CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE CASTELLANI c. FRANCE
(Requête no 43207/16)
ARRÊT
Art 3 (volet matériel) • Recours à la force • Irruption d’une unité d’élite de la police au domicile d’un suspect au petit matin pour procéder à son arrestation aux fins d’audition dans le cadre d’une enquête pénale • Nécessité de garanties suffisantes face aux risques d’abus d’autorité et de violation de la dignité humaine lors du recours, dans un tel contexte, aux forces spéciales • Doutes sur l’existence de précautions suffisantes • Tribunaux ayant reconnu la légitime défense du requérant, qui avait frappé un policier cagoulé en le prenant pour un cambrioleur • Blessures résultant de l’emploi d’une force physique non rendue strictement nécessaire par le comportement du suspect
STRASBOURG
30 avril 2020
DÉFINITIF
30/07/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Castellani c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Mārtiņš Mits,
Lado Chanturia,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée (no 43207/16) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Joseph Castellani (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 19 juillet 2016,
Notant que, le 7 février 2018, le grief concernant l’article 3 a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mars 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Dans sa requête, le requérant se plaint d’avoir été victime de violences au cours de son interpellation, à son domicile, par une unité d’élite de la police. Il considère que le choix de faire intervenir cette unité, ainsi que l’usage de la force par ces policiers, étaient contraires à l’article 3 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1956 et réside à Contes. Il est représenté par Me J.-P. Joseph, avocat.
3. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
1. La genèse de l’affaire
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
5. Le 6 mai 2002, une information judiciaire fut ouverte contre X pour subornation de témoin et menaces de mort réitérées à la suite de la plainte déposée par M. A., avocat. Ce dernier avait témoigné dans une affaire de violences dirigées contre la force publique, dans laquelle trois membres de la famille E.H. avaient été condamnés. Il déclara qu’avec d’autres individus, une personne impliquée par son témoignage l’avait menacé.
6. Le 21 mai 2002, le juge d’instruction délivra une commission rogatoire aux enquêteurs avec pour mission de préciser les circonstances et d’identifier l’auteur des faits et, à ces fins, de procéder à toutes auditions, perquisitions et saisies utiles à la manifestation de la vérité. Les principaux suspects étaient membres de la famille E.H., famille amie et voisine du requérant.
7. Le 10 juin 2002, Mme O., compagne de A., indiqua par téléphone que « la personne ayant agressé son concubin en compagnie du nommé N.E.H. le matin du 27 avril 2002, serait un certain Joseph Castellani, ami de la famille E.H. ».
2. L’interpellation du requérant
8. Le 18 juin 2002, après identification de certains membres de la famille E.H. comme auteurs présumés de menaces de mort et de subornation de témoins, les policiers de la circonscription de sécurité publique de Nice demandèrent et obtinrent le soutien du groupe d’intervention de la police nationale (GIPN) pour interpeller des membres de la famille E.H. La commandante, Mme R., la capitaine, Mme D., et le sous-brigadier-chef M. B., accompagnés du GIPN, procédèrent à l’interpellation de deux membres de la famille E.H. dans un premier temps. À la demande de la commandante R., le chef de l’unité du GIPN, M. D.A., accepta ensuite d’intervenir pour interpeller le requérant mis en cause dans la même affaire et qui leur avait été présenté comme étant dangereux, par la commandante R. et la capitaine D. Ils procédèrent à cette opération le même jour, vers 6 heures du matin, au domicile du requérant. L’équipe du GIPN était constituée de dix fonctionnaires, revêtus de leur combinaison d’intervention, cagoulés, casqués, portant un bouclier et armés.
9. Les circonstances de cette opération policière sont contestées par les parties. Selon le requérant, ignorant qu’il s’agissait de policiers, il frappa en état de légitime défense un policier, puis dans un second temps alors qu’il n’opposait plus de résistance, il fut roué de coups. Selon les policiers, bien que le requérant n’ait pas pu se méprendre sur leur identité, il se rebella violemment, les contraignant à faire un usage proportionné de la force.
1. La version du requérant
10. Vers six heures du matin, le requérant fut réveillé à l’aube par les aboiements de ses chiens, puis par deux coups sourds sur le portail. Avant même qu’il ait eu le temps de descendre au rez-de-chaussée, il aperçut en bas de l’escalier, un homme cagoulé de noir, le bras droit tendu vers l’avant d’où jaillit une flamme sans détonation. Il pensa être agressé à son domicile par des malfaiteurs, rejoignit sa femme pour lui demander de se cacher, puis revint dans le couloir à l’étage. Ayant la sensation qu’un homme montait l’escalier, il s’empara d’une barre de fer (dont la présence s’expliquait par des travaux en cours), frappa à deux reprises celui qu’il prenait pour un malfaiteur, le désarmant et le faisant tomber dans l’escalier. Il entendit alors crier « Police, police ! » par plusieurs hommes en même temps. Réalisant qu’il s’agissait des forces de l’ordre, il déposa la barre, leva les mains en criant « ... ça va je vous ai pris pour un cambrioleur... », puis laissa monter les forces de l’ordre sans opposer la moindre résistance aux policiers qui le saisirent.
11. Après avoir confirmé son identité, il reçut un coup de tête du policier casqué qu’il avait touché avec la barre de fer avant d’être emmené dans une pièce vide et en travaux, où il fut frappé à coups de poings et de pieds. L’un des policiers le maintint plusieurs minutes au sol, en appuyant son pied sur sa tête et la femme qui les commandait le menaça en ces termes : « chaque fois que tu menaceras un témoin, on reviendra, ordure... ». Selon le requérant, ce n’est qu’à ce moment que les forces de l’ordre l’informèrent de ce qu’ils intervenaient en exécution d’une commission rogatoire, à la suite d’une plainte déposée pour subornation de témoins. Il fut de nouveau frappé pour lui faire dire où se trouvaient les armes dont il pouvait être en possession. Une carabine 22 LR non déclarée (alors que la détention de ce type d’arme est soumise à autorisation) fut saisie lors de la perquisition. Il fut alors emmené au poste de police après avoir été jeté dans le coffre d’une voiture banalisée où il subit de nouvelles violences, un policier appuyant un genou sur son thorax.
2. La version des policiers
12. Vers 6 h 20, après identification de la maison du requérant et sécurisation des lieux extérieurs, le capitaine du GIPN, D.A. heurta par erreur la cloche du portail et les chiens se trouvant dans le jardin se mirent à hurler. Le portail puis la porte d’entrée furent enfoncés à coup de bélier. Les policiers du GIPN investirent l’entrée de la maison et inspectèrent le rez-de-chaussée en prononçant à plusieurs reprises les mots « Police ! » et « Clair ! ». Après avoir sécurisé le rez-de-chaussée, une partie de l’équipe progressa vers l’étage en empruntant l’escalier étroit se trouvant en face de la porte d’entrée. Le brigadier E., porteur du bouclier marqué « police » gravit en tête cet escalier afin de protéger la progression des fonctionnaires du GIPN qui le suivaient. Alors que sa tête arrivait au niveau du palier, il vit surgir le requérant qui l’attendait en embuscade en haut à droite de l’escalier. Muni d’une barre de fer, le requérant lui porta un premier coup sur le casque, puis sur la main gauche. Dans le même temps, le requérant lâcha un pot d’enduit dans la direction des fonctionnaires du GIPN. Le brigadier E., face à la douleur, s’accroupit au sol, permettant ainsi au policier C., qui le suivait, de l’enjamber, suivi du fonctionnaire Q. Le policier C. percuta au niveau du visage le requérant, toujours muni de sa barre de fer, afin de le repousser. Le requérant tenta alors de porter des coups au fonctionnaire C., conduisant ce dernier à riposter jusqu’à ce que l’intéressé tombe dans une autre pièce. Une fois au sol, le requérant continua à porter des coups, obligeant les fonctionnaires du GIPN, pour le maîtriser et le menotter, à le plaquer sur le ventre au moyen de pressions des genoux et des coudes exercées au niveau du cou, du dos et des jambes. Une fois immobilisé, la commandante R., intervint pour s’assurer de son identité et lui lire ses droits. D’autres fonctionnaires de police prirent en charge la compagne du requérant qui se trouvait en tenue de nuit et faisait une « crise de nerfs », ainsi que la fille du requérant. La barre de fer, d’une longueur de 95 cm et d’un poids de 3 kg fut saisie par les policiers. La perquisition permit de découvrir deux carabines et un fusil non chargés ainsi qu’une cartouchière.
3. La garde-à-vue du requérant
13. Le requérant fut placé en garde à vue à compter de 6 h 25, heure de son interpellation. Au commissariat de police de Nice, il fut examiné à 7 h 45 par le médecin D.Q., qui constata que son état était compatible avec une mesure de garde à vue, « sous réserve de radiographie ». Ce médecin précisa qu’il devait être conduit à l’hôpital pour des examens complémentaires. À 8 h 10, un ordre de transfert de deux personnes gardées à vue, dont le requérant, fut donné par l’officier de police judiciaire, mais seule l’autre personne gardée à vue fut transférée. Le requérant resta sans soins et ne fut emmené à l’hôpital que vers 15 h 30, soit neuf heures après son interpellation.
14. Le 19 juin 2002 sa garde-à-vue fut prolongée. Le Dr C., médecin légiste expert près la cour d’appel l’examina à 10 h 40, et constata l’existence de multiples ecchymoses sur l’ensemble du corps, une fracture de la 9ème côte, une fracture des os propres du nez, du maxillaire droit et du plancher de l’orbite droite. Le médecin ajouta sur le certificat médical les mentions suivantes « attente scanner . chirurgien ORL pour sortie ou intervention » et conclut que « son état de santé [était] compatible avec le maintien de sa garde-à-vue sous réserve que la thérapeutique éventuellement prescrite soit effectuée en milieu hospitalier ».
15. Le requérant fut entendu pour la première fois le 19 juin 2002 à 10 h 5. La fin de sa garde à vue lui fut notifiée le même jour vers 15 h 50.
16. Le requérant fut hospitalisé du 18 au 20 juin 2002 où un hématome périorbitaire droit, une fracture du malaire droit et du cadre orbitaire droit, une fracture du nez et une fracture de côte ont été diagnostiqués. Par la suite, il fut opéré le 28 juin 2002 pour réduction de la fracture faciale et pose d’une plaque sous l’œil droit. Le certificat médical du Professeur G. Q., établi le 5 juillet 2002, conclut que l’incapacité totale de travail (ITT) devait être évaluée à une durée supérieure à huit jours.
17. Le 13 novembre 2002, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu sur les faits de subornation de témoins et de menaces de mort réitérées à l’origine de l’interpellation du requérant.
4. Les poursuites diligentées contre le requérant
18. Le 8 juillet 2002, le requérant fut convoqué devant le tribunal correctionnel de Nice, pour une audience le 26 novembre 2002, afin d’être jugé des chefs de violences volontaires avec arme (une barre de fer), à l’égard d’une personne dépositaire de l’autorité publique ayant entrainé une incapacité de travail supérieure à huit jours, ainsi que pour détention sans autorisation d’arme ou munition de catégorie 1 ou 4.
19. L’affaire fut à plusieurs reprises renvoyée lors des audiences des 26 novembre 2002, 21 janvier 2003, 5 février et 9 novembre 2004, 22 mars et 13 décembre 2005, 24 octobre 2006, 26 juin 2007, 24 juin et 9 décembre 2008, au motif qu’une instruction était en cours à la suite de la plainte avec constitution de partie civile déposée par le requérant et concernant les mêmes faits (paragraphes 22-33 ci-dessous).
20. Le 13 janvier 2009, le tribunal correctionnel le reconnut coupable de détention d’arme sans autorisation s’agissant de la carabine 22 LR et le condamna à une simple amende délictuelle avec sursis. En revanche, il ordonna la restitution au requérant des deux fusils pour la détention desquels il n’était pas en infraction. Par ailleurs, le tribunal relaxa le requérant des chefs de violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique. Il retint la légitime défense, en considérant que le requérant avait pu légitimement se croire agressé à son domicile. Il observa notamment ce qui suit :
« (...) l’intervention du GIPN dans une enquête pour menace est peu commune, et cette impression d’étrangeté est renforcée par le fait qu’à l’issue de son interpellation mouvementée, M. Castellani n’a jamais été mis en examen ni même entendu par le juge d’instruction ayant décerné la commission rogatoire justifiant l’intervention de la police. Autrement dit, une simple convocation aurait, en l’occurrence, largement suffi pour entendre le prévenu : le tribunal ignore toujours ce qui a pu motiver le déploiement de force à l’origine du présent dossier (...) »
21. Le tribunal correctionnel releva également que la compagne et la fille du requérant, entendues comme témoins lors de l’audience, avaient démenti les déclarations des policiers, en affirmant qu’aucune sommation n’avait été effectuée lors de l’entrée des policiers dans leur domicile. Il précisa ce qui suit :
« Au demeurant, on voit mal à quoi servirait l’intervention du GIPN si elle consistait à s’annoncer à la porte du domicile de celui que l’on désire interpeller pour lui demander paisiblement de se présenter au commissariat.
En troisième lieu, les photos prises au domicile de M. Castellani montrent que l’étroitesse de l’escalier emprunté par les policiers ne permettait pas à M. Castellani de voir précisément ce qui se passait à son rez-de-chaussée, et ne lui permettait donc pas de s’apercevoir que son domicile était massivement investi par les policiers.
En quatrième lieu, on ne peut que s’interroger sur les motivations qu’auraient bien pu avoir M. Castellani pour agresser, seul, en caleçon et simplement muni d’un morceau de rampe en métal, une dizaine de policiers sur-armés du GIPN. Rien ne permet d’affirmer que M. Castellani, qui n’a jamais été condamné, soit un individu particulièrement agressif qui aurait, sans aucun motif, voulu causer des blessures à un policier. »
5. Les poursuites diligentées contre les policiers
22. Le 18 novembre 2002, le requérant déposa plainte avec constitution de partie civile pour non-assistance à personne en péril, violences volontaires et actes de barbarie. Une information judiciaire fut ouverte le 7 décembre 2002.
23. En exécution d’une commission rogatoire délivrée le 22 septembre 2003 par le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Nice, l’inspection générale de la police nationale (IGPN) entendit les policiers qui étaient intervenus au cours de cette opération.
24. Le 2 juillet 2004, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non‑lieu partiel, en ne retenant à l’encontre de certains policiers que l’omission de porter secours et en les renvoyant de ce chef devant le tribunal correctionnel de Nice.
25. À la suite de l’appel interjeté par le requérant, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, par un arrêt du 24 février 2005, constata que la partie civile n’avait pas été entendue par le juge d’instruction au vu du rapport de police, et que l’ordonnance de renvoi et de non-lieu partiel du 2 juillet 2004 n’avait pas statué sur la plainte pour violences volontaires et pour actes de barbarie. La cour d’appel annula en conséquence l’ordonnance de non-lieu partiel du juge d’instruction et ordonna la poursuite de l’information.
26. Le requérant fut entendu par le juge d’instruction, mais aucun policier ne fut entendu par ce magistrat. Le Dr T. rendit une expertise établissant que les lésions présentées, les soins entrepris, ainsi que l’état de stress post-traumatique du requérant étaient bien en relation exclusive, certaine et directe avec les suites de l’agression alléguée. Ces blessures justifièrent finalement une ITT de dix-neuf jours et ne furent consolidées qu’un an plus tard, avec une incapacité permanente partielle de 3%, et, pour la souffrance endurée, un pretium doloris évalué à 3/7.
27. Une deuxième ordonnance de non-lieu concernant les faits de violences volontaires par dépositaires de l’autorité publique fut rendue le 27 janvier 2006. Le requérant fit appel.
28. Par un arrêt du 15 juin 2006, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirma le non-lieu des chefs d’actes de barbarie. Concernant les violences volontaires, elle considéra que les fonctionnaires avaient fait des déclarations non concordantes quant aux circonstances précises de leur progression dans l’escalier puis de l’interpellation du requérant. Elle releva que les blessures étaient des coups à la face, aux membres inférieurs, aux côtes, qui ne correspondaient pas à des endroits de prise pour maîtriser un individu qui se rebelle et que les enquêteurs de l’IGPN avaient noté que certains coups avaient été portés par derrière sans n’avoir obtenu aucune explication à ce sujet. La chambre de l’instruction ordonna, en conséquence, un supplément d’information, aux fins de mettre en examen quatre fonctionnaires de police et décida que le dossier lui serait renvoyé après que les actes d’instruction auraient été effectués.
29. Quatre policiers du GIPN furent entendus et mis en examen par le juge d’instruction. Lors de son interrogatoire, le chef de l’unité du GIPN, D.A. expliqua les conditions dans lesquelles les officiers de police judiciaire (OPJ) pouvaient solliciter l’assistance du GIPN : les OPJ devaient contacter le GIPN pour connaître leur disponibilité et leur présenter l’affaire ; ensuite ils devaient demander l’autorisation du directeur départemental de la sécurité publique qui, seul, pouvait autoriser le GIPN à intervenir. Il confirma que l’intervention de son groupe avait été initialement requise pour l’interpellation d’un autre individu. À l’issue de cette interpellation, le requérant lui ayant été décrit par la capitaine D. comme violent, il n’avait pas vu d’inconvénient à procéder également à son interpellation après qu’E.H. les eut conduit à son adresse. Il précisa qu’en voulant vérifier le fonctionnement de la caméra fixée au portail, il avait involontairement heurté la cloche. La commandante de police R., fut quant à elle entendue en tant que témoin assisté. Elle précisa, qu’à l’origine, c’était pour la seule interpellation de la famille E.H., dont certains membres avaient déjà été condamnés pour violences et séquestration de fonctionnaire de police, qu’elle avait demandé au juge d’instruction puis au directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) l’intervention du GIPN. Elle précisa que, concernant le requérant, elle avait consulté les archives et qu’il était défavorablement connu de ses services suite à des conflits de voisinage.
30. Par un arrêt du 25 octobre 2007, soit avant la relaxe du requérant par le tribunal correctionnel des chefs de violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique, intervenue le 13 janvier 2009 (paragraphe 20 ci-dessus), la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirma l’ordonnance de non-lieu du chef de violences volontaires par dépositaires de l’autorité publique. Elle estima qu’il était peu probable que le requérant ait pu croire à l’intrusion d’un cambrioleur compte tenu de l’actionnement de la sonnette, de l’enfoncement du portail, des cris « Police ! » et « Clair ! » lancés par les policiers avant d’entrer et de sortir de chaque pièce du rez-de-chaussée, mais également en raison de l’inscription « police » sur les boucliers du GIPN. Elle considéra :
« (...) que le coup porté par Joseph Castellani sur [le brigadier E.] dans de telles circonstances a déclenché une réaction particulièrement musclée des policiers qui ont décrit le mode opératoire utilisé à savoir : percussion de l’individu, mise et maintien au sol, retournement et menottage des mains dans le dos ; que les blessures subies par Joseph Castellani, certes incompatibles avec une interpellation dans des conditions normales, peuvent s’expliquer par la méthode d’interpellation utilisée pour un individu signalé dangereux et susceptible d’être armé, qui s’était muni d’une barre de fer et s’en était servi pour frapper le premier des policiers arrivant en haut de l’escalier et qui, de surcroit, aux dires de tous les fonctionnaires entendus, loin de se rendre, s’est débattu. »
31. La cour d’appel conclut qu’il n’était pas établi que le brigadier E. ni que tout autre policier aient porté inutilement un ou des coups au requérant après qu’il eut été maîtrisé ni qu’il ait subi des violences pendant son transport au commissariat de police.
32. Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt, avant de s’en désister, le pourvoi en cassation de la partie civile étant irrecevable lorsque le mis en examen a fait l’objet d’une décision de non-lieu confirmée par la chambre de l’instruction et en l’absence d’un pourvoi du parquet général.
33. Le 13 janvier 2009, le tribunal correctionnel de Nice prononça la relaxe des deux fonctionnaires de police renvoyés devant lui des chefs d’omission de porter secours (paragraphe 24 ci-dessus). Il considéra que, s’il ne faisait pas de doute que l’organisation générale du service des gardes à vue avait manqué d’efficacité, rien ne permettait d’affirmer que ces deux fonctionnaires avaient omis volontairement de porter assistance au requérant, alors qu’ils avaient sollicité à plusieurs reprises de leur salle de commandement qu’un véhicule vienne le prendre en charge pour le conduire à l’hôpital.
6. L’action en responsabilité contre l’État
34. Le 26 juin 2009, après avoir été relaxé des chefs de violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique, le requérant forma une action en responsabilité de l’État devant le tribunal de grande instance de Nice, aux fins d’obtenir une indemnisation du préjudice subi compte tenu des conditions de son interpellation puis de sa garde à vue. Le tribunal, par un jugement du 5 avril 2011, considéra qu’en envoyant le GIPN pour procéder à l’interpellation du requérant, l’État avait commis une faute lourde engageant sa responsabilité, avec la motivation suivante :
« Le caractère de dangerosité qui est mis en avant pour justifier l’intervention du GIPN ne résulte que des déclarations des fonctionnaires de police ayant requis son intervention et n’est étayé par aucun élément probant.
Le fait, pour les policiers chargés sur commission rogatoire de procéder à l’audition d’une personne mise en cause, qui n’était pas nommément visée par la plainte sur la base de ce qu’on ne peut appeler autrement que des rumeurs le présentant comme dangereux et violent, est constitutif d’une faute lourde. »
35. Le tribunal condamna l’État à payer au requérant la somme de 59 000 euros (EUR) en indemnisation du préjudice subi, ainsi que 3 500 EUR au titre du remboursement de ses frais.
36. Par un arrêt du 12 avril 2012, la cour d’appel d’Aix-en-Provence, confirma la recevabilité de l’action du requérant mais infirma le jugement pour le surplus et le débouta de ses demandes, selon les motifs suivants :
« Le choix d’un service plutôt que l’autre pour appréhender une personne aux fins d’audition dans le cadre d’une enquête sur commission rogatoire relève de l’appréciation des policiers chargés de cette mission, eu égard aux renseignements obtenus sur les risques de la mission. En aucun cas un tel choix ne peut être considéré comme constitutif d’une faute lourde de l’État.
Il est possible que ce choix ait été disproportionné par rapport au risque que faisait encourir M. Castellani. Mais si ce déploiement de moyens était peut-être inutile, il ne peut être considéré comme constitutif d’une faute lourde. Par ailleurs le préjudice, s’il y en avait un, serait pour l’État, dont les moyens seraient gaspillés, et non pour le particulier.
En l’occurrence, il s’est avéré que le recours à ce service n’était pas complètement inapproprié alors que M. Castellani s’est révélé violent et détenait des armes. Il ne peut être sérieusement prétendu que ce dernier ait cru avoir affaire à des cambrioleurs alors que l’apparence des policiers des groupes d’intervention de la police nationale est très spécifique et connue du grand public, que les policiers se sont annoncés et que leur uniforme porte l’inscription « police ». »
37. Le requérant fut condamné à payer 1 700 EUR en application de l’article 700 du CPC, outre les dépens.
38. Par un arrêt du 10 juillet 2013, la Cour de cassation considéra que la cour d’appel n’avait pas recherché « comme il le lui était demandé, si le fait dommageable ne pouvait pas trouver son origine dans les conditions de la garde à vue, en particulier dans le défaut de soins, distinct de l’omission de porter secours ». Elle cassa l’arrêt du 12 avril 2012, sauf en ce qu’il avait déclaré recevable l’action du requérant et, sur les autres points, renvoya la cause et les parties devant la cour d’appel de Montpellier.
39. Par un arrêt du 27 janvier 2015, la cour d’appel de Montpellier considéra que la faute lourde, engageant la responsabilité de l’État, n’était pas démontrée s’agissant des conditions d’intervention du GIPN pour procéder à l’interpellation du requérant. Elle considéra qu’il ne pouvait être conclu à l’inutilité ou au caractère disproportionné de cette intervention en raison des actes accomplis par le requérant pour se défendre, mais aussi de sa persistance à se rebeller. En revanche, la cour d’appel jugea que l’État avait commis une faute lourde à raison du défaut de soins durant la garde à vue dont le requérant avait fait l’objet. L’État fut condamné au paiement de la somme de 5 000 EUR en réparation du préjudice lié à ce défaut de soins et à la somme de 2 000 EUR conformément à l’article 700 du CPC.
40. Par un arrêt du 10 février 2016, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
41. Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent comme suit :
Article 122-5
« N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte.
N’est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l’exécution d’un crime ou d’un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l’infraction. »
42. Les groupes d’intervention de la police nationale (GIPN) sont des unités d’élite de la police nationale française. Créés en 1972, ils sont destinés à intervenir dans des situations d’extrême violence ou à hauts risques. Ils sont composés de fonctionnaires de police recrutés selon des critères très sélectifs, dotés de matériels performants et soumis à un entraînement constant et rigoureux. La circulaire du ministère de l’intérieur du 4 août 1995 relative aux groupes d’intervention de la police nationale définit ainsi les missions des GIPN :
« A. Missions prioritaires
Les GIPN sont sollicités sans délai de manière absolue et prioritaire dans les cas suivants :
. les actes de terrorisme ;
. les prises d’otages ;
. les retranchements de malfaiteurs ou de forcenés ;
. les mutineries de détenus
(...)
B. Autres missions
En dehors de ces cas, il peut être fait appel aux GIPN soit au niveau local, soit au niveau régional, soit au niveau national, lorsque des situations potentiellement dangereuses exigent un professionnalisme et une technicité particulière impliquant l’usage de moyens et de matériels spécifiques adaptés aux interventions particulièrement périlleuses. »
43. Cette circulaire fixe la procédure de mise en œuvre de l’intervention du GIPN pour les missions d’assistance :
« Les services de la police nationale sollicitant le concours du GIPN territorialement compétent pour des missions de renfort ou d’assistance doivent, par l’intermédiaire des leurs hiérarchies, s’adresser au directeur départemental du lieu d’implantation du GIPN en précisant la nature de l’affaire, les objectifs et le cadre juridique. La direction centrale de la sécurité publique avisée sans délai, par le directeur départemental sollicitera auprès du directeur général de la police nationale la décision de mise à disposition. »
44. Depuis 2015, les GIPN ne sont implantés que dans des collectivités d’outre-mer, les sept groupes de métropole ayant été intégrés au sein d’une autre unité d’élite, le RAID (Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
45. Le requérant se plaint d’avoir été victime de violences lors de son interpellation par la police, alors que l’intervention du GIPN, comme l’usage de la force, n’étaient ni nécessaires ni proportionnés. Il invoque l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
46. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
1. Sur la recevabilité
47. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
(a) Le requérant
48. Le requérant considère que le choix de l’utilisation du GIPN n’était ni nécessaire ni proportionné. Il rappelle que le GIPN est connu pour l’efficacité de ses interventions concernant le terrorisme et le grand banditisme. Or, il estime qu’une intervention d’une telle envergure sur une simple plainte téléphonique pour des faits de subornation de témoins constitue une rareté juridique. Une simple convocation par les services de police aurait suffi s’agissant d’une personne qui n’avait jamais été condamnée, exerçait la profession d’entrepreneur depuis des décennies, était père de famille, âgé de près de 46 ans et ne faisait l’objet d’aucune fiche quelconque de renseignements. Il estime que le Gouvernement tente de justifier cette action en inventant a posteriori une dangerosité qui n’existait pas. Il rappelle que le tribunal correctionnel, dans son jugement du 13 janvier 2009 le relaxant, a souligné que le déploiement de force dont a fait preuve le GIPN restait inexpliqué.
49. Le requérant soutient également que, lors du déroulement de l’opération, l’usage de la force par les policiers n’était ni nécessaire ni proportionné. Il fait valoir que le jugement du tribunal correctionnel qui l’a relaxé des chefs de violences à l’encontre des policiers a établi qu’il avait agi en état de légitime défense. Il considère que le Gouvernement ne saurait prétendre que les blessures qu’il a subies seraient la conséquence d’une rébellion de sa part. À cet égard, il relève que les versions des policiers sont contradictoires sur l’endroit exact où se sont déroulés les faits, sur le déroulement même des faits et qu’ils sont également contraires à la configuration des lieux. Il estime que les constatations médicales démontrent qu’il n’a pas été seulement maîtrisé mais roué de coups.
(b) Le Gouvernement
50. Le Gouvernement considère que le choix de l’utilisation du GIPN était nécessaire et proportionné. Il précise que la décision de relaxe rendue par le tribunal correctionnel en 2009 ne concerne que les coups portés par le requérant au brigadier E. dans le premier temps de l’interpellation et non l’ensemble de celle-ci. Il estime en effet que l’interpellation comprend également un deuxième temps, au cours duquel la rébellion du requérant a été établie par l’information judiciaire. Le Gouvernement considère, par ailleurs, que les faits de menaces de mort réitérées et de subornation de témoins ne peuvent être considérés comme relevant d’une infraction banale et que le requérant présentait un profil potentiellement dangereux qui justifiait l’intervention du GIPN.
51. Le Gouvernement soutient que les fonctionnaires du GIPN ont fait un usage proportionné de la force face au comportement extrêmement violent du requérant. Il indique que ce dernier n’a pas hésité à utiliser à plusieurs reprises une barre de fer à l’encontre des policiers, puis à se débattre violemment, alors qu’il ne pouvait ignorer, notamment après les premiers coups donnés au brigadier E., qu’il avait affaire aux services de police.
2. Appréciation de la Cour
(a) Principes généraux
52. La Cour renvoie aux arrêts Gutsanovi c. Bulgarie, (no 34529/10, §§ 113, 125-126, CEDH 2013 (extraits)), Douet c. France, (no 16705/10, §§ 28-30, 3 octobre 2013), et Ghedir et autres c. France, (no 20579/12, §§ 108‑113, 16 juillet 2015) ainsi que, plus récemment, Boukrourou et autres c. France, (no 30059/15, §§ 77-81, 16 novembre 2017) qui exposent l’ensemble des principes généraux dégagés par sa jurisprudence sur le recours à la force lors d’une interpellation.
53. La Cour rappelle ainsi que l’article 3 ne prohibe pas le recours à la force par les agents de police lors d’une interpellation. Néanmoins, il doit être proportionné et absolument nécessaire au vu des circonstances de l’espèce (voir, parmi beaucoup d’autres, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 76, CEDH 2000‑XII, et Gutsanovi, précité, § 126). À cet égard, il importe notamment de savoir s’il y a lieu de penser que l’intéressé opposera une résistance à l’arrestation, ou tentera de fuir, de provoquer des blessures ou des dommages, ou de supprimer des preuves (Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 56, Recueil 1997‑VIII). La Cour tient à rappeler, en particulier, que tout recours à la force physique par les agents de l’État à l’encontre d’une personne, qui n’est pas rendu strictement nécessaire par son comportement, porte atteinte à sa dignité humaine et, de ce fait, constitue une violation des droits garantis par l’article 3 de la Convention (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 88, 100 et 101, CEDH 2015).
54. Dans l’affaire Gutsanovi (précité, § 137), après avoir pris en compte toutes les circonstances pertinentes de l’espèce, la Cour a conclu que l’opération policière au domicile des requérants n’avait pas été planifiée et exécutée de manière à assurer que les moyens employés soient strictement nécessaires pour atteindre ses buts ultimes, à savoir l’arrestation d’une personne suspectée d’avoir commis des infractions pénales et le rassemblement de preuves dans le cadre d’une enquête pénale. Elle a jugé que les quatre requérants avaient été soumis à une épreuve psychologique qui avait généré chez eux de forts sentiments de peur, d’angoisse et d’impuissance et qui, de par ses effets néfastes, s’analysait en un traitement dégradant au regard de l’article 3.
(b) Application de ces principes en l’espèce
55. La Cour relève d’emblée que l’ensemble des certificats médicaux établis ont constaté que le requérant souffrait de blessures importantes : fractures d’une côte, du nez, du maxillaire droit, du cadre orbitaire, ainsi que de multiples ecchymoses sur l’ensemble du corps. Ces lésions ont nécessité une intervention chirurgicale et ont entrainé des douleurs et une incapacité permanente partielle. L’expert désigné par le juge d’instruction a considéré que l’ensemble de ces blessures justifiaient une ITT de dix‑neuf jours.
56. Outre les souffrances physiques que le requérant a dû supporter, la Cour considère que le traitement auquel il a été soumis a engendré des souffrances psychiques, ainsi qu’en atteste l’état de stress post-traumatique relevé par le Dr T. (paragraphe 26 ci-dessus). La manière dont s’est déroulée l’arrestation de M. Castellani, à savoir très tôt le matin à son domicile, après une ouverture forcée du portail et de la porte d’entrée, par de nombreux agents cagoulés et armés, devant sa compagne et sa fille, ont nécessairement provoqués de forts sentiments de peur et d’angoisse chez lui, susceptibles de l’humilier et de l’avilir à ses propres yeux et aux yeux de ses proches.
57. La Cour doit s’assurer, dans un premier temps, qu’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la société et la sauvegarde des intérêts fondamentaux de l’individu ont été respectés dans les circonstances de l’affaire (Gutsanovi, précité, § 127) et que la planification de l’opération a pris en compte l’ensemble des circonstances pertinentes et a observé des garanties suffisantes. Elle doit également examiner, dans un second temps, si, au vu notamment de l’ensemble des constatations des autorités internes, la force physique dont il a été fait usage à l’encontre du requérant était ou non rendue strictement nécessaire par son comportement.
58. S’agissant de la planification de l’opération, la Cour considère qu’en principe, il ne lui appartient pas de juger du choix d’un service plutôt qu’un autre pour appréhender une personne aux fins d’audition dans le cadre d’une enquête pénale. Néanmoins, elle rappelle que l’intervention d’unités spéciales habituellement engagées dans des situations d’extrême violence ou particulièrement périlleuses exigeant des réactions promptes et fermes (paragraphe 42 ci-dessus) peut comporter des risques particuliers d’abus d’autorité et de violation de la dignité humaine. Elle considère que l’intervention de telles unités doit donc être entourée de garanties suffisantes (mutatis mutandis, Kučera c. Slovaquie, no 48666/99, § 122, 17 juillet 2007).
59. La Cour observe, en l’espèce, que l’opération d’interpellation dans laquelle le GIPN était principalement impliquée le 18 juin 2002 et pour laquelle son intervention avait été autorisée, répondait au but légitime d’effectuer une interpellation et poursuivait l’objectif d’intérêt général de la répression des infractions. Le but de l’intervention policière avec le concours du GIPN était, dans un premier temps, d’interpeller la famille E.H. Il ressort, en effet, des investigations menées par les autorités internes (paragraphe 29 ci-dessus), que le commandant avait demandé l’intervention de cette unité d’élite au juge d’instruction puis obtenu l’accord du DDSP afin d’interpeller, non pas le requérant, mais uniquement les membres de la famille E.H. qui avaient déjà été condamnés pour violences et séquestration de fonctionnaire de police (paragraphe 29 ci-dessus). Ce n’est qu’à la suite de l’interpellation de certains membres de cette famille, le matin du 18 juin 2002, que la commandante de police R., profita de l’opportunité de la présence du GIPN pour leur demander leur assistance dans l’interpellation du requérant, impliqué dans les mêmes faits, sans que le juge d’instruction ait été informé ni que le DDSP ait donné son accord. Partant, la Cour relève que cette opération n’a pas bénéficié des garanties internes existantes entourant normalement l’intervention de ce type d’unités spéciales (paragraphe 43 ci-dessus).
60. Concernant la personnalité du requérant, la Cour constate que les juges internes ayant statué en première instance sur la responsabilité de l’État, ont considéré que le caractère de dangerosité du requérant mis en avant pour justifier l’intervention du GIPN ne résultait que des déclarations des fonctionnaires de police ayant requis son intervention et n’était étayé par aucun élément probant (paragraphe 34 ci-dessus). S’il n’est pas contesté que le requérant détenait des armes à son domicile, la Cour observe néanmoins que le tribunal correctionnel lui a restitué deux d’entre elles dont la possession sans autorisation n’était pas constitutive d’une infraction (paragraphe 20 ci-dessus).
61. Par ailleurs, la Cour relève que certaines juridictions internes ont, elles-mêmes, remis en cause la proportionnalité de l’intervention du GIPN au regard des circonstances de l’espèce. Elle constate que le tribunal correctionnel a jugé le 13 janvier 2009 (paragraphe 20 ci-dessus) que l’intervention d’une unité spéciale telle que le GIPN dans une enquête pour menaces était peu commune et qu’à l’issue de l’interpellation mouvementée du requérant, celui-ci n’avait jamais été mis en examen ni même entendu par le juge d’instruction ayant décerné la commission rogatoire justifiant l’intervention de la police. La Cour observe également que si les juridictions internes n’ont pas retenu la responsabilité de l’État pour le choix de l’intervention du GIPN comme pour les violences qu’il a subi, la cour d’appel a néanmoins considéré qu’il était « possible que ce choix ait été disproportionné par rapport au risque que faisait encourir M. Castellani » (paragraphe 36 ci-dessus).
62. Enfin, il ressort de la lecture des pièces du dossier qu’aucune investigation préalable afin de déterminer si le requérant serait seul au moment de son interpellation n’est alléguée. La présence éventuelle de la fille du requérant et de son épouse n’a donc pas pu être anticipée. Or la Cour estime que la présence éventuelle de membres de la famille du suspect sur les lieux de l’arrestation est une circonstance qui doit être prise en compte dans la planification et l’exécution de ce type d’opérations policières (Gutsanovi, précité, § 132). Cela n’a pas été fait dans le cas d’espèce et les forces de l’ordre n’ont pas envisagé d’autres modalités de leur opération au domicile de la famille du requérant.
63. La Cour considère, après avoir pris en compte toutes les circonstances particulières de l’espèce, que l’opération policière au domicile du requérant n’a pas été planifiée et exécutée de manière à s’assurer que les moyens employés soient strictement nécessaires pour atteindre ses buts ultimes, à savoir l’interpellation d’une personne suspectée d’avoir commis une infraction pénale.
64. S’agissant de l’usage de la force par les fonctionnaires de police, il n’est pas contesté, d’une part, que les lésions constatées sur le requérant ont été causées par les policiers qui ont procédé à son interpellation et, d’autre part, que M. Castellani a frappé l’un d’entre eux avec une barre de fer. Le requérant et le Gouvernement n’ont cependant pas la même version du déroulement des faits. Le requérant affirme qu’il ignorait qu’il s’agissait des forces de police au moment où il a frappé l’un d’entre eux. Le Gouvernement soutient que le requérant ne pouvait ignorer qu’il s’agissait des forces de police et qu’il a sciemment frappé l’un des policiers puis, qu’il s’est rebellé et a continué à se montrer violent.
65. La Cour rappelle que lorsque des procédures internes ont été menées, il ne lui appartient pas de substituer sa propre version des faits à celle des autorités internes qui doivent établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles. Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des matériaux dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 180, CEDH 2011 (extraits)). Or, la Cour note que le tribunal correctionnel a jugé, par une décision devenue définitive, que le requérant avait pu légitimement se croire agressé à son domicile et qu’il avait agi en état de légitime défense (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). En conséquence, la Cour ne peut retenir la thèse du Gouvernement selon laquelle le requérant aurait sciemment agressé les forces de l’ordre ce qui ne ressort que des affirmations des policiers impliqués dans les faits litigieux et mis en cause, à l’exclusion de tout autre élément de la procédure. Par ailleurs, les éléments de preuve dont elle dispose ne permettent pas à la Cour de déterminer si, après qu’il eut compris qu’il s’agissait des forces de l’ordre, le requérant a persisté à se rebeller ou non. Elle constate néanmoins, d’une part, qu’il n’a pas été poursuivi pour des faits de rébellion et, d’autre part, que les gestes accomplis par plusieurs policiers casqués et protégés par des boucliers ont été particulièrement violents. La Cour observe, en effet, que les policiers ont décrit ainsi le mode opératoire utilisé pour interpeller le requérant (paragraphes 12 et 30 ci-dessus) : percussion au niveau du visage, utilisation de la force jusqu’à la mise au sol, retournement et plaquage sur le ventre au moyen de pressions des genoux et des coudes exercées au niveau du cou, du dos et des jambes du requérant puis menottage dans le dos. Ces éléments ajoutés aux multiples fractures et hématomes constatés sur l’ensemble du corps du requérant attestent de l’intensité de la force physique dont il a été fait usage à son encontre.
66. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que les moyens employés n’étaient pas strictement nécessaires pour permettre l’interpellation du requérant et que la force physique dont il a été fait usage à son encontre n’a pas été rendue telle par son comportement.
67. Partant, et eu égard aux conclusions des paragraphes 63 et 66 ci-dessus, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
68. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage matériel
69. Le requérant réclame 2 803 euros (EUR) au titre des frais médicaux déboursés, exposant qu’il n’était affilié à aucune caisse de sécurité sociale.
70. Le Gouvernement considère que la demande de 2 803 EUR doit être rejetée, le requérant ne justifiant pas avoir assumé la charge de tels frais, ni que ceux-ci seraient en lien direct avec les blessures occasionnées.
71. Compte tenu des pièces produites et notamment de l’expertise du Dr T., la Cour retient qu’il existe un lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Par ailleurs, le requérant justifie du paiement des frais médicaux par la production de quittances de frais d’hospitalisation. Partant, elle octroie au requérant 2 803 EUR pour dommage matériel.
2. Dommage moral
72. Le requérant réclame la somme de 10 000 EUR compte tenu du déficit fonctionnel permanent dont il souffre, ainsi que 10 000 EUR au titre de ce qu’il qualifie préjudice moral, soit une somme totale de 20 000 EUR.
73. Le Gouvernement estime que l’allocation d’une somme totale limitée à 14 000 EUR au titre du dommage moral paraît plus raisonnable.
74. La Cour, statuant en équité, considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 20 000 EUR au titre du dommage moral.
3. Frais et dépens
75 Le requérant réclame 25 000 EUR au titre des frais de déplacements et d’avocat engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes.
76 Le Gouvernement considère qu’en l’absence de toute facture ou note d’honoraires justifiant de sommes versées au titre des frais et dépens, et précisant leur lien avec la violation alléguée, les demandes formées à ce titre ne sauraient être considérées comme justifiées.
77. Compte tenu de sa jurisprudence et en l’absence de tout justificatif, la Cour rejette la demande présentée au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne.
4. Intérêts moratoires
78. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois les sommes suivantes, au taux applicable à la date du règlement :
1. 2 803 EUR (deux mille huit cent trois euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
2. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 avril 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia WesterdiekSíofra O’Leary
GreffièrePrésidente