmi les personnes qui se trouvaient là-bas, (il y avait) cinq personnes masquées qui jetaient des pierres aux policiers. En d’autres termes, il y a eu de la provocation, et maintenant le document de Solidarité va voir le jour. [Dans ce document, il sera précisé que cette attaque] n’est pas le fait de nos membres et [que l’on] souhaite que ces personnes [celles qui jettent des pierres aux forces de l’ordre] soient retrouvées. Le public n’a aucunement eu recours à la violence.
(...)
B.T. : Moi-même, j’ai écrit aux sages, à L., à M. et à O. Il serait peut-être utile de faire pression sur les sages parce qu’ils se sont réunis pour le processus de paix. Le Gouvernement a déclaré la guerre au peuple.
Le requérant : Oui, oui. (...)
Le requérant : Il faut continuer de déposer des plaintes pénales. (...) »
Le parquet invoquait également des appels téléphoniques provenant de numéros étrangers dont l’origine, selon lui, demeurait inconnue.
À l’appui de ses allégations, il faisait référence à de nombreuses conversations téléphoniques que le requérant avait eues avec des personnes de divers horizons, sans pour autant indiquer en quoi elles étaient pertinentes au regard des accusations qu’il portait. Il invoquait notamment des conversations que le requérant avait eues avec :
– A.F.I., journaliste et universitaire, à propos d’un article que celui-ci avait rédigé et qui devait être publié dans la Libération. Le parquet soutenait que lors de cette conversation, le requérant avait sévèrement critiqué le premier ministre de l’époque pour avoir établi une distinction entre les modes de vie qu’il considérait comme « légitimes » et ceux qu’il jugeait « illégitimes ». D’après lui, il ressortait de cette conversation que des membres du parti du premier ministre avaient exprimé leur mécontentement vis-à-vis de la position du premier ministre. Le requérant, qui aurait traité le premier ministre de « leader fasciste réussi » et aurait évoqué le risque de harcèlement que les couples non-mariés encouraient, aurait déclaré ce qui suit à son interlocuteur : « Ils [les membres du parti au pouvoir, sans doute] doivent se débarrasser de cet homme ». Par ailleurs, il aurait affirmé qu’il s’agissait d’un « régime dictatorial » et qu’il ne fallait pas laisser le Premier ministre devenir président de la République.
Dans l’acte d’accusation, le parquet citait un compte-rendu de cette conversation téléphonique avec A.F.I., qui d’après lui avait eu lieu le 8 novembre 2013 à 13 h 15 à l’initiative du requérant et s’était déroulée comme suit :
« A.F.I. : Je suis actuellement en train de faire quelque chose ; j’ai envoyé un article à Libération [et] à Radikal 2 [une publication hebdomadaire jointe au quotidien Radikal qui publiait entre autres des articles émanant d’intellectuels] au sujet de l’Imam de Turquie.
Le requérant : O.K.
A.F.I. : Il me faut quelque chose en lien avec l’intitulé [de l’article] au sujet d’Erdoǧan afin qu’une autre version qui explique davantage ces événements puisse être publiée dans Libération... la semaine prochaine, ils vont publier [cet article], je suis en train de le préparer... ce qui me gêne, me préoccupe plus, c’est une expression très dangereuse employée par Erdoǧan, à savoir [qu’]il y a des modes de vies légitimes (« meşru hayat ») et des modes de vie illégitimes (« gayrimeşru hayat »).
Le requérant : Je te jure, je n’ai pas suivi [les nouvelles le concernant], il a osé dire cela ! (...).
A.F.I. : Il l’a dit en Finlande.
Le requérant : Ah, bon ! ... j’ai raté ça !
A.F.I. : Oui, je vais aborder ce sujet (...). Les membres de l’AKP [le parti du Premier ministre] veulent lui imposer des limites, lui [Erdoǧan], il dit des choses pires quand il est à l’étranger.
Le requérant : Oui.
A.F.I. : C’est-à-dire que les membres de l’AKP sont eux aussi dans un état confus [« şaşkın »]... un des leurs m’a même dit : « cet homme est devenu fou. »
Le requérant : Si cet homme fait quelque chose à ce sujet, [il] deviendra en (...) un leader fasciste réussi (« başarılı faşist lider »)...
A.F.I. : Ils n’arrivent pas à adopter... une loi.
Le requérant : Peut-être le placer sous tutelle... (« ya da hacir altına »).
A.F.I. : ... Ils n’y arrivent pas...
Le requérant : Sinon, il serait placé sous tutelle, ce qui est une des options à leur disposition.
A.F.I. : Oui, ils n’arrivent pas à adopter une loi, mais à cause de cet homme, les gens vont rencontrer beaucoup de difficultés : [par exemple], le préfet zélé (« işgüzar ») d’Adana [une ville en Turquie] va faire des perquisitions, le voisin zélé va dénoncer [ses voisins].
Le requérant : ... C’est un casse-tête (« bela ») donc... c’est-à-dire à nos yeux c’est un casse-tête, mais cet homme ne le voit pas comme ça.
A.F.I. : Non, lorsque les événements se produiront, ils diront que c’est une atteinte à certains modes de vie. Beaucoup de membres de l’AKP sont sous le choc (...).
Le requérant : Voilà, c’est ça ce que je dis, c’est-à-dire que l’AKP...
A.F.I. : Ils vont le placer sous tutelle...
Le requérant : Ils doivent se débarrasser de cet homme après tout cela, parce que...
A.F.I. : Entièrement d’accord !
Le requérant : (...) Si un garçon et une fille se sont trouvés ensemble dans certains endroits, [et si de telles informations commencent à circuler], leur vie est fichue (...) en Turquie, il y a plein de façons de harceler (...).
A.F.I. : Je le sais bien évidemment. Ils essayent de le présenter comme une activité d’organisation terroriste (« terör örgütüne sardırmaya çalışıyorlar »), c’est comme s’il s’agissait d’une activité terroriste (« sanki terör »)... lorsque des filles et des garçons se retrouvent, il naît une organisation terroriste (« kızlı erkekli yerlerde terör örgütü »).
Le requérant : c’est ça.
(...)
A.F.I. : Je vois également que le cemaat (paragraphe 53 ci-dessus) est aussi très gêné (...). Leur problème, ce sont les maisons d’Işık [logements pour étudiants gérés par les membres du réseau de Fetullah Gulen], les maisons des étudiants.
Le requérant : Oui, oui !
A.F.I. : Ces maisons-là, elles sont aussi illégales, il ne s’agit pas de résidences étudiantes légales.
Le requérant : Oui, oui !
A.F.I. : Après les centres de préparation aux concours (« dershane »), ils [il doit s’agir des membres du réseau güleniste] pensent qu’il [le Premier ministre] est obsédé par ces maisons-là (...).
Le requérant : Oui, c’est possible, oui.
(...)
Le requérant : En fin de compte, il y a un climat dans lequel l’homme [il doit s’agir du Premier ministre] veut faire quelque chose, ça ne peut être qu’un régime dictatorial, qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ? O.K., il ne va pas se mêler de tout, mais en ce qui concerne les sujets qu’il considère comme importants...
A.F.I. : Les sujets qu’il considère comme importants des points de vue moral et politique peut-être.
Le requérant : O.K. Il veut faire ce qu’il veut.
A.F.I. : Oui.
Le requérant : De manière générale, nous agissons dans le respect des lois, mais...
A.F.I. : Oui, Oui.
Le requérant : [Mais] je dois pouvoir faire ce que je veux dans certains domaines, c’est ça !
A.F.I. : Oui, oui. Tout à fait !
Le requérant : Non ! S’il [il doit s’agir du Premier ministre] disait cela, il ne faudrait pas le laisser devenir président de la République, et ce bien que j’aie dit auparavant qu’il allait devenir président de la République.
A.F.I. : Il me semble que c’est le cas. S’il devenait président de la République, il commencerait cette fois à harceler le gouvernement (...) ».
– R.T., homme politique et ancien juge de la CEDH, à propos de la possibilité de présenter un candidat commun de l’opposition aux élections locales qui devaient se tenir le 30 mars 2014 dans l’arrondissement de Beyoğlu ;
– A.E., un journaliste qui travaillait à l’époque des faits pour le quotidien Cumhuriyet, à propos de la situation financière de ce quotidien (cette conversation avait eu lieu le 2 octobre 2017).
Le parquet évoquait également une conversation téléphonique que le requérant avait eue le 17 février 2017 à propos de l’organisation d’une visite d’une délégation de l’EUTCC, composée notamment de députés du Parlement européen, d’universitaires et de journalistes [cette visite eut lieu entre le 13 et le 19 février 2017].
En outre, le parquet citait une interview que le requérant avait donnée à une Web TV sur YouTube le 4 août 2015 (paragraphe 36 ci-dessus), ainsi qu’une autre interview au cours de laquelle l’intéressé avait déclaré :
« Dorénavant, est-ce que les militants (PKK) doivent quitter la Turquie pour déposer leurs armes ? »
3. Troisième partie de l’acte d’accusation
55. Dans la troisième partie de l’acte d’accusation, le parquet invoquait notamment les éléments de preuve qu’il avait collectés concernant les autres accusés, montrait des images des symboles utilisés en donnant des informations à leur sujet, citait des articles publiés pendant les événements de Gezi, et montrait des images des dégâts provoqués par des actes de vandalisme.
Il concluait ainsi :
« (...) avant l’insurrection de Gezi, connue sous le nom de « manifestations du parc de Gezi », tous les accusés avaient été formés en vue de renverser le gouvernement ; qu’ils mirent leur plan en œuvre en mai 2013 ; que des structures légales et illégales, ainsi que des structures illégales ayant une apparence légale, semblant indépendantes les unes des autres, commencèrent à agir en se regroupant autour d’un même objectif ; que tous les accusés cherchèrent à inciter le public à descendre dans la rue en organisant des activités dites « non violentes » destinées à attirer la sympathie de l’opinion publique ; qu’ils lancèrent de nombreux appels et tentèrent de renforcer la participation aux manifestations collectives en faisant croire que les forces de l’ordre étaient intervenues violemment dans les manifestations ; qu’ils avaient pour objectif de plonger le pays et la société dans le chaos, comme cela s’était produit pendant les coups d’État de 1960 et de 1980, en offrant aux organisations terroristes de gauche un environnement propice et en tentant de renverser le gouvernement de la République de Turquie ou de l’empêcher d’exercer ses fonctions ; qu’ils souhaitaient très probablement forcer le Gouvernement à démissionner et à organiser des élections anticipées, comme dans certains pays étrangers ; qu’en cas d’échec de cette tentative, ils entendaient jeter les bases d’une guerre civile et d’un coup d’État, comme en Syrie et en Égypte ; que l’organisation terroriste armée FETÖ/PDY a fait des tentatives similaires ; qu’après la fin de l’insurrection de Gezi (...), l’organisation terroriste armée FETÖ/PDY est montée sur la scène dans le but d’atteindre le même objectif ; que les suspects ont commis les infractions reprochées, compte tenu des éléments de preuve versés au dossier. »
Le parquet requérait à l’encontre du requérant et des autres accusés les peines prévues au code pénal.
56. Le 4 mars 2019, la cour d’assises accepta l’acte d’accusation et autorisa la mise en accusation du requérant, et le procès démarra. La procédure pénale est toujours pendante devant cette juridiction.
F. Recours individuel du requérant devant la Cour constitutionnelle
57. Le 29 décembre 2017, le requérant saisit la Cour constitutionnelle (« la CCT ») d’un recours individuel. Il invoqua notamment une violation de l’article 5 (absence de raison plausible, absence de motif suffisant et pertinent, impossibilité d’accéder au dossier d’enquête, absence d’audience lors de l’examen des demandes de remise en liberté, etc.) de la Convention. Il soutint également que la privation de liberté dont il faisait l’objet avait pour but de dissuader les défenseurs des droits de l’homme de mener des actions pour la défense des droits et libertés. En particulier, se référant à l’exigence de célérité prescrite par l’article 5 § 4 de la Convention, il sollicita un traitement prioritaire de son recours.
58. Dans le cadre de la procédure devant la CCT, le ministère de la Justice présenta ses observations le 4 janvier 2019.
59. Le 22 mai 2019, la CCT délibéra le recours du requérant. Le lendemain, elle publia les résultats de ses délibérations sur son site internet. Elle déclara recevable le grief soulevé par l’intéressé concernant la régularité et la légalité de sa mise en détention provisoire, mais elle conclut à l’absence de violation de l’article 19 de la Constitution. Elle rejeta en outre le grief du requérant tiré de l’absence d’audience lors de l’examen de ses demandes de remise en liberté.
60. Le 28 juin 2019, l’arrêt de la CCT fut publié au Journal Officiel. Sur la régularité et la légalité de la mise en détention provisoire du requérant, elle conclut, par dix voix contre cinq, à l’absence de violation de l’article 19 de la Constitution. Pour ce faire, la CCT constata notamment que, lors des événements de Gezi, de nombreux actes violents avaient été perpétrés, des civils et des policiers avaient perdu la vie, des milliers de personnes avaient été blessées et plusieurs instructions pénales avaient été ouvertes à l’encontre des responsables de ces actes. Elle considéra que, de par son statut social et eu égard à ses relations nationales et internationales, le requérant avait été en mesure de prévoir les conséquences de ces événements et le fait que les manifestations en question dégénéraient pour sombrer dans la violence. Elle estima que pris ensemble, les éléments suivants - énumérés dans les décisions relatives à la détention provisoire du requérant et dans l’acte d’accusation (voir les paragraphes 67-69 de l’arrêt) - étaient suffisants pour conclure à l’existence de forts soupçons quant à sa responsabilité à l’égard des actes de violence perpétrés lors des événements de Gezi et de l’objectif ultime de ces actes, à savoir le renversement du Gouvernement : le contenu de la conversation que le requérant avait eue avec H.H.G. (paragraphe 51 ci-dessus) ; le fait que le requérant ait abordé les conséquences politiques des événements de Gezi lors d’une conversation téléphonique ; le fait qu’il ait apporté son aide aux manifestants aux fins de la mise à disposition de lieux de réunion et de matériel, dont des masques à gaz ; le fait qu’il ait organisé des réunions et y ait participé ; le fait qu’il ait apporté un appui financier à des personnes ayant soutenu ces événements ; et le fait qu’il ait œuvré dans le but d’obtenir le soutien de l’opinion publique à l’égard des événements de Gezi. La CCT conclut qu’au vu de ces éléments, la considération selon laquelle il existait des éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée n’apparaissait ni arbitraire ni dénuée de fondement.
Quant au grief tiré de l’absence d’audience lors de l’examen des demandes de remise en liberté, la CCT constata qu’au cours de la période comprise entre le 1er novembre 2017 (date à laquelle le requérant fut mis en détention provisoire) et le 30 avril 2019 (date à laquelle les avocats du requérant assistèrent à l’audience) - qui dura plus de dix-sept mois -, l’intéressé n’avait pas comparu devant les juges appelés à se prononcer sur son maintien en détention provisoire. Considérant que l’intéressé avait eu la possibilité de former un recours indemnitaire, elle déclara néanmoins ce grief irrecevable pour non-épuisement des voies de recours ordinaires.
Dans leurs opinions dissidentes, trois juges minoritaires, considérant les preuves contenues dans le dossier, jugèrent notamment qu’il n’existait pas en l’espèce une forte indication qu’une infraction ait été commise par le requérant. Ils estimèrent que le seul fait que le requérant ait participé aux événements de Gezi et ait apporté son soutien à des manifestations pacifiques ou à des actes non-violents ne pouvait être considéré comme un acte pénalement répréhensible, dans la mesure où chacun a le droit de participer à de telles manifestations. Ils dirent également que le dossier ne permettait pas d’établir la preuve de l’implication du requérant dans la commission des actes violents. Ils ajoutèrent que dans les arrêts qu’elle avait rendus précédemment dans des affaires relatives aux événements de Gezi, la CCT avait plusieurs fois conclu à la violation du droit à la liberté de réunion pacifique, voire avait jugé que le recours disproportionné à la force, par les forces de l’ordre, contre un manifestant qui n’avait pas participé à des actes violents, était susceptible d’avoir un effet dissuasif dans l’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique. Ils critiquèrent également la mise en détention du requérant quatre ans après les événements de Gezi. Ils soulignèrent notamment que les éléments de preuves avaient été recueillis lors de la phase initiale de l’instruction et qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier qu’au cours des phases postérieures à cette instruction, les autorités eussent recueilli de nouveaux éléments importants susceptibles d’en changer le cours. Deux des juges dissidents parmi les trois précités estimèrent également que les éléments versés au dossier ne prouvaient pas que des infractions relevant des articles 309 et 312 du CP aient été commises. Ils soulignèrent notamment que l’un des éléments matériels constitutifs des infractions reprochées était l’emploi de la « force » ou de la « violence ».
Par ailleurs, le quatrième juge dissident, sans se prononcer sur la plausibilité des soupçons qui pesaient sur le requérant, indiqua qu’une grande partie des preuves avait été collectée en 2013. Selon lui, le fait d’ordonner la mise en détention d’un suspect plus de quatre ans après les faits ne pouvait être considéré comme une mesure « nécessaire ».
Enfin, le cinquième juge dissident critiqua la manière dont la majorité avait examiné le recours individuel. Il soutint que dans son arrêt, la CCT aurait dû se prononcer sur le lien entre les éléments de preuves versés au dossier et les éléments constitutifs de l’infraction, à savoir « la force et la violence » et « l’intention criminelle ». Se référant à la jurisprudence pertinente de la CCT, il dit que la haute juridiction aurait dû examiner les éléments de preuve individuellement, et qu’en l’espèce, elle avait au contraire adopté une approche holistique. Il ajouta que le problème principal de la décision de la majorité relevait selon lui de la question de la proportionnalité de la mesure. À ses yeux, le fait de placer un suspect en détention provisoire quatre ans après les événements en question ne pouvait passer pour une mesure proportionnée. À cet égard, il estima que les juridictions avaient fourni des motifs stéréotypés pour justifier cette mesure.
G. Autres éléments communiqués par le requérant
61. Le requérant présenta à la Cour deux déclarations du président de la République.
La première avait été faite le 21 novembre 2018 lors d’une réunion publique avec des élus de village. Elle se lisait ainsi en ses parties pertinentes :
« Avez-vous déjà pensé à cela ? Quelqu’un a financé les terroristes dans le cadre des événements de Gezi. Cet homme est maintenant derrière les barreaux. Et qui est derrière lui ? Le célèbre juif hongrois G.S., qui incite les gens à morceler les nations et à les briser. G.S. a énormément d’argent et il le dépense de cette façon. Son représentant en Turquie est l’homme dont je parle, qui a hérité de la richesse de son père et qui a ensuite utilisé ses moyens financiers pour démolir ce pays. C’est cet homme qui fournit toutes formes de soutien à ces actes de terreur (...) »
La deuxième avait été faite le 3 décembre 2018 à la suite du communiqué de presse qui avait été publié à l’occasion du Sommet du G20 [le Groupe des vingt (G20) est un groupe composé de dix-neuf pays, dont la Turquie, et de l’Union européenne ; le treizième sommet du G20 s’est tenu les 30 novembre et 1er décembre 2018]. Elle se lit ainsi en ses parties pertinentes :
« J’ai déjà divulgué les noms de ceux qui se cachaient derrière Gezi. J’ai dit que le pilier externe de l’opération était G.S., et que le pilier interne était Kavala. Ceux qui envoient de l’argent à Kavala sont bien connus. Et maintenant, ils ont pris la décision de fermer la fondation, de quitter la Turquie, et ainsi de suite ; c’est comme ça qu’ils ont occupé notre agenda. »
62. Le requérant fit également mention des déclarations que M.P. avait faites au parquet compétent le 22 novembre 2018 (voir notamment les paragraphes 34, 36 et 53 ci-dessus). Il allégua que dans ces déclarations, M.P. s’opposait à ce que ses déclarations antérieures fussent utilisées en vue de justifier l’ouverture d’une enquête pénale contre le requérant. D’après le requérant, M.P. expliquait qu’il s’était entretenu à plusieurs reprises avec les membres de la direction de la sûreté à propos de ses recherches académiques, et qu’il avait répondu à leurs questions. Il aurait cependant nié avoir fait une déposition incriminante. Il aurait déclaré qu’il avait participé activement aux événements de Gezi, lesquelles étaient, à ses yeux, des manifestations populaires légitimes et justes, et qu’il avait été blessé lors d’interventions disproportionnées des forces de l’ordre. Il aurait réfuté la thèse selon laquelle ces manifestations avaient été dirigées et financées par des institutions internationales. À cet égard, il aurait nié avoir établi un lien entre le requérant et un complot international.
