TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ABIYEV ET PALKO c. RUSSIE
(Requête no 77681/14)
ARRÊT
Art 1 P1 • Privation des biens • Démolition des biens immobiliers des requérants et la mainmise sur leur terrain pour les besoins de la reconstruction d’une ville • Expropriation de fait arbitraire en méconnaissance de la procédure obligatoire et en l’absence de toute indemnisation
STRASBOURG
24 mars 2020
DÉFINITIF
24/07/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Abiyev et Palko c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Dmitry Dedov,
Alena Poláčková,
María Elósegui,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête susmentionnée (no 77681/14) dirigée contre la Fédération de Russie et dont deux ressortissants de cet État, M. Mayrbek Kharonovich Abiyev et Mme Nadezhda Nikolayevna Palko (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 29 novembre 2014,
les observations des parties,
Notant que le 12 novembre 2018, les griefs concernant le droit au respect des biens et à l’inviolabilité du domicile ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mars 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
La présente affaire concerne une démolition des biens immobiliers des requérants et la mainmise sur leur terrain pour les besoins de la reconstruction de la ville d’Argun (Tchétchénie), ainsi que le rejet par la justice de leur action en indemnisation.
EN FAIT
1. Les requérants, qui étaient mariés, sont nés respectivement en 1959 et en 1970 et résidaient à Argun (République tchétchène). Ils ont été représentés par Me D.S. Itslayev, avocat.
2. Le 4 août 2016, le premier requérant (« le requérant ») est décédé. Le 21 juillet 2018, la deuxième requérante (« la requérante ») a exprimé le souhait de poursuivre l’instance au nom de ce dernier devant la Cour.
3. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
1. La genèse de l’affaire
4. Les requérants étaient propriétaires d’un terrain et d’un ensemble immobilier comprenant trois bâtiments situés dans le centre de la ville d’Argun. Ils habitaient l’un de ces bâtiments.
5. En décembre 2010, les autorités tchétchènes créèrent une entité nommée « état-major chargé de la reconstruction (штаб по реконструкции) de la ville d’Argun ».
6. Le 4 décembre 2010, l’état-major susmentionné tint une réunion, présidée par le premier vice-président du gouvernement tchétchène, qui rassemblait les fonctionnaires de la ville d’Argun, du gouvernement tchétchène et les représentants de différentes entreprises. Lors de cette réunion, il fut décidé qu’une entreprise d’État commencerait à démolir les immeubles se trouvant dans le périmètre de la construction d’un nouveau quartier résidentiel, « Argun City 1 », et construirait des logements pour les personnes dont les immeubles seraient démolis. La mairie de la ville d’Argun était chargée de trouver des terrains pour la construction de ces nouveaux logements.
7. En décembre 2010, les immeubles des requérants, qui se trouvaient dans le périmètre du quartier à reconstruire, furent démolis en quelques jours, puis leur terrain fut occupé.
8. Le 26 janvier 2011, le gouverneur de Tchétchénie adopta un décret officialisant la création de l’« état-major opérationnel (оперативный штаб) républicain pour la reconstruction et le développement économique et social d’Argun » (« l’état-major »). Celui-ci était dirigé par le gouverneur de Tchétchénie et était constitué des autorités d’Argun et de la République tchétchène ainsi que des représentants de différentes entreprises.
9. Selon le décret précité, l’état-major devait assurer la planification, la coordination et le contrôle des mesures de reconstruction et de développement de la ville, tandis que les autorités publiques et les entreprises participant à ce projet devaient aider à la réalisation de celui-ci, conformément aux décisions prises par l’état-major.
10. À un moment non précisé dans le dossier, l’état-major fut dissous.
2. Les tentatives des requérants pour obtenir une indemnisation et les réactions des autorités
11. Au cours de l’année 2012, les autorités municipales présentèrent aux requérants quelques offres de relogement. Ayant décliné toutes ces offres au motif que les logements qui leur étaient proposés étaient inadéquats, les requérants ne reçurent aucune indemnisation pour la démolition de leurs immeubles et l’occupation de leur terrain.
12. À la suite de différentes plaintes adressées par la requérante aux autorités fédérales, le procureur d’Argun mena des vérifications. À l’issue de ces vérifications, le 26 septembre 2012, il adressa au maire d’Argun un pourvoi tendant à mettre fin aux violations de la loi (представление об устранении нарушений федерального законодательства).
