PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MRAOVIĆ c. CROATIE
(Requête no 30373/13)
ARRÊT
Article 6 § 1(volet pénal) • Publicité des débats • Exclusion du public de la totalité d’un procès pour viol afin de protéger la victime, alors que celle-ci avait donné des interviews sur l’affaire • Décision examinée par la Cour suprême, constat de non-violation des droits du requérant • Jugement rendu publiquement • Maintien, en dépit des déclarations faites par la victime aux médias, de l’obligation positive de l’État de protéger la vie privée de la victime et de protéger celle-ci contre les risques de victimisation secondaire • Obligation de protection même supérieure en raison de l’atteinte irrégulière à la vie privée de la victime commise par la police dès le début de l’affaire • Caractère insuffisant d’un huis clos partiel, des informations intimes risquant d’être divulguées à tout moment lors du procès
STRASBOURG
14 mai 2020
Renvoi devant la Grande Chambre
12/10/2020
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mraović c. Croatie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Krzysztof Wojtyczek, Président,
Ksenija Turković,
Armen Harutyunyan,
Pere Pastor Vilanova,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski,
Raffaele Sabato, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,
Vu :
la requête (no 30373/13) dirigée contre la République de Croatie et dont un ressortissant de cet État, M. Josip Mraović (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 10 avril 2013,
la décision du 8 septembre 2015 de porter à la connaissance du gouvernement croate (« le Gouvernement ») le grief concernant le défaut de publicité des débats et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 février 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Dans cette affaire, le requérant se plaint sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention de la tenue à huis clos de son procès pénal pour viol.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1948 et réside à Gospić. Il a été représenté par Mme V. Drenški Lasan, avocate à Zagreb.
3. Le gouvernement croate (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme Š. Stažnik.
4. Le 14 avril 2005, I.J., qui jouait pour l’équipe féminine de basketball de Gospić, déclara à la police que le requérant l’avait agressée sexuellement.
5. Celui-ci fut arrêté pour viol le jour-même.
6. Le 15 avril 2005, des agents des forces de police locales firent aux médias une déclaration circonstanciée sur l’affaire, révélant à cette occasion l’identité de la victime et des informations personnelles la concernant. À la suite de cette déclaration, I.J. introduisit une action en réparation contre l’État et obtint gain de cause.
7. Le 30 juin 2005, le requérant fut inculpé du chef de viol devant le tribunal de comté de Gospić (Županijski sud u Gospiću).
8. À la demande du requérant, la totalité de la procédure devant le tribunal de comté de Gospić se déroula à huis clos pour protéger la vie privée des deux parties.
9. Le 1er décembre 2005, le tribunal de comté de Gospić acquitta le requérant.
10. Saisie d’un recours introduit par le parquet national compétent, la Cour suprême (Vrhovni sud Republike Hrvatske) annula le jugement de première instance et renvoya l’affaire le 14 décembre 2006. Sur demande du requérant et conformément à l’article 294 § 4 de la loi de procédure pénale, elle avait interdit l’accès de la salle d’audience au public afin de protéger la vie privée et familiale de l’accusé et de la victime. Des représentants de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (« OSCE ») avaient été autorisés en vertu de l’article 294 § 2 de la loi de procédure pénale (paragraphe 29 ci-dessous) à assister aux débats, sous réserve de ne pas en divulguer la teneur.
11. Dans le cadre de la seconde procédure, l’affaire fut transmise au tribunal de comté de Rijeka (Županijski sud u Rijeci).
12. À la première audience du second procès, le 13 septembre 2007, le requérant sollicita la publicité des débats. Il argua que des représentants de l’OSCE avaient déjà assisté à l’audience devant la Cour suprême, et que la victime avait fait aux médias de nombreuses déclarations concernant l’affaire. Il allégua qu’au cours de la procédure, il avait été « continuellement stigmatisé par les médias parce que le procès s’était tenu à huis clos » et « que les médias n’avaient pas pu rendre compte de manière fidèle et objective de la teneur des pièces qui avaient été présentées. » Le parquet s’opposa à la demande du requérant, arguant que les motifs qui avaient justifié la tenue des débats à huis clos restaient valables. Les deux parties furent entendues sur cette question.
13. Le même jour, le tribunal de première instance rejeta la demande de publicité des débats qui avait été introduite par le requérant. Le passage pertinent du procès-verbal de l’audience se lit ainsi :
« 1. Conformément à l’article 293 § 4 de la loi de procédure pénale, le public est exclu de l’audience principale afin que la vie privée de la victime soit préservée.
2. La demande introduite par le conseil [du requérant] aux fins d’obtenir que l’audience se déroule en public, au sens de l’article 292 § 1 de la loi de procédure pénale, est rejetée.
En effet, la divulgation des faits et informations qui seront présentés au cours de l’audience principale pourrait porter atteinte à la vie privée de la victime ainsi qu’à la vie privée et familiale de l’accusé.
La présente décision est rendue en audience publique, conformément à l’article 295 § 1 de la loi de procédure pénale. Tout recours exercé contre cette décision sera sans effet suspensif (...). »
14. Le requérant sollicita alors la récusation du président du tribunal de comté de Rijeka et du juge du fond, arguant que le rejet de sa demande de publicité des débats l’avait placé d’un point de vue procédural dans une situation d’inégalité compte tenu de la campagne publique qu’il accusait la victime d’avoir orchestrée contre lui. Ses requêtes furent rejetées les 17 septembre et 5 octobre 2007, respectivement.
15. Le 13 novembre 2007, un journal, J., publia une interview exclusive dans laquelle I.J., dont le nom apparaissait dans l’article, évoquait les conséquences que l’affaire avait eues sur sa vie privée.
16. Au cours de l’audience suivante, le 3 décembre 2007, le requérant réitéra sa demande de publicité des débats. Il argua qu’I.J. avait entre-temps donné quatre interviews dans lesquelles elle avait divulgué certaines informations concernant sa vie privée et les faits visés par la procédure. Il mentionna en particulier une interview qu’elle avait accordée le 8 janvier 2006 à un quotidien national et dans laquelle, selon lui, elle avait divulgué des informations sur sa vie privée ainsi que la teneur d’une partie de la déposition qu’elle avait faite devant le juge d’instruction. Le parquet s’opposa à la demande du requérant, arguant que les motifs qui avaient justifié la tenue des débats à huis clos restaient valables. Il soutint en particulier qu’au cours de son contre-interrogatoire, la victime pourrait avoir à répondre à des questions très intimes sur des éléments dont elle n’avait pas parlé au cours de ses interviews. Les deux parties furent entendues sur cette question.
17. Le tribunal de première instance rejeta à nouveau la requête du requérant pour défaut de fondement.
Le passage pertinent du procès-verbal de l’audience se lit ainsi :
« 1. Conformément à l’article 293 § 4 de la loi de procédure pénale, le public est exclu de l’audience principale afin que la vie privée de la victime soit préservée.
2. La demande introduite par le conseil [du requérant] aux fins d’obtenir que l’audience se déroule en public, au sens de l’article 292 § 1 de la loi de procédure pénale, est rejetée. En effet, la divulgation des faits et informations qui seront présentés au cours de l’audience principale pourrait porter atteinte à la vie privée de la victime ainsi qu’à la vie privée et familiale de l’accusé.
3. La présente décision est rendue en audience publique, conformément à l’article 295 § 1 de la loi de procédure pénale. Tout recours exercé contre cette décision sera sans effet suspensif (...) »
18. I.J. livra sa déposition devant le tribunal de première instance le 4 décembre 2007. D’après le procès-verbal de l’audience, I.J. pleura lors de sa déposition ; au même moment, le requérant arborait un large sourire.
19. Le 5 décembre 2007, un quotidien national, N., publia un article dans lequel I.J. et son avocat évoquaient son audition de la veille en qualité de témoin.
20. Le 21 janvier 2008, le requérant saisit le tribunal de première instance d’un recours, alléguant que l’avocat d’I.J. avait violé la confidentialité de la procédure en révélant aux médias la teneur d’une déclaration qui avait été faite à l’audience dans le cadre de la défense du requérant.
21. À l’audience suivante, le 29 janvier 2008, le tribunal de première instance entendit les observations finales des parties et clôtura l’audience principale.
22. Le 7 février 2008, le tribunal de comté de Rijeka déclara le requérant coupable de viol et le condamna à trois ans de prison. Le jugement fut prononcé en public et l’événement fut couvert par trois chaînes de télévision.
23. Le requérant saisit la Cour suprême d’un recours contre le jugement de première instance, alléguant, entre autres, que la procédure avait été tenue à huis clos sans motif valable.
24. À l’issue d’une audience dont le public fut exclu, la Cour suprême rejeta le 8 juin 2009 le recours du requérant et confirma sa condamnation, réduisant sa peine à deux ans de prison. Sur la question du huis clos, elle s’exprima comme suit dans son arrêt :
« Concernant les arguments présentés dans le recours relativement à la décision du tribunal de première instance d’exclure le public de l’audience principale, la Cour suprême observe ce qui suit :
Dans la procédure [initiale], c’est la défense qui a sollicité la tenue à huis clos des débats afin de protéger la vie personnelle et familiale de l’accusé, et les juges ont fait droit à cette requête, ordonnant l’exclusion du public de l’audience principale et de l’audience de la chambre de deuxième instance de la Cour suprême. Au cours du second procès, toutefois, la défense a changé d’avis et a sollicité la publicité des débats pour permettre à l’accusé de « lutter contre la stigmatisation » dont il se disait victime et aux médias de couvrir l’affaire de manière objective. Cependant, tenant compte du caractère intime de l’infraction visée par l’acte d’accusation, le tribunal de première instance [a rejeté la demande du requérant] et ordonné la tenue à huis clos de l’audience principale en vue, cette fois, de protéger la vie personnelle et familiale de la victime, au sens de l’article 293 § 4 de la loi de procédure pénale. Cette décision a été annoncée en audience publique et les motifs y ayant présidé ont été inscrits au procès-verbal de l’audience principale du 29 janvier 2008. La défense ne s’y est pas opposée, en dépit du fait que l’audience principale reprenait à zéro, et elle n’a pas demandé à ce que cette décision fût consignée par écrit en vue de l’introduction d’un recours.
La Cour suprême estime que contrairement à ce que la défense affirme dans son recours, il n’y a eu aucun manquement majeur (absolu) aux dispositions régissant la procédure pénale énoncées à l’article 367 §§ 1 et 4 de la loi de procédure pénale. En effet, la tenue à huis clos de l’audience principale a été ordonnée dans le but de protéger la vie privée de la victime, conformément à la loi. Il y a certes eu violation de l’article 143 de la loi de procédure pénale à raison de la non-communication d’une copie certifiée du procès-verbal d’une décision rendue oralement à une partie qui n’avait pas explicitement renoncé à son droit de recours. Toutefois, un tel constat en l’espèce est sans incidence sur la légalité et la validité de la décision en question puisque tout recours formé pour la contester aurait été dénué d’effet suspensif conformément à l’article 295 § 2 de la loi de procédure pénale. Partant, il n’y pas eu de violation mineure (relative) des dispositions de l’article 367 § 3 de la loi de procédure pénale. »
25. Le requérant contesta ces conclusions devant la Cour constitutionnelle (Ustavni sud Republike Hrvatske), qui, considérant qu’il n’avait pas été porté atteinte aux droits constitutionnels de l’intéressé, rejeta son recours pour défaut de fondement le 8 novembre 2012.
26. La décision de la Cour constitutionnelle fut signifiée à l’avocat du requérant le 22 novembre 2012.
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
1. Le droit interne pertinent
27. Les dispositions pertinentes de la Constitution de la République de Croatie (Ustav Republike Hrvatske, Journal officiel no 56/1990, amendée ultérieurement) sont ainsi libellées :
Article 29 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera des contestations sur ses droits et obligations ou du bien-fondé de tout soupçon ou de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
Article 117
« Les audiences des tribunaux se déroulent en public et les jugements sont prononcés publiquement au nom de la République de Croatie.
L’accès de la salle d’audience peut être interdit au public pendant la totalité ou une partie du procès lorsque pareille mesure est nécessaire dans une société démocratique dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale, en particulier lorsque la personne jugée est mineure ou que la protection de la vie privée des parties l’exige, dans les affaires matrimoniales et les procédures de tutelle ou d’adoption, ou pour protéger des secrets militaires, officiels ou commerciaux ou la sécurité et la défense de la République de Croatie, mais seulement dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque, au vu des circonstances particulières de la cause, la publicité serait de nature à nuire aux intérêts de la justice. »
28. L’article 188 du code pénal (Kazneni zakon, Journal officiel no 110/97, modifié ultérieurement), tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, est ainsi libellé :
« Quiconque contraint une personne par la force ou la menace d’une attaque immédiate contre sa vie ou son intégrité physique ou celle d’un proche à avoir un rapport sexuel ou à se livrer à un acte sexuel équivalent encourt une peine de prison d’un à dix ans. »
29. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (Zakon o kaznenom postupku, Journal officiel no 110/97, modifié ultérieurement), telles qu’elles étaient en vigueur à l’époque des faits, sont ainsi libellées :
Publicité de l’audience principale
Article 292
« 1. L’audience principale se déroule en public. (...) »
Article 293
« À tout moment pendant la durée de l’audience principale, le collège des juges peut, d’office ou sur requête des parties, mais toujours après avoir entendu les observations des parties sur la question, ordonner la tenue à huis clos de la totalité ou d’une partie de l’audience principale, dès lors que pareille mesure est jugée nécessaire pour (...)
(...)
4. la protection de la vie personnelle ou familiale du défendeur, de la victime ou de toute autre partie à la procédure,
(...). »
Article 294
« 1. Les parties, la victime, leurs représentants et le conseil de la défense peuvent assister aux audiences à huis clos.
2. Sur demande du défendeur ou de son conjoint (...) ou d’un proche, le collège des juges peut autoriser certains représentants officiels, universitaires ou personnalités publiques à assister à une audience principale tenue à huis clos.
3. Le président du collège informe les personnes assistant à une audience à huis clos qu’elles doivent préserver la confidentialité des informations présentées lors du procès, et que tout manquement à cette obligation constitue une infraction pénale. »
Article 295
« 1. Le collège des juges ordonne l’exclusion du public par une décision motivée, rendue en audience publique.
2. Tout recours exercé contre une décision rendue en vertu du paragraphe premier du présent article est sans effet suspensif. »
2. Le droit internATIONAL pertinent
1. Nations unies
30. L’annexe (Stratégies et mesures concrètes types actualisées relatives à l’élimination de la violence contre les femmes dans le domaine de la prévention du crime et de la justice pénale) à la résolution 65/228 adoptée par l’Assemblée générale le 31 mars 2011 (après les faits de l’espèce) et intitulée « Renforcement des mesures en matière de prévention du crime et de justice pénale visant à combattre la violence à l’égard des femmes » est ainsi libellée en ses parties pertinentes :
« 15. Les États Membres sont instamment invités à revoir, évaluer et actualiser leur procédure pénale, selon qu’il convient et en tenant compte de tous les instruments juridiques internationaux pertinents, pour faire en sorte :
(...)
c) Qu’il soit donné aux femmes victimes d’actes de violence la possibilité de témoigner devant les tribunaux grâce à des mesures appropriées qui facilitent leur témoignage en protégeant leur vie privée, leur identité et leur dignité, assurent leur sécurité pendant le procès et évitent qu’elles ne subissent une « victimisation secondaire ». Dans les juridictions où la sécurité de la victime ne peut être garantie, le refus de témoigner ne devrait pas constituer une infraction pénale ou autre (...). »
2. Conseil de l’Europe
31. Le 5 mai 2011, le Conseil de l’Europe adopta la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (« la Convention d’Istanbul »), qui entra en vigueur à l’égard de la Croatie le 1er octobre 2018. Ses parties pertinentes se lisent ainsi :
« Article 49 – Obligations générales
1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les enquêtes et les procédures judiciaires relatives à toutes les formes de violence couvertes par le champ d’application de la présente Convention soient traitées sans retard injustifié tout en prenant en considération les droits de la victime à toutes les étapes des procédures pénales.
2. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires, conformément aux principes fondamentaux des droits de l’homme et en prenant en considération la compréhension de la violence fondée sur le genre, pour garantir une enquête et une poursuite effectives des infractions établies conformément à la présente Convention.
(...)
Article 56 – Mesures de protection
1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour protéger les droits et les intérêts des victimes, y compris leurs besoins spécifiques en tant que témoins, à tous les stades des enquêtes et des procédures judiciaires, en particulier :
a) en veillant à ce qu’elles soient, ainsi que leurs familles et les témoins à charge, à l’abri des risques d’intimidation, de représailles et de nouvelle victimisation ;
(...)
f) en veillant à ce que des mesures pour protéger la vie privée et l’image de la victime puissent être prises ;
(...)
i) en permettant aux victimes de témoigner en salle d’audience, conformément aux règles prévues par leur droit interne, sans être présentes, ou du moins sans que l’auteur présumé de l’infraction ne soit présent, notamment par le recours aux technologies de communication appropriées, si elles sont disponibles. »
32. La recommandation Rec(2006)8 du Comité des Ministres aux États membres sur l’assistance aux victimes d’infractions, adoptée le 14 juin 2006, est ainsi libellée en ses parties pertinentes :
« 2. Principes
2.1. Les États devraient assurer la reconnaissance effective et le respect des droits des victimes, eu égard à leurs droits fondamentaux ; ils devraient en particulier respecter la sécurité, la dignité, la vie privée et familiale des victimes et reconnaître les effets négatifs qu’ont sur elles les infractions.
(....)
3. Assistance
(...)
3.3. Les victimes devraient autant que possible être protégées de la victimisation secondaire.
3.4. Les États devraient veiller à ce que des mesures spéciales, les mieux adaptées à chaque situation, soient offertes aux victimes particulièrement vulnérables, soit du fait de leurs caractéristiques personnelles, soit des circonstances de l’infraction.
(...)
10. Protection
(...)
10.1. Les États devraient garantir, à toutes les étapes de la procédure, la protection de l’intégrité physique et psychologique des victimes. Une protection particulière pourra être nécessaire à l’égard de victimes susceptibles d’être amenées à témoigner.
10.2. Des mesures de protection particulières devraient être prises en faveur des victimes exposées à un risque d’intimidation, de représailles ou de victimisation répétée.
(...)
10.5. Les États devraient prendre des mesures pour identifier et combattre la victimisation répétée. La prévention de la victimisation répétée devrait être une composante essentielle de toutes les stratégies en matière d’assistance aux victimes et de prévention de la criminalité.
(...)
10.8. Les États devraient prendre les mesures nécessaires pour éviter, autant que faire se peut, une atteinte au respect de la vie privée et familiale des victimes, ainsi que pour protéger les données personnelles les concernant, en particulier lors de l’enquête et de l’action pénale. »
3. Le droit de l’Union européenne
33. Les parties pertinentes de la Directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de crimes (adoptée après les faits de l’espèce) sont ainsi libellées :
Préambule
« (...)
66) La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes consacrés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle vise en particulier à promouvoir le droit à la dignité, à la vie, à l’intégrité physique et mentale, à la liberté et à la sécurité, au respect de la vie privée et familiale, le droit de propriété, le principe de non-discrimination, le principe d’égalité entre les femmes et les hommes, les droits de l’enfant, des personnes âgées et des personnes handicapées, ainsi que le droit à un procès équitable.
(...)
Article 22 – Évaluation personnalisée des victimes afin d’identifier les besoins spécifiques en matière de protection
1. Les États membres veillent à ce que les victimes fassent, en temps utile, l’objet d’une évaluation personnalisée, conformément aux procédures nationales, afin d’identifier les besoins spécifiques en matière de protection et de déterminer si et dans quelle mesure elles bénéficieraient de mesures spéciales dans le cadre de la procédure pénale, comme prévu aux articles 23 et 24, en raison de leur exposition particulière au risque de victimisation secondaire et répétée, d’intimidations et de représailles.
2. L’évaluation personnalisée prend particulièrement en compte :
a) les caractéristiques personnelles de la victime ;
b) le type ou la nature de l’infraction ; et
c) les circonstances de l’infraction.
3. Dans le cadre de l’évaluation personnalisée, une attention particulière est accordée aux victimes qui ont subi un préjudice considérable en raison de la gravité de l’infraction, à celles qui ont subi une infraction fondée sur un préjugé ou un motif discriminatoire, qui pourrait notamment être lié à leurs caractéristiques personnelles, à celles que leur relation ou leur dépendance à l’égard de l’auteur de l’infraction rend particulièrement vulnérables. À cet égard, les victimes du terrorisme, de la criminalité organisée, de la traite des êtres humains, de violences fondées sur le genre, de violences domestiques, de violences ou d’exploitation sexuelles, ou d’infractions inspirées par la haine, ainsi que les victimes handicapées sont dûment prises en considération.
(...)
Article 23 – Droit à une protection des victimes ayant des besoins spécifiques en matière de protection au cours de la procédure pénale
1. Sans préjudice des droits de la défense et dans le respect du pouvoir discrétionnaire du juge, les États membres veillent à ce que les victimes ayant des besoins spécifiques en matière de protection qui bénéficient de mesures spéciales identifiées à la suite d’une évaluation personnalisée prévue à l’article 22, paragraphe 1, puissent bénéficier des mesures prévues aux paragraphes 2 et 3 du présent article. Une mesure spéciale envisagée à la suite de l’évaluation personnalisée n’est pas accordée si des contraintes opérationnelles ou pratiques la rendent impossible ou s’il existe un besoin urgent d’auditionner la victime, le défaut d’audition pouvant porter préjudice à la victime, à une autre personne ou au déroulement de la procédure.
(...)
3. Pendant la procédure juridictionnelle, les mesures ci-après sont mises à la disposition des victimes ayant des besoins spécifiques de protection identifiés conformément à l’article 22, paragraphe 1 :
(...)
d) des mesures permettant de tenir des audiences à huis clos. »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
34. Le requérant se plaint de la tenue à huis clos de la procédure pénale dirigée contre lui. Il y voit une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) publiquement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »
1. Sur la recevabilité du grief
35. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
36. Le requérant soutient que le tribunal de première instance n’a jamais rendu de décisions écrites séparées sur la question de la tenue à huis clos des débats. Il allègue que ces décisions étaient donc arbitraires et que ce manquement l’a empêché d’introduire un recours distinct pour les contester. Il avance que dans le procès-verbal des audiences concernées, le tribunal de première instance s’est borné à renvoyer au motif – la protection de la vie privée de la victime – ayant présidé à la décision d’ordonner la tenue à huis clos de la procédure.
37. Le requérant argue en outre que les juridictions internes n’ont à aucun moment procédé à une mise en balance entre son droit à la publicité des débats et le droit de la victime à la protection de sa vie privée, alors qu’au cours du procès, cette dernière avait divulgué dans des interviews publiées dans la presse des informations détaillées sur sa vie privée. Il soutient également que les juridictions internes n’ont jamais motivé leur décision d’ordonner un huis clos total plutôt qu’un huis clos partiel.
38. S’il reconnaît que le droit à la publicité des débats peut faire l’objet de restrictions dès lors que pareille mesure est « strictement nécessaire », le requérant affirme qu’en ce qui le concerne, les juridictions internes n’ont jamais apprécié la nécessité de cette mesure, et qu’elles se sont bornées à dire qu’elle était justifiée au regard du droit interne.
39. Le Gouvernement soutient que la décision d’interdire au public l’accès de la salle d’audience pendant le procès du requérant était à la fois justifiée et nécessaire, et que les droits de la défense du requérant ne s’en sont pas trouvés lésés. Il estime que le requérant a globalement bénéficié d’un procès équitable, qu’il s’est vu offrir la possibilité de présenter sa défense, d’interroger la victime et les témoins, de présenter des éléments de preuve et de se faire représenter par un avocat.
40. Le Gouvernement considère que la décision d’ordonner la tenue à huis clos de l’audience principale était régulière, valablement motivée et nécessaire aux fins de la protection de la vie privée de la victime d’un viol. Il soutient que l’affaire faisait l’objet d’une forte médiatisation et qu’il était donc nécessaire d’offrir à la victime une protection renforcée contre tout risque de victimisation secondaire, d’autant plus que les autorités avaient dès le début de l’enquête rendu son nom public dans les médias.
41. Le Gouvernement estime en outre que les interviews données par la victime à la presse n’ont pas eu pour effet d’exonérer l’État de son obligation positive de protéger les droits de l’intéressée. Il argue que dans ses interviews, la victime avait le contrôle sur ce qu’elle entendait rendre public, et que compte tenu des droits de la défense, elle ne jouissait pas d’une telle liberté lors des audiences. Il affirme que le requérant avait lui aussi la possibilité de faire des déclarations aux médias et qu’à chaque fois qu’il a exercé ce droit, il a formulé des remarques offensantes à l’égard de la victime, usant de formules racistes et discriminantes.
42. Le Gouvernement estime qu’il est pertinent de souligner qu’au cours de son procès devant le tribunal de comté de Gospić, c’est le requérant lui-même qui a sollicité la tenue à huis clos des débats car il estimait que cette mesure était nécessaire à la protection de sa vie privée et familiale. Il soutient que l’intéressé a sollicité la publicité des débats après le renvoi de l’affaire non pas dans le souci de préserver l’équité du procès mais pour « lutter contre la stigmatisation » dont il se disait victime dans les médias.
43. Le Gouvernement estime que la présence de représentants de l’OSCE à l’audience de la Cour suprême et de stagiaires du tribunal et d’avocats stagiaires aux autres audiences a permis d’assurer le contrôle requis sur la tenue du procès et de ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence. Il soutient que le droit interne offrait au requérant la possibilité de solliciter la présence de membres de sa famille ou d’autres agents des services de santé ou des services publics au cours des audiences et qu’il n’a jamais exercé ce droit. Enfin, il avance que le jugement a été prononcé en audience publique.
2. L’appréciation de la Cour
a) Principes généraux
44. La Cour rappelle que la publicité des débats judiciaires constitue un principe fondamental consacré par l’article 6 § 1. Ladite publicité protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ; elle constitue aussi l’un des moyens de préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Elle confère à l’administration de la justice, et au procès notamment, sa légitimité. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à atteindre le but de l’article 6 § 1 : l’équité des procès, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique au sens de la Convention (Volkov c. Russie, no 64056/00, § 25, 4 décembre 2007, et Riepan c. Autriche, no 35115/97, § 27, CEDH 2000‑XII).
45. L’article 6 § 1 ne fait cependant pas obstacle à ce que les juridictions décident, au vu des particularités de la cause soumise à leur examen, de déroger à ce principe : aux termes mêmes de cette disposition, « (...) l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès (...) lorsque (...) la protection de la vie privée des parties au procès l’exig[e] ». Il peut donc parfois se révéler nécessaire au regard de l’article 6 de limiter la transparence et la publicité de la procédure, par exemple pour protéger un témoin ou sa vie privée, ou pour promouvoir le libre échange d’informations et d’opinions dans l’intérêt de la justice (B. et P. c. Royaume-Uni, nos 36337/97 et 35974/97, § 37, CEDH 2001-III, et les références qui y sont citées). La Cour a par ailleurs dit que le huis clos, qu’il soit total ou partiel, doit être strictement commandé par les circonstances de l’affaire (Welke et Białek c. Pologne, no 15925/05, § 74, 1er mars 2011) et que les juridictions internes doivent motiver leur décision de huis clos (Chaushev et autres c. Russie, nos 37037/03, 39053/03 et 2469/04, § 24, 25 octobre 2016).
46. La Cour a déjà dit à plusieurs reprises dans le contexte du droit de faire citer et d’interroger des témoins garanti par l’article 6 § 3 d) de la Convention que la procédure pénale devait se dérouler de manière à ne pas mettre indûment en péril la vie, la liberté ou la sécurité des témoins, et en particulier celles des victimes appelées à déposer, ou les droits tombant, d’une manière générale, sous l’empire de l’article 8 de la Convention. Les intérêts de la défense doivent donc être mis en balance avec ceux des témoins ou des victimes appelés à déposer (Doorson c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 70, Recueil des arrêts et décisions 1996-II).
47. La Cour a également admis que dans le cadre de procédures pénales se rapportant à des violences sexuelles, qui sont souvent considérées comme une épreuve pour la victime, certaines mesures soient prises aux fins de protéger la victime, pourvu que ces mesures puissent être conciliées avec un exercice adéquat et effectif des droits de la défense (S.N. c. Suède, no 34209/96, § 47, CEDH 2002‑V, et Lučić c. Croatie, no 5699/11, § 75, 27 février 2014). Dans l’arrêt Y. c. Slovénie (no 41107/10, § 115, CEDH 2015 (extraits)), où la victime d’un viol soulevait un grief fondé sur l’article 8 de la Convention, la Cour a conclu que la manière dont la procédure pénale avait été menée n’avait pas assuré à la requérante une protection apte à ménager un juste équilibre entre les droits et intérêts protégés par l’article 8 de la Convention et les droits de la défense garantis par l’article 6.
b) Application des principes généraux au cas d’espèce
48. En appliquant les principes énoncés ci-dessus à la présente affaire, la Cour doit déterminer si, compte tenu des circonstances spécifiques de l’espèce, la décision du tribunal de comté de Rijeka d’ordonner la tenue à huis clos du procès du requérant était justifiée et nécessaire. À cette fin, elle doit mettre en balance, d’une part, le droit du requérant à être jugé en public et, d’autre part, le droit de la victime d’un viol au respect de sa vie privée, qui implique la protection de son intégrité personnelle et de sa dignité (voir, mutatis mutandis, Y. c. Slovénie, précité, §§ 114-115).
49. La Cour souhaite souligner d’emblée l’importance que revêt la protection des droits des victimes d’abus sexuels participant à une procédure pénale (paragraphe 47 ci-dessus). À cet égard, elle souscrit à l’affirmation qui veut que, conformément aux normes applicables établies au niveau international et par l’Union européenne, un huis clos total ou partiel puisse dans le cadre d’une procédure pénale concernant une infraction aussi grave et intime qu’un viol s’avérer nécessaire à la protection de la vie privée de la victime, et en particulier de son identité, de son intégrité personnelle et de sa dignité. Pareille mesure peut être nécessaire non seulement pour protéger la vie privée de la victime mais aussi pour éviter qu’elle ne subisse une victimisation secondaire ou répétée (paragraphes 30-33 ci-dessus), ce qui est indispensable si l’on veut inciter les victimes d’abus sexuels à signaler les violences qu’elles ont subies et leur permettre de se sentir en sécurité et à même de s’exprimer ouvertement sur des sujets très personnels, souvent humiliants ou portant atteinte à leur dignité, sans craindre le regard ou les remarques du public.
50. La Cour estime que le système judiciaire ne doit, par son fonctionnement, ni accroître les souffrances des victimes ni les dissuader de faire appel à la justice. Cela étant, il convient également de tenir dûment compte des droits de l’accusé, et notamment de son droit à ce que la procédure pénale dirigée contre lui soit soumise au contrôle du public (ibidem).
