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24/03/2020 | CEDH | N°001-201858

CEDH | CEDH, AFFAIRE ELİF KIZIL c. TURQUIE, 2020, 001-201858


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ELİF KIZIL c. TURQUIE

(Requête no 4601/06)

ARRÊT


Art 1 P1 • Respect des biens • Inscription d’un terrain au nom du Trésor public sans information individuelle du propriétaire • Usage du bien par le propriétaire et prise de connaissance de la situation plus de vingt ans après • Applicabilité examinée au vu du comportement des autorités • Rejet du recours en annulation par application du délai de la prescription extinctive en dépit de l’absence de notification individuelle à l’intéressé • Poids dispropor

tionné accordé à la sécurité juridique des transactions immobilières

STRASBOURG

24 mars 2020

DÉFINITIF

1...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ELİF KIZIL c. TURQUIE

(Requête no 4601/06)

ARRÊT

Art 1 P1 • Respect des biens • Inscription d’un terrain au nom du Trésor public sans information individuelle du propriétaire • Usage du bien par le propriétaire et prise de connaissance de la situation plus de vingt ans après • Applicabilité examinée au vu du comportement des autorités • Rejet du recours en annulation par application du délai de la prescription extinctive en dépit de l’absence de notification individuelle à l’intéressé • Poids disproportionné accordé à la sécurité juridique des transactions immobilières

STRASBOURG

24 mars 2020

DÉFINITIF

16/11/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Elif Kızıl c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,

Marko Bošnjak,

Valeriu Griţco,

Ivana Jelić,

Arnfinn Bårdsen,

Saadet Yüksel,

Peeter Roosma, juges,

et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mars 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4601/06) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Elif Kızıl (« la requérante »), a saisi la Cour le 5 janvier 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me S. Tuzcu, avocat à Kırşehir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Elle alléguait en particulier une atteinte à son droit au respect de ses biens.

4. Le 20 septembre 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1934 et résidait à Kırşehir jusqu’à son décès.

1. L’achat du terrain par la requérante

6. Le 15 novembre 1973, la requérante fit l’acquisition, auprès d’O.B., d’un bien immobilier (un champ) immatriculé au registre foncier à Kırşehir, dans le quartier de Kayabaşı, au lieu-dit Körkuyu. La vente fut enregistrée avec le numéro de journal 3064 et un titre de propriété immatriculé au registre fut délivré à l’intéressée.

7. À cette époque, la requérante aurait résidé en Allemagne avec son époux.

2. Le cadastrage du terrain

8. À l’issue des travaux de cadastrage réalisés en 1974, le terrain de la requérante fut enregistré comme propriété du Trésor avec les références cadastrales « îlot 823 parcelle 6 ». Le procès-verbal indique que le terrain avait appartenu à un certain R.B., le père d’O.B., qu’il avait été vendu à une personne dont le nom n’avait pu être identifié malgré les recherches effectuées notamment sur les registres fonciers, et qu’il convenait d’enregistrer le bien au nom du Trésor afin d’éviter que l’acquéreur non encore identifié subisse un préjudice, et ce en vertu de l’article 22 H de la loi no 2613 relative au cadastre et à l’enregistrement des titres fonciers (voir paragraphes 39 et 40 ci-dessous).

9. L’ensemble des procès-verbaux relatifs à la zone de cadastrage fit l’objet d’un affichage public pendant deux mois.

10. Aucune notification ou démarche, autre que cet affichage, ne fut entreprise pour informer la requérante.

11. Cette dernière aurait pris connaissance de l’enregistrement de son bien comme propriété du Trésor le 16 juillet 2002 lorsque des fonctionnaires de cette administration lui auraient oralement exposé la situation lors d’une visite.

12. Le 17 juillet 2002, la requérante signa une demande de rachat à l’administration du terrain litigieux. Le document dactylographié présente, en guise de signature, le prénom et le nom de la requérante en lettres majuscules qui semblent avoir été tracées avec difficulté.

13. Le 24 juillet 2002, la requérante adressa à la direction générale du cadastre un courrier où elle reprochait à l’administration de s’être emparé de son bien à la faveur d’une opération de cadastrage malgré l’existence d’un titre de propriété immatriculé et de ne l’avoir informé à aucun moment ni de ladite opération ni de ses conséquences. Elle affirmait faire usage du terrain depuis son achat en 1973. La lettre présente une empreinte digitale apposée en lieu et place de signature.

14. Par la suite, la requérante saisit les services d’inspection de la direction générale du cadastre et des registres fonciers.

15. Le 25 juillet suivant, l’administration notifia à l’époux de l’intéressée une injonction de payer une indemnité d’occupation illégale d’un bien public pour les années 2001 et 2002, en l’occurrence le terrain en cause.

