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09/06/2020 | CEDH | N°001-203089

CEDH | CEDH, AFFAIRE PSHIBIYEV ET BEROV c. RUSSIE, 2020, 001-203089


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE PSHIBIYEV ET BEROV c. RUSSIE

(Requête no 63748/13)

ARRÊT


Art 8 • Vie privée et familiale • Visites courtes pour des détenus en détention provisoire excluant tout contact physique en la présence d’un gardien • Absence d’éléments démontrant la dangerosité du détenu ou l’existence d’un risque de sécurité ou de collusion pour justifier ces modalités • Impossibilité pour ces détenus non condamnés de bénéficier de visites longues pendant plus de dix ans • Restriction appliquées de manière générale

Défaillances internes quant à la durée raisonnable de la détention provisoire et de la procédure pénale se répercut...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE PSHIBIYEV ET BEROV c. RUSSIE

(Requête no 63748/13)

ARRÊT

Art 8 • Vie privée et familiale • Visites courtes pour des détenus en détention provisoire excluant tout contact physique en la présence d’un gardien • Absence d’éléments démontrant la dangerosité du détenu ou l’existence d’un risque de sécurité ou de collusion pour justifier ces modalités • Impossibilité pour ces détenus non condamnés de bénéficier de visites longues pendant plus de dix ans • Restriction appliquées de manière générale • Défaillances internes quant à la durée raisonnable de la détention provisoire et de la procédure pénale se répercutant négativement sur le droit au respect de la vie privée et familiale • Période de détention provisoire exceptionnellement longue sans contact physique, empêchant le maintien d’un contact acceptable ou raisonnablement bon avec les familles

STRASBOURG

9 juin 2020

DÉFINITIF

09/09/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Pshibiyev et Berov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Paul Lemmens, président,

Dmitry Dedov,

Alena Poláčková,

María Elósegui,

Gilberto Felici,

Erik Wennerström,

Lorraine Schembri Orland, juges,

et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête susmentionnée (no 63748/13) dirigée contre la Fédération de Russie et dont deux ressortissants de cet État, M. Batyr Khazretaliyevich Pshibiyev (« le premier requérant ») et M. Aslan Borisovich Berov (« le second requérant »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 7 août 2013,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mai 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

La présente affaire porte sur l’impossibilité pour les requérants – des prévenus placés en détention provisoire – de bénéficier, de la part des membres de leurs familles respectives, de visites courtes selon des modalités dûment justifiées, ainsi que de visites longues.

EN FAIT

1. Les requérants sont nés respectivement en 1978 et en 1981. Ils sont détenus respectivement à Kemerovo et à Sverdlovsk. Ils ont été représentés par A. Kushleyko, juriste au sein de l’organisation non gouvernementale Pravovoyé Sodeystvié-Astreya, sise à Moscou (Russie), agissant en coopération avec la fondation de droit néerlandais Stichting Justice Initiative, sise à Utrecht (Pays-Bas).

2. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

3. Le 15 octobre 2005, un groupe d’hommes armés attaquèrent plusieurs institutions d’État situées dans la ville de Naltchik, dans la république de Kabardino-Balkarie (voir, à ce sujet, Pshibiyev c. Russie (déc.), no 4271/06, 3 novembre 2011).

4. Dans le cadre de l’enquête ouverte sur les évènements du 15 octobre 2005, les requérants furent arrêtés et placés en détention provisoire. Ils furent incarcérés à la maison d’arrêt no IZ‑7/1 de la ville de Naltchik (« la maison d’arrêt ») : le premier requérant le 22 octobre 2005, et le second requérant le 24 octobre 2005 (le 29 octobre 2005 selon le Gouvernement).

5. Pendant leur détention provisoire, les requérants bénéficièrent d’un certain nombre de visites familiales courtes de la part de leurs proches au sein de la maison d’arrêt (voir, pour les dispositions du droit interne relatives à ce type de visites, les paragraphes 13‑17 ci‑dessous). Par exemple, il ressort des pièces du dossier que le premier requérant a bénéficié de cinq visites courtes en 2008 (les 1er mars, 13 mai, 18 juillet, 12 septembre et 12 décembre 2008). Les visites accordées aux requérants eurent lieu dans des salles dotées d’une paroi de séparation empêchant tout contact physique avec les visiteurs. Les conversations des intéressés avec les visiteurs s’effectuèrent par le biais d’un dispositif téléphonique qui pouvait être mis sur écoute par les agents pénitentiaires.

6. Le 12 septembre 2011, les requérants adressèrent à la Cour suprême de la république de Kabardino-Balkarie des demandes tendant au bénéfice d’une visite longue avec les membres de leurs familles respectives.

7. Par une lettre du 14 octobre 2011, la Cour suprême de la république de Kabardino-Balkarie rejeta lesdites demandes. Dans cette lettre, elle indiquait que la législation en vigueur n’accordait pas aux personnes placées en détention provisoire le droit à une visite familiale longue. Elle précisait que, conformément à l’article 18 § 3 de la loi no 103‑FZ du 15 juillet 1995 portant sur la détention provisoire des personnes suspectées ou accusées d’infractions pénales (« la loi no 103‑FZ »), les personnes placées dans une maison d’arrêt ne pouvaient bénéficier que de visites familiales courtes d’une durée ne dépassant pas trois heures qui se déroulaient sous la surveillance d’un gardien. Enfin, elle indiquait que le code de procédure pénale n’exigeait pas l’adoption d’une décision judiciaire pour statuer sur des demandes relatives aux visites familiales.

8. Au mois de juillet 2012, les requérants introduisirent de nouvelles demandes tendant au bénéfice d’une visite familiale longue.

9. Par une lettre du 31 juillet 2012, la Cour suprême de la république de Kabardino-Balkarie rejeta à nouveau lesdites demandes pour des motifs similaires à ceux exposés dans sa lettre du 14 octobre 2011.