63. Le requérant indiqua que les mouvements de protestation de Gezi avaient fait l’objet de nombreux travaux de recherche sous différents angles, et que d’après lui, aucun ne disait que ces événements avaient été prémédités par des forces étrangères. Il présenta à la Cour six articles publiés au sujet de ces événements.
64. En outre, le requérant invoqua, entre autres, les documents suivants :
– « Avis sur les modifications de la Constitution adoptées par la Grande Assemblée nationale le 21 janvier 2017 et soumises au référendum national le 16 avril 2017 », adopté par la Commission de Venise à sa 110e session plénière (Venise, 10-11 mars 2017),
– Résolution no 2156 (2017) adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 25 avril 2017, intitulée « Le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie ».
H. Saisine du Groupe de travail sur la détention arbitraire du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme
65. Le Gouvernement soutient que le requérant a formulé les mêmes allégations devant le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et plus précisément devant son Groupe de travail sur la détention arbitraire (« le Groupe de travail »). À cet égard, il a communiqué à la Cour une lettre intitulée « Appel urgent commun provenant des procédures spéciales », qui avait été adressée au Gouvernement turc le 2 novembre 2017 et était signée par la vice-présidente du Groupe de travail, le rapporteur spécial des Nations unies sur les questions concernant les minorités, le rapporteur spécial des Nations unies dans le domaine des droits culturels, le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, et le rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits de l’homme.
66. Cette lettre avait pour objet l’arrestation et la détention du requérant. Ses auteurs y résumaient les informations qu’ils avaient reçues à propos de la privation de liberté du requérant et, notamment, à propos des déclarations publiques que le président de la République de Turquie avait faites à cet égard le 24 octobre 2017. Se référant aux informations qu’ils avaient reçues à propos de l’arrestation et de la mise en détention du requérant, ils appelaient le Gouvernement, en vertu des articles 9, 10 et 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à ne pas priver l’intéressé de sa liberté de manière arbitraire, et à prendre toutes les mesures nécessaires pour que celui-ci fût jugé par des tribunaux indépendants et impartiaux.
Dans l’appel urgent, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, en vertu des pouvoirs dont il était investi, invita le Gouvernement à présenter ses observations sur un certain nombre de points concernant la privation de liberté du requérant. La partie pertinente de la lettre en question est ainsi libellée :
« Nous tenons à informer votre Gouvernement qu’après avoir adressé un appel urgent au gouvernement, le Groupe de travail sur la détention arbitraire peut traiter le cas selon sa procédure ordinaire afin de rendre un avis sur la question de savoir si la privation de liberté était arbitraire ou non (We would like to inform your Excellency’s Government that after having transmitted an urgent appeal to the Government, the WG may transmit the case through its regular procedure in order to render an opinion on whether the deprivation of liberty was arbitrary or not). »
67. Le Gouvernement indique qu’il a communiqué ses observations sur les points susmentionnés.
De son côté, le requérant explique que cette saisine a été faite à son insu et qu’il n’a jamais participé à la procédure en question.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution turque
68. L’article 19 de la Constitution se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Chacun jouit de la liberté et de la sécurité individuelles.
(...)
Les personnes contre lesquelles existent de sérieuses présomptions de culpabilité ne peuvent être détenues qu’en vertu d’une décision du juge et en vue d’empêcher leur évasion ou la destruction ou l’altération des preuves ou encore dans d’autres cas prévus par la loi qui rendent également leur détention nécessaire. Il ne peut être procédé à aucune arrestation sans décision judiciaire sauf en cas de flagrant délit ou dans les cas où un retard serait préjudiciable ; les conditions en seront indiquées par la loi.
(...)
Toute personne privée de sa liberté pour une raison quelconque a le droit d’introduire une requête devant une autorité judiciaire compétente afin d’obtenir une décision à bref délai sur sa situation et sa libération immédiate dans le cas où cette privation est illégale. (...) »
B. Les dispositions pertinentes du Code pénal (CP)
69. L’article 309 § 1 du CP est ainsi libellé :
« Quiconque tente par la force et la violence de renverser l’ordre constitutionnel prévu par la Constitution de la République de Turquie ou de mettre en place un autre ordre en lieu de celui-ci ou d’empêcher partiellement ou totalement de facto la mise en place de cet ordre sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »
70. L’article 312 § 1 du CP est ainsi rédigé :
« Quiconque tente par la force et la violence de renverser le gouvernement de la République de Turquie ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »
C. Les dispositions pertinentes du Code de procédure pénale (CPP)
71. Les dispositions pertinentes du CPP concernant la détention provisoire sont décrites en détail dans les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Agit Demir c. Turquie (no 36475/10, § 30, 27 février 2018) et Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, §§ 71-73, 20 mars 2018).
72. L’article 100 §§ 1 et 2 du CPP peut se lire comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. S’il existe des éléments factuels qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction [reprochée] et un motif de détention provisoire, la détention provisoire peut être ordonnée à l’égard d’un suspect ou d’un accusé. La détention provisoire ne peut être prononcée que proportionnellement à la peine ou à la mesure préventive susceptibles d’être prononcées eu égard à l’importance de l’affaire.
2. Dans les cas énumérés ci-dessous, l’existence d’un motif de détention provisoire est présumée :
a) s’il existe des faits concrets qui font naître le soupçon d’un risque de fuite (...) ;
b) si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître le soupçon
1. d’un risque de destruction, de dissimulation ou d’altération des preuves,
2. d’une tentative d’exercer des pressions sur les témoins ou sur d’autres personnes (...) »
Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP (à savoir les infractions dites « cataloguées »), il existe une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention. Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 100 § 3 du CPP se lisent comme suit :
« 3) S’il existe des faits qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions citées ci-dessous, on peut présumer l’existence d’un motif de détention :
a) pour les infractions suivantes réprimées par le code pénal no 5237 du 26 septembre 2004 :
(...)
11. crimes contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de ce système (articles 309, 310, 311, 313, 314, 315),
(...) »
D’après l’article 101 du CPP, le maintien en détention et le constat de l’insuffisance des mesures alternatives doivent être motivés.
D. Les décrets-lois nos 667 et 668
73. Deux décrets-lois successifs (nos 667 et 668), entrés en vigueur le 23 juillet 2016 et le 27 juillet 2016 respectivement, ont eu pour effet de modifier certains actes d’enquête et de procédure. Selon l’article 6 § 1 ı) du décret-loi no 667, la question du maintien en détention, les oppositions formées contre une détention et les demandes de mise en liberté « peuvent » être examinées sur dossier. Selon l’article 3 § 1 ç) du décret-loi no 668, les demandes de mise en liberté présentées par un détenu sont examinées sur dossier au moment de l’examen d’office réalisé tous les trente jours en application de l’article 108 du CPP.
III. LES TEXTES DU CONSEIL DE L’EUROPE
74. Les textes du Conseil de l’Europe et autres instruments internationaux pertinents relatifs à la protection et au rôle des défenseurs des droits de l’homme sont décrits dans l’arrêt Aliyev c. Azerbaïdjan (nos 68762/14 et 71200/14, §§ 88-92, 20 septembre 2018).
En particulier, le 6 février 2008, le Comité des Ministres a adopté lors de sa 1017e réunion une Déclaration sur l’action du Conseil de l’Europe pour améliorer la protection des défenseurs des droits de l’homme et promouvoir leurs activités, dont les parties pertinentes se lisent comme suit :
« (...) Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe,
(...)
1. Condamne toute attaque contre les défenseurs des droits de l’homme et toute violation de leurs droits, dans les États membres du Conseil de l’Europe ou ailleurs, qu’elles soient portées par des agents de l’État ou par des acteurs non-étatiques ;
2. Appelle les États membres :
i) à créer un environnement propice au travail des défenseurs des droits de l’homme, en permettant aux individus, groupes et associations d’exercer librement des activités, légalement et conformément aux standards internationaux, afin de promouvoir et de protéger les droits de l’homme et libertés fondamentales, sans restrictions qui ne soient autorisées par la Convention européenne des Droits de l’Homme ;
ii) à prendre des mesures efficaces pour protéger, promouvoir et respecter les défenseurs des droits de l’homme ainsi que pour assurer le respect de leurs activités ;
(...)
vi) à veiller à ce que la législation nationale, concernant en particulier la liberté d’association, de réunion pacifique et d’expression, soit conforme aux standards internationalement reconnus en matière de droits de l’homme et, le cas échéant, à solliciter l’avis du Conseil de l’Europe à ce sujet ;
vii) à garantir aux défenseurs des droits de l’homme l’accès effectif à la Cour européenne des Droits de l’Homme, au Comité européen des Droits sociaux et à d’autres mécanismes de protection dans le domaine des droits de l’homme, conformément aux procédures applicables ;
viii) à coopérer avec les mécanismes de suivi des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, notamment avec la Cour européenne des Droits de l’Homme, conformément à la CEDH, ainsi qu’avec le Commissaire aux Droits de l’Homme, en facilitant ses visites, en fournissant des réponses adéquates et en engageant un dialogue sur la situation des défenseurs des droits de l’homme lorsqu’ils y sont invités ;
(...) ».
75. Le 26 juin 2018, l’Assemblée parlementaire a adopté la Résolution 2225 (2018) intitulée « Assurer la protection des défenseurs des droits de l’homme dans les États membres du Conseil de l’Europe », qui se lit comme suit en ses parties pertinentes :
« 1. L’Assemblée parlementaire rappelle ses Résolutions 1660 (2009) et 1891 (2012) sur la situation des défenseurs des droits de l’homme dans les États membres du Conseil de l’Europe ainsi que sa Résolution 2095 (2016) et sa Recommandation 2085 (2016) « Renforcer la protection et le rôle des défenseurs des droits de l’homme dans les États membres du Conseil de l’Europe ». Elle rend hommage à l’action inestimable des défenseurs des droits de l’homme en faveur de la protection et de la promotion des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Les défenseurs des droits de l’homme sont « ceux qui œuvrent en faveur des droits d’autrui », c’est-à-dire les particuliers ou les groupes qui mènent une action pacifique et conforme à la loi de promotion et de protection des droits de l’homme, qu’il s’agisse d’avocats, de journalistes, de membres d’organisations non gouvernementales (ONG) ou autres.
(...)
3. L’Assemblée observe que, dans la majorité des États membres du Conseil de l’Europe, les défenseurs des droits de l’homme sont libres d’agir dans un environnement propice au développement de leurs activités. Néanmoins, elle note que les mesures de représailles visant les défenseurs des droits de l’homme se sont multipliées ces dernières années. De nouvelles lois restrictives sur l’enregistrement et le financement des ONG ont été adoptées. De nombreux défenseurs des droits de l’homme ont été victimes de harcèlement judiciaire, administratif ou fiscal, de campagnes de diffamation et d’enquêtes judiciaires ouvertes sur la base de chefs d’accusation douteux, souvent liés à des activités terroristes supposées ou concernant prétendument la sécurité nationale. Certains d’entre eux ont été menacés, agressés physiquement ou arrêtés, détenus ou incarcérés arbitrairement. D’autres ont même été assassinés. Tout cela a pour effet de réduire de plus en plus le champ d’action des défenseurs des droits de l’homme et de leur faire courir de plus en plus de risques.
4. L’Assemblée condamne ces faits et réaffirme son soutien à l’action des défenseurs des droits de l’homme, qui mettent souvent en danger leur sécurité et leur vie pour promouvoir et protéger les droits d’autrui, notamment ceux des groupes les plus vulnérables et les plus opprimés (les migrants, les réfugiés et les membres de minorités nationales, religieuses ou sexuelles), ou pour lutter contre l’impunité de hauts responsables de l’État et contre la corruption. (...)
5. L’Assemblée invite, par conséquent, les États membres :
5.1. à respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales des défenseurs des droits de l’homme, notamment leur droit à la liberté et à la sécurité, et leur droit à un procès équitable, et leurs libertés d’expression, de réunion et d’association ;
5.2. à s’abstenir de tout acte d’intimidation ou de représailles contre les défenseurs des droits de l’homme et à les protéger contre les agressions ou les actes de harcèlement commis par des acteurs non étatiques ;
(...)
5.6. à assurer aux défenseurs des droits de l’homme un environnement propice à leurs travaux, notamment en révisant la législation et en la mettant en conformité avec les normes internationales en matière de droits de l’homme, en s’abstenant d’organiser des campagnes de diffamation contre les défenseurs et les autres militants de la société civile, et en condamnant fermement de telles campagnes lorsqu’elles sont organisées par des acteurs non étatiques ;
5.7. à encourager les défenseurs des droits de l’homme à participer à la vie publique et à s’assurer qu’ils sont consultés sur les projets de loi relatifs aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, ainsi que sur la réglementation de leurs activités ;
5.8. à s’abstenir de surveiller de manière arbitraire les communications en ligne et autres communications des défenseurs des droits de l’homme ;
(...)
5.10. à coopérer pleinement avec le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe pour remédier aux cas individuels de persécution et de représailles dont sont victimes les défenseurs des droits de l’homme ;
5.11. à évaluer le caractère satisfaisant, au vu de leurs résultats concrets, des mesures prises pour protéger les défenseurs des droits de l’homme depuis l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les défenseurs des droits de l’homme et la Déclaration du Comité des Ministres sur l’action du Conseil de l’Europe pour améliorer la protection des défenseurs des droits de l’homme et promouvoir leurs activités.
(...) »
76. Dans sa Recommandation no CM/Rec(2007)14 sur le statut juridique des organisations non gouvernementales en Europe, adoptée le 10 octobre 2007 lors de la 1006e réunion des Délégués des Ministres, le Comité des Ministres a souligné l’importance et le rôle essentiel des ONG en ces termes :
« Conscient de la contribution essentielle qu’apportent les organisations non gouvernementales (ONG) au développement et à la réalisation de la démocratie et des droits de l’homme, en particulier à travers la sensibilisation du public et la participation à la vie publique, en veillant à la transparence et à la nécessité de rendre compte pour les autorités publiques et de la contribution tout aussi importante des ONG à la vie culturelle et au bien-être social des sociétés démocratiques ; (...)
Notant que les contributions apportées par les ONG revêtent de multiples formes : elles peuvent constituer des vecteurs de communication entre les différents secteurs de la société et les autorités publiques, prôner des changements de lois et de politiques publiques, venir en aide aux personnes dans le besoin, élaborer des normes techniques et professionnelles, veiller au respect des obligations découlant du droit national et international et offrir, en outre, un moyen de s’épanouir personnellement et de cultiver, promouvoir et défendre des intérêts communs ;
Gardant à l’esprit que l’existence d’un grand nombre d’ONG est la manifestation du droit de leurs adhérents à la liberté d’association conformément à l’article 11 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales et de l’adhésion de leur pays hôte aux principes du pluralisme démocratique (...) ».
IV. LA PROCÉDURE D’ACTION URGENTE ET LE GROUPE DE TRAVAIL SUR LA DETENTION ARBITRAIRE
77. Pour la procédure devant le Groupe de travail, voir Peraldi c. France ((déc.), no 2096/05, 7 avril 2009).
78. Le Groupe de travail a mis au point une procédure dite « d’action urgente » applicable dans les cas où il existe des allégations suffisamment fiables permettant de croire qu’une personne pourrait être arbitrairement privée de liberté et que la poursuite de cette privation de liberté peut constituer un grave danger pour sa santé, son intégrité physique ou psychologique ou sa vie. En pareil cas, le Groupe de travail adresse au gouvernement de l’État concerné, par la voie diplomatique, un appel urgent dans lequel il lui demande de prendre des mesures appropriées pour que soient respectés le droit de la personne détenue à ne pas être privée arbitrairement de sa liberté, son droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial ainsi que son droit à la vie et à l’intégrité physique et mentale.
79. Les « procédures spéciales », quant à elles, sont des mécanismes mis en place par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies pour traiter de la situation spécifique d’un pays ou d’un thème particulier concernant des violations graves des droits humains dans toutes les régions du monde. Les titulaires de ces mandats ont donc pour mission d’examiner, de superviser, de conseiller et de faire rapport sur les situations des droits de l’homme dans des pays ou territoires donnés (mandats par pays), ou sur des phénomènes graves de violations des droits de l’homme dans le monde entier (mandats thématiques). Ils peuvent notamment répondre à des plaintes individuelles, réaliser des études, fournir à l’État concerné des conseils en matière de coopération technique, ou encore se livrer à des activités générales de promotion. Dans le cadre de ces activités, ils reçoivent la plupart du temps des informations sur des allégations spécifiques de violations des droits de l’homme et envoient aux gouvernements des appels urgents ou des lettres d’allégation, en leur demandant des explications.
V. LA NOTIFICATION DE DÉROGATION DE LA TURQUIE
80. Le 21 juillet 2016, le Représentant permanent de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe a transmis au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une notification de dérogation, dont le texte est reproduit dans l’arrêt Mehmet Hasan Altan (précité, § 81).
EN DROIT
I. SUR L’OBJET DE LA REQUÊTE
81. Le Gouvernement observe d’emblée que la Cour lui a demandé de formuler des observations sur la question de savoir si la procédure engagée devant la CCT à la suite du recours individuel introduit par le requérant était compatible avec la condition de « bref délai », au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. Il allègue toutefois que, dans le formulaire de requête du 8 juin 2018, le requérant n’a pas formulé pareil grief.
82. Le requérant conteste cette thèse.
83. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, il ressort du libellé de l’article 34 de la Convention qu’une « prétention » ou un grief sur le terrain de la Convention comporte deux éléments, à savoir des allégations factuelles et les arguments juridiques qui en sont tirés. Ces deux éléments sont imbriqués puisque les faits dénoncés doivent être interprétés à la lumière des arguments juridiques avancés, et vice versa (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 110, 20 mars 2018). L’objet d’une affaire devant la Cour demeure délimité par les faits tels qu’exposés par le requérant. Si la Cour venait à se prononcer sur la base de faits non visés par le grief, elle statuerait au-delà de l’objet de l’affaire et outrepasserait sa compétence en tranchant des questions qui ne lui auraient pas été « soumises », au sens de l’article 32 de la Convention. En pareil cas, il pourrait aussi se poser la question du respect du principe de l’égalité des armes. En revanche, la Cour ne statuerait pas hors de l’objet de l’affaire si, en application du principe jura novit curia, elle venait à requalifier en droit les faits dénoncés en se prononçant sur la base d’un article ou d’une disposition de la Convention non invoqués par le requérant (ibidem, §§ 123-124).
84. La Cour observe que dans son formulaire de requête présenté à la Cour le 8 juin 2018, le requérant, invoquant explicitement l’article 5 § 4 de la Convention, a formulé son grief tiré de cette disposition comme suit :
« Les documents qui constituent la base de la détention du requérant ne sont pas accessibles (...). Cette situation (...) constitue une violation flagrante du principe de l’égalité des armes. Nonobstant ce fait, les juges de paix ont procédé aux examens du maintien en détention du requérant sur la base du dossier, et la durée de la détention du requérant dépasse 7 mois. (...). Le requérant a donc introduit un recours devant la Cour constitutionnelle, laquelle aurait dû rendre son verdict dans le plus bref délai (süratle) et n’a cependant pas encore rendu son arrêt. Ainsi, la nécessité d’introduire une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme s’est imposée. »
85. Il en ressort que le requérant ne s’est pas contenté de se référer à l’article 5 § 4 de la Convention : il a également précisé que la CCT « aurait dû rendre son verdict dans le plus bref délai ». Par ailleurs, dans les observations qu’il a communiquées à la Cour, l’intéressé indique que la CCT, qui doit assurer un contrôle rapide, n’a pas encore rendu son verdict alors qu’un délai de seize mois s’est écoulé depuis qu’il a introduit son recours. Aux yeux de la Cour, il est tout à fait normal, au vu des circonstances de l’espèce, que ce grief se confonde avec les arguments tirés de l’ineffectivité du recours individuel. Cela ne signifie pas que le requérant n’a pas soulevé ce grief devant elle.