3. L’action en justice

16. Le 24 avril 2003, la requérante initia une action en annulation de l’enregistrement effectué au bénéfice du Trésor et demanda que le bien soit à nouveau enregistré comme étant sa propriété. Elle déclara qu’elle n’avait jamais été informée des travaux de cadastrage et qu’elle n’avait pris connaissance de la teneur des conclusions cadastrales qu’en 2002. À l’appui de sa demande, elle fit valoir d’une part son titre de propriété immatriculé, et d’autre part sa possession de très longue date et les règles de la prescription acquisitive.

17. L’administration défenderesse avança que le délai de prescription extinctive de 10 ans prévu par la loi no 3402 relative au cadastre du 21 juin 1987 (voir paragraphe 43 ci-dessous) était échu depuis longtemps de sorte que la requérante n’était plus fondée à invoquer un droit antérieur au cadastrage, en l’occurrence son titre de propriété.

18. Au cours de la procédure, le tribunal de grande instance de Kırşehir (ci-après le « TGI ») procéda à une visite des lieux, entendit des témoins, obtint une expertise et fit établir des plans.

19. Le témoin K.B., l’un des fils de R.B., confirma que le terrain en cause avait appartenu à son père avant d’être hérité par son frère et que ce dernier l’avait cédé à la requérante, laquelle en faisait toujours usage.

20. Le témoin H.E., un opérateur de machine agricole, déclara qu’il labourait le terrain depuis 1985 pour le compte de la requérante.

21. Le TGI fit droit à la demande de la requérante par un jugement du 23 décembre 2003.

22. Le tribunal établit que le titre de la requérante correspondait parfaitement au terrain en litige, que l’intéressée exerçait sur celui-ci une possession paisible et ininterrompu depuis 1973, qu’elle avait acquis le titre de propriété par le biais d’une vente et que ce terrain ne faisait pas partie des biens relevant, de par leur nature, de la haute police de l’État.

23. Le tribunal releva que la requérante disposait d’un titre immatriculé antérieur aux travaux de cadastrage et que si, à l’issue des dits travaux en 1974, le terrain avait été enregistré comme propriété du Trésor, c’était uniquement, comme l’indiquait d’ailleurs explicitement le procès-verbal, parce que l’identité du véritable propriétaire n’avait pu être déterminée sur le moment par les fonctionnaires.

24. Il estima que le bien devait être enregistré au nom de la requérante, sur le fondement de l’article 713 § 2 du code civil relatif à la prescription acquisitive, étant donné que l’intéressée avait exercé une possession paisible et ininterrompue sur le bien depuis 1973 (soit plus de 30 ans). En effet, en vertu de cette disposition les biens immatriculés au registre foncier pouvaient être acquis par prescription lorsque ledit registre ne permettait pas de déterminer l’identité du propriétaire. Or, en l’espèce c’était précisément pour ce motif que le bien avait fait l’objet d’une inscription au nom du Trésor. Compte tenu de ces éléments, le délai de la prescription extinctive de 10 ans ne trouvait pas à s’appliquer.

25. Le TGI fit référence à un arrêt de la 8ème chambre civile de la Cour de cassation en date du 11 juin 2001 pour justifier son raisonnement.

26. Le 8 avril 2004, la 7ème chambre civile de la Cour de cassation censura ce jugement. L’action introduite par la requérante visait en réalité à contester les conclusions cadastrales de 1974. Or, l’action avait été introduite après l’écoulement du délai de 10 ans prévu par l’article 12 de la loi no 3402 relative au cadastre du 21 juin 1987. Dès lors, elle devait être rejetée.

27. Le TGI se conforma à cet arrêt par un jugement du 25 novembre 2004 et débouta la requérante au motif que l’action avait été introduite après l’écoulement du délai de 10 ans.

28. Ce jugement fut confirmé par la 7ème chambre civile de la Cour de cassation et devint définitif le 14 juillet 2005.

4. Autres éléments

29. Entre 1996 et 2001, plusieurs ordonnances de paiement pour occupation illégale d’un bien public visant la parcelle 6 de l’ilot 823 furent dressées à l’encontre d’un certain M.Ç.

30. D’après les plans de cadastrage et ceux réalisés à la demande du TGI, M.Ç. était le propriétaire ou le possesseur d’un terrain situé au sud‑ouest du bien acquit par la requérante et mitoyen de celui-ci.

31. L’ordonnance datée du 15 août 1996 indique que l’occupation aurait duré depuis 8 ans. L’ordonnance du 6 août 1997 indique quant à elle une durée totale de 7 ans. Celle du 4 septembre 1998 indique une durée totale de 1 an. La mention de la durée sur l’ordonnance de 1999 n’est pas visible. Celle de 2000 mentionne une durée de 3 ans et un commencement de l’occupation en 1997 alors que celle de juillet 2001 indique une durée totale d’occupation de 1 an.

32. En 1997, M.Ç. fit part à l’administration de son souhait de se porter acquéreur, dans le cadre d’un éventuel appel d’offres, de la parcelle en cause ainsi que la parcelle 3 du même ilot, précisant qu’il ne remplissait pas les conditions prévues par la loi no 4070 relative à la vente de terrains agricoles appartenant au Trésor (voir paragraphes 47 et 48 ci-dessous).