10. Le 14 septembre 2012, les requérants saisirent la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie. Dans le cadre de leur action, ils contestaient la constitutionnalité de l’article 18 § 3 de la loi no103-FZ pour autant qu’il excluait la possibilité d’accorder une visite familiale longue aux personnes placées dans une maison d’arrêt.

11. Par une décision no 133‑O du 7 février 2013, la Cour constitutionnelle rejeta la plainte introduite par les requérants. Les parties pertinentes en l’espèce de cette décision se lisaient comme suit :

« 2.2. L’article 55 § 3 de la Constitution de la Fédération de Russie prévoit que la loi fédérale peut limiter les droits et libertés de l’homme et du citoyen dans la mesure nécessaire aux fins de la protection des fondements de l’ordre constitutionnel, des bonnes mœurs, de la santé et des droits et des intérêts légitimes d’autrui, [ou] aux fins de la défense et de la sûreté de l’État.

Dans plusieurs de ses décisions, la Cour constitutionnelle a indiqué que les intérêts publics énumérés à l’article 55 § 3 de la Constitution de la Fédération de Russie peuvent justifier les restrictions légales aux droits et libertés si pareilles restrictions satisfont aux exigences de l’équité [et si elles] sont adéquates, proportionnées et nécessaires à la protection des valeurs d’importance constitutionnelle (...). Ces restrictions sont notamment acceptables en cas d’arrestation, de mise en détention ou de toute autre forme de privation de liberté [effectuée] selon la procédure dûment [prescrite] sur la base d’une décision de justice dans les limites temporelles du délai prévu [par la loi] ou contrôlé [par le tribunal].

Il ressort des articles 97, 98 et 108 du code de procédure pénale de la Fédération de Russie, pris dans leur ensemble, que (...) le placement en détention provisoire constitue un placement coercitif du suspect [ou] de l’accusé dans un espace [physique] restreint [entraînant] son isolement de la société, l’arrêt de l’exercice de ses obligations de travail ou de service, l’impossibilité de circuler librement et de maintenir des relations avec un nombre indéterminé de personnes, c’est‑à‑dire représente une restriction du droit même à la liberté et à la sécurité physique. Les limitations imposées au nombre de visites dont peut bénéficier le suspect ou l’accusé [ainsi qu’]aux durée et conditions [de ces visites] constituent des conséquences inévitables de la mesure consistant à isoler [cette] personne dans un lieu [prévu à cet effet] sous surveillance (décisions de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie no 159‑O du 1er juillet 1998, no 176‑O du 13 juin 2002, no 351‑O du 16 octobre 2003 et no 807‑O‑O du 17 juin 2010).

2.3. Conformément à l’article 3 de la loi [no103-FZ], la détention provisoire des suspects et des accusés poursuit les buts prévus par le code de procédure pénale de la Fédération de Russie. Ces buts visent à empêcher [lesdites personnes] de se soustraire à l’investigation, à l’enquête ou au procès ainsi qu’à [les] empêcher de commettre de nouvelles infractions, de menacer un témoin ou d’autres parties à la procédure pénale, de détruire les preuves ou d’entraver la procédure pénale de toute autre manière ; par ailleurs, la détention provisoire en tant que mesure coercitive ne peut être ordonnée que contre une personne suspectée ou accusée d’une infraction passible d’une peine d’emprisonnement de plus de trois ans (...), et à condition qu’il ne soit pas possible d’appliquer une mesure coercitive plus clémente (articles 97 § 1 et 108 du [code de procédure pénale] de la Fédération de Russie).

Pour atteindre les buts susmentionnés, il est instauré – dans les établissements de détention provisoire des suspects et des accusés – un régime de détention apte à garantir le respect de leurs droits et obligations ainsi qu’à assurer leur isolement [ ;] [ledit régime] est constitué [entre autres] de restrictions imposées [aux suspects et aux accusés] concernant la correspondance, la réception d’envois postaux et de colis, les visites de proches ou d’autres personnes, etc. (articles 15, 16, 18, 20, 21 et 25 de la loi [no103-FZ]).

Conformément à l’article 18 § 3 de la loi [no103-FZ], les personnes suspectées ou accusées d’infractions peuvent obtenir, sur autorisation écrite de l’agent ou de l’organe chargé de l’examen de l’affaire pénale [dirigée contre elles], jusqu’à deux visites par mois de la part de leurs proches ou d’autres personnes d’une durée de trois heures au maximum chacune. Cette norme introduit des restrictions claires concernant la périodicité d’octroi de visites aux suspects ou aux accusés placés en détention et la durée desdites visites et prévoit un régime d’autorisation [préalable] quant à leur octroi. En même temps, cette norme ne peut être interprétée comme conférant à l’autorité [chargée de son application] la discrétion de refuser une visite sans s’appuyer sur des motifs sérieux liés au respect des droits et obligations des tiers ainsi qu’aux intérêts de la justice pénale ; pareils refus doivent prendre la forme d’une décision motivée et peuvent faire l’objet d’une plainte au procureur ou d’un recours judiciaire devant une juridiction de droit commun (décisions de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie no 159‑O du 1er juillet 1998, no 176‑O du 13 juin 2002, no 351‑O du 16 octobre 2003, no 807‑O‑O du 17 juin 2010 et no 1334‑O du 17 juillet 2012).

Les restrictions susmentionnées sont dues à la spécificité de la procédure pénale ainsi qu’aux buts poursuivis par la détention provisoire en tant que mesure procédurale coercitive [puisque lesdits buts] sont différents de ceux poursuivis par le régime de détention des personnes condamnées à des peines d’emprisonnement susceptibles d’être purgées dans des établissements pénitentiaires [dans la mesure où ce dernier régime] prévoit, sous certaines conditions, le droit à une visite longue (article 89 du [code de l’exécution des peines] de la Fédération de Russie).

