DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE VAROĞLU ATİK ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 76061/14)
ARRÊT
Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Condamnation de manifestants ayant commis après la fin d’une manifestation pacifique autorisée des actes violents à l’égard des forces de l’ordre protégeant le Parlement • Comportements répréhensibles • Condamnation à une simple amende • Décisions judiciaires fondées sur une appréciation acceptable des faits et des motifs pertinents et suffisants
STRASBOURG
14 janvier 2020
DÉFINITIF
14/05/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Varoğlu Atik et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 décembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 76061/14) dirigée contre la République de Turquie et dont trois particuliers, Mme İlkşen Varoğlu Atik, M. Hasan Belen et M. Burak Maviş (« les requérants »), qui résident sur le territoire de la « République turque de Chypre du Nord » (« RTCN ») et qui ont présenté des pièces d’identité délivrées par celle-ci, ont saisi la Cour le 28 novembre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes O. Polili et O. Greenhall, avocats à Nicosie. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 14 décembre 2017, les griefs tirés des articles 10 et 11 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Mme İlkşen Varoğlu Atik, M. Hasan Belen et M. Burak Maviş sont nés respectivement en 1969, en 1973 et en 1980. Ils résident à Nicosie (« RTCN »).
5. Les requérants étaient membres du syndicat des enseignants de la « RTCN ». Ce syndicat et vingt-six autres décidèrent de mener une journée d’action nationale pour demander l’abrogation de la loi sur « l’immigration ».
6. Une demande d’autorisation de manifester le 28 octobre 2009 fut déposée auprès du préfet de Nicosie.
7. Le 27 octobre 2009, le préfet de Nicosie s’entretint avec A.K., secrétaire général de l’Union des fonctionnaires du service public de la « RTCN », au sujet du parcours que les manifestants devaient emprunter. Se référant à des incidents qui avaient eu lieu dans le passé, le préfet informa l’intéressé que la rue menant au Parlement serait fermée pendant la manifestation. Conformément aux instructions du préfet de police, les mesures de police nécessaires furent prises pour protéger le Parlement.
8. Le 28 octobre 2009, trois cents personnes participèrent à la manifestation, qui débuta à 9 h 30 et se termina à 12 h 30 devant le mémorial des Martyrs, à une cinquantaine de mètres du bâtiment du Parlement, et ce sans incident. Devant le Parlement, la police avait formé un cordon de sécurité pour empêcher tout individu de pénétrer dans le bâtiment.
9. Douze personnes, dont les requérants, forcèrent néanmoins le cordon de sécurité de la police pour pénétrer à l’intérieur du Parlement.
10. Une action pénale fut engagée contre les requérants pour entrave volontaire à l’action d’agents de police dans l’exercice de leurs fonctions.
11. Le 22 décembre 2011, se prononçant sur le fondement de l’article 224 b) du code pénal, le tribunal de Nicosie condamna İlkşen Varoğlu Atik à une amende de 5 000 (soit environ 2 027 EUR) livres turques (TRY) et Hasan Belen et Burak Maviş à une amende de 10 000 (soit environ 4 054 EUR) TRY chacun. Cette amende fut assortie d’un sursis d’un an qui fut échue le 22 décembre 2012.
12. Le 30 mai 2014, la Cour suprême confirma le jugement de première instance. Elle formula notamment les constats suivants :
« (...) Vingt-sept syndicats s’étaient mis d’accord pour organiser une réunion-manifestation le 28 octobre 2009 à Nicosie pour dire « non à la loi sur l’immigration ». Une notification écrite avait été faite au préfet de police de Nicosie concernant cette réunion-manifestation. Le préfet de police en avait informé la direction de la sûreté (...). Le jour de la réunion-manifestation prévue, la rue Bedreddin Demirel, située devant le Parlement, avait été fermée à la circulation dans les deux sens. Le 28 octobre 2009, la réunion-manifestation s’était terminée sur la place du mémorial des Martyrs (Şehitler Abidesinin bulunduğu yerde) (...). Avant le début du rassemblement, le directeur de la police avait convoqué A.K. [le secrétaire général de l’Union des fonctionnaires du service public de la « RTCN »] pour l’informer que la rue située devant le Parlement serait fermée. La réunion-manifestation avait débuté le matin à 9 h 30 et s’était achevée à 12 h 30 (...). »
13. Se référant à l’article 11 de la Convention et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour suprême constata dans les attendus de son arrêt qu’il ne faisait pas de doute que la manifestation avait débuté à 9 h 30 et s’était achevée à 12 h 30 de manière pacifique devant le mémorial des Martyrs. Elle releva que : la police avait eu pour mission légale de prendre les mesures de sécurité nécessaires pour protéger le Parlement ; les policiers avaient subi des coups et violences volontaires (darp etme) de la part des requérants alors qu’ils exerçaient leur mission de protection du Parlement ; une fois la manifestation terminée, une altercation avait eu lieu entre les requérants et les policiers devant le cordon de sécurité établi par ces derniers ; dans l’exécution de leur mission, les policiers n’avaient pas empêché les requérants de manifester. Tenant compte de ces éléments, la Cour suprême conclut que le droit à la liberté de réunion et de manifestation des requérants n’avait été ni restreint ni entravé.