33. D’après les éléments versés au dossier, les taxes et impôts fonciers pour les années 1999, 2001, 2002, 2003 et 2004 furent acquittés par la requérante.

2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Le cadastre
1. Les dispositions pertinentes de la loi no 2613

a) Les dispositions relatives à l’annonce des travaux de cadastrage et de leurs conclusions

34. L’article 8 de la loi no 2613 du 15 décembre 1934 relative au cadastrage et à l’enregistrement des titres fonciers précisait que lorsque les zones dans lesquelles des travaux de cadastrage devaient être entrepris avaient été déterminées, la décision devait être portée à la connaissance du public dans un délai d’un mois soit par voie de publication dans les journaux soit, en l’absence de journaux, par des méthodes coutumières. Les travaux ne pouvaient débuter avant l’écoulement d’un délai de deux mois après l’annonce.

35. L’article 18 prévoyait que les propriétaires des biens devaient procéder à de marquages sur les terrains dont les limites n’étaient pas visibles. Ce processus de marquage des limites devait être annoncé 15 jours avant son commencement par voie de publication dans les journaux locaux ou, en l’absence de journaux, par des méthodes coutumières.

36. L’article 19 indiquait que les agents du cadastre devaient fournir des formulaires déclaratifs aux propriétaires des terrains. Les signes apposés sur ces formulaires par les personnes analphabètes en guise de signature devaient être certifiés par le mukhtar (muhtar). Ce dernier est un agent public élu dans la plus petite division administrative, village ou quartier, et exerce des fonctions notamment dans la gestion de l’état civil et dans les relations entre les administrations et les habitants du village ou du quartier.

37. En vertu de l’article 25, les conclusions de la commission du cadastre devaient faire l’objet d’un affichage public durant deux mois dans un endroit visible de tous. Elles devaient en outre être annoncées par des méthodes coutumières ou, lorsque c’était possible, par voie de publication dans les journaux locaux.

38. L’article 26, quant à lui, disposait que l’affichage avait valeur de notification à la personne.

b) L’article 22 H

39. L’article 22 H de la même loi disposait :

« Les biens, dont les propriétaires n’ont pu être déterminés après les annonces et recherches, sont enregistrés comme propriété de l’Etat. Lorsque le propriétaire d’un tel bien se manifeste dans un délai de dix ans, le registre est rectifié de façon à lui attribuer la propriété ; et si le bien a été vendu le prix de la vente lui est versé. »

40. Par un arrêt du 10 février 1970, la Cour constitutionnelle annula les termes « dans un délai de dix ans », pour autant que le dispositif concernait les biens faisant l’objet d’un titre immatriculé au registre avant le cadastrage, les considérant contraires au droit de propriété tel que garanti par la Constitution. Les juges constitutionnels estimèrent entre autres que l’administration n’était pas fondée à tirer profit de ses propres erreurs.

41. La loi no 2613 fut abrogée par la loi no 3402, entrée en vigueur trois mois après sa publication au Journal Officiel le 9 juillet 1987.

2. Les dispositions pertinentes de la loi no 3402

42. En vertu de l’article 12 de la loi no 3402 du 21 juin 1987 relative au cadastre (« la loi sur le cadastre »), les conclusions établies à l’issue des travaux de cadastrage font l’objet d’un affichage public pendant trente jours. En l’absence de contestation durant cette période, les procès-verbaux de cadastrage deviennent définitifs et sont retranscrits au registre foncier dans un délai de trois mois.

43. L’alinéa 3 du même texte dispose que « au-delà d’un délai de dix ans à partir de la date à laquelle les procès-verbaux sont devenus définitifs, aucun recours fondé sur des droits antérieurs au cadastrage ne peut être formé contre les constatations, droits et délimitations que [lesdits procès‑verbaux] contiennent ».

44. Selon l’alinéa 4 de la même disposition, à l’issue du délai de dix ans, tous les titres antérieurs relatifs aux biens situés dans la zone de cadastrage perdent leur « qualité de titre en circulation » (işleme tabi kayıt niteliği) et ne peuvent plus permettre aucune démarche auprès des services du cadastre ou du registre foncier.

2. La prescription acquisitive

45. En vertu de l’article 713 alinéa 1 du nouveau code civil (NCC), toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figure au registre foncier peut introduire une action en justice en vue d’obtenir l’enregistrement de ce bien comme étant sa propriété.

46. Aux termes de l’alinéa 2 de la même disposition telle qu’en vigueur à l’époque des faits :

« Le possesseur peut, sous les mêmes conditions, exercer le même droit à l’égard de tout ou partie d’un immeuble, (...), dont le registre foncier ne révèle pas le propriétaire ou dont le propriétaire était mort ou déclaré absent au début du délai de vingt ans. »

3. La loi no 4070 relative à la vente de terrains agricoles appartenant au Trésor

47. La loi no 4070 du 16 février 1995, qui est désormais abrogée, prévoyait la vente directe (doğrudan satış), c’est-à-dire sans appel d’offres, de terrains appartenant au Trésor aux personnes en ayant fait un usage agricole pendant au moins cinq années avant le 31 décembre 2002, à condition notamment que l’usage ait effectivement été constaté par le Trésor et que les indemnités d’occupation illégale ainsi que les éventuels arriérés aient été payés (article 7).