Partant, la Cour conclut que le requérant a soulevé le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention. Elle rejette donc l’exception du Gouvernement concernant l’objet de l’affaire.
II. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE
86. Le Gouvernement soutient qu’il convient d’examiner l’ensemble des griefs soulevés par le requérant en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention. Il estime à cet égard que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de cette dernière. Dans ce contexte, il dit qu’il y avait un danger public menaçant la vie de la nation en raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.
87. Le requérant allègue qu’il y a eu violation des articles 5 et 18 de la Convention. Il conteste la thèse du Gouvernement selon laquelle les événements de Gezi étaient liés à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Par ailleurs, il souligne que l’état d’urgence a été levé en juillet 2018, mais que sa détention, qu’il juge arbitraire, n’a toujours pas pris fin et qu’il n’a toujours pas pu comparaître devant un juge.
88. La Cour prend note des arguments du requérant concernant l’applicabilité de la dérogation en question aux faits de la cause. Il est vrai que les faits à l’origine des soupçons pesant sur le requérant concernant les événements de Gezi (article 312 du CP) sont largement antérieurs à la déclaration de l’État d’urgence. En outre, la détention provisoire du requérant a été prorogée à maintes reprises depuis la levée de l’état d’urgence le 18 juillet 2018.
À ce stade, la Cour tient à rappeler que dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Mehmet Hasan Altan (no 13237/17, § 93, 20 mars 2018), elle a noté que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. En ce qui concerne le point de savoir si les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure que la situation exigeait et en conformité avec les autres obligations découlant du droit international, la Cour estime qu’un examen sur le fond des griefs du requérant – auquel elle se livrera ci-après – est nécessaire.
III. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT
89. La Cour constate que d’après le Gouvernement, le requérant a soumis ses griefs à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention et n’a pas épuisé les voies de recours dont il disposait en droit interne.
A. Sur l’exception tirée de l’article 35 § 2 b) de la Convention
90. Le Gouvernement soutient que le requérant a soumis ses griefs à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention, à savoir le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire (« le GTDA »). L’article en question est ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« (...) 2. La Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l’article 34, lorsque :
(...)
b) elle est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux. »
91. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il soutient tout d’abord que l’objet de la présente requête est différent de celui traité par le Groupe de travail. Il ajoute qu’en tout état de cause, le GTDA a été saisi par des tiers, et que lui-même n’a introduit aucune requête individuelle devant une quelconque instance internationale. D’après lui, le fait qu’une procédure ait été ouverte et menée en dehors de son contrôle et de son initiative ne saurait le priver de son droit d’introduire une requête devant la Cour.
92. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné la procédure devant le GTDA et qu’elle a conclu que ce Groupe de travail était bien une « instance internationale d’enquête ou de règlement » au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention (Peraldi, décision précitée).
93. En l’occurrence, la Cour note en premier lieu que la lettre adressée par trois rapporteurs spéciaux des Nations unies et la vice-présidente du GTDA au sujet de la privation de liberté du requérant s’inscrit dans le cadre des procédures spéciales mises en œuvre par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies (paragraphes 78-79 ci-dessus). Certes, ainsi qu’il était indiqué dans la lettre en question en date du 2 novembre 2017, un appel urgent peut donner lieu à l’ouverture d’une procédure ordinaire dans le cadre de laquelle le GTDA est appelé à rendre un avis sur la question de savoir si la privation de liberté était arbitraire ou non (paragraphe 66 ci‑dessus). Cependant, il n’est pas établi que le GTDA ait ouvert une telle procédure.
94. En second lieu, la Cour observe qu’il n’est pas établi non plus que le requérant ou ses proches aient introduit un quelconque recours devant les instances des Nations unies (comparer avec Peraldi, décision précitée, où le frère du requérant avait saisi le Groupe de travail d’une demande d’examen de la situation du requérant et non de sa situation personnelle) ni qu’ils aient activement participé à une quelconque procédure devant elles. À cet égard, elle rappelle que, selon sa jurisprudence, si les personnes qui se plaignent devant les deux institutions ne sont pas les mêmes (voir Folgerø et autres c. Norvège (déc.), no 15472/02, 14 février 2006), la requête introduite devant la Cour ne peut passer pour être « essentiellement la même qu’une requête (...) déjà soumise ».
95. Dès lors, il y a lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement au titre de l’article 35 § 2 b) de la Convention.
B. Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes
96. Le Gouvernement plaide que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes dont il disposait. Il indique que l’intéressé a introduit un recours individuel devant la CCT le 29 décembre 2017, et que la procédure était pendante devant cette instance lors du dépôt de ses observations. Il soutient que le fait de saisir la Cour sans attendre l’issue d’un recours pendant devant la CCT n’est pas compatible avec le principe de subsidiarité, qui constitue selon lui un principe fondamental de la Convention et du système de protection individuelle prévu par cet instrument. Il argue de surcroît que si ce principe n’était pas respecté, un grand nombre de requêtes pourraient être introduites devant la Cour sans qu’un recours ait effectivement été introduit devant une juridiction nationale. Il considère que cette situation pourrait nuire à l’efficacité du système de protection énoncé dans la Convention et porter atteinte à la confiance du public envers la Cour.
97. Le Gouvernement note également que la Cour a examiné à de nombreuses reprises la procédure de recours individuel devant la CCT, et qu’elle l’a reconnue comme un recours interne effectif en ce qui concerne les griefs tirés de l’article 5 (voir, entre autres, Mercan c. Turquie (déc.), no 56511/16, §§ 21-30, 8 novembre 2016).
98. Mettant l’accent sur l’exigence de « bref délai », le requérant conteste cette thèse et soutient qu’en raison de la durée d’examen, ce recours a perdu de son effectivité.
99. La Cour observe d’emblée que la durée d’examen d’un recours visant à contester la régularité et la légalité d’une privation de liberté n’est pas suffisante en soi pour tirer une conclusion quant à l’ineffectivité d’une procédure devant la CCT. Certes, comme le souligne le Gouvernement, le principe de subsidiarité incarne l’essence d’une règle sur la répartition des compétences entre la Cour et les États membres, le but ultime étant de reconnaître à toute personne relevant de la juridiction d’un État les droits et libertés inscrits dans la Convention. Autrement dit, en vertu de l’article 1 de la Convention, ce sont les autorités nationales qui sont les principales garantes des droits de l’homme, sous la surveillance de la Cour. En effet, c’est bien au regard d’une protection rapide et efficace, et donc a priori effective des droits des justiciables, que le principe de subsidiarité́ légitime la responsabilité principale des États membres. Parce que le système de protection nationale implique une confiance dans la justice nationale, normalement mieux placée que le juge international pour intervenir, ce principe intègre donc, en son sein, l’idée même d’effectivité́ des droits dont les autorités nationales sont finalement les principales garantes. Il en découle que lorsque le système de protection nationale est incapable de répondre efficacement aux griefs tirés de l’article 5 de la Convention, la Cour peut en tirer des conclusions générales ou spécifiques à l’affaire.
100. La Cour rappelle notamment que l’obligation pour le requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour. Néanmoins, elle tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Mehmet Hasan Altan, précité, § 107). À cet égard, elle observe qu’elle a déjà examiné sous l’angle de l’article 5 de la Convention les recours individuels formés devant la Cour constitutionnelle, notamment dans le cadre de l’affaire Koçintar c. Turquie ((déc.), no 77429/12, 1er juillet 2014). Dans cette affaire, à l’issue de son examen de cette voie de droit, elle a estimé qu’elle ne disposait d’aucun élément qui lui permettait de dire que le recours individuel devant la haute juridiction n’était pas susceptible d’apporter un redressement approprié au grief des requérants tiré de l’article 5 de la Convention et qu’il n’offrait pas de perspectives raisonnables de succès (Mehmet Hasan Altan, précité, § 132).
101. La Cour ne voit en l’espèce aucune raison de s’écarter de sa conclusion susmentionnée sur l’effectivité du recours individuel devant la Cour constitutionnelle.
102. En bref, la Cour observe que le requérant, qui a introduit devant la CCT un recours individuel, a offert à cette instance l’occasion de remédier à la violation alléguée. La Cour constitutionnelle a publié son arrêt le 28 juin 2019 au Journal Officiel (paragraphe 60 ci-dessus) avant que la Cour se prononce sur la recevabilité de la présente affaire.
Par conséquent, elle rejette également cette exception soulevée par le Gouvernement.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION
103. Le requérant se plaint de sa mise et de son maintien en détention provisoire, qu’il estime arbitraires. Il allègue qu’il n’existait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. Il soutient en outre que les juridictions internes n’ont pas suffisamment motivé leurs décisions de mise et de maintien en détention provisoire.
Il se plaint à ces égards d’une violation de l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...)
3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
104. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
105. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
106. Le requérant soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptibles de persuader un observateur objectif qu’il avait commis les infractions reprochées. Il ajoute que les éléments de preuve présentés par le Gouvernement pour justifier sa mise en détention provisoire sont superficiels et incohérents. Estimant qu’il y a eu un élément de mauvaise foi et d’abus de pouvoir de la part des autorités, il soutient que sa mise et son maintien en détention étaient non seulement illégaux mais aussi arbitraires. En effet, il n’y a d’après lui aucun rapport entre les chefs d’accusation et les éléments que les autorités d’enquête ont recueillis et versés au dossier.
107. Le requérant attire l’attention de la Cour sur le fait que l’acte d’accusation concernant le chef relatif à l’article 312 du CP fut déposé seize mois après sa mise en détention. À ses yeux, ce retard constitue une illustration supplémentaire de l’absence d’élément fiable susceptible de justifier sa privation de liberté. Par ailleurs, il souligne qu’à ce jour, aucun acte d’accusation n’a encore été déposé concernant le chef relatif à l’article 309 du CP.
108. Le requérant soutient qu’après sa mise en détention, aucun élément de preuve pouvant justifier les chefs d’accusation n’a été obtenu. Il allègue que les seuls éléments à charge présentés furent les transcriptions de ses conversations téléphoniques, et que celles-ci avaient été obtenues en violation de la législation pertinente. Il argue que ses prétendus « contacts intenses » avec H.J.B., considéré par les autorités d’enquête comme l’un des instigateurs de la tentative de coup d’État, constituent la principale preuve sur laquelle reposent les charges relatives à la tentative de coup d’État. Or, bien qu’il admette connaître cet individu depuis 2000, il nie avoir eu de tels contacts avec lui ou avoir eu des échanges téléphoniques avec lui. Le requérant soutient que cette allégation est fondée sur le fait que son téléphone portable et celui de H.J.B. ont émis des signaux provenant de la même station de transmission de base. Il indique que cette station couvre une large zone centrale où se trouvent de nombreux hôtels ainsi que son bureau. Il estime que ce seul élément ne suffit donc pas à étayer la thèse du parquet, d’autant plus que, ainsi qu’il ressort selon lui du dossier, son portable était sur écoute à l’époque des faits, et les autorités d’enquête auraient par conséquent pu obtenir des preuves directes si de tels contacts intenses avaient réellement existé.
109. Quant au témoin M.P. cité par le Gouvernement, le requérant soutient tout d’abord que l’avocat de la défense n’a pas eu le droit de l’interroger, et que son identité a été gardée secrète et n’a pas été communiquée à l’avocat de la défense au cours de l’instruction pénale. À cet égard, il fait référence à la jurisprudence de la Cour, dont il déduit qu’une déclaration de témoin anonyme ne peut servir à motiver une décision de placement en détention que si les droits de la défense sont respectés. Il estime que tel n’est pas le cas en l’espèce. Il affirme par ailleurs que dans les déclarations qu’il a faites au parquet le 22 novembre 2018 (paragraphe 62 ci-dessus), ce même témoin a nié avoir établi un lien avec le requérant et un complot international.
110. D’après le requérant, les déclarations d’un policier sont citées dans l’acte d’accusation. Or, ce témoin, qui serait également mentionné comme plaignant dans ce même document, aurait été condamné pour le meurtre d’un manifestant, A.I.K., qui serait mort en raison des violences policières dont il aurait été victime pendant les événements de Gezi à Eskişehir.
111. Il apparaîtrait que les thèses du Gouvernement et celles du parquet seraient contradictoires. Le Gouvernement reconnaîtrait que les événements de Gezi auraient trouvé leur origine dans un mouvement d’opposition aux décisions sur l’avenir du parc et au recours à la force par les forces de l’ordre (paragraphe 17 ci-dessus). Le parquet, quant à lui, les verrait comme des insurrections préméditées, planifiées et mises en scène par le requérant et les acteurs internationaux selon un scénario monté au préalable.
112. Enfin, le requérant dit qu’il est connu pour le dévouement et la fidélité à la démocratie et à l’état de droit dont il a toujours fait preuve dans le cadre des grands projets qu’il a pilotés au sein de la société civile, et pour l’importance qu’il accorde à la coopération entre les organisations de la société civile et les institutions de l’État. Il soutient qu’il n’était qu’un manifestant parmi les millions qui ont pris part aux événements de Gezi, et qu’il n’avait aucun lien avec la tentative de coup d’État ni avec aucun des groupes censés l’avoir organisée.
b) Le Gouvernement
113. Le Gouvernement soutient que la mise et le maintien en détention provisoire du requérant étaient en conformité avec la législation nationale. Il note que, le 1er novembre 2017, le requérant fut placé en détention provisoire par le juge de paix car il y avait des motifs sérieux de penser qu’il avait commis deux infractions différentes. Il indique qu’il lui était reproché, d’une part, d’être l’instigateur et le leader des manifestations connues du public sous le nom d’« événements de Gezi », lesquelles, d’après lui, visaient à renverser le Gouvernement et étaient activement soutenues par toutes les organisations terroristes, et, d’autre part, d’avoir participé à la tentative de coup d’État.
114. D’après le Gouvernement, le juge de paix a dit dans sa décision de mise en détention qu’il existait de sérieuses raisons de penser que le requérant avait commis les infractions qui lui étaient reprochées. Pour parvenir à cette conclusion, le magistrat se serait basé sur les rapports de perquisition et de saisie conservés dans le dossier d’enquête ainsi que sur plusieurs éléments versés au dossier, dont les transcriptions de conversations téléphoniques, les rapports de surveillance physique, les rapports d’examens numériques, les photographies, la déposition du requérant, des informations émanant de sources ouvertes et les déclarations des témoins.
115. Le Gouvernement dit qu’en ce qui concerne les « événements de Gezi », le parquet général d’Istanbul a ouvert une instruction pénale et que dans ce cadre, les autorités judiciaires ont ordonné l’interception des communications téléphoniques du requérant. Il ajoute que dans le cadre de l’enquête visant le requérant, les déclarations du témoin dénommé M.P. ont été enregistrées le 31 octobre 2017, et que le témoin a fait des déclarations concernant l’intérêt du requérant pour les « événements de Gezi ».
116. Le Gouvernement précise en outre que des photographies du requérant et des personnes qu’il rencontrait furent prises lors de la surveillance physique du requérant, qui avait été ordonnée par les juridictions compétentes. Il soutient que ces photographies permettent d’établir que le requérant a rencontré à plusieurs reprises des personnes liées aux « événements de Gezi » et à la tentative de coup d’État.
117. D’après le Gouvernement, une perquisition fut effectuée sur le lieu de travail du requérant. Le téléphone portable de l’intéressé, saisi à cette occasion, aurait été examiné. Les photographies et les messages qui y auraient été retrouvés montreraient notamment que le requérant aurait eu des conversations avec une personne ayant des relations avec l’organisation terroriste armée FETÖ/PDY et avec une autre personne recherchée pour des crimes graves (espionnage, tentative de renversement de l’État et aide à l’organisation terroriste armée FETÖ/PDY). Les autorités auraient par ailleurs établi l’existence de signaux téléphoniques montrant que le requérant aurait rencontré H.J.B. – lequel serait visé par une enquête pénale pour tentative de coup d’État –, qui aurait séjourné à Diyarbakir et à Istanbul avant, pendant et après cette tentative. Les juges auraient également tenu compte des informations émanant de sources ouvertes et de déclarations faites par le requérant lors d’une émission diffusée sur une Web TV.
118. Le Gouvernement soutient qu’au vu de ces éléments, il y a suffisamment de motifs raisonnables de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions reprochées, et qu’il existe suffisamment de faits et d’informations susceptibles de persuader un observateur objectif que le requérant a commis les infractions reprochées.
119. Enfin, le Gouvernement précise que les chefs relatifs aux événements de Gezi et à la tentative de coup d’État doivent être appréciés ensemble. Il estime en outre que la Cour doit aussi tenir compte de la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au titre de l’article 15 de la Convention. D’après le Gouvernement, les infractions reprochées au requérant étaient liées à la déclaration de l’état d’urgence en Turquie et à la tentative de coup d’État qui a entraîné la notification de dérogation.
2. Les tiers intervenants
a) La Commissaire aux droits de l’homme
120. Les informations transmises par la Commissaire aux droits de l’homme à propos des événements de Gezi sont déjà exposées aux paragraphes 20 à 22 ci-dessus.
121. La Commissaire aux droits de l’homme a également présenté des observations à propos des accusations portées contre le requérant concernant les événements de Gezi. Elle soutient que la participation aux événements de Gezi fut extrêmement hétérogène. Elle considère notamment que la thèse selon laquelle les événements de Gezi auraient pu être orchestrés par une seule personne ou organisation n’est aucunement crédible. D’après elle, l’examen approfondi que son bureau a mené au sujet des événements ne montre en aucune manière que les revendications publiques générales des manifestants se soient étendues à un renversement illégal et violent du Gouvernement et de l’ordre constitutionnel, ni que ces manifestations puissent s’analyser en une tentative d’entrave, par la force et la violence, à l’exercice par les autorités de leurs fonctions (infraction punissable d’une peine de réclusion à perpétuité aggravée). La Commissaire aux droits de l’homme dit que s’il ne fait aucun doute que des groupes violents se sont joints aux manifestations à plusieurs reprises et qu’ils ont avivé les tensions avec la police, les informations disponibles montrent malgré tout que la grande majorité des participants a manifesté pacifiquement.
122. Se référant aux constations du rapport rédigé par son prédécesseur en 2013 (paragraphe 20 ci-dessus), la Commissaire aux droits de l’homme soutient que les autorités administratives et judiciaires ont engagé de nombreuses procédures contre des personnes ou des groupes qui avaient mené des activités non violentes lors des manifestations de Gezi. Elle allègue que des instructions pénales ont été ouvertes contre des professionnels de santé, que des chaînes de télévision se sont vu infliger des amendes, que des journalistes ont été licenciés à cause de la pression du Gouvernement, et que de nombreuses mesures répressives ont été prises à l’encontre d’associations professionnelles, d’universitaires et d’entreprises en raison de leur participation aux événements de Gezi. Elle note également que récemment, plus de cinq ans après les événements, les autorités semblent avoir lancé une nouvelle vague de procédures pénales contre de nombreuses personnes résidant dans différentes régions. Par ailleurs, elle soutient que depuis la déclaration de l’État d’urgence, les autorités administratives et judiciaires ont pris de nombreuses décisions à l’effet de restreindre la liberté de manifestation pacifique, et que la procédure pénale objet de la présente affaire, engagée contre un activiste œuvrant en faveur des droits de l’homme, ne constitue qu’une illustration supplémentaire de cette attitude intolérante à l’égard des manifestations non violentes qui ont suivi les événements de Gezi.
123. Sur la base de ces constatations, la Commissaire conclut que, d’après elle, la réaction de la justice turque aux événements de Gezi reflète globalement un manque de respect des normes internationales, en particulier de la Convention et de la jurisprudence de la Cour, tant sur le plan de l’impunité accordée aux forces de sécurité que sur celui de l’absence de respect du droit de manifester pacifiquement. Sur la base de ces constatations, elle soutient que le niveau de preuve requis pour étayer la thèse d’un complot contre le Gouvernement et l’État turc n’est pas atteint, et que cette procédure risque de s’assimiler à un « procès d’intention ».
b) Les organisations non gouvernementales intervenantes
124. Les organisations non gouvernementales intervenantes ne se prononcent pas sur ces griefs. Elles critiquent cependant la mise et le maintien en détention du requérant.