13. Dans ce pourvoi, le procureur notait que la mairie d’Argun avait, sur ordre de l’état-major, dressé une liste de maisons à démolir dans le but de reconstruire le centre de la ville, et que cette liste mentionnait les propriétaires – dont les requérants – qui avaient donné leur accord pour être relogés dans des logements neufs. Le procureur établissait que la requérante avait signé une décharge selon laquelle elle transmettait ses immeubles aux autorités municipales. Il en déduisait que la mairie était dans l’obligation légale de fournir aux requérants des biens équivalents à la place de ceux expropriés de fait ou de leur verser une indemnité. Or il constatait que, après l’achèvement de la construction de nouveaux logements, la mairie n’avait pas respecté son obligation envers les requérants. Le procureur concluait que les droits de ces derniers garantis par la loi en vigueur avaient été violés, et il demandait à la mairie de créer une commission chargée de déterminer le montant de l’indemnité à payer aux intéressés.
14. Le 26 juillet 2013, la requérante porta plainte au pénal. Dans sa plainte, elle indiquait que, malgré une promesse orale des autorités de leur fournir un logement, son époux et elle n’avaient pas été inclus dans la liste des personnes bénéficiaires de nouveaux logements. Elle disait aussi être en désaccord avec les offres de relogement présentées par la mairie d’Argun au motif que celles-ci étaient inadéquates par rapport aux biens détruits et occupés.
15. Le 8 novembre 2013, un enquêteur rendit une décision de non-lieu à poursuivre en raison d’absence de corpus delicti. Il considéra que les rapports entre la requérante et l’entreprise d’État ayant procédé à la démolition conformément au procès-verbal de la réunion de l’état-major (paragraphe 6 ci-dessus) étaient des rapports de droit civil, et il indiqua à l’intéressée qu’elle avait la possibilité de saisir les juridictions civiles.
3. L’action en réparation
16. Entretemps, le 30 septembre 2013, les requérants avaient saisi le tribunal du district Staropromyslovski (ville de Grozny) (« le tribunal ») d’une action contre la République tchétchène prise en la personne du ministère des Finances de Tchétchénie (« le ministère »). Se référant à l’article 1069 du code civil (paragraphe 25 ci-dessous), ils alléguèrent avoir subi un préjudice du fait des actes et omissions illicites des autorités, soutenant que celles-ci n’avaient pas respecté la procédure d’expropriation prévue par les codes civil, foncier et de l’habitation et ne leur avaient pas versé d’indemnité. Les requérants fournirent un rapport estimant la valeur de leurs biens expropriés de fait à 7 039 715 roubles (RUB) et demandèrent que cette somme leur fût allouée pour préjudice matériel. Ils sollicitèrent également le versement d’une autre somme pour préjudice moral.
17. Le ministère répliqua qu’il n’était pas à l’origine du préjudice et qu’il n’avait pas procédé à l’expropriation. Il indiqua par ailleurs que la démolition avait eu lieu pour les besoins de la ville d’Argun et que c’étaient donc les autorités municipales qui auraient dû initier la procédure d’expropriation et indemniser les requérants.
18. La mairie d’Argun, qui participait au procès comme tierce partie, argua à son tour que les autorités municipales n’avaient ni organisé la reconstruction du quartier, ni procédé à la démolition des immeubles des requérants, ni adopté des actes relatifs à l’expropriation, mais qu’elles avaient seulement prêté leur assistance à l’état-major. La mairie ajouta que, de toute façon, la municipalité ne disposait pas des fonds nécessaires pour indemniser les propriétaires dépossédés de leurs biens.
19. Le 25 mars 2014, le tribunal rendit son jugement. Il considéra que le ministère n’avait pas organisé la reconstruction du quartier ni procédé à la démolition des maisons et à l’emprise sur le terrain litigieux. Constatant que les requérants n’avaient pas désigné un autre défendeur, il conclut que le ministère n’était pas le bon défendeur (ненадлежащий ответчик). Pour ces motifs, il rejeta l’action des requérants.
