PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE FABRIS ET PARZIALE c. ITALIE
(Requête no 41603/13)
ARRÉT
Art 34 • Qualité de victime d’une cousine d’un détenu décédé non automatique • Absence d’intérêt légitime devant la Cour malgré la reconnaissance de partie lésée dans la procédure interne • Qualité de victime d’un oncle
Art 35 • Épuisement des voies de recours interne • Choix de la voie pénale par le requérant • Classement de l’affaire pour prescription empêchant la constitution de partie civile ne valant pas renonciation à se prévaloir des droits de victime • Inaccessibilité du recours civil invoqué par le gouvernement
Art 2 (matériel) • Obligations positives • Décès en prison d’un détenu toxicomane par inhalation volontaire du gaz fournis pour cuisiner • Utilisation détournée d’une substance dangereuse possédée régulièrement • Addiction connue des autorités pénitentiaires et objet d’un suivi médical constant • Intervention rapide des autorités lors d’une précédente inhalation de gaz • Décision légitime de ne pas limiter l’accès au gaz ou de ne pas renforcer la surveillance • Absence de risque immédiat de mise en péril de la vie ou de l’intégrité physique du détenu
Art 2 (procédural) • Enquête effective sur les circonstances du décès du détenu • Intervention immédiate des autorités • Conclusions erronées de la première autopsie sans impact sur l’effectivité de l’enquête • Ralentissement significatif de l’enquête sans effet sur son effectivité dans son ensemble • Prescription des faits n’ayant pas empêché l’accomplissement d’actes d’investigation essentiels ou la possible condamnation des responsables
STRASBOURG
19 mars 2020
DÉFINITIF
12/10/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Fabris et Parziale c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Krzysztof Wojtyczek,
Aleš Pejchal,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski,
Raffaele Sabato, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 février 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41603/13) dirigée contre la République italienne et dont deux ressortissants de cet État (« les requérants »), M. Gian Paolo Fabris (« le requérant ») et Mme Carmela Parziale (« la requérante »), ont saisi la Cour le 12 juin 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me A. Gamberini, avocat exerçant à Bologne, tandis que la requérante a été représentée par Me A. Forza, avocat exerçant à Venise. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son ancien agent, Mme E. Spatafora, et par son ancien coagent, Mme G. Civinini.
3. Les requérants dénonçaient un manquement des autorités à leurs obligations de protéger la vie de leur proche et de mener une enquête effective à cet égard.
4. Le 23 mai 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1940 et en 1963 et résident à Abano Terme. Ils sont respectivement un oncle paternel et une cousine du côté maternel de A., né en 1971 et décédé le 30 mai 2005 au cours de sa détention à la prison de Venise.
6. A. faisait usage de drogues et abusait de l’alcool depuis l’âge de seize ans. Il fut incarcéré à cinq reprises entre 1996 et 2005. Lors de son dernier placement en détention, le 29 avril 2004, il était atteint de pathologies liées à sa toxicomanie chronique, notamment d’une cirrhose, d’une hépatite C et d’une encéphalopathie. En prison, il suivait une thérapie psychologique et était soumis à un protocole pharmacologique de désintoxication. En outre, il était soigné pour ses pathologies hépatiques.
7. Le dossier médical de la prison décrivait A. comme « un individu ayant l’attitude mentale typique d’un toxicomane qui cherche, dès qu’il en a la possibilité, à faire usage de substances lui permettant d’atteindre un état second » sans pourtant manifester de tendances suicidaires.
8. Le 11 mars 2005, A. fut soigné en état d’ébriété après avoir ingéré de l’alcool dénaturé utilisé pour nettoyer des plaies au bras qui lui avaient été occasionnées lors d’un accident. Le 18 mars 2005, les agents pénitentiaires retrouvèrent dans sa cellule plusieurs cachets de médicaments psychotropes faisant partie de son traitement de désintoxication. Ces derniers furent saisis, et une adaptation du protocole d’administration du traitement, consistant à ne plus confier les cachets au détenu, eut lieu. Enfin, il ressort du dossier médical que A. refusait souvent de se soumettre aux traitements préconisés par les médecins pour soigner la cirrhose dont il souffrait.
9. Le 12 mai 2005, A. fut surpris par un agent pénitentiaire en train d’inhaler le gaz contenu dans les cartouches fournies aux détenus pour cuisiner. À la suite de l’établissement d’un rapport par cet agent, il fut déféré devant la commission de discipline de la prison. L’intéressé justifia les faits en affirmant que, son bras étant plâtré, il avait essayé d’ouvrir la cartouche de gaz avec la bouche. Le 19 mai 2005, la commission de discipline considéra comme crédible la version du détenu et mit fin à la procédure disciplinaire en recommandant à l’intéressé d’utiliser les cartouches de gaz avec prudence. Dans ses conclusions, la commission de discipline prit acte du fait que le médecin de la prison, qui avait examiné A. aussitôt après les faits, n’avait pas constaté de signes évidents d’intoxication au gaz.
10. Le 30 mai 2005, A. fut retrouvé mort dans sa cellule par S.R., un codétenu affecté au nettoyage des cellules et à la distribution des repas. Selon le rapport établi par les autorités pénitentiaires, les médecins relevèrent, lors de la tentative de réanimation, qu’une odeur de gaz régnait dans la pièce et provenait de la bouche du patient, et une cartouche de gaz vide fut retrouvée au sol à proximité du corps.
11. Des agents de la police pénitentiaire intervinrent sur les lieux et constatèrent le décès. Ils inspectèrent la cellule de la victime, saisirent la cartouche de gaz et auditionnèrent S.R. ainsi que les médecins qui avaient tenté de secourir A. Le procureur de la République ouvrit une enquête le jour même et ordonna la réalisation d’une expertise médicolégale sur le corps de A. Les requérants ainsi que d’autres membres de la famille de la victime furent invités à désigner un expert pour le cas où ils auraient souhaité pouvoir prendre part à l’autopsie.
12. Le 1er juin 2005, l’autopsie fut exécutée en la présence d’un expert désigné par les requérants.
13. Le 23 décembre 2005, les experts déposèrent leur rapport d’expertise, selon lequel le décès avait été causé par une insuffisance cardiorespiratoire aiguë. Ayant relevé que certaines blessures au niveau du front et de la main gauche de A. étaient compatibles avec une électrocution, ils indiquaient, dans leur rapport, que l’insuffisance cardiorespiratoire à l’origine du décès avait été provoquée par l’action de l’énergie électrique. Ils précisaient que l’électrocution pouvait avoir été provoquée par un tiers à l’aide d’un appareil de dissuasion à impulsion électrique. Par ailleurs, ils ajoutaient que, eu égard aux informations concernant le profil et le comportement de la victime, il ne pouvait pas être exclu que celle-ci eût volontairement inhalé une substance gazeuse ayant entraîné le décès, même si les bilans sanguins effectués n’avaient pas permis d’établir avec certitude une telle circonstance.
