La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

11/02/2020 | CEDH | N°001-200841

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÖZER c. TURQUIE (N° 3), 2020, 001-200841


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖZER c. TURQUIE (No 3)

(Requête no 69270/12)

ARRÊT


Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation du propriétaire et éditeur d’un périodique pour propagande en faveur d’une organisation terroriste, à raison d’un article publié dans son périodique • Manquement des juridictions internes à analyser si l’article litigieux incitait à l’usage de la violence ou constituait un discours de haine

STRASBOURG

11 février 2020

DÉFINITIF

11/06/2020

Cet arrêt est devenu définitif en v

ertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Özer c. Turquie (no 3),

La Cour europé...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖZER c. TURQUIE (No 3)

(Requête no 69270/12)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation du propriétaire et éditeur d’un périodique pour propagande en faveur d’une organisation terroriste, à raison d’un article publié dans son périodique • Manquement des juridictions internes à analyser si l’article litigieux incitait à l’usage de la violence ou constituait un discours de haine

STRASBOURG

11 février 2020

DÉFINITIF

11/06/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Özer c. Turquie (no 3),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel,
Peeter Roosma, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 janvier 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 69270/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Aziz Özer (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 juin 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me Ö. Kılıç, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait une atteinte à son droit à la liberté d’expression à raison de la procédure pénale diligentée contre lui.

4. Le 8 décembre 2017, le grief concernant l’atteinte qui aurait été portée au droit du requérant à la liberté d’expression a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1964 et réside à Istanbul.

6. À l’époque des faits, il était le propriétaire et l’éditeur du périodique mensuel « Yeni Dünya İçin Çağrı » (Appel pour un nouveau monde).

7. Par un acte d’accusation du 12 février 2007, le procureur de la République d’Istanbul inculpa le requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste à raison du contenu d’un article publié dans l’édition de janvier 2007 de son périodique.

8. Le 28 mars 2008, la cour d’assises d’Istanbul (« la cour d’assises ») reconnut le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement d’un an et trois mois sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. À cet égard, elle considéra que certains passages de l’article en cause, intitulé « La question kurde, les recherches de solution et nos devoirs », dépassaient les limites du but d’information de la société et étaient de nature à faire de la propagande en faveur de l’organisation illégale armée PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), et qu’ils ne correspondaient donc pas à un exercice de la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention, mais à un abus de cette liberté au sens du deuxième paragraphe de cette disposition. Les passages de l’article litigieux, retenus par la cour d’assises à l’appui de la condamnation du requérant, se lisaient comme suit :

« Par le biais de la protection du tribalisme et de [l’ordre des] seigneurs féodaux par la main de l’État dans la région la plus peuplée de Kurdes, une pression plus [intense] que les pressions de l’État a été créée sur les travailleurs et les villageois kurdes. La réclamation par la nation kurde de son droit le plus démocratique a été une raison suffisante pour faire pourrir les gens dans les geôles pendant des années. À la suite de la lutte armée lancée par le PKK en 1984, une conscience nationale jamais vue jusqu’alors et irréversible s’est développée au sein de (...) la nation kurde. La réponse de l’État à ce réveil national a été, comme toujours, la pression, le massacre, l’incendie des maisons et des villages et la migration forcée des Kurdes. La réponse de l’État aux trêves [déclarées] à certains intervalles par le PKK était claire : la guerre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul terroriste. Cette guerre est toujours poursuivie. Après la trêve, le PKK a averti l’État [en demandant] la fin des opérations et en indiquant que [dans le cas contraire] (...) la trêve serait compromise et il a demandé aux pacifistes et aux intellectuels de faire plus d’efforts. »

9. Le 12 janvier 2012, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, confirma l’arrêt de la cour d’assises au motif qu’elle n’avait décelé aucun défaut de pertinence dans cet arrêt.