20. Les requérants firent appel. Ils arguèrent que l’ingérence dans leur droit au respect de leurs biens avait résulté des actes et décisions illicites des dirigeants de l’état-major, en violation des dispositions régissant l’expropriation, et que le défendeur était bien la République tchétchène prise en la personne de son principal organisme budgétaire (главный распорядитель бюджетных средств), en vertu de l’article 1069 du code civil et de l’article 158 du code budgétaire (paragraphes 25 et 27 ci‑dessous). Selon eux, le tribunal aurait dû déterminer quel organe devait représenter la République tchétchène dans le litige et si l’état-major ne pouvait le faire.
21. Le 29 mai 2014, la Cour suprême de Tchétchénie rejeta l’appel des requérants en faisant siennes les conclusions du tribunal. Elle ajouta que la mairie d’Argun n’avait pas procédé à la démolition des biens des requérants ni à l’emprise sur ceux-ci et que sa responsabilité ne pouvait donc pas être engagée.
22. Le 19 août 2014, un juge unique de la Cour suprême de Tchétchénie refusa de transmettre pour examen au présidium de cette juridiction le pourvoi en cassation introduit par les requérants. Il confirma la conclusion de l’arrêt d’appel selon laquelle le ministère n’avait pas privé les requérants de leurs biens et n’était donc pas responsable de leur préjudice. Quant à l’argument selon lequel le ministère ne faisait que représenter les autorités républicaines, au sens des articles 16 et 1069 du code civil (paragraphes 24‑25 ci-dessous), le juge estima que la mise en application desdits articles nécessitait de démontrer l’illicéité des actes ou omissions des autorités. Or il nota que les requérants n’avaient pas nommé les fonctionnaires qui auraient commis des actes illicites et qu’ils n’avaient pas démontré en quoi le décret du 26 janvier 2011 relatif à l’état-major aurait été illicite. Enfin, le juge reprocha aux requérants de ne pas avoir formé de prétentions relatives à l’expropriation (иных требований (...), связанных с изъятием земельных участков (...) не заявляли). Il en déduisit que le juge du fond n’avait pas à statuer d’office sur la question du paiement d’une indemnité d’expropriation.
23. Le 27 octobre 2014, un juge unique de la Cour suprême de Russie refusa de transmettre pour examen à la chambre civile de cette juridiction le pourvoi en cassation formé par les requérants. Il considéra, d’une part, que les requérants n’avaient pas fourni de preuves d’illicéité d’un acte ou une omission des autorités ou des fonctionnaires liés à la démolition de leurs biens et à l’emprise sur ceux-ci et, d’autre part, qu’ils n’avaient pas formulé de prétentions relativement à une violation de la procédure d’expropriation (требований о нарушении порядка изъятия (...) участка).
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Les dispositions internes pertinentes relatives aux actions en responsabilité délictuelle des autorités et l’interprétation de ces dispositions par les hautes juridictions
24. Selon l’article 16 du code civil, le préjudice causé à une personne physique ou morale par les actes ou omissions illicites des autorités publiques ou des fonctionnaires doit être réparé respectivement par l’État fédéral, par la région (République) ou par la municipalité.
25. Selon l’article 1069 du code civil, le préjudice causé par les actes ou omissions illicites des autorités ou des fonctionnaires, y compris par l’adoption d’un acte contraire à la loi ou à une autre disposition supérieure, doit être réparé par le trésor public (казна) compétent – fédéral, régional (républicain) ou local.
26. Selon les directives conjointes des plénums de la Cour suprême et de la Cour supérieure de commerce du 1er juillet 1996, qui étaient applicables jusqu’au 23 juin 2015, dans les litiges intentés par les personnes physiques ou morales concernant la réparation de préjudice conformément à l’article 16 du code civil, le bon défendeur devait être l’État fédéral, la région (République) ou la municipalité, pris en la personne de son organe financier compétent ou d’un autre organe bénéficiant d’une délégation de compétences (соответствующий финансовый или иной управомоченный орган). Si le demandeur dirigeait ses prétentions directement contre l’organe fédéral, régional (républicain) ou municipal ayant causé le préjudice allégué, le tribunal devait citer comme défendeur l’organe financier compétent ou un autre organe bénéficiant d’une délégation de compétences.
27. Selon l’article 158 § 3 du code budgétaire, l’organisme budgétaire principal (главный распорядитель средств бюджета) – fédéral, régional (républicain) ou municipal – participe comme défendeur aux procès concernant les actions dirigées contre l’État fédéral, la région (République) ou la municipalité respectivement, en réparation du préjudice causé par les actes ou omissions illicites des autorités publiques et des fonctionnaires.