Cependant, les restrictions que la norme litigieuse impose à la durée des visites [dont peuvent bénéficier] les suspects et les accusés placés en détention n’existent que pour la période pendant laquelle ledit placement en détention en tant que mesure coercitive est appliqué, qui ne doit pas dépasser les limites raisonnables de la durée de la procédure pénale (article 6.1 du [code de procédure pénale] de la Fédération de Russie). Quant au stade de l’examen judiciaire, la loi permet de proroger la détention provisoire uniquement en ce qui concerne les affaires pénales graves ou particulièrement graves et pour une période ne dépassant trois mois [pour chaque prolongation] (article 255 § 3 du [code de procédure pénale] de la Fédération de Russie). Comme la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie l’a indiqué dans sa décision no 4‑P [постановление 4-П] du 22 mars 2005, l’exigence faite au tribunal de revenir, au moins une fois tous les trois mois, sur l’existence de [motifs] pour maintenir le prévenu en détention provisoire, sans que [ce réexamen] soit lié à des demandes des parties, garantit le contrôle judiciaire de la légalité et du bien-fondé de l’application de la mesure coercitive et, dans le cas où sa nécessité ne serait pas prouvée, son annulation, [et donc] l’annulation des restrictions correspondantes. De cette manière, l’article 6.1 du [code de procédure pénale] de la Fédération de Russie et l’article 255 du même code, considérés ensemble, ne permettent pas de prolonger arbitrairement le délai de l’examen judiciaire d’une affaire pénale, n’empêchent pas la contestation d’une [éventuelle] inactivité du tribunal et, par conséquent, n’impliquent pas une détention provisoire excessive ou illimitée dans le temps.

De cette manière, l’article 18 de la loi [no103-FZ], pris cumulativement avec les dispositions du [code de procédure pénale] qui assurent le caractère raisonnable de la durée de la procédure pénale, ne peut être considéré comme abolissant ou sapant le droit des suspects ou des accusés au [maintien du] contact avec leurs proches ou avec d’autres personnes[ ;] il ne fait qu’instaurer des restrictions [à ce droit] qui existent pendant un délai raisonnable de la procédure pénale, visent les buts constitutionnellement importants (article 55 § 3 de la Constitution de la Fédération de Russie), répondent aux exigences de l’équité, sont adéquates, proportionnées et nécessaires pour protéger [ces] valeurs et découlent de l’essence même de la détention provisoire en tant que mesure coercitive ; [il s’ensuit] que la disposition mise en cause par les plaignants ne peut être considérée comme portant atteinte à leurs droits constitutionnels.

Comme il ressort de la plainte de MM. [Berov] et [Pshibiyev], les intéressés, tout en acceptant en substance les restrictions imposées par la disposition litigieuse, expriment leur désaccord avec la durée de l’application [desdites restrictions] à leur égard, qui est due au délai de l’examen de l’affaire pénale dirigée contre eux. Or la question de savoir si le principe du délai raisonnable de la procédure a été respecté dans le cadre de l’examen d’une affaire pénale concrète n’entre pas dans le champ de compétence de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie (...) »

12. Le 23 décembre 2014, la Cour suprême de la république de Kabardino-Balkarie condamna le premier requérant et le second requérant à des peines d’emprisonnement de dix-sept ans et de quinze ans, respectivement. Selon les attestations soumises par le Gouvernement (paragraphes 28‑29 ci‑dessous), le 16 mars 2016 les intéressés furent transférés dans des établissements pénitentiaires pour purger leurs peines d’emprisonnement respectives.

2. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La loi no 103‑FZ du 15 juillet 1995 portant sur la détention provisoire des personnes suspectées ou accusées d’infractions pénales

13. Les droits et obligations des personnes placées en détention provisoire sont régis par la loi no 103‑FZ. Selon l’article 17 § 1 alinéa 5 de cette loi, tout détenu a le droit de recevoir des visites de ses proches ou d’autres personnes énumérées à l’article 18 de la même loi.

14. Selon l’article 18 de la loi no 103‑FZ, tout détenu peut obtenir, sur autorisation écrite de l’agent ou de l’organe chargé de l’affaire pénale le concernant, jusqu’à deux visites par mois de la part de ses proches ou d’autres personnes, d’une durée de trois heures au maximum chacune (paragraphe 3). Les visites s’effectuent sous la surveillance d’un gardien de l’établissement de détention. En cas de tentative de transmission au détenu d’objets, de substances ou de produits alimentaires interdits ou de communication de renseignements susceptibles de nuire à l’enquête pénale ou de contribuer à la commission d’infractions, la visite est interrompue avant terme (paragraphe 4).

2. Le règlement intérieur des maisons d’arrêt

15. Par un arrêté no 189 du 14 octobre 2005, le ministère de la Justice a entériné le règlement intérieur des maisons d’arrêt, qui complète les dispositions de la loi no103-FZ.

16. Le paragraphe 139 dudit règlement prévoit que tout détenu ne peut bénéficier que de deux visites par mois, d’une durée de trois heures au maximum chacune et dans la limite de deux visiteurs adultes par visite, et qu’une autorisation écrite spécifiant l’identité des visiteurs est nécessaire pour chaque visite. Selon cette disposition, tout détenu dont la condamnation n’est pas définitive peut obtenir une autorisation de visite en s’adressant au juge présidant la formation judiciaire ayant prononcé la condamnation ou au président de la juridiction de première instance.

17. Le paragraphe 143 du règlement susmentionné prévoit que les visites se déroulent en présence d’un gardien de la maison d’arrêt dans une pièce spécialement aménagée, les détenus et leur(s) visiteur(s) étant séparés par une paroi empêchant la transmission de tout objet mais pas le contact visuel et auditif. Cette disposition précise que les conversations entre les détenus et leur(s) visiteur(s) s’effectuent par le biais d’un dispositif de communication pouvant être mis sur écoute par les agents pénitentiaires.

3. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie

18. Certaines décisions de la Cour constitutionnelle en matière de droit de visite des détenus, notamment les décisions nos 176‑O du 13 juin 2002, 351‑O du 16 octobre 2003, 1053‑O‑O du 1er octobre 2009, 807‑O‑O du 17 juin 2010 et 1334‑O du 17 juillet 2012, sont résumées dans l’arrêt Chaldayev c. Russie (no 33172/16, §§ 28‑29, 29 mai 2019).