3. Appréciation de la Cour
a) Principes pertinents
125. La Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise le placement d’une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduction de celle-ci devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner que cette personne a commis une infraction (Jėčius c. Lituanie, no [34578/97](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2234578/97%22%5D%7D), § 50, CEDH 2000‑IX, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 124).
126. Pour qu’une arrestation puisse être considérée comme fondée sur des soupçons plausibles au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, il n’est pas nécessaire que la police ait rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations, soit au moment de l’arrestation, soit pendant la garde à vue (Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, § 53, série A nº 145‑B). Il n’est pas nécessaire non plus que le détenu ait été inculpé ou renvoyé en jugement. L’objet d’un placement en détention en vue d’un interrogatoire est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en dissipant les soupçons fondant le placement en détention. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A nº 300‑A).
127. Toutefois, la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) précité. La suspicion de bonne foi n’est pas suffisante. Les mots « raisons plausibles » signifient l’existence de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour « plausible » dépend de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A nº 182 ; voir aussi, Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 88, 22 mai 2014, Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, §§ 117-118, 17 mars 2016). Par conséquent, lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. Dès lors, il incombe au gouvernement défendeur de fournir à la Cour au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (ibidem, § 34 in fine).
128. Le terme « plausibilité » désigne aussi le seuil que doit atteindre le soupçon pour convaincre l’observateur objectif de la vraisemblance des accusations.
En règle générale, les problèmes en la matière se posent au niveau des faits. Il faut alors se demander si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits (Włoch c. Pologne, no 27785/95, §§ 108-109, CEDH 2000-XI). Outre l’aspect factuel, l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) exige que les faits invoqués puissent raisonnablement passer pour relever de l’une des sections du code pénal traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 57, 6 novembre 2008, Mammadli c. Azerbaïdjan, no 47145/14, § 52, 19 avril 2018, et Aliyev, précité, § 152).
129. En outre, il ne doit pas apparaître que les faits reprochés eux-mêmes aient été liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 187, 28 novembre 2017).
130. En ce qui concerne les déclarations émanant de témoins indirects, la Cour est consciente de l’importance de tels éléments de preuve dans la lutte contre le crime organisé. Cependant, la nature parfois ambiguë de ces déclarations et le risque qu’une personne puisse être mise en accusation et arrêtée sur la base d’allégations non contrôlées et pas forcément désintéressées ne doivent pas être sous-estimés. Pour ces raisons, les témoignages indirects doivent être confirmés par des éléments objectifs. Cela est d’autant plus vrai quand il s’agit de proroger la détention provisoire : si les déclarations de témoins indirects non corroborés peuvent valablement fonder, à son début, la détention d’une personne, elles perdent nécessairement de leur pertinence au fil du temps, particulièrement si la progression des investigations ne permet de déceler aucun élément de preuve ultérieur (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 156 et suivants, CEDH 2000-IV).
131. La Cour tient également à rappeler que les soupçons pesant sur une personne au moment où elle a été arrêtée doivent être « plausibles » (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 33). Il en va a fortiori de même quant à la mise en détention d’un suspect. En effet, les soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale (Ilgar Mammadov, précité, § 90). Par ailleurs, l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 102, 5 juillet 2016).
132. En outre, toute privation de liberté doit être conforme au but poursuivi par l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire. Il existe un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, et la notion d’« arbitraire » que contient l’article 5 § 1 va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention (Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 84, 23 février 2012). Il incombe aussi à la Cour de vérifier si la façon dont le droit interne a été interprété et appliqué dans les cas soumis à son examen se concilie avec la Convention (voir, mutatis mutandis, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 171, CEDH 2004-II).
133. La notion d’arbitraire varie dans une certaine mesure selon le type de détention en cause. La Cour a indiqué que l’arbitraire peut naître lorsqu’il y a eu un élément de mauvaise foi ou de tromperie de la part des autorités ; que l’ordre de placement en détention et l’exécution de celui-ci ne cadraient véritablement avec le but des restrictions autorisées par l’alinéa pertinent de l’article 5 § 1 ; qu’il n’existait aucun lien entre le motif invoqué pour justifier la privation de liberté autorisée et le lieu et le régime de détention ; et qu’il n’y avait aucun lien de proportionnalité entre le motif de détention invoqué et la détention en question (pour un récapitulatif détaillé de ces principes, voir James, Wells et Lee c. Royaume-Uni, nos 25119/09 et 2 autres, §§ 191-195, 18 septembre 2012).
134. La tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite du but légitime visé, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il n’appartient pas à la Cour, en principe, de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016, Mehmet Hasan Altan, précité, § 126, et Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 128, 16 avril 2019).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
135. La Cour observe que le requérant a été placé en détention provisoire au motif qu’il existait de « forts soupçons » — au sens de l’article 100 du CPP (paragraphe 72 ci-dessus) — qu’il ait commis deux infractions différentes : tentative de renversement du Gouvernement par la force et la violence, infraction prévue par l’article 312 du CP, et tentative de renversement de l’ordre constitutionnel par la force et la violence, infraction prévue par l’article 309 du CP. Il s’agit de deux infractions graves passibles de la peine la plus lourde en droit pénal turc, à savoir la réclusion à perpétuité aggravée.
136. Cela étant, la tâche de la Cour consiste à vérifier s’il existait des éléments objectifs suffisants pour persuader un observateur objectif que le requérant pouvait avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées. À cet égard, il ne fait aucun doute que des soupçons doivent être justifiés par des éléments objectifs vérifiables et qu’il ne doit pas apparaître que les actes reprochés étaient liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention.
137. La Cour rappelle que pour rechercher l’existence ou non d’un soupçon raisonnable propre à justifier l’arrestation et la détention du requérant (paragraphes 126-128 ci-dessus), le point de départ de son analyse doit être les décisions relatives à la mise et au maintien en détention du requérant adoptées par les juridictions nationales (paragraphes 37-46 ci-dessus). En outre, la Cour constitutionnelle ayant apprécié la légalité de la détention provisoire du requérant sur la base de l’article 19 de la Constitution (paragraphe 60 ci-dessus), qui est un recours à épuiser dans l’ordre juridique turc, elle doit rechercher si le raisonnement développé par la haute juridiction, qui a également pris en compte l’acte d’accusation, a démontré de manière adéquate qu’il existait un soupçon raisonnable à l’appui de la détention provisoire du requérant au moment où les juridictions nationales ont ordonné cette mesure.
138. La Cour examinera successivement les éléments présentés pour justifier les soupçons pesant sur l’intéressé quant aux deux infractions reprochées.
i. Plausibilité des soupçons concernant les événements de Gezi (article 312 du CP)
139. La Cour observe que le requérant était soupçonné d’être l’instigateur et le leader des événements de Gezi, qui, selon le parquet, visaient à renverser le Gouvernement par la force et la violence, infraction prévue par l’article 312 du CP.
140. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire qu’elle s’attarde sur la qualification juridique des événements de Gezi par le parquet. Sa tâche consiste à vérifier s’il existait des éléments objectifs suffisants pour persuader un observateur objectif que le requérant aurait pu avoir commis l’infraction en question. En revanche, compte tenu de la nature des accusations en question, elle tiendra compte des informations communiquées par les parties et la Commissaire aux droits de l’homme sur ces événements, pour autant qu’elles soient pertinentes aux fins de l’appréciation de la plausibilité des soupçons qui pesaient sur le requérant (voir, mutatis mutandis, Rasul Jafarov, précité, § 120).
141. Au sujet des événements de Gezi, la Cour observe que les parties et la Commissaire aux droits de l’homme ont fourni des informations générales sur ces manifestations de grande ampleur. Elle accorde du poids aux constations faites par la Commissaire aux droits de l’homme à propos de ces événements, étant donné que le Commissaire précédent s’était rendu en juillet 2013 en Turquie, qu’il y avait rencontré divers acteurs de la société civile ayant participé aux événements de Gezi ainsi que les autorités turques, dont le ministre de la Justice, le sous-secrétaire du ministère de l’Intérieur et le préfet d’Istanbul de l’époque, et qu’il avait communiqué ses conclusions sur ces événements dans un rapport publié en 2013 (paragraphe 20 ci-dessus).
142. À ce sujet, comme la Commissaire aux droits de l’homme l’a indiqué, il ne fait aucun doute que des groupes violents se sont mêlés aux manifestants et ont perpétré des actes violents. La Cour doit donc tenir compte des circonstances entourant chaque cas soumis à son examen, en particulier des préoccupations des autorités liées au nombre important de décès et de blessures survenus lors de ces événements et aux troubles publics occasionnés. À cet égard, elle prend note des informations communiquées par le Gouvernement selon lesquelles quatre civils et deux policiers perdirent la vie, des milliers de personnes furent blessées et de nombreux actes de vandalisme furent perpétrés. La Cour estime qu’en pareilles circonstances, il est parfaitement légitime que les autorités enquêtent sur les incidents concernés afin d’identifier les auteurs de tels agissements violents et de les traduire devant la justice.
143. Il convient cependant d’observer qu’au cours de son audition, le requérant ne fut à aucun moment interrogé sur son éventuelle implication dans la commission des actes violents constatés lors de ces événements. Par ailleurs, il n’y a pas dans le dossier, et notamment dans les décisions de mise et de maintien en détention, ainsi que dans l’acte d’accusation, d’indice donnant à penser que l’intéressé aurait eu recours à la force ou à la violence, aurait organisé ou dirigé les actes violents dont il était question ou aurait soutenu de tels agissements criminels. Bien qu’elle fasse référence à des « preuves concrètes », la décision de placement en détention du requérant rendue par le juge de paix le 1er novembre 2017 (paragraphe 38 ci-dessus) ne contient aucun élément de nature à convaincre un observateur objectif de l’existence de soupçons plausibles de participation ou d’appui à ces actes. Aucune des décisions subséquentes de maintien en détention du requérant ne fait non plus référence à de tels éléments de preuve matériel. Aux yeux de la Cour, cette circonstance revêt une importance capitale en l’espèce, dans la mesure où l’un des éléments matériels constituant l’infraction reprochée – relevant de l’article 312 du CP – était l’emploi de la « force » ou de la « violence » pour renverser le Gouvernement.
144. Quant à l’acte d’accusation, la Cour observe qu’il s’agit d’un document volumineux dans lequel sont compilés les éléments recueillis par l’accusation, et notamment de longs extraits de transcriptions de nombreuses conversations téléphoniques, dont certaines présentent peu d’intérêt concernant les infractions en question.
145. La Cour observe notamment que, dans l’acte d’accusation, le parquet a présenté les événements de Gezi comme le résultat des agissements d’un groupe de personnes influentes de la société civile ayant opéré dans l’ombre. Selon le parquet, ce groupe de personnes constituait « une structure sui generis », dirigée en Turquie par le requérant, lequel avait lui-même l’appui d’acteurs étrangers, et notamment d’un homme d’affaires américain. Il apparaît ainsi qu’en substance, le parquet reprochait au requérant de diriger cette association criminelle et, dans ce cadre, d’instrumentaliser de nombreux acteurs de la société civile et de les coordonner en secret en vue de planifier et d’initier une insurrection contre le Gouvernement.
146. Cette approche a conduit le parquet à énumérer plusieurs actes qu’il accusait cette « structure sui generis » d’avoir commis et à les rattacher de manière invérifiable à un objectif criminel, à savoir la tentative de renversement du Gouvernement par la force et la violence. Or, les faits reprochés au requérant, sur la base desquels il fut interrogé puis inculpé par le parquet, sont soit des activités légales, soit des actes isolés n’ayant à première vue d’aucun lien les uns avec les autres, soit des actes qui étaient manifestement liés à l’exercice de droits garantis par les articles 10 et 11 de la Convention. En tout état de cause, il s’agit, à l’évidence, d’actes non violents.
147. Ainsi qu’il ressort du procès-verbal d’interrogatoire du 31 octobre 2017, les soupçons pesant sur le requérant étaient fondés sur les éléments suivants : les déclarations de M.P. (recueillies après l’arrestation du requérant et la veille de sa mise en détention, paragraphe 34 ci-dessus) ; plusieurs conversations téléphoniques que le requérant avait eues au cours des événements de Gezi ou après ceux-ci avec des journalistes, le fondateur d’une maison d’édition, des personnes souhaitant organiser des activités culturelles et des dirigeants d’ONG ; plusieurs conversations téléphoniques, postérieures aux événements de Gezi, entre différentes tierces personnes ; des rencontres ayant eu lieu pendant les événements entre le requérant et les dirigeants de certaines ONG, des journalistes et des représentants de pays étrangers ; des entretiens auxquels le requérant avait participé dans le cadre de la préparation de la visite d’une délégation de l’EUTCC, laquelle eut lieu en 2017, soit bien après les événements en question et la tentative de coup d’État ; un échange de messages entre le requérant et plusieurs personnes sur divers sujets ; et les relations que l’intéressé entretenait avec H.J.B., un universitaire américain.
148. La Cour observe notamment qu’il ressort du dossier que le requérant admet avoir participé activement aux manifestations organisées au parc de Gezi, pour autant qu’elles se sont déroulées de manière pacifique, qu’il reconnaît avoir apporté son aide aux manifestants non violents, et qu’il ne nie pas avoir discuté avec des personnes ayant joué un rôle important dans ces événements. À cet égard, elle relève que certains éléments de preuve cités dans les documents d’accusation (le procès-verbal d’audition et l’acte d’accusation) sont peu concluants car ils ne permettent ni de comprendre quels agissements du requérant s’analysent en un comportement criminel, ni de justifier les soupçons qui pesaient sur l’intéressé. En effet, il ressort de l’acte d’accusation que, dans ses déclarations enregistrées par la police, M.P. ne citait aucun fait concret, mais qu’il exposait une théorie de complot, éloignée des faits vérifiables (paragraphes 36 et 53 ci-dessus). Ce même témoin a par ailleurs déclaré ultérieurement qu’il n’avait fait aucune déclaration incriminante à l’égard du requérant (paragraphe 62 ci-dessus). Les conversations téléphoniques qui avaient eu lieu entre des tierces personnes en septembre 2013 et février 2014 ne contenaient elles non plus aucun élément donnant à penser que le requérant avait financé un soulèvement général contre le Gouvernement. Il ressort aussi des opérations de surveillance physique du requérant que celui-ci a rencontré un représentant d’un pays étranger lors des événements de Gezi (paragraphe 36 ci-dessus). La Cour ne voit pas comment cette rencontre, ni même celles avec les journalistes ou les délégations européennes, pourrait constituer en soi un fait justifiant les soupçons en question.
149. Par ailleurs, à l’instar de la Commissaire, la Cour observe que de nombreux actes légaux et activités non violentes furent présentés dans l’acte d’accusation comme des preuves de la prétendue intention criminelle du requérant, qui était accusé d’avoir commis des infractions graves. Ainsi, elle relève que la crédibilité des thèses de l’accusation s’en trouve considérablement affaiblie.
150. Quant aux relations entre le requérant et les ONG citées dans l’acte d’accusation, la Cour note qu’aucune des parties ne conteste le fait que les ONG en question sont des organisations légales, qui continuent à mener leurs activités librement (comparer avec Mergen et autres, précité, § 51). En ce qui concerne les personnes avec lesquelles le requérant était en contact ou avait eu des conversations téléphoniques, et qui étaient inculpées de diverses infractions, la seule existence de contacts entre le requérant et ces personnes peut difficilement justifier que l’on fasse des déductions quant à la nature de leurs relations. En outre, il ne faut pas perdre de vue qu’en l’absence de condamnation pénale, ces personnes, présentées dans les documents d’accusation comme les membres d’une association criminelle ayant comploté contre le Gouvernement, bénéficient de la présomption d’innocence au titre de l’article 6 § 2 de la Convention. En tout état de cause, la Cour n’a relevé dans les conversations en question aucun indice laissant penser que le requérant, en collaborant avec ces personnes, voulait transformer des manifestations pacifiques en une insurrection générale et violente contre le Gouvernement.
151. Par ailleurs, la Cour ne peut faire abstraction du fait que le requérant fut arrêté quatre ans après les événements de Gezi et l’ouverture de l’instruction pénale, en 2013. Le Gouvernement n’a présenté aucun argument pour expliquer ce laps de temps considérable entre les faits à l’origine des soupçons et la mise en détention du requérant. En outre, le requérant a été visé par un acte d’accusation et inculpé cinq ans et demi environ après ces événements. Or, il ne ressort pas des pièces du dossier qu’après l’ouverture de l’instruction pénale, les autorités aient recueilli de nouveaux éléments importants susceptibles de changer le cours de cette instruction ou donnant à penser que le requérant était le principal instigateur de ces événements.
152. La Cour observe en outre qu’il ressort notamment des questions posées au requérant lors de son audition que la police ne s’est pas contentée d’interroger l’intéressé au sujet des événements de Gezi. En effet, de nombreuses questions portaient sur des sujets divers, notamment sur les conversations que l’intéressé avait eues avec des journalistes, sur une commémoration organisée en 2015 et sur la visite d’une délégation de l’EUTCC. La Cour ne voit aucun lien entre les soupçons qui pesaient sur le requérant et ces éléments. Il en va de même pour certains messages du requérant et pour certaines émissions télévisées auxquelles celui-ci avait participé, et dont il était fait mention dans les documents de l’accusation. La Cour considère que ces éléments ne sont ni directement, ni indirectement liés aux événements de Gezi, et qu’ils sont donc dénués de pertinence en ce qui concerne l’appréciation de la plausibilité des soupçons pesant sur le requérant. Pour ce faire, elle tient également compte de l’absence de commentaire factuel du Gouvernement sur l’intérêt de ces déclarations en l’espèce.
153. Dans ces circonstances, la Cour conclut qu’en l’absence de faits, d’informations ou de preuves démontrant qu’il se livrait à une activité délictuelle, le requérant ne pouvait pas être raisonnablement soupçonné d’avoir commis une tentative de renversement du Gouvernement, au sens de l’article 312 du CP. En particulier, les faits susmentionnés ne suffisaient pas à faire croire que le requérant avait cherché par la force et la violence – le principal élément constitutif de l’infraction prévue à l’article 312 du CP – à organiser et financer une insurrection contre le Gouvernement (comparer, mutatis mutandis, Loukanov c. Bulgarie, 20 mars 1997, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1997-II ; voir aussi, Rasul Jafarov, précité, § 130).
Il s’ensuit qu’aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise et le maintien en détention du requérant pour le chef relatif à l’article 312 du CP n’ont été mentionnés ou présentés durant la procédure qui s’est déroulée avant le procès, et qu’il n’a pas été démontré que les autres éléments cités dans l’acte d’accusation s’analysent en de tels faits ou informations.
ii. Plausibilité des soupçons concernant la tentative de coup d’État (article 309 du CP)
154. Pour ce qui est des accusations concernant la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, la Cour observe qu’elles reposaient principalement sur l’existence de « contacts intenses » entre le requérant et H.J.B., qui, d’après le Gouvernement, était visé par une instruction pénale pour participation à l’organisation d’une tentative de coup d’État.
Or, pour la Cour, les éléments du dossier sont trop légers pour justifier le soupçon en question. En effet, le parquet s’est appuyé sur le fait que le requérant entretenait des relations avec des étrangers et que le téléphone portable du requérant et celui de H.J.B. avaient émis des signaux à partir de la même station de transmission de base. En outre, il ressort des éléments versés au dossier que le requérant et H.J.B. se sont rencontrés dans un restaurant le 18 juillet 2016, c’est-à-dire après la tentative de coup d’État, et qu’ils se sont brièvement salués. Aux yeux de la Cour, les éléments du dossier ne permettent pas d’établir que le requérant et la personne en question avaient des contacts intenses. De plus, à défaut d’autres circonstances suffisantes et pertinentes, le seul fait que le requérant ait eu des contacts avec une personne suspecte ou des personnes étrangères ne peut pas être considéré comme un élément suffisant pour qu’un observateur objectif soit persuadé qu’il pourrait avoir commis une tentative de renversement de l’ordre constitutionnel.