10. Le 26 septembre 2012, la cour d’assises, prenant acte de l’entrée en vigueur de la loi no 6352 (paragraphe 15 ci-dessous), décida de surseoir à l’exécution de la peine infligée au requérant pendant une période de trois ans, en application de l’article 1 provisoire de cette loi.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. L’article 7 § 2 de la loi no 3713

11. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, se lisait comme suit :

« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci‑dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende de 50 millions à 100 millions de livres (...) »

12. Après avoir été modifiée par la loi no 4963 du 30 juillet 2003, cette disposition était ainsi rédigée :

« Quiconque (...) fait de la propagande de manière à inciter à l’utilisation de la violence ou des méthodes relevant du terrorisme sera condamné à une peine allant de un à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une amende lourde allant de cinq cents millions à un milliard de livres turques (...) »

13. Après avoir été à nouveau modifié, par la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 disposait ce qui suit :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (...) »

14. Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition est ainsi libellée :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d’organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (...) »

B. La loi no 6352

15. La loi no 6352, intitulée « loi portant modification de diverses lois aux fins de l’optimisation de l’efficacité des services judiciaires et de la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias », est entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Elle prévoit en son article 1 provisoire, alinéas 1 c) et 3, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive consistant en une amende ou en un emprisonnement inférieur à cinq ans, infligée pour la commission d’une infraction réalisée par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion, à la condition que l’infraction sanctionnée par une telle peine ait été commise avant le 31 décembre 2011.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

16. Le requérant allègue que la procédure pénale diligentée contre lui à raison d’un article publié dans son périodique constitue une atteinte à son droit à la liberté d’expression tel que prévu par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

17. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité relatives, l’une, à l’exercice préalable des voies de recours internes et, l’autre, à la qualité de victime du requérant. En ce qui concerne la première exception, il expose que la décision portant sursis à l’exécution de la peine a été prononcée par la cour d’assises le 26 septembre 2012, soit après l’entrée en vigueur du recours individuel devant la Cour constitutionnelle le 23 septembre 2012 (paragraphe 19 ci-dessous), mais que le requérant n’a pas saisi cette haute juridiction d’un tel recours. Il estime par conséquent que la requête doit être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. Quant à la deuxième exception, le Gouvernement considère que, compte tenu de la décision de sursis à l’exécution de la peine, le requérant ne peut pas prétendre à la qualité de victime.

18. Le requérant conteste ces exceptions.

19. En ce qui concerne l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle avoir déjà jugé que le sursis à l’exécution des peines prévu par la loi no 6352 ne consistait pas en une révision du fond de la procédure pénale, mais seulement en une modification portant sur la peine prononcée à l’issue de cette procédure (Öner et Türk c. Turquie, no 51962/12, § 17, 31 mars 2015). En l’espèce, la condamnation pénale du requérant étant devenue définitive à la suite de l’arrêt de la Cour de cassation du 12 janvier 2012, soit avant l’entrée en vigueur du recours individuel devant la Cour constitutionnelle le 23 septembre 2012 (Hasan Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, §§ 25-27, 30 avril 2013), l’intéressé ne pouvait pas saisir cette haute juridiction d’un tel recours et lui présenter ses griefs relatifs à la procédure pénale diligentée contre lui (ibidem). Dès lors, il convient de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

20. Pour ce qui est de l’exception relative à la qualité de victime du requérant, la Cour estime que la mesure de sursis à l’exécution de la peine était inapte à prévenir ou réparer les conséquences préjudiciables de la procédure pénale et de la condamnation directement subies par l’intéressé à raison de l’atteinte portée à sa liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004, Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, §§ 32 et 33, 24 janvier 2006, et Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 17, 17 avril 2018). Il convient donc de rejeter également cette exception.

21. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte en outre à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

22. Le requérant réitère les arguments qu’il a présentés dans son formulaire de requête et soutient que la procédure pénale diligentée contre lui a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression.

23. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, dès lors que l’intéressé n’a pas été placé en garde à vue ou en détention provisoire dans le cadre de la procédure pénale diligentée contre lui et qu’il n’a pas purgé la peine qui lui a été infligée à l’issue de cette procédure. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, il soutient que cette ingérence était prévue par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime. Il estime aussi que, eu égard au contenu de l’article litigieux, qui, selon lui, légitimait les actes de violence et incitait à la violence, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes relatifs aux poursuites pénales engagées sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713

24. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’examiner un nombre considérable d’affaires portant sur les procédures pénales engagées sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713, réprimant l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, et que ses formations de chambre et de comité ont déjà rendu une soixantaine d’arrêts et de décisions d’irrecevabilité dans ces affaires. Les principes se dégageant de sa jurisprudence relativement à ces procédures pénales de droit turc peuvent se résumer comme suit.

i. Principes relatifs à la qualité de loi de l’article 7 § 2 de la loi no 3713

25. La Cour note d’emblée que l’article 7 § 2 de la loi no 3713 a subi plusieurs modifications depuis l’entrée en vigueur de ladite loi en 1991 (paragraphes 11-14 ci-dessus) et que les arrêts et décisions qu’elle a déjà rendus relativement aux procédures pénales engagées pour l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste concernaient deux versions de la disposition en question, qui étaient respectivement en vigueur de 2003 à 2006 (paragraphe 12 ci-dessus) et de 2006 à 2013 (paragraphe 13 ci-dessus).

26. Elle note à ce sujet avoir déjà estimé que, eu égard au libellé de l’article 7 § 2 de la loi susmentionnée dans ses deux versions qui étaient successivement en vigueur de 2003 à 2013 et à la manière dont les juridictions nationales avaient interprété cette disposition pour condamner les requérants, de sérieux doutes se posaient quant à la prévisibilité de son application (voir, concernant la version de la disposition en vigueur de 2003 à 2006, Faruk Temel c. Turquie, no 16853/05, § 49, 1er février 2011 ; voir aussi, s’agissant de la version de la disposition en vigueur de 2006 à 2013, Yavuz et Yaylalı c. Turquie, no 12606/11, § 38, 17 décembre 2013, Öner et Türk, précité, § 21, Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3), no 8732/11, § 28, 9 juillet 2019, Nejdet Atalay c. Turquie, no 76224/12, § 17, 19 novembre 2019, Yüksel c. Turquie [comité], no 30682/11, § 22, 25 septembre 2018, Gül c. Turquie [comité], no 14619/12, 9 octobre 2018, Özbay c. Turquie [comité], no 62610/12, 12 février 2019, et Polat c. Turquie [comité], no 64138/11, 7 mai 2019). Elle a en outre considéré dans son arrêt Belge c. Turquie (no 50171/09, 6 décembre 2016) que l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, prévue par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 tel qu’il était en vigueur de 2006 à 2013, ainsi que son interprétation par les juridictions nationales dans cette affaire ne semblaient pas entièrement claires (§ 29).

27. La Cour a toutefois jugé inutile, dans les affaires susmentionnées, de trancher la question de la qualité de loi de cette disposition, eu égard à la conclusion à laquelle elle était parvenue quant à la nécessité de l’ingérence et au fait que le libellé de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 avait subi une nouvelle modification en 2013.

ii. Principes relatifs à la nécessité dans une société démocratique d’une ingérence portée par une procédure pénale engagée sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713

28. La Cour note que, lorsqu’elle a conclu, dans les affaires relatives aux procédures pénales engagées sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713, à une violation de l’article 10 de la Convention au motif que l’ingérence litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique, elle a principalement eu recours à deux types d’examen.