28. Dans ses directives du 22 juin 2006, le plénum de la Cour supérieure de commerce a indiqué que le tribunal saisi d’une action en responsabilité contre les autorités publiques, conformément à l’article 158 du code budgétaire, devait déterminer quel organe, en tant qu’organisme budgétaire principal, devait participer au procès au nom du défendeur.
29. Selon l’article 41 du code de procédure civile, le tribunal peut, à la demande du demandeur ou avec le consentement de celui-ci, remplacer un défendeur qui n’est pas le bon (ненадлежащего ответчика) par un autre.
2. Les dispositions internes pertinentes relatives à la privation forcée des biens
30. Selon l’article 35 § 3 de la Constitution russe, personne ne peut être privé de sa propriété autrement que par une décision de justice. La privation forcée de biens pour les besoins de l’État ne peut être faite qu’après une indemnisation préalable et équivalente à la valeur des biens en question.
31. Les dispositions pertinentes en l’espèce relatives à la privation forcée des biens et à l’expropriation sont exposées dans l’arrêt Tkachenko c. Russie (no 28046/05, §§ 19-25, 20 mars 2018).
EN DROIT
1. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES
32. À la suite du décès du requérant, la requérante a exprimé le souhait de poursuivre la procédure en son nom. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations sur ce point.
33. La Cour rappelle que, dans les cas où le requérant décède après l’introduction de la requête, elle autorise normalement les proches de l’intéressé à poursuivre la procédure, à condition qu’ils aient un intérêt légitime à le faire (voir, par exemple, Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 79, CEDH 2016, et les affaires qui y sont citées). Eu égard à l’objet de la requête et à l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour estime que, en l’espèce, la requérante, qui est la veuve du requérant, a un intérêt légitime au maintien de la requête au nom de celui-ci et, de ce fait, qualité pour agir au titre de l’article 34 de la Convention.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du procotole no 1 à LA CONVENTION
34. Les requérants dénoncent une violation de leur droit de propriété en raison de l’occupation de leur terrain et de la démolition de leurs biens immobiliers sans indemnisation. Ils invoquent l’article 1, alinéa premier, du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. »
1. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
35. Le Gouvernement argue en substance que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, et cela à plusieurs égards.
36. Il soutient que les requérants n’ont pas porté plainte au pénal pour destruction illicite des biens, ni au moment de la démolition de leurs immeubles ni après, et qu’ils n’ont pas demandé que la démolition fût déclarée illicite ou effectuée en violation des dispositions régissant l’expropriation.
37. Quant à l’action en réparation, selon le Gouvernement, les requérants auraient dû diriger leurs prétentions contre l’état-major avant la dissolution de celui-ci. Ayant omis de le faire à temps, les intéressés ont contribué, aux yeux du Gouvernement, à l’impossibilité d’identifier la personne responsable de leur préjudice. Le Gouvernement estime que, en assignant ultérieurement en justice le ministère des Finances, sans avoir demandé à désigner un défendeur plus approprié, les requérants ont accepté le risque de voir leur action rejetée car le ministère des Finances n’aurait été ni l’initiateur de la reconstruction, ni l’organisateur, ni l’exécutant des travaux. Pour le Gouvernement, les mêmes considérations s’appliquent à la mairie d’Argun qui, par ailleurs, n’aurait pas procédé à l’expropriation des biens.
38. Enfin, le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas indiqué quels étaient les actes ou omissions illicites qui leur auraient causé un préjudice ni quels fonctionnaires en auraient été les auteurs, et qu’ils n’ont pas démontré en quoi le décret du 26 janvier 2011 aurait été contraire à la loi ou illicite d’une autre manière. De toute façon, selon le Gouvernement, ce décret ne contenait pas d’injonction de démolir les biens des intéressés.
b) Les requérants
39. Les requérants rétorquent que l’état-major ne pouvait pas être défendeur au procès, soutenant qu’il n’était pas doté de la personnalité juridique, qu’il n’avait pas d’adresse officielle et ses décisions ne pouvaient pas faire l’objet d’un recours. Par ailleurs, ils indiquent que la dissolution de l’état-major à une date inconnue a fait obstacle à ce que cette entité soit assignée en justice. Ils estiment qu’ils ne pouvaient diriger leur action que contre la République tchétchène représentée par son ministère des Finances. Ils arguent par ailleurs que, si le tribunal du district Staropromyslovski considérait que le ministère n’était pas le bon défendeur, il aurait dû déterminer qui avait cette qualité.