4. Le code de l’exécution des sanctions pénales

19. En vertu de l’article 89 §§ 1 et 2 du code de l’exécution des sanctions pénales du 8 janvier 1997 (« le CESP »), les détenus condamnés ont le droit de recevoir, dans l’enceinte de l’établissement pénitentiaire, des visites courtes d’une durée maximale de quatre heures et des visites longues de trois jours au plus. Les visites courtes sont l’occasion pour les détenus condamnés de rencontrer les membres de leur famille ou d’autres personnes. Elles durent quatre heures au maximum et se déroulent en présence d’un gardien, les détenus et leur(s) visiteur(s) étant séparés par une paroi vitrée ou des barreaux métalliques. Les visites longues permettent aux détenus de rencontrer leurs conjoint, parents, enfants, beaux‑parents, gendres et brus, frères et sœurs, grands‑parents, petits‑enfants et, sur autorisation du directeur de l’établissement pénitentiaire, d’autres personnes. Les visites longues se déroulent dans une pièce où l’intimité peut être respectée. Dans un nombre limité de circonstances, les détenus condamnés peuvent être autorisés à recevoir une visite longue de cinq jours au maximum en dehors de l’enceinte de l’établissement pénitentiaire.

20. Conformément aux articles 120‑131 du CESP, le nombre de visites annuelles dont les détenus condamnés peuvent bénéficier dépend du type de l’établissement pénitentiaire et du régime applicable auquel ils sont soumis, et il est compris, pour les visites courtes, entre deux et six et, pour les visites longues, entre un et six.

3. LES DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

21. La Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes, adoptée le 11 janvier 2006, se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Partie I

Principes fondamentaux

1. Les personnes privées de liberté doivent être traitées dans le respect des droits de l’homme.

2. Les personnes privées de liberté conservent tous les droits qui ne leur ont pas été retirés selon la loi par la décision les condamnant à une peine d’emprisonnement ou les plaçant en détention provisoire.

3. Les restrictions imposées aux personnes privées de liberté doivent être réduites au strict nécessaire et doivent être proportionnelles aux objectifs légitimes pour lesquelles elles ont été imposées.

4. Le manque de ressources ne saurait justifier des conditions de détention violant les droits de l’homme.

5. La vie en prison est alignée aussi étroitement que possible sur les aspects positifs de la vie à l’extérieur de la prison.

6. Chaque détention est gérée de manière à faciliter la réintégration dans la société libre des personnes privées de liberté.

(...)

Champ d’application

10.1. Les Règles pénitentiaires européennes s’appliquent aux personnes placées en détention provisoire par une autorité judiciaire ou privées de liberté à la suite d’une condamnation.

Partie II

Conditions de détention

(...)

Contacts avec le monde extérieur

24.1. Les détenus doivent être autorisés à communiquer aussi fréquemment que possible – par lettre, par téléphone ou par d’autres moyens de communication – avec leur famille, des tiers et des représentants d’organismes extérieurs, ainsi qu’à recevoir des visites desdites personnes.

24.2. Toute restriction ou surveillance des communications et des visites nécessaire à la poursuite et aux enquêtes pénales, au maintien du bon ordre, de la sécurité et de la sûreté, ainsi qu’à la prévention d’infractions pénales et à la protection des victimes – y compris à la suite d’une ordonnance spécifique délivrée par une autorité judiciaire ‑ doit néanmoins autoriser un niveau minimal acceptable de contact.

(...)

24.4. Les modalités des visites doivent permettre aux détenus de maintenir et de développer des relations familiales de façon aussi normale que possible.

(...)

Partie VII

Prévenus

Statut des prévenus

94.1. Dans les présentes règles, le terme « prévenus » désigne des détenus qui ont été placés en détention provisoire par une autorité judiciaire avant leur jugement ou leur condamnation.

94.2. Tout État est en outre libre de considérer comme prévenu un détenu ayant été reconnu coupable et condamné à une peine d’emprisonnement, mais dont les recours en appel n’ont pas encore été définitivement rejetés.

Approche applicable aux prévenus

95.1. Le régime carcéral des prévenus ne doit pas être influencé par la possibilité que les intéressés soient un jour reconnus coupables d’une infraction pénale.

95.2. Les règles répertoriées dans cette partie énoncent des garanties supplémentaires au profit des prévenus.

95.3. Dans leurs rapports avec les prévenus, les autorités doivent être guidées par les règles applicables à l’ensemble des détenus et permettre aux prévenus de participer aux activités prévues par lesdites règles.

(...)

Contacts avec le monde extérieur

99. À moins qu’une autorité judiciaire n’ait, dans un cas individuel, prononcé une interdiction spécifique pour une période donnée, les prévenus:

a. doivent pouvoir recevoir des visites et être autorisés à communiquer avec leur famille et d’autres personnes dans les mêmes conditions que les détenus condamnés;

b. peuvent recevoir des visites supplémentaires et aussi accéder plus facilement aux autres formes de communication; et

c. doivent avoir accès aux livres, journaux et autres moyens d’information. »

22. Le Commentaire de la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes adoptée le 11 janvier 2006, se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Règle 24

(...)

La Règle 24.4 souligne l’importance particulière des visites non seulement pour les détenus mais aussi pour leurs familles. Lorsque cela est possible, des visites familiales de longue durée (jusqu’à 72 heures, par exemple, comme cela est le cas dans de nombreux pays d’Europe de l’Est) doivent être autorisées. Ces visites prolongées permettent aux détenus d’avoir des relations intimes avec leur partenaire. Les « visites conjugales » plus courtes autorisées à cette fin peuvent avoir un effet humiliant pour les deux partenaires. »

23. À la date d’adoption du présent arrêt, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe poursuit la surveillance de l’exécution d’un groupe d’affaires relatives à des violations du droit à la liberté et à la sûreté dans le contexte de la détention provisoire – parmi lesquelles l’affaire Klyakhin c. Russie (no 46082/99, 30 novembre 2004) et 397 affaires répétitives – qui appellent selon lui une procédure de surveillance soutenue.