155. Pour la Cour, de toute évidence, un soupçon de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel par la force et la violence doit être étayé par des faits ou des éléments tangibles et vérifiables, compte tenu de la nature de l’infraction en question. Or, il ne ressort ni des décisions des juridictions internes ayant ordonné la mise et le maintien en détention du requérant, ni de l’acte d’accusation, que la privation de liberté du requérant ait été fondée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction reprochée.
iii. Conclusion
156. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour estime que les pièces qui lui ont été présentées ne permettent pas de conclure à l’existence de soupçons plausibles au moment de la mise en détention du requérant. Qui plus est, il n’a pas été démontré que les éléments de preuve versés au dossier après l’arrestation du requérant et pendant la période durant laquelle sa détention a été prolongée dans le cadre de la présente affaire s’analysent en des faits ou informations de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise et le maintien en détention du requérant. Il n’a donc pas été démontré de manière satisfaisante que le requérant ait été privé de sa liberté sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une quelconque infraction pénale.
157. En particulier, compte tenu de la nature des accusations portées contre le requérant, la Cour observe que les autorités ne sont pas en mesure de démontrer que la mise et le maintien en détention de l’intéressé étaient justifiés par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes reprochés. Elle relève de surcroît que ces mesures étaient essentiellement fondées non seulement sur des faits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement répréhensibles en droit interne, mais aussi sur des faits liés en grande partie à l’exercice de droits conventionnels. En effet, le fait que pareils actes soient considérés dans l’acte d’accusation comme des éléments constitutifs d’une infraction affaiblit en soi la plausibilité des soupçons en question.
158. Quant à l’article 15 de la Convention et à la dérogation de la Turquie, la Cour rappelle qu’elle a conclu ci-dessus que les pièces qui lui avaient été présentées ne permettaient pas de conclure à l’existence de soupçons plausibles à l’égard du requérant. Il en résulte que les soupçons pesant sur l’intéressé n’ont pas atteint le niveau minimum de plausibilité exigé. Bien qu’imposées sous le contrôle du système judiciaire, les mesures litigieuses reposaient donc sur un simple soupçon.
Certes, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets-lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire (comme la prolongation de la durée de la garde à vue, ou encore des restrictions relatives à l’accès au dossier et à l’examen des oppositions formées contre les mesures de détention). En l’espèce, néanmoins, c’est en application de l’article 100 du CPP que le requérant a été placé en détention provisoire pour des chefs relatifs aux deux infractions relevant des articles 309 et 312 du CP. Il convient notamment d’observer que l’article 100 du CPP, qui exige la présence d’« éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction » (paragraphe 72 ci-dessus), n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. En effet, les mesures dénoncées dans la présente affaire ont été prises sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’État d’urgence, et qui est d’ailleurs toujours en vigueur.
Par conséquent, les mesures dénoncées en l’espèce ne sauraient être considérées comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation (voir, mutatis mutandis, Mehmet Hasan Altan, précité, § 140). Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) en matière de plausibilité des soupçons motivant des mesures privatives de liberté et irait à l’encontre du but poursuivi par l’article 5 de la Convention.
159. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction.
160. Compte tenu de cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir si les raisons données par les juridictions internes pour justifier le maintien en détention du requérant étaient fondées sur des motifs « pertinents et suffisants » comme l’exige l’article 5 § 1 c) et 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ilgar Mammadov, précité, § 102).
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON DE L’ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
161. Le requérant, invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, estime que la Cour constitutionnelle n’a pas respecté l’exigence de « bref délai » dans le cadre du recours qu’il a introduit devant elle à l’effet de contester la légalité de sa détention provisoire.
L’article 5 § 4 de la Convention est ainsi libellé :
« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
162. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.
A. Sur la recevabilité
163. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 5 § 4 de la Convention s’applique aux procédures devant les juridictions constitutionnelles nationales (voir, notamment, Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 254, 4 décembre 2018 ; voir aussi Smatana c. République tchèque, no 18642/04, §§ 119-124, 27 septembre 2007, et Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, §§ 71-77, 6 décembre 2011). Aussi, eu égard à la compétence de la Cour constitutionnelle turque (voir à ce sujet, à titre d’exemple, Koçintar, décision précitée, §§ 30-46), la Cour conclut-elle que cette disposition s’applique également aux procédures devant cette juridiction.
164. Constatant en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
165. Le requérant réitère son allégation selon laquelle la Cour constitutionnelle ne s’est pas prononcée « à bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, ce qui rend, à ses yeux, cette voie de recours ineffective.
b) Le Gouvernement
166. Le Gouvernement soutient que le droit turc contient des garanties juridiques suffisantes permettant aux personnes mises en détention de contester effectivement leur privation de liberté. À cet égard, il indique que les détenus peuvent solliciter leur remise en liberté à tout moment de l’instruction ou du procès et que les décisions de rejet opposées à leurs demandes faites en ce sens sont susceptibles d’opposition. Il ajoute que la question du maintien en détention d’un détenu est examinée d’office à des intervalles réguliers ne pouvant excéder trente jours.
167. Par ailleurs, se fondant sur les statistiques relatives à la charge de travail de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement indique qu’en 2012, 1 342 requêtes ont été introduites devant celle-ci, qu’en 2013 ce nombre s’est élevé à 9 897, et qu’en 2014 et en 2015 il y a eu 20 578 et 20 376 saisines de la haute juridiction respectivement. Il ajoute que, depuis la tentative de coup d’État, il y a eu une augmentation drastique du nombre de recours formés devant la CCT, précisant que 103 496 requêtes ont été introduites devant cette dernière entre le 15 juillet 2016 et le 9 octobre 2017. Eu égard à la charge de travail, exceptionnelle à ses yeux, de la CCT, et à la notification de dérogation du 21 juillet 2016, le Gouvernement considère qu’il n’est pas possible de conclure que la haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai ».
168. Concernant la présente affaire, le Gouvernement souligne que le requérant a saisi la Cour le 8 juin 2018, c’est-à-dire six mois seulement après avoir introduit son recours individuel devant la CCT, le 29 décembre 2017. Il explique qu’au moment où il a communiqué ses observations à la Cour, quatorze mois s’étaient écoulés. Il soutient qu’au vu de la jurisprudence précitée de la Cour, un tel délai ne saurait être considéré comme excessif. Par ailleurs, il fait valoir que le 5 novembre 2018, la CCT a demandé au ministère de la Justice de lui communiquer ses observations, et qu’elle les a reçues le 4 janvier 2019.
169. Se référant aux arrêts Mehmet Hasan Altan précité et Şahin Alpay c. Turquie (no 16538/17, 20 mars 2018), le Gouvernement indique que, d’après lui, les motifs que la Cour a pris en compte dans ces arrêts pour conclure à l’absence de violation de l’exigence posée à l’article 5 § 4 de la Convention sont également valables en l’espèce.
2. Les tiers intervenants
a) La Commissaire aux droits de l’homme
170. Tout en reconnaissant l’importance de la charge de travail de la CCT depuis la tentative de coup d’État, la Commissaire aux droits de l’homme souligne qu’il est impératif que celle-ci rende ses décisions rapidement afin de garantir le bon fonctionnement du système judiciaire.
171. En ce qui concerne le délai de traitement des affaires introduites devant la CCT par des détenus, la Commissaire évoque un certain nombre d’éléments contextuels qui, d’après elle, ont pour effet de prolonger les délais de traitements et sont susceptibles de jeter un doute sur l’efficacité des recours individuels. Elle considère qu’en dépit des enjeux qui leur sont propres, les recours individuels sont examinés très tardivement. À ses yeux, le délai de traitement de la présente affaire par la CCT ne peut satisfaire à l’exigence de « bref délai » compte tenu des circonstances de l’espèce. En particulier, elle soutient que la prolongation de la détention du requérant a eu des répercussions très négatives sur sa situation personnelle, et qu’elle risque également d’avoir un effet dissuasif sur d’autres acteurs de la société civile.
172. La Commissaire observe également que, d’après les statistiques de la CCT, celle-ci a reçu entre septembre 2012 et septembre 2018 15 976 recours concernant le droit à la liberté et à la sûreté, et qu’elle n’a rendu que 104 arrêts concluant à une violation de ce droit. Par ailleurs, elle note que, dans l’affaire Mehmet Hasan Altan, ce n’est que plus de cinq mois après le prononcé de l’arrêt de la CCT, laquelle avait conclu à une violation du droit à la liberté et à la sûreté et de la liberté d’expression et de la presse, que le requérant fut remis en liberté. Elle note notamment qu’en dépit d’un arrêt « définitif » et « contraignant » rendu par le plus haut organe juridictionnel, la cour d’assises rejeta la demande de remise en liberté de M. H. Altan, remettant ainsi en question les compétences de la haute juridiction. De plus, la Commissaire indique que M. H. Altan avait été condamné par la cour d’assises à une peine de réclusion à perpétuité aggravée sur la base de preuves que la CCT et la Cour jugèrent insuffisantes pour justifier sa mise en détention provisoire. Elle ajoute que cette condamnation fut néanmoins confirmée en appel. Elle considère que tout au long du processus, les juges des juridictions nationales furent encouragés dans cette approche par des discours émanant des plus hautes instances politiques.
173. La Commissaire estime que les considérations exprimées ci-dessus montrent que les juridictions turques continuent d’ignorer et de méconnaître délibérément l’esprit des jugements et la jurisprudence de la CCT en matière de détention provisoire, ce qui pose problème au regard des principes fondamentaux de l’État de droit et de la sécurité juridique. D’après elle, il en résulte une situation dans laquelle la CCT se trouve contrainte d’agir en tant que juridiction d’appel concernant les décisions rendues en matière de détention, rôle que l’on ne saurait attendre d’elle. Cette situation irait également à l’encontre de l’esprit du recours individuel et compromettrait l’efficacité de la CCT en tant que recours interne dans son ensemble.
174. Par conséquent, la Commissaire aux droits de l’homme estime qu’il n’est pas réaliste de s’attendre à ce que la charge de travail de la CCT diminue, compte tenu de la nature systémique du problème. Elle ajoute qu’en l’absence de mesures générales de grande envergure destinées à assurer un meilleur respect de cette jurisprudence par les procureurs de la République et les juridictions pénales, des délais déraisonnables sont inévitables.
b) Les organisations non gouvernementales intervenantes
175. Les organisations non gouvernementales intervenantes critiquent également le délai en question.
C. L’appréciation de la Cour
1. Principes pertinents
a) Principes généraux concernant l’exigence de « bref délai »
176. La Cour rappelle que, en garantissant aux détenus un recours pour contester la régularité de leur incarcération, l’article 5 § 4 consacre aussi le droit pour eux d’obtenir, dans un bref délai à compter de l’introduction du recours, une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention et mettant fin à leur privation de liberté si elle se révèle illégale (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 106, 9 juillet 2009, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 154, 22 mai 2012, voir, en dernier lieu, Ilnseher, précité, §§ 251-256).
177. La Cour rappelle que l’article 5 protège de la privation de liberté arbitraire (Nakhmanovitch c. Russie, no 55669/00, §§ 70-71, 2 mars 2006, et Stašaitis c. Lituanie, no 47679/99, § 67, 21 mars 2002). Le principe de « protection contre l’arbitraire » est concrétisé par des garanties plus spécifiques, tant sur le fond que sur la procédure. Les garanties procédurales figurent principalement aux §§ 3 et 4 de l’article 5 et reposent sur la philosophie d’un contrôle juridictionnel effectif en matière de détention. L’« efficacité » de ce contrôle comporte à son tour un élément temporel : un contrôle judiciaire tardif de la détention ne serait pas efficace (Shcherbina c. Russie, no 41970/11, § 62, 26 juin 2014). Pour la Cour, lorsqu’il s’agit du contrôle juridictionnel de la légalité d’une mesure de privation de liberté d’une personne détenue, il est essentiel que ce contrôle soit effectué à bref délai. L’écoulement du temps érode inévitablement l’efficacité du contrôle exercé.
178. Selon la jurisprudence de la Cour, l’article 5 § 4 fait référence à des voies de recours internes existant à un degré suffisant de certitude, sans quoi leur manquent l’accessibilité et l’effectivité voulues. Ces voies de recours doivent être disponibles durant la détention d’un individu, afin que celui-ci puisse obtenir au sujet de la légalité de sa détention un contrôle juridictionnel rapide susceptible de conduire, le cas échéant, à sa remise en liberté (Suso Musa c. Malte, no 42337/12, § 51, 23 juillet 2013).
179. Le point de savoir si le droit à une décision à bref délai a été respecté doit – comme c’est le cas pour la clause de « délai raisonnable » de l’article 5 § 3 et de l’article 6 § 1 de la Convention – s’apprécier à la lumière des circonstances de l’espèce, notamment la complexité de la procédure, la manière dont celle-ci a été conduite par les autorités nationales et par le requérant et l’enjeu qu’elle représentait pour ce dernier (Mooren, précité, § 106, avec d’autres références, S.T.S. c. Pays-Bas, no 277/05, § 43, CEDH 2011, et Shcherbina, précité, § 62).
180. Pour déterminer s’il a été satisfait à l’exigence de respect d’un « bref délai », il faut se livrer à une appréciation globale lorsque la procédure s’est déroulée devant plusieurs degrés de juridiction (Navarra c. France, 23 novembre 1993, § 28, série A no 273-B, et Mooren, précité, § 106). Lorsque l’ordonnance initiale de placement en détention ou les décisions ultérieures relatives au maintien en détention ont été prises par un tribunal (c’est-à-dire par un organe judiciaire indépendant et impartial) dans le cadre d’une procédure offrant les garanties judiciaires appropriées, et lorsque le droit interne instaure un double degré de juridiction, la Cour est disposée à tolérer que le contrôle devant une juridiction de deuxième instance prenne plus de temps (Lebedev c. Russie, no 4493/04, § 96, 25 octobre 2007, et Shcherbina, précité, § 65). Ces considérations valent a fortiori pour les griefs tirés de l’article 5 § 4 concernant des procédures conduites devant des juridictions constitutionnelles qui étaient distinctes des procédures conduites devant les tribunaux ordinaires (Žúbor, précité, § 89).
b) Principes pertinents concernant les Cours constitutionnelles
181. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence établie, l’article 5 § 4 de la Convention n’astreint pas les États contractants à instaurer plus d’un degré de juridiction pour l’examen de la légalité de la détention et pour celui des demandes d’élargissement. Néanmoins, un État qui offre un second degré de juridiction doit en principe accorder aux détenus les mêmes garanties aussi bien en appel qu’en première instance (Navarra, précité, § 28, Khoudobine c Russie, no 59696/00, § 124, CEDH 2006-XII (extraits), et S.T.S., précité, § 43). Il en va de même pour les juridictions constitutionnelles — comme la Cour constitutionnelle turque — qui statuent sur la légalité de la détention et permettent la remise en liberté de la personne concernée si sa détention n’est pas légale (Smatana, précité, § 123, Žúbor, précité, §§ 71-77, et Mercan, décision précitée, § 24).
182. La Cour relève également que la procédure devant la Cour constitutionnelle turque s’inscrit dans un contexte juridique différent de celui dans lequel les juridictions ordinaires mènent la procédure et que, à ce titre, les spécificités de cette procédure doivent être prises en compte lorsqu’il s’agit d’apprécier si l’exigence de « bref délai » prévue à l’article 5 § 4 de la Convention a été respectée (voir, en ce sens, Ilnseher, précité, § 270). Certes la Cour constitutionnelle contrôle, à l’instar des juridictions pénales, la légalité de la détention de l’auteur du recours, mais elle n’agit pas à titre de « quatrième instance » ; elle se borne à rechercher si la détention contestée est conforme à la Constitution (Şahin Alpay, précité, § 135, et Ilnseher, précité, §§ 270-271).
183. La Cour note que, dans le système juridique turc, un détenu peut demander sa remise en liberté à tout moment de sa détention et, en cas de rejet de sa demande, former opposition. Il peut ainsi obtenir un réexamen de la légalité de sa détention devant les juridictions ordinaires alors même que son recours constitutionnel est pendant. Pour la Cour, il s’agit là d’un élément à prendre en compte dans l’examen global destiné à déterminer si une décision a été rendue promptement. Dans un tel système, la Cour peut tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prenne plus de temps (voir Ilnseher, précité, §§ 273-274, et, dans le contexte particulier de la Cour constitutionnelle turque, Şahin Alpay, précité, § 137, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 165).
184. De l’avis de la Cour, cette possibilité n’exonérait pour autant pas la Cour constitutionnelle de l’obligation découlant de l’article 5 § 4 de statuer à bref délai sur la légalité de la détention du requérant afin de garantir que le droit à une décision rapide demeurât concret et effectif (Ilnseher, précité, § 273), ce d’autant plus que l’épuisement de ce recours ouvre la possibilité de saisir la Cour. Par conséquent, pour la Cour, le délai d’examen des recours individuel par la CCT est intrinsèquement lié au droit de recours individuel au sens de l’article 34 de la Convention.
2. Application de ces principes au cas d’espèce
185. En l’espèce, la Cour observe que le 29 décembre 2017, le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, et que celle-ci a délibéré de l’affaire le 22 mai 2019 puis a publié sur son site internet, le 23 mai 2019, le résultat de ses délibérations. Elle relève que l’arrêt définitif a été publié le 28 juin 2019.
Un an, quatre mois et vingt-quatre jours — dont dix mois et cinq jours depuis la levée de l’état d’urgence — se sont écoulés entre l’introduction du recours devant la CCT et la date de publication du résultat de ses délibérations sur son site internet.
Il convient également de tenir compte du laps de temps qui s’est écoulé entre la date indiquée ci-dessus et la date de publication de l’arrêt définitif (voir E. c. Norvège, 29 août 1990, § 66, série A no 181‑A ; voir, dans le même sens, Mehmet Hasan Altan, précité, § 164, Şahin Alpay, précité, § 136). En effet, selon la jurisprudence établie de la Cour, le « délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention commence avec la présentation du recours au tribunal et s’achève le jour de la communication de la décision au requérant ou à son conseil, eu égard à l’absence de prononcé public (Smatana, précité, §§ 117-119, voir aussi, Ilnseher, précité, § 257). Par conséquent, au moment de l’adoption du présent arrêt, la période à prendre en considération est d’un an, cinq mois et vingt-neuf jours.
186. Après avoir résumé les arrêts rendus à l’égard de la Turquie concernant la célérité du contrôle juridictionnel par la CCT de la légalité des mesures de détention, le Gouvernement soutient principalement que le délai d’examen en question peut s’expliquer par la charge de travail considérable à laquelle la haute juridiction s’est trouvée confrontée après la déclaration de l’état d’urgence.
187. La Cour rappelle qu’un engorgement du rôle d’une juridiction n’engage pas en principe la responsabilité internationale de l’État si celui-ci recourt, avec la promptitude voulue, à des mesures propres à surmonter pareille situation exceptionnelle. Certes, eu égard à la complexité et à la diversité des questions juridiques soulevées par les affaires portées devant la CCT après la tentative de coup d’État, et compte tenu du nombre très élevé de ces affaires, il semble normal que cette haute juridiction ait mis un certain temps pour avoir une vue d’ensemble de ces questions et se prononcer par des arrêts de principe (Akgün c. Turquie (déc.), no 19699/18, §§ 35-44, 2 avril 2019).
188. La Cour a déjà constaté que les moyens rapides mis en œuvre suite à l’engorgement produit après la tentative de coup d’État semblent avoir abouti à des résultats importants. En effet, en 2018, la Cour constitutionnelle a tranché 35 395 recours, ce qui a permis de garder sous contrôle le nombre de recours pendants, et ce malgré le nombre important de nouvelles requêtes (Akgün, décision précitée, § 43). Néanmoins, aux yeux de la Cour, la surcharge de travail de la Cour constitutionnelle ne peut éternellement justifier des délais extrêmement longs, tels qu’en l’espèce. En effet, il appartient à l’État d’organiser son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de se conformer aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention (G.B. c. Suisse, no 27426/95, § 38, 30 novembre 2000).