14. Elle jugea que la condamnation des intéressés pour violences envers des policiers dans l’exercice de leur mission, à savoir la protection du bâtiment du Parlement de la « RTCN », était fondée en fait et en droit. Elle estima que l’amende pénale qui leur avait été infligée était justifiée et avait été prononcée après prise en considération de tous les éléments à charge et à décharge.
2. LE DROIT INTERNE PERTINENT
15. L’article 32 de la Constitution de la « RTCN » dispose qu’en principe tout citoyen peut manifester, sans autorisation préalable, à condition qu’il s’agisse d’une réunion ou d’une manifestation pacifique.
16. L’article 224 b) du code pénal de la « RTCN » dispose que quiconque commet une voie de fait sur un fonctionnaire de police dans l’exercice de ses fonctions s’expose à une infraction punissable d’une peine de deux ans d’emprisonnement.
17. L’article 4 de la loi de la « RTCN » sur les réunions et les manifestations fixe les conditions dans lesquelles une manifestation peut être organisée.
18. La loi no 51/1984 de la « RTCN » relative à l’organisation de la police autorise celle-ci à fermer certaines rues à la circulation ou à organiser le trafic routier lors de cérémonies officielles ou de manifestations et réunions afin d’éviter qu’il soit perturbé ou bloqué et, ainsi, d’assurer et de maintenir la sûreté publique.
EN DROIT
1. CONSIDÉRATION PRÉLIMINAIRE
19. À titre liminaire, la Cour constate que les faits allégués par les requérants relèvent de la « juridiction » de la Turquie au sens de l’article 1 de la Convention et engagent donc la responsabilité de l’État défendeur au regard de celle-ci (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 77, CEDH 2001‑IV, Djavit An c. Turquie, no 20652/92, §§ 18-23, CEDH 2003‑III, et Boyacı c. Turquie (déc.), no 36966/04, § 31, 23 septembre 2014). Les parties ne le contestent pas.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
20. Les requérants se plaignent, d’une part, d’une méconnaissance de leur droit à la liberté d’expression et, d’autre part, d’une atteinte à leur droit à la liberté de réunion. À cet égard, ils invoquent les articles 10 et 11 de la Convention.
Eu égard à la formulation des griefs des requérants et au déroulement des faits de l’espèce, la Cour estime que la question juridique principale posée par la présente affaire se situe sur le seul terrain de l’article 11 de la Convention (Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası et autres c. Turquie, no20347/07, § 85, 5 juillet 2016), ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui (...) »
21. Le Gouvernement s’oppose à la thèse des requérants.
A. Sur la recevabilité
22. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
23. Les requérants contestent tout d’abord que A.K. ait été informé de la décision du préfet relative au déroulement de la manifestation. Ils soutiennent qu’il n’était pas prévu que la manifestation se terminât devant le mémorial des Martyrs comme l’aurait indiqué la Cour suprême dans son arrêt. Ils allèguent ensuite qu’ils n’avaient pas d’intentions violentes et qu’ils n’étaient pas armés. Cela étant, ils reconnaissent qu’ils ont été à l’origine de légers troubles, selon eux largement dénués de violence. Ils contestent avoir blessé quiconque ou avoir attaqué des bâtiments publics.