29. Ainsi, dans certaines affaires relatives aux procédures pénales susmentionnées où elle a rendu un arrêt de violation, la Cour a elle-même procédé à l’analyse des écrits et déclarations litigieux ainsi que d’autres actes reprochés aux requérants, qui étaient à l’origine de la condamnation pénale des intéressés. Elle a conclu, dans ces affaires, que ces écrits, déclarations et actes, même s’ils avaient parfois un caractère hostile et véhiculaient des critiques acerbes à l’égard des autorités étatiques ou des opinions susceptibles d’être considérées favorables à l’égard de certaines organisations illégales ou de leurs dirigeants ou membres, pris dans leur ensemble, ne pouvaient être regardés comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ni comme constituant un discours de haine, et qu’ils n’étaient pas non plus susceptibles de favoriser la violence en insufflant une haine profonde et irrationnelle envers des personnes identifiées, tout en précisant qu’il s’agissait là, à ses yeux, d’éléments essentiels à prendre en considération (voir, à cet égard, Ayhan c. Turquie (no 1), no 45585/99, § 38, 10 novembre 2004, Gül et autres c. Turquie, no 4870/02, §§ 41 et 42, 8 juin 2010, Çamyar et Berktaş c. Turquie, no 41959/02, §§ 40-42, 15 février 2011, Yavuz et Yaylalı, précité, § 52, Faruk Temel, précité, § 62, Öner et Türk, précité, § 24, Belge, précité, §§ 34 et 35, Fatih Taş c. Turquie (no 2), no 6813/09, § 18, 10 octobre 2017, Selahattin Demirtaş, précité, § 31, Bayar c. Turquie [comité], no 24548/10, § 23, 19 juin 2018, Sarıtaş et Geyik c. Turquie [comité], no 70107/11, § 26, 19 juin 2018, Arslan et autres c. Turquie [comité], no 3752/11, § 29, 10 juillet 2018, Dündar et Aydınkaya c. Turquie [comité], no 37091/11, § 24, 10 juillet 2018, Polat et Tali c. Turquie [comité], no 5782/10, §§ 31 et 32, 25 septembre 2018, Özbay [comité], précité, § 45, Uçar c. Turquie [comité], no 53319/10, § 24, 5 mars 2019, Polat [comité], précité, § 30, Dağtekin c. Turquie [comité], no 69448/10, § 25, 28 mai 2019, Taş Çakar c. Turquie [comité], no 73487/12, § 23, 28 mai 2019, Kılınç c. Turquie [comité], no 73954/11, 2 juillet 2019, Ete c. Turquie [comité], no 35575/12, § 25, 3 septembre 2019, Kalkan c. Turquie [comité], no 21196/12, § 22, 1er octobre 2019, Aramaz c. Turquie [comité], no 62928/12, §§ 19 et 20, 1er octobre 2019, Yamaç c. Turquie [comité], nos 69604/12 et 5642/13, § 34, 1er octobre 2019, et Kalkan c. Turquie [comité], no 54698/13, 1er octobre 2019).

30. En revanche, dans certaines autres affaires relatives aux procédures pénales engagées sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 où elle a conclu à une violation de l’article 10 de la Convention, la Cour n’a pas analysé elle-même les écrits, déclarations ou actes litigieux, pour lesquels les requérants avaient été condamnés par les juridictions nationales, mais elle a plutôt basé son examen, dans une optique procédurale, sur la motivation retenue par les juridictions nationales dans leurs décisions à l’appui de leur condamnation des intéressés. Elle a eu recours à cette méthode d’analyse en particulier lorsqu’il n’était pas clair et manifeste que les écrits, déclarations ou actes litigieux ne pouvaient pas être considérés comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine et que cette question appelait notamment un examen quant au contenu des écrits, déclarations ou actes en cause, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient, à leur capacité de nuire et aux circonstances de l’affaire conformément aux principes établis dans sa jurisprudence sous l’angle de l’article 10 de la Convention concernant les propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance (Perinçek c Suisse ([GC], no 27510/08, § 208, CEDH 2015 (extraits)).

31. La Cour a ainsi considéré dans ce deuxième groupe d’affaires que : les autorités nationales n’avaient pas apporté une motivation satisfaisante ou des motifs pertinents et suffisants pour justifier la condamnation pénale des requérants et des explications suffisantes notamment sur la question de savoir si les écrits, déclarations ou actes litigieux pouvaient, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire, être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine ; elles n’avaient pas procédé à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression ; ou elles n’avaient pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit du requérant à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis (voir, à cet égard, Halis c. Turquie, no 30007/96, § 35, 11 janvier 2005, Menteş c. Turquie (no 2), no 33347/04, § 51, 25 janvier 2011, Fatih Taş c. Turquie (no 4), no 51511/08, § 38, 24 avril 2018, Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 31, 19 mars 2019, Yigin c. Turquie [comité], no 36643/09, § 23, 30 janvier 2018, Zengin et Çakır c. Turquie [comité], no 57069/09, § 19, 13 février 2018, Yüksel [comité], précité, §§ 24-26, Ayaydın c. Turquie [comité], no 20509/10, § 20, 25 septembre 2018, Varhan c. Turquie [comité], no 2433/12, § 22, 25 septembre 2018, Kınık c. Turquie [comité], no 39047/11, § 29, 25 septembre 2018, Düzel c. Turquie [comité], no 64375/12, § 21, 25 septembre 2018, Yıldırım c. Turquie [comité], no 74054/11, §§ 20-22, 25 septembre 2018, Gül [comité], précité, §§ 23-25 , Aydemir et Karavil c. Turquie [comité], no 16624/12, § 21, 9 octobre 2018, Akyüz c. Turquie [comité], no 63681/12, § 21, 7 mai 2019, Dağtekin c. Turquie [comité], no 33513/11, § 25, 28 mai 2019, Kok c. Turquie [comité], no 32954/12, § 22, 2 juillet 2019, Yıldız c. Turquie [comité], no 66575/12, 3 septembre 2019, Yıldız et autres c. Turquie [comité], no 39543/11, §§ 25-26, 1er octobre 2019, Aktaş et autres c. Turquie [comité], no 22112/12, § 21, 1er octobre 2019, et Cin c. Turquie [comité], no 31605/12, § 20, 1er octobre 2019).

32. Par ailleurs, dans son arrêt Hatice Çoban c. Turquie (no 36226/11, 29 octobre 2019), se plaçant sur le terrain des garanties procédurales, qui sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 161, 29 mars 2016, et les références qui y figurent), la Cour a considéré que, faute d’avoir répondu aux arguments pertinents soulevés par la requérante quant à la fiabilité et à l’exactitude du contenu du principal élément de preuve qu’elles avaient retenu à l’appui de la condamnation pénale de l’intéressée, les juridictions nationales n’avaient pas pu remplir leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu, au sens de l’article 10 de la Convention (§§ 38-40).

33. La Cour note qu’elle a aussi rendu, dans certaines affaires, un arrêt de non-violation ou une décision d’irrecevabilité pour défaut manifeste de fondement du grief des requérants, après une analyse qu’elle avait effectuée sur les écrits, déclarations ou actes litigieux au regard de ses critères concernant les propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance (Perinçek, précité, § 208). Pour arriver à ces conclusions dans ces affaires, elle a estimé que les écrits, déclarations ou actes en question louaient la violence, en faisaient l’apologie, ou présentaient les actes violents, les combats armés et les actions violentes d’une organisation illégale ou de ses membres dans des termes approbatifs et élogieux (voir, à cet égard, Fatih Taş c. Turquie (no 3), no 45281/08, § 34, 24 avril 2018, Altay c. Turquie (déc.) [comité], no 10783/09, § 19, 22/01/2019, Taş c. Turquie (déc.) [comité], no 33528/10, § 21, 22 janvier 2019, Taş c. Turquie (déc.) [comité], no 51508/08, § 19, 22 janvier 2019, Taş c. Turquie (déc.) [comité], no 51512/08, § 21, 22/01/2019, et Eye c. Turquie (déc.) [comité], no 52310/12, § 18, 2 avril 2019).

b) Application de ces principes en l’espèce

34. La Cour note en l’espèce que le requérant, propriétaire et éditeur d’un périodique à l’époque des faits, a été condamné à un an et trois mois d’emprisonnement à l’issue d’une procédure pénale engagée contre lui pour propagande en faveur d’une organisation terroriste à raison d’un article publié dans son périodique (paragraphes 7-9 ci-dessus) et que par la suite il a été sursis à l’exécution de la peine infligée à l’intéressé (paragraphe 10 ci‑dessus).