40. Les requérants concluent que leur action en réparation pouvait être considérée comme un épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 de la Convention, et qu’ils n’étaient plus obligés d’exercer d’autres voies de recours.
41. À titre subsidiaire, les requérants indiquent que leur plainte au pénal n’a pas abouti (paragraphe 15 ci-dessus) et qu’une tentative d’annulation du décret du 26 janvier 2011 aurait été dénuée de sens.
2. Appréciation de la Cour
42. La Cour rappelle que les requérants sont uniquement tenus d’épuiser les voies de recours internes qui sont accessibles, susceptibles de leur offrir le redressement de leurs griefs et présentent des perspectives raisonnables de succès (voir, parmi beaucoup d’autres, Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 75, CEDH 2011 (extraits)). Généralement, elle examine si, compte tenu de l’ensemble des circonstances de la cause, le requérant a fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les voies de recours internes (voir, par exemple, mutatis mutandis, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 116‑122, CEDH 2007‑IV).
43. Procédant à l’analyse des objections relatives à un non-épuisement des voies internes, la Cour relève ce qui suit.
44. Tout d’abord, contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, les requérants ont bien tenté de faire ouvrir une enquête pénale pour destruction et privation de leurs biens (paragraphe 15 ci-dessus), mais ils ont été redirigés vers les juridictions civiles.
45. Ensuite, s’agissant de l’absence de prétentions en justice envers l’état-major, la Cour s’accorde avec les requérants pour dire que cette entité sui generis, ayant un statut non précisé, ne pouvait pas être défenderesse au procès et qu’elle a été dissoute avant que les intéressés n’introduisent leur action en justice. En effet, il n’a pas été démontré que l’état-major était une « autorité publique » au sens des articles 16 et 1069 du code civil. Mais à supposer que tel était le cas, il ressort des dispositions internes pertinentes que le défendeur devait toujours être la République tchétchène, représentée par son organe financier compétent, et qu’il incombait au tribunal de déterminer qui était le bon défendeur dans ce type de litiges (paragraphes 25-29 ci-dessus).
46. Quant à l’absence alléguée de prétentions relatives à la violation de la procédure d’expropriation, la Cour note d’emblée que, en droit russe, seules les autorités publiques, et non les personnes subissant une privation de biens, peuvent former une action en expropriation (Tkachenko, précité, §§ 20-24). En l’espèce, elle ne peut que constater que les requérants ont bien soulevé ces prétentions dans le cadre de leur litige (paragraphes 16 et 20 ci-dessus), en faisant ainsi tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’eux dans cette situation.
47. Partant, la Cour rejette ces exceptions d’irrecevabilité implicites.
48. En ce qui concerne enfin l’objection selon laquelle les requérants n’auraient pas soulevé et démontré l’illicéité des actions ou omissions des autorités et des fonctionnaires, y compris l’illicéité du décret du 26 janvier 2011, la Cour estime que cette question est intrinsèquement liée au fond du grief. Elle décide ainsi de la joindre au fond.
49. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il n’est pas irrecevable pour d’autres motifs, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
50. Le Gouvernement avance que l’ingérence dans le droit au respect des biens des requérants a été causée par les autorités dans le cadre de la réalisation d’un programme de reconstruction du centre-ville d’Argun, bien qu’aucun acte relatif à l’expropriation des biens n’ait été adopté.
51. Se référant aux conclusions des juridictions dans le litige en question, il estime que les autorités républicaines et municipales ne sont pas responsables du préjudice causé aux requérants.
52. En outre, selon le Gouvernement, les autorités ont tenté à plusieurs reprises d’indemniser les requérants, mais ceux-ci ont décliné toutes les offres. Le Gouvernement allègue enfin que, le 31 décembre 2014, le maire d’Argun a conféré au premier requérant le bail d’une parcelle mesurant 600 m2 pour une durée de 49 ans avec la possibilité d’un rachat ultérieur.
b) Les requérants
53. Les requérants estiment que l’ingérence dans leur droit au respect de leurs biens n’a pas été opérée « dans les conditions prévues par la loi ». Ils soutiennent à cet égard que la procédure d’expropriation n’a pas été suivie en l’espèce, bien que la mesure ait été prise, selon eux, par les autorités tchétchènes et au nom de la République tchétchène.