Le 7 juin 2018, lors de sa 1318e réunion, le Comité des ministres a adopté la décision CM/Del/Dec(2018)1318/H46-20, qui, en ses parties pertinentes en l’espèce, se lit comme suit :

« Les Délégués

(...)

En ce qui concerne les mesures générales

5. en ce qui concerne la détention provisoire excessivement longue, notent avec intérêt les mesures prises récemment par les autorités, y compris des tables rondes, la préparation par la Cour suprême d’aperçus de la pratique et de la position juridique des organes internationaux et de la jurisprudence des juridictions nationales ordonnant ou prolongeant la détention provisoire, ainsi que la diffusion et l’examen des arrêts de la Cour européenne au sein des groupes respectifs d’affaires ;

6. dans le même temps, rappellent la nature ancienne de ce problème soulevé pour la première fois en 2002 (Kalashnikov) et notent l’absence de progrès suffisant nonobstant les mesures destinées à améliorer la législation et la pratique judiciaire ainsi que les mesures de formation et de sensibilisation ;

7. appellent les autorités à accomplir des efforts en vue d’assurer le respect de la Convention en ce domaine, y compris par une éventuelle réforme législative, par une amélioration de la pratique des forces de l’ordre et par la formation initiale et continue des juges, en tirant, si possible, bénéfice des programmes de coopération du Conseil de l’Europe (...) »

Le 5 décembre 2019, le Comité des ministres a adopté, lors de sa 1362e réunion, la décision CM/Del/Dec(2019)1362/H46-25, qui, en ses parties pertinentes en l’espèce, se lit comme suit :

« Les Délégués

1. rappellent que ce groupe d’affaires concerne des violations du droit à la liberté et à la sécurité dans le contexte de la détention provisoire, principalement parce que les tribunaux nationaux n’ont pas présenté de motifs pertinents et suffisants pour justifier le maintien en détention des requérants ;

(...)

En ce qui concerne les mesures générales

(...)

9. notent avec intérêt les mesures générales adoptées jusqu’à présent par les autorités pour remédier au problème de l’incapacité des tribunaux nationaux à invoquer des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier le maintien en détention provisoire, notamment les recherches de la Cour suprême et les aperçus de la pratique de la Cour européenne, les réunions ministérielles et interministérielles thématiques du Comité d’enquête, du Ministère de l’intérieur et du Bureau du Procureur général, ainsi que les différentes activités de sensibilisation, notamment avec la participation du Conseil de l’Europe, et encouragent les autorités à continuer à prendre d’autres mesures supplémentaires du type ;

10. se félicitent du fait que le nombre de prévenus ait diminué d’environ 14 % en 2016-2018, principalement parce que les enquêteurs présentent moins de demandes de mise en détention provisoire et de prolongation, et invitent les autorités à expliquer pourquoi le niveau d’approbation des demandes des enquêteurs par les juges reste si élevé (par exemple, environ 97 % d’approbation pour les demandes de prolongation de détention provisoire) ;

11. se félicitent des réformes législatives les plus récentes modifiant l’article 109 du Code de procédure pénale, ayant résolu le problème de l’imprécision de la loi régissant les prolongations de la détention aux fins de l’étude du dossier de l’affaire, et imposant aux enquêteurs de mieux étayer leurs demandes de mise en détention provisoire, et encouragent les autorités à poursuivre l’incorporation des principes de l’article 5, souvent bien mis en lumière par la Cour suprême dans ses décisions plénières (notamment dans une décision adoptée le 19 décembre 2013, no. 41), directement en droit interne (comme indiqué dans l’arrêt pilote Ananyev et autres, § 202), notamment le principe que plus une personne reste longtemps en détention provisoire, plus un juge doit indiquer des raisons circonstanciées pour prolonger celle‑ci, principe difficilement conciliable avec le texte actuel de l’article 110 du Code de procédure pénale (...) ».

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

24. Les requérants dénoncent l’impossibilité pour eux, pendant leur détention dans la maison d’arrêt, de recevoir une visite longue de la part des membres de leurs familles respectives. Ils dénoncent en outre les modalités des visites courtes dont ils ont pu bénéficier. Ils se plaignent notamment de leur impossibilité d’avoir des contacts physiques avec leurs proches à cause d’une paroi installée dans les parloirs et de la mise sur écoute du dispositif de communication utilisé pour converser avec eux. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité

25. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

26. Le Gouvernement expose d’une manière détaillée les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 103‑FZ et du règlement intérieur des maisons d’arrêt en ce qui concerne, entre autres, les types de visites dont peuvent bénéficier les personnes placées dans ces établissements, les conditions d’octroi desdites visites, leur durée et les modalités de leur déroulement (paragraphes 13‑17 ci‑dessus). Il cite amplement la décision no 133‑O du 7 février 2013 de la Cour constitutionnelle (paragraphe 11 ci‑dessus) et reprend les conclusions de cette juridiction selon lesquelles les limitations imposées au nombre de visites dont peuvent bénéficier les suspects ou les accusés ainsi qu’aux durée et conditions de ces visites constituent des conséquences inévitables de leur placement en détention provisoire.

27. Le Gouvernement indique ensuite que, selon l’article 74 du CESP, les maisons d’arrêt remplissent les fonctions d’un établissement pénitentiaire seulement à l’égard des personnes dont le jugement de condamnation a acquis force de chose jugée. Il précise que, pour cette raison, l’octroi de visites longues aux personnes qui sont placées dans des maisons d’arrêt et dont la condamnation n’est pas définitive n’est pas prévu par le droit interne.

28. S’agissant du nombre de visites courtes obtenues par les requérants, le Gouvernement renvoie à des attestations établies le 4 septembre 2019 par l’administration de la maison d’arrêt.