35. Elle considère que, compte tenu de l’effet dissuasif que la procédure pénale engagée contre le requérant, qui a duré environ quatre ans et onze mois, la condamnation à une peine d’emprisonnement d’un an et trois mois prononcée à l’issue de cette procédure, ainsi que la décision de sursis à l’exécution de la peine, qui a soumis l’intéressé à une période de sursis de trois ans, ont pu provoquer, celles-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 51, 15 septembre 2015, Ergündoğan, précité, § 26, et Selahattin Demirtaş, précité, § 26 ; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).

36. La Cour observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 (paragraphes 11-14 ci-dessus), et qu’elle poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

37. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes susmentionnés qu’elle a résumés (paragraphes 28-33 ci-dessus). Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions turques à l’appui de leur condamnation de l’intéressé (Gözel et Özer, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).

38. Procédant à une analyse de l’arrêt de condamnation de la cour d’assises, la Cour note que cette juridiction a considéré que certains passages de l’article litigieux, qu’elle a relatés dans son arrêt, dépassaient les limites du but d’information de la société et étaient de nature à faire de la propagande en faveur du PKK et qu’ils ne correspondaient donc pas à un exercice de la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention, mais à un abus de cette liberté au sens du deuxième paragraphe de cette disposition (paragraphe 8 ci-dessus). La Cour de cassation, quant à elle, a confirmé l’arrêt de la cour d’assises au motif qu’elle n’avait décelé aucun défaut de pertinence dans cet arrêt (paragraphe 9 ci-dessus).

39. La Cour ne peut que constater en l’occurrence que l’examen effectué par les juridictions nationales en l’espèce n’a pas pris en compte tous les principes établis dans sa jurisprudence sous l’angle de l’article 10 de la Convention concernant les propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance (Perinçek, précité, § 208), dès lors qu’il ne répond pas à la question de savoir si les passages litigieux de l’article en cause pouvaient être considérés, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (paragraphe 31 ci-dessus). Elle estime, par conséquent, que les autorités nationales n’ont pas procédé à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (ibidem).

40. Elle estime dès lors que le Gouvernement n’a pas démontré que la mesure incriminée répondait à un besoin social impérieux, qu’elle était proportionnée aux buts légitimes visés et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.

41. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

42. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

43. Le requérant réclame 3 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi, soutenant, à ce propos, qu’il a été contraint de quitter son poste d’éditeur en raison de sa condamnation pénale. Il ne présente aucun document à cet égard. Il sollicite en outre 5 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

44. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et la demande présentée pour préjudice matériel, qui, selon lui, est non étayée par des documents pertinents. Il estime en outre que les montants sollicités au titre des préjudices matériel et moral sont excessifs et qu’ils ne correspondent pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour.

45. La Cour observe que le requérant n’a pas démontré le lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette la demande y afférente. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 2 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

46. Le requérant réclame également 2 000 EUR au titre des frais et dépens. Il ne présente aucun document à l’appui de cette demande.

47. Le Gouvernement expose que le requérant n’a présenté aucun justificatif de paiement ou autre document pour étayer les frais allégués, qui, selon lui, ne sont pas suffisamment détaillés.

48. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens faute pour le requérant d’avoir fourni de justificatifs à cet égard.

C. Intérêts moratoires

49. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 février 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-200841
Date de la décision : 11/02/2020
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : ÖZER
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KILIÇ Ö.

Origine de la décision
Date de l'import : 05/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award