CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE HIRTU ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 24720/13)
ARRÊT
Art 3 (matériel) • Traitement inhumain et dégradant • Absence de traitements illicites des autorités durant l’évacuation forcée d’un campement illégal de Roms et ultérieurement à celle-ci
Art 8 • Respect de la vie privée et familiale • Campement non considéré comme un domicile en l’absence de liens suffisants et continus avec le lieu en six mois d’installation • Absence de proposition de relogement • Examen tardif de la proportionnalité de la mesure soit dix-huit mois après l’évacuation • Absence de prise en compte des conséquences de l’expulsion et de la situation particulière des requérants
Art 13 • Recours effectifs • Absence d’examen juridictionnel en première instance, au fond, et en référé des contestations de l’évacuation forcée
STRASBOURG
14 mai 2020
DÉFINITIF
14/08/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Hirtu et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Mārtiņš Mits,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier adjoint de section,
Vu :
la requête susmentionnée (no 24720/13) dirigée contre la République française et dont sept ressortissants roumains, Laurentiu Constantin Hirtu, Stanica Caldaras, Dorina et Paulina Cirpaci, Imbrea et Virgina Istfan et Angelica Latcu (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 11 avril 2013,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par les requérants,
les commentaires reçus de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et du Défenseur des droits, que la présidente de la section avait autorisés à se porter tiers intervenants,
Notant que le 22 avril 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour,
Notant qu’informé de son droit de prendre part à la procédure (article 36 § 1 de la Convention), le gouvernement roumain n’a pas souhaité s’en prévaloir,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 avril 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les requérants allèguent la violation des articles 3, 8 et 13 de la Convention en raison de l’évacuation du campement dans lequel ils étaient installés.
EN FAIT
2. Les requérants sont des ressortissants roumains appartenant à la communauté rom. Les informations les concernant figurent en annexe au présent arrêt. Ils ont été représentés par le Centre Européen des Droits des Roms (European Roma Rights Center – ERRC), organisation non gouvernementale ayant son siège social à Bruxelles, Belgique.
3. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. Les requérants indiquent avoir vécu en France de nombreuses années (plus de dix ans pour six d’entre eux) et, à l’exception d’Angelica Latcu, être titulaires de titres de séjour d’une durée de dix ans en qualité de ressortissants de l’Union européenne. Imbrea et Virginia Istfan ont huit enfants, Stanica Caldaras et sa femme ont quatre enfants, Dorina Cirpaci, fille de Paulina Cirpaci, et Angelica Latcu ont chacune un enfant. Au moment des faits, tous les enfants d’âge scolaire des requérants étaient scolarisés.
5. Après le démantèlement d’un précédent campement, les requérants faisaient partie d’un groupe de 43 caravanes, comprenant 141 personnes dont une cinquantaine d’enfants, installé depuis le 1er octobre 2012 sur un terrain à La Courneuve, en banlieue parisienne, appartenant à la commune.
6. Deux des requérants, Stanica Caldaras et Virginia Istfan, avaient déposé des demandes de logement restées sans suite, le premier en novembre 2012 auprès des mairies de Villetaneuse et de Bobigny, la seconde en mars 2013 auprès de la mairie de Saint-Denis.
1. L’arrêté préfectoral du 29 mars 2013
7. À la demande du maire de la commune, le préfet de la Seine‑Saint‑Denis adopta le 29 mars 2013, sur le fondement de l’article 9 de la loi du 5 juillet 2000 (paragraphe 27 ci-dessous), un arrêté mettant en demeure « les gens du voyage installés illégalement rue Politzer et rue de la Prévôté sur la commune de La Courneuve » de quitter les lieux dans un délai de quarante‑huit heures à compter de sa notification, faute de quoi il serait procédé à leur évacuation forcée. L’arrêté indiquait que le terrain ne disposait d’aucun équipement d’hygiène publique, d’eau et d’électricité, ce qui pouvait engendrer un risque pour la salubrité publique. L’arrêté mentionnait également que cette occupation se situait à proximité d’entreprises, d’un lieu de culte et de deux établissements scolaires et engendrait des nuisances pour les riverains. L’article 3 de l’arrêté disposait que l’arrêté serait notifié aux occupants illicites du terrain ainsi qu’au maire pour affichage en mairie et sur le site.
8. Cet arrêté fut affiché en mairie et sur le lieu du campement le 31 mars 2013. Il fut notifié aux requérants le 2 avril suivant par un officier de police judiciaire. En application de l’article 9 de la loi précitée, les occupants du terrain disposaient à compter de la notification du délai fixé par la mise en demeure (quarante-huit heures) pour saisir le tribunal administratif d’un recours suspensif (voir paragraphe 29 ci-dessous).
2. Le recours formé par M. Hirtu
9. Les requérants précisent que, compte tenu de la brièveté du délai, seul M. Hirtu parvint à saisir le tribunal administratif de Montreuil (ci-après le tribunal administratif) d’un recours. Il faisait notamment valoir qu’il n’appartenait pas à la catégorie des gens du voyage dès lors qu’il avait un mode de vie sédentaire et que sa caravane n’était pas mobile, qu’en conséquence la loi du 5 juillet 2000 n’était pas applicable et que l’arrêté préfectoral était dépourvu de base légale. Il soutenait également que l’arrêté violait les articles 3 et 8 de la Convention et portait atteinte à son droit au logement.
10. L’audience eut lieu le 4 avril 2013. Par jugement du même jour, le magistrat désigné par le président du tribunal rejeta le recours sans l’examiner au fond, au motif que le titre de séjour du requérant mentionnant une adresse chez un tiers à Saint-Denis et sa requête une adresse chez un autre tiers à Saint‑Denis, la production d’une attestation manuscrite certifiant qu’il habitait le terrain en cause à La Courneuve ne suffisait pas à établir l’endroit où il habitait et qu’en conséquence il ne justifiait pas de son intérêt à agir pour demander l’annulation de l’arrêté préfectoral.
11. M. Hirtu fit appel devant la cour administrative d’appel de Versailles. Par arrêt du 7 octobre 2014, cette dernière annula le jugement du 4 avril 2013, au motif que la qualité d’occupant sans titre du terrain de M. Hirtu n’était pas sérieusement contestée et qu’il avait donc qualité pour agir. Après avoir évoqué l’affaire, la cour rejeta la demande au fond. Elle rappela tout d’abord que la loi précitée du 5 juillet 2000 s’applique aux gens du voyage, quelle que soit leur origine, dont l’habitat est constitué de résidences mobiles et qui ont choisi un mode de vie itinérant, et que tel était le cas des occupants du campement, ainsi qu’il ressortait d’un rapport de police constatant que les caravanes étaient munies de roues et stationnées à proximité de véhicules susceptibles de les tracter. Elle releva ensuite que le même rapport faisait ressortir les troubles causés par les occupants aux entreprises environnantes en termes de sécurité et de salubrité publiques (notamment intrusions dans les locaux, circulation de personnes armées de couteaux, bagarres, dépôt des ordures dans les buissons, déjections sous les fenêtres ou près des voitures des salariés). La cour jugea enfin que l’arrêté préfectoral ne constituait pas en lui-même un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, que l’occupation sans droit ni titre des lieux constituait une atteinte à la tranquillité, la sécurité et la salubrité publiques et que, vu l’atteinte à l’ordre public ainsi constituée, l’arrêté en cause n’avait pas porté au droit au respect de la vie privée et familiale du requérant une atteinte disproportionnée.