54. Ils arguent que, bien que les autorités se soient engagées à leur faire construire une maison, ils ne faisaient en réalité pas partie des personnes ayant obtenu de nouveaux logements. Quant aux offres d’indemnisation qu’ils ont déclinées, les requérants indiquent que les appartements qui leur ont été proposés avaient été occupés par d’autres personnes, qu’il s’agissait de baux sociaux et non pas de titres de propriété, et que la proposition de leur délivrer un terrain constructible n’avait pas été accompagnée de documents justificatifs de droits réels (без правоустанавливающих документов).
55. Les requérants concluent que le refus de leur allouer une indemnité pour le préjudice qu’ils estiment avoir subi au seul motif que le ministère des Finances n’était pas le bon défendeur en l’espèce s’analyse en une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence et la nature de l’ingérence
56. En l’espèce, il n’est pas contesté que trois bâtiments et un terrain étaient les « biens » des requérants au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il n’est pas non plus contesté que la démolition de ces bâtiments et l’occupation du terrain ont été effectuées par les autorités publiques, au sens large du terme, pour les besoins de la reconstruction de la ville d’Argun. La Cour considère qu’il s’agissait de « privation des biens » au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.
57. Elle doit rechercher à présent si l’ingérence se justifie sous l’angle de cette disposition. Pour être compatible avec celle-ci, la mesure doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté.
b) Sur le respect du principe de légalité
58. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 94-95, 25 octobre 2012). Il en découle que la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, § 80, 8 décembre 2005, avec les références qui y sont citées). L’expression « dans les conditions prévues par la loi » présuppose l’existence et le respect de normes de droit interne suffisamment accessibles et précises (Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 110, série A no 102) et offrant des garanties contre l’arbitraire (Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 95).
59. La Cour a déjà eu l’occasion de dire qu’une ingérence effectuée en violation des dispositions internes ne satisfaisait pas au critère de la « légalité » (voir, par exemple, East West Alliance Limited c. Ukraine, no 19336/04, §§ 179-181 et 195, 23 janvier 2014, et Tkachenko, précité, § 56). Cependant, toute irrégularité procédurale n’est pas de nature à rendre l’ingérence incompatible avec l’exigence de « légalité » (Ukraine-Tioumen c. Ukraine, no 22603/02, § 52, 22 novembre 2007). La Cour rappelle à cet égard qu’elle dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué ; elle ne peut dès lors mettre en cause l’appréciation des autorités internes quant à des erreurs de droit prétendues que lorsque celles-ci sont arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, parmi beaucoup d’autres, Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 116, 15 mars 2018).
60. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour relève que, n’ayant pas pu obtenir d’indemnisation pour la privation de leurs biens, les requérants ont intenté une action en réparation de leur préjudice contre la République tchétchène. Leur action a été rejetée essentiellement pour trois motifs : i) le ministère des Finances et la mairie d’Argun n’avaient pas procédé à la démolition des immeubles et à l’occupation du terrain et n’étaient pas les bons défendeurs ; ii) les requérants n’avaient pas formulé de prétentions relativement à violation de la procédure d’expropriation ; iii) ils n’avaient pas allégué ni, surtout, démontré une « illicéité » des actes ou omissions des autorités ou fonctionnaires au sens de l’article 1069 du code civil.
61. Quant au premier motif, la Cour note que les requérants n’ont jamais allégué que l’ingérence en cause avait été opérée par le ministère des Finances. Au contraire, ils estimaient que le défendeur à l’instance était la République tchétchène, représentée par le ministère des Finances conformément aux dispositions internes. Pourtant, les juridictions civiles ont adopté une approche formaliste, légitimant la conclusion que personne n’était responsable de la privation des biens des requérants.