189. À cet égard, la Cour relève qu’elle a déjà constaté qu’un délai d’un an et seize jours ne saurait être considéré comme « bref » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention (Akgün, décision précitée, § 38) sans toutefois conclure à la violation de l’article 5 § 4. En effet, dans ses arrêts précédents qui concernaient l’exigence de « bref délai », elle a tenu compte de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence, et elle a considéré qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Elle a également tenu compte du fait que ces affaires étaient les premières affaires types qui soulevaient des questions nouvelles et compliquées concernant le droit à la liberté et à la sûreté et la liberté d’expression à la suite de la tentative de coup d’État (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165). Ces éléments font défaut en l’espèce.
190. La Cour peut admettre qu’en l’espèce, les questions dont la CCT a été saisie étaient elles aussi complexes (comparer avec Mehmet Hasan Altan, précité, § 165). Cependant, rien dans les éléments dont elle dispose ne permet de dire que le requérant ou son conseil ont contribué à l’allongement de la durée du contrôle juridictionnel par la haute juridiction de la mesure en question. De plus, à la suite de l’introduction par le requérant, le 29 décembre 2017, de son recours individuel, la CCT est restée inactive pendant environ dix mois, soit jusqu’au 5 novembre 2018 – date à laquelle elle a demandé au Gouvernement de présenter ses observations sur l’affaire –, et ce malgré la demande de traitement prioritaire que l’intéressé avait formulée (le dossier ne contient aucune information sur la suite qui a été donnée à cette demande). La lenteur procédurale constatée en l’espèce est donc imputable aux autorités.
191. Certes, la Cour a estimé dans les affaires Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-163), Şahin Alpay (précité, §§ 133-135) et Akgün (décision précitée) qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la CCT prenne plus de temps. En dépit de la longueur manifeste des délais d’un an, deux mois et trois jours (Mehmet Hasan Altan, précité, § 164), d’un an, quatre mois et trois jours (Şahin Alpay, précité, § 136) et d’un an et seize jours (Akgün, décision précitée, § 38), elle a conclu que l’exigence de célérité énoncée à l’article 5 § 4 avait été satisfaite. Néanmoins, elle a précisé que cette conclusion ne signifiait pas que la Cour constitutionnelle ait carte blanche relativement à des griefs similaires soulevés sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. Il suffit à cet égard de constater que la durée d’examen en l’espèce dépasse tous les délais d’examen observés dans les affaires précitées.
192. La Cour rappelle par ailleurs que dès lors que la liberté d’un individu est en jeu, elle applique des critères très stricts pour déterminer si, comme il en a l’obligation, l’État a statué à bref délai sur la régularité de la détention (Idalov, précité, § 157). Cela vaut d’autant plus lorsque le requérant est maintenu en détention provisoire sans pouvoir comparaître devant un juge pendant plus d’un an et sept mois (voir les constats de la CCT au paragraphe 60 ci-dessus) et que toutes ses demandes de remise en liberté ont été rejetées pour les mêmes motifs stéréotypés (paragraphes 40 et 44 ci-dessus). En outre, il ressort du dossier que la restriction d’examen du dossier d’instruction ordonnée le 20 octobre 2017 par le juge de paix (paragraphe 31 ci-dessus) est demeurée valable jusqu’à l’adoption de l’acte d’accusation, le 4 mars 2019 (paragraphe 56 ci-dessus). Il ne faut pas perdre de vue que les griefs relatifs à ces circonstances et tirés de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention ont été présentés séparément devant la Cour (paragraphes 103 ci-dessus et 233 ci-dessous).
193. Par conséquent, la Cour considère que, dans le cadre de la procédure en question, la CCT, qui joue un rôle primordial au plan national aux fins de la protection du droit à la liberté et à la sûreté, n’a pas dûment tenu compte de l’importance du droit en question (comparer avec Ilnseher, précité, § 269). En outre, elle ne peut faire abstraction du fait que le requérant a été arrêté le 18 octobre 2017, et que l’acte d’accusation concernant une partie des charges pesant sur lui n’a été déposé que le 19 février 2019. Il en découle que pendant les seize mois qui ont suivi sa mise en détention, le requérant a été détenu sans avoir été inculpé par le parquet. Ainsi que l’a souligné la Commissaire aux droits de l’homme, la prolongation de la détention du requérant pouvait avoir un effet dissuasif sur les organisations non gouvernementales dont les activités portaient sur des questions d’intérêt public (voir, mutatis mutandis, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 164, 8 novembre 2016). Or, dans le cas d’espèce, un contrôle juridictionnel rapide de cette mesure par la CCT aurait pu dissiper les doutes éventuels quant à la nécessité de recourir à la mise en détention du requérant ou de prolonger la mesure en question pendant une période aussi longue.
194. La Cour conclut que le délai en question est extrêmement long et ne saurait être considéré comme « bref » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention.
195. En outre, en ce qui concerne la dérogation de la Turquie, la Cour observe d’emblée que l’état d’urgence a été levé le 18 juillet 2018 et que plus de onze mois se sont écoulés avant que la CCT ne rende son arrêt. Elle considère que ce délai peut difficilement répondre à l’exigence de célérité, compte tenu notamment de l’absence d’actes de procédure constatée pendant une période de plus de six mois avant la levée de l’état d’urgence. Par conséquent, la durée globale en question ne saurait se justifier au regard des circonstances spéciales de l’état d’urgence.
196. En conclusion, eu égard à la durée globale du contrôle de légalité du recours individuel par la CCT et aux enjeux pour le requérant, la Cour conclut que la procédure dans le cadre de laquelle la CCT a statué sur la régularité de la détention provisoire du requérant ne peut passer pour compatible avec l’exigence de « célérité » prévue à l’article 5 § 4.
Il y a donc eu violation de cette disposition.
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION
197. Invoquant l’article 18, le requérant affirme que ses droits découlant de la Convention ont été restreints dans des buts autres que ceux prévus par la Convention. Il soutient en particulier que sa mise en détention avait pour but de le punir en tant que critique du gouvernement, de le réduire au silence en tant que militant d’ONG et défenseur des droits de l’homme, de dissuader les autres de se livrer à de telles activités et de paralyser la société civile du pays.
198. La Cour observe que, en l’espèce, le requérant soutient que sa détention provisoire poursuivait un but inavoué. Elle relève que le grief tiré de l’article 18 représente un aspect fondamental de la présente affaire, lequel n’a pas été examiné sous l’angle de l’article 5 de la Convention. Elle estime que ce grief se prête donc à un examen sous l’angle de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 § 1. L’article 18 de la Convention est ainsi libellé :
« Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »
A. Sur la recevabilité
199. Le Gouvernement considère que l’article 18 de la Convention n’a pas un rôle indépendant et qu’il ne faut l’appliquer que conjointement à d’autres dispositions de la Convention. Selon lui, dès lors qu’il n’y a pas de violation de l’une des dispositions de la Convention, le grief tiré de cette disposition doit être rejeté pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.
200. Le requérant conteste cette thèse.
201. La Cour observe qu’elle a conclu à une violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis les infractions reprochées. Considérant que le grief tiré de l’article 18 est intimement lié au grief tiré de cette disposition, elle rejette l’exception du Gouvernement concernant l’incompatibilité ratione materiae de ce grief.
En conclusion, ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. La Cour le déclare donc recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
202. Le requérant réitère son allégation selon laquelle sa mise et son maintien en détention provisoire poursuivaient un but inavoué, à savoir le réduire au silence en tant que militant d’ONG et défenseur des droits de l’homme, dissuader les autres de se livrer à de telles activités et paralyser la société civile du pays.
203. Le requérant indique que le prédécesseur de la Commissaire aux droits de l’homme avait conclu, dans son mémorandum relatif à la liberté d’expression et à la liberté des médias, que le harcèlement judiciaire accru dirigé en particulier contre des défenseurs des droits de l’homme, dont lui-même, sous l’effet de mesures gouvernementales, constituait une grave atteinte à la démocratie en Turquie.
204. En ce qui concerne la question de la preuve pour établir l’existence d’un but non conventionnel au sens de l’article 18 de la Convention, le requérant, se référant à l’arrêt Merabishvili, précité, estime que la Cour ne doit pas chercher des preuves directes ni suivre des règles et critères spéciaux lorsqu’elle examine des griefs tirés de l’article 18 de la Convention. Selon lui, elle ne peut pas appliquer le principe affirmanti incumbit probatio de manière rigide dans les affaires relatives à cette disposition. Il indique à cet égard qu’il convient de prendre en considération les difficultés auxquelles les requérants font face afin de prouver leurs allégations. Il estime qu’il n’a pas l’obligation de présenter un document qui prouverait l’existence de son grief tiré de l’article 18 de la Convention dans la mesure où, selon lui, la charge de la preuve dans la procédure devant la Cour, qui étudie l’ensemble des éléments en sa possession, ne pèse pas sur l’une ou l’autre partie.
205. Par ailleurs, le requérant soutient que, dans l’acte d’accusation de février 2019, les activités et le financement des ONG ont ouvertement fait l’objet d’accusations. D’après lui, un certain nombre d’organisations nationales et internationales y ont été présentées comme des complices de l’infraction pénale reprochée. Immédiatement après sa mise en détention, la Fondation pour une société ouverte, qui aurait apporté son soutien à de nombreuses ONG et projets, aurait fermé son bureau et mis un terme à ses activités. Dans de telles circonstances, les ONG auraient plus de difficultés à mener des actions de sensibilisation aux droits de l’homme en Turquie en coopérant de manière sûre et sécurisée avec des organisations internationales. Par ailleurs, le fait que les ONG aient souhaité présenter des observations à la présente affaire serait une illustration supplémentaire de l’impact négatif de la mesure en question.
206. Le requérant allègue enfin que les deux déclarations accusatoires faites devant les médias nationaux et internationaux par le président de la République de Turquie après sa mise en détention montrent qu’il est en détention pour des motifs politiques.
b) Le Gouvernement
207. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il indique que le système de protection des droits et libertés fondamentaux garanti par la Convention repose sur une présomption de bonne foi des autorités des Hautes Parties contractantes. Il déclare qu’il incombe au requérant de démontrer de manière convaincante que le véritable but des autorités n’était pas celui qu’elles proclamaient. Il considère à cet égard qu’un simple soupçon ne suffit pas pour démontrer la violation de cette disposition.
208. Le Gouvernement argue que l’enquête pénale et la procédure en question sont menées par des autorités judiciaires indépendantes. Il allègue que le requérant a été placé en détention provisoire sur la base des éléments de preuve recueillis et versés au dossier. Il estime que, contrairement à la thèse du requérant, ces éléments ne sont nullement liés au fait que le requérant soit un activiste membre d’une ONG, et qu’ils sont suffisants pour justifier les mesures prises à son encontre. En outre, il soutient que le fait que le requérant soit un défenseur des droits de l’homme ne lui confère pas en soi l’immunité pénale. Il considère qu’au vu des circonstances de l’espèce, s’il était admis que les autorités utilisaient leurs pouvoirs à d’autres fins que celles définies, toute personne se trouvant dans la situation du requérant serait en mesure de formuler des allégations similaires. Il allègue que, dans les faits, il est impossible de poursuivre un suspect ayant le profil du requérant sans conséquences politiques de grande portée.
209. Le Gouvernement plaide que l’intéressé n’a présenté aucun élément de preuve permettant de démontrer que la détention provisoire litigieuse avait une intention cachée. Il indique également que la procédure engagée contre le requérant est toujours pendante et que les allégations à cet égard seront vérifiées à l’issue de la procédure. D’après le Gouvernement, les préjugés du requérant ne suffisent pas pour conclure que l’ensemble du mécanisme juridique turc en l’espèce a été utilisé de manière abusive, et que, du début à la fin, les autorités ont agi de mauvaise foi et au mépris flagrant de la Convention. Le Gouvernement estime qu’il s’agit d’une allégation très grave, nécessitant une preuve irréfutable et directe.
2. Les tiers intervenants
a) La Commissaire aux droits de l’homme
210. La Commissaire estime que la présente affaire illustre clairement la pression croissante exercée sur la société civile et les défenseurs des droits de l’homme en Turquie ces dernières années. Elle allègue que cette pression prend notamment la forme d’une série d’attaques ciblées de la part d’hommes politiques et d’un discours politique général qui vise les militants de la société civile et véhicule entre autres l’idée que le fait de rapporter des violations présumées des droits de l’homme par les autorités sert les objectifs d’organisations terroristes et constitue, par extension, une attaque contre l’État turc. D’après la Commissaire, ces déclarations se traduisent souvent par la mise en œuvre, par des agents de l’État, de mesures visant à restreindre ce travail. La police et les autorités locales auraient notamment commencé à empêcher les ONG, dont Amnesty International, de se rendre dans certaines régions du pays après que, en avril 2016, le président de la République eût déclaré que les ONG publiant des rapports sur la situation des droits humains devaient être « combattues ».
211. En outre, les ONG se seraient vu imposer dans le cadre de leur fonctionnement quotidien d’importantes restrictions, comme l’interdiction systématique et illimitée d’organiser à Ankara tout événement public ayant trait aux droits humains des personnes LGBTI. Cette interdiction aurait été maintenue en dépit de la levée de l’état d’urgence.
212. La Commissaire indique par ailleurs que le bureau du Commissaire a aussi publié plusieurs déclarations sur la situation des défenseurs des droits de l’homme en Turquie en 2017, et notamment sur la condamnation de M.C., un autre partenaire du bureau du Commissaire, sur la détention de T.K., président d’Amnesty International en Turquie et sur l’arrestation et la poursuite au pénal de huit défenseurs des droits de l’homme ayant participé à Istanbul, en juillet 2017, à un atelier sur la sécurité numérique et la gestion de l’information. La Commissaire attire également l’attention de la Cour sur l’arrestation, le 16 novembre 2018, de treize universitaires connus pour être des défenseurs des droits de l’homme.
b) Les organisations non gouvernementales intervenantes
213. Les organisations non gouvernementales intervenantes allèguent que, comme en témoigne selon elles la présente affaire, la situation concernant les défenseurs des droits de l’homme, les journalistes et les ONG s’aggrave depuis plusieurs années en Turquie.
214. Elles soutiennent qu’il y a violation de l’article 18 de la Convention dès lors qu’un requérant prouve que le but réel des autorités n’était pas le même que celui proclamé. Elles allèguent que, à la suite de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, le Gouvernement s’est servi abusivement de préoccupations légitimes pour accroître la répression déjà importante qu’il exerçait dans le domaine des droits de l’homme, notamment en plaçant les voix dissidentes en détention provisoire. Selon elles, cette situation constitue une violation de l’article 18 de la Convention.
3. L’appréciation de la Cour
215. La Cour renvoie aux principes généraux concernant l’interprétation et l’application de l’article 18 de la Convention tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans ses arrêts Merabishvili (précité) et Navalnyy c. Russie ([GC], nos 29580/12 et 4 autres, §§ 164-165, 15 novembre 2018).
216. La Cour observe d’emblée que le requérant tire principalement grief de ce qu’il aurait été spécifiquement ciblé en raison de ses activités de défenseur des droits de l’homme et qu’il soutient que sa mise et son maintien en détention provisoire poursuivaient une intention cachée, à savoir le réduire au silence en tant que militant d’ONG et défenseur des droits de l’homme, dissuader les autres de se livrer à de telles activités et paralyser la société civile du pays.
217. La Cour relève que les mesures en question, ainsi que les procédures pénales engagées contre d’autres défenseurs des droits de l’homme, ont fait l’objet de vives critiques de la part des tiers intervenants. Toutefois, le processus politique et le processus juridictionnel étant fondamentalement différents, elle doit fonder sa décision sur des éléments de preuves, selon les critères établis par la Cour dans son arrêt Merabishvili (arrêt précité, §§ 310-317), et sur sa propre appréciation des faits spécifiques à l’affaire (voir, Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, § 259, 31 mai 2011, précité, § 259, Ilgar Mammadov, précité, § 140, et Rasul Jafarov, précité, § 155).
218. En l’espèce, la Cour a conclu ci-dessus que les accusations portées contre le requérant n’étaient pas fondées sur des « raisons plausibles de [le] soupçonner », au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention. Cette conclusion rend inutile tout débat sur l’existence d’une pluralité de buts. Néanmoins, si le Gouvernement n’est pas parvenu à étayer sa thèse selon laquelle les mesures prises contre le requérant étaient justifiées par des soupçons raisonnables, ce qui a amené la Cour à conclure à la violation de ladite disposition, cela ne suffit pas en soi pour qu’elle conclue également à la violation de l’article 18 (Navalnyy, précité, § 166).
219. En effet, comme la Cour l’a indiqué dans l’affaire Merabishvili (précité, § 291), le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire. Il lui faut encore rechercher si, en l’absence de but légitime, un but inavoué ou non conventionnel (c’est-à-dire un but non prévu par la Convention au sens de l’article 18) peut être décelé (Navalnyy, précité, § 166).
220. La Cour considère qu’en l’espèce, il peut être établi avec un degré de certitude suffisant que ces preuves découlent de la combinaison des faits pertinents spécifiques à l’affaire. Elle se réfère en particulier à toutes les circonstances qu’elle a prises en considération dans le cadre de l’appréciation du grief tiré de l’article 5 § 1 (paragraphe 135-159 ci-dessus). À cet égard, elle tient notamment à souligner la conclusion à laquelle elle est parvenue ci-dessus, selon laquelle les mesures prises contre le requérant n’étaient pas justifiées par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes qui lui étaient reprochés, mais étaient essentiellement fondées non seulement sur des faits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement répréhensibles en droit interne, mais aussi sur des faits liés en grande partie à l’exercice de droits conventionnels (paragraphe 157 ci-dessus). Elle est aussi d’avis que certaines de ces circonstances sont particulièrement pertinentes dans le cadre du présent grief.
221. La Cour observe que le but apparent des mesures prises contre le requérant était d’enquêter sur les événements de Gezi et sur la tentative de coup d’État, et d’établir si le requérant avait réellement commis les infractions qui lui étaient reprochées. Compte tenu des troubles graves et des nombreuses pertes humaines que ces deux événements ont occasionnées, il est parfaitement légitime d’instruire ces incidents. En outre, il ne faut pas perdre de vue que la tentative de coup d’État a entraîné la proclamation de l’état d’urgence dans tout le pays.
222. Cependant, il semble que, dès le début, les autorités d’enquête ne se soient pas intéressés principalement à l’implication présumée du requérant dans les troubles publics survenus lors des événements de Gezi et de la tentative de coup d’état. En effet, lors de son interrogatoire, le requérant s’est vu poser de nombreuses questions n’ayant à première vue aucun lien avec ces événements. À titre d’exemple, la conversation téléphonique qu’il avait eue le 24 juillet 2013 avec F.B.G., journaliste, portait sur une demande d’appui en vue de la création d’une chaîne d’information. Les conversations qu’il avait eues avec O.K., fondateur d’une maison d’édition, à propos de l’organisation des activités de commémoration en 2015, ainsi qu’avec A.G. et I.P., portaient respectivement sur les problèmes de la communauté alévie et sur la transparence des actions des pouvoirs locaux. De même, certaines questions posées au requérant portaient sur ses rencontres avec les représentants de pays étrangers, sur ses conversations téléphoniques avec des universitaires, des journalistes, représentants d’ONG, ou encore sur la visite d’une délégation de l’EUTCC. Le Gouvernement n’a présenté aucun commentaire sur la pertinence de ces éléments aux fins de l’évaluation de la « plausibilité » des soupçons en l’espèce.
223. La Cour observe que l’acte d’accusation est loin de combler la lacune décrite ci-dessus. Long de 657 pages, ce document ne contient pas d’exposé succinct des faits. Il ne précise pas non plus clairement les faits ou agissements criminels sur lesquels se fonde la responsabilité pénale du requérant dans les événements de Gezi. Il s’agit essentiellement d’une compilation d’éléments de preuve – transcriptions de nombreuses conversations téléphoniques, informations sur les relations du requérant, listes d’actions non violentes – dont certains présentent un intérêt limité au regard de l’infraction en question. Il est important de noter que, comme il a été souligné ci-dessus (paragraphe 145), le parquet reprochait au requérant de diriger une association criminelle et, dans ce cadre, d’instrumentaliser de nombreux acteurs de la société civile et de les coordonner en secret en vue de planifier et d’initier une insurrection contre le Gouvernement. Toutefois, rien dans le dossier n’indique que les autorités de poursuite pénale aient disposé d’informations objectives permettant de soupçonner de bonne foi le requérant au moment des événements de Gezi (comparer avec Rashad Hasanov et autres c. Azerbaïdjan, nos 48653/13 et 3 autres, § 123, 7 juin 2018). En particulier, les documents de l’accusation font référence à de nombreux actes, accomplis en toute légalité, en lien avec l’exercice d’un droit conventionnel et en coopération avec les organes du Conseil de l’Europe ou les institutions internationales (échanges avec les organes du Conseil de l’Europe, participation à l’organisation d’une visite d’une délégation internationale). Ils font également référence à des activités ordinaires et légitimes de la part d’un défenseur des droits de l’homme et d’un responsable d’ONG, comme le fait de mener une campagne pour l’interdiction de la vente de gaz lacrymogène à la Turquie ou de soutenir les recours individuels.
224. Pour la Cour, la mention de ces éléments nuit à la crédibilité de l’accusation. De plus, l’attitude de l’accusation pourrait être considérée comme étant de nature à confirmer la thèse du requérant selon laquelle les mesures prises à son encontre poursuivaient un but inavoué, à savoir le réduire au silence en tant que militant d’ONG et défenseur des droits de l’homme, dissuader les autres de se livrer à de telles activités et paralyser la société civile du pays.
225. La Cour constate par ailleurs que la chronologie de l’affaire fait apparaître certains éléments qui pourraient se révéler importants dans son examen au regard de l’article 18.
226. À cet égard, elle note que le requérant a été arrêté le 18 octobre 2017, soit plus de quatre ans après les événements de Gezi et plus d’un an après la tentative de coup d’État, pour des chefs liés à ces événements. Certes, la progression des investigations aurait pu permettre d’obtenir des éléments de preuve justifiant le recours à des mesures dénoncées à l’époque pertinente. Cependant, comme il a été noté ci-dessus (paragraphe 151), il n’existe dans le dossier aucun élément permettant d’expliquer ce laps de temps considérable.
227. Par ailleurs, il ressort du dossier qu’entre la date de mise en détention du requérant et la date de dépôt de l’acte d’accusation, deux éléments de preuve furent versés au dossier : les déclarations de M.P. et un rapport de la MASAK (paragraphes 34, 42 et 44 ci-dessus). La Cour a déjà examiné la pertinence des déclarations de M.P. et elle a observé que ce témoin n’avait cité aucun fait concret et qu’il avait de surcroît affirmé ultérieurement n’avoir fait aucune déclaration incriminante à l’égard du requérant (paragraphes 62 et 147 ci-dessus). Quant au rapport de la MASAK, celui-ci recensait les opérations bancaires réalisées en vue d’apporter un soutien financier à certaines ONG légales. Il n’est ni allégué ni établi que ces activités aient été effectuées en violation de la législation en vigueur à l’époque pertinente.
228. En résumé, et à la lumière de tout ce qui précède, la Cour considère comme un élément crucial, aux fins de son appréciation sous l’angle de l’article 18 de la Convention, le fait que plusieurs années se soient écoulées entre les événements à l’origine de la détention du requérant et les décisions judiciaires ordonnant sa mise en détention. Le Gouvernement n’a avancé aucun argument plausible pour expliquer les raisons de ce laps de temps. En outre, et c’est important, l’essentiel des éléments de preuve invoqués par le procureur de la République à l’appui de sa demande de mise en détention provisoire du requérant, introduite le 1er novembre 2017, avaient déjà été recueillis bien avant cette date et le Gouvernement n’a fourni aucune explication convaincante pour justifier cette chronologie des événements. En outre, en dépit du délai de plus de quatre ans qui s’est écoulé entre les événements de Gezi et la détention du requérant, le Gouvernement n’a pas été en mesure de fournir de preuves crédibles propre à permettre à un observateur objectif de conclure de manière plausible qu’il existait un soupçon raisonnable à l’appui des accusations portées contre le requérant. Enfin, la Cour rappelle qu’après son placement en détention, le requérant n’a été officiellement inculpé que le 19 février 2019, soit cinq ans et demi après les faits, et des seuls chefs relatifs aux événements de Gezi. Le Gouvernement n’a pas non plus démontré que des actes d’enquête importants ont eu lieu en rapport avec les événements de Gezi entre la première mise en détention du requérant, en novembre 2017, et son inculpation en février 2019.
229. Il importe également de noter que cette inculpation intervint postérieurement aux discours prononcés par le président de la République le 21 novembre et le 3 décembre 2018. Le 21 novembre 2018, celui-ci a déclaré : « (...) Quelqu’un a financé les terroristes dans le cadre des événements de Gezi. Cet homme est maintenant derrière les barreaux. Et qui est derrière lui ? Le célèbre juif hongrois G.S., qui incite les gens à morceler les nations et à les briser. G.S. a énormément d’argent et il le dépense de cette façon. Son représentant en Turquie est l’homme dont je parle, qui a hérité de la richesse de son père et qui a ensuite utilisé ses moyens financiers pour démolir ce pays. C’est cet homme qui fournit toutes formes de soutien à ces actes de terreur (...). » Le 3 décembre 2018, il a cité ouvertement le nom du requérant et a déclaré ce qui suit : « J’ai déjà divulgué les noms de ceux qui se cachaient derrière Gezi. J’ai dit que le pilier externe de l’opération était G.S., et que le pilier interne était Kavala. Ceux qui envoient de l’argent à Kavala sont bien connus. (...) ». La Cour ne peut faire abstraction du fait qu’au moment où ces deux discours furent prononcés, le requérant, qui était en détention provisoire depuis plus d’un an, n’avait toujours pas été officiellement inculpé par le parquet. En outre, l’on ne peut que constater une corrélation entre, d’une part, les accusations prononcées publiquement contre le requérant lors de deux discours publics, et, d’autre part, la formulation des chefs d’accusation dans l’acte d’accusation déposé environ trois mois après les discours en question (voir, a contrario, Merabishvili, précité, § 324, et Tchankotadze c. Géorgie, no 15256/05, § 114, 21 juin 2016).
230. Pour la Cour, les éléments examinés ci-dessus, combinés avec les discours, cités ci-dessus, du plus haut responsable du pays, pourraient corroborer l’argument du requérant selon lequel sa mise et son maintien en détention poursuivaient un but inavoué, à savoir le réduire au silence en tant que défenseur des droits de l’homme. Par ailleurs, le fait que, dans l’acte d’accusation, le parquet ait fait référence aux activités des ONG et à leur financement par des moyens légaux sans pour autant indiquer en quoi cela était pertinent au regard des accusations qu’il portait est aussi de nature à étayer cet argument. La Cour est également consciente des préoccupations de la Commissaire aux droits de l’homme et des tiers intervenants, qui estiment que la détention du requérant s’inscrit dans une campagne plus vaste de répression des défenseurs des droits de l’homme en Turquie.
231. En effet, au cœur du grief de violation de l’article 18 présenté par le requérant se trouve la persécution dont il se dit victime non pas en tant que simple particulier mais en tant que défenseur des droits de l’homme et activiste d’ONG. Ainsi, la restriction en cause ne l’aurait pas touché à titre uniquement individuel, et elle n’aurait pas non plus touché seulement les défenseurs des droits de l’homme et activistes d’ONG : elle aurait touché l’essence même de la démocratie comme mode d’organisation de la société dans le cadre duquel la liberté individuelle ne peut être limitée que dans l’intérêt général, c’est-à-dire au nom de la « liberté supérieure » évoquée dans les travaux préparatoires (Navalnyy, précité, §§ 51 et 174). La Cour considère que le but inavoué ainsi défini atteindrait une gravité significative, compte tenu notamment du rôle particulier des défenseurs de l’homme (paragraphe 74-75 ci-dessus) et des organisations non-gouvernementales dans une démocratie pluraliste (paragraphe 76 ci-dessus).
232. À la lumière des éléments ci-dessus, considérés dans leur ensemble, la Cour juge qu’il est établi au-delà de tout doute raisonnable que les mesures dénoncées en l’espèce poursuivaient un but inavoué, contraire à l’article 18 de la Convention, à savoir réduire le requérant au silence. En outre, compte tenu de la nature des charges portées contre l’intéressé, elle considère que les mesures en cause étaient susceptibles d’avoir un effet dissuasif sur le travail des défenseurs des droits de l’homme. Par conséquent, elle conclut que la restriction de la liberté du requérant a été imposée à des fins autres que celle de le traduire devant une autorité judiciaire compétente en raison d’un soupçon raisonnable qu’il ait commis une infraction, conformément à l’article 5 § 1 c) de la Convention.
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention.
VII. AUTRES GRIEFS TIRÉS DE L’ARTICLE 5 §§ 3 ET 4 DE LA CONVENTION
233. Invoquant l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention, le requérant se plaint de la durée de sa détention. Il allègue par ailleurs qu’il s’est trouvé dans l’impossibilité d’accéder au dossier d’enquête et que les juridictions ont procédé à l’examen de ses recours sans tenir d’audience. Il soutient qu’il n’a donc pas pu contester de manière effective les décisions concernant son placement et son maintien en détention provisoire.
234. Pour ce qui est du grief tiré de la durée de la procédure, la Cour renvoie à sa conclusion, formulée ci-dessus (paragraphe 159), dans laquelle elle a estimé que la privation de liberté que le requérant a subie ne saurait passer pour compatible avec l’article 5 § 1 de la Convention. Ce constat couvre toute la période de détention de l’intéressé. La Cour rappelle que, dans d’autres affaires où elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention au regard de certaines périodes de détention provisoire, elle a considéré qu’il ne s’imposait plus de statuer séparément sur le fond des griefs relatifs à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention qui portaient sur ces mêmes périodes (voir, dans le même sens, Holomiov c. Moldova, no 30649/05, § 131, 7 novembre 2006 ; voir, mutatis mutandis, Zervudacki c. France, no 73947/01, §§ 60-61, 27 juillet 2006, et Lütfiye Zengin et autres c. Turquie, no 36443/06, § 92, 14 avril 2015).
En ce qui concerne les autres griefs du requérant tirés de l’article 5 § 4 de la Convention, la Cour observe que dans son analyse portant sur l’absence de contrôle juridictionnel à bref délai devant la Cour constitutionnelle, elle a suffisamment tenu compte des circonstances dénoncées par le requérant (paragraphe 192 ci-dessus).
À la lumière ce qui précède, la Cour estime qu’il n’y a lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé des autres griefs mentionnés ci-dessus (paragraphe 233) et tirés de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention.
VIII. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION
235. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
236. La Cour note que le requérant a indiqué dans son formulaire de requête qu’il souhaitait obtenir une réparation pécuniaire au titre du préjudice moral qu’il estimait avoir subi pour les violations de la Convention. Elle observe également que le requérant demande sa remise en liberté dans les plus brefs délais.
237. Pour ce qui est de la demande de satisfaction équitable, la Cour dit à nouveau que, dans la lettre qu’elle a adressée au représentant du requérant au stade de la communication, elle a clairement rappelé que l’indication, donnée à un stade antérieur de la procédure, des souhaits du requérant au titre de la satisfaction équitable ne compense pas l’omission de formuler une « demande » à cet effet dans les observations. Par conséquent, à la lumière des principes généraux et de sa pratique établie en la matière, elle estime que l’indication d’un souhait du requérant d’obtenir une éventuelle réparation pécuniaire au stade initial et non contentieux de la procédure devant elle ne s’analyse pas en une « demande » au sens de l’article 60 du règlement de la Cour (voir les principes généraux cités dans l’arrêt Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, §§ 57-61, 30 mars 2017). De plus, elle note qu’il n’est pas contesté qu’aucune « demande » de satisfaction équitable n’a été formulée au stade de la communication, dans le cadre de la procédure devant la chambre depuis 2018. Partant, elle n’octroie pas au requérant de somme à ce titre.
238. En ce qui concerne les mesures à adopter par l’État défendeur, sous le contrôle du Comité des Ministres, pour mettre un terme aux violations constatées, la Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général il appartient au premier chef à l’État en cause de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (voir, entre autres, Şahin Alpay, précité, § 173, et la jurisprudence qui y est citée).
239. Cela dit, lorsque la nature même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier, la Cour peut décider d’indiquer une seule mesure individuelle, comme elle l’a fait dans les affaires Assanidzé (précité, §§ 202-203), Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie ([GC], no 48787/99, § 490, CEDH 2004‑VIII, Alexanian c. Russie, no 46468/06, §§ 239-240, 22 décembre 2008, Fatullayev c. Azerbaïdjan (no 40984/07, §§ 176-177, 22 avril 2010, Del Río Prada c. Espagne ([GC], no 42750/09, §§ 138-139, CEDH 2013) et Şahin Alpay (précité, § 195). À la lumière de cette jurisprudence, elle considère que la continuation de la détention provisoire du requérant en l’espèce va entraîner une prolongation de la violation de l’article 5 § 1 et de l’article 18 combiné avec cette disposition, ainsi qu’un manquement aux obligations qui découlent pour les États défendeurs de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l’arrêt de la Cour.
240. Dans ces conditions, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire et aux motifs sur lesquels la Cour a fondé ses constats de violation (paragraphes 159 et 232 ci-dessus), elle estime que le Gouvernement doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate (voir, mutatis mutandis, Ilaşcu et autres, précité, § 490 ; voir aussi, Fatullayev, précité, § 177).
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 (absence de raison plausible et de motifs pertinents et suffisants), de l’article 5 § 4 (absence de contrôle juridictionnel à bref délai devant la Cour constitutionnelle) et de l’article 18 de la Convention ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention à raison de l’absence de contrôle juridictionnel à bref délai devant la Cour constitutionnelle ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention quant à l’absence alléguée de motivation de la décision de mise et de maintien en détention provisoire ;
5. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé des autres griefs tirés de l’article 5 §§ 3 et 4 (durée de la détention provisoire, absence alléguée de recours effectif à raison de l’impossibilité d’accéder au dossier d’enquête, examen des recours formés contre la détention provisoire sans tenir d’audience) ;
7. Dit, par six voix contre une, que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate ;
8. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable.
Fait en anglais et français, puis communiqué par écrit le 10 décembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Bošnjak ;
– opinion en partie concordante et en partie dissidente de la juge Yüksel.
R.S.
S.H.N.
CONCURRING OPINION OF JUDGE BOŠNJAK
1. In the present case, I agree with the finding that there have been violations of Article 5 § 1, Article 5 § 4 and Article 18 of the Convention. While I share the position of the majority with regard to the outcome, I disagree with certain arguments and, at times, with the approach they have adopted.
(a) Violation of Article 5 § 1 of the Convention
2. Under Article 5 § 1 (c) of the Convention, the applicant argues that there was no evidence grounding a reasonable suspicion that he had committed a criminal offence necessitating his pre-trial detention. In order to examine this complaint, I believe it is fundamental to examine whether the decisions by the domestic courts ordering and extending his detention adduced sufficient elements to satisfy an objective observer that the applicant may have committed the criminal offences for which detention was ordered.[1] I would argue that in examining the existence of reasonable suspicion, no regard should be had to elements that were external to the domestic courts’ consideration at the time when detention was ordered and, later, extended.
3. As the standard of reasonable suspicion refers to an objective observer and therefore implies impartiality, it is precisely the domestic court which must act as this objective observer when ordering or extending detention in a given case. If the domestic court, acting as an objective observer, is to be satisfied that reasonable suspicion exists, the elements submitted to it in this respect must be articulable, in the sense that they specify the act the suspect has allegedly committed and explain the evidentiary link between the suspect and that act. A mere suspicion on the part of the investigative authorities will not suffice.[2] The elements satisfying the standard of reasonable suspicion must exist and must be available to an objective observer prior to a procedural act for which reasonable suspicion is required (such as a detention order or search and seizure warrant).[3] Under no circumstances can evidence subsequently collected, or other elements subsequently produced, substitute for the initial lack of reasonable suspicion.
4. In the present case, the applicant has been detained since 1 November 2017 on suspicion of alleged involvement in the Gezi Park events (which allegedly constitute an offence under Article 312 of the Turkish Criminal Code) as well as of alleged involvement in the attempted coup d’état (which allegedly constitutes an offence under Article 309 of the Turkish Criminal Code). I have serious doubts as to whether the elements adduced in support of the initial detention order and of all subsequent orders extending the applicant’s detention are articulable enough to specify the acts (and not merely their legal characterization) that the applicant allegedly committed. Be that as it may, it is very clear from those detention decisions that there is no evidentiary basis linking the applicant in an articulable way to any of the alleged offences.
5. I respectfully disagree with the approach adopted by the majority in assessing the complaint under Article 5 § 1 in so far as it is based on elements external and/or posterior to the domestic courts’ detention decisions. Thus, the majority analysis takes into account the information on the Gezi Park events as submitted by the parties and by the Commissioner for Human Rights (see paragraph 140 of the judgment). Furthermore, it extensively examines the bill of indictment in respect of the Gezi Park events (see paragraphs 144-150). Finally, it attaches weight to the content of the interview conducted with the applicant on 31 October 2017 (see paragraphs 143, 147, 148 and 152), as well as the fact that after the applicant’s arrest and detention, the authorities did not apparently gather any important new evidence indicating that the applicant was the main instigator of the Gezi Park events (see paragraph 151). I would argue that none of these arguments should have been taken into consideration when assessing the existence of reasonable suspicion.
6. As regards the submissions of the parties and of the Commissioner for Human Rights in the proceedings before the Court, these submissions did not constitute part of the domestic decision-making process on detention and can therefore neither confirm nor refute the existence of reasonable suspicion. While the content of these submissions does not alter the Court’s findings in the present case, one could imagine a future scenario where the respondent Government would produce particularly convincing elements demonstrating reasonable suspicion which would otherwise not be discernible from the domestic decisions on detention. Would the Court then find that the reasonable suspicion standard has been met? The logic of the arguments in the present judgment would suggest that it should. I strongly believe it should not. Alternatively, if an applicant were to produce,, in his submissions to the Court, strong evidence rebutting reasonable suspicion, would the Court hold that the applicant’s detention was not Convention-compliant although reasonable suspicion had been perfectly demonstrated in the domestic court’s order to detain him? Although such new evidence could support a conclusion that the detention was no longer justified, I hold that it could not retroactively render it unlawful from the outset.
7. In my opinion, the same goes for the bill of indictment, which is extensively presented and analysed in the present judgment. The indictment was filed on 19 February 2019, that is, four days after the last detention order of relevance in this case (see paragraph 46 of the judgment). It is therefore clear that the applicant was not detained on the basis of the indictment, and that the facts and evidence set out therein could not, even in theory, satisfy the standard of reasonable suspicion for the purpose of detention. In the majority reasoning (see paragraph137), the alleged relevance of the bill of indictment is based on the fact that the Constitutional Court, which decided on the applicant’s individual application on 22 May 2019, had regard to that prosecutorial document. However, the Constitutional Court apparently conducted an autonomous assessment of the existing evidence, not relying specifically on the bill of indictment and its assertions (see paragraph 60).
8. The majority’s analysis of the bill of indictment implicitly indicates that a subsequent prosecutorial document could possibly substitute for an initial lack of reasonable suspicion. I strongly believe that it cannot, based on the arguments outlined in point 3 of this separate opinion. In this connection, I wish to underline that the requirement that reasonable suspicion exist prior to the procedural decision for which it is required is an important, but not the only impediment to such an approach. Specifically, prosecutorial documents are submissions by one of the parties to the criminal proceedings. As such, they cannot in themselves qualify as the findings of an objective observer, a quality that is required in examining the existence of reasonable suspicion. They can be taken into account in as much as the elements they contain have been expressly embraced by a judicial decision on detention, which must also have demonstrated an articulable link between the act allegedly committed by the suspect and the evidence submitted in support of that claim. Nothing similar happened in the present case.
