GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE S.M. c. CROATIE
(Requête no 60561/14)
ARRÊT
Art 4 • Obligations positives • Lacunes importantes dans la réponse procédurale apportée par les autorités internes à un grief défendable de traite d’êtres humains et de prostitution forcée étayé par un commencement de preuve • Traite des êtres humains entrant dans le champ d’application de l’art 4 si la combinaison des trois éléments constitutifs (acte, moyens et objectif d’exploitation) de la définition internationale de cette notion sont présents • Notion de traite des êtres humains s’appliquant à la fois à la traite nationale et transnationale, qu’elle soit ou non liée à la criminalité organisée • Notion de « travail forcé ou obligatoire » protégeant contre la prostitution forcée, qu’elle s’inscrive ou non dans le contexte de la traite d’êtres humains • Existence de « traite d’êtres humains » et/ou de prostitution forcée constituant une question factuelle à examiner à la lumière de toutes les circonstances pertinentes • Principes relatifs aux obligations positives incombant aux États dans les affaires de traite d’êtres humains s’appliquant aussi aux affaires de prostitution forcée • Appréciation du respect de l’obligation procédurale centrée sur les défaillances importantes de nature à affaiblir la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités • Commencement de preuve fondé sur le « recrutement » sur Facebook, le recours à la force, des éléments d’hébergement et une servitude pour dette • Accusé capable d’exercer une domination sur la requérante et d’abuser de sa vulnérabilité • Autorités n’ayant pas suivi des pistes d’enquête évidentes et poids excessif accordé au témoignage de la victime sans prise en compte de l’impact éventuel d’un traumatisme psychologique
STRASBOURG
25 juin 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire S.M. c. Croatie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Angelika Nußberger,
Ksenija Turković,
Síofra O’Leary,
Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Georges Ravarani,
Pere Pastor Vilanova,
Georgios A. Serghides,
María Elósegui,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Roderick Liddell, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 mai 2019, le 8 janvier et les 25 et 26 mars 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 60561/14) dirigée contre la République de Croatie et dont une ressortissante de cet État, Mme S.M. (« la requérante »), a saisi la Cour le 27 août 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la Grande Chambre a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 4 du règlement de la Cour – « le règlement »).
2. La requérante, qui avait été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représentée par Me S. Bezbradica Jelavić, avocate à Zagreb. Le gouvernement croate (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Š. Stažnik.
3. La requérante soutenait, en particulier, que les autorités internes n’avaient pas appliqué de manière effective les mécanismes de droit pénal pertinents en réponse à ses allégations de traite des êtres humains et/ou d’exploitation de la prostitution, ce qui serait contraire aux articles 3, 4 et 8 de la Convention.
4. La requête fut attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 19 juillet 2018, une chambre de cette section composée de Linos-Alexandre Sicilianos, Kristina Pardalos, Krzysztof Wojtyczek, Ksenija Turković, Armen Harutyunyan, Pauliine Koskelo et Jovan Ilievski, juges, et de Abel Campos, greffier de section, rendit son arrêt. La majorité de la chambre déclara la requête recevable et conclut à une violation de l’article 4 de la Convention en son volet procédural. L’opinion dissidente de la juge Koskelo fut jointe à l’arrêt.
5. Le 19 octobre 2018, le Gouvernement sollicita le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. Le 3 décembre 2018, le collège de la Grande Chambre fit droit à cette demande.
6. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Pendant les deuxièmes délibérations, Angelika Nußberger, Vincent A. De Gaetano et Julia Laffranque, dont le mandat a pris fin au cours de la procédure, ont continué de connaître de l’affaire (article 23 § 3 de la Convention et article 24 § 4 du règlement). Robert Spano a succédé à Angelika Nußberger à la présidence de la Grande Chambre (articles 10 et 11 du règlement).
7. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). De plus, des tierces interventions ont été reçues du Groupe d’experts du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA), de la Clinique doctorale de droit international des droits de l’homme de la faculté de droit d’Aix-en-Provence, du centre de recherche L’Altro diritto onlus (université de Florence) et du groupe de chercheurs composé de Mme Bénédicte Bourgeois (université du Michigan), Mme Marie-Xavière Catto (université Paris I Panthéon-Sorbonne) et M. Michel Erpelding (Institut Max Planck Luxembourg pour le droit procédural international, européen et réglementaire).
8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 mai 2019 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MmesŠ. Stažnik, représentante de la République de Croatie
devant la Cour européenne des droits de l’homme,agent,
N. Katić, représentation de la République de Croatie
devant la Cour européenne des droits de l’homme,
M.K. Nikolić, représentation de la République de Croatie
devant la Cour européenne des droits de l’homme,conseillers ;
– pour la requérante
MeS. Bezbradica Jelavić, avocate,conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Bezbradica Jelavić et Mme Stažnik, et, en leurs réponses aux questions posées par les juges, Me Bezbradica Jelavić, Mme Katić et Mme Stažnik.
EN FAIT
9. La requérante est née en 1990 et réside à Z.
10. En raison de problèmes familiaux, elle vécut dans une famille d’accueil de 2000 à 2004. Elle fut ensuite hébergée dans un foyer public pour enfants et adolescents où elle résida jusqu’à la fin de sa formation professionnelle dans le secteur de la restauration. Elle emménagea ensuite chez son père, à S. ; elle rendait occasionnellement visite à sa mère à Z.
1. La plainte pénale déposée par la requérante et l’enquête subséquente
1. La plainte pénale déposée par la requérante contre T.M.
11. Le 27 septembre 2012, la requérante se rendit dans un poste de police de Z. et déposa contre un dénommé T.M. une plainte pénale qui fit l’objet d’un procès-verbal. Elle allégua que pendant l’été de 2011 T.M. avait exercé sur elle des contraintes physiques et psychologiques pour qu’elle se prostituât.
12. La requérante relata que T.M. avait pris contact avec elle pour la première fois sur Facebook peu avant l’été 2011 en se présentant comme un ami de ses parents. Elle indiqua qu’après ce contact initial elle avait continué pendant un mois ou deux d’échanger avec lui des messages sur des banalités. Elle ajouta qu’ensuite, en juin ou en juillet 2011, elle avait rencontré T.M. et était allée prendre un verre avec lui. Il lui aurait alors expliqué qu’il connaissait ses parents et qu’il voulait l’aider à trouver un emploi. Il lui aurait laissé son numéro de téléphone dans ce but. Elle aurait dès ce moment-là senti que T.M. tenait à tout contrôler et qu’il n’était pas possible de le contredire.
13. La requérante déclara en outre qu’après cette rencontre elle avait continué à dialoguer avec T.M. sur Facebook. Elle indiqua que, n’ayant aucune raison de douter des intentions de T.M., elle avait pris contact avec lui deux semaines environ après leur première rencontre et qu’ils avaient décidé de se revoir. Elle relata que lors de cette seconde rencontre, T.M. lui avait annoncé qu’il allait l’emmener chez un homme auquel elle allait devoir fournir des services sexuels tarifés. T.M. lui aurait expliqué qu’elle devrait demander 400 kunas ((HRK), environ 50 euros (EUR)) pour ses prestations et lui remettre ensuite la moitié de cette somme. Elle aurait répondu qu’elle refusait de faire ce genre de choses, mais T.M. lui aurait assuré que cela ne durerait que le temps qu’il lui trouvât un véritable emploi. Ayant déjà compris que T.M. n’était pas quelqu’un à qui l’on pouvait dire « non », elle aurait, poussée par la crainte, accepté de l’accompagner auprès de l’homme en question.
14. La requérante raconta que T.M. l’avait conduite en voiture près de Zap. (une ville proche de Z.), où l’homme en question l’attendait dans une maison. Elle aurait expliqué la situation à cet homme et celui-ci n’aurait pas insisté pour avoir un rapport sexuel, mais lui aurait dit qu’il lui donnerait tout de même 400 HRK. T.M. aurait écouté la conversation derrière la porte et, après que l’homme eut quitté la pièce, aurait giflé la requérante en lui expliquant qu’elle ne devait jamais parler aux clients et qu’elle devait lui obéir et ne faire que ce qu’il lui disait.