62. Quant aux deuxième et troisième motifs, la Cour a déjà établi que les requérants ont bien formulé les prétentions et moyens concernant un irrespect par les autorités de la procédure d’expropriation (paragraphe 48 ci‑dessus), et cela contrairement aux considérations des juges de cassation à cet égard (paragraphes 22-24 ci-dessus ; comparer aussi avec Adikanko et Basov-Grinev c. Russie, nos 2872/09 et 20454/12, § 50, 13 mars 2018, dans le contexte de l’article 6 § 1 de la Convention).
63. La procédure d’expropriation comportait plusieurs étapes et garanties contre l’arbitraire, dont la notification écrite de la décision d’expropriation, la rédaction d’une convention de rachat, en cas de désaccord du propriétaire, un droit pour l’autorité publique compétente d’intenter une action en expropriation (paragraphe 31 ci-dessus ; voir, pour un résumé de la portée des dispositions pertinentes, Tkachenko, précité, § 54) et, surtout, le paiement d’une indemnité. Or, en l’espèce, cette procédure obligatoire a été méconnue, sans qu’une explication ne soit fournie et sans que les requérants ne bénéficient d’une indemnité (comparer avec Tkachenko, précité, où la procédure d’expropriation n’a pas été suivie mais les requérants ont été relogés, et voir, a contrario, Sigunovy c. Russie (déc.) [comité], no 18836/11, 12 février 2019, où les requérantes ont obtenu un logement équivalent).
64. De l’avis de la Cour, c’est bien l’irrespect de cette procédure obligatoire et l’absence de toute indemnisation qui constituait l’aspect d’« illicéité » de l’ingérence au sens des articles 16 et 1069 du code civil. Constatant que les requérants ont soulevé cet aspect devant les juridictions internes et considérant que l’action en réparation était une voie appropriée susceptible d’aboutir à l’allocation d’une indemnisation, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité implicite du Gouvernement (paragraphe 48 ci‑dessus).
65. La Cour note enfin que les autorités ont tout de même présenté aux requérants quelques offres de relogement, mais que ces offres ont été faites en dehors de tout cadre légal et apparaissent plutôt comme des offres ex gratia, et que l’on ne peut pas dire que leur rejet par les requérants puisse s’analyser en une renonciation à leur droit à une indemnisation (comparer avec Volchkova et Mironov c. Russie, nos 45668/05 et 2292/06, § 125, 28 mars 2017). Elle estime également que l’allégation du Gouvernement selon laquelle le requérant est devenu locataire d’une parcelle en 2014 n’a aucune pertinence pour la présente affaire.
66. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’ingérence, opérée en méconnaissance complète par les autorités de la procédure obligatoire d’expropriation et en l’absence de toute indemnisation, a permis aux autorités de tirer bénéfice de leur comportement illégal (Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 94, 22 décembre 2009).
67. Cette expropriation de fait a été arbitraire et donc « illégale » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences de cette disposition.
Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
68. Les requérants se plaignent que la démolition de leur maison sans indemnisation était contraire à l’article 8 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit au respect (...) de son domicile (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
69. Le Gouvernement conteste cette thèse et allègue que la requérante est à présent propriétaire d’une autre maison, qu’elle habite.
70. Les requérants indiquent avoir effectivement acheté une maison inachevée, au moyen de fonds prêtés par des particuliers. Ils estiment que ce fait n’a aucun lien avec la violation alléguée de leurs droits protégés par l’article 8 de la Convention.
71. La Cour constate que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et qu’il doit donc de même être déclaré recevable. Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 66-67 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 8 de la Convention (voir, parmi d’autres, Tkachenko, précité, §§ 59-62).
4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
72. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
1. Thèses des parties
73. Au titre du dommage matériel qu’ils estiment avoir subi, les requérants réclament 7 039 715 RUB. Ils fournissent à l’appui de leur demande le rapport estimatif des biens en question (paragraphe 16 ci‑dessus) indiquant que cette somme correspond à la valeur marchande probable des biens en avril 2012 si ceux-ci n’avaient pas été détruits et occupés en janvier 2011.
Ils sollicitent également une somme pour dommage moral et demandent à la Cour d’en fixer le montant en équité.
74. Le Gouvernement répète que les intéressés ont refusé les offres d’indemnisation et il conclut que tout préjudice matériel éventuel résulterait de leur propre attitude. Il ajoute que, en tout état de cause, les requérants n’ont pas prouvé qu’il existait un lien entre les actes ou omissions des autorités et le préjudice allégué, et que le rapport estimatif est donc sans pertinence. Quant à la demande au titre du préjudice moral, le Gouvernement, estime qu’elle est non étayée et formulée in abstracto, et qu’elle ne doit donc pas être considérée comme une demande à ce titre.