14. Le 28 décembre 2005, le juge des investigations préliminaires, compte tenu des conclusions de l’expertise, ouvrit une procédure pénale contre X pour mort résultant de la commission d’un autre délit (« morte come conseguenza di un altro delitto ») au sens de l’article 586 du code pénal. Les requérants ainsi que d’autres membres de la famille de la victime furent invités à participer à la procédure en tant que parties lésées.
15. Le 11 mars 2006, les requérants déposèrent devant le parquet un mémoire par lequel ils soutenaient que A. était décédé des suites de l’action de l’un des agents pénitentiaires en charge de sa surveillance.
16. Le 11 mai 2006, le parquet auditionna S.R. Ce dernier affirma avoir fourni à la victime une nouvelle cartouche de gaz quelques minutes avant le décès. Il ajouta avoir prévenu A. des risques d’intoxication, « connaissant son habitude à inhaler le gaz des cartouches ».
17. Le 30 juin 2006, le parquet demanda et obtint la prorogation du délai de six mois imparti pour clore l’enquête.
18. Le 13 juillet 2006, il ordonna une deuxième expertise médicolégale visant à la vérification de la compatibilité des lésions observées sur le corps de A. avec l’action de l’énergie électrique et, le cas échéant, à la détermination de la source d’électricité concernée ainsi que du lien de causalité entre une électrocution et le décès.
19. L’expert déposa son rapport le 11 septembre 2007. Il y indiquait tout d’abord que, contrairement à ce que le premier rapport d’expertise avait conclu, les lésions observées sur le corps de la victime n’étaient pas compatibles avec une électrocution. Il relevait en outre que A. était atteint d’une grave fibrose myocardique, corrélée à sa dépendance à l’alcool et aux drogues, qui était restée latente jusqu’au décès. Il estimait que A. avait probablement été victime d’une arythmie aiguë causée par les effets du gaz, laquelle avait provoqué le décès en raison de la gravité des pathologies cardiaques préexistantes.
20. À différentes dates, en l’occurrence les 27 septembre 2006, 17 juillet 2007 et 12 janvier 2009, les requérants demandèrent, sans succès, à avoir accès au dossier du parquet et à être informés des développements de l’enquête.
21. Le 24 mars 2009, le parquet demanda le classement sans suite de la procédure. Selon le parquet, étant donné que la dernière expertise avait exclu que le décès était dû à une électrocution, l’existence d’un lien de causalité entre la mort et le comportement d’un tiers, qui avait justifié l’ouverture de l’enquête, n’était plus envisageable. Toujours selon le parquet, les investigations avaient permis de conclure que le décès avait été causé par l’inhalation volontaire par le proche des requérants du gaz régulièrement fourni par la prison aux détenus, soit une conduite imprévisible de la victime, qui ne relevait pas de la responsabilité des autorités.
22. Les requérants s’opposèrent au classement des poursuites. Une audience se tint le 30 septembre 2009. Par une décision du 1er octobre 2009, le juge des investigations préliminaires de Venise rejeta la demande de classement du parquet. Selon lui, s’il était vrai que l’hypothèse du décès causé par des tiers à l’aide d’un appareil de dissuasion devait être exclue, la mort de A. ayant été probablement déterminée par l’inhalation de gaz, il n’en restait pas moins qu’il fallait vérifier si des responsabilités existaient notamment quant aux modalités de fourniture des cartouches de gaz à la victime. Le juge renvoya par conséquent le dossier au parquet afin que celui-ci procédât aux vérifications nécessaires dans un délai de trois mois.
23. Les requérants déposèrent des mémoires le 14 octobre 2009, le 2 mars 2010 et le 9 avril 2010.
24. Le 19 mai 2010, le parquet inscrivit le nom du directeur de la prison de Venise, celui du responsable médical de l’établissement et celui du directeur des services pénitentiaires dans le registre des personnes suspectées d’avoir causé la mort de A. Les faits furent qualifiés d’homicide involontaire au sens de l’article 589 du code pénal.
25. Le parquet interrogea les prévenus, dont le directeur des services pénitentiaires de la prison de Venise le 24 mai 2010.
26. Les 22 février 2011 et 14 mai 2012, les requérants sollicitèrent la clôture des investigations préliminaires et le renvoi des suspects devant un juge.
27. Le 25 juillet 2012, le parquet demanda à nouveau le classement sans suite de la procédure. Il indiqua tout d’abord que les expertises n’avaient pas permis d’établir avec certitude que le décès avait été causé par l’inhalation du gaz. Il indiqua en outre qu’il ressortait des investigations que la consommation des cartouches de gaz par A. était comparable à celle des autres détenus de la prison, soit en moyenne deux cartouches entre deux commandes. Il ajouta que ladite consommation n’avait pas augmenté dans les jours ayant précédé le décès, un dernier achat, de trois cartouches, ayant été effectué le 16 mai 2005, soit quatorze jours avant les faits.
28. Le 21 septembre 2012, les requérants s’opposèrent au classement de la procédure. Le juge des investigations préliminaires fixa une audience au 29 novembre 2012. Le 10 octobre 2012, les requérants demandèrent à ce que l’audience fût avancée en raison de la prescription imminente des faits. Le juge rejeta cette demande au motif que l’avis de fixation de l’audience avait déjà été notifié aux parties.
29. Par une décision du 6 décembre 2012, le juge des investigations préliminaires classa la procédure sans suite au motif que les faits étaient prescrits depuis le 30 novembre 2012. Le juge releva tout d’abord que la prescription des faits le dispensait de procéder à un traitement plus approfondi de l’affaire. Cela étant, il indiqua que l’enquête diligentée avait permis de conclure que le décès de A. avait été causé par l’inhalation volontaire du gaz fourni par la prison. Il précisa qu’il était toutefois difficile d’envisager une responsabilité des prévenus, lesquels auraient pu le cas échéant empêcher la victime d’avoir accès aux cartouches de gaz seulement en présence de signalements précis et corroborés, qui n’existaient pas en l’espèce.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
30. L’article 2043 du code civil est ainsi libellé :
« Tout fait illicite qui cause à autrui un dommage oblige celui qui l’a commis à le réparer. »
31. L’article 185 du code pénal est ainsi libellé :
« Tout délit ayant causé un dommage patrimonial ou non patrimonial oblige l’auteur du délit, ainsi que les personnes qui sont responsables pour les actions de celui-ci selon les lois civiles, à le réparer. »
32. Aux termes de l’article 79 du code de procédure pénale (CPP), la partie lésée peut se constituer partie civile à compter de l’audience préliminaire, à savoir l’audience pendant laquelle le juge est appelé à décider si l’accusé doit être renvoyé en jugement. Avant cette audience, ou dans les cas où celle-ci n’a pas lieu pour cause de classement de l’affaire à un stade antérieur, la partie lésée peut exercer certaines facultés (article 90 du CPP).
33. L’article 2947 du code civil (le « CC »), dans ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« 1. Le droit au dédommagement en conséquence d’un fait illicite est prescrit cinq ans après le jour où le fait s’est produit.
(...)
3. Si le fait est considéré par la loi comme étant une infraction pénale et si pour l’infraction pénale le délai de prescription est plus long, ce délai s’applique aussi à l’action civile (...) »
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
34. Les requérants allèguent que les autorités pénitentiaires n’ont pas adéquatement protégé le droit à la vie de leur proche et ont failli à mener une enquête effective à cet égard. Ils se plaignent d’une violation de l’article 2 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi ».
A. Sur la recevabilité
1. Sur le défaut de qualité de victime de la requérante
35. Le Gouvernement excipe tout d’abord d’un défaut de qualité de victime de la requérante, dont la réalité du lien affectif avec A. n’aurait pas été prouvée. Il indique que celle-ci ne figure même pas dans la liste des personnes rendant régulièrement visite à A. en prison, contrairement au requérant et à d’autres membres de la famille. En outre, il avance que le droit italien ne considère pas les cousins comme étant des « parents proches ».
36. Les deux requérants font valoir qu’ils sont des membres de la famille proche de A., orphelin de ses deux parents depuis 1993. Ils affirment s’être toujours occupés de leur neveu et cousin de son vivant, et également après son décès, en prenant notamment part à la procédure engagée par les autorités afin d’élucider les circonstances de sa mort.
37. La Cour rappelle que dans les affaires soulevant des questions sous l’angle de l’article 2 de la Convention, une personne ayant l’intérêt légitime requis en tant que proche du défunt peut se déclarer requérant à part entière, c’est là une situation particulière régie par la nature de la violation alléguée et des considérations liées à l’application effective de l’une des dispositions les plus fondamentales du système de la Convention (Fairfield et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 24790/04, CEDH 2005‑VI et Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 111, CEDH 2009).
38. Ainsi, les organes de la Convention ont toujours et de manière inconditionnelle considéré qu’un parent, un frère, une sœur, un neveu ou une nièce d’une personne dont il est allégué que le décès engage la responsabilité de l’État défendeur peuvent se prétendre victimes d’une violation de l’article 2 de la Convention, même lorsque des parents plus proches, tels les propres enfants du défunt, n’ont pas soumis de requête (Velikova c. Bulgarie (déc.), no 41488/98, CEDH 1999‑V (extraits), et Yurtsever et autres c. Turquie, no 22965/10, § 49, 8 juillet 2014). En revanche, la qualité de victime d’un cousin n’est pas reconnue de manière automatique par la Cour. S’il est vrai que celle-ci a accepté des requêtes introduites par des cousins soulevant des griefs liés au décès de leur proche (voir, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, §§ 186-189, 30 mars 2016 ; Van Melle et autres c. Pays-Bas (déc.), no 19221/08, 29 septembre 2009 ; Arapkhanovy c. Russie, no 2215/05 §§ 7 et 107, 3 octobre 2013), la Cour a déjà affirmé qu’un lien de parenté au quatrième degré ne justifie pas en soi la reconnaissance de la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention (Belkıza Kaya et autres c. Turquie, nos 33420/96 et 36206/97, § 46, 22 novembre 2005).
39. En l’espèce, la Cour observe que le seul élément mis en avant par la requérante à l’appui de sa proximité avec A. – outre son lien de parenté - est la reconnaissance, de la part des autorités italiennes, de la qualité de partie lésée dans la procédure pénale concernant le décès. Cependant, les conditions régissant les requêtes individuelles introduites au titre de la Convention ne coïncident pas nécessairement avec les critères nationaux relatifs au locus standi, les règles internes en la matière pouvant servir des fins différentes de celles de l’article 34 de la Convention. S’il y a parfois analogie entre les buts respectifs, il n’en va pas forcément toujours ainsi. De fait, le but sous-jacent au mécanisme de la Convention est de fournir une garantie effective et pratique aux personnes touchées par des violations de droits fondamentaux (Velikova, décision précitée, et Malhous c. République tchèque (déc.), no 33071/96, CEDH 2000-XII).
40. Compte tenu de l’absence d’indications montrant dans le chef de la requérante un intérêt légitime en tant que proche, et ayant à l’esprit que le requérant demeure partie à la procédure devant elle, la Cour estime qu’il y a lieu d’accueillir l’exception du Gouvernement et de conclure que la requérante, Mme Parziale ne peut se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention.
41. Dès lors, la Cour se réfèrera exclusivement au requérant dans la suite du présent arrêt.
2. Sur l’épuisement des voies de recours internes
42. Le Gouvernement allègue que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes, au motif qu’il n’a pas saisi le juge civil d’un recours en dommages-intérêts au sens de l’article 2043 du code civil.
43. Le Gouvernement considère que, dès lors qu’il n’y a pas eu constitution de partie civile dans le cadre de la procédure pénale, l’intéressé aurait pu intenter un recours devant le tribunal civil. Il indique que, selon les règles de droit interne, le délai de prescription de l’action civile était en l’espèce de six ans, soit le même délai que celui établi pour la prescription du délit (paragraphe 33 ci-dessus). Par conséquent, le requérant aurait eu le loisir de saisir le juge civil à tout moment, avant le 29 mai 2011, dans le but de faire la lumière sur le décès de son neveu et d’obtenir un éventuel dédommagement.
44. Le Gouvernement soutient que, devant le juge civil, le requérant aurait pu utiliser les éléments recueillis pendant l’enquête pénale. Il estime qu’une action en dommage-intérêts dirigée contre l’administration pénitentiaire aurait constitué un remède accessible et effectif. Il se réfère en particulier à une décision rendue par le tribunal de Milan en 2008, confirmée par la cour d’appel de Milan en 2012, portant condamnation du ministère de la Justice à dédommager les parents d’un détenu décédé dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire. Le Gouvernement produit également un jugement du 29 juin 2017 par lequel le tribunal de Milan a statué, bien qu’en la rejetant quant à son bien-fondé, sur la demande de dédommagement introduite par les membres de la famille d’un détenu décédé des suites d’une inhalation volontaire de gaz.
45. Selon le Gouvernement, le requérant a renoncé à son droit à obtenir au niveau national un redressement pour la violation alléguée devant la Cour.
46. Le requérant réplique que le Gouvernement a tort de considérer qu’il n’a pas donné aux juridictions internes l’opportunité de constater et de redresser la violation de l’article 2 de la Convention. Il soutient avoir utilisé la voie de recours la plus effective non seulement pour obtenir un dédommagement, mais avant tout pour faire rechercher le ou les responsables de la mort de son neveu. Il estime que les pouvoirs d’enquête des autorités pénales sont beaucoup plus importants que ceux mis à la disposition d’une partie privée, à laquelle, d’ailleurs, la charge de la preuve incomberait dans le procès civil.
47. En outre, le requérant indique que la constitution de partie civile dans une procédure pénale représente, selon la jurisprudence de la Cour, la voie privilégiée pour dénoncer le décès d’un détenu dans des conditions suspectes. Or, à ses dires, s’il n’a pas eu la possibilité de se constituer partie civile dans la procédure, il a tout de même participé à l’enquête et utilisé activement tous les pouvoirs qui lui étaient offerts en tant que partie lésée.
48. Enfin, le requérant considère que le Gouvernement n’a pas suffisamment prouvé qu’un recours en dommage-intérêts aurait été effectif dans son cas, puisque, selon lui, les deux seules décisions citées à titre d’exemples par le gouvernement défendeur sont très éloignées dans le temps et ont été prononcées par le tribunal de Milan et par la cour d’appel de la même ville, soit seulement l’une des vingt-six cours d’appel italiennes. De plus, il argue que la prescription de l’action pénale a déterminé également la prescription de l’action civile, dès lors qu’il lui aurait été impossible de saisir le juge civil une fois la procédure pénale ayant été classée sans suite.
49. D’emblée, la Cour rappelle que, pour déterminer si une procédure interne constitue, aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention, un recours effectif que les requérants doivent exercer, il faut prendre en considération un certain nombre de facteurs, parmi lesquels le grief du requérant, la portée des obligations que fait peser sur l’État la disposition de la Convention en cause, les recours disponibles dans l’État défendeur et les circonstances particulières de l’affaire (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 134, 19 décembre 2017). Si un requérant a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante, il ne peut se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser une autre qui était disponible mais dont le but était pratiquement le même (voir, parmi d’autres, O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 109, CEDH 2014 (extraits)).
50. La Cour rappelle aussi que – même si la Convention ne garantit pas en soi un droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers – dans certaines circonstances exceptionnelles il peut être nécessaire aux fins de l’article 2 qu’une enquête pénale effective soit menée, même en cas d’atteinte involontaire au droit à la vie ou à l’intégrité physique (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 160, 25 juin 2019).
51. En outre, il y a lieu de rappeler que, dans tous les cas où un détenu décède dans des conditions suspectes et où la cause de ce décès est susceptible d’être rattachée à une action ou une omission d’agents ou de services publics, les autorités ont l’obligation de mener d’office une « enquête officielle et effective » de nature à permettre d’établir la cause de la mort et, le cas échéant, d’identifier les éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir à leur punition. La Cour a par ailleurs affirmé que, lorsqu’un tel mécanisme existe, la constitution de partie civile devant les juridictions d’instruction ou les juridictions répressives est une voie logique et effective pour dénoncer de tels faits. La constitution de partie civile s’insère en effet pleinement dans la logique de l’obligation procédurale spécifique que les articles 2 et 3 de la Convention mettent à la charge des États, et elle permet aux victimes de faits constitutifs d’un crime ou d’un délit d’augmenter leurs chances d’obtenir réparation des préjudices qui leur ont été causés (De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, §§ 57, 60 et 61, 6 décembre 2011, Semache c. France, no 36083/16, §§ 51-57, 21 juin 2018, et Tekın et Arslan c. Belgique, no 37795/13, §§ 68-71, 5 septembre 2017).
52. Se tournant vers la présente affaire, la Cour observe tout d’abord que le requérant n’allègue pas, et que rien dans le dossier n’indique, que le décès de son neveu a été provoqué intentionnellement par des agents de l’État ou par le recours illégal à la force, l’intéressé se plaignant plutôt d’un manque de diligence des autorités pénitentiaires et d’une absence de mesures préventives aptes à protéger la vie de A.
53. La Cour observe ensuite, avec le Gouvernement, que le droit national offre la possibilité d’obtenir un dédommagement pour des faits imputables aux agents de l’État tant par la constitution de partie civile dans une enquête pénale que par le biais d’un recours en dommages-intérêts devant le juge civil. Le Gouvernement considère que le requérant, qui ne s’est pas constitué partie civile dans la procédure pénale, aurait dû introduire, sans attendre l’issue de l’enquête, une action en dommages‑intérêts devant le juge judiciaire, lequel aurait pu établir la cause du décès de A. et, le cas échéant, accorder un redressement approprié.
54. La Cour note que, en l’occurrence, le requérant a choisi de participer en sa qualité de partie lésée à la procédure pénale qui avait été engagée d’office par les autorités afin d’élucider les circonstances du décès de A. S’il est vrai que le requérant ne s’est pas constitué partie civile dans ladite procédure, cela est dû au fait que, en droit italien, la partie lésée ne peut se constituer partie civile qu’à partir de l’audience préliminaire (paragraphe 32 ci-dessus). Or l’audience préliminaire n’a pas eu lieu en l’espèce car les poursuites ont été classées au stade des investigations préliminaires en raison de la prescription de l’infraction.
55. Cela étant, la Cour observe que tout au long de la procédure pénale, qui s’est étalée sur presque sept ans, le requérant n’a pas cessé de se prévaloir de ses droits en tant que partie lésée pour faire accélérer la procédure et obtenir le renvoi en jugement des prévenus (paragraphes 19, 22, 25 et 27 ci‑dessus). Dès lors, la non-constitution de partie civile en raison du classement de l’affaire pour cause de prescription des faits ne saurait être mise à la charge du requérant dans les circonstances de l’espèce et interprétée comme une renonciation de la part de l’intéressé à faire valoir ses droits de victime.
56. Quant à la thèse selon laquelle le requérant aurait dû intenter une action distincte au civil pour satisfaire à l’exigence du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour note d’emblée que selon le Gouvernement le remède civil était accessible au requérant jusqu’au 29 mai 2011 (paragraphe 43 ci-dessus). Il s’ensuit que, lors de la clôture de la procédure pénale en décembre 2012, le délai pour l’introduction d’une action en dommage-intérêts était expiré depuis plusieurs mois, si bien qu’une telle voie de recours ne s’offrait plus au requérant une fois écartée l’existence d’infractions pénales (voir, a contrario, Benmouna et autres c. France (déc.), no 51097/13, §§ 48 et 52, et, mutatis mutandis, Dumpe c. Lettonie (déc.), no 71506/13, CEDH 16 octobre 2018)
57. La Cour considère qu’il aurait été déraisonnable de s’attendre à ce que le requérant anticipât l’issue défavorable de la procédure pénale et saisît le juge civil dans le délai imparti à cet effet. Elle note par ailleurs que, jusqu’à son classement pour cause de prescription, la procédure pénale n’était pas manifestement vouée à l’échec, étant donné qu’elle a abouti à une première décision du juge des investigations préliminaires portant rejet de la demande de classement du parquet et ordre de mener d’autres investigations dans le but d’élucider les faits et de vérifier l’existence de responsabilités pénales. De plus, le choix de la voie pénale pouvait être jugé préférable pour le requérant puisque l’obligation de recueillir des éléments de preuve revenait aux autorités d’enquête, celles-ci disposant pour ce faire de moyens bien plus efficaces que ceux accessibles à un individu en tant que partie privée (De Donder et De Clippel, précité, § 61, Elena Cojocaru c. Roumanie, no 74114/12, § 122, 22 mars 2016, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 176).
58. La Cour ne voit pas pour quel motif il y aurait lieu de considérer que le requérant a agi de manière inappropriée lorsqu’il a choisi de prendre part à la procédure pénale et elle estime que l’intéressé n’avait pas de raisons de renoncer à cette possibilité pour tenter la voie civile. À cet égard, il convient également de rappeler que, si une personne a plusieurs recours internes à sa disposition, elle est en droit, aux fins de l’épuisement des voies de recours internes, d’en choisir un susceptible d’aboutir au redressement de son grief principal. En d’autres termes, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III, Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 58, CEDH 2009, et Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 50, 2 novembre 2010).
59. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’on ne saurait reprocher au requérant de ne pas avoir donné aux autorités la possibilité de mener une enquête visant à l’identification des responsables de la mort de son proche et de s’acquitter ainsi de l’obligation qui est la leur au sens de l’article 2 de la Convention.
60. Elle conclut que, dans les circonstances de l’espèce, le requérant n’était pas obligé, aux fins de l’épuisement des voies de recours internes, d’exercer le recours civil évoqué par le Gouvernement et que l’exception soulevée par celui-ci est dépourvue de fondement à cet égard. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Observations des parties
61. Le requérant allègue que l’État italien a omis de protéger la vie de son neveu. Il expose que ce dernier était une personne vulnérable compte tenu de ses conditions physique et psychologique et qu’il aurait dû faire l’objet de précautions particulières de la part des autorités pénitentiaires.
62. Le requérant soutient que les conséquences néfastes des agissements de A. ne peuvent pas être qualifiées d’imprévisibles, compte tenu notamment de l’histoire personnelle de la victime et de son comportement lié à sa toxicomanie, sans nul doute connue des autorités. Il se réfère à cet égard aux épisodes des 11 et 18 mars 2005, ainsi qu’à l’incident du 12 mai 2005, qui selon lui témoignent des troubles du comportement dont souffrait son neveu. Le requérant considère que les évènements en cause constituent des précédents significatifs qui auraient dû amener les autorités à prendre des mesures de précaution. Il ajoute que, quoi qu’il en soit, ces faits constituent la preuve que les autorités étaient au courant des agissements dangereux de la victime à l’intérieur de la prison.
63. Le requérant soutient en outre que le décès de A. aurait pu être évité par l’adoption de mesures de prévention adéquates. Il déplore que son neveu ait pu acquérir sans restriction un nombre important de cartouches de gaz malgré son profil et son état de santé, alors qu’en 2009 la prison de Venise aurait décidé de préserver la sécurité d’un détenu, précédemment surpris en train d’inhaler du gaz, par la mise en place d’un protocole limitant l’accès aux cartouches. Pour le requérant, cela prouve que des mesures individualisées et spécifiques auraient pu être envisagées en l’espèce.
64. Le requérant soutient également que l’enquête n’a pas été effective dès lors qu’elle s’est soldée par un classement en raison de la prescription des faits. Il considère comme inacceptable la durée de la phase des investigations préliminaires dans cette affaire et il dénonce une réticence des autorités compétentes, notamment du parquet, à agir promptement en dépit de ses nombreuses sollicitations visant à l’accélération de la procédure.
65. Le requérant indique que presque deux ans se sont écoulés entre le dépôt du dernier rapport d’expertise et la première demande de classement du parquet. Il dit aussi que, après le rejet de cette demande par le juge des investigations préliminaires le 1er octobre 2009, le parquet n’a procédé à aucun acte d’enquête significatif, si ce n’est à l’audition du directeur des services pénitentiaires de la prison le 24 mai 2010, jusqu’à sa nouvelle demande de classement de la procédure le 25 juillet 2012.
66. Le requérant plaide que le juge des investigations préliminaires n’a pu que constater l’imminente prescription des faits et l’inutilité de mener des investigations supplémentaires. Or cela serait incompatible avec les obligations de célérité, diligence et effectivité prescrites par l’article 2 de la Convention.
67. Le Gouvernement expose que l’autopsie et les expertises conduites pendant l’enquête pénale en la présence d’un expert désigné par le requérant n’ont pas permis d’établir avec certitude la cause de la mort de A. Il ajoute que ce n’est qu’après avoir effectué des examens sur le corps de la victime, et avoir ainsi exclu l’hypothèse de l’électrocution causée par des tiers, que les experts ont pris en considération le fait que l’inhalation de gaz avait pu être à l’origine du décès en raison de la pathologie cardiaque dont souffrait la victime. Il précise que les experts n’ont toutefois pas pu établir avec certitude que l’inhalation de gaz avait été déterminante, la cause de l’arrêt cardiaque de A. n’ayant pas pu être identifiée.
68. Le Gouvernement affirme par ailleurs qu’aucun élément ne pouvait amener les autorités pénitentiaires à penser que la vie de A. était en danger. Selon le Gouvernement, l’épisode du 12 mai 2005 n’avait pas une signification univoque si l’on songe aux explications fournies par A. aux autorités pénitentiaires et jugées crédibles par celles-ci. Quoi qu’il en soit, pour le Gouvernement, il n’y avait aucune raison sérieuse commandant aux autorités d’adopter des restrictions dans la distribution de cartouches de gaz, lesquelles restrictions auraient d’ailleurs également eu un impact sur les codétenus de A.
69. Le Gouvernement plaide en outre que la consommation de cartouches de gaz par la victime n’était pas déraisonnable par rapport à la consommation moyenne des autres détenus de la prison et qu’elle pouvait être justifiée compte tenu de la quantité de nourriture cuisinée par le proche du requérant. Selon le Gouvernement, les investigations ont permis tout au plus d’établir que la victime ne prenait pas soin de sa santé et qu’elle avait une tendance à s’intoxiquer, typique des personnes toxicomanes. En revanche, les autorités pénitentiaires n’auraient pas fait montre d’une quelconque négligence et ne seraient donc pas responsables du décès, puisqu’elles auraient toujours pris en charge le suivi médical et psychothérapique des pathologies de A., y compris sa toxicomanie et sa dépendance à des substances addictives.
70. Concernant les précautions mises en place par la prison de Venise en 2009 afin de préserver l’intégrité physique d’un autre détenu, le Gouvernement indique tout d’abord que ledit détenu avait été surpris à deux reprises en train d’inhaler du gaz et qu’il avait reconnu les faits, contrairement à A. En outre, selon le gouvernement défendeur, en 2009, la prison avait acquis une expérience concernant les risques découlant de l’inhalation de gaz qu’elle n’avait pas en 2005, lors du décès du neveu du requérant.
71. S’agissant du volet procédural de l’article 2 de la Convention, le Gouvernement soutient qu’il y a eu en l’espèce une enquête effective. Les autorités d’enquête auraient été immédiatement saisies, et l’autopsie aurait été aussitôt effectuée sur le corps de la victime, de même que deux expertises techniques visant à l’établissement de la cause du décès. En outre, de nombreux témoins auraient été entendus. Le Gouvernement considère que les autorités ont accompli toutes les vérifications nécessaires à l’enquête avec célérité et diligence.
72. Le Gouvernement estime par ailleurs que la prescription des faits n’a pas résulté d’une quelconque inaction des enquêteurs, ceux-ci ayant terminé leurs investigations en 2010, et donc dans un délai raisonnable, mais d’un choix du parquet de traiter en priorité des affaires suffisamment étayées par des éléments de preuve. Il ajoute que, en l’occurrence, le parquet était arrivé à la conclusion que les éléments probatoires recueillis ne permettaient pas de soutenir l’accusation dans le procès. Ainsi, d’après le Gouvernement, la procédure pénale n’a pas été poursuivie, non pas à cause de la prescription des faits, mais en raison de l’absence de preuves.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’obligation positive de protéger la vie
i. Principes généraux
73. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. La Cour a donc pour tâche de déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, l’État a pris toutes les mesures requises pour empêcher que la vie de A. ne soit inutilement mise en danger (voir, par exemple, L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, et Renolde c. France, no 5608/05, § 80, CEDH 2008 (extraits)).
74. La Cour rappelle également que l’article 2 de la Convention peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998-VIII, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 68, CEDH 2002-VIII, et Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 89, CEDH 2001-III).
75. Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, sans perdre de vue les difficultés qu’ont les forces de l’ordre à exercer leurs fonctions dans les sociétés contemporaines, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Tanribilir, précité, §§ 70-71, Keenan, précité, § 90, et Taïs c. France, no 39922/03, § 97, 1er juin 2006).
76. Cela étant, dans plusieurs affaires où le risque provenait non pas d’actes criminels accomplis par des tiers mais d’actes d’auto-agression commis par un détenu, la Cour a conclu qu’une obligation positive pesait sur les autorités dès lors qu’elles savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel et immédiat de voir la personne attenter à ses jours. Dans les affaires où elle a établi que les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance de ce risque, elle a ensuite examiné si celles-ci avaient fait tout ce qu’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour le prévenir (Keenan, précité, § 93, CEDH 2001‑III et Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 110, 31 janvier 2019). Ainsi, la Cour détermine, en prenant en compte l’ensemble des circonstances d’une affaire donnée, si le risque en question était à la fois réel et immédiat.
77. En outre, la Cour rappelle que les détenus sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Keenan, précité, § 91, Younger c. Royaume-Uni (déc.), no 57420/00, CEDH 2003-I, Troubnikov c. Russie, no 49790/99, § 68, 5 juillet 2005, et Renolde, précité, § 83). De même, les autorités pénitentiaires doivent s’acquitter de leurs tâches de manière compatible avec les droits et libertés de l’individu concerné. Des mesures et précautions générales peuvent être prises afin de diminuer les risques d’automutilation sans empiéter sur l’autonomie individuelle (voir, mutatis mutandis, Mitić c. Serbie, no 31963/08, § 47, 22 janvier 2013). La Cour a reconnu que des mesures excessivement restrictives pouvaient soulever des problèmes au regard des articles 3, 5 et 8 de la Convention (Hiller c. Autriche, no 1967/14, § 55, 22 novembre 2016). Quant à savoir s’il faut prendre des mesures plus strictes à l’égard d’un détenu et s’il est raisonnable de les appliquer, cela dépend des circonstances de l’affaire (Keenan, précité, § 92, Younger, décision précitée, et Troubnikov, précité, § 70). Enfin, la Cour réaffirme qu’il faut, dans le cas des malades mentaux, tenir compte de leur particulière vulnérabilité (Keenan, précité, § 111, et Rivière c. France, no 33834/03, § 63, 11 juillet 2006). Lorsque les autorités décident de placer et de maintenir en détention une personne atteinte d’une maladie mentale, elles doivent veiller avec une rigueur particulière à ce que les conditions de sa détention répondent aux besoins spécifiques découlant de sa maladie (Fernandes de Oliveira, précité, § 113). S’agissant des risques de suicide en particulier, toujours dans le contexte d’une personne privée de liberté, la Cour a par ailleurs précédemment pris en compte divers facteurs afin d’établir l’étendue de l’obligation positive des autorités de prendre des mesures préventives adéquates (voir, à cet égard, Fernandes de Oliveira, précité, § 115).
ii. Application au cas d’espèce
78. La Cour rappelle tout d’abord que rien dans le dossier n’indique – ni n’est d’ailleurs suggéré en ce sens par le requérant – que le décès de A. a été provoqué intentionnellement par des tiers. En l’occurrence, la question se pose plutôt de savoir si les autorités ont failli à leur obligation positive de protéger la vie du neveu du requérant compte tenu de sa situation personnelle.
79. Ensuite, la Cour observe que celui-ci, comme les autorités nationales l’ont constaté, n’est vraisemblablement pas décédé des suites d’un acte volontaire d’automutilation mais par l’effet de l’utilisation détournée d’une substance dangereuse, dont il était entré en possession de manière régulière. Elle constate par ailleurs que, bien qu’atteint de troubles du comportement liés à son addiction à l’alcool et aux drogues, A. n’avait jamais montré de tendances suicidaires et ne souffrait pas de troubles mentaux graves (voir, mutatis mutandis, Troubnikov, précité, § 73, et, a contrario, Fernandes de Oliveira, précité, § 124, 31 janvier 2019).
80. Bien que la victime ne se trouvât pas dans une situation de vulnérabilité particulière en raison de son état mental, il n’en reste pas moins, aux yeux de la Cour, que sa toxicomanie chronique, associée à des troubles du comportement liés à la consommation de substances addictives et à son état de santé fragile, faisait d’elle un sujet particulièrement vulnérable, pouvant demander de ce fait une surveillance accrue par rapport aux autres détenus. La Cour considère en effet que le danger découlant de la tendance pathologique à abuser de substances addictives toxiques et potentiellement létales, tel le gaz, peut être comparable, dans certaines circonstances, au risque d’automutilation et de suicide.
81. La Cour doit donc rechercher si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel et immédiat de voir A. mettre son intégrité physique en danger et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (Keenan, précité, § 93).
82. En l’occurrence, la Cour constate que les autorités pénitentiaires connaissaient la situation de A. et sa tendance pathologique à l’addiction, en raison de ses nombreuses incarcérations. À cet égard, il y a lieu de noter que le dossier médical de la prison de Venise décrivait A. comme étant en besoin constant de substances psychoactives, malgré le traitement de désintoxication qui lui était administré. Il y a aussi lieu de relever que le comportement dangereux de la victime, lié à la consommation de substances addictives, avait été sanctionné par les autorités pénitentiaires à maintes reprises (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).
83. Cela étant, la Cour observe que le neveu du requérant était l’objet d’un suivi constant de la part des médecins de la prison de Venise. Ceux-ci, dès le début de la détention, avaient mis en place des traitements de désintoxication à la fois pharmacologique et psychologique. Des traitements médicamenteux étaient de plus administrés à A. dans le but de soigner les pathologies dont celui-ci était atteint.
84. Concernant en particulier la fibrose myocardique qui avait vraisemblablement entraîné l’arrêt cardiaque de A., celle-ci avait été diagnostiquée pour la première fois lors de l’expertise du 11 septembre 2007, et était donc inconnue des autorités avant le décès. On ne saurait donc considérer que ces dernières disposaient d’éléments pouvant les amener à croire que A. courait, par rapport à tout autre détenu toxicomane, un risque potentiellement plus élevé de subir des conséquences mortelles de l’usage de drogues et d’autres substances (voir, mutatis mutandis, Marro, décision précitée, §§ 43‑44).
85. Pour ce qui est des précédents comportementaux de la victime, la Cour relève que les autorités pénitentiaires sont intervenues sans tarder dans le but d’élucider les circonstances dans lesquelles avaient eu lieu les épisodes des 18 mars et 12 mai 2005 et qu’elles ont pris des mesures de précaution concernant notamment les modalités d’administration des médicaments (paragraphe 8 ci-dessus). Quant aux faits survenus le 12 mai 2005, à savoir l’inhalation de gaz par A., rapportée par un agent pénitentiaire, la Cour observe que le proche du requérant a immédiatement été pris en charge par un médecin et qu’une enquête a été menée par la commission de discipline de la prison. La Cour ne saurait considérer que les conclusions de la commission de discipline, motivées à la lumière des déclarations de l’intéressé et du rapport établi par le médecin attestant l’absence de signes évidents d’intoxication au gaz, étaient déraisonnables ou injustifiées et que les autorités ont eu tort de ne pas mettre en place des mesures de restriction particulières telles qu’un accès limité aux cartouches de gaz ou la mise en place d’une surveillance renforcée.
86. À cet égard, la Cour rappelle que les autorités doivent s’acquitter de leurs tâches en respectant la dignité et la liberté de l’homme. Ainsi, la Cour a reconnu que des mesures excessivement restrictives et susceptibles d’empiéter sur l’autonomie individuelle de la personne sans justification adéquate peuvent soulever des problèmes au regard des articles 3, 5 et 8 de la Convention (Keenan, précité, § 92, et Fernandes de Oliveira, précité, § 112).
87. En outre, il convient d’observer que A. n’avait montré aucun signe de détresse physique ou mentale dans les jours ayant immédiatement précédé son décès. De plus, sa consommation de cartouches de gaz, qui avait toujours été comparable à celle des autres détenus de la prison, n’avait pas augmenté au cours de cette même période (paragraphe 27 ci-dessus). La Cour en déduit que les autorités n’avaient aucune raison de craindre un risque immédiat de voir le neveu du requérant agir de manière à mettre en péril sa vie ou son intégrité physique.
88. Compte tenu de ce qui précède, et ayant à l’esprit que l’obligation positive incombant à l’État doit être interprétée de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi, d’une part, que les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie de A. et, d’autre part, qu’elles n’ont pas pris les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles.
89. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet substantiel dans les circonstances de l’espèce.
b) Sur l’obligation procédurale de mener une enquête effective
i. Principes généraux
90. La Cour rappelle que, lorsqu’il y a eu mort d’homme dans des circonstances susceptibles d’engager la responsabilité de l’État, l’article 2 de la Convention implique pour celui-ci le devoir d’assurer, par tous les moyens dont il dispose, une réaction adéquate – judiciaire ou autre – pour que le cadre législatif et administratif instauré aux fins de la protection de la vie soit effectivement mis en œuvre et pour que, le cas échéant, les violations du droit en jeu soient réprimées et sanctionnées (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 91, CEDH 2004-XII, et Volk c. Slovénie, no 62120/09, § 97, 13 décembre 2012
91. Dans tous les cas où un détenu décède dans des conditions suspectes et où la cause de ce décès est susceptible d’être rattachée à une action ou à une omission des agents ou des services publics, les autorités ont l’obligation de mener d’office une « enquête officielle et effective » de nature à permettre d’établir la cause de la mort et, le cas échéant, d’identifier les éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir à leur punition ; il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués, de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès survenus sous leur responsabilité (De Donder et De Clippel, précité, §§ 61 et 85 ; voir, également, Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, §§ 106-107, CEDH 2000-III, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 63, CEDH 2000-VII, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 148, CEDH 2001-III, Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, § 114, 4 mai 2001, Shumkova c. Russie, no 9296/06, § 109, 14 février 2012, et Volk, précité, § 98).
92. L’obligation procédurale découlant de l’article 2 exige notamment que l’enquête soit menée à terme avec une célérité raisonnable (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 178, 14 avril 2015 et Troubnikov, précité, § 88). Une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur un décès potentiellement causé par l’action ou l’omission d’agents ou de services publics peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (mutatis mutandis, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 237, 30 mars 2016). Aussi, le simple passage du temps est de nature non seulement à nuire à une enquête, mais aussi à compromettre définitivement ses chances d’aboutissement (mutatis mutandis, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 337, CEDH 2014 (extraits).
ii. Application au cas d’espèce
93. En l’occurrence, la Cour estime que les autorités avaient le devoir de mener une enquête effective sur les circonstances du décès du neveu du requérant. Celui-ci se trouvait, en tant que détenu, sous le contrôle et la responsabilité des autorités pénitentiaires lorsqu’il est décédé dans des circonstances suspectes. L’enquête était nécessaire, d’une part, pour établir la cause de la mort et pour écarter la possibilité d’un accident ou d’un acte criminel et, d’autre part, pour examiner si les autorités étaient d’une quelque manière que ce fût responsables de ne pas avoir empêché un tel acte (voir, mutatis mutandis, Volk, précité, § 99, et Castro et Lavenia c. Italie (déc.), no 46190/13, 31 mai 2016, § 73).
94. La Cour note que le requérant se plaint d’un manque de célérité et d’effectivité de l’enquête, ayant déterminé selon lui le classement des poursuites pour cause de prescription, et, par conséquent, d’une impossibilité à faire poursuivre les responsables du décès de son neveu.
95. La Cour relève que des agents de la police pénitentiaire sont intervenus sur les lieux immédiatement après les faits et ont effectué les premières investigations afin de recueillir tout élément de preuve pertinent. Le jour même, le procureur a ouvert une enquête pénale. L’autopsie sur le corps de la victime a été effectuée le lendemain du décès et a donné lieu à une première expertise médicolégale, dont le rapport a été déposé sept mois plus tard.
96. La Cour relève aussi que, à la lumière des conclusions de cette première expertise, les investigations ont été orientées dans un premier temps vers la thèse de la mort causée par des tiers à la suite de l’utilisation d’un appareil de dissuasion à impulsion électrique, au vu notamment de la présence sur le corps de la victime de blessures compatibles avec une électrocution. Ce n’est qu’à l’issue d’une deuxième expertise ordonnée par le parquet le 13 juillet 2006 que les autorités de poursuite ont opté pour la thèse de l’intoxication au gaz découlant d’un acte volontaire de la victime. Cette thèse était par ailleurs corroborée par les autres éléments recueillis au cours de l’enquête tels que les témoignages de S.R. et des différents représentants de l’administration pénitentiaire, le contenu du dossier médical et du registre pénitentiaire des sanctions disciplinaires. La deuxième partie de l’enquête préliminaire, à compter notamment de la décision du juge des investigations préliminaires du 1er octobre 2009, a dès lors été consacrée à la recherche d’éléments pouvant étayer la thèse de la négligence des représentants de l’administration pénitentiaire.
97. La Cour considère tout d’abord que les conclusions erronées de la première expertise médicolégale concernant la cause du décès ne sauraient entacher l’enquête d’ineffectivité (voir, a contrario, Tanlı c. Turquie, no 26129/95, §§ 150-153, CEDH 2001‑III (extraits)). En effet, celles-ci ne sont pas le résultat de lacunes dans l’organisation et la réalisation de l’autopsie et n’ont pas empêché une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents ainsi que la prise en compte de toutes les pistes d’investigation envisageables. Par ailleurs, le requérant n’indique pas de lacunes manifestes dans l’enquête ni ne semble considérer que les autorités de poursuite ont négligé des éléments essentiels de l’affaire.
98. De plus, la Cour ne perd pas de vue que ladite autopsie s’est déroulée en la présence d’un expert choisi par le requérant, lequel n’a contesté les conclusions des experts désignés par le parquet à aucun moment et a soutenu à son tour, pendant la première phase de l’enquête, la thèse du décès causé par l’action de tiers en s’appuyant sur ces mêmes conclusions (paragraphe 15 ci-dessus).
99. Concernant la célérité de l’enquête, la Cour constate que celle-ci a duré sept ans et sept mois environ. Elle observe ensuite avec le requérant que l’enquête a notamment connu un ralentissement significatif dans sa dernière phase, à savoir entre la décision du juge des investigations préliminaires ordonnant la poursuite des investigations, en date du 1er octobre 2009, et la deuxième demande de classement des poursuites, formulée le 25 juillet 2012, bien que des actes de procédure aient été accomplis pendant cette période par l’autorité d’enquête (voir paragraphes 24 et 25 ci-dessus).
100. Quoi qu’il en soit, eu égard au volume des éléments de preuve recueillis au cours des investigations ainsi qu’à l’activité du parquet et de l’administration pénitentiaire, la Cour estime que ledit ralentissement ne suffit pas à mettre en cause l’effectivité de l’enquête dans son ensemble (a contrario, parmi d’autres, Fernandes de Oliveira, précité, § 139).
101. Quand, en particulier, à l’extinction de l’action publique, la Cour observe que le juge des investigations préliminaires, tout en prononçant le classement des poursuites pour cause de prescription des faits, a indiqué que les investigations menées n’avaient pas permis de mettre en lumière des négligences de la part des autorités pénitentiaires, susceptibles d’engager la responsabilité des prévenus du fait de leurs actions ou omissions. Dès lors, rien ne laisse entendre que la prescription des faits, bien que regrettable, ait empêché de facto l’accomplissement d’actes d’investigation essentiels pour la recherche de la vérité ou ait rendu impossible la condamnation des responsables du décès de A., en violation des exigences procédurales de l’article 2 de la Convention. À cet égard, la Cour rappelle que cette disposition n’implique nullement le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers (Öneryıldız, précité, § 96) ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée (Özel et autres c. Turquie, nos 14350/05, 15245/05 et 16051/05, § 187, 17 novembre 2015, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 185).
102. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités italiennes ont agi avec la diligence requise par le volet procédural de l’article 2 de la Convention. Elle estime également que le requérant a été suffisamment associé à l’enquête, au vue notamment de sa participation à certains actes de la procédure et à la possibilité de s’opposer aux demandes de classement du parquet (paragraphes 12, 14, 15, 22 et 28). En outre, le ralentissement observé au cours de celle-ci ne suffit pas à faire conclure à la responsabilité de l’État défendeur au titre de l’obligation procédurale découlant pour lui de l’article 2 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural dans les circonstances de l’espèce.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à la majorité, que la requérante Carmela Parziale ne peut se prétendre « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable pour autant qu’elle concerne le requérant Gian Paolo Fabris ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet substantiel ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Abel CamposKsenija Turković
GreffierPrésidente