48. En vertu de l’article 8, les personnes qui faisaient un usage agricole des terrains en cause avant le 31 décembre 2001 et n’ayant pu acquérir le bien par voie de vente directe, bénéficie d’un droit d’achat préférentiel dans le cadre de la vente du bien par appel d’offres.

EN DROIT

1. Sur le Locus standi des héritiers de la requerante à maintenir la requête

49. La requérante est décédée le 21 mars 2018. Quatre de ses cinq héritiers, Adem Kızıl, Halit Kızıl, Özlem Kızıl et Zeynep Güdük, ont fait savoir, par une lettre du 25 juillet 2018, qu’ils entendaient maintenir la requête devant la Cour en leur qualité d’héritiers et y participer en se faisant représenter par l’avocat de leur défunte mère.

50. Le Gouvernement n’a pas élevé de contestation à cet égard.

51. La Cour rappelle que, dans plusieurs affaires où un requérant était décédé pendant la procédure, elle a pris en compte la volonté exprimée par des héritiers ou parents proches de poursuivre celle-ci (voir, parmi d’autres, Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000-XII, Angelov c. Bulgarie, no 44076/98, § 28, 22 avril 2004, Nicola c. Turquie, no 18404/91, § 15, 27 janvier 2009, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 72, 17 octobre 2019).

52. En l’espèce, la Cour reconnaît aux intéressés qualité pour se substituer à la requérante dans la présente instance.

53. Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera d’appeler Elif Kızıl « requérante » bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à ses héritiers (voir, par exemple, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, CEDH 1999‑VI).

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 à LA CONVENTION

54. La requérante allègue que son droit au respect de ses biens a été méconnu et invoque l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

55. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

1. Sur la recevabilité

56. La Cour relève que le Gouvernement n’a soulevé aucune exception mais estime utile d’examiner d’office certains aspects de la recevabilité.

57. Elle rappelle que la notion de « bien » évoquée à l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition.

58. Bien que l’article 1 du Protocole no 1 ne vaille que pour les biens actuels et ne crée aucun droit d’en acquérir, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de cette disposition (Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 74, CEDH 2016).

59. L’« espérance légitime » de pouvoir continuer à jouir d’un « bien » doit reposer sur une base suffisante en droit interne ; ce qui est le cas par exemple lorsqu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux ou lorsqu’elle est fondée sur une disposition législative ou sur un acte légal concernant l’intérêt patrimonial en question (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 52, CEDH 2004‑IX, Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 63, CEDH 2010, et Saghinadze et autres c. Géorgie, no 18768/05, § 103, 27 mai 2010). Dès lors que cela est acquis, la notion d’« espérance légitime » peut entrer en jeu (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 63, CEDH 2005-IX).

60. En revanche, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

61. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II, Depalle, précité, § 63).

62. À cet égard, dans l’affaire Saghinadze et autres précitée (§§ 104‑108), la Cour a qualifié de « bien » le droit d’utiliser une maison, en notant que ce droit avait été exercé de bonne foi et avec la tolérance des autorités pendant plus de dix ans, malgré l’absence d’un titre de propriété régulièrement enregistré.

63. Dans l’affaire Depalle, précitée (§§ 65-68), la Cour a estimé que le fait pour les lois internes d’un État de ne pas reconnaître un intérêt particulier comme un « droit », et notamment comme un « droit de propriété », ne s’oppose pas à ce que l’intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, et a conclu à l’applicabilité de cette disposition au cas d’espèce en soulignant notamment que le temps écoulé avait fait naître, au bénéfice du requérant, un intérêt patrimonial suffisamment reconnu et important à jouir d’une maison érigée sur une parcelle appartenant au domaine public maritime.

64. Dans l’affaire Hamer c. Belgique (no 21861/03, § 76, 27 novembre 2007), la Cour a estimé que l’intérêt de continuer à jouir d’une maison de vacances, érigée sans permis, pouvait passer pour un « bien », en relevant que la requérante avait payé des impôts en relation avec ladite maison, et que la réaction des autorités s’était fait attendre pendant vingt-sept ans et que leur tolérance avait encore perduré pendant dix ans après la constatation de l’infraction.

65. Plus récemment, dans l’affaire Keriman Tekin et autres c. Turquie, (no 22035/10, §§ 40 à 47, 15 novembre 2016), elle a estimé qu’une maison érigée sans permis constituait un bien dès lors notamment que les requérants avaient pu jouir de celle-ci un certain temps sans n’avoir jamais été inquiétés en raison de cette illégalité.

66. La Cour estime utile de mentionner également l’affaire Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A. c. Italie (no 46154/11, 23 septembre 2014), qui concernait la privation par les autorités de la vallée de pêche utilisée par la requérante au motif que celle-ci avait été incluse dans la lagune de Venise en 1783 et qu’elle était un bien relevant du domaine public maritime de l’Etat italien. Après avoir rappelé qu’il pouvait y avoir un « bien » au sens de la Convention même en cas de révocation d’un titre de propriété, à condition que la situation de fait et de droit antérieure à cette révocation ait conféré à la requérante une espérance légitime, rattachée à des intérêts patrimoniaux, suffisamment importante pour constituer un intérêt substantiel protégé par la Convention, la Cour a conclu à l’existence d’un bien en se fondant sur plusieurs circonstances : la requérante était titulaire d’un titre formel de propriété, notarié et inscrit dans les registres immobiliers ; elle pouvait fonder son espérance légitime sur une pratique remontant au XVe siècle, consistant à reconnaître à des particuliers des titres de propriété sur les vallées de pêche et à tolérer de leur part une possession et une exploitation continue de ces biens ; elle payait les impôts fonciers sur ladite vallée, occupait le lieu et s’y comportait en propriétaire sans avoir jamais suscité de réactions de la part des autorités.

67. En l’espèce, la Cour observe que la requérante a régulièrement acquis le bien et en est devenue propriétaire sur le registre foncier en 1973. Elle relève que malgré l’enregistrement subséquent du bien comme propriété du Trésor en 1974, sans notification à la requérante, le titre de propriété de l’intéressée n’a jamais été formellement annulé (voir Bölükbaş et autres c. Turquie, no 29799/02, §§ 11 et 31, 9 février 2010) et que celle-ci a continué à jouir du bien, pendant une très longue période d’environ 28 ans sans être aucunement inquiétée par les autorités et avec l’idée qu’elle en était toujours propriétaire (voir paragraphes 22 et 24 ci-dessus). Elle s’est d’ailleurs acquittée des taxes foncières dont le propriétaire est redevable (voir paragraphe 33 ci-dessus).

68. Aux yeux de la Cour, pareille tolérance de la part des autorités pendant une si longue période indique que ceux-ci ont reconnu de facto que la requérante avait un intérêt patrimonial sur le terrain consistant en la possession de celui-ci (voir Kosmas et autres c. Grèce, no 20086/13, § 71, 29 juin 2017).

69. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime que le droit de la requérante de continuer à jouir du bien en qualité de propriétaire entre dans la notion de bien et tombe dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1.

70. En ce qui concerne la règle des six mois, la Cour estime utile de mentionner l’affaire Compagnie des Filles de la Charité de St Vincent de Paul ((déc.) no 19579/07, 27 janvier 2015), où la requérante avait perdu sur le registre foncier la propriété des parcelles litigieuses dans les années soixante-dix mais avait continué en pratique à exercer une possession sur le terrain jusqu’en 1997 (année de son expulsion en vertu d’une décision judiciaire définitive). Dans cette affaire qui soulevait notamment la question d’une reconnaissance de fait d’un droit de propriété au profit de la requérante, la Cour a estimé que même s’il ressortait du dossier que la requérante avait possédé effectivement lesdits biens pendant de longues années, cette situation avait pris fin en 1997 et que le grief relatif à la dépossession se heurtait à la règle des six mois.

71. La Cour considère que, contrairement à la décision susmentionnée, la présente affaire ne soulève pas de problème au regard de la règle relative au délai de saisine. En effet, il ressort du dossier que malgré les conclusions cadastrales de 1974, dont rien n’indique d’ailleurs que la requérante ait eu connaissance, l’intéressée a continué à jouir paisiblement du bien (voir paragraphes 22 et 24 ci-dessus). Lorsqu’en 2002, des fonctionnaires du cadastre l’ont informé de la modification du registre foncier intervenue en 1974, la requérante a immédiatement initié une action en justice afin de faire rectifier le registre foncier en faisant valoir tant son titre que sa possession (voir paragraphe 16 ci-dessus). Elle a ensuite saisi la Cour dans les six mois suivant le rejet définitif de son action, contrairement à la congrégation de l’affaire mentionnée plus haut qui avait saisi la Cour en 2007 alors que la décision judiciaire ordonnant son éviction datait de 1994 et que expulsion avait eu lieu en 1997.

72. La Cour considère donc que la requête n’est pas incompatible ratione materiae ou ratione temporis avec les dispositions de la Convention et qu’elle respecte la règle des six mois. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

73. La requérante se plaint d’avoir perdu, au profit du Trésor et sans aucune contrepartie, un bien qui constituait pour elle le fruit d’une vie de labeur. La privation de propriété qu’elle aurait ainsi subie serait due aux errements et aux négligences volontaires des fonctionnaires du cadastre ainsi qu’à la mise en œuvre du délai de prescription de dix ans.