51. La Cour concède que la nature des griefs et le caractère sensible de la déposition d’I.J. en l’espèce pouvaient justifier, et ont justifié, des restrictions au droit du requérant à un procès public, d’autant plus que les médias ont accordé de l’importance à l’affaire dès son commencement (paragraphe 6 ci-dessus). En vertu du droit croate, les juridictions ont le pouvoir de décider s’il convient d’ordonner la tenue à huis clos du procès dans les affaires d’abus sexuels (paragraphes 27 et 29 ci-dessus).
52. La Cour relève qu’au début de la procédure, à la fois devant le tribunal de comté de Gospić et dans le cadre du premier recours devant la Cour suprême, c’est le requérant lui-même qui a sollicité l’exclusion du public. Il estimait en effet cette mesure nécessaire à la protection de sa vie privée et familiale (paragraphes 8 et 10 ci-dessus). Il a changé d’avis lors du second procès, sollicitant par deux fois la publicité des débats (paragraphes 13 et 17 ci-dessus). Pour chacune de ses requêtes, le tribunal de comté de Rijeka a rendu sa décision après avoir offert à l’accusation et à la défense la possibilité de présenter leurs arguments (Volkov, précité, § 32).
53. La Cour note que la décision du tribunal de comté de Rijeka d’ordonner la tenue à huis clos du procès avait une base claire en droit interne ‑ l’article 293 § 4 de la loi de procédure pénale ‑ et qu’elle avait pour but de protéger la vie privée d’I.J., en particulier sa dignité et son intégrité personnelle (Y. c. Slovénie, précité, § 114). Elle admet à cet égard que le tribunal de comté de Rijeka a appliqué la disposition en question de manière quelque peu automatique, sans procéder à une mise en balance approfondie entre le droit du requérant à un procès public et celui d’I.J. au respect de sa vie privée, et sans expliquer de manière détaillée les motifs pour lesquels un huis clos total plutôt que partiel était nécessaire.
54. La Cour observe en outre que la décision d’ordonner la tenue à huis clos du procès a fait l’objet d’un recours et que la Cour suprême a conclu après examen qu’elle n’avait pas emporté violation des droits du requérant dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre lui (paragraphe 24 ci-dessus). Elle relève par ailleurs, bien que le droit à un jugement rendu publiquement soit à distinguer du droit de chacun à ce que sa cause soit entendue publiquement, que le tribunal de comté de Rijeka a rendu son jugement contre le requérant en audience publique, et que plusieurs chaînes de télévision ont couvert l’événement (paragraphe 22 ci-dessus), ce qui a indéniablement contribué à permettre au public d’exercer un droit de regard sur l’administration de la justice, comme l’exige l’article 6 § 1 (paragraphe 44 ci-dessus).
55. La spécificité de la présente affaire réside dans le fait qu’I.J. avait précédemment donné plusieurs interviews qui avaient été publiées dans la presse nationale (paragraphes 15 et 19 ci-dessus). Cet élément n’exonère cependant pas l’État de son obligation positive de protéger la vie privée d’I.J. et de lui éviter de subir une victimisation secondaire. La Cour parvient à ce constat pour deux raisons. D’une part, I.J. avait dans ses déclarations aux médias le contrôle sur ce qu’elle entendait rendre public, ce qui n’était pas le cas à l’audience compte tenu des droits de la défense du requérant. Or le contre-interrogatoire de la victime d’un viol est un épisode particulièrement sensible du procès, la victime y révélant nécessairement des informations sur les aspects les plus intimes de sa vie (voir, en ce qui concerne le cas d’espèce, le paragraphe 18 ci-dessus). D’autre part, et la Cour souscrit à la thèse du Gouvernement à cet égard, l’État était tenu d’offrir à I.J. une protection accrue compte tenu de l’atteinte à sa vie privée que la police avait commise en publiant de manière illicite des informations personnelles la concernant dès le début de l’enquête (paragraphe 6 ci-dessus).
56. La Cour estime qu’il est important de noter que des détails intimes de la vie privée de la victime d’un viol peuvent être divulgués à tout moment du procès pénal dirigé contre la personne soupçonnée d’être l’auteur des faits, et pas seulement au cours du contre-interrogatoire de la victime. Partant, étant donné qu’il était question dans le cas d’espèce de la nécessité de protéger l’intégrité et la dignité d’I.J. et de lui éviter une nouvelle humiliation et une stigmatisation, un huis clos partiel n’aurait pas suffi à protéger ses droits compte tenu des circonstances particulières de l’espèce.
57. En résumé, tenant compte du caractère extrêmement intime et de la gravité des faits allégués, qui relevaient d’une des atteintes à la personne les plus humiliantes qui soient, la Cour considère que le tribunal de comté de Rijeka a exercé sa marge d’appréciation d’une manière compatible avec le droit du requérant à ce que sa cause soit entendue publiquement. Elle estime en outre que cette démarche était conforme aux normes internationales en vigueur sur la question (voir, en particulier, l’article 23 § 3 d) de la directive de l’Union européenne, cité au paragraphe 33 ci-dessus, l’article 56 § 1 f) de la Convention d’Istanbul, cité au paragraphe 31 ci-dessus, et les autres textes internationaux cités aux paragraphes 30 et 32 ci-dessus).
58. Ces considérations suffisent à la Cour pour conclure qu’au regard des circonstances particulières de l’espèce, le tribunal de comté de Rijeka pouvait raisonnablement considérer que le droit au respect de la vie privée de la victime d’un viol commandait l’exclusion du public dans la procédure pénale dirigée contre le requérant.
59. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 14 mai 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Abel CamposRobert Spano
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Koskelo.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE KOSKELO
1. Je regrette de ne pouvoir souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 6 en l’espèce. J’estime en effet que les juridictions internes n’ont pas procédé au nécessaire exercice de mise en balance des droits et intérêts concurrents en présence en tenant compte des particularités de l’espèce, et qu’il y a donc eu violation de l’article 6.
2. Je souhaite d’emblée préciser que comme la majorité, je considère qu’il est primordial d’assurer pendant la procédure judiciaire la protection des droits des victimes d’abus sexuels (paragraphe 49 de l’arrêt). Toutefois, j’estime que cette considération ne justifie pas qu’on interdise dans de telles affaires, pour des motifs peu précis, l’accès de la salle d’audience au public pendant la totalité du procès, surtout lorsque le défendeur insiste expressément pour que soit respecté son droit à ce que sa cause soit entendue publiquement.
3. C’est précisément du fait de l’importance des intérêts concurrents en jeu qu’une appréciation approfondie et spécifique des circonstances de la cause est nécessaire. D’une part, comme la Cour l’a dit à maintes reprises, la publicité des débats judiciaires constitue un principe fondamental consacré par l’article 6 § 1 de la Convention. Ladite publicité protège les justiciables contre une justice échappant au contrôle du public ; elle contribue aussi à préserver la confiance de chacun dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à atteindre le but de l’article 6 § 1, à savoir le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique (voir, par exemple, Welke et Białek c. Pologne, no 15924/05, § 73, 1er mars 2011). D’autre part, ainsi qu’il ressort de la formulation même de l’article 6 § 1, il peut être nécessaire et par conséquent justifié dans certains cas – la protection de la vie privée des parties constituant un motif légitime à cet égard ‑ d’interdire l’accès de la salle d’audience au public pendant la totalité ou une partie du procès. Ces principes de base ne prêtent pas à controverse, bien entendu.
4. Dans une procédure pénale, il peut effectivement être nécessaire de restreindre l’accès de la salle d’audience au public pour protéger la victime alléguée, surtout lorsqu’il est question de violences sexuelles. Il ressort cependant de la jurisprudence de la Cour que c’est uniquement lorsque les circonstances de l’affaire le commandent que le huis clos doit être ordonné. Le juge doit donc statuer spécifiquement sur la question en exposant des motifs suffisants propres à démontrer la nécessité d’un huis clos et en en limitant la portée à la mesure nécessaire à la préservation des intérêts l’ayant motivé (Belashev c. Russie, no 28617/03, § 83, 4 décembre 2008). Plus généralement, la Cour considère que la manière dont la procédure pénale est menée doit toujours assurer aux parties une protection apte à ménager un juste équilibre entre les droits et intérêts de la victime protégés par l’article 8 de la Convention et les droits de la défense garantis par l’article 6 (Y. c. Slovénie, no 41107/10, 28 mai 2015, § 115).
5. Dans le cas d’espèce, le requérant, en sa qualité de défendeur dans la procédure pénale, a sollicité à maintes reprises la publicité des débats dans le cadre du (second) procès. Le tribunal de première instance était donc dans l’obligation de mener un examen approfondi afin de déterminer si, et dans quelle mesure, la protection due à la victime alléguée commandait la tenue à huis clos du procès. La décision de restreindre l’accès du public à la salle d’audience appelait un examen approfondi et une mise en balance des intérêts concurrents en jeu par le tribunal de première instance. Pourtant, celui-ci a décidé d’ordonner un huis clos total sans fournir de motifs précis propres à justifier sa décision, se bornant à citer les normes légales applicables. Par conséquent, rien ne montre que le tribunal de première instance ait effectivement procédé à la mise en balance requise des intérêts concurrents en présence en tenant compte des particularités de l’affaire (au contraire, le tribunal de première instance a par deux fois évoqué des atteintes à la vie privée de la victime et à la vie privée et familiale de l’accusé, alors que la protection de la vie privée et familiale de l’accusé n’était manifestement pas un motif propre à justifier la tenue à huis clos du procès puisque l’intéressé lui-même insistait pour sa cause fût entendue publiquement ; voir les paragraphes 13 et 17 de l’arrêt). Rien non plus ne montre que le tribunal de première instance se soit penché sur la question de savoir dans quelle mesure il convenait de limiter la publicité des débats pour protéger les droits de la victime.
6. J’en conclus donc que le tribunal de première instance n’a pas respecté les obligations qui lui incombaient aux termes de l’article 6 § 1 de la Convention. Dans ces circonstances, étant donné qu’il n’apparaît pas clairement que la juridiction interne compétente a effectivement procédé au nécessaire exercice de mise en balance des intérêts concurrents en présence et fondé son appréciation sur les normes établies en vertu de cette disposition, la Cour ne peut faire sienne sa position. Elle doit apprécier la situation en s’appuyant sur les éléments et observations qui lui ont été communiqués. À cet égard, je ne suis pas convaincue par les arguments avancés par mes collègues de la majorité.
7. Le requérant soutient qu’il a sollicité la publicité des débats lors du second procès non seulement parce que son acquittement à l’issue du premier procès avait fait l’objet de critiques dans les médias mais aussi parce que la victime alléguée avait entre-temps livré un récit détaillé des faits dans quatre longues interviews qui avaient été publiées dans les journaux bénéficiant des plus forts tirages en Croatie. Bien que la couverture des événements par les médias ne puisse constituer un élément déterminant aux fins de l’examen de la question de savoir si, et dans quelle mesure, il est justifié de restreindre l’accès de la salle d’audience, le comportement qu’adoptent les parties à l’égard des médias au cours du procès n’est pas totalement dénué de pertinence aux fins de l’exercice de mise en balance requis en vertu de l’article 6 § 1. Le fait qu’une partie à une procédure en cours accorde aux médias des interviews à propos de l’objet de la procédure en question et sollicite dans le même temps un huis clos en invoquant le droit au respect de sa vie privée commande un examen approfondi de la situation dans le cadre de l’exercice de mise en balance requis en vertu de l’article 6 § 1.
8. En l’espèce, le Gouvernement soutient que le fait que la victime alléguée se soit exprimée publiquement pendant le procès est dénué de pertinence aux fins de l’exercice d’appréciation de la nécessité d’un huis clos, et mes collègues de la majorité souscrivent à cette thèse. L’accent est mis ici sur le fait que dans ses interviews, la victime alléguée pouvait exercer un contrôle sur ce qu’elle entendait rendre public, et que compte tenu des droits de la défense, elle ne jouissait pas d’une telle liberté à l’audience, où elle pouvait être (et avait été) appelée à répondre à des questions extrêmement intimes (paragraphe 55).
9. Je trouve cet argument quelque peu simpliste. J’admets que la nécessité d’éviter une victimisation secondaire revêt un caractère prépondérant dans ce type d’affaires. Cependant, lorsque la victime alléguée s’expose volontairement à la publicité en accordant des interviews et en donnant son opinion et son point de vue sur l’objet de la procédure alors que le procès est encore en cours, le poids accordé à l’argument selon lequel la publicité des débats exposerait l’intéressée à un risque de victimisation secondaire s’en trouve dans une certaine mesure atténué, d’autant plus lorsque, comme en l’espèce, le juge ordonne non pas un huis clos partiel limité à la déposition ou au contre-interrogatoire de la victime alléguée mais un huis clos total[1].
10. Par ailleurs le Gouvernement comme la majorité s’appuient sur le fait que la police ait commis une erreur en rendant publique l’identité de la victime alléguée dès le début de l’enquête. Le Gouvernement voit dans cette erreur un élément propre à justifier une protection accrue de la victime dans le cadre du procès, et la majorité souscrit à cette thèse (paragraphe 55 de l’arrêt). Il convient pourtant de noter que selon les observations du requérant, même si seuls ses initiales et son âge figuraient dans le communiqué de presse de la police, l’identité du requérant était connue du public et des médias, ceux-ci le désignant par son nom lorsqu’ils parlaient de l’affaire. Il apparaît donc que la police a révélé l’identité de la victime alléguée mais aussi celle de la personne qui était soupçonnée d’être l’auteur des faits. Il est par conséquent impossible de dire que c’est uniquement la victime alléguée qui risquait de pâtir de cette situation. Il semble au contraire que les deux parties aient été affectées. Dans ces circonstances, on ne peut considérer que l’erreur commise au début de l’enquête par la police, puis la couverture de l’affaire par les médias et l’intérêt que celle-ci a suscité auprès du public aient pu exonérer le tribunal de son obligation de procéder à un exercice minutieux de mise en balance des intérêts concurrents en jeu, à la lumière du contexte spécifique dans lequel se déroulait le procès.
11. En tout état de cause, il serait inapproprié de considérer que les autorités internes pouvaient compenser un manquement des enquêteurs aux droits et intérêts d’une partie à la procédure par des mesures qui allaient à l’encontre des droits et intérêts du défendeur. Par conséquent, la nécessité de tenir compte de toutes les circonstances de l’affaire ne pouvait être abolie par le besoin de réparer le tort causé précédemment à l’une des parties : la nécessité de procéder à un exercice de mise en balance des droits et intérêts concurrents en présence et de rendre une décision motivée à cet égard devait rester valable.
12. La majorité accorde également de l’importance au fait que le jugement du tribunal de première instance ait été rendu en public et diffusé à la télévision. Il est bien sûr important que soient rendus publics l’issue du procès et les principaux motifs sur lesquels le juge a fondé sa décision. Pourtant la publicité des conclusions ne saurait remplacer l’exercice par le public d’un droit de regard au cours du procès et ne suffit pas à compenser le fait que le tribunal ait ordonné un huis clos total sans prendre dûment en considération les droits et intérêts concurrents en jeu et sans les mettre en balance. Il en va de même pour le constat a posteriori de la Cour suprême, statuant en appel, qui consistait à dire qu’il n’avait (par ailleurs) pas été porté atteinte aux droits procéduraux du défendeur (paragraphe 54 de l’arrêt).
13. Comme je l’ai rappelé, la Cour a déjà dit que le public ne doit être exclu de la procédure que dans la mesure nécessaire à la protection des intérêts en faveur desquels pareille mesure est ordonnée. En l’espèce, la majorité considère qu’il était nécessaire de protéger l’intégrité et la dignité de la victime alléguée et de lui éviter de subir une nouvelle humiliation et une stigmatisation, et qu’un huis clos partiel n’aurait pas suffi à protéger ses droits (paragraphe 57 de l’arrêt). Je trouve cette conclusion troublante au regard d’une part de la jurisprudence existante de la Cour et d’autre part de la nécessité qu’il y avait à procéder à une mise en balance soigneuse des droits et intérêts concurrents en jeu en tenant compte des circonstances particulières de l’espèce. La protection des droits des victimes offerte par l’article 8 est une considération de poids qui revêt une grande importance. Néanmoins, je trouve qu’il est problématique de suggérer que pareille protection ne puisse être accordée qu’en soustrayant la totalité du procès du contrôle du public sans examen ni mise en balance préalables des circonstances propres à justifier pareille mesure. Même lorsque le but de la mesure est de protéger les droits de la victime, il reste nécessaire de procéder à un exercice de mise en balance fondé sur les particularités de l’affaire. J’estime qu’il ne serait pas souhaitable d’inciter les juridictions internes à ordonner de manière systématique un huis clos total de la procédure en invoquant de manière générale les droits de la victime. Une démarche suffisamment différenciée et raisonnée demeure nécessaire.
14. Enfin, la majorité observe que la démarche suivie en l’espèce s’inscrit dans le droit fil des normes internationales actuelles en la matière (paragraphe 57 de l’arrêt). Je ne suis pas convaincue de l’exactitude de cette affirmation. Ces textes internationaux exigent, à raison, que les autorités mettent en place des mesures conçues pour protéger les droits et intérêts des victimes. Rien dans ces textes, à l’inverse, ne peut être interprété comme visant à atténuer l’obligation de procéder à un examen et une mise en balance spécifiques des droits et intérêts concurrents en jeu et de considérer avec soin les mesures devant être appliquées en fonction de chaque situation et à chaque étape de la procédure.
15. Je souhaite préciser que ma conclusion qui consiste à dire qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 en l’espèce se fonde sur le constat que les juridictions internes ne se sont pas livrées à l’exercice de mise en balance des droits et intérêts en présence imposé par la Convention. En effet, j’estime que les juridictions internes n’ont pas suffisamment motivé leur décision d’interdire au public l’accès de la salle d’audience pendant la totalité du procès. En même temps, j’ai pleinement conscience du fait que dans des affaires portant sur des faits semblables à ceux de l’espèce, le juge doit procéder à un examen très prudent pour déterminer de quelle manière et dans quelle mesure le public peut exercer un droit de regard sur la procédure pénale, compte tenu du risque que certains médias et certains utilisateurs des réseaux sociaux puissent abuser de la possibilité qui leur est offerte d’assister à des procès de ce type. Il est donc évident que les autorités internes doivent jouir d’une marge d’appréciation suffisante pour pouvoir fixer et imposer des restrictions en faisant en sorte qu’un droit de regard approprié et professionnellement et déontologiquement responsable reste possible, tout en évitant les abus.
* * *
[1] Je relève que d’après les observations du requérant (non contestées par le Gouvernement), l’avocat de la victime alléguée aurait même divulgué aux médias une partie de la défense du requérant. Si c’est bien le cas, je trouve extrêmement troublant que la partie dans l’intérêt de laquelle le juge a prononcé un huis clos total puisse se sentir libre de divulguer aux médias certaines parties de la procédure. Un tel risque remet d’autant plus en cause la pertinence d’un huis clos total.