12. Le 9 décembre 2014, le bureau d’aide juridictionnelle près le Conseil d’État rejeta la demande d’aide juridictionnelle de M. Hirtu pour se pourvoir en cassation contre cet arrêt. Son recours contre cette décision fut rejeté le 2 février 2015 par le président de la section du contentieux du Conseil d’État, au motif qu’aucun moyen de cassation sérieux ne pouvait être relevé contre l’arrêt.
3. L’action en référé formée par Virginia Istfan, Dorina Cirpaci et Stanica Calderas
13. Le 5 avril 2013, Virginia Istfan, Dorina Cirpaci, Stanica Calderas et un autre occupant du terrain saisirent le juge des référés du tribunal administratif d’une requête en référé liberté fondée sur l’article L. 521-2 du code de justice administrative (paragraphe 39 ci-dessous). Ils faisaient valoir que la condition d’urgence était remplie, que l’arrêté préfectoral méconnaissait notamment les articles 3 et 8 de la Convention et qu’il portait une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs de leurs libertés fondamentales (dont le droit à la vie privée et familiale découlant de l’article 8 précité et l’intérêt supérieur de l’enfant garanti par l’article 3 de la convention internationale des droits de l’enfant) ; ils demandaient en tout état de cause que l’expulsion soit reportée au 1er juillet 2013 pour leur donner le temps de trouver un hébergement stable.
14. Le 8 avril 2013, le Défenseur des droits déposa des observations devant le juge des référés. Invoquant notamment l’article 8 de la Convention tel qu’interprété par la Cour, ainsi que la convention internationale des droits de l’enfant et la charte sociale, il concluait que ces normes impliquaient, sauf faits d’une extrême gravité (tels que prostitution ou exploitation d’enfants) de surseoir à l’évacuation d’un terrain occupé illégalement pendant un délai minimum de trois mois, afin que les occupants puissent quitter les lieux dans des conditions décentes, bénéficier de la continuité de la scolarisation et des soins, et être accompagnés par les autorités dans le cadre du dispositif préconisé par la circulaire du 26 août 2012.
15. Par ordonnance du 10 avril 2013, notifiée le même jour, le juge des référés rejeta les recours. Le juge rappela que le législateur avait mis en place des règles particulières régissant le contentieux des recours contre un arrêté préfectoral de mise en demeure, lequel n’était pas justiciable des procédures de référé de droit commun, mais que ce mécanisme ne faisait pas obstacle à l’intervention du juge des référés dans les cas où les mesures d’exécution de l’arrêté comportaient des effets qui, en raison de changements dans les circonstances de fait ou de droit depuis son adoption, excédaient le cadre qu’impliquait normalement cette exécution.
16. En l’espèce, le juge considéra que les requérants ne justifiaient pas de tels changements de nature à faire obstacle à l’exécution de la mise en demeure et que leurs conclusions visant la suspension de ses effets étaient irrecevables.
17. Les requérants formèrent devant le juge des référés du Conseil d’État un appel dont ils se désistèrent ensuite. Ils ont produit une lettre de leur avocat indiquant que, dans la mesure où ils avaient été entretemps évacués du terrain qu’ils occupaient, ils n’avaient plus d’intérêt à agir. Le Conseil d’État leur donna acte de leur désistement par ordonnance du 7 mai 2013.
4. La demande d’application de l’article 39 du Règlement de la Cour et la mise à exécution de l’arrêté préfectoral
18. Le 11 avril 2013, les requérants saisirent la Cour d’une demande d’application de l’article 39 du Règlement, en demandant la suspension de l’arrêté préfectoral et en invoquant les articles 3 et 8 de la Convention ainsi que l’article 2 du Protocole no 1.
19. Le 12 avril 2013, leur représentant, l’ERRC (voir paragraphe 2 ci‑dessus), fit savoir que, les requérants ayant été informés le 11 avril au soir par la police que le campement serait évacué le matin suivant, ils étaient partis d’eux-mêmes pendant la nuit du 11 au 12 avril et s’étaient installés quelques rues plus loin à Bobigny.
20. Selon le récit du représentant, le 12 avril à 7 heures du matin, une cinquantaine de policiers armés et accompagnés de chiens intervinrent sur les lieux où les requérants s’étaient réinstallés, les menacèrent et saisirent la plupart de leurs caravanes, contenant des effets personnels. Parmi les requérants, seule la famille Istfan put conserver sa caravane.
21. Aucun hébergement ne fut proposé aux requérants, malgré les démarches en ce sens auprès de la préfecture de la directrice de l’école où étaient scolarisés leurs enfants. Les requérants disent avoir dormi dehors ou dans leur voiture avant de rejoindre le campement dit des Coquetiers à Bobigny, où ils durent partager les caravanes d’autres familles ou en racheter. Seul M. Hirtu put trouver un hébergement pendant deux semaines.
22. La demande d’application de l’article 39 étant devenue sans objet, la Cour a décidé le 15 avril 2013 d’informer le Gouvernement de l’introduction de la requête en vertu de l’article 40 du Règlement et d’ajourner son examen dans l’attente d’informations sur les requérants.
5. Les événements ultérieurs
23. Selon les informations données par le représentant des requérants, Angelica Latcu, Paulina et Dorina Cirpaci et la fille de cette dernière sont retournées en Roumanie après l’évacuation du campement et ne sont pas revenues en France. Le représentant des requérants a indiqué qu’il n’avait plus de contacts avec Angelica Latcu. Les autres requérants se sont installés avec leurs enfants dans le campement des Coquetiers sur une parcelle appartenant à la commune. Stanica Calderas, son épouse et ses enfants se sont vu proposer en février 2014 un logement social qu’ils ont accepté. Laurentiu Constantin Hirtu est revenu en France en mai 2013 après être retourné en Roumanie et vivait également dans le campement des Coquetiers avec son épouse, ses beaux‑parents et leurs enfants. Les requérants soulignaient que les conditions de vie dans le campement étaient très précaires et insalubres en raison de l’absence d’eau courante, de toilettes et de collecte des ordures et de la présence de rats.
24. Par arrêté municipal du 19 août 2014, la commune mit en demeure les habitants du campement des Coquetiers de quitter les lieux sous 48 heures. Plusieurs d’entre eux formèrent une requête en référé liberté devant le juge des référés du tribunal administratif, qui la rejeta le 25 août 2014. Le même jour, trois des requérants (Laurentiu Constantin Hirtu et Imbrea et Virgina Istfan) saisirent la Cour d’une demande d’application de l’article 39 du Règlement en demandant la suspension de l’arrêté municipal et en invoquant les articles 3, 13 et 14 de la Convention.
25. Le 25 août 2014, le juge de permanence décida de demander des renseignements complémentaires au Gouvernement. Le 1er septembre 2014, le juge de permanence décida de ne pas appliquer l’article 39 au vu des garanties données par le Gouvernement, selon lesquelles avant toute expulsion le préfet procèderait au diagnostic social prévu par le droit interne et assurerait l’hébergement d’urgence de toute personne vulnérable. Le 16 avril 2015, la Cour (le juge unique) déclara la requête (no 58553/14) irrecevable.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La loi du 5 juillet 2000
26. Les dispositions de la loi du 5 juillet 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage et ses modifications successives sont exposées dans l’arrêt Winterstein et autres c. France (no 27013/07, §§ 50-57, 17 octobre 2013).
27. Aux termes de son article 1, la loi s’applique aux personnes dites « gens du voyage » et dont l’habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles. Selon l’article 9 de la loi, les maires des communes qui se sont conformées au schéma départemental d’accueil et d’habitat des gens du voyage peuvent prendre un arrêté municipal interdisant le stationnement des résidences mobiles en dehors des aires d’accueil. En cas de stationnement en violation de l’arrêté municipal, le maire peut demander au préfet de mettre en demeure les occupants de quitter les lieux. La mise en demeure ne peut intervenir que si le stationnement est de nature à porter atteinte à la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques.
28. La mise en demeure est assortie d’un délai d’exécution qui ne peut être inférieur à vingt-quatre heures. Elle est notifiée aux occupants et publiée sous forme d’affichage en mairie et sur les lieux. Lorsqu’elle n’a pas été suivie d’effets dans le délai fixé et n’a pas fait l’objet d’un recours, le préfet peut procéder à l’évacuation forcée. Le fait de ne pas se conformer à l’arrêté municipal est puni de 3 750 euros d’amende.
29. Le contentieux des arrêtés de mise en demeure est régi par les articles L. 779-1 et R. 779-1 à R. 779-8 du code de justice administrative (ci-après le code). Les personnes visées par la mise en demeure peuvent, dans le délai fixé par celle-ci, former un recours en annulation devant le tribunal administratif. Le recours est suspensif ; le président du tribunal ou son délégué statue dans un délai de soixante-douze heures à compter de sa saisine.
30. Le jugement rendu par le tribunal administratif est susceptible d’appel dans un délai d’un mois devant la cour administrative d’appel. L’appel n’est pas suspensif. Toutefois, aux termes de l’article R. 811-17 du code, le sursis à l’exécution du jugement peut être ordonné à la demande du requérant si cette exécution risque d’entraîner des conséquences difficilement réparables et si les moyens énoncés dans la requête paraissent sérieux.
31. Selon l’article 9-IV de la loi du 5 juillet 2000 précitée, « en cas d’occupation d’un terrain privé affecté à une activité à caractère économique, et dès lors que cette occupation est de nature à entraver ladite activité, le propriétaire (...) peut saisir le président du tribunal de grande instance aux fins de faire ordonner l’évacuation forcée des résidences mobiles. Dans ce cas, le juge statue en la forme des référés. Sa décision est exécutoire à titre provisoire (...) »
2. La jurisprudence des juridictions administratives
32. La loi précitée du 5 juillet 2000 s’appliquant aux personnes « dont l’habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles », les juridictions administratives appelées à statuer sur la légalité d’un arrêté préfectoral de mise en demeure examinent si les intéressés résident dans des caravanes mobiles et si cet habitat non sédentaire caractérise leur mode de vie habituel (cf. notamment cour administrative d’appel (CAA) de Versailles, 1er décembre 2009, no 07VE03227 et 30 décembre 2010, no 10VE00337, CAA Lyon, 24 novembre 2011, no 10LY01888 et CAA Bordeaux, 6 décembre 2011, no 11BX01662).
33. Certains arrêtés préfectoraux ont été annulés pour erreur de droit lorsqu’il ressortait des éléments de fait que tel n’était pas le cas (CAA Douai, 12 novembre 2009, no 09DA00690 et CAA Paris, 3 décembre 2013, no 13PA01616). La cour administrative d’appel de Douai, dans l’arrêt précité du 12 novembre 2009, a ainsi jugé que les dispositions des articles 9 et 9‑1 de la loi du 5 juillet 2000 ne s’appliquaient pas aux intéressés qui résidaient sur le terrain en cause « au moyen, non seulement de résidences mobiles, mais également d’habitations légères et de caravanes non roulantes. »
34. Dans un arrêt du 17 janvier 2014 (no 369671) le Conseil d’État a eu l’occasion de préciser le champ d’application de la loi du 5 juillet 2000. Il statuait en appel d’une ordonnance d’un juge des référés qui, saisi par l’Université de Lille d’une demande d’expulsion d’occupants sans titre d’un terrain, avait ordonné l’expulsion sur le fondement du droit commun, en considérant que la loi précitée ne s’appliquait pas aux familles de migrants venus d’Europe centrale et orientale, quel que fût leur mode d’hébergement. Le Conseil d’État a annulé l’ordonnance pour erreur de droit, en se prononçant comme suit :
« Considérant qu’entrent dans le champ d’application de la loi du 5 juillet 2000 précitée les gens du voyage, quelle que soit leur origine, dont l’habitat est constitué de résidences mobiles et qui ont choisi un mode de vie itinérant ; qu’en revanche, n’entrent pas dans le champ d’application de cette loi les personnes occupant sans titre une parcelle du domaine public dans des abris de fortune ou des caravanes délabrées qui ne constituent pas des résidences mobiles. »
35. Par ailleurs, les juridictions administratives examinent si les conditions posées par l’article 9 de la loi sont remplies et, notamment s’il est justifié d’atteintes ou risques d’atteintes à la salubrité, à la sécurité ou à la tranquillité publiques (voir notamment, Conseil d’État (juge des référés), 5 avril 2011, no 347949, mentionné aux tables du Recueil Lebon). L’arrêté préfectoral peut être annulé si tel n’est pas le cas.
3. La circulaire interministérielle du 26 août 2012 relative à l’anticipation et à l’accompagnement des opérations d’évacuation des campements illicites
36. Si la circulaire interministérielle du 26 août 2012 n’écarte pas les évacuations d’urgence de camps illicites, notamment sur décision de justice ou pour des raisons sanitaires, elle définit une méthodologie pour les services de l’État et les acteurs locaux afin de trouver des solutions qui permettent aux personnes concernées de partir des campements.
37. Ainsi, un « diagnostic de la situation de chacune des familles ou personnes isolées » présentes dans les campements doit être effectué par les services de l’État ou les collectivités territoriales ou par une association compétente. Un accompagnement de ces personnes doit ensuite être mis en place en respectant le principe de l’obligation scolaire et en veillant à leur prise en charge sanitaire.
38. Concernant les solutions d’accueil et d’hébergement, la circulaire encourage, dans un premier temps, le recours à l’hébergement d’urgence, puis, plus durablement, l’aménagement de sites d’accueil provisoires ou d’autres solutions d’hébergement adapté, en partenariat entre l’État et les collectivités territoriales "dans l’objectif de stabiliser transitoirement les personnes concernées pour favoriser leur insertion" (source : www.vie-publique.fr).
4. Les articles L. 521-1 et L. 521-2 du code de justice administrative
39. Les articles L. 521-1 et L. 521-2 du code de justice administrative, relatifs respectivement au référé suspension et au référé liberté, sont ainsi rédigés :
Article L. 521-1
« Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision.
Lorsque la suspension est prononcée, il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision dans les meilleurs délais. La suspension prend fin au plus tard lorsqu’il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision. »
Article L. 521-2
" Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures."
40. Dans l’ordonnance du 5 avril 2011 précitée (paragraphe 35 ci‑dessus), le juge des référés du Conseil d’État, saisi d’un appel contre une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Montreuil rejetant une demande de suspension fondée sur l’article L. 521-2 d’un arrêté préfectoral de mise en demeure, s’est exprimé comme suit :
« (...) l’absence de texte prévoyant un recours suspensif contre l’arrêté préfectoral contesté est sans incidence sur l’office du juge des référés statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, dès lors qu’il appartient à ce juge d’ordonner dans de brefs délais toute mesure nécessaire à la protection des libertés fondamentales auxquelles une atteinte grave et manifestement illégale aurait été apportée (...) »
EN DROIT
1. sur la radiation du rôle de la requête en ce qui concerne angelica latcu
41. La Cour constate que le représentant des requérants a indiqué n’avoir plus de contacts avec Angelica Latcu depuis son retour en Roumanie (paragraphe 23 ci-dessus).
42. La Cour rappelle qu’il importe que les contacts entre le requérant et son représentant soient maintenus tout au long de la procédure. De tels contacts sont essentiels à la fois pour approfondir la connaissance d’éléments factuels concernant la situation particulière du requérant et pour confirmer la persistance de l’intérêt du requérant à la continuation de l’examen de sa requête (V.M. et autres c. Belgique (radiation) [GC], no 60125/11, § 35, 17 novembre 2016).
43. En l’espèce, la Cour constate qu’Angelica Latcu n’a pas maintenu le contact avec son représentant et qu’elle a omis de le tenir informé de son lieu de résidence ou de lui fournir un autre moyen de la joindre. La Cour considère que ces circonstances permettent de conclure qu’elle a perdu son intérêt pour la procédure et n’entend plus maintenir sa requête, au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention (V.M. et autres, précité, § 36). Elle considère par ailleurs qu’aucune circonstance particulière touchant au respect des droits garantis par la Convention ou ses Protocoles n’exige la poursuite de l’examen de la requête en vertu de l’article 37 § 1 in fine.
44. Il y a donc lieu de rayer l’affaire du rôle en ce qui la concerne.
2. SUR l’EXCEPTION D’IRRECEVABILITÉ SOULEVÉE PAR LE GOUVERNEMENT
45. Le Gouvernement soulevait initialement une exception de non‑épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, en faisant valoir que l’appel de M. Hirtu devant la cour administrative d’appel de Versailles était pendant. Il n’a pas soulevé d’exception de non-épuisement concernant les autres requérants.
46. La Cour relève qu’entretemps, la cour administrative d’appel a rendu son arrêt et que la demande d’aide juridictionnelle du requérant pour se pourvoir en cassation a été refusée (mutatis mutandis Gnahoré c. France, no 40031/98, § 48, CEDH 2000‑IX). Il y a donc lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
47. Les requérants considèrent que les circonstances de leur évacuation forcée et leurs conditions de vie ultérieures constituent un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention. Cet article est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
48. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
1. Sur la recevabilité
49. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
50. Les requérants estiment avoir fait l’objet d’un traitement incompatible avec l’article 3 de la Convention. Sur les faits, ils précisent que, s’ils ont quitté d’eux-mêmes le campement pendant la nuit du 11 au 12 avril 2013, des policiers armés et accompagnés de chiens sont intervenus sur le lieu où ils s’étaient ensuite installés et qu’ils les ont menacés et ont saisi la plupart de leurs caravanes. Citant l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce ([GC], no 30696/09, CEDH 2011), ils font valoir qu’ils sont dans une situation comparable à celle du requérant dans cette affaire sur deux aspects : d’une part, le droit de l’Union européenne et le droit interne leur donnent droit à une prise en charge et à un logement social et, d’autre part, ils font partie d’un groupe particulièrement vulnérable. Ils soulignent enfin que le Gouvernement ne tient pas compte de la situation des enfants confrontés à l’incapacité de leurs parents à les protéger et que la Cour a conclu à la violation de l’article 3 dans des situations similaires (notamment Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, no 41442/07, §§ 61-63, 19 janvier 2010).
51. Le Gouvernement fait valoir que les conditions dans lesquelles les requérants ont été expulsés du premier campement ne sont pas constitutives d’un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 précité. D’une part, les requérants, avertis par les policiers, sont partis de leur propre initiative pendant la nuit du 11 au 12 avril 2013 et n’ont donc pas fait l’objet d’une évacuation physique. D’autre part, ils n’étaient installés dans ce campement que depuis six mois et ne prouvent pas avoir construit de liens suffisamment étroits et continus avec ce lieu. Enfin, ils n’établissent pas que leur évacuation leur aurait causé des souffrances psychologiques ou aurait suscité chez eux des sentiments d’humiliation ou d’avilissement.
2. Observations des tiers intervenants
52. La Ligue des Droits de l’Homme (LDH) souligne que des pratiques discriminatoires intentionnelles sont récurrentes à l’encontre des Roms citoyens de l’Union européenne lors des expulsions forcées, que ces expulsions sont souvent effectuées sans préavis ni consultation préalable, ce qui ne permet pas aux intéressés de demander un accompagnement social et qu’elles sont souvent entourées d’un climat de violences policières, à savoir une stratégie de harcèlement et d’intimidation avant que la décision de justice soit rendue pour inciter les familles au départ, ainsi que des actes de violence à l’encontre des occupants et des destructions de biens lors des évacuations forcées. Citant l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce précité, la LDH est d’avis que ces circonstances constituent une méconnaissance de l’article 3 de la Convention. Quant aux chiffres, elle indique que la situation s’est aggravée, le nombre d’expulsions forcées de Roms étant passé de 8 455 en 2011 à 9 404 en 2012 et 21 537 en 2013 et cette tendance s’est poursuivie en 2014.
53. Le Défenseur des droits indique avoir été saisi depuis 2012 de nombreuses réclamations de familles, principalement originaires de Roumanie et Bulgarie et appartenant à la communauté rom (qui compte entre 15 000 et 20 000 personnes, dont 5 000 en région parisienne), vivant dans des abris de fortune sur des terrains occupés illégalement et faisant face à des évacuations forcées. Il souligne le « nomadisme forcé » résultant d’évacuations fréquentes qui ne font que déplacer le problème géographiquement et précariser les familles. Comme la LDH, il fait état de pratiques de harcèlement des forces de l’ordre avant une évacuation et de destruction de biens et indique avoir pu constater à plusieurs reprises que le traitement réservé aux familles expulsées des campements était contraire à l’article 3.
3. Appréciation de la Cour
54. La Cour rappelle que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, ainsi que de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, notamment, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000-XI et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 219).
55. La Cour observe que les requérants se plaignent, en premier lieu, des conditions de leur expulsion. Il ressort des faits que l’évacuation ordonnée selon les voies légales par l’arrêté préfectoral n’a pas eu lieu, les requérants l’ayant anticipée et ayant quitté d’eux-mêmes le campement (voir paragraphes 19-20 ci-dessus). Ils n’allèguent pas de violation de l’article 3 à ce titre. Ils exposent s’être ensuite installés à quelque distance et avoir été délogés par la force par les policiers qui les auraient intimidés et auraient saisi la plupart de leurs caravanes. La Cour note que ces faits ne sont pas établis et qu’en tout état de cause, les requérants ne soutiennent pas avoir subi à cette occasion d’autres violences contraires à l’article 3 précité. Elle examinera ces éléments sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
Les requérants se plaignent, en second lieu, de leurs conditions de vie après l’évacuation. À cet égard, la Cour relève que plusieurs requérantes (Angelica Latcu, Paulina et Dorina Cirpaci et la fille de cette dernière) sont retournées en Roumanie après l’évacuation du campement et que Stanica Caldaras et sa famille ont bénéficié d’un logement social (paragraphe 23 ci‑dessus). Quant aux trois derniers requérants (Laurentiu Constantin Hirtu et Imbrea et Virgina Istfan), la demande de mesure provisoire qu’ils ont formée concernant leur situation dans le campement des Coquetiers a été rejetée compte tenu des garanties données par le Gouvernement et la nouvelle requête qu’ils avaient introduite, dans laquelle ils invoquaient notamment l’article 3 de la Convention, a été déclarée irrecevable (paragraphes 24-25 ci-dessus). Il ne saurait donc être reproché aux autorités françaises d’être restées indifférentes à leur situation (voir M.D. c. France, no 50376/13, § 110, 10 octobre 2019).
56. Dans ces conditions, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 3 de la Convention.
4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
57. Les requérants se plaignent de la violation de leur droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, qui est ainsi rédigé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
58. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
1. Sur la recevabilité
59. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
60. Les requérants soutiennent que l’ingérence dans leur droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile n’était pas prévue par la loi. Ils estiment en effet que la loi du 5 juillet 2000 ne leur est pas applicable, dans la mesure où ils sont sédentaires et où leurs caravanes ne sont pas mobiles. Selon eux, la loi a en outre été appliquée de façon arbitraire, puisqu’aucune des deux juridictions saisies en première instance n’a examiné son applicabilité et que la première juridiction à se prononcer sur ce point a été la cour administrative d’appel. Ils estiment par ailleurs que l’ingérence ne visait pas un but légitime, mais était fondée sur des accusations basées sur des stéréotypes concernant les Roms. Ils considèrent que la proportionnalité n’a pas davantage été respectée. Sous l’angle des obligations positives, ils citent l’arrêt Winterstein, dont ils déduisent l’obligation pour les autorités de s’assurer que les Roms qui font l’objet d’une évacuation forcée sont relogés, sauf si les circonstances sont urgentes, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, leurs caravanes (à l’exception de celle de la famille Istfan) ont été saisies et ils étaient bien éligibles à un logement social, comme le montre le cas de la famille Caldaras. Enfin, ils soulignent que la cour administrative d’appel ne s’est pas prononcée sur la proportionnalité de leur évacuation.
61. Le Gouvernement reconnaît que la mise en demeure de quitter les lieux, suivie de l’évacuation du campement, a constitué une ingérence dans le droit au respect de la vie privée des requérants, mais considère que cette ingérence était conforme à l’article 8 § 2 de la Convention. En premier lieu, elle était « prévue par la loi », à savoir la loi du 5 juillet 2000, dont le Conseil d’État a précisé qu’elle s’appliquait aux gens du voyage, quelle que soit leur origine, dont l’habitat est constitué de résidences mobiles et qui ont choisi un mode de vie itinérant et non aux personnes occupant sans titre le domaine public dans des abris de fortune ou des caravanes délabrées. En l’espèce, l’arrêté préfectoral a été pris sur le fondement de l’article 9-II de la loi, au vu d’un rapport de police constatant, photos à l’appui, que les caravanes installées sur le site avaient des roues motrices. En deuxième lieu, la mesure d’évacuation répondait à des exigences de sécurité et de salubrité publiques, ainsi qu’il ressort du rapport de police constatant les troubles causés par les occupants aux entreprises environnantes (voir paragraphe 11 ci-dessus), la présence d’enfants sur la chaussée créant en outre un risque d’accident et les responsables de la mosquée voisine ayant signalé des tapages nocturnes, des faits de mendicité, ainsi que des attouchements sexuels sur une femme se rendant dans ce lieu de culte. L’ingérence visait donc les buts légitimes de protection de la santé et de la sécurité publique. Quant à sa proportionnalité, le Gouvernement, citant la jurisprudence de la Cour, souligne que les requérants, qui n’étaient installés sur le terrain que depuis six mois, ne peuvent justifier y avoir construit une vie communautaire depuis une longue période. Enfin, s’agissant des obligations de relogement, il fait valoir que les requérants disposaient de caravanes. Le Gouvernement conclut que leur évacuation était justifiée et proportionnée au sens de l’article 8 § 2.
2. Observations des tiers intervenants
62. La LDH rappelle les engagements internationaux et européens de la France en matière de droit à un logement convenable sans discrimination et expose l’état du droit français et de la jurisprudence. Elle souligne que la circulaire de 2012 (paragraphes 36-38 ci-dessus) met l’accent sur le fait que les mesures d’évacuation des campements doivent être anticipées par les autorités afin d’évaluer la situation et les besoins des occupants, de trouver des solutions alternatives de logement et d’assurer un accompagnement social. Or, comme le relève le Défenseur des droits, le volet répressif de la circulaire semble avoir été mis en œuvre de façon systématique. La LDH relève que les évacuations répétées se poursuivent sans solution alternative crédible de relogement, mettant à mal les dispositifs d’insertion et d’accompagnement et traduisant le rejet et la stigmatisation des Roms. Elle considère que ces circonstances révèlent une violation de l’article 8 de la Convention, dans la mesure où il s’agit de mesures disproportionnées au terme desquelles aucun relogement n’est proposé.
63. Le Défenseur des droits fait le même constat. Il souligne que la circulaire de 2012, qui répond en grande partie aux exigences fixées par le droit européen et notamment la jurisprudence de la Cour, autorise le démantèlement d’un campement en urgence pour des raisons de sécurité ou de salubrité publique, laissant ainsi toute latitude aux préfets en dehors de toute décision de justice et de tout contrôle juridictionnel préalable, ce qu’il estime contraire à l’article 8. Il considère que la notion d’urgence doit être davantage encadrée et qu’une évacuation d’urgence ne doit se produire que dans des cas exceptionnels, à savoir un danger imminent ou des faits avérés d’une extrême gravité tels que prostitution ou exploitation de personnes vulnérables ou d’enfants. Il regrette que les préconisations de la circulaire (diagnostic social, dispositif d’accompagnement) ne soient souvent pas suivies alors que son volet répressif semble avoir été mis en œuvre de façon systématique. La simple proposition faite oralement aux occupants d’un campement de recourir à l’hébergement d’urgence en appelant le « 115 », dispositif notoirement saturé, ne constitue pas un accompagnement suffisant. Par ailleurs, lorsqu’elles sont proposées, les solutions d’hébergement se révèlent insuffisantes ou inadaptées (par exemple, en séparant les hommes des femmes et des enfants ou en éloignant ces derniers des lieux de scolarisation). Rappelant la jurisprudence de la Cour sur l’article 8 de la Convention telle qu’elle ressort notamment des arrêts Winterstein précité et Yordanova et autres c. Bulgarie (no 25446/06, 24 avril 2012), il souligne que l’examen de proportionnalité opéré par les juges nationaux est fluctuant et dépend de la juridiction saisie et que le contrôle a posteriori du juge administratif demeure insuffisant, celui-ci se limitant à constater l’illégalité de l’occupation et la menace à l’ordre public, sans examen de la proportionnalité de la mesure.
3. Appréciation de la Cour
a) Existence d’une ingérence
64. Les requérants considèrent que l’évacuation du campement qu’ils occupaient a constitué une ingérence dans leur droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile.
65. La Cour rappelle que la notion de « domicile », au sens de l’article 8 précité, ne se limite pas au domicile légalement occupé ou établi, mais qu’il s’agit d’un concept autonome qui ne dépend pas d’une qualification en droit interne (Buckley c. Royaume-Uni, §§ 52-54, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, Prokopovitch c. Russie, no 58255/00, § 36, CEDH 2004‑XI (extraits), McCann c. Royaume-Uni, no 19009/04, § 46 CEDH 2008 et Orlić c. Croatie, no 48833/07, § 54, 21 juin 2011). La question de savoir si une habitation particulière constitue un « domicile » relevant de la protection de l’article 8 dépend des circonstances factuelles, notamment de l’existence de liens suffisants et continus avec un lieu déterminé (Winterstein, précité, § 141 et la jurisprudence citée). En l’espèce, la Cour relève que les requérants n’étaient installés dans le campement de la Courneuve que depuis six mois lorsqu’il a été évacué. Dans ces conditions, ils ne peuvent invoquer le droit au respect de leur domicile, en l’absence de tout lien suffisant et continu avec ce lieu (a contrario Yordanova, précité, §§ 102‑104 et Winterstein, précité, § 141).
66. La Cour examinera donc leur grief sous l’angle de leur droit au respect de leur vie privée et familiale. Le Gouvernement reconnaît qu’il y a eu en ingérence dans le droit au respect de la vie privée des requérants. Comme elle l’a déjà jugé dans plusieurs affaires, la Cour considère qu’une telle mesure d’évacuation d’un campement a également des répercussions inévitables sur les liens familiaux (Yordanova, précité, §§ 104-105 et Winterstein, précité, §§ 142-143). La Cour conclut donc qu’il y a eu ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale des requérants.
b) Ingérence prévue par la loi
67. Les requérants font valoir que l’ingérence n’était pas prévue par la loi, dans la mesure où, selon eux, la loi du 5 juillet 2000 ne leur serait pas applicable. La Cour observe qu’aux termes de son article 1, la loi s’applique aux personnes dites gens du voyage et dont l’habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles (paragraphe 27 ci-dessus). Dans un arrêt du 17 janvier 2014, le Conseil d’État a précisé que rentraient dans le champ d’application de la loi « les gens du voyage, quelle que soit leur origine, dont l’habitat est constitué de résidences mobiles et qui ont choisi un mode de vie itinérant » (paragraphe 34 ci-dessus). En l’espèce, la cour administrative d’appel a relevé qu’il ressortait du rapport de police produit devant elle que les caravanes installées sur le terrain disposaient de roues et étaient stationnées à proximité de véhicules susceptibles de les tracter et en a déduit que la loi du 5 juillet 2000 précité était bien applicable aux requérants.
68. La Cour ne voit en l’espèce aucune raison de remettre en cause cette approche et conclut que l’ingérence était prévue par la loi.
c) Buts légitimes
69. La Cour note que l’arrêté préfectoral est fondé à la fois sur les risques pour la salubrité publique (absence d’équipements d’hygiène publique, d’eau et d’électricité) et sur les nuisances pour les riverains (entreprises, lieu de culte et établissements scolaires). Le rapport de police produit par le Gouvernement fait état de diverses nuisances pour les entreprises (notamment intrusions dans les locaux, circulation de personnes armées de couteaux, bagarres, dépôt des ordures dans les buissons, déjections sous les fenêtres ou près des voitures des salariés). La Cour considère dès lors que l’ingérence visait les buts légitimes de protection de la santé et de la sécurité publique, ainsi que des droits et libertés d’autrui.
d) Nécessité de l’ingérence
70. La Cour renvoie, pour un rappel des principes applicables, aux arrêts Yordanova (§§ 117-118) et Winterstein (§§ 147 et 148) précités. Elle réitère que les Roms constituent une minorité défavorisée et vulnérable (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 182, CEDH 2007‑IV), ce qui implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre, tant dans le cadre réglementaire en matière d’aménagement que lors de la prise de décisions dans des cas particuliers (Winterstein, précité, §§ 148 ζ et 160). L’appartenance des requérants à un groupe socialement défavorisé et leurs besoins particuliers à ce titre doivent être pris en compte dans l’examen de proportionnalité que les autorités nationales sont tenues d’effectuer, non seulement lorsqu’elles envisagent des solutions à l’occupation illégale des lieux, mais encore, si l’expulsion est nécessaire, lorsqu’elles décident de sa date, de ses modalités et, si possible, d’offres de relogement (Yordanova, précité, §§ 129 et 133).
71. La Cour estime devoir distinguer la décision d’expulsion elle-même de ses modalités. Sur le premier point, il n’y a pas de doute que les autorités avaient en principe le droit d’expulser les requérants, qui occupaient un terrain communal illégalement et qui, en tant qu’occupants sans titre, ne pouvaient prétendre avoir une espérance légitime d’y rester (Winterstein précité, § 150), d’autant plus qu’ils n’y étaient installés que depuis six mois (a contrario Yordanova, précité, § 121).
72. S’agissant des modalités de l’expulsion elle-même, la Cour relève les éléments suivants : cette mesure n’a pas été prise en exécution d’une décision de justice, mais selon la procédure de la mise en demeure prévue par l’article 9 de la loi du 5 juillet 2000 (paragraphes 27-28 ci-dessus). Le choix de cette procédure a entraîné plusieurs conséquences.
73. En premier lieu, vu le bref délai entre l’adoption de l’arrêté préfectoral (29 mars), sa notification (2 avril) et l’évacuation elle-même (12 avril), aucune des mesures préconisées par la circulaire de 2012 n’a été mise en place. Si le Gouvernement soutient qu’il n’y aurait pas eu d’obligation de relogement dès lors que les requérants disposaient de caravanes, la Cour note, d’une part, que ces derniers ont fait valoir que toutes leurs caravanes, à l’exception de celle de la famille Istfan, ont été saisies et, d’autre part, que les mesures énumérées par la circulaire (diagnostic des familles et personnes concernées, accompagnement en matière scolaire, sanitaire et d’hébergement) sont applicables indépendamment du fait que les intéressés disposent ou non de caravanes. Il n’y a donc eu aucune prise en compte des conséquences de l’expulsion et de la situation particulière des requérants.
74. En second lieu, en raison de la procédure de mise en demeure appliquée, le recours prévu par le droit interne est intervenu après la prise de décision par l’administration, alors que dans d’autres cas, le juge judiciaire examine la proportionnalité de la mesure avant de prendre sa décision (voir paragraphe 31 ci-dessus). Or aucun des recours que les requérants ont introduits ne leur ont permis ultérieurement de faire valoir leurs arguments devant une juridiction : si le recours spécifique formé par M. Hirtu en vertu de l’article 9 de la loi du 5 juillet 2000 précitée ne paraît pas dépourvu d’efficacité, l’application extrêmement formelle qu’en a fait en l’espèce le juge en le déclarant irrecevable l’a privé de toute efficacité. Par ailleurs, la requête en référé liberté de droit commun introduite par trois des autres requérants a également été déclarée irrecevable en raison de l’existence du recours spécifique (paragraphe 16 ci‑dessus). Dans ces conditions, la première juridiction à se prononcer sur la proportionnalité de l’ingérence a été la cour administrative d’appel en octobre 2014, soit dix-huit mois après l’évacuation du campement.
75. Or, d’une part, la Cour a affirmé que l’appartenance des requérants à un groupe socialement défavorisé et leurs besoins particuliers à ce titre doivent être pris en compte dans l’examen de proportionnalité que les autorités nationales sont tenues d’effectuer, non seulement lorsqu’elles envisagent des solutions à l’occupation illégale des lieux, mais encore, si l’expulsion est nécessaire, lorsqu’elles décident de sa date, de ses modalités et, si possible, d’offres de relogement (Yordanova et autres, précité, §§ 129 et 133 et Winterstein, précité, § 160). D’autre part, au titre des garanties procédurales de l’article 8, toute personne victime d’une ingérence dans les droits que lui reconnaît cette disposition doit pouvoir faire examiner la proportionnalité de cette mesure par un tribunal indépendant à la lumière des principes pertinents qui en découlent (Winterstein, précité, § 148).
76. Tel n’ayant pas été le cas en l’espèce, la Cour conclut que les modalités de l’expulsion des requérants ont entraîné en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention.
5. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 3 ET 8 DE LA CONVENTION
77. Les requérants se plaignent de n’avoir pas bénéficié d’un recours effectif pour contester leur évacuation forcée. Ils invoquent l’article 13 de la Convention, qui se lit ainsi :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
78. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
1. Sur la recevabilité
79. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
80. Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif pour contester la légalité de l’arrêté préfectoral de mise en demeure. Ils soulignent le très bref délai dont ils ont disposé - quarante-huit heures - dont ils ont légitimement pensé qu’il courait à compter de son affichage sur le site le 31 mars et incluait le dimanche et le lundi de Pâques. Cela a laissé très peu de temps à M. Hirtu pour préparer son recours et a empêché les autres requérants de faire de même. Ils font valoir que la décision manifestement illégale du tribunal administratif (paragraphe 10 ci‑dessus) les a privés d’un accès à un tribunal compétent pour examiner la légalité et la compatibilité avec la Convention de l’évacuation avant sa mise en œuvre. Ils soulignent que l’appel devant la cour administrative d’appel n’était pas suspensif et ne pouvait dès lors remédier aux défauts de la procédure de première instance et qu’il en allait de même pour le pourvoi devant le Conseil d’État.
81. Les requérants considèrent que la procédure de référé liberté ne constituait pas davantage un recours effectif, dès lors qu’elle n’avait pas d’effet suspensif automatique, alors qu’ils avaient des griefs défendables sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention qui justifiaient un tel effet. Citant l’arrêt Čonka c. Belgique (no 51564/99, §§ 82-83, CEDH 2002‑I), ils rappellent que, selon la Cour, « l’on ne saurait exclure que, dans un système où la suspension est accordée sur demande, au cas par cas, elle puisse être refusée à tort », alors que les exigences de l’article 13 « sont de l’ordre de la garantie, et non du simple bon vouloir ou de l’arrangement pratique ». Selon les propres arguments du Gouvernement, un recours suspensif est indispensable lorsque des familles faisant partie d’un groupe particulièrement vulnérable sont confrontés aux effets potentiellement irréversibles d’une évacuation. En effet, si le Gouvernement admet que le Conseil d’État saisi en appel aurait probablement statué autrement que le juge des référés, il méconnaît le fait que la procédure d’appel aurait pris de nombreux mois alors qu’ils étaient sans abri et qu’en tout état de cause ils n’avaient plus d’intérêt à agir après l’évacuation, comme l’a confirmé leur avocat (paragraphe 17 ci-dessus). En conclusion, les requérants demandent à la Cour de conclure à la violation de l’article 13 combiné aux articles 3 et 8 de la Convention.
82. Le Gouvernement expose que l’arrêté préfectoral du 29 mars 2013 a été notifié le 2 avril suivant, ainsi qu’en atteste le procès-verbal. Cette date de notification ne correspondait pas à une veille de jour férié et ouvrait aux personnes concernées un délai jusqu’au 4 avril pour quitter le campement ou introduire le recours en annulation suspensif prévu par la loi du 5 juillet 2000. De plus, l’arrêté a également été affiché sur le site et en mairie le 31 mars 2013, de sorte que les intéressés ont pu en prendre connaissance avant sa notification et disposaient d’un délai suffisant pour le contester, comme en témoigne le fait que M. Hirtu a saisi le tribunal administratif dès le 31 mars. Le Gouvernement souligne en outre que les requérants avaient des chances raisonnables que la cour administrative d’appel statue sur le bien-fondé de leurs moyens et y fasse droit.
83. S’agissant de la procédure de référé liberté, si les requérants critiquent son absence d’effet suspensif, le Gouvernement, citant la décision du juge des référés du Conseil d’État du 5 avril 2011 (paragraphe 40 ci‑dessus) soutient que rien ne les empêchait de demander dans le cadre de cette procédure la suspension de l’arrêté préfectoral, le juge des référés pouvant prendre toutes mesures de nature à préserver la liberté fondamentale mise en cause. Ils auraient pu également introduire un référé suspension sur la base de l’article L. 521-1 du code de justice administrative. En outre, ils ont bénéficié de l’effet suspensif du recours prévu par la loi du 5 juillet 2000 précitée. Par ailleurs, si le juge des référés, dans son ordonnance du 10 avril 2013, a rejeté leurs conclusions comme irrecevables en raison de l’existence d’une procédure spécifique, cette solution demeure isolée et le Conseil d’État saisi en appel n’aurait probablement pas réservé le même sort à leur requête s’ils ne s’en étaient pas désistés. Le Gouvernement conclut que les requérants disposaient de plusieurs voies de recours effectives.
2. Observations du Défenseur des droits
84. Le Défenseur des droits expose que, pour être effectif, le recours doit tout d’abord être accessible à la personne concernée, ce qui n’est le cas que si elle a été en mesure de prendre connaissance, le cas échéant dans une langue qu’elle comprend, de la mesure d’expulsion et des voies de recours. Cela implique que ces informations soient notifiées à chaque personne visée. Ces exigences sont d’autant plus élevées que la mesure est prise sans décision de justice et sans respect du principe du contradictoire, ce qui est le cas des arrêtés municipaux ou préfectoraux de mise en demeure. Par ailleurs, dans ces procédures susceptibles de porter atteinte aux articles 3 et 8 de la Convention ainsi qu’à l’intérêt supérieur de l’enfant, le recours ne peut être considéré comme effectif qu’autant qu’il permet de suspendre la mesure le temps que le juge puisse examiner sa proportionnalité. Le Défenseur des droits souligne enfin les difficultés rencontrées par les personnes visées par une mesure d’expulsion pour obtenir l’aide juridictionnelle, certains bureaux d’aide juridictionnelle la refusant au motif qu’elles ne produisent pas les pièces prouvant leur indigence, alors qu’elles sont manifestement dans une situation d’extrême précarité.
3. Appréciation de la Cour
85. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne permettant d’examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir un redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit. L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (voir, parmi beaucoup d’autres, Kudła, précité, § 157).
86. La Cour a considéré dans la présente affaire que les requérants avaient des griefs défendables sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention concernant la mesure d’évacuation du campement dont ils faisaient l’objet. Ils avaient donc droit à un recours effectif pour faire valoir leurs arguments.
87. La Cour relève que le droit interne prévoit en la matière un recours spécifique, institué par l’article 9 de la loi du 5 juillet 2000. Il s’agit d’un recours suspensif devant le magistrat délégué par le président du tribunal administratif, à savoir un juge qui remplit les conditions d’indépendance, d’impartialité et de compétence pour examiner les griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention (mutatis mutandis, De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, § 92, CEDH 2012). Dans le cadre de ce recours, le juge administratif examine si les conditions posées par l’article 9 de la loi du 5 juillet 2000 précitée sont remplies, notamment s’il est justifié d’atteintes ou risques d’atteintes à la salubrité, à la sécurité ou à la tranquillité publiques et peut annuler l’arrêté préfectoral dans le cas contraire.
88. Si ce recours paraît effectif, la Cour relève qu’en l’espèce le magistrat délégué ne l’a pas examiné au fond, mais l’a déclaré irrecevable au motif que M. Hirtu n’établissait pas résider sur le terrain en cause et ne justifiait pas dès lors de son intérêt à agir contre l’arrêté préfectoral (paragraphe 10 ci-dessus). S’il est vrai que la cour administrative d’appel a annulé ce jugement, au motif que la qualité d’occupant sans titre du terrain de M. Hirtu n’était pas sérieusement contestée et qu’il avait donc qualité pour agir et qu’elle a examiné ses griefs sur le fond, la Cour relève que l’arrêt de la cour est intervenu dix-huit mois après l’évacuation du campement. Dans ces conditions, elle considère que M. Hirtu n’a pas bénéficié d’un recours effectif au sens de l’article 13.
89. Le Gouvernement fait valoir que le référé liberté prévu par l’article L. 521-2 du code de justice administrative constitue également un recours effectif. La Cour note que ce recours peut être formé en cas d’urgence, s’il est porté atteinte à une liberté fondamentale, devant le juge des référés administratifs, soit un magistrat présentant les mêmes garanties d’indépendance, d’impartialité et de compétence que le magistrat mentionné ci-dessus. Tel qu’interprété par le Conseil d’État (voir paragraphe 40 ci‑dessus), l’article L. 521-2 permet au juge des référés de prendre toute mesure de nature à préserver la liberté fondamentale mise en cause, y compris la suspension de l’arrêté.
90. Toutefois, la Cour observe que la requête en référé liberté que trois des autres requérants ont formée a également été déclarée irrecevable en raison de l’existence du recours spécifique prévu par l’article 9 de la loi du 5 juillet 2000 précitée (paragraphes 15-16 ci-dessus). Dans ces conditions la Cour constate qu’aucun examen juridictionnel des arguments des requérants sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention n’a eu lieu en première instance, ni au fond, ni en référé (mutatis mutandis De Souza Ribeiro précité, § 94), contrairement aux exigences de l’article 13.
91. En conséquence, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 13 de la Convention.
6. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
92. Enfin, les requérants allèguent la violation des articles 14 de la Convention et 2 du Protocole no 1 à la Convention. La Cour constate toutefois qu’ils n’ont pas soulevé ces griefs, expressément ou en substance, dans le cadre des recours internes qu’ils ont engagés.
93. Il s’ensuit que ces griefs doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
7. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
94. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
95 Les requérants demandent 25 000 euros (EUR) chacun au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi, à verser pour eux entre les mains de leur représentant.
96 Le Gouvernement estime cette demande injustifiée et excessive. Il considère à titre principal qu’un constat de violation constituerait une réparation suffisante du préjudice allégué et subsidiairement que l’allocation d’une somme globale de 1 500 EUR serait suffisante.
97 Au regard des circonstances de la présente affaire, la Cour octroie à chacun des quatre requérants individuels, ainsi qu’au couple formé par Imbrea et Virginia Istfan la somme de 7 000 EUR pour préjudice moral.
2. Frais et dépens
98 Les requérants réclament 7 920 EUR au titre des frais et dépens qu’ils ont engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes et devant la Cour, à verser pour eux entre les mains de leur représentant. Ce dernier soumet un justificatif détaillé des diligences accomplies.
99 Le Gouvernement considère que ce montant est excessif et pourrait être ramené à la somme de 3 000 EUR.
100. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants la somme de 7 920 EUR tous frais confondus.
3. Intérêts moratoires
101. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de rayer la requête du rôle en ce qui concerne Angelica Latcu ;
2. Déclare les griefs concernant les articles 3, 8 et 13 de la Convention recevables et le surplus de la requête irrecevable ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;
6. Dit :
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
1. 7 000 EUR (sept mille euros) à chacun des quatre requérants individuels et conjointement à Imbrea et Virginia Istfan, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à verser pour eux entre les mains de leur représentant ;
2. 7 920 EUR (sept mille neuf cent vingt euros) conjointement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser pour eux entre les mains de leur représentant ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 mai 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor SoloveytchikSíofra O’Leary
Greffier adjointPrésidente
ANNEXE
Liste des requérants
No
|
Prénom NOM
|
Sexe
|
Année de naissance
|
Lieu de résidence
---|---|---|---|---
1
|
Laurentiu Constantin HIRTU
|
|
1970
|
Saint-Denis
2
|
Stanica CALDARAS
|
|
1964
|
Villetaneuse
3
|
Dorina CIRPACI
|
F
|
1976
|
Roumanie
4
|
Paulina CIRPACI
|
F
|
1954
|
Roumanie
5
|
Imbrea ISTFAN
|
|
1996
|
Roumanie
6
|
Virginia ISTFAN
|
F
|
1968
|
Roumanie
7
|
Angelica LATCU
|
F
|
1981
|
Roumanie