74. Elle indique qu’elle est analphabète et qu’elle résidait en Allemagne à l’époque des faits. Ce n’est qu’après qu’elle soit définitivement retournée en Turquie et qu’elle ait commencé à utiliser elle-même le terrain, qu’une indemnité d’occupation illégale aurait été exigée d’elle en 2002 et qu’elle aurait pris connaissance des conclusions cadastrales de 1974.

Elle précise avoir continué à jouir paisiblement de son bien depuis son acquisition.

75. La requérante soutient en outre que ce n’est pas la loi no 3402 du 21 juin 1987 qui aurait dû être appliquée en l’espèce mais la loi no 2613 qui était en vigueur à l’époque du cadastrage.

76. Le Gouvernement rappelle l’importance du cadastrage et insiste sur le fait que le délai de prescription extinctive de dix ans répond à un intérêt général prépondérant : assurer la confiance légitime dans les registres fonciers et la sécurité des transactions immobilières.

77. Il souligne que le droit à un recours n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Selon lui, un délai de dix ans est suffisamment long pour être considéré comme proportionné.

78. Quant à la règle faisant débuter ce délai à la fin de l’affichage des conclusions cadastrales, celle-ci le serait également. Sur ce point, il précise que le début des travaux est annoncé par avance notamment par le biais d’avis publiés dans les journaux, d’affiches posées dans les lieux les plus fréquentées tels que les écoles, les lieux de culte et le bureau du mukhtar. Il indique que des formulaires de déclaration sont distribués aux propriétaires durant les travaux et que les conclusions sont affichées pendant deux mois dans les locaux de la municipalité ou ceux du mukhtar (voir paragraphes 34 à 38 ci-dessus).

79. Il considère que ces éléments suffisent pour informer les intéressés et qu’il n’y pas lieu de procéder à des notifications individuelles.

80. Relevant que le bien en question est situé en zone rurale, il soutient que les paysans seraient plus liés à leurs terres que les citadins, étant donné que celles-ci constituent leur principal moyen de subsistance, et qu’ils seraient dès lors plus attentifs aux questions qui y touchent, telle que le cadastrage.

81. Il estime par ailleurs que dans les lieux de taille modeste comme en l’espèce, tous les habitants sont au courant de la mise en œuvre de travaux de cadastrage. Il estime qu’il appartient à la requérante de démontrer qu’elle ignorait lesdits travaux en exposant des raisons valables et raisonnables et en justifiant sa passivité pendant près de 28 ans. Il relève en outre que le bien a été utilisé par des tiers durant cette période et considère que la circonstance que la requérante ait présenté une demande de rachat (voir paragraphe 12 ci-dessus) démontre qu’elle n’ignorait pas que le délai pour saisir les tribunaux était échu.

82. Selon lui, la situation dont se plaint la requérante serait dû à sa propre négligence.

83. Compte tenu de ces éléments, le Gouvernement considère que la mise en œuvre du délai de prescription était proportionnée et que l’Etat n’a pas méconnu l’obligation de garantir dans son ordre juridique interne que le droit de propriété est suffisamment protégé par la loi et que des recours adéquats sont offerts. Il en conclut que le juste équilibre voulu par l’article 1 du Protocole no 1 n’a pas été rompu.

84. En ce qui concerne l’utilisation du bien par M.Ç., l’avocat de la requérante indique qu’il ignore si cette utilisation a été faite avec ou sans le consentement de feue sa cliente. Il affirme toutefois que le fait que l’administration ait adressé une injonction de payer à un tiers ne saurait avoir d’effet pour la requérante.

85. En outre, la requérante rétorque aux arguments du Gouvernement que c’est aux autorités qu’il appartient de démontrer qu’elle aurait eu connaissance de la situation avant 2002 et qu’elle serait restée passive. Elle soutient qu’il est déraisonnable de s’attendre à ce qu’une personne détenant un titre de propriété officiel, régulièrement délivré par les organes compétents de l’État, aille régulièrement s’enquérir du sort dudit titre auprès des services du registre foncier alors qu’aucune notification ne lui a été faite, d’autant plus lorsque la personne en question vit à l’étranger et qu’elle rentre dans son pays une fois tous les deux ans pour une période d’un mois. Selon elle, elle n’aurait jamais pris connaissance de la situation si l’administration ne lui avait pas adressé une injonction de payer.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux

86. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes (voir, notamment, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98) : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V, et Bruncrona c. Finlande, no 41673/98, §§ 65-69, 16 novembre 2004).

87. Pour se concilier avec la règle générale énoncée à la première phrase du premier alinéa de l’article 1, une atteinte au droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et celles de la protection des droits fondamentaux de l’individu (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I).

88. L’article 1 du Protocole no 1 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre toute atteinte de l’Etat au respect de ses biens. Or, en vertu de l’article 1 de la Convention, chaque État contractant « reconna[ît] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention ». Cette obligation générale de garantir l’exercice effectif des droits définis par cet instrument peut impliquer des obligations positives. En ce qui concerne l’article 1 du Protocole no 1, de telles obligations positives peuvent entraîner pour l’État certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002-VII, et Broniowski c. Pologne, précité, § 143).