2. Appréciation de la Cour
75. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci et que la réparation du dommage matériel doit aboutir à la situation la plus proche possible de celle qui existerait si la violation constatée n’avait pas eu lieu (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no 71243/01, § 33, CEDH 2014). La Cour a déjà jugé à cet égard qu’elle ne pouvait pas mettre sur le même plan une expropriation régulière et une expropriation indirecte contraire au principe de légalité (Guiso-Gallisay [GC], précité, § 95).
76. En l’espèce, le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention découle du fait que l’ingérence litigieuse ne satisfaisait pas à la condition de légalité. Dans ce cas, l’indemnisation à octroyer au titre du dommage matériel devra correspondre à la valeur pleine et entière des biens en cause au moment de l’expropriation, actualisée et assortie d’intérêts s’il y a lieu, pour compenser les effets de l’inflation et le long laps de temps écoulé depuis la dépossession (Guiso-Gallisay [GC], précité, §§ 96, 103 et 105).
77. La Cour prend note de la valeur des biens indiquée dans le rapport commandé par les requérants et non contesté par le Gouvernement. Certes, ce rapport reflète la valeur probable des biens non pas au moment de l’ingérence mais près d’un an et trois mois plus tard. Néanmoins, ce laps de temps étant relativement court, et en l’absence de tout autre élément indicatif de la valeur des biens en janvier 2011, la Cour se base sur ledit rapport (comparer avec Maharramov c. Azerbaïdjan (satisfaction équitable), no 5046/07, § 19, 9 mai 2019, et les références qui y sont citées).
78. Compte tenu de tous les éléments dont elle dispose, et appliquant le principe non ultra petita, la Cour octroie à la requérante 97 250 euros (EUR) pour dommage matériel (voir aussi ibidem, § 22), cette somme correspondant au montant réclamé par les requérants selon le taux de conversion à la date de leurs observations devant la Cour.
79. Concernant la demande à titre de dommage moral, la Cour rappelle que, de par sa nature, ce dommage ne se prête pas à un calcul ou à une quantification précise (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 224, CEDH 2009), et qu’elle accepte d’examiner des prétentions dont les requérants n’ont pas chiffré le montant, « s’en remet[tant] à l’appréciation de la Cour » (voir les affaires citées dans l’arrêt Nagmetov c. Russie ([GC], no 35589/08, § 72, 30 mars 2017)). Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle décide d’allouer 6 500 EUR à la requérante pour dommage moral.
2. Frais et dépens
80. Les requérants réclament 3 040 EUR pour les honoraires de Me Itslayev, pour 19,5 heures de travail effectué en 2014 et en 2019 au taux horaire de 160 EUR. Ils fournissent à l’appui de leur demande une convention d’assistance juridique conclue le 14 août 2018 entre Me Itslayev et la requérante. Ils demandent également 376 EUR pour les frais de traduction.
81. Le Gouvernement considère que ces demandes ne sont pas étayées et il invite la Cour à les rejeter dans leur totalité.
82. La Cour observe que la convention d’assistance juridique ne couvre pas une partie de travail de l’avocat effectué antérieurement à la conclusion de celle-ci. Compte tenu des documents dont elle dispose, la Cour décide d’allouer à la requérante 1 440 EUR pour les honoraires de Me Itslayev, à verser directement sur le compte de celui-ci. S’agissant de la demande au titre des frais de traduction, la Cour estime que celle-ci n’est pas dûment étayée, et elle la rejette.
3. Intérêts moratoires
83. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit que la requérante a un intérêt légitime au maintien de la requête au nom du requérant et, de ce fait, qualité pour agir au titre de l’article 34 de la Convention ;
2. Joint au fond l’exception du Gouvernement tirée d’un non-épuisement des voies de recours internes relativement à l’illicéité des actions ou omissions des autorités, et la rejette ;
3. Déclare la requête recevable ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention ;
6. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 97 250 EUR (quatre-vingt-dix-sept mille deux cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
2. 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
3. 1 440 EUR (mille quatre cent quarante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident