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26/05/2020 | CEDH | N°001-202794

CEDH | CEDH, AFFAIRE RAMAZANOVA ET ALEKSEYEV c. RUSSIE, 2020, 001-202794


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE RAMAZANOVA ET ALEKSEYEV c. RUSSIE

(Requête no 1441/10)

ARRÊT


Art 2 (procédural) • Enquête effective • Défaillances dans la collecte et la préservation des preuves matérielles ayant compromis l’aptitude de l’enquête à établir les circonstances du décès d’un voisin tué lors d’une opération de police destinée à appréhender des producteurs de cannabis dans un appartement • Présence de divergences, d’incohérences et de contradictions et pas de témoins oculaires non intéressés à l’issue de la procé

dure pénale • Absence d’analyse par les autorités de la nécessité pour les policiers de dégainer leurs armes du simpl...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE RAMAZANOVA ET ALEKSEYEV c. RUSSIE

(Requête no 1441/10)

ARRÊT

Art 2 (procédural) • Enquête effective • Défaillances dans la collecte et la préservation des preuves matérielles ayant compromis l’aptitude de l’enquête à établir les circonstances du décès d’un voisin tué lors d’une opération de police destinée à appréhender des producteurs de cannabis dans un appartement • Présence de divergences, d’incohérences et de contradictions et pas de témoins oculaires non intéressés à l’issue de la procédure pénale • Absence d’analyse par les autorités de la nécessité pour les policiers de dégainer leurs armes du simple fait de leur rencontre dans le vestibule d’un ou de deux hommes tenant des marteaux, les ayant injuriés et sommés de partir

Art 2 (matériel) • Vie • Absence d’organisation et de contrôle de l’opération de police de manière à réduire au minimum le recours à la force létale et le risque de perte de vies humaines

STRASBOURG

26 mai 2020

DÉFINITIF

26/08/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ramazanova et Alekseyev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Paul Lemmens, président,

Helen Keller,

Dmitry Dedov,

Alena Poláčková,

Gilberto Felici,

Erik Wennerström,

Lorraine Schembri Orland, juges,

et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête susmentionnée (no 1441/10) dirigée contre la Fédération de Russie et dont deux ressortissants de cet État, Mme Inna Vladimirovna Ramazanova (« la requérante ») et M. Vladimir Aleksandrovich Alekseyev (« le requérant »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 17 décembre 2009,

les observations des parties,

Notant que le 17 mars 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 mai 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

La présente affaire concerne des faits qui se sont produits dans un immeuble collectif et qui impliquaient deux policiers agissant dans le cadre d’une opération de police destinée à appréhender des producteurs de drogue. Au cours de cette opération, le mari de la requérante, un voisin des suspects qui se trouvait dans l’immeuble, fut mortellement blessé par balle.

EN FAIT

1. Les requérants sont nés respectivement en 1968 et en 1944. La requérante réside à Kazan (République de Tatarstan), de même que le requérant jusqu’à son décès. La requérante est la veuve de R., qui fut mortellement blessé par balle en 2007 pendant une opération de police. Le requérant était le père de la requérante et le beau-père de R.

2. Le requérant est décédé le 4 avril 2010. Le 5 septembre 2014, Mme Louiza Nabeyevna Alekseyeva, sa veuve, a exprimé le souhait de poursuivre l’instance en son nom devant la Cour. À la même date, Mlle Kamilla Radikovna Ramazanova, fille de la requérante et de R., a demandé à rejoindre la procédure en tant que requérante, en se plaignant de la mort de son père sous l’angle de l’article 2 de la Convention (paragraphe 78 ci-dessous).

3. Les requérants ont été représentés par Me I.N. Sholokhov, avocat. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, représentant à l’époque de la Fédération de Russie auprès de la Cour, puis par son représentant actuel, M. M. Galperine.

4. La requérante et son mari R. habitaient l’appartement no 83 dans un immeuble collectif à Kazan. Les parents de la requérante – le requérant et sa femme – habitaient l’appartement no 87 du même immeuble. Les appartements nos 85, 86 et 87 avaient un vestibule commun (общий коридор, тамбур) dont la porte pouvait être fermée à clé.

1. Les faits du 29 janvier 2007
1. Résumé des faits non contestés par les parties

5. Le 29 janvier 2007, T. et D., deux policiers de la direction de la lutte contre le trafic de stupéfiants du ministère de l’Intérieur de la République de Tatarstan reçurent des informations quant à une possible production illégale de cannabis dans l’appartement no 86 de l’immeuble en cause. Le policier en chef Kh. leur donna pour mission de mener une surveillance secrète de cet appartement (негласное наблюдение за квартирой).

6. Il semble ressortir des éléments du dossier que les policiers T. et D. avaient également pour mission d’interroger les personnes qui pourraient se trouver dans le vestibule ou dans l’un des appartements et, le cas échéant, de les interpeller (voir infra).

7. Toujours le 29 janvier 2007, T., D. et Kh. se rendirent sur les lieux. Lorsqu’ils arrivèrent devant l’immeuble, Kh. repartit au poste de police afin d’aller chercher le groupe opérationnel d’investigation (следственно-оперативная группа) – une unité comprenant les policiers et un ou plusieurs enquêteurs.

8. Vers 16 h 30, T. et D., armés de pistolets Makarov et habillés en civil, entrèrent dans le vestibule commun aux appartements nos 85, 86 et 87. Dans les minutes qui suivirent, un incident impliquant T., D., R. et le requérant eut lieu. Lors de cet incident, D. et R. furent blessés par balle. R. décéda peu après dans une ambulance. D. fut hospitalisé.

9. Dans la soirée, les locataires de l’appartement no 86 furent interpellés, et, lors d’une inspection de cet appartement, une plantation de cannabis fut découverte.

2. La version des requérants

10. Selon cette version, le requérant et son gendre R. se trouvaient dans le couloir de l’appartement no 87, dont la porte n’était pas fermée. R. était accroupi devant une boîte à outils et y cherchait une clé de serrage.

11. Subitement, deux hommes armés, habillés en civil, auraient fait irruption dans l’appartement et se seraient jetés sur R. Celui-ci se serait relevé, serait parvenu à se libérer et à repousser les inconnus, et se serait précipité dans le salon, à gauche du couloir. Deux tirs auraient retenti, R. aurait reçu une balle dans le dos et se serait effondré. Alors qu’il se trouvait au sol, les intrus lui auraient porté des coups de pied à la tête et sur le corps. En même temps, ils auraient ordonné au requérant de s’allonger sur le sol et de croiser les mains sur la nuque. Puis, l’un des individus aurait dit au second requérant qu’il était policier et lui aurait montré sa carte professionnelle.

3. La version retenue par les juridictions internes

12. T. et D. virent un inconnu entrer dans le vestibule. Ils remarquèrent en même temps que la porte de l’appartement no 87 était entrouverte. Ils entrèrent dans le vestibule. À ce moment-là, le requérant et R., armés de marteaux, sortirent de l’appartement no 87.

13. T., qui se trouvait face aux deux hommes, déclina son identité et montra sa carte professionnelle. Cependant, R. se montra agressif.

14. Se sentant menacés, les policiers dégainèrent leurs pistolets. Proférant des injures, R. tenta de frapper T. à la tête avec le marteau. T. ayant esquivé le coup, le marteau atteignit son bras, et le pistolet tomba au sol. R. s’en empara aussitôt.

15. Une lutte s’engagea alors entre R. et T. Lors de cette lutte, R. tira sur D. Blessé et voyant son collègue aux prises avec R., celui-ci tira sur R. en visant la cuisse, mais, R. s’étant brusquement levé à ce moment-là, la balle l’atteignit au dos. R. s’étant effondré dans le vestibule, les policiers le traînèrent dans l’appartement et appelèrent une ambulance.

2. L’enquête pénale pour homicide, violation de domicile et abus de pouvoir

16. Le 29 janvier 2007, l’enquêteur près le parquet du district Kirovski de Kazan ouvrit une enquête pénale contre X. pour homicide. Le 27 juillet 2007, il décida qu’il n’y avait pas lieu d’ouvrir une enquête pénale contre R. et le requérant pour refus d’obtempérer et attaque sur des fonctionnaires de police. Cette décision ne fut pas contestée.

17. Le 27 juillet 2007 également, l’enquêteur ouvrit une enquête pénale pour abus de pouvoir et violation de domicile relativement à l’intrusion dans l’appartement du requérant. Le 30 juillet 2007, il mit en examen T. et D. pour ces délits. En outre, il mit D. en examen pour homicide volontaire sur la personne de R.

18. Le 9 février et le 27 juillet 2007 respectivement, la requérante et le requérant se virent reconnaître la qualité de victime dans l’affaire pour ce qui les concernait.

1. Les preuves matérielles collectées pendant l’enquête

19. Le 29 janvier 2007, à 17 h 50, une première inspection des lieux fut effectuée dans le vestibule et dans l’appartement no 87. Deux marteaux, une tenaille et une râpe furent prélevés dans la boîte à outils qui se trouvait dans le couloir de l’appartement ; des douilles et des éclats de balle furent recueillis dans le vestibule commun et dans le couloir de l’appartement. En outre, on constata la présence sur la porte de l’appartement d’une trace de balle.

L’enquêteur prit quelques photos, et il fit un croquis qu’il annexa au procès-verbal de l’inspection.

20. Le 9 février 2007, trois autres marteaux furent également recueillis dans l’appartement du requérant.

21. Par la suite, deux nouvelles inspections des lieux furent réalisées. Lors de la première inspection, menée le 15 février 2007, un éclat de balle fut trouvé dans le salon de l’appartement, sous le radiateur. Lors de la seconde inspection, le 13 avril 2007, on constata la présence d’une trace laissée par cette balle sur le radiateur et sur le mur auquel le radiateur était accroché.

2. Les dépositions faites pendant l’enquête
1. Les dépositions de T. et D.

22. Le 29 janvier 2007, dans la soirée, T. présenta des explications écrites à l’enquêteur. Il y exposait que la perquisition de l’appartement no 86 avait été autorisée par une ordonnance judiciaire, et que lui-même et D. avaient pour mission de surveiller les personnes qui entreraient dans cet appartement ou qui en sortiraient. Il indiquait également que son collègue et lui avaient suivi un homme qui était allé « dans la direction de l’appartement no 86 », dont la porte était entrouverte, qu’ils avaient alors téléphoné à leur chef Kh. et que celui-ci leur avait dit de vérifier s’il y avait quelqu’un dans cet appartement. Il expliquait que D. et lui étaient entrés dans le vestibule et avaient constaté que la porte de l’appartement no 86 était fermée, qu’à ce moment-là, deux hommes en état d’ébriété, tenant des marteaux, étaient sortis de l’appartement no 87, que D. et lui avaient reculé, s’étaient présentés et avaient montré leurs cartes professionnelles, et que, se sentant menacés, ils avaient finalement dégainé leurs armes. Enfin, il rapportait que R. les avait injuriés et l’avait frappé au bras avec le marteau, ce qui avait fait tomber son pistolet, que R. s’était emparé du pistolet et l’avait attaqué, et qu’au cours de la lutte qui s’était engagée entre eux, R. avait armé le pistolet et avait tiré.

23. À une date non précisée dans le dossier, T. rédigea un rapport à l’attention du chef de la direction de l’intérieur concerné. Il y précisait que, « du fait d’un comportement agressif incessant » de R., les policiers avaient dû dégainer leurs armes et ordonner aux inconnus d’obtempérer, c’est-à-dire de poser leurs marteaux.

24. En janvier, février et juillet 2007, T. et D. furent interrogés plusieurs fois en tant que témoins dans l’affaire.

25. Étant donné qu’il avait été blessé, D. ne fut interrogé pour la première fois que le lendemain des faits, c’est-à-dire le 30 janvier 2007. Il déclara que l’opération du 29 janvier avait pour but l’interpellation de personnes soupçonnées de production de cannabis. Il indiqua que, après avoir entendu un bruit dans le vestibule, T. et lui y étaient entrés et ils avaient constaté que la porte de l’appartement no 86 n’était pas fermée. Il exposa qu’alors, R., tenant un marteau, était sorti de cet appartement et leur avait demandé ce qu’ils faisaient là, T. et lui s’étaient présentés, avaient montré leurs cartes professionnelles et avaient dégainé leurs pistolets, et R. leur avait dit de partir et avait tenté de frapper T. avec le marteau. Il précisa que T. et lui avaient averti R. qu’ils n’hésiteraient pas à faire usage de leurs pistolets, mais que R. avait attaqué T. et tenté de s’emparer de son arme. Il ajouta que « [d]ans ces circonstances, une cartouche [avait été] chambrée » (при этом произошло досылание патрона в патронник), et lui-même avait été blessé par balle. Il expliqua que, voyant R. attaquer son collègue T., il avait tiré sur R., en visant la cuisse. Enfin, il indiqua que le requérant était sorti de l’appartement au moment du premier tir.

26. Interrogé le 31 janvier 2007, T. déclara que D. et lui avaient pour mission le 29 janvier 2007 de surveiller l’appartement no 86 et d’interpeller les personnes qui y entreraient. Il exposa que deux hommes tenant des marteaux étaient sortis de l’appartement no 87, que D. et lui s’étaient présentés et avaient montré leurs cartes professionnelles et qu’en réponse, R. les avait injuriés et avait fait un pas en avant. Il indiqua que D. et lui avaient alors dégainé leurs pistolets et ordonné aux deux hommes de poser leurs marteaux, et qu’au lieu d’obtempérer, R. lui avait porté un coup de marteau, faisant tomber son pistolet. Il ajouta qu’ensuite, R. avait jeté son marteau dans la direction de l’appartement no 87 et s’était emparé du pistolet, et que, au cours de la lutte pour récupérer le pistolet qui s’était engagée entre lui et R., une cartouche avait été chambrée, puis R. avait appuyé sur la détente. Enfin, il indiqua avoir vu les marteaux au sol dans le couloir de l’appartement après la bagarre.

27. Dans le cadre d’un interrogatoire complémentaire réalisé le 7 février 2007, T. indiqua que les deux hommes qui étaient sortis de l’appartement no 87 avaient l’apparence de personnes alcooliques. Il précisa que R. avait frappé sur le pistolet avec son marteau, le faisant ainsi tomber. Il expliqua que lors de la lutte qui s’était ensuivie, tandis que le requérant le tirait par la veste, ce qui en avait cassé la fermeture éclair, lui-même avait porté plusieurs coups de poing à R., qui ne le frappait pas mais qui tenait le pistolet. Il précisa également qu’il tenait l’arrière du pistolet au moment du premier tir, et que ce n’était qu’après avoir été blessé que R. avait lâché l’arme. Il indiqua aussi que, après avoir ramené R. dans l’appartement, il avait déplacé les marteaux et d’autres outils.

28. Interrogé le 9 février 2007, D. déclara que, lorsque ses collègues et lui étaient arrivés devant l’immeuble des requérants, Kh. était reparti, apparemment pour aller chercher l’ordonnance judiciaire autorisant la perquisition, que lorsque T. et lui avaient ensuite téléphoné à Kh., celui-ci leur avait dit de se renseigner sur ce qui se passait dans l’appartement no 86, que dès que T. et lui avaient vu les hommes sortir de l’appartement no 87, ils avaient immédiatement dit « police ! » et ils avaient sorti leurs cartes professionnelles, mais que pour toute réponse, R. les avait injuriés. Il précisa aussi que, lors de la lutte entre T. et R., aucun des deux n’avait frappé l’autre.

29. Les 11 et 12 avril 2007 respectivement, D. et T. furent confrontés au requérant. D. déclara qu’après avoir vu un homme entrer dans le vestibule, il avait téléphoné au chef Kh. et que celui-ci lui avait dit d’interroger les habitants de l’appartement no 87 sur ceux de l’appartement no 86. T. indiqua que pendant qu’il luttait avec R., le requérant l’avait tiré par la veste et en avait ainsi cassé la fermeture éclair (из молнии выскочили «зубчики»).

30. Interrogé le 4 juillet 2007, D. maintint sa version des faits. Interrogé le 5 juillet 2007, T. précisa qu’avant d’entrer dans l’appartement no 86, les policiers avaient obtenu l’accord oral de la propriétaire de l’appartement, qui le louait à des jeunes hommes.

31. Interrogés les 27 et 30 juillet 2007 en tant que mis en examen, D. et T. dirent qu’ils confirmaient leurs déclarations antérieures.

2. Les dépositions d’autres personnes

32. Le 29 janvier 2007, le requérant donna sa version des faits à la police. Il niait avoir eu un marteau entre les mains ce jour-là.

33. À une date non précisée dans le dossier, Kh. rédigea un rapport sur les faits. Il y indiquait qu’après avoir été informé par T. et D. qu’un inconnu avait pénétré dans le vestibule, il leur avait enjoint de surveiller cet homme et de vérifier dans quel appartement il était entré.

34. Interrogé le 1er février 2007, Kh. déclara notamment qu’il avait donné pour mission à T. et D. de surveiller le vestibule et d’interpeller les personnes qui entreraient dans ce vestibule ou dans l’appartement no 86.

35. Interrogée le 15 février 2007, la fille de la requérante, E., âgée alors de dix-sept ans, indiqua qu’elle était entrée dans l’appartement no 87 peu après les faits et qu’elle avait entendu les policiers T. et D. se concerter (договаривались между собой) sur la version à donner. Elle déclara que c’était à ce moment-là qu’ils avaient décidé de dire que R. s’était emparé du pistolet et avait tiré sur D.

36. Le 30 mars 2007, un enquêteur qui s’était rendu sur les lieux peu après les faits, M., fut interrogé en tant que témoin. Il déclara que T. et D. lui avaient dit que dans le cadre d’une opération de police, ils avaient suivi R. dans l’appartement no 87 et avaient entrepris de l’interpeller, mais qu’alors, R. s’était emparé de l’arme de l’un d’eux et avait tiré sur D.

3. Les expertises et les autres mesures d’instruction réalisées pendant l’enquête

37. Le soir des faits, le requérant passa des examens médicaux qui révélèrent l’absence d’alcool et de stupéfiants dans son organisme.

38. Le 19 mars 2007, l’expert K. établit un rapport d’autopsie. Elle y constatait que l’organisme de R. ne présentait pas de traces d’alcool ou de stupéfiants, que la balle était entrée dans le dos de la victime en endommageant la 11e côte, qu’elle avait transpercé les viscères et causé une hémorragie interne, et qu’elle était ressortie au niveau de l’abdomen. Elle concluait que c’était cette lésion qui avait causé la mort de R. Elle considérait également que la trajectoire suivie par la balle à l’intérieur du corps de R. était directe.

39. L’autopsie de R. révéla également des écorchures sur l’épaule et la jambe droite, ainsi qu’une plaie au niveau du sourcil droit.

40. Des prélèvements furent effectués à différentes dates sur les mains et les habits de R., ainsi que sur ses cheveux et ses ongles. Les analyses de ces prélèvements révélèrent que les habits, les cheveux et les ongles du défunt ne présentaient pas de résidus de tir, mais qu’il y avait sur ses mains du fer, de l’antimoine et du cadmium. Par ailleurs, une autre expertise révéla que les marteaux et les autres outils ne présentaient pas de traces de tir.

41. T. ayant déclaré que R. lui avait donné un coup de marteau, l’enquêteur désigna, le 7 février 2007, un médecin expert chargé de déterminer si T. présentait des lésions. Le rapport d’expertise établi le même jour révéla que tel n’était pas le cas.

42. Deux expertises balistiques furent établies. Selon la première, au moment où le coup de feu avait été tiré, R. se trouvait à une distance de 80 centimètres à 1 mètre du pistolet, et D. à une distance de 70 centimètres à 1 mètre. Selon la seconde, les deux tirs avaient été directs, c’est-à-dire sans ricochet.

43. Deux autres expertises établies les 23 et 28 mai 2007 révélèrent la présence de traces de sang sur les éclats de balle trouvés dans le couloir de l’appartement. Les experts ne purent pas déterminer à qui appartenait le sang.

44. Ayant analysé les conclusions des expertises susmentionnées et les dépositions des policiers et du requérant, l’enquêteur décida de vérifier les versions des faits présentées par les différents protagonistes. À cette fin, il demanda qu’un collège d’experts déterminât notamment le nombre, la trajectoire et la provenance des coups de feu tirés le 29 janvier 2007.

45. Le 28 juin 2007, le collège, constitué de deux experts, remit son rapport. Ses conclusions étaient les suivantes :

– deux coups de feu avaient été tirés le jour des faits avec les pistolets des policiers – un sur D. et un sur R. ;

– la balle qui avait touché D. avait laissé une trace sur la porte de l’appartement, et celle qui avait touché R. avait laissé des traces sur le radiateur et le mur du salon ;

– les deux coups de feu avaient été tirés depuis le couloir de l’appartement no 87, et les dépositions des policiers quant au déroulement des faits dans le vestibule étaient contradictoires avec les preuves collectées.

Le rapport contenait un croquis de la scène, où étaient indiqués les endroits d’où les coups de feu avaient probablement été tirés et les trajectoires des tirs.

4. L’acte réquisitoire

46. En août 2007, le procureur adjoint de Tatarstan dressa son acte réquisitoire. En ses passages pertinents, celui-ci était ainsi libellé :

« (...) dans l’intention directe d’abuser de leurs pouvoirs, [T. et D.,] agissant en l’absence de toute base légale, dégainèrent leurs armes à feu, les armèrent et entrèrent illicitement dans l’appartement no 87 (...)

Alors qu’ils se trouvaient dans l’appartement no 87, (...) qu’ils n’avaient pas de raisons plausibles de croire qu’une infraction y avait été commise ou était en train d’y être commise et qu’ils savaient ne disposer d’aucune base légale les autorisant à contrôler les identités et interpeller les habitants, [T. et D.,] munis d’armes à feu prêtes à tirer, s’approchèrent de R. sans se présenter, dans le but de l’interpeller, alors que celui-ci cherchait des outils et discutait avec [le requérant].

Ensuite, toujours en toute illégalité, (...), sans donner d’explications, [T. et D.] procédèrent à l’interpellation (...) de [R.], qui, n’étant pas informé de leurs intentions ni de leur identité, les repoussa (...), à ce moment un coup de feu inopiné partit du pistolet de [T.] et atteignit [D.], le pistolet étant armé (...)

Après cela, (...), ayant vu que [T.] et lui-même n’avaient pas réussi à mener à bien l’interpellation et que [R.] courait (...) en direction du salon, et tout en sachant qu’il n’était légalement pas fondé à faire usage de son arme à feu sans sommation préalable, [D.,] animé de l’intention de causer la mort de [R.], tira (...) sur le thorax de celui-ci. (...)

(...) [D.] et [T.], (...) ayant vu que [R.] s’était effondré sur le seuil du salon, accoururent vers lui et (...) lui portèrent ensemble au moins sept coups sur différentes parties du corps. »

3. Le procès pénal et l’acquittement des policiers

47. Le 3 septembre 2007, le procès pénal des policiers s’ouvrit devant le tribunal du district Kirovski de Kazan (« le tribunal »).

1. Les dépositions faites devant le tribunal

48. À l’audience, le requérant confirma ses déclarations précédentes et indiqua qu’il avait pris les policiers pour des malfaiteurs lorsqu’ils avaient fait irruption dans son logement.

49. Le frère de R., qui était arrivé dans l’appartement peu après les faits, déclara qu’un policier lui avait confié que R. avait été tué par erreur (застрелили по ошибке).

50. L’enquêteur M. dit avoir vu du sang sur le sol de l’appartement.

51. La fille de la requérante confirma les déclarations qu’elle avait faites pendant l’enquête (paragraphe 35 ci-dessus).

52. Le policier en chef Kh. exposa que, le 29 janvier 2007, il avait donné pour mission à T. et D. de surveiller le vestibule en attendant l’arrivée du groupe opérationnel d’investigation, et que, alors qu’il était en route, il avait reçu un appel de T. l’informant que les personnes interpellées avaient opposé une résistance (оказано сопротивление). Il indiqua également que la présence du groupe opérationnel d’investigation était obligatoire pour une perquisition, et que la propriétaire de l’appartement no 86 avait donné son accord pour la perquisition de celui-ci.

53. T. confirma globalement sa version des faits. Il déclara d’abord que ce jour-là, D. et lui avaient pour mission de surveiller le vestibule et de noter qui entrerait dans l’appartement no 86 ou en sortirait, et qu’ayant vu un inconnu entrer dans le vestibule, il avait téléphoné à Kh. et avait reçu pour instruction d’auditionner (опросить) cette personne. Puis il revint sur cette déclaration et indiqua que Kh. avait dit d’aviser et d’agir en fonction de la situation (действовать по ситуации).

54. T. indiqua également que les deux hommes qui étaient sortis de l’appartement no 87 tenaient des marteaux et que R. avait donné un coup de marteau sur son pistolet puis jeté le marteau, qui avait rebondi à côté de la porte de l’appartement. Il exprima l’avis que n’importe qui avait pu déplacer les marteaux et les remettre dans la boîte à outils avant l’arrivée du groupe opérationnel d’investigation. Enfin, il admit avoir frappé R. et lui avoir donné des coups de pied, et il déclara que le second requérant avait déchiré sa veste en l’empoignant.

55. D. déclara lui aussi que Kh. avait dit d’auditionner les personnes qui passeraient par le vestibule. Il précisa qu’il s’était attardé sur le palier alors que T. était entré en premier dans le vestibule, qu’ensuite, la porte du vestibule s’était fermée, et que, ayant entendu une conversation suspecte (неадекватный разговор), il était entré dans le vestibule et avait montré sa carte professionnelle.

56. Le tribunal rejeta la demande du ministère public visant à la lecture des dépositions faites par T. et D. en qualité de témoins, au motif que ces dépositions avaient été obtenues en violation des droits de la défense.

2. Les nouvelles expertises et les dépositions des experts

57. Par une décision du 4 octobre 2007, le tribunal prononça la nullité du rapport d’expertise du 28 juin 2007 (paragraphe 45 ci-dessus) aux motifs que ce rapport se bornait à résumer les conclusions des autres expertises dans sa partie analytique, qu’il ne permettait pas de déterminer quel expert avait été responsable de quelle partie de l’expertise, et qu’il comportait des vices de forme.

58. Le 1er novembre 2007, le tribunal ordonna la réalisation par un autre collège d’experts d’une nouvelle expertise balistique, situationnelle et criminalistique, aux fins de déterminer le nombre, la trajectoire et la provenance des tirs. En outre, il ordonna une expertise des traces de métaux trouvées sur les mains de R. et de la déchirure de la veste de T.

59. Deux rapports d’expertise furent réalisés, les 11 et 13 décembre 2007. Selon le premier, la fermeture éclair de la veste de T. avait été abîmée et la veste déchirée par un objet tranchant. Selon le second, le fer, l’antimoine et le cadmium trouvés sur les mains de R. n’étaient pas nécessairement des résidus de tir mais pouvaient apparaître au contact d’outils métalliques ou d’autres objets de la vie quotidienne.

60. Le 25 décembre 2008, un collège de quatre experts remit au tribunal son rapport d’expertise balistique, situationnelle et criminalistique.

Selon ce rapport, le premier coup de feu avait été tiré depuis le vestibule, contrairement aux conclusions de l’expertise du 28 juin 2007 (paragraphe 45 ci-dessus) : la balle avait ricoché sur la porte d’entrée de l’appartement, qui était à ce moment-là entièrement ouverte, puis touché D., qui se trouvait également dans le vestibule. Quant au coup de feu qui avait touché R., les experts estimaient qu’il n’était pas possible de déterminer où se situaient respectivement R. et D. lorsqu’il avait été tiré – dans le salon, dans le couloir de l’appartement ou dans le vestibule.

61. Les experts considéraient par ailleurs que la lésion laissée sur le corps de R. par la balle ne révélait pas une trajectoire droite et directe, mais que la balle avait ricoché sur la 11e côte (внутренний рикошет с краевым переломом 11 ребра по лопаточной линии). Ils concluaient qu’il était probable que ce fût cette balle, ayant ainsi ricoché, qui avait atteint le radiateur du salon.

62. Enfin, les experts étaient d’avis que la présence d’antimoine sur les mains de R. pouvait indiquer que celui-ci avait tenu le pistolet entre les mains, et qu’elle confirmait donc la version des policiers quant à la lutte entre T. et R.

Ils estimaient par ailleurs que l’expertise du 28 juin 2007 était incomplète.

63. Au vu des conclusions apparemment contradictoires des experts quant à la trajectoire de la balle à l’intérieur du corps de R. (trajectoire directe ou ricochet interne), le tribunal interrogea à l’audience l’un des experts qui avaient établi le rapport du 25 décembre 2008. Celui-ci indiqua que la balle qui avait touché R. avait ricoché contre la 11e côte de celui-ci et, à l’issue de cette trajectoire modifiée, avait atteint le radiateur du salon. Il déclara que cette conclusion n’était pas incompatible avec la conclusion du rapport d’autopsie selon laquelle la balle avait suivi une trajectoire directe à l’intérieur du corps de R. après avoir touché la côte (paragraphe 38 ci‑dessus).

Il expliqua également que les résidus de tir ne restaient sur les objets que pendant quelques heures.

64. Le tribunal interrogea aussi l’expert qui avait établi le rapport d’autopsie, K. Celle-ci réaffirma ne pas avoir décelé de signes visibles de ricochet interne dans le corps de R.

65. En mars et en avril 2009, le ministère public et les victimes demandèrent au tribunal d’ordonner de nouvelles expertises, arguant que le rapport du 25 décembre 2008 présentait des contradictions et était incomplet. Le 27 avril 2009, le tribunal rejeta cette demande pour défaut de fondement.

3. Les réquisitions finales et les plaidoiries en conclusion des parties

66. Dans ses réquisitions finales, le ministère public soutint que, lors de l’opération policière visant à interpeller des personnes soupçonnées de fabrication de drogue, les policiers T. et D. s’étaient trompés d’appartement. Selon le ministère public, la trace de la balle dans le salon – qui se trouvait dans la partie gauche de l’appartement – indiquait que cette balle avait été tirée depuis l’appartement et non depuis le vestibule.

67. Dans sa plaidoirie en conclusion, la requérante fit observer l’absence de lésions sur T. et l’absence de traces de choc sur le pistolet de celui-ci, ce qui, selon elle, infirmait la version des faits présentée par les policiers, qui consistait à dire que T. et R. avaient lutté pour s’emparer du pistolet. Elle argua également que la veste de T. avait été déchirée par un objet tranchant, ce qui était à son avis contradictoire avec la déclaration selon laquelle le requérant l’aurait déchirée à mains nues.

En outre, la requérante estimait invraisemblable l’allégation de D. selon laquelle, lorsqu’il avait vu qu’une lutte s’était engagée entre son collègue T. et R., il avait montré sa carte professionnelle (paragraphe 55 ci-dessus).

68. Dans sa plaidoirie, l’avocat des victimes fit observer que les marteaux avaient été trouvés dans la boîte à outils dans le couloir de l’appartement, ce qui, d’après lui, infirmait la déclaration des policiers selon laquelle les hommes qui étaient sortis de l’appartement tenaient les marteaux entre leurs mains. En outre, il estimait impossible que la balle ayant touché la côte de R., si elle avait été tirée depuis le vestibule, ait pu faire une courbe pour finir sa course dans le salon situé dans la partie gauche de l’appartement. Il en concluait que cette balle n’avait pu être tirée que depuis l’appartement, ce qui confirmait selon lui la version des faits présentée par les requérants.

4. Le jugement d’acquittement et le rejet des pourvois en cassation

69. Le 30 avril 2009, le tribunal prononça son jugement. Il établit les faits comme suit :

« Selon les ordres de (...) [Kh.], [T.] et [D.] devaient mener une surveillance secrète de l’appartement [no 86] et interpeller les personnes qui y entreraient.

Vers 16 h 30, un inconnu apparut sur le palier commun de l’étage. [T.] et [D.] le suivirent dans le vestibule commun aux appartements nos 85-87. La porte de l’appartement no 87 était entrouverte et deux hommes en sortirent. Ils tenaient entre leurs mains des marteaux (...)

[T.], qui se trouvait plus près des deux hommes, se présenta et montra sa carte professionnelle. Puis, au vu du comportement agressif incessant de l’un d’eux ([R.]), [T.] et [D.] dégainèrent leurs armes à feu et lui ordonnèrent d’obtempérer.

En réponse, [R.], proférant des injures en direction des policiers, tenta de porter un coup de marteau à [T.], qui l’esquiva ; le manche du marteau heurta le bras droit de [T.], en conséquence de quoi celui-ci laissa tomber le pistolet. [R.] tenta de prendre le pistolet, et, lors d’une lutte qui s’était engagée [entre lui et un policier], il tira sur [D.] (...)

Afin de repousser l’attaque dont faisaient l’objet les fonctionnaires de police, [D.] fit usage de son arme à feu en direction de [R.], conformément à l’article 15 de la loi relative à la police (...) »

70. Le tribunal considéra que D. avait agi en état de légitime défense. Il statua comme suit à cet égard :

« (...) Se fondant sur le [rapport d’expertise du 25 décembre 2008], le tribunal conclut que le coup de feu parti du pistolet de [T.] a été tiré au cours de la lutte qui s’était engagée entre [R.], qui attaquait [T.] et tentait de s’emparer de l’arme, et [T.]. Dans cette situation, [D.], étant blessé, a dû considérer les agissements de [R.] – qui était considérablement plus imposant que lui physiquement – comme une attaque sur un fonctionnaire de police avec prise de possession de l’arme du fonctionnaire, dommage corporel et menace imminente pour la vie, c’est-à-dire comme une menace illégitime de la part de [R.], armé du pistolet de [T.]. Dans ces conditions, [D.] a agi conformément à l’article 15 (...) de la loi relative à la police, c’est-à-dire en état de légitime défense et sans excès. »

Le tribunal estima que les accusations portées contre T. et D. n’étaient que des suppositions et, en vertu du principe de bénéfice du doute, il acquitta l’un et l’autre de tous les chefs d’accusation.

71. Les requérants et le ministère public se pourvurent en cassation contre le jugement, arguant notamment que tant les dépositions des policiers que le rapport d’expertise du 25 décembre 2008 présentaient des contradictions, que la conclusion de cette expertise quant au ricochet de la balle sur la côte de R. était infondée, et que les marteaux dont auraient été armés le requérant et R. avaient été trouvés dans la boîte à outils dans le couloir de l’appartement et non pas sur le sol du vestibule commun.

72. Le 19 juin 2009, la Cour suprême de Tatarstan confirma en cassation le jugement attaqué, faisant siennes les conclusions du tribunal.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

73. Les dispositions du code pénal concernant l’homicide, l’abus de pouvoir, la violation de domicile et la légitime défense sont résumées dans l’arrêt Golubeva c. Russie (no 1062/03, §§ 51-55, 17 décembre 2009). Les dispositions pertinentes de l’ancienne loi relative à la police, applicable à l’époque des faits, notamment les articles 15 et 16 concernant l’usage d’armes par les policiers, sont elles aussi résumées dans cet arrêt (§§ 56-66).

EN DROIT

1. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

74. À la suite du décès du requérant, Mme Louiza Nabeyevna Alekseyeva, veuve de celui-ci, a exprimé le souhait de poursuivre la procédure en son nom.

75. Le Gouvernement a objecté que le grief tiré de l’article 8 de la Convention était lié à la personne du requérant et n’était donc pas transférable à la veuve de celui-ci. Pour ce motif, il a prié la Cour de rayer l’affaire du rôle pour autant qu’elle concernait la requête introduite par le requérant.

76. La Cour rappelle que, dans les cas où le requérant décède après l’introduction de sa requête, elle autorise normalement les proches de l’intéressé à poursuivre la procédure, à condition qu’ils aient un intérêt légitime à le faire (voir, par exemple, Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 79, CEDH 2016, et les affaires qui y sont citées). Eu égard à l’objet de la requête et à l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle estime en l’espèce que Mme Alekseyeva – la veuve du requérant – a un intérêt légitime au maintien de la requête et, de ce fait, qualité pour agir au titre de l’article 34 de la Convention.

77. En outre, dans sa demande de satisfaction équitable, Mme Alekseyeva a soutenu qu’elle avait souffert d’une violation de l’article 2 de la Convention relativement à l’homicide de son gendre R. La Cour estime qu’il s’agit en substance d’un nouveau grief, qui n’avait pas été communiqué. Ainsi, la Cour ne se prononcera pas sur celui-ci.

78. Quant à la demande que Mlle Kamilla Radikovna Ramazanova a introduite en 2014 aux fins de rejoindre la procédure (paragraphe 2 ci‑dessus), la Cour estime celle-ci tardive, car la procédure interne s’est terminée par l’arrêt de cassation du 19 juin 2009 (paragraphe 72 ci-dessus), Il s’ensuit que cette demande doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 1et 4 de la Convention.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

79. La requérante allègue que R. a été tué par les policiers et que l’enquête pénale relative à cet homicide n’a pas été effective. Elle invoque l’article 2 de la Convention, pris seul et combiné avec l’article 13.

80. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle considère qu’il est plus approprié d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention sous l’angle du volet procédural de l’article 2 (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 292, 30 mars 2016).

Cet article est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

1. Sur la recevabilité

81. Le Gouvernement estime que les griefs portent sur des questions relevant de l’appréciation des faits. Il soutient à cet égard que la Cour n’est pas une juridiction de « quatrième instance », et n’est donc pas compétente pour réexaminer la recevabilité des preuves administrées dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre T. et D. Il ajoute que l’article 2 de la Convention ne garantit pas aux requérants une issue favorable de la procédure relative au décès de leur proche.

82. La requérante s’en tient à ses griefs.

83. La Cour rappelle que, consciente du caractère subsidiaire de son rôle, elle ne doit pas normalement substituer sa propre appréciation des faits et du droit interne à celle des juridictions nationales. Cependant, lorsqu’il est allégué que des agents de l’État ont commis un homicide, elle doit se montrer particulièrement vigilante et vérifier si et dans quelle mesure ces juridictions peuvent passer pour avoir soumis l’affaire à l’examen scrupuleux qu’exige l’article 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Golubeva, précité, § 95, avec les références citées, et Armani Da Silva, précité § 239).

84. Compte tenu de ces considérations, elle constate que les griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

85. La requérante allègue que les policiers ont tué son mari, R., intentionnellement alors que le comportement de celui-ci ne rendait pas « absolument nécessaire » le recours à la force létale. Elle argue en substance que l’opération de police n’a pas été planifiée, contrôlée et exécutée de façon à réduire au minimum le recours à la force meurtrière.

86. Elle considère en outre que l’enquête pénale n’a pas été effective, en particulier, en ce que, selon elle :

i) au début de l’enquête, T. et D. ont été interrogés en tant que témoins, et leurs dépositions en cette qualité ont été exclues des preuves à charge ;

ii) à cause des irrégularités procédurales, l’expertise du 28 juin 2007, selon laquelle les coups de feu avaient été tirés depuis l’appartement, a été exclue des preuves à charge, mais l’expertise du 25 décembre 2008 n’a pas permis de déterminer d’où avait été tiré le coup de feu qui a causé la mort de R., la requérante estime par ailleurs que cette dernière expertise était contradictoire et incomplète ;

iii) les mesures d’instruction réalisées n’ont permis d’établir ni où se trouvaient respectivement T., D., R. et le requérant, ni les directions des tirs.

87. Le Gouvernement soutient que l’article 2 de la Convention ne garantit pas le droit d’obtenir qu’un tiers soit poursuivi ou condamné pour une infraction pénale. Il argue qu’en l’espèce le jugement d’acquittement des policiers reposait sur une enquête minutieuse et approfondie, et qu’il n’incombe pas à la Cour de réexaminer les constatations et conclusions des juridictions internes. Il ajoute que les dépositions de T. et de D. étaient cohérentes et qu’elles ont été confirmées par plusieurs autres éléments de preuve, alors que les allégations des requérants n’étaient pas étayées.

88. S’appuyant sur le jugement d’acquittement, il soutient que les policiers n’ont commis aucune infraction pénale et que dans la situation où ils se trouvaient, le recours à la force était absolument nécessaire pour assurer la défense d’une personne contre la violence illégale, au sens de l’article 2 § 2 a) de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

89. La Cour rappelle d’emblée que l’article 2 de la Convention impose à l’État deux obligations matérielles : l’obligation négative de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », limitée par les exceptions énumérées, et l’obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 117, CEDH 2015, avec les références citées, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 175, CEDH 2011, avec les références citées). Eu égard à son caractère fondamental, cet article impose aussi aux autorités nationales l’obligation procédurale de mener une enquête effective sur les allégations de violation de son volet matériel (Armani Da Silva, précité, § 229).

90. En l’espèce, les parties s’accordent à dire que, le 29 janvier 2007, les policiers T. et D., habillés en civil et armés de pistolets, sont entrés dans le vestibule commun aux trois appartements, et qu’à l’issue d’une bagarre les opposant à R. et au requérant, l’un des policiers a été blessé par balle et a tiré sur R., causant sa mort. Les versions des parties divergent quant au déroulement précis des faits. Dans ces conditions, la Cour analysera d’abord la qualité de la procédure pénale interne (respect par les autorités de l’obligation procédurale), puis elle examinera la question de savoir si les autorités sont responsables de la mort du mari de la requérante (respect de l’obligation matérielle).

a) Sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention

91. La Cour rappelle que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité d’une enquête dépendent des circonstances particulières de l’espèce. Ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Armani Da Silva, précité, § 229, avec les références y citées).

92. D’une manière générale, on peut considérer que, pour qu’une enquête sur un homicide supposément commis par des agents de l’État soit effective, il faut que les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées ; l’enquête doit être « adéquate » dans le sens où elle doit permettre d’établir les faits, de déterminer si le recours à la force se justifiait ou non dans les circonstances, ainsi que d’identifier les responsables et, le cas échéant, de les sanctionner ; elle doit être menée avec une célérité et une diligence raisonnables ; enfin, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (ces exigences sont récapitulées dans l’arrêt Armani Da Silva, précité, §§ 229-239).

93. Il n’est pas contesté entre les parties que l’enquête a été menée en toute indépendance et avec une célérité raisonnable et que la requérante a eu suffisamment accès au dossier de l’affaire pénale. C’est le caractère « adéquat » de l’enquête qui est mis en cause.

94. Sur ce dernier point, la Cour rappelle que les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles aux fins de la collecte des preuves concernant les faits en question, et que toute carence de l’enquête affaiblissant son aptitude à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme requise d’effectivité (par exemple, Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 223, CEDH 2004‑III, et Bakan c. Turquie, no 50939/99, § 58, 12 juin 2007, avec les références citées).

95. En l’espèce, les deux policiers impliqués dans les faits ont été mis en examen, puis acquittés au bénéfice du doute, compte tenu des éléments de preuve collectés. La Cour constate que les versions des faits présentées d’une part par les policiers et d’autre part par les requérants sont radicalement divergentes. En effet, selon les policiers, R. et le requérant, armés de marteaux, seraient sortis de l’appartement dans le vestibule, puis R. aurait attaqué T. et se serait emparé de son pistolet, et une lutte se serait engagée entre les deux hommes dans le vestibule. Selon les requérants, les policiers auraient fait irruption dans l’appartement et se seraient jetés sur R., qui aurait été accroupi devant une boîte à outils, puis l’un d’eux lui aurait tiré une balle dans le dos.

96. Les dépositions des policiers présentent plusieurs incohérences quant à la chronologie des faits, à ce qui a été fait des marteaux, au degré d’implication du requérant et aux coups portés à R. (comparer, par exemple, la déposition de T., qui a affirmé que deux hommes étaient sortis de l’appartement, et celle de D., qui a dit que seul R. en était sorti (paragraphes 22, 25 et 26 ci-dessus) ; comparer les dépositions des deux policiers, qui ont expliqué qu’ils étaient entrés ensemble dans le vestibule, et la déposition faite à l’audience par D., qui a dit qu’il s’était attardé sur le palier et n’avait pas vu le début de la bagarre (paragraphes 28 et 55 ci‑dessus) ; comparer les différentes dépositions de T., qui a dit à la fois qu’il avait lui-même déplacé les marteaux, que R. avait jeté son marteau en direction de l’appartement, et que n’importe qui aurait pu remettre les marteaux dans la boîte à outils (paragraphes 26 et 54 ci-dessus) ; voir la déposition faite par T. le 12 avril 2007, dans laquelle il a affirmé pour la première fois que le requérant avait empoigné sa veste (paragraph 29 ci‑dessus), ce qui était en contradiction avec le rapport d’expertise qui indiquait que celle-ci avait été déchirée par un objet tranchant (paragraphe 59 ci‑dessus) ; comparer la déposition de T., qui a affirmé avoir asséné plusieurs coups à R. lors de leur affrontement, et celle de D., qui a dit que T. et R. ne s’étaient porté l’un à l’autre aucun coup (paragraphes 27, 28 et 54 ci-dessus)). La Cour observe que ces contradictions entre les différentes dépositions n’ont été levées ni lors des confrontations au stade de l’enquête ni lors des audiences devant le tribunal.

97. Par ailleurs, les conclusions des experts quant aux trajectoires des balles sont contradictoires (comparer les paragraphes 45, 60 et 62 ci-dessus), et l’expertise ordonnée par le tribunal n’a pas permis de répondre à la question cruciale de savoir où se trouvaient respectivement D. et R. au moment où le premier a tiré sur le second.

98. De l’avis de la Cour, en présence de telles contradictions et en l’absence de témoins oculaires non intéressés à l’issue de la procédure pénale, il était primordial que les autorités de poursuite recueillent avec une diligence raisonnable les preuves matérielles laissées sur la scène et sur les personnes impliquées dans les faits, afin de répondre aux questions relatives au lieu où la scène s’était déroulée (le vestibule ou l’appartement), aux points de savoir si R. et le requérant tenaient des marteaux et si R. avait attaqué T., à la lutte entre les deux hommes, etc. – et donc de faire la lumière sur les circonstances de l’homicide.

99. En ce qui concerne les mesures prises par les autorités aux fins de la collecte et de la préservation des preuves matérielles, la Cour observe ce qui suit.

100. Sur la question de savoir où se sont déroulés les faits, elle estime qu’il devait rester sur place – dans le vestibule et/ou dans l’appartement – des traces du sang de D. et R. En outre, si les policiers avaient traîné R., qui était blessé, du vestibule à l’appartement, cette manœuvre aurait dû également laisser des traces de sang. Or le dossier de l’enquête ne contient aucune mention de telles traces, et aucune explication n’a été fournie quant à cette omission.

101. Sur le point de savoir si R. et le requérant étaient armés de marteaux, si, comme il l’a déclaré, T. a lui-même déplacé les marteaux, et si n’importe qui aurait pu les déplacer (paragraphes 26 et 54 ci-dessus), la Cour note que l’on n’a pas relevé les empreintes digitales sur ces marteaux. Elle observe également que tous les marteaux ont été trouvés dans la boîte à outils qui était dans l’appartement, fait qui permet de douter de la version des policiers.

102. Dans le même ordre d’idées, la Cour estime qu’il aurait été utile de relever les empreintes digitales sur les outils d’une part et sur le pistolet de T. d’autre part, afin de vérifier si R. les avait touchés juste avant les faits et de déterminer s’il s’était emparé du pistolet. Or cela n’a pas été fait, et cette omission non plus n’a pas été expliquée. Certes, des prélèvements ont été effectués sur les mains de R., et des traces de métaux y ont été détectées, mais cela n’a permis de déterminer ni si R. avait tenu le pistolet ni s’il avait tiré sur D. (paragraphes 40, 59 et 62 ci-dessus). En revanche, aucun prélèvement n’a été fait sur les mains de T. pour détecter les éventuels résidus de tir et ainsi de vérifier si celui-ci avait pu tirer – fût-ce accidentellement – sur son collègue D.

103. En outre, sur la question de savoir si R. avait frappé T. et/ou le pistolet de celui-ci avec un marteau, la Cour relève l’absence de toute indication permettant de dire si le pistolet en question a été endommagé par un coup de marteau ou par une chute au sol. Par ailleurs, T. n’a été soumis à un examen médical destiné à déterminer s’il présentait des lésions que tardivement – plus d’une semaine après les faits (paragraphe 41 ci-dessus). L’examen n’a donc pas permis de déterminer si tel était le cas.

104. De l’avis de la Cour, ces défaillances dans la collecte et la préservation des preuves matérielles ont compromis l’aptitude de l’enquête à établir les circonstances dans lesquelles R. avait perdu la vie (voir, mutatis mutandis, Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000).

105. Enfin, force est de constater que les autorités n’ont jamais analysé la question de la nécessité pour les policiers de dégainer leurs armes du simple fait que, comme ils le prétendaient, ils avaient rencontré dans le vestibule un ou deux hommes tenant des marteaux qui les auraient injuriés et sommés de partir.

106. La Cour juge ces facteurs suffisants pour conclure que l’enquête n’a pas été effective. Au vu de cette conclusion, elle n’estime pas nécessaire d’examiner les autres arguments avancés par la requérante relativement à la qualité de l’enquête.

Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

b) Sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention

107. La Cour rappelle que le texte de l’article 2, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais décrit celles où il est possible d’avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) (Giuliani et Gaggio, précité, § 175, avec les références citées).

108. En l’espèce, il n’est pas contesté que R., le mari de la requérante, a été mortellement blessé par les agents de l’État lors d’une opération de police. En revanche, les parties sont en désaccord sur la question de savoir si le comportement de R. avait rendu absolument nécessaire de faire usage contre lui de la force létale. Il n’est pas possible de répondre à cette question sans établir les circonstances.

109. Compte tenu des défaillances de l’enquête et, en particulier, de ce que plusieurs preuves matérielles essentielles à l’élucidation des faits n’ont pas été collectées (paragraphes 100-104 ci-dessus), la Cour n’est pas en mesure de formuler une conclusion quant à violation alléguée à cet égard et elle laisse la question ci-dessus ouverte (voir aussi, mutatis mutandis, Gül, précité, §§ 84-86 et Baysultanov c. Russie [comité], no 56120/13, §§ 85-86, 4 février 2020.).

110. Cela étant dit, la Cour doit prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont eu recours à la force létale, mais aussi l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment le contexte dans lequel les faits se sont produits ainsi que la préparation et le contrôle des actes en question (Giuliani et Gaggio, précité, § 176, avec les références citées). En même temps, elle observe que la présente affaire ne porte pas sur l’organisation globale de l’opération de police menée dans le cadre de la répression de la production de cannabis, mais seulement sur la question de savoir si, dans l’organisation et la planification de cette opération, il y a eu des défaillances qui peuvent avoir un lien direct avec le décès du mari de la requérante.

111. À ce dernier égard, la Cour rappelle que les policiers ne doivent pas être dans le flou lorsqu’ils exercent leurs fonctions, que ce soit dans le contexte d’une opération préparée ou dans celui de la prise en chasse spontanée d’une personne perçue comme dangereuse : un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu, compte tenu des normes internationales élaborées en la matière (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 59, CEDH 2004‑XI).

112. L’opération de police menée dans le cadre de la répression de la production de cannabis n’était pas spontanée. Or il n’y a dans le dossier aucun élément de nature à démontrer que le stade de la planification de cette opération ait été sérieusement réfléchi.

113. D’une part, la nature de la mission confiée aux policiers T. et D. le 29 janvier 2007 apparaît imprécise : il s’agissait de surveiller secrètement le vestibule en attendant l’arrivée du groupe opérationnel d’investigation, d’interroger les personnes qui passeraient par ce vestibule, voire les interpeller (comparer les paragraphes 22, 26, 28, 33, 53, 54 et 55 ci-dessus). Les consignes données par le policier en chef Kh., à savoir « se renseigner sur ce qui se passait » dans l’appartement no 86 et « agir en fonction de la situation » (paragraphes 28 et 54 ci-dessus) n’apportaient pas plus de précisions, ce qui a permis aux policiers d’agir avec une grande autonomie et de prendre des initiatives inconsidérées (voir, mutatis mutandis, Makaratzis, précité, §§ 67‑70). De surcroît, il n’y avait apparemment pas d’ordonnance judiciaire autorisant les agents de l’État à entrer dans les logements, ce qui rend encore plus floue la nature de la mission confiée à T. et D.

114. D’autre part, il n’apparaît pas que les autorités aient pris en compte l’ensemble des circonstances, à savoir la configuration des locaux où les policiers allaient intervenir, notamment l’existence du vestibule commun aux trois appartements qui se fermait à clé, la présence possible dans ce vestibule d’habitants n’ayant pas de rapport avec les suspects, et la possibilité que ces derniers tentent de fuir, opposent une résistance ou se comportent de façon imprévisible.

115. Ainsi, l’opération de police au cours de laquelle le mari de la requérante a été mortellement blessé n’avait pas été organisée et contrôlée de manière à réduire au minimum le recours à la force létale et le risque de perte de vies humaines.

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

116. Le requérant se plaignait que les policiers aient pénétré illicitement dans le vestibule puis dans son appartement. Il invoquait l’article 8 de la Convention. En ses parties pertinentes, cet article est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de (...) son domicile (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Thèses des parties

117. Le Gouvernement soutient que le vestibule commun ne faisait pas partie du « domicile » du requérant et que, comme cela a été établi selon lui dans le jugement d’acquittement, les policiers n’ont pas pénétré illégalement dans l’appartement de l’intéressé. Selon lui, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

118. Selon le requérant, le vestibule faisait partie de son « domicile » au sens de l’article 8 de la Convention. Il arguait à cet égard qu’il y conservait des légumes et qu’il y passait régulièrement du temps, même si la porte n’en était pas toujours fermée à clé. Il indiquait en outre que les policiers ont pénétré dans son appartement contre sa volonté.

2. Appréciation de la Cour

119. En ce qui concerne l’allégation selon laquelle les policiers seraient entrés illicitement dans l’appartement du requérant, la Cour renvoie aux considérations qu’elle a exposées sur le terrain de l’article 2 de la Convention quant à l’établissement des faits (voir notamment les paragraphes 100-104 ci-dessus). Compte tenu de ces considérations, elle ne peut pas conclure à l’existence de l’ingérence alléguée (voir, a contrario, Aleksandra Dmitriyeva c. Russie, no 9390/05, § 103, 3 novembre 2011, et Dmitriyev c. Russie, no 13418/03, § 94, 24 janvier 2012).

120. En ce qui concerne l’allégation selon laquelle les policiers seraient entrés illicitement dans le vestibule commun aux trois appartements, la Cour estime qu’un tel lieu, qui n’est pas destiné à l’usage exclusif de l’occupant d’un logement mais à celui des habitants de trois appartements, qui est censé servir à un usage occasionnel et où l’intéressé n’habite pas, n’est pas un « domicile » au sens de la Convention (Chelu c. Roumanie, no 40274/04, § 45, 12 janvier 2010).

Il s’ensuit que ce grief est en partie manifestement mal fondé et en partie incompatible ratione materiae avec l’article 8 de la Convention, et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

121. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

122. La requérante demande 45 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel et moral qu’elle estime avoir subi du fait de l’homicide de son mari. Mme Alekseyeva demande 20 000 EUR au titre du dommage matériel et moral qu’elle estime avoir subi du fait de la violation des droits de son mari découlant de l’article 8 et en tant que victime d’une violation de l’article 2.

123. Le Gouvernement estime ces demandes infondées et manifestement excessives, et invite la Cour à les rejeter.

124. En ce qui concerne la demande de la requérante, la Cour constate qu’elle n’est pas ventilée par rubrique. Statuant en équité et appliquant le principe ne ultra petita, elle octroie à l’intéressée la somme de 45 000 EUR pour dommage moral.

125. Pour ce qui est de la demande de Mme Alekseyeva, la Cour observe que le grief que celle-ci formulait sur le terrain de l’article 8 a été déclaré irrecevable, et qu’elle n’a pas examiné le grief tiré l’article 2 de la Convention dans le cadre de la présente requête (paragraphes 120 et 77 respectivement). Il s’ensuit que cette demande doit être rejetée.

2. Frais et dépens

126. Les requérants réclament 30 000 roubles russes (RUB) pour les honoraires de Me Sholokhov. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations relatives à cette demande.

127. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour décide d’allouer à la requérante la somme de 600 EUR pour les honoraires de Me Sholokhov.

3. Intérêts moratoires

128. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare les griefs formulés par la requérante sur le terrain de l’article 2 de la Convention recevables et le surplus de la requête, y compris la demande de Mlle Kamilla Radikovna Ramazanova de rejoindre la procédure, irrecevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;
3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 45 000 EUR (quarante-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 600 EUR (six cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 mai 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-202794
Date de la décision : 26/05/2020
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête effective) (Volet procédural);Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Vie) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : RAMAZANOVA ET ALEKSEYEV
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SHOLOKHOV I.N.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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