DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ABDI IBRAHIM c. NORVÈGE
(Requête no 15379/16)
ARRÊT
Art 8 • Respect de la vie familiale • Rupture des liens parent-enfant en l’absence d’un processus décisionnel adéquat • Origines culturelles et religieuses de la mère et de l’enfant justifiant la préservation d’une possibilité de visites
STRASBOURG
17 décembre 2019
Renvoi devant la Grande Chambre
11/05/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Abdi Ibrahim c. Norvège,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 décembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 15379/16) dirigée contre le Royaume de Norvège et dont une ressortissante somalienne, Mme Mariya Abdi Ibrahim (« la requérante »), a saisi la Cour le 17 mars 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante, qui a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représentée par Me A. Lutina, avocate exerçant à Oslo. Le gouvernement norvégien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Emberland, du bureau de l’avocat général (affaires civiles).
3. La requérante alléguait une violation de ses droits tels que garantis par les articles 8 et 9 de la Convention à raison de l’autorisation d’adopter son fils que les autorités avaient accordée aux parents d’accueil de celui-ci.
4. Le 20 septembre 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement. Par des lettres en date du 11 septembre 2019, la Cour a invité les parties à exposer les observations qu’elles jugeaient utiles au sujet d’une éventuelle pertinence pour la présente espèce de l’arrêt de Grande Chambre prononcé dans l’affaire Strand Lobben et autres c. Norvège ([GC], no 37283/13). Les deux parties ont présenté des observations supplémentaires en réponse à cette invitation.
5. Des observations écrites ont été reçues du gouvernement de la République tchèque, qui avait été autorisé à intervenir dans la procédure en qualité de tierce partie (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement de la Cour).
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. La requérante est née en Somalie en 1993. En 2009, elle quitta seule son domicile alors qu’elle était enceinte. Le père de l’enfant était originaire de la même ville qu’elle. Ils n’étaient pas mariés et le père ne reconnaissait pas la paternité. La requérante se rendit chez son oncle au Kenya et, dans des conditions traumatisantes, elle y donna naissance à son fils, X, en novembre 2009.
7. En février 2010, la requérante quitta le Kenya avec X. Ils commencèrent par aller en Suède avant de demander l’asile en Norvège dans le courant de ce même mois. Une décision en date du 4 juin 2010 accorda à la requérante un permis de séjour temporaire ainsi que le statut de réfugié en Norvège. Deux cousins de la requérante vivent dans ce pays.
8. Désireuse d’être aidée pour les soins à apporter à X, la requérante se fit admettre avec son fils en 2010 dans un établissement d’accueil parents-enfants. Le 28 septembre, l’établissement, qui estimait que X était en danger lorsqu’il était laissé aux soins de sa mère, adressa un signalement aux services de protection de l’enfance. Ce signalement se terminait par la conclusion suivante :
« de l’avis de [l’établissement d’accueil parents-enfants], la vie de X aurait été en danger si le personnel n’avait pas protégé l’enfant pendant son séjour. Nous estimons que notre structure ne nous permet pas d’apporter une protection suffisante à l’enfant et nous pensons également que celui-ci est en souffrance. »
Selon l’établissement, la requérante avait été informée de ces doutes, avec l’assistance d’un interprète, la veille de l’envoi du signalement.
9. X fut alors placé en foyer d’accueil d’urgence et le 6 novembre 2010 la municipalité demanda au conseil des affaires sociales du comté (fylkesnemnda for barnevern og sosiale saker) de délivrer une ordonnance de placement. La requérante s’y opposa et demanda à titre subsidiaire que X fût placé chez sa cousine ou, à défaut, dans une famille d’accueil somalienne ou musulmane. Ses vœux ne furent pas entendus ; le 10 décembre 2010, le conseil des affaires sociales délivra une ordonnance de placement et accorda à la requérante un droit de visite de deux heures, quatre fois par an ; le 13 décembre 2010, X fut confié à une famille chrétienne. Les services de protection de l’enfance furent autorisés à superviser les visites.
10. La requérante contesta la décision du conseil des affaires sociales devant le tribunal de district et, pendant l’audience devant cette juridiction, elle renonça à sa demande subsidiaire de voir X placé dans une famille d’accueil somalienne ou musulmane.
11. Dans son jugement du 6 septembre 2011, le tribunal de district confirma la décision rendue par le conseil des affaires sociales relativement à l’ordonnance de placement, mais modifia la décision relative au régime de visite, lequel fut ramené à une heure, six fois par an. Pour justifier cette décision, il avança notamment qu’il était nécessaire que X conservât des attaches avec sa culture d’origine et indiqua qu’il pensait qu’à l’époque, il était impossible de dire si les aptitudes parentales de la requérante allaient s’améliorer, et donc si l’ordonnance de placement s’inscrirait sur le long terme. Il ajouta que la vulnérabilité de X et son besoin de vivre dans un environnement paisible et stable ne dictaient pas d’octroyer des visites fréquentes. Nul ne sait si la requérante a fait appel de ce jugement rendu par le tribunal de district.
12. Le 11 septembre 2013, les services de protection de l’enfance invitèrent le conseil des affaires sociales du comté à prendre une ordonnance de déchéance de l’autorité parentale de la requérante à l’égard de X et à autoriser les parents d’accueil de X à adopter l’enfant. Ils demandèrent aussi, à titre subsidiaire, que le droit de rendre visite à X fût refusé à la requérante.
13. Le conseil, composé d’un avocat qualifié pour siéger comme juge professionnel, d’un psychologue et d’un citoyen ordinaire, examina l’affaire les 27 et 28 février 2014. Un représentant de la municipalité et son avocat, ainsi que la requérante et son avocate, assistèrent à la séance. Douze témoins et un expert furent entendus.
14. Dans sa décision du 21 mars 2014, le conseil des affaires sociales fit droit à la demande principale formulée par les services de protection de l’enfance. Il conclut que X avait développé un attachement tel à l’égard de ses parents d’accueil que le retirer de sa famille d’accueil pourrait entraîner pour lui de graves problèmes, et aussi que la requérante serait définitivement incapable de s’occuper de lui correctement. Se fondant sur une appréciation globale des facteurs d’ordre général et individuel dans cette affaire, le conseil estima qu’il existait des raisons particulièrement impérieuses d’accorder aux parents d’accueil l’autorisation d’adopter X. Il considérait en effet que l’adoption constituerait pour X une source de stabilité et de sécurité et qu’elle répondait donc à l’intérêt supérieur de l’enfant. Il pensait également qu’une adoption contribuerait plus efficacement qu’un placement à long terme en famille d’accueil à sa reconstruction psychique (tilheling på det personlighetsmessige plan). Il indiqua que les droits de X s’en trouveraient renforcés et que celui-ci se forgerait une identité plus solide en tant que membre d’une famille aimante.
15. À la suite d’un appel interjeté par la requérante contre la décision du conseil, le tribunal de district tint une audience du 4 au 6 novembre 2014. La formation de jugement se composait d’un juge professionnel, d’un psychologue et d’un citoyen ordinaire. Huit témoins furent appelés. Un expert fut présent pendant toute l’audience et déposa après que les autres témoins eurent été entendus.
16. Dans son jugement du 21 novembre 2014, le tribunal de district confirma la décision du conseil. Il reprit à son compte les motifs que le conseil avait exposés pour justifier la déchéance de l’autorité parentale imposée à la requérante ainsi que l’octroi de l’autorisation d’adoption, et fit référence à ces motifs, mais en les enrichissant de précisions et d’indications supplémentaires.
17. À la suite d’un nouveau recours introduit par la requérante, la cour d’appel tint une audience les 12 et 13 mai 2015. Sa formation de jugement se composait de trois juges professionnels, d’un psychologue et d’un citoyen ordinaire. La requérante assista à l’audience, accompagnée de son avocate. Huit témoins furent entendus, dont quatre experts parmi lesquels les psychologues S.H.G. et K.P. Devant la cour d’appel, la requérante reconnut que X s’était tellement attaché à ses parents d’accueil qu’il serait difficile de le lui restituer. Elle admit également que X avait réagi négativement aux visites et qu’il vaudrait peut-être mieux à l’avenir les éviter durant certaines périodes particulières de la vie de l’enfant. Elle précisa qu’elle ne demanderait pas son retour auprès d’elle mais qu’à ce moment-là, elle pensait qu’on ne pouvait pas conclure avec certitude que le moindre contact avec elle à l’avenir serait incompatible avec l’intérêt supérieur de X. Elle avança en particulier que la nécessité pour l’enfant de garder un lien avec ses racines culturelles et religieuses plaidait en faveur du maintien d’une possibilité de visites.
18. Dans son arrêt du 27 mai 2015, la cour d’appel indiqua que les parties étaient convenues que X avait développé un attachement tel pour ses parents d’accueil que le retirer de sa famille d’accueil pourrait entraîner pour lui de graves problèmes, et qu’elle partageait unanimement le point de vue des parties à cet égard. Elle rappela que X avait été placé chez ses parents d’accueil à l’âge d’un an et qu’il vivait chez eux depuis quatre ans et demi au moment où elle rendait son arrêt. Elle précisa qu’avant son placement, il avait passé deux mois et demi en foyer d’accueil d’urgence, et ajouta que l’enfant n’avait vécu auprès de sa mère biologique que durant les dix premiers mois de son existence. Elle en conclut que X considérait ses parents d’accueil comme ses parents et que toutes les informations disponibles indiquaient qu’il était fortement attaché à eux.
19. La cour d’appel ajouta que X était un enfant vulnérable qui avait des besoins particuliers. Selon elle, il fallait supposer que s’il était arraché à son environnement habituel et confié aux soins de sa mère biologique, avec laquelle il n’avait eu que des contacts sporadiques, il se trouverait exposé à un risque particulier de subir un préjudice grave. Elle déclara que puisqu’un retour auprès de la requérante n’était en tout état de cause pas à l’ordre du jour (ei tilbakeføring under alle omstende [er] uaktuell), il n’était pas nécessaire de dire si l’intéressée serait définitivement incapable de s’occuper correctement de lui.
20. La décision en l’espèce demandait de déterminer si l’adoption répondrait à l’intérêt supérieur de X. Une majorité de la cour d’appel conclut que cela serait le cas, et se rallia pour l’essentiel aux motifs exposés à cet égard dans la décision du conseil des affaires sociales ainsi que dans le jugement du tribunal de district.
21. De l’avis de la majorité, les compétences parentales de la requérante étaient à l’origine de plusieurs facteurs de risque. De nombreuses personnes (fleire) avaient en effet observé que l’intéressée avait rencontré de sérieuses difficultés pour s’occuper de X pendant leur première année en Norvège. La cour d’appel indiqua qu’à la date où elle prononçait son arrêt, la requérante avait quelques années de plus et semblait avoir gagné en maturité. Elle considéra que compte tenu de son âge et de son passé, il était compréhensible qu’elle ait eu beaucoup de mal à prendre soin de X. La cour d’appel jugeait que X devait être considéré comme un enfant qui présentait des besoins particuliers et qu’il avait apparemment connu de possibles troubles de l’attachement alors qu’il était en bas âge. La majorité conclut que l’enfant avait subi de graves négligences, à la fois matérielles et affectives. L’établissement parents-enfants avait indiqué que l’intégrité physique de X s’était trouvée menacée à plusieurs reprises pendant le temps où il y avait été hébergé avec sa mère. Un autre témoin, une dénommée M.L., avait également exprimé des inquiétudes à propos de la capacité de la requérante à s’occuper de X sur un plan pratique. Pour la cour d’appel, l’aspect le plus central de cette négligence apparaissait toutefois résider dans le manque de contacts et de sécurité affectifs.
22. La majorité de la cour d’appel déclara que cette situation pouvait être la résultante du mode de fonctionnement et des conditions de vie qui avaient été ceux de la requérante pendant la grossesse, au moment de la naissance et durant la période postnatale, mais qu’elle n’en avait pas moins engendré une menace grave pour X et pour son développement. Elle ajouta que l’enfant avait eu des réactions traumatiques lorsqu’il avait revu sa mère. La majorité expliqua qu’à l’issue des rencontres avec sa mère, il pouvait par exemple hurler pendant des heures ou se montrer agité et angoissé durant plusieurs jours. Elle précisa que pareilles réactions avaient également été observées lorsqu’il était au jardin d’enfants et relevées aussi bien pendant qu’après les visites de sa mère. Selon elle, l’hôpital avait lui aussi formulé des remarques à leur sujet. La majorité ne partageait pas l’avis du psychologue S.H.G., lequel estimait que les réactions de X pouvaient avoir un lien avec son placement d’urgence en 2010, car elle jugeait peu probable qu’une séparation intervenue alors que X avait dix mois pût produire ce type de réactions plus tard dans sa vie.
23. La majorité précisa que X avait retrouvé un comportement plus calme une fois qu’il avait été mis un terme aux visites en 2013. Depuis lors, il n’aurait vu la requérante que deux fois. Selon la majorité, l’enfant avait été très éprouvé par ses crises de larmes faisant suite aux visites de la requérante et il demeurait très sensible aux sons, aux foules et à l’excès de stimuli. À son avis, tous ces signes indiquaient qu’il s’agissait d’un enfant hypersensible, ce qui était logique dans le cas d’un sujet affichant des réactions traumatiques.
24. De l’avis de la majorité, X avait besoin de relations aussi sécurisantes que possible. Il lui fallait grandir dans la stabilité et le calme et conserver son lieu de vie d’alors, dans sa famille d’accueil. La majorité ajouta que plus on favoriserait son bon développement psychologique, mieux il serait armé pour faire face à d’éventuels problèmes d’identité à l’adolescence. Selon la majorité, tous les éléments disponibles laissaient penser que X avait développé un attachement fondamental solide à l’égard de ses parents d’accueil et de sa famille d’accueil. La majorité estimait qu’il fallait accorder une grande importance à cette relation, en droite ligne de ce que dictait la jurisprudence de la Cour suprême.
25. La cour d’appel indiqua que la nécessité de veiller à ce qu’un enfant particulièrement vulnérable pût bénéficier d’un lien pérenne avec l’environnement auquel il était profondément attaché devait être mise en balance avec d’autres considérations pertinentes importantes. Elle rappela que dans tous les cas, l’adoption entraînait une rupture avec le principe selon lequel l’enfant devait vivre dans sa famille biologique, ce qui devait peser d’un grand poids dans toute décision. Elle ajouta qu’en l’espèce, les parents d’accueil n’étaient pas disposés à accepter une « adoption ouverte » qui aurait permis à la requérante de rendre visite à l’enfant à l’avenir, et que cette affaire présentait des dimensions supplémentaires liées aux origines ethniques, à la culture, à la religion, ainsi qu’à l’éventualité d’une conversion religieuse. Elle précisa que le fait que la requérante fût musulmane alors que les parents adoptifs envisagés étaient chrétiens soulevait des questions d’autant plus délicates que ces derniers étaient pratiquants et avaient l’intention de faire baptiser leur futur fils adoptif.
26. La cour d’appel nota que le conseil des affaires sociales du comté avait, au moment de la délivrance de l’ordonnance de placement, formulé un commentaire au sujet du choix de la famille d’accueil fondé sur des considérations ethniques, culturelles et religieuses. Elle ajouta que l’administration des preuves n’avait pas permis d’en savoir davantage sur les appréciations auxquelles les services de protection de l’enfance s’étaient livrés lorsqu’ils avaient retenu pour X des parents d’accueil d’origine norvégienne, mais elle supposa qu’aucune famille d’accueil issue d’une culture plus proche de celle de l’enfant n’était alors disponible. Selon la cour d’appel, le manque criant de familles d’accueil issues des minorités était un fait notoire. La cour d’appel déclara qu’indépendamment du regard que l’on pouvait porter sur le choix de la famille d’accueil, le placement qui avait été initialement opéré avait une incidence sur l’appréciation de ce qui constituait l’intérêt supérieur de X à l’heure où elle devait rendre son arrêt.
27. La cour d’appel rappela que dans sa famille d’accueil, X avait été élevé conformément aux valeurs de ses parents d’accueil. Selon cette juridiction, il fallait supposer que c’étaient ces valeurs qu’il considérait comme siennes et auxquelles il s’identifiait à ce moment-là. Elle estimait qu’en pareille situation, l’origine ethnique, la culture et la religion de la famille biologique devaient revêtir une importance moindre qu’elles en auraient eue sinon. Elle ajouta qu’en cas de maintien pour X du statut d’enfant placé en famille d’accueil, celui-ci serait également exposé aux valeurs dont se réclamaient ses parents d’accueil. Elle précisa qu’il existait toutefois pour X une différence importante entre un placement et une adoption, car si l’enfant était adopté, ses parents prévoyaient de le faire baptiser et de faire changer son nom. Selon la cour d’appel, la requérante vivrait ce changement comme une rupture définitive avec les valeurs religieuses auxquelles elle tenait et elle aurait du mal à l’accepter. La cour d’appel indiqua que l’on pouvait penser qu’il serait plus accommodant de repousser le baptême jusqu’à ce que l’enfant eût quinze ans et fût apte à décider lui-même, mais la majorité ne considéra toutefois pas que ces aspects faisaient pencher de manière décisive la balance contre l’adoption.
28. La majorité de la cour d’appel estima que le maintien du statut d’enfant placé en famille d’accueil pouvait engendrer des problèmes étant donné que la requérante souhaitait par exemple que X fût circoncis, qu’il fréquentât une école coranique et qu’il respectât les traditions alimentaires musulmanes. La cour d’appel ne remit pas en question la déclaration par laquelle la requérante considérait à ce moment-là que le mieux pour X était de continuer de vivre en famille d’accueil, mais elle n’était pas certaine (noko usikker) que l’intéressée resterait toujours du même avis et qu’elle ne demanderait pas un jour que X lui fût restitué. Or, de l’avis de la cour d’appel, un enfant vulnérable tel que X avait besoin de calme et de stabilité. Selon elle, une adoption clarifierait la situation, consoliderait le développement de l’identité de l’enfant et placerait celui-ci sur un pied d’égalité avec les autres membres de la famille.
29. Compte tenu des éléments exposés ci-dessus, la majorité de la cour d’appel conclut qu’il existait des raisons particulièrement impérieuses d’autoriser l’adoption et vota donc le rejet de l’appel formé par la requérante. La minorité considéra que les raisons d’autoriser l’adoption n’étaient pas suffisamment impérieuses, mais qu’il existait des motifs justifiant de ne pas accorder pour le moment de droit de visite à la requérante.
30. Le 23 septembre 2015, le comité de sélection des pourvois de la Cour suprême (Høyesteretts ankeutvalg) refusa à la requérante l’autorisation de former un pourvoi.
2. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. La Constitution
31. Les articles 102 et 104 de la Constitution norvégienne du 17 mai 1814 (Grunnloven), telle que révisée en mai 2014, se lisent ainsi :
Article 102
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. Les domiciles privés ne peuvent être perquisitionnés que dans le cadre d’une procédure pénale. Les autorités de l’État veillent à la protection de l’intégrité personnelle. »
Article 104
« Les enfants ont droit au respect de leur dignité de personne humaine. Ils ont le droit d’être entendus sur les questions qui les concernent, et leur avis doit être dûment pris en considération en fonction de leur âge et de leur développement.
Dans les actions et décisions qui concernent des enfants, l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer une considération primordiale.
Les enfants ont le droit à la protection de leur intégrité personnelle. Les autorités de l’État doivent créer des conditions propres à faciliter le développement de l’enfant, et notamment veiller à ce que l’enfant bénéficie de la sécurité nécessaire sur un plan économique, social et sanitaire, de préférence au sein de sa propre famille. »
Il résulte de la jurisprudence de la Cour suprême – par exemple de l’arrêt du 29 janvier 2015 (Norsk Retstidende (Rt.), 2015, page 93, paragraphes 57 et 67) – que les dispositions ci-dessus doivent s’interpréter et s’appliquer à la lumière des textes de droit international dont elles s’inspirent, et notamment de la Convention et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
2. La loi sur la protection de l’enfance
32. L’article 4-20 de la loi sur la protection de l’enfance du 17 juillet 1992 (barnevernloven) est ainsi libellé :
Section 4-20 Déchéance de l’autorité parentale. Adoption
« Si le conseil des affaires sociales du comté a ordonné le placement d’un enfant, il peut également décider de déchoir entièrement les parents de leur autorité parentale. Si, en conséquence d’une telle déchéance, l’enfant se retrouve sans tuteur, le conseil des affaires sociales du comté engage dès que possible des démarches pour qu’un nouveau tuteur lui soit désigné.
Lorsque les parents ont été déchus de leur autorité parentale, le conseil des affaires sociales du comté peut autoriser l’adoption d’un enfant par des personnes autres que ses parents.
Cette autorisation peut être donnée
a) si force est de constater qu’il est probable que les parents sont définitivement incapables de s’occuper correctement de l’enfant ou si l’enfant a développé à l’égard des personnes partageant sa vie et de son environnement un attachement tel que, sur la base d’une appréciation globale, il apparaît qu’un retrait de l’enfant pourrait entraîner pour celui-ci de graves problèmes, et
b) si l’adoption servirait l’intérêt supérieur de l’enfant, et
c) si les candidats à l’adoption de l’enfant sont les parents d’accueil de celui-ci et se sont montrés aptes à élever l’enfant comme s’il était le leur, et
d) si les conditions à l’autorisation d’une adoption énoncées dans la loi sur l’adoption sont réunies.
Lorsque le conseil des affaires sociales du comté autorise une adoption, le ministère prend une ordonnance d’adoption. »
33. Les autres textes de droit interne et de droit international pertinents sont rappelés dans l’arrêt récemment rendu par la Cour dans l’affaire Strand Lobben et autres (précité, §§ 122-139), auquel il est fait référence.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
34. La requérante allègue que le retrait de son autorité parentale à l’égard de X et l’autorisation de l’adoption de celui-ci ont emporté violation de son droit au respect de la vie privée et familiale tel que protégé par l’article 8 de la Convention. Elle soutient en outre que l’adoption de son enfant, X, par une famille chrétienne, était constitutive d’une ingérence dans l’exercice par elle du droit à la liberté de religion consacré par l’article 9 de la Convention. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 57, CEDH 2013, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 113-114, 20 mars 2018), la Cour considère que les observations formulées par la requérante au sujet de ses origines culturelles et religieuses ainsi que de celles de X appellent aussi, dans les circonstances particulières de l’espèce, un examen sous l’angle de l’article 8, lequel est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
35. Le gouvernement défendeur conteste ces arguments.
A. Recevabilité
36. Considérant que le grief formulé sous l’angle de l’article 8 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Observations des parties et du tiers intervenant
a) La requérante
37. La requérante avance que la déchéance de son autorité parentale et l’autorisation d’adopter X consentie aux parents d’accueil de celui-ci n’étaient pas nécessaires. Elle allègue que les deux experts dans le dossier d’adoption, les psychologues K.P. et S.H.G., ont livré des appréciations contradictoires et que K.P. avait déjà procédé à une appréciation dans le dossier relatif à la prise en charge par l’autorité publique.
38. La requérante ajoute que le tribunal de district lui avait accordé un droit de visite d’une heure, six fois par an et que les services de protection de l’enfance ont mis ce droit en œuvre d’une manière qui n’était selon elle pas critiquable jusqu’au 23 août 2013. La requérante dit qu’après cette date, elle n’a plus pu voir son fils alors même que d’autres visites auraient été programmées. Elle indique avoir pu voir X le 3 janvier 2014, dans le cadre de l’examen effectué par K.P., ainsi que le 17 septembre 2014, pour les besoins de l’expertise pratiquée par S.H.G. À la suite du jugement d’adoption rendu par le tribunal de district, la requérante se serait vu refuser la possibilité de voir son fils alors même qu’elle aurait fait appel de ce jugement.
39. Selon la requérante, le cas d’espèce ne présente pas de circonstances exceptionnelles. À ses yeux, la nature des réactions de X après les visites n’a jamais été établie. Les deux experts auraient du reste été en désaccord sur ce point. Certaines des visites se seraient révélées positives. La requérante argue qu’elle n’a pas pu voir X avant l’audience d’appel et qu’aucun élément nouveau n’a ainsi été versé au dossier à ce sujet. L’affaire Strand Lobben et autres (précitée) présenterait plusieurs similitudes avec l’affaire de la requérante, notamment le caractère selon elle très limité des visites que les autorités avaient organisées entre la mère biologique et X après la délivrance de l’ordonnance de placement, et les raisons selon elle inexpliquées de la vulnérabilité persistante de X après de nombreuses années passées en famille d’accueil.
40. X aurait été placé dans une famille chrétienne qui se serait caractérisée par un milieu, une langue et des origines ethniques très différents de ceux de la requérante et de l’enfant. De l’avis de la requérante, cela exclut l’hypothèse que les autorités aient poursuivi l’objectif d’une réunification de la famille. La requérante considère qu’en confiant X à une famille chrétienne dont les membres, dont X, allaient à l’église et consommaient du porc, l’État défendeur a aussi méconnu de manière systématique le droit de la requérante à la liberté de religion.
b) Le Gouvernement
41. Le Gouvernement allègue que les mesures prises en l’espèce étaient certes lourdes, mais qu’elles étaient à l’évidence étayées par des raisons pertinentes et suffisantes. Il fait référence à la motivation exposée par la cour d’appel à cet égard.
42. Le Gouvernement indique que la requérante a pris part directement et en personne à la procédure, qu’elle a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire et que l’avocat de son choix lui a été désigné. Il ajoute qu’elle a eu pleinement accès aux informations sur lesquelles les juridictions internes se sont appuyées et qu’elle s’est vu offrir la possibilité de présenter des éléments pertinents, et notamment de citer des témoins. Il précise qu’elle a eu le droit de faire appel de la décision prise par le conseil des affaires sociales du comté ainsi que des jugements rendus par le tribunal de district et par la cour d’appel. Enfin, selon le Gouvernement, la requérante a bénéficié des services d’un interprète.
43. Le Gouvernement estime que les mesures qui ont été prises étaient conformes à l’intérêt supérieur de X. Il indique que l’intérêt supérieur de l’enfant a été examiné par le conseil ainsi que par deux degrés de juridictions internes et qu’après une analyse minutieuse, tous les organes internes ont considéré que c’était l’adoption qui y répondait le mieux. Le Gouvernement souligne que lorsqu’elles sont amenées à définir ce qui constitue l’intérêt supérieur de l’enfant, les juridictions nationales doivent nécessairement spéculer sur des événements futurs par définition incertains, en gardant à l’esprit le grave impact qu’une négligence pourrait produire sur le bien-être et le développement de l’enfant. Le Gouvernement ajoute que bien que pareille appréciation puisse se révéler difficile, il est tenu d’agir pour protéger les enfants vulnérables et, dans sa recherche d’un juste équilibre entre les droits des parents et ceux de l’enfant, d’accorder une importance primordiale à la prise en compte de ce qui constitue l’intérêt supérieur de l’enfant.
44. Le Gouvernement considère que dans le domaine de la protection de l’enfance, les différences culturelles ne devraient pas entrer en ligne de compte dans la décision de la Cour. Il ajoute que le recours à l’adoption en tant que mesure de protection de l’enfance résulte de la volonté expresse d’une majorité du parlement norvégien, lequel aurait déclaré à de nombreuses reprises qu’il faudrait recourir plus fréquemment à l’adoption par les parents d’accueil lorsque l’enfant est promis à un placement à long terme loin de ses parents biologiques. Le Gouvernement pense que le Parlement a fondé sa décision sur le résultat de travaux de recherche contemporains consacrés à la psychologie des enfants et aux conséquences de la prise en charge par l’autorité publique sur leur développement. Il indique que lors de ses multiples délibérations, le Parlement a tenu compte de la jurisprudence de la Cour et qu’il a dûment pris en considération l’intérêt des parents concernés.
45. Le Gouvernement expose que les autorités internes se sont vu présenter l’ensemble des preuves directes et immédiates et il indique que, compte tenu de la marge d’appréciation qui était la leur, la Cour a pour rôle de rechercher, en respectant le critère d’un examen strict au regard de la Convention devant s’appliquer en l’espèce, si ces autorités ont agi de manière arbitraire ou ont pris une décision « exceptionnellement déraisonnable », au vu de toutes les circonstances pertinentes, au détriment des droits de la requérante. Le Gouvernement estime que tel n’est pas le cas en l’espèce. Il précise que les facteurs spécifiquement mis en avant par la Grande Chambre dans l’arrêt Strand Lobben et autres (précité), notamment au sujet de l’actualisation des expertises, de la vulnérabilité de l’enfant, des visites et de l’équilibre à trouver entre les intérêts concurrents en jeu, ne sont pas présents de la même manière en l’espèce. Le Gouvernement ajoute que l’affirmation de la requérante selon laquelle le régime de visite aurait été ignoré après le 23 août 2013 est fausse et il indique que des visites ont eu lieu en octobre et en décembre 2013, et que l’absence de contacts ultérieurs, abstraction faite de ceux qui se sont produits à la faveur des expertises, a résulté de la décision prise par le conseil le 21 mars 2014.
46. Le Gouvernement maintient que la décision litigieuse n’a pas fait intrusion dans sa sphère religieuse de la requérante et que le droit à la liberté de religion de celle-ci n’a donc pas été méconnu. Il ajoute qu’il y a lieu d’accorder aussi du poids au fait que les familles d’accueil musulmanes disponibles sont moins nombreuses et à ce que les autorités locales, qui étaient parfaitement informées de la situation de X, tenaient pour être l’intérêt supérieur de l’enfant.
c) Le gouvernement de la République tchèque
47. Le gouvernement de la République tchèque s’attache essentiellement à l’approche qui est celle des différentes autorités après le placement d’enfants en famille d’accueil, puisque, selon lui, un travail actif et immédiat effectué auprès des familles biologiques dès que les enfants ont été placés ainsi que la fréquence des contacts entre les enfants et leurs parents biologiques apparaissent comme des facteurs déterminants pour la préservation du lien familial originel. Il formule également des remarques concernant la déchéance de l’autorité parentale et l’adoption décidées sans le consentement des parents biologiques.
48. Le gouvernement tchèque souligne la nécessité de tenir dûment compte de la situation de tous les membres de la famille. Il ajoute que le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant n’a pas été conçu pour servir de « carte joker ». Il considère que bien que l’intérêt de l’enfant doive primer, cela ne signifie pas que les États contractants doivent ignorer le bonheur des parents biologiques. Selon lui, un système de protection de l’enfance ne saurait méconnaître l’existence des droits des parents biologiques, lesquels doivent être dûment pris en compte et mis en balance avec l’intérêt supérieur de l’enfant.
49. Il soutient également que, dans les affaires dans lesquelles les visites ont été quasiment interdites ou sont restées très rares, on peut fortement douter que les autorités nationales aient pris toutes les mesures nécessaires pour permettre une réunification de la famille et qu’un juste équilibre ait été ménagé entre l’intérêt supérieur de l’enfant et celui de ses parents biologiques.
50. Enfin, au sujet de l’adoption, le gouvernement tchèque avance que la question cruciale consiste à savoir si cette mesure, et éventuellement les restrictions ou les interdictions ultérieures apportées au droit de visite dans les cas où les parents biologiques ont souhaité prendre part à l’éducation de leur enfant et exercer leur droit de visite, étaient conformes à l’article 8 de la Convention. Il souligne que les parents en quête d’enfants ne peuvent se prévaloir d’un droit à l’adoption.
2. Appréciation de la Cour
a) Ingérence, légalité et but légitime
51. La Cour rappelle que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale et que des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention (voir, entre autres, Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III). Pareille ingérence méconnaît cet article à moins qu’elle ne soit « prévue par la loi », ne vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et ne puisse passer pour une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».
52. En l’espèce, les parties ne contestent pas que la décision de déchoir la requérante de son autorité parentale à l’égard de X et d’autoriser l’adoption de celui-ci a constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de la vie familiale. Au vu des éléments qui lui sont présentés, la Cour estime que les mesures internes litigieuses étaient prévues par la loi de 1992 sur la protection de l’enfance (paragraphe 32 ci-dessus) et qu’elles ont été adoptées aux fins de « la protection de la santé ou de la morale » et « des droits et libertés » de X conformément à l’article 8 § 2 de la Convention. Partant, la Cour doit rechercher si les mesures en question étaient proportionnées.
b) Proportionnalité
i. Principes généraux
53. Les principes généraux applicables aux affaires dans lesquelles des mesures de protection de l’enfance ont été prises, telles que celles en cause en l’espèce, sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour, et ont été exposés en détail dans l’arrêt Strand Lobben et autres (précité, §§ 202-213), auquel il est ici fait référence. Aux fins de la présente analyse, la Cour rappelle qu’en cas de séparation, l’unité familiale et la réunification de la famille constituent des considérations inhérentes au droit au respect de la vie privée et familiale tel que protégé par l’article 8 de la Convention. Par conséquent, toute autorité publique qui ordonnerait une prise en charge ayant pour effet de restreindre la vie de famille est tenue par l’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible. De plus, tout acte d’exécution de la prise en charge temporaire doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent par le sang et l’enfant. L’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible s’impose aux autorités compétentes dès le début de la période de prise en charge et avec de plus en plus de force, mais doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant. En outre, les liens entre les membres d’une famille et les chances de regroupement réussi se trouveront par la force des choses affaiblis si l’on dresse des obstacles empêchant des rencontres faciles et régulières des intéressés (ibidem, §§ 205 et 208).
54. De plus, la Cour rappelle que dans les cas où les intérêts de l’enfant et ceux de ses parents seraient en conflit, l’article 8 exige que les autorités nationales ménagent un juste équilibre entre tous ces intérêts et que, ce faisant, elles attachent une importance particulière à l’intérêt supérieur de l’enfant, qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui des parents. Qui plus est, seules des « circonstances tout à fait exceptionnelles » peuvent conduire à une rupture du lien familial (ibidem, §§ 206 et 207).
55. La Cour rappelle également que la marge d’appréciation ainsi laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu tels que, d’une part, l’importance qu’il y a à protéger un enfant dans une situation jugée très dangereuse pour sa santé ou son développement et, d’autre part, l’objectif de réunir la famille dès que les circonstances le permettront. Dès lors, la Cour reconnaît que les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant. Il faut en revanche exercer un « contrôle plus rigoureux » sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent en effet le risque d’amputer les relations familiales entre les parents et un jeune enfant (ibidem, § 211).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
56. Pour commencer, la Cour note que, dans le cadre de la procédure interne litigieuse, la requérante n’a pas sollicité la révocation de l’ordonnance de placement, et donc qu’elle n’a pas demandé à être réunie avec X. L’intéressée a invité les juridictions internes à rejeter la demande déposée par les services de protection de l’enfance, qui souhaitaient obtenir la déchéance de son autorité parentale à l’égard de X et l’octroi aux parents d’accueil de l’autorisation d’adopter celui-ci, et les a priées de lui accorder un droit de visite, à leur discrétion, alors que ces services avaient à titre subsidiaire sollicité l’annulation de ce droit (paragraphe 12 ci-dessus). Le conseil a accédé à la demande principale des autorités, et sa décision a été confirmée en appel par le tribunal de district, puis, de manière définitive, par la cour d’appel (paragraphes 14, 16 et 18-29 ci-dessus, respectivement).
57. Lorsqu’elle recherche si, au moment de prendre les décisions susmentionnées, les autorités internes ont suffisamment tenu compte de l’obligation positive qui leur incombait de faciliter la réunification de la famille, ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu et énoncé des raisons pertinentes et suffisantes de nature à démontrer que les circonstances de l’espèce revêtaient un caractère si exceptionnel qu’elles justifiaient une rupture complète et définitive des liens entre X et la requérante, la Cour souligne tout d’abord qu’indépendamment de la position qui a été celle de la requérante pendant la procédure d’adoption au sujet du maintien de X en famille d’accueil et indépendamment du point de savoir si les autorités internes, à l’époque considérée, auraient pu avoir raison de conclure que le placement en famille d’accueil, si X n’était pas adopté, s’inscrirait dans le long terme, la requérante et son fils pouvaient toujours prétendre au droit au respect de leur vie familiale. Partant, bien que la requérante n’ait pas sollicité la réunification de sa famille devant les autorités internes, ces autorités n’en étaient pas moins tenues par l’obligation positive de prendre des mesures destinées à permettre à la requérante et à X de continuer de connaître une vie familiale, à tout le moins en maintenant une relation au moyen de visites régulières dans toute la mesure de ce qui était raisonnablement faisable et compatible avec l’intérêt supérieur de X.
58. Quant à la décision de la cour d’appel de substituer l’adoption au placement de X en famille d’accueil, qui allait à l’encontre des souhaits de la mère biologique et qui est devenue la décision définitive en l’espèce dès lors que le comité de sélection des pourvois de la Cour suprême a refusé à la requérante l’autorisation de former un pourvoi (paragraphe 29 ci-dessus), la Cour note qu’elle s’appuyait pour l’essentiel sur les motifs suivants : X vivait dans sa famille d’accueil depuis quatre ans et demi ; il réagissait négativement aux visites de la requérante ; il s’était attaché à ses parents d’accueil et il était vulnérable et avait besoin de stabilité (voir, notamment, les paragraphes 18‑19 et 24-25 ci‑dessus). De plus, une adoption, par opposition à un maintien en famille d’accueil, permettait d’exclure la possibilité pour la requérante de demander ultérieurement que X lui fût restitué ainsi que l’éventualité de conflits entre elle et les parents d’accueil résultant de leurs divergences religieuses (voir, notamment, le paragraphe 28 ci-dessus).
59. Parallèlement, la Cour observe que la cour d’appel a déclaré qu’elle ne remettait pas en question le fait que la requérante considérait à l’époque que le maintien du statut d’enfant placé correspondait à l’intérêt supérieur de X (paragraphe 28 ci‑dessus), et il apparaît par conséquent à la Cour qu’à l’époque de la procédure litigieuse, l’intérêt de la requérante consistait principalement à éviter une adoption du fait du caractère définitif de pareille mesure. La Cour relève notamment que, les parents d’accueil n’ayant pas voulu d’un régime d’« adoption ouverte » autorisant les visites après l’adoption (paragraphe 25 ci-dessus), une adoption avait pour conséquence de priver la requérante de tout droit à des contacts avec son enfant à l’avenir. En outre, la Cour estime que la requérante avait intérêt à ce que X demeurât un enfant placé en famille d’accueil au lieu d’être adopté parce qu’une adoption aurait en réalité entraîné la conversion religieuse de l’enfant, ce que la requérante refusait.
60. Sur la question des visites entre la requérante et X, la Cour note qu’un régime de visite très restrictif avait été instauré au moment du placement de X en famille d’accueil. Lors de la première séparation entre la mère et son fils, celle-ci avait dix-sept ans et X dix mois (paragraphes 8-9 ci-dessus). Selon l’arrêt qui fut rendu plus tard par la cour d’appel, c’était l’absence de contacts et de sécurité affectifs qui avait formé l’aspect essentiel de la négligence dont X avait été victime, et pour la cour d’appel, il était compréhensible que la requérante, compte tenu de son âge et de son passé, ait rencontré des difficultés considérables pour s’occuper de X à l’époque où celui-ci fut pris en charge par l’autorité publique (paragraphe 21 ci-dessus). Dans cette situation, après que, dans sa décision du 10 décembre 2010, le conseil eut accordé à la requérante un droit de visite se limitant à deux heures, quatre fois par an, le tribunal de district, dans son arrêt du 6 septembre 2011, ramena le régime de visite à une heure, six fois par an seulement (paragraphes 9 et 11 ci-dessus).
61. La requérante n’ayant pas fait appel du jugement du tribunal de district ni même saisi la Cour à ce moment-là, les décisions relatives au droit de visite en tant que tel échappent à la compétence de la Cour en l’espèce (voir, dans le même sens, Strand Lobben et autres, précité, §§ 145-147). Néanmoins, du fait de ces décisions, les contacts entre la requérante et X ont été minimes dès le départ, ce qui est contraire au principe, découlant de l’article 8, voulant que le régime de visite serve à préserver, à renforcer et à développer les liens familiaux. De l’avis de la Cour, il existait déjà au moment du lancement de la procédure d’adoption litigieuse un risque considérable que les liens familiaux entre la requérante et son fils finissent par être complètement rompus, alors même que la requérante avait entre-temps évolué de manière positive et gagné en maturité (voir, entre autres, le paragraphe 21 ci-dessus). Cela étant, la Cour, tout en admettant qu’un retour de X auprès de la requérante à court ou moyen terme ne pouvait pas être envisagé, perçoit difficilement comment les autorités internes pourraient passer pour avoir pris des mesures véritablement destinées à faciliter la réunification de la famille à long terme après que l’ordonnance de placement eut été prise et que X eut été séparé de sa mère, et avant qu’elles décident d’opter pour la mesure la plus lourde, à savoir l’adoption de X. À ce stade, la Cour rappelle que, jusqu’à ce que les autorités aient de bonnes raisons de conclure, après un examen attentif et compte tenu de l’obligation positive de prendre des mesures destinées à faciliter l’unité familiale, que le but ultime de la réunification n’est plus compatible avec l’intérêt supérieur de l’enfant, l’ordonnance de placement doit être considérée comme une mesure temporaire à laquelle il devra être mis fin dès que les circonstances le permettront, et que tout acte d’exécution de la prise en charge temporaire par l’autorité publique doit concorder avec le but ultime d’unir à nouveau les parents par le sang et l’enfant. De plus, une autorité qui serait responsable d’une situation de rupture familiale parce qu’elle a manqué à son obligation susmentionnée ne peut pas fonder la décision d’autorisation d’une adoption sur l’absence de liens entre les parents et l’enfant (Strand Lobben et autres, précité, § 208).
62. Au sujet des rares visites qui ont effectivement eu lieu, la Cour relève que, dans son arrêt sur l’adoption, la cour d’appel a conclu que X avait affiché des réactions négatives à ses contacts avec la requérante. Les constats dressés sur la nature de ces réactions reposaient principalement sur les dires des parents d’accueil, bien que la cour d’appel eût également déclaré que des réactions avaient aussi été observées au jardin d’enfants, et « pas uniquement à la maison ». Ainsi, X « pouvait par exemple hurler pendant des heures ou se montrer agité et angoissé durant plusieurs jours » (ibidem). La Cour note de plus que si la requérante n’a pas contesté devant la cour d’appel que X eût réagi négativement aux visites (paragraphe 17 ci-dessus), les experts qui ont comparu devant cette juridiction avaient un avis très différent concernant ce qui aurait pu causer ces réactions. Tandis que la cour d’appel a rejeté le point de vue du psychologue S.H.G., qui les attribuait à la séparation d’avec sa mère, car selon cette juridiction, une séparation qui était intervenue alors que X n’avait que dix mois ne pouvait pas produire ce type de réactions plus tard dans sa vie, elle pensait en revanche que ces manifestations étaient liées à la façon dont la requérante s’était occupée de lui avant la séparation (paragraphe 22 ci-dessus).
63. Au sujet des questions de preuve susmentionnées, la Cour ne voit aucun motif de substituer son appréciation à celle des autorités internes. Elle estime toutefois que les rares contacts qui ont eu lieu entre la requérante et X après le placement de celui-ci en famille d’accueil représentaient une expérience trop réduite pour que l’on pût en tirer des conclusions claires pour l’avenir au sujet des visites. Elle considère en outre que la cour d’appel n’a étayé ses conclusions sur la nature et les causes des réactions de X que par des motifs limités au regard de l’importance que ces conclusions ont revêtue dans la décision d’autoriser l’adoption de X contre la volonté de sa mère. Il semble qui plus est à la Cour que durant les années qui ont précédé la décision d’adoption, pas grand-chose n’a été fait pour définir ce qui causait les réactions de X, s’il était éventuellement possible d’y remédier et s’il existait des moyens d’améliorer la qualité des rencontres entre la requérante et l’enfant. En bref, la Cour pense que rares étaient les éléments qui tendaient à confirmer que toute forme de contact entre X et la requérante était vouée à demeurer négative pendant si longtemps que les autorités internes, au moment où la décision d’adoption a été prise, ont eu raison de conclure que des éléments convaincants montraient qu’une rupture définitive des contacts avec sa mère servirait véritablement l’intérêt supérieur de l’enfant. Enfin, la Cour note que les motifs énoncés dans la décision de la cour d’appel s’attardent longuement sur les effets potentiels d’un retrait de X à ses parents d’accueil et de son retour éventuel auprès de la requérante plutôt que sur les motifs qui ont conduit à mettre fin à tout contact entre X et la requérante. À cet égard, il apparaît que la cour d’appel a accordé davantage d’importance à l’opposition exprimée par les parents d’accueil à une « adoption ouverte » plutôt qu’à l’intérêt de la requérante à poursuivre sa vie familiale avec son enfant.
64. Envisageant l’affaire dans son ensemble et venant s’ajouter aux autres raisons particulières qui militaient en l’espèce en faveur de la préservation d’une possibilité de visites entre X et la requérante, raisons liées notamment à leurs origines culturelles et religieuses, les considérations ci-dessus permettent à la Cour de conclure que pendant le déroulement de l’affaire qui a abouti à l’adoption de X, il n’a pas été accordé suffisamment de poids au but de permettre à la requérante et à X de connaître une vie familiale. Soulignant la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu, la Cour ne considère pas que le processus décisionnel ayant conduit à la décision litigieuse de déchoir la requérante de son autorité parentale à l’égard de X et d’autoriser l’adoption de celui-ci ait été mené de manière à prendre dûment en compte que les vues et l’intérêt de la requérante.
65. Pour les raisons qui précèdent, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
67. La requérante ne demande pas de réparation, mais réclame en termes généraux le remboursement des frais et dépens qu’elle dit avoir exposés devant la Cour.
68. En réponse, le Gouvernement déclare, également en termes généraux, qu’il est convaincu que la Cour veillera à ce que la demande de la requérante soit étayée par des pièces justificatives et limitée à un montant raisonnable.
69. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la requérante a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire et n’a pas produit de document de nature à prouver qu’elle ait supporté d’autres frais et dépens. Elle n’a pas non plus fait de déclaration indiquant que tel était le cas. Dès lors, la Cour rejette la demande.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare recevable le grief fondé sur l’article 8 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable formulée par la requérante.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 17 décembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
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Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjoint de sectionPrésident