89. Nonobstant le silence de cette disposition en matière d’exigences procédurales, les procédures applicables à une espèce doivent aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte au droit au respect des biens (Zehentner c. Autriche, no 20082/02, § 73, 16 juillet 2009, Société Anonyme Thaleia Karydi Axte c. Grèce, no 44769/07, § 36, 5 novembre 2009, et Gereksar et autres c. Turquie, nos 34764/05 et 3 autres, § 51, 1er février 2011).

b) Le cas d’espèce

90. La Cour observe que le grief de la requérante concerne la perte de son bien et l’impossibilité dans laquelle elle s’est trouvée de contester judiciairement cette mesure en raison du délai de la prescription extinctive de dix ans. Elle estime que les questions ainsi soulevées relèvent de la première norme mentionnée plus haut.

91. D’emblée, elle considère qu’elle n’est pas appelée à déterminer de manière générale et abstraite si le délai de prescription décennale prévue à l’article 12 de la loi relative au cadastre est compatible ou non avec la Convention, mais uniquement à dire si, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’application de ce délai a porté atteinte au droit de la requérante au respect de ses biens.

92. Elle note en premier lieu que ce délai est explicitement prévu par l’article 12 de la loi no 3402 (voir paragraphe 43 ci-dessus). Quoiqu’en dise la requérante, c’est sur cette loi, qui était en vigueur à l’époque où l’intéressée a initié son action, que repose l’ingérence litigieuse. La décision des autorités judiciaires de rejeter le recours en raison de la prescription disposait donc d’une base légale. Sur ce point, la Cour estime utile de préciser que la question de savoir si ce n’est pas l’entrée en vigueur de cette nouvelle législation qui, en supprimant toute possibilité pour la requérante d’agir en justice, a constitué une ingérence, peut en l’espèce demeurer indécise étant donné que le grief n’a pas été explicitement formulé en ces termes.

93. La Cour observe que la mise en place d’un délai au-delà duquel les droits antérieurs au cadastrage s’éteignent et les conclusions cadastrales
– qui établissent de nouveaux titres de propriété – deviennent inattaquables et privent d’effets les anciens titres vise à garantir la sécurité des transactions immobilières ; ce qui constitue indéniablement un but d’intérêt général d’une importance considérable.

94. Il convient dès lors de vérifier si le but poursuivi était proportionné à l’atteinte portée au droit de propriété de la requérante. Cette vérification revient à mettre en balance les divers intérêts en jeu.

95. Si la sécurité juridique visée par la règle de prescription présente en soi un but légitime important, l’intérêt de mettre l’administration à l’abri d’un recours de la requérante demeure en l’espèce limité aux yeux de la Cour.

96. S’agissant des intérêts de la requérante, la Cour observe que cette dernière, qui avait régulièrement acquis le bien au registre foncier en 1973, c’est-à-dire moins d’un an avant les travaux de cadastrage, s’est finalement trouvée privée de son bien.

97. En outre, elle n’a pu faire valoir ses droits en contestant cette mesure devant les tribunaux, et ce en raison de la prescription extinctive. Sur ce point, il convient de relever que l’intéressée ne s’est vu notifier ni le début des travaux de cadastrage ni les conclusions cadastrales. Elle affirme n’avoir pris connaissance de l’inscription de son bien comme propriété du Trésor qu’en 2002, date jusqu’à laquelle elle aurait, selon elle et selon le TGI, continuer à jouir paisiblement de son bien (voir paragraphes 74 et 24 ci‑dessus).

98. À cet égard, la Cour réitère que les procédures applicables doivent aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte à son droit de propriété (voir paragraphe 89 ci-dessus). Elle rappelle que dans l’affaire Société Anonyme Thaleia Karydi Axte, précitée, elle a conclu que la société requérante s’était vu imposer une charge disproportionnée au motif que même si les procédures mises en place en droit interne n’étaient pas critiquables en soi, l’intéressée avait été privée de son bien sans avoir aucune possibilité de réagir lors de la procédure d’exécution forcée visant son terrain. La Cour a souligné que même si la requérante avait de sérieux arguments à faire valoir devant les juridictions compétentes afin d’obtenir l’annulation de la vente aux enchères, son recours avait été déclaré irrecevable pour non-respect du délai alors que la procédure d’exécution forcée n’avait pas été portée à sa connaissance.

99. En l’espèce, il convient dès lors de déterminer si la requérante avait ou aurait dû avoir connaissance du cadastrage et des conclusions cadastrales ignorant son titre de propriété et ayant pour effet de le rendre caduc.

100. S’il est vrai que le début des travaux de cadastrage est annoncé, que lesdits travaux font l’objet d’une publicité (voir paragraphes 34 à 37 ci‑dessus), et que ces mesures permettent d’informer largement le public, celles-ci ne garantissent pas que la requérante ait effectivement été informée. Il en va de même de l’affichage des conclusions cadastrales (voir paragraphe 38 ci-dessus).