9. Since the submissions and acts of the investigative and prosecution authorities cannot in themselves constitute reasonable suspicion, it is in my opinion irrelevant to examine the questioning of the applicant prior to his detention. The judgment’s examination in paragraphs 143, 147, 148 and 152 unnecessarily suggests that it could be important. Similarly, emphasizing (in paragraph 151) the fact that the authorities failed to gather any new evidence during the applicant’s detention creates a wrong impression that incriminating evidence against the applicant, if subsequently collected and submitted in the domestic proceedings, could substitute for the lack of initial reasonable suspicion. This is obviously incompatible with the antecedence requirement as an element of the reasonable suspicion standard.
10. While I cannot share many of the majority’s arguments for finding that the applicant’s detention was not justified by reasonable suspicion, I wish to explain why, in my opinion, their conclusion is nevertheless correct. In this exercise, I take the domestic courts’ detention decisions and the facts and evidence underpinning them as the sole elements of my analysis. In this respect, I observe that the initial decision of 1 November 2017 ordering the applicant’s detention is of central importance. The subsequent decisions extending the applicant’s detention mainly referred to the evidence cited in that decision, adding also a report by the Financial Crimes Investigation Committee (“MASAK”) – see paragraphs 38 and 42-46 of the judgment.
11. Regarding the alleged suspicion that the applicant acted as an instigator of the Gezi Park events, the detention decisions offered nothing more than the fact that the applicant was in contact with the organisers of the demonstrations, that he discussed those events with them and that he provided financial support to those persons. The applicant does not dispute the existence of such contacts or even this support. What is in dispute between the parties is whether there exists a reasonable suspicion that the applicant assisted the organisers in their alleged attempt to overthrow the Government by force or violence, this in turn being a constitutive element of the crime proscribed by Article 312 of the Turkish Criminal Code. However, none of the detention decisions contains any evidentiary elements which could constitute an articulable link between the applicant’s acts, which were largely undisputed, and an alleged attempt to overthrow the Government by violence or force. While it is questionable whether the Constitutional Court’s judgment could in any way substitute for the above-mentioned insufficiencies in the decisions ordering and extending the applicant’s detention, inasmuch it apparently added further arguments in respect of the alleged reasonable suspicion, I believe that those additional arguments (see paragraph 60 of the present judgment) would not warrant the conclusion by a prudent person, or one of reasonable caution,[4] that the applicant attempted to overthrow the Government by force or violence.
12. This conclusion is all the more pertinent with regard to the other reproach made against the applicant, namely that he participated in the attempted coup d’état. In this part, I can adhere to the arguments of the majority as outlined in paragraph 154 of the judgment, since these are largely based on the content of the corresponding detention decisions.
13. In this case, the Court has unanimously held that the domestic courts’ decisions ordering and extending the applicant’s detention were not based on reasonable suspicion. I believe that this finding in and of itself calls for the immediate release of the applicant, irrespective of the further findings on his Article 18 complaint. No one can be deprived of liberty in a criminal case if no reasonable suspicion has been demonstrated for his detention.
(b) Violation of Article 5 § 4 of the Convention
14. Relying on Article 5 § 4 of the Convention, the applicant complains that the Constitutional Court did not comply with the requirement of speediness when examining his individual application regarding the lawfulness of his pre-trial detention. I voted with some unease to find a violation. To be specific, this case is rather difficult to distinguish from that of Şahin Alpay v. Turkey (no. 16538/17, 20 March 2018), where in rather similar circumstances the Constitutional Court took only twenty-one days less than in the present case to examine the lawfulness, and yet there the Court found no violation. Furthermore, the Court itself adopted its judgment in the present case one year, five months and four days after the application was lodged, which means that more time has elapsed in Strasbourg than before the Constitutional Court. Since there are good reasons on the Court’s side for such a length of examination, an equivalent conclusion could perhaps be reached for the Constitutional Court. Since the Article 5 § 4 complaint was not central to this case and the finding on this point does not alter the applicant’s legal or factual position, it might have been more appropriate for the Court not to examine this complaint separately.
15. However, as the Chamber took a vote on this complaint, I decided to join the other members of the composition in their finding, bearing in mind the absolute total of almost seventeen months, coupled with the fact that personal liberty was at stake in a situation where presumption of innocence applies. In such circumstances, I tend to believe that the time that elapsed between the introduction of the individual application and the publication of the judgment was incompatible with the speediness requirement.
(c) Violation of Article 18 of the Convention
16. Under Article 18 of the Convention, the applicant claims that his Convention rights under Article 5 of the Convention have been restricted for purposes other than those prescribed by the Convention. The majority found that the Article 5 interference in the applicant’s case pursued an ulterior purpose of reducing him to silence in his capacity as a human-rights defender and an NGO activist, this in turn likely having a dissuasive effect on the work of human-rights defenders in Turkey. They claim that the restriction in question would affect the very essence of democracy. I tend to disagree that such an ulterior purpose and such dissuasive effect have been established in the present case to a standard beyond reasonable doubt as asserted in paragraph 232 of the judgment.
17. In the present case the applicant and the Government are in dispute regarding the background to the applicant’s detention. While the applicant considers himself to be a human-rights defender and a prominent NGO figure who has been targeted by the impugned measure for precisely this reason, the Government in their turn consider the applicant to be one of the main actors in attempts to overthrow the constitutional order through unconstitutional means. For the reasons presented above in points 2-13 of the present concurring opinion, I believe that the Government failed to produce articulable elements in support of their version. However, a lack of reasonable suspicion does not in itself mean that there exists an ulterior purpose that is incompatible with the Convention within the meaning of its Article 18.[5] It may well be that in a given case, in spite of the absence of objective elements justifying reasonable suspicion, the authorities of a respondent State continue, perhaps irrationally, to cultivate completely subjective suspicions against an individual. Such wholly subjective suspicions would not in themselves indicate an unacceptable ulterior purpose or even constitute a violation of Article 18.
18. Furthermore, the lack of objective persuasiveness in the Government’s version, as established in the present case, does not automatically lend support to that advocated by the applicant. His background in human-rights advocacy and the alleged dissuasive effect of his detention on the NGO scene or on the essence of democracy in Turkey have not been subjected to any empirical examination by the Chamber and have not, for this reason, been demonstrated. In contrast to the Court’s judgment in Navalnyy v. Russia ([GC], nos. 29580/12 and 4 Others, 15 November 2018), the Chamber in the present case was not presented with any direct evidence that the applicant was selected and subjected to the interference in question precisely for his human-rights background or his role in society.
19. Admittedly, some indirect support for the applicant’s version can be derived from the way in which his interview was conducted by the investigative authorities (see paragraphs 221 and 222 of the judgment) as well as from the text of the bill of indictment (see paragraph 223). Certain elements, in so far as they intend to criminalise actions which obviously fall within the sphere of civil society, are particularly worrisome and unacceptable in a democratic society. However, as the interference under scrutiny here is the applicant’s (continued) detention and since neither the conduct of the police interview nor the bill of indictment form any basis for that interference, I tend to believe that, as such, they cannot demonstrate the existence of an ulterior purpose behind the interference, as asserted by the applicant.
20. Nevertheless, I believe that the Convention-compliant purposes of pre-trial detention are limited. If none of those purposes can reasonably be demonstrated in a given case, it is apparent that the authorities of the respondent State interfered with an individual’s personal liberty for an ulterior purpose. Whatever that ulterior purpose was, it cannot be considered as compatible with the Convention, which in turn indicates a violation of Article 18.
21. While reasonable suspicion is a precondition for pre-trial detention, it does not, as such, refer to its purpose. In its case-law, the Court has accepted four bases for continued detention, namely: (a) the risk that the accused will fail to appear for trial, (b) the risk that the accused, if released, would take action to prejudice the administration of justice, or (c) commit further offences, or (d) cause public disorder.[6] From a comparative-law perspective, having regard to democratic States governed by the rule of law, the grounds for detention vary from country to country. However, both comparative grounds as well as the bases recognised in the Court’s case-law can be translated into two main purposes: (i) ensuring the proper conduct of criminal proceedings, and (ii) protection of the public against the danger that the suspect presumably represents.
22. It is safe to conclude that neither of these two purposes was at stake in the applicant’s case. The applicant was arrested more than four years after the Gezi Park events and more than a year after the attempted coup d’état. Almost all the evidence adduced against him was collected at the time of those events. No explanation has been given as to why the authorities had waited for years to arrest him, although in their view they had had enough evidence at hand to initiate criminal proceedings. Even after the applicant’s arrest, the conduct of the authorities and other facts, as succinctly described in paragraphs 227 and 228 of the judgment, do not lead me to believe that they detained the applicant either for the purpose of ensuring the proper conduct of criminal proceedings or to protect the public against the danger he allegedly represents.
23. Since it has not been demonstrated that the applicant’s pre-trial detention pursued any of the purposes compatible with the Convention, the restriction of the applicant’s right to liberty was apparently applied for a purpose which, whatever its exact content, was incompatible with the Convention. I therefore agree that there has also been a violation of Article 18.
PARTLY CONCURRING AND PARTLY DISSENTING OPINION OF JUDGE YÜKSEL
1. As regards the applicant’s complaint under Article 5 § 1 of the Convention, I concur with the finding that, in the particular circumstances of the present case, there has been a violation of that Article, but I cannot subscribe to the reasoning set out in the judgment.
2. The case-law of the Court does not define what is to be regarded as “reasonable” and states that it will depend upon all the relevant circumstances. Thus, an assessment of whether there existed “reasonable suspicion” justifying the applicant’s detention is very delicate. I should like to start by noting that the notion of “reasonable suspicion” was defined by the Court as “the existence of facts or information which would satisfy an objective observer that the person concerned may have committed the offence” (see Fox, Campbell and Hartley v. the United Kingdom, 30 August 1990, § 32, Series A no. 182) In this regard, the fact that a suspicion is held in good faith is insufficient (see Rasul Jafarov v. Azerbaijan, no. 69981/14, § 116, 17 March 2016). Furthermore, the existence of reasonable suspicion requires that the facts relied on can reasonably be considered as criminal behavior under domestic law. In the present case, as was pointed out in the judgment, “The Court must ... take into account ... the authorities’ concerns relating to the large number of deaths and injuries which occurred during those events and the public unrest caused. In this regard, it notes the information supplied by the Government to the effect that four civilians and two police officers lost their lives, thousands of people were wounded and numerous acts of vandalism were committed. The Court considers that in such circumstances it is perfectly legitimate for the authorities to investigate these incidents, in order to identify the perpetrators of these violent acts and to bring them to justice” (see paragraph 142 of the judgment). The applicant was suspected of being the instigator and leader of the Gezi events, which, as stated in the judgment, gradually transformed into violent demonstrations against the Government. The applicant was therefore placed in pre-trial detention on charges relating to the two offences set out in Articles 309 and 312 of the Criminal Code.
In cases concerning the investigation and prosecution of serious offences, the Court affords some leeway to the national authorities. Yet this leeway is not unlimited, in particular in cases where the Court is called upon to examine a complaint under Article 5 of the Convention. Even the exigencies of dealing with terrorist crimes cannot justify stretching the notion of “reasonableness” to the point where the essence of the safeguard secured by Article 5 § 1 (c) is impaired (see Fox, Campbell and Hartley, cited above, § 32; Murray v. the United Kingdom, 28 October 1994, § 51, Series A no. 300-A; and O’Hara v. the United Kingdom, no. 37555/97, § 35, ECHR 2001‑X).
3. Although the bill of indictment, the decisions relating to the applicant’s pre-trial detention, and the Constitutional Court’s judgment could be considered as three groups of relevant documents for the assessment of the applicant’s complaints under Article 5 § 1, the majority, in its assessment of those complaints, relies specifically and heavily on the bill of indictment. I disagree with this approach. In my view, in its assessment the majority should instead have relied on the decisions ordering the applicant’s pre-trial detention.
Firstly, I would refer to the case-law of the Court which states that “... it is not normally for the Court to substitute its own assessment of the facts for that of the domestic courts, which are better placed to assess the evidence adduced before them” (see Mergen and Others v. Turkey, nos. 44062/09 and 4 others, § 48, 31 May 2016, and Mehmet Hasan Altan v. Turkey, no. 13237/17, § 126, 20 March 2018). To the extent that the approach in the present judgment is in line with the dissenting opinions of the Constitutional Court’s judgment, it should be noted that the dissenting judges made their assessment on the basis of whether there was “strong suspicion”, which is a higher standard of protection than “reasonable suspicion”. Pursuant to Article 19 (3) of the Constitution, individuals may be detained provided that there are strong presumptions that they have committed an offence.
4. Secondly and most importantly, I believe that in assessing the “reasonableness” of a suspicion, the Court generally relies on the order placing an applicant in detention and the judicial decisions on extending that detention (see Rasul Jafarov, cited above, §§ 119-120, and Merabishvili v. Georgia [GC], no. 72508/13, § 222, 28 November 2017). Indeed, the Court must be satisfied that the arrested person was reasonably suspected of having committed the alleged offence, based on the reasons set out in the decisions ordering and extending the applicant’s detention.
Although, as stated above, our case-law holds that the “reasonableness” depends upon all the relevant circumstances, in the instant case we have before us “very special circumstances” that require sufficient reasoning from the national judiciary. In this respect, I believe that the lack of adequate reasoning in the initial decision to detain the applicant and the subsequent decisions extending his detention could be considered as the basis of finding a violation of Article 5 § 1. Taking into account the lack of reasoning and lack of application of the proportionality standard in the context of the circumstances of the present case, the domestic courts failed to demonstrate that the applicant had instigated the violent events and thus to justify the reasonable suspicion of his having committed the related offence. In addition, by using stereotyped and formulaic reasons, they also failed to provide sufficient reasoning to justify the extension of the applicant’s pre-trial detention.
In conclusion, I believe that there has been a violation of Article 5 § 1, on the procedural ground stemming merely from the lack of adequate reasoning provided by the domestic courts.
5. As to the applicant’s complaint under Article 5 § 4 of the Convention, I voted with my colleagues in finding of a violation of this provision, notwithstanding the excessive workload of the Constitutional Court. In my view, even if the applicant was also suspected of having committed an offence under Article 309 of the Criminal Code (attempting to overthrow the constitutional order), the present judgment considers this case to be more concerned with the Gezi Park events and not, strictly speaking, a “post-15 July case”, and thus puts emphasis on the duration of the Constitutional Court’s review after the state of emergency was lifted. I must point out that, having regard to the Court’s approach as developed in the cases of Mehmet Hasan Altan (cited above), Şahin Alpay v. Turkey (no. 16538/17, 20 March 2018), and Akgün v. Turkey ((dec.) [Committee], no. 19699/18, 2 April 2019), I have doubts whether the conclusion would have been the same had the case concerned the measures taken following the attempted coup d’état of 15 July 2016.
– II –
6. With regard to the applicant`s complaint under Article 18 in conjunction with Article 5 § 1 of the Convention, I disagree with the view of the majority that there has been a violation of this provision. The majority considers it to have been established “beyond reasonable doubt” that the measures complained of in the present case pursued an ulterior purpose, contrary to Article 18 of the Convention.
7. Having regard to the burden-of-proof requirement in establishing that the measures complained of in the present case pursued an ulterior purpose, contrary to Article 18 of the Convention, I do not perceive sufficient grounds to conclude that this provision has been violated. The Court must base its decision on “evidence in the legal sense”, in accordance with the criteria laid down by it in the above-cited Merabishvili judgment (§§ 309-317), and its own assessment of the specific relevant facts (see Khodorkovskiy v. Russia, no. 5829/04, § 259, 31 May 2011; Ilgar Mammadov v. Azerbaijan, no. 15172/13, § 140, 22 May 2014; and Rasul Jafarov, cited above, § 155).
8. It appears from the Court’s case-law that in cases where there is a complaint under Article 18, in conjunction with Article 5 of the Convention, the Court primarily examines whether the applicant’s deprivation of liberty pursued an aim that is compatible with the Convention (see Rasul Jafarov, cited above, §§ 153-163, and Khodorkovskiy, cited above, §§ 254-261). The Court then examines whether there is proof that the authorities’ actions were actually driven by improper motives. Examination of this second limb depends on the specific circumstances of the case and I believe that such reasons were not present in the instant case, for the following reasons.
Firstly, I attach particular importance to the special role of human-rights defenders in promoting and defending human rights, including their cooperation with the Council of Europe, and their contribution to the protection of human rights in the member States. However, in my view, this case, which is the first Turkish case in which the Court has examined the detention of an activist, cannot easily be proposed as a case about human-rights activism in general in Turkey. In the context of the present case, the applicant’s activities must be assessed as part of a wider analysis. In this respect, I do not agree with the majority’s conclusion that the initial and continued detention of the applicant pursued an ulterior purpose, namely to reduce him to silence as a human-rights defender and NGO activist.
Secondly, I am sceptical of the link between the applicant’s detention and the special role of human-rights defenders in promoting and defending human rights. As the majority noted, the applicant is an activist who played an important role in the Gezi Park events. He was accused of promoting those events, with civil disobedience as a starting point, and then of encouraging the spread of these actions across the country, with the aim of creating generalised chaos, by providing physical facilities, financial support and international contacts. As noted by the majority, given the serious disruption and the considerable loss of life resulting from these events, it was perfectly legitimate to carry out investigations into these incidents (see paragraph 221 of the judgment).
It is clear from the Court’s case-law that the status of an activist cannot be treated as a guarantee of immunity (see, mutatis mutandis, Khodorkovskiy, cited above, § 258). The mere fact that the applicant has been prosecuted or placed in pre-trial detention does not automatically indicate that the aim pursued by such measures was to restrict political debate (see Merabishvili, cited above, § 323-325). I do not discern sufficient evidence in the case file materials to substantiate such a serious allegation.
Thirdly, the applicant did not produce any persuasive and concrete evidence suggesting that the present case was an illustration of pressure on civil society and human-rights defenders in Turkey in recent years, or that the use of a detention measure for that purpose was systematic. In the same domestic case criminal proceedings have been initiated against sixteen persons; some of the suspects in the same case are being tried, but have already been released pending trial. Thus, the applicant’s situation can be viewed in isolation.
Fourthly, it appears from the case file that the applicant’s pre-trial detention has been examined on several occasions by national courts and, in particular, by the Constitutional Court. Even if I consider that the reasoning provided by the domestic courts was insufficient, this does not mean that the applicant’s initial detention and continued detention did not have a legitimate aim.
9. In the light of the foregoing and without prejudice to a possible subsequent examination by the Court once the criminal proceedings against the applicant have been completed, I consider that in the present case there is insufficient evidence capable of supporting the applicant’s allegation that the entire judicial mechanism of Turkey acted in line with a political agenda in instituting criminal investigations against him.
* * *
[1] Compare, for example, Ilgar Mammadov v. Azerbaijan, no. 15172/13, § 88, 22 May 2014.
[2] From a comparative perspective, see, for example, Terry v. Ohio (US Supreme Court), 392 U.S. 1 (1968). In this respect, I would argue that the US standard of “probable cause” is very much in line with this Court’s interpretation of “reasonable suspicion”; the same position is advanced by Van Kempen, P.H.P.H.M.C. (ed.): Pre-Trial Detention (Intersentia 2012), p. 33.
[3] From a comparative perspective, see, for example, for the US legal system, Devenpeck v. Alford (US Supreme Court) 543 U.S. 146 (2004); for the Canadian legal system, R. v. Fenney (Supreme Court of Canada), 1997 CarswellBC 1015 (1997); and for the French legal system, Court of Cassation, Criminal Division, 1 October 2003 (03-82.909).
[4] The standard introduced in comparative law by Brinegar v. US (US Supreme Court) 338 U.S. 160 (1949), and confirmed relatively recently in Maryland v. Pringle (US Supreme Court) 540 U.S. 366 (2003).
[5] In this respect, see also Merabishvili v. Georgia [GC], no. 72508/13, § 291, 28 November 2017.
[6] See Buzadji v. the Republic of Moldova [GC], no. 23755/07, § 88, 5 July 2016.