Selon ces attestations, le premier requérant a été détenu à la maison d’arrêt du 26 octobre 2005 au 15 mars 2016, il a bénéficié de quinze visites courtes d’une durée d’une heure trente chacune (la période visée étant comprise entre le 20 mars 2013 et le 17 septembre 2015), et ces visites ont été accordées à trois visiteurs au maximum, dont deux adultes (l’épouse, la mère, un fils, une sœur ou un oncle de l’intéressé) et un mineur (un fils de l’intéressé).

29. Toujours selon les attestations susmentionnées, le second requérant a été détenu à la maison d’arrêt du 29 octobre 2005 au 15 mars 2016, il s’est vu octroyer quatorze visites courtes d’une durée d’une heure trente chacune (la période visée étant comprise entre le 25 janvier 2013 et le 11 septembre 2015), et ces visites ont été accordées à trois visiteurs au maximum, dont deux adultes (l’épouse, la mère ou une sœur de l’intéressé) et un mineur (la fille ou une nièce de l’intéressé).

30. S’agissant des modalités des visites courtes obtenues par les requérants, le Gouvernement confirme que celles-ci se sont déroulées dans des parloirs dans lesquels la séparation d’avec les visiteurs était assurée par une paroi vitrée avec une grille en métal intégrée excluant tout contact physique, que les intéressés ont communiqué avec leurs proches par le biais d’un dispositif téléphonique qui pouvait être mis sur écoute par l’administration de la maison d’arrêt et qu’ils étaient sous la surveillance permanente d’un gardien.

31. Le Gouvernement reconnaît que les restrictions apportées au nombre de visites obtenues par les requérants et à leurs modalités constituent une ingérence dans le droit des intéressés protégé par l’article 8 de la Convention, mais argue que cette ingérence était proportionnée aux buts poursuivis, à savoir la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. Il s’appuie à cet égard sur la jurisprudence de la Cour en matière de droits des détenus (Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, série A no 61, Boyle et Rice c. Royaume‑Uni, 27 avril 1988, série A no 131, CEDH 2000‑VIII, Estrikh c. Lettonie, no 73819/01, 18 janvier 2007, Piechowicz c. Pologne, no 20071/07, 17 avril 2012, et Epners‑Gefners c. Lettonie, no 37862/02, 29 mai 2012). Il renvoie également à la règle 24.2 des Règles pénitentiaires européennes (paragraphe 21 ci‑dessus). Pour le Gouvernement, l’ordre juridique interne maintient le juste équilibre entre, d’un côté, les intérêts de la société et, de l’autre, ceux des personnes placées en détention provisoire en ce qui concerne le droit de ces dernières de bénéficier de visites familiales.

b) Les requérants

32. Les requérants maintiennent leur grief. Ils arguent que, pendant l’enquête préliminaire, l’investigateur en charge de l’affaire pénale a autorisé des visites de leurs proches respectifs à de rares occasions, globalement à hauteur d’une fois par mois. Le premier requérant ajoute que, au cours des dix-huit premiers mois de sa détention provisoire, l’investigateur ne lui a accordé qu’une seule visite familiale. Il dit que les refus opposés à ses demandes de visites familiales étaient motivés par « les intérêts de l’enquête et du procès, ainsi que par le besoin de protéger le secret de l’enquête et de prévenir toute obstruction à l’enquête de la part des suspects ». Il avance que l’investigateur s’est servi de son pouvoir discrétionnaire en matière d’octroi des visites familiales comme moyen de pression, pour l’inciter à plaider coupable en échange de la possibilité de voir ses proches.

33. Les requérants exposent ensuite que, au cours du stade de l’examen judiciaire de l’affaire pénale, ils se sont vu accorder des visites de leurs proches plus souvent. Toutefois, malgré l’établissement de la durée légale des visites à trois heures chacune au maximum, en pratique, le temps consacré aux visites de leurs proches aurait rarement dépassé deux heures, et aurait même été en deçà, car l’administration de la maison d’arrêt aurait arbitrairement limité la durée des visites. Les requérants renvoient à cet égard aux attestations de la maison d’arrêt soumises par le Gouvernement (paragraphes 28‑29 ci‑dessus).

34. Enfin, les requérants soutiennent que la rareté et la durée limitée des visites, dénoncées par eux, étaient exacerbées par l’impossibilité d’avoir un contact physique avec leurs proches du fait de la séparation d’avec les visiteurs par une paroi. Selon les intéressés, les autorités nationales ont failli à adopter une approche flexible en matière de visites familiales pour décider si l’interdiction des visites longues ou la limitation du nombre et de la durée des visites courtes étaient appropriées dans chaque cas individuel.

35. Toujours selon eux, étant donné leur impossibilité de bénéficier de visites longues pendant plus de dix ans, et ce alors qu’ils n’avaient pas encore été condamnés, ils se sont retrouvés de fait dans une situation comparable à celle de personnes condamnées à la réclusion à perpétuité purgeant leurs peines dans des prisons. Les requérants renvoient à cet égard à l’affaire Khoroshenko c. Russie ([GC], no 41418/04, CEDH 2015).

2. Appréciation de la Cour

a) Sur les modalités des visites courtes

36. La Cour rappelle que les restrictions apportées à la fréquence, à la durée et aux diverses modalités des visites familiales constituent une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention (Messina c. Italie (no 2), no 25498/94, §§ 61‑62, CEDH 2000‑X, Moïsseïev c. Russie, no 62936/00, § 247, 9 octobre 2008, Bogusław Krawczak c. Pologne, no 24205/06, § 112, 31 mai 2011, et Andrey Smirnov c. Russie, no 43149/10, § 38, 13 février 2018). Pareille ingérence n’enfreint pas la Convention si elle est « prévue par la loi », vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et peut passer pour une mesure « nécessaire, dans une société démocratique » (Messina (no 2), précité, § 63).

37. S’agissant des maisons d’arrêt russes, la Cour a jugé que la séparation d’avec les visiteurs par une paroi empêchant tout contact physique était injustifiée en l’absence d’éléments concrets démontrant la dangerosité du détenu ou l’existence d’un risque de sécurité ou de collusion (Moïsseïev, précité, §§ 257‑259, Andrey Smirnov, précité, § 55, et Chaldayev, précité, § 60).

38. Eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.

39. Elle note, en effet, que le Gouvernement a confirmé que, lors des visites familiales accordées aux requérants, les intéressés étaient séparés de leurs proches par une paroi vitrée et communiquaient avec eux sous la surveillance d’un gardien par le biais d’un dispositif téléphonique permettant une mise sur écoute des conversations échangées (paragraphe 30 ci‑dessus).

40. La Cour relève que les restrictions apportées aux visites obtenues par les requérants étaient fondées sur le paragraphe 143 du règlement intérieur des maisons d’arrêt et appliquées automatiquement à tout détenu (paragraphe 17 ci‑dessus). À cet égard, elle rappelle que, en matière de droits de visite, l’État ne peut avoir toute latitude pour introduire des restrictions générales sans prévoir une dose de flexibilité permettant de déterminer si les limitations apportées dans chaque cas particulier sont opportunes ou réellement nécessaires (Khoroshenko, précité, § 126, Andrey Smirnov, précité, § 54, et Chaldayev, précité, § 64).

41. La Cour constate qu’il n’y a eu, en l’espèce, aucun examen préalable de la question de savoir si la nature de l’infraction en cause ou les éléments caractérisant la situation des requérants ou bien les impératifs de sécurité en vigueur au sein de l’établissement concerné justifiaient d’assurer, tout au long de la détention des intéressés, la séparation physique de ces derniers d’avec leurs proches respectifs et la présence d’un gardien lors des visites de ceux‑ci.

42. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

b) Sur l’impossibilité d’obtenir une visite longue

43. La Cour constate qu’il n’est pas contesté entre les parties que l’impossibilité pour les requérants de bénéficier d’une visite longue a constitué une ingérence dans le droit des intéressés au respect de leur vie privée et familiale. Elle ne voit aucune raison de conclure autrement (voir, dans le même sens, Estrikh, précité, § 169, et Resin c. Russie, no 9348/14, § 24, 18 décembre 2018). Elle note ensuite que cette ingérence était bien prévue par la loi, en l’occurrence la loi no 103‑FZ. Selon le Gouvernement, l’interdiction en question poursuivait les buts de la défense de l’ordre et de la prévention des infractions pénales (paragraphe 31 ci‑dessus). À supposer que la restriction litigieuse ait poursuivi un but légitime au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

44. La Cour rappelle que, bien que toute détention régulière entraîne, de par sa nature, une restriction à la vie privée et familiale de l’intéressé, il est essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire et les autres autorités compétentes aident le détenu à maintenir un contact avec sa famille proche (Messina (no 2), précité, § 61). Ce principe s’applique a fortiori aux détenus non encore condamnés, qui doivent être considérés comme innocents en vertu de l’article 6 § 2 de la Convention, sauf si et dans la mesure où les exigences de l’instruction requièrent une approche différente (Nazarenko c. Lettonie, no 76843/01, § 73, 1er février 2007, et Andrey Smirnov, précité, § 36, et les affaires auxquelles il renvoie).

45. En l’occurrence, la Cour note que la loi no 103‑FZ exclut toute possibilité de bénéficier d’une visite longue pour les personnes détenues dans des maisons d’arrêt, ce que le Gouvernement confirme d’ailleurs (paragraphe 27 ci‑dessus). Elle constate que cette restriction aux droits des prévenus en matière de visites est applicable de manière générale, indépendamment des raisons du placement des intéressés en détention provisoire, du stade de la procédure pénale dirigée contre eux et des considérations liées à la sécurité.

46. La Cour prend note de la position du Gouvernement, selon laquelle les limitations imposées au nombre de visites dont peuvent bénéficier les suspects ou les accusés ainsi qu’à leurs durée et conditions constituent des conséquences inévitables du placement en détention provisoire (paragraphe 26 ci‑dessus). Elle n’est cependant pas convaincue par cet argument. Elle rappelle que, conformément à sa jurisprudence bien établie en la matière, les détenus continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté (Khoroshenko, précité, § 116). En conséquence, les personnes en détention ne perdent pas leurs droits garantis par la Convention, y compris le droit au respect de leur vie familiale, de sorte que toute restriction à ces droits doit être justifiée dans chaque cas (idem, § 117). Dès lors, les restrictions mises en cause par les requérants ne peuvent pas être considérées comme inévitables à leur détention, et il appartient au Gouvernement d’en démontrer la nécessité.

47. La Cour relève que le Gouvernement renvoie à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle russe selon laquelle l’absence dans la loi no 103‑FZ de dispositions permettant aux détenus de bénéficier de visites longues est compensée par les garanties offertes par le code de procédure pénale quant à la durée de la détention provisoire et à celle de la procédure pénale, qui ne peuvent dépasser des limites raisonnables (paragraphes 11 et 18 ci‑dessus).

48. La Cour estime que le droit des détenus au respect de leur vie privée et familiale peut en effet être assuré de plusieurs façons, y compris par la réduction du temps pendant lequel ceux-ci sont maintenus en détention provisoire. Même si le droit interne prévoit de tels mécanismes, il est important que ceux-ci soient effectifs non seulement en théorie mais également en pratique. La Cour rappelle dans ce contexte qu’elle a conclu que la durée excessive de la détention provisoire de personnes suspectées ou accusées d’infractions pénales constitue un problème structurel dans l’ordre juridique russe résultant d’une pratique incompatible avec la Convention (Zherebin c. Russie, no 51445/09, §§ 74‑80, 24 mars 2016). D’après les indications du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur l’exécution d’affaires portant sur la durée excessive de la détention provisoire, ce problème n’a jusqu’ici pas été résolu sur le plan interne (paragraphe 23 ci‑dessus). Eu égard à ces éléments, la Cour estime que les défaillances des mécanismes internes censés protéger le droit à la liberté, notamment quant au droit à être jugé dans un délai raisonnable, se répercutent également d’une façon négative sur le droit des personnes placées en détention provisoire au respect de leur vie privée et familiale.