101. Sur ce point, la Cour estime utile de rappeler que la requérante affirme, sans être contredite par le Gouvernement, qu’elle résidait en Allemagne. Elle affirme en outre qu’elle ne sait ni lire ni écrire ; ce que semble confirmer la manière dont elle a signé les documents présents dans le dossier (voir paragraphes 12 et 13 ci-dessus).

102. Par ailleurs, s’agissant plus spécifiquement de l’affichage, la Cour rappelle que, dans l’affaire Rimer et autres c. Turquie (no 18257/04, § 27, 10 mars 2009) où les recours des requérants contre les conclusions cadastrales avaient été rejetés pour non-respect du délai de dix ans commençant à courir après l’affichage et où le Gouvernement soulevait une exception d’irrecevabilité tirée de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, elle a indiqué qu’il n’avait pas été démontré que les requérants avaient reçu une notification des conclusions en question.

103. Elle estime en outre que le Gouvernement n’a pu exposer aucun élément permettant raisonnablement d’affirmer que la requérante avait connaissance des travaux de cadastrage et de leur teneur ou qu’elle ne pouvait ignorer leur existence. De plus, la Cour réitère que les autorités ne semblent avoir entrepris aucune démarche pour identifier et informer la requérante alors même que l’inscription du bien au nom du Trésor en 1974 avait un but préventif.

104. Le Gouvernement relève certes qu’un tiers, en l’occurrence un voisin, a fait usage du bien et qu’il a tenté d’en faire l’acquisition auprès du Trésor (voir paragraphes 29 à 32 ci-dessus). Il en déduit que la requérante aurait abandonné le bien parce qu’elle aurait su qu’elle n’en était plus la propriétaire sur le registre.

105. La Cour relève en premier lieu que les éléments du dossier ne permettent pas de déterminer si M.Ç. avait utilisé le terrain avec ou sans le consentement de la requérante (voir, notamment paragraphe 84 ci-dessus). En outre, elle constate que le TGI a établi que la requérante avait exercé sur le bien une possession paisible et ininterrompu depuis 1973 (voir paragraphe 24 ci-dessus) et que cet élément factuel n’a pas été remis en cause par la Cour de cassation. Elle n’aperçoit pas de motifs sérieux lui permettant de se départir des constations factuelles des juridictions internes sur ce point.

106. Par ailleurs, la Cour estime que la fiabilité des informations contenues dans les ordonnances de paiement dressées par l’administration est toute relative. En effet, ces ordonnances sont incohérentes quant à la période pendant laquelle M.Ç. aurait utilisé le bien, étant donné qu’elles semblent non seulement se contredire entre elles (voir paragraphe 31 ci‑dessus) mais aussi contredire les déclarations faites par l’intéressé à l’administration en vue d’acquérir le bien et dans lesquelles il admet ne pas remplir les conditions prévues par la loi no 4070 (voir paragraphes 12 et 47 à 48 ci-dessus). De plus, il convient de relever que deux ordonnances ont été établies pour l’année 2001, l’une destinée à M.Ç. et l’autre à l’époux de la requérante (voir paragraphes 29 et 15 ci-dessus). La Cour estime par conséquent qu’il serait déraisonnable de se fonder sur ces documents administratifs pour s’écarter des conclusions factuelles des juridictions nationales.

107. En tout état de cause, la circonstance que le terrain ait été utilisé pendant un temps par l’un des voisins, avec ou sans le consentement de la requérante, et que l’intéressé ait cherché à s’approprier le bien, n’est pas de nature à démontrer que la requérante avait pris connaissance des conclusions cadastrales de 1974 et de ses conséquences.

108. Il en va de même en ce qui concerne la circonstance que la requérante ait signé, le lendemain de la date à laquelle elle affirme avoir été informée de la situation, une demande visant le rachat de son bien à l’administration. Celle-ci ne démontre en rien que la requérante aurait eu connaissance des faits litigieux bien avant qu’une ordonnance de paiement ne lui soit adressée.

109. Rien ne permet donc d’affirmer que la requérante avait ou aurait dû avoir connaissance de l’inscription de son bien comme propriété du Trésor avant d’en avoir été informé par les agents de l’administration en 2002 ni que les autorités, qui ont bénéficié de l’inscription au registre dans le seul but d’éviter que le bien de la requérante ne soit accaparé par des tiers, ont procédé à une démarche quelconque dans le but de déterminer l’identité du légitime propriétaire et l’informer de la situation.

110. A la lumière de l’ensemble de ces éléments, la Cour considère que le juste équilibre voulu par la Convention a été rompu au détriment de la requérante.

111. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

112. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

113. La requérante n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable conforme au règlement de la Cour. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

114. La Cour précise toutefois que ce constat ne relève pas l’État de l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle‑ci en vertu de l’article 46 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit que les quatre héritiers de la requérante qui en ont manifesté le souhait ont qualité pour poursuivre la présente procédure à sa place ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-201858
Date de la décision : 24/03/2020
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : ELİF KIZIL
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TUZCU S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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