24. Ils reconnaissent qu’ils n’ont pas été arrêtés ni poursuivis pour avoir participé à une manifestation. Ils estiment que les incidents ayant eu lieu dans le passé étaient mineurs et ne pouvaient pas servir à justifier la fermeture par la police de la rue située devant le Parlement et de l’accès à celui-ci. Ils sont d’avis que leur condamnation à une amende pénale n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
25. Le Gouvernement considère que les mesures de maintien de l’ordre qui ont été mises en place devant le Parlement n’ont pas enfreint le droit à la liberté de manifester des requérants. Il expose que les policiers n’ont pas interféré dans le déroulement de la manifestation et que cette manifestation, d’abord pacifique, a dégénéré en une manifestation violente. En tout état de cause, il estime que rien ne peut justifier que les requérants se soient attaqués aux policiers comme ils l’ont fait en l’espèce. Il argue que les requérants ont utilisé la force contre les policiers pour pouvoir pénétrer dans le bâtiment du Parlement et que les autorités nationales ont donc eu des raisons de croire que les manifestants entendaient perturber les débats prévus au Parlement en se livrant à des violences. Il avance à cet égard qu’en 2000 et 2009, lors de manifestations organisées devant le Parlement, les participants avaient jeté, entre autres, des morceaux de bois et des bouteilles sur les policiers et sur le bâtiment du Parlement.
26. Le Gouvernement plaide que les requérants n’ont pas été arrêtés et expose qu’ils n’ont pas été poursuivis pour avoir manifesté au mépris de la loi, mais pour avoir utilisé la force contre des policiers qui étaient dans l’exercice de leurs fonctions et qui étaient chargés de protéger le bâtiment du Parlement. Il ajoute que, bien que l’article pertinent du code pénal prévoie une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans, les requérants ont été condamnés à une amende pénale assortie d’un sursis d’un an, période durant laquelle ils ne devaient pas réitérer une telle infraction. Il indique que cette période d’une année est échue depuis le 22 décembre 2012.
2. Appréciation de la Cour
27. La Cour se réfère aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 11 de la Convention (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, §§ 142-146, CEDH 2015, Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası et autres, précité, §§ 92, 93, 95 et 98, et Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, §§ 98 et 99, 15 novembre 2018).
28. La Cour rappelle que l’article 11 de la Convention ne protège que le droit à la liberté de « réunion pacifique ». C’est de plus une liberté qui peut être exercée non seulement par les individus participant à pareille manifestation mais aussi par les organisateurs (Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 49, 18 juin 2013). La notion de « réunion pacifique » ne couvre pas les manifestations dont les organisateurs et participants ont des intentions violentes (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 77, CEDH 2001‑IX, Navalnyy, précité, § 98, et Yaroslav Belousov c. Russie, nos 2653/13 et 60980/14, § 168, 4 octobre 2016).
29. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont participé à une manifestation pacifique autorisée. Puis, à la fin de la manifestation, les requérants, avec un groupe de manifestants, ont commis des actes physiques violents à l’égard des forces de l’ordre alors que les organisateurs n’avaient pas appelé à la violence ou au désordre. Concernant le fait que les requérants s’en soient pris physiquement au cordon de police, le dossier ne contient aucun élément de preuve concrets et intangibles que les organisateurs avaient de telles intentions (Yaroslav Belousov, précité, § 171). De plus, il ne ressort pas des éléments versés au dossier ni des observations du Gouvernement, que les requérants avaient participé à la manifestation en possession d’armes ou de tout autre objet ou bien d’équipement pouvant être utilisé comme armes pour s’en prendre aux policiers chargés de protéger le bâtiment du Parlement. Même s’il existe un risque réel qu’une manifestation publique soit à l’origine de troubles en raison d’évènements échappant au contrôle des organisateurs, cette manifestation ne sort pas pour cette seule raison du champ d’application du paragraphe 1 de l’article 11, et toute restriction imposée à pareille réunion doit être conforme aux termes du paragraphe 2 de cette disposition (Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, § 92, CEDH 2011 (extraits), comparé avec Yaroslav Belousov, précité, § 169 et les références qui y sont citées, et Protopapa c. Turquie, no 16084/90, §§ 104–112, 24 février 2009).
30. Partant, à la lumière de ces considérations et dans la mesure où il y a une continuité entre la manifestation initiale et les actes violents commis à la fin de celle-ci, la Cour estime que la condamnation des requérants constitue une ingérence des autorités publiques dans l’exercice de leur droit à la liberté de réunion, qui englobe la liberté de manifester (Gülcü c. Turquie, no 17526/10, § 102, 19 janvier 2016, et Yaroslav Belousov, précité, § 172).