49. La Cour considère que le cas d’espèce constitue un exemple d’une telle répercussion négative, les requérants ayant été maintenus en détention provisoire pendant plus de dix ans. Bien qu’elle n’ait pas à se prononcer sur la durée de la détention provisoire en cause en tant que telle, elle constate que, examinée sous l’angle de l’impact sur la vie privée et familiale des intéressés, la période en question est exceptionnellement longue et est susceptible d’avoir eu de graves conséquences sur la capacité des requérants de maintenir et de développer des relations familiales (comparer, a contrario, avec l’affaire Nazarenko, précitée, § 75, dans laquelle la Cour a conclu que le grief relatif à l’impossibilité pour le requérant de se voir accorder une visite longue de sa femme était dénué de fondement eu égard à la durée relativement brève de la situation litigieuse, à savoir environ quatre mois).

50. La Cour note que les requérants déplorent l’impossibilité qui leur a été faite de bénéficier de l’octroi de visites longues, qui aurait été le seul moyen pour eux d’avoir un contact physique avec leurs proches. En effet, le droit interne russe ne permet aucune flexibilité quant aux modalités des visites au sein d’une maison d’arrêt (paragraphes 16‑17 ci‑dessus). Or la Cour rappelle que toutes les restrictions au droit de visite des détenus doivent être justifiées dans chaque cas particulier par des motifs liés notamment au maintien de l’ordre, de la sécurité et de la sûreté ou par la nécessité de protéger les intérêts légitimes d’une enquête (Moïsseïev, précité, § 258, et les références qui y sont citées).

51. Bien que des visites aient été accordées en l’espèce aux requérants pendant la période litigieuse, la Cour estime que leurs modalités, caractérisées par l’impossibilité pour ceux-ci d’avoir un contact physique avec leurs proches, et ce pendant plus de dix ans, n’ont pas permis aux intéressés de maintenir un contact « acceptable » ou raisonnablement « bon » avec leurs familles respectives (Khoroshenko, précité, § 143 ; voir, également, Moïsseïev, précité, § 258, en ce qui concerne les effets néfastes de l’absence prolongée de contact physique). À cet égard, elle note que, selon la règle 24.4 des Règles pénitentiaires européennes, les modalités des visites doivent permettre aux détenus de maintenir et de développer des relations familiales de façon aussi normale que possible (paragraphe 21 ci‑dessus). Le commentaire à la règle 24.4 susmentionnée souligne l’importance particulière des visites non seulement pour les détenus, mais aussi pour leurs familles, et préconise, lorsque cela est possible, des visites familiales de longue durée (paragraphe 22 ci‑dessus).

52. La Cour constate que, d’après le CESP, les détenus condamnés ont le droit de recevoir au moins une visite longue par an (paragraphes 19‑20 ci‑dessus), alors que, d’après la loi no 103‑FZ, les personnes qui, à l’instar des requérants, ont été placées dans une maison d’arrêt ne peuvent pas en bénéficier (Resin, précité, § 40, et Chaldayev, précité, § 77). À cet égard, la Cour tient compte de la règle no 99 des Règles pénitentiaires européennes, qui dispose que, à moins qu’une autorité judiciaire n’ait, dans un cas individuel, prononcé une interdiction spécifique pour une période donnée, les prévenus doivent pouvoir recevoir des visites et être autorisés à communiquer avec leur famille et d’autres personnes dans les mêmes conditions que les détenus condamnés. En outre, les prévenus doivent pouvoir recevoir des visites supplémentaires et aussi accéder plus facilement aux autres formes de communication (paragraphe 21 ci-dessus).

53. Eu égard à l’importance du développement de relations avec ses semblables et du maintien de relations familiales dans la vie de toute personne, y compris de celle privée de sa liberté, la Cour estime qu’en l’espèce les garanties offertes par le droit interne pour assurer le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale n’ont pas été suffisantes. L’impossibilité pour les requérants de bénéficier de visites longues pendant plus de dix ans, couplée à la rigidité du cadre juridique interne quant aux modalités des visites courtes, excluant tout contact physique, a constitué une ingérence dans le droit des intéressés au respect de leur vie privée et familiale qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

54. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

55. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

56. Les requérants demandent 40 000 euros (EUR) chacun au titre du dommage moral qu’ils disent avoir subi.

57. Le Gouvernement estime que, si la Cour était amenée à trouver une violation de la Convention dans le cas d’espèce, le montant de la satisfaction équitable devrait être établi conformément à sa jurisprudence.

58. Compte tenu de la durée exceptionnelle de la violation constatée sur le terrain de l’article 8 (paragraphe 53 ci‑dessus), la Cour octroie 13 000 EUR à chacun des requérants pour dommage moral.

2. Frais et dépens

59. Les requérants réclament 3 228,04 EUR au titre des frais et dépens qu’ils ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. À l’appui de leur demande, ils soumettent un accord d’assistance juridique conclu entre le premier requérant et la fondation Stichting Justice Initiative ainsi qu’un décompte horaire établi par ladite fondation. Ils demandent par ailleurs que le montant octroyé par la Cour soit versé directement sur le compte bancaire de cette fondation.

60. Le Gouvernement n’a pas formulé de commentaires sur ce point.

61. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants la somme de 3 000 EUR, tous frais confondus, ce montant étant à verser sur le compte bancaire de la fondation Stichting Justice Initiative.

3. Intérêts moratoires

62. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en raison des restrictions apportées aux visites courtes obtenues par les requérants ainsi qu’en raison de l’impossibilité d’obtenir une visite longue ;
3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

1. 13 000 EUR (treize mille euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral ;
2. 3 000 EUR (trois mille euros) aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par eux à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de la fondation Stichting Justice Initiative ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juin 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-203089
Date de la décision : 09/06/2020
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie familiale;Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : PSHIBIYEV ET BEROV
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KUSHLEYKO A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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