31. Pareille ingérence est contraire à l’article 11 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs buts légitimes cités au paragraphe 2 de cette disposition et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts. Il n’est pas contesté par les parties que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 224 b) du code pénal, relatif au délit de voie de fait commis sur un fonctionnaire de police dans l’exercice de ses fonctions. Elle poursuivait au moins l’un des buts énumérés à l’article 11 § 2, à savoir la défense de l’ordre et la prévention du crime. Il reste à la Cour à déterminer si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts.
32. La Cour note tout d’abord qu’il ressort des observations des parties et des documents produits par elles que la journée d’action nationale organisée le 28 octobre 2009 par les différents syndicats a fait l’objet d’une déclaration préalable aux autorités de police compétentes. En l’occurrence, le préfet de police a pris toutes les mesures nécessaires au maintien de la sécurité et de l’ordre publics, afin d’assurer le bon déroulement de la manifestation. Les éléments versés au dossier et les attendus de l’arrêt rendu par la Cour suprême montrent en particulier que le parcours de la manifestation avait été planifié et que le représentant des syndicats avait été informé du trajet qui serait emprunté par les manifestants. Les requérants et l’ensemble des manifestants ont donc été autorisés à manifester dans des lieux déterminés à l’avance. La Cour constate qu’il était prévu que la manifestation se terminât sur la place du mémorial des Martyrs, à plusieurs dizaines de mètres du Parlement national. Partant, elle considère qu’il ne fait pas de doute que les autorités de police ont explicitement et verbalement donné leur accord préalable au rassemblement du 28 octobre 2009. Elle en déduit que les organisateurs et les requérants – en tant que participants à la manifestation – étaient a priori animés d’une intention pacifique.
33. Toutefois, la Cour note que les requérants contestent que le représentant des syndicats ait pu s’entretenir au préalable avec le préfet de police au sujet de l’organisation de la manifestation. Cela étant, elle rappelle que, l’affluence de personnes pendant un événement public comportant des risques, il n’est pas rare que les pouvoirs publics imposent des limites quant au lieu, à la date, à l’heure, à la forme ou aux modalités de la tenue d’un rassemblement public prévu (Primov et autres c. Russie, no 17391/06, § 130, 12 juin 2014). Dans ce contexte, la Cour relève qu’avant elle la Cour suprême a apprécié les faits et les circonstances de la cause. À cet égard, lorsqu’elle vérifie si une ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » à la réalisation d’un but légitime, elle reconnaît aux autorités nationales une certaine marge d’appréciation dans le choix des moyens propres à atteindre le but légitime poursuivi mais elle souligne que cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent (Navalnyy, précité, § 139).
34. En l’espèce, la Cour note qu’il ressort de l’établissement des faits opéré par les juridictions internes compétentes, et en dernier lieu par la Cour suprême, que le trajet de la manifestation a été établi d’un commun accord entre les organisateurs et les autorités de police chargées de garantir le bon déroulement de la manifestation et la sécurité de tous les citoyens. Elle ne dispose pas d’éléments de preuve ou d’autres informations pertinentes pour remettre en cause l’appréciation des faits effectuée par la Cour suprême. De plus, elle constate que l’établissement des faits par la haute juridiction est suffisamment motivé et circonstancié. Rappelant que les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation et gardant à l’esprit la nature subsidiaire de sa mission, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des tribunaux internes que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet. En l’espèce, elle ne dispose pas d’éléments de fait ou de preuves pouvant contredire les constats de fait opérés par les juridictions internes au sujet de l’entretien qui a eu lieu entre le préfet de police et le représentant des syndicats au sujet du trajet de la manifestation.
35. La Cour note que la Cour suprême a également établi que la manifestation du 28 octobre 2009 s’était déroulée pacifiquement de 9 h 30 à 12 h 30, aux lieux prévus et sans aucune ingérence des autorités de police compétentes. La Cour suprême a relevé que la manifestation pacifique avait emprunté le parcours préétabli et s’était terminée, et qu’à ce moment-là certains manifestants avaient usé de la violence pour forcer le barrage de police et entrer dans le Parlement. Dans ce contexte, la Cour relève que les requérants ne nient pas avoir perpétré des violences contre les policiers afin de pouvoir entrer dans le Parlement, mais qu’ils contestent en fait le degré de ces violences.
36. Elle en conclut qu’il n’y a eu aucun incident ni débordement de la part des requérants tant qu’ils ont emprunté le trajet de la manifestation prévu dans les zones publiques déterminées à l’avance. Ils ont pu exercer – comme convenu avec les autorités nationales compétentes – leur droit à la liberté de réunion pacifique. Les autorités nationales ont ainsi satisfait à l’obligation positive qui leur incombait au titre de l’article 11 de la Convention.
37. En revanche, la décision des requérants de se rendre dans le bâtiment du Parlement national en forçant le cordon de police censé le protéger a engendré des violences de leur part à l’encontre des policiers. Les requérants, et neuf autres manifestants, se sont ainsi livrés à des actes de violence pour pouvoir pénétrer dans le Parlement. Ce constat est un élément déterminant. Lorsque des manifestants perturbent intentionnellement les activités licites d’autrui, ces perturbations, lorsque leur ampleur dépasse celle qu’implique l’exercice normal de la liberté de réunion pacifique, peuvent être considérées comme des « actes répréhensibles » au sens de la jurisprudence de la Cour. Pareil comportement peut donc justifier l’imposition de sanctions, y compris de nature pénale (Kudrevičius et autres, précité, § 173).
38. En l’occurrence, la Cour relève que les requérants n’ont pas été condamnés pour avoir participé à la manifestation du 28 octobre 2009 en tant que telle, dans la mesure où elle s’est déroulée pacifiquement de 9 h 30 à 12 h 30. Les requérants n’ont pas non plus été condamnés pour avoir manifesté devant un lieu interdit (comparer avec Akarsubaşı c. Turquie, no 70396/11, §§ 10 et 45, 21 juillet 2015). Ils ont été condamnés à raison d’un comportement précis adopté par eux après la fin de la manifestation, ayant consisté en des voies de fait sur les policiers qui étaient chargés de protéger le Parlement (Barraco c. France, no 31684/05, § 46, 5 mars 2009). Les actes de violence physique que les requérants ont commis contre les forces de l’ordre dans le but d’accéder au Parlement alors que la manifestation était terminée s’analysent en un comportement qui peut être qualifié de « répréhensible » (Kudrevičius et autres, précité, § 175).
39. La Cour note qu’il ressort des éléments du dossier, en particulier des motifs avancés par la Cour suprême, que les forces de police – qui étaient de service pour protéger le Parlement, où la loi objet de la manifestation était en discussion – n’ont pas procédé à l’interpellation des requérants et des autres manifestants qui s’en étaient pris à elles avec violence. Les autorités nationales ont donc été suffisamment patientes face au comportement violent des intéressés (comparer avec Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası et autres, précité, § 107, et Primov et autres, précité, § 137). En l’occurrence, pour ce qui est de l’argument que les requérants tirent d’une mauvaise application par les juridictions nationales du droit interne concernant le rôle de protection du Parlement assuré par la police, la Cour rappelle que le pouvoir qu’elle a de contrôler le respect du droit interne est limité (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018). C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Même si les requérants le contestent, la Cour relève que la police avait pour mission de protéger le Parlement, notamment en fermant la rue située devant le bâtiment pour empêcher les manifestants d’y accéder par la force. À cet égard, la Cour suprême a indiqué dans les attendus de son arrêt que la police était chargée d’assurer la sécurité du Parlement. Il s’agissait notamment de permettre le bon déroulement des débats parlementaires.
40. Enfin, la Cour constate que les requérants n’ont pas été condamnés à une peine d’emprisonnement, comme le prévoyait l’article 224 b) du code pénal, mais à une sanction plus clémente, à savoir une simple amende, assortie d’un sursis d’un an qui est échue depuis le 22 décembre 2012. Elle estime que la condamnation des requérants à une telle amende peut raisonnablement être considérée comme répondant à un « besoin social impérieux ». De plus, les juridictions internes ont fondé leurs décisions sur une appréciation acceptable des faits et sur des motifs pertinents et suffisants. Dès lors, elles n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en la matière.
41. Partant, l’ingérence litigieuse ayant été nécessaire « dans une société démocratique » au sens de l’article 11 de la Convention, la Cour considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu violation de cette disposition.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 janvier 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Robert Spano
Greffier adjointPrésident