15. La requérante rapporta en outre qu’après cet incident T.M. venait la chercher chaque jour devant son lieu de résidence à Z. et qu’il la conduisait en voiture chez des hommes qui avaient répondu à une annonce sur un réseau social et auxquels elle devait fournir des prestations sexuelles. Elle précisa qu’après un certain temps il lui avait remis un téléphone mobile pour permettre aux clients de l’appeler et qu’il avait continué de la conduire auprès de certains d’entre eux en différents lieux. Peu après, T.M. aurait pris en location à Z. un appartement (dont la requérante indiqua l’adresse) dans lequel elle aurait continué à fournir des services sexuels. Cet arrangement aurait permis à T.M. d’être toujours présent dans l’appartement et d’exercer sur elle un contrôle constant ; T.M. lui aurait même dit qu’il allait installer des caméras de manière à savoir tout ce qu’il se passait. La requérante déclara qu’elle avait peur de lui parce qu’il lui avait avoué avoir déjà procédé ainsi avec d’autres filles et les avoir corrigées physiquement lorsqu’elles ne lui obéissaient pas. Elle précisa qu’elle recevait elle aussi une correction quand elle lui tenait tête et qu’il l’avait battue lorsqu’elle avait refusé de fournir des services sexuels à d’autres hommes.
16. La requérante relata ensuite qu’un jour, au début de septembre 2011, sachant que T.M. était sorti pour un long moment, elle avait quitté l’appartement et s’était rendue chez son amie M.I. à qui elle avait expliqué ce qu’il lui était arrivé. Elle indiqua que lorsqu’il avait compris qu’elle l’avait quitté, T.M. avait d’abord pris contact avec elle sur Facebook pour lui demander de revenir et lui dire à quel point il l’aimait et qu’elle n’aurait plus jamais à se prostituer. Ses messages étant restés sans réponse, il aurait commencé à la menacer de la retrouver et de tout lui faire « payer », de même qu’à ses parents. Elle aurait continué d’ignorer ses messages et, après un certain temps, il aurait cessé de lui en envoyer. Un an plus tard, et deux semaines avant qu’elle ne déposât plainte, T.M. l’aurait à nouveau sollicitée sur Facebook et aurait fait mention de la mère de l’intéressée. Tout cela aurait effrayé la requérante qui aurait eu des craintes pour sa propre sécurité ainsi que pour celle de ses parents et de sa sœur.
17. Enfin, la requérante expliqua que lorsque T.M. n’était pas là elle éteignait le téléphone et désactivait l’annonce pour éviter d’être appelée, de sorte qu’elle avait eu en moyenne un client par jour. Au total, elle aurait eu une trentaine de clients et aurait gagné quelque 13 000 HRK (environ 1 700 EUR), dont elle aurait remis la moitié à T.M.
2. L’enquête préliminaire de la police
18. Le jour où la requérante déposa sa plainte pénale, la police en informa le parquet de la ville de Z. (« le parquet ») et lui fit savoir qu’il avait ouvert une enquête préliminaire.
19. Le 10 octobre 2012, sur ordonnance du tribunal du comté de Z. (« le tribunal de comté »), la police procéda à une perquisition du domicile de T.M. et fouilla sa voiture. Dans le véhicule, elle trouva et saisit des préservatifs. Durant la perquisition du domicile, elle saisit deux fusils automatiques et leurs munitions, une grenade à main et un certain nombre de téléphones mobiles.
20. La police constata également que T.M. figurait déjà dans ses fichiers pour avoir commis des infractions pénales d’organisation de la prostitution et de viol. Son casier judiciaire, que le parquet s’était procuré, indiquait qu’en 2005 T.M. avait été reconnu coupable des infractions pénales de proxénétisme avec recours à la contrainte et de viol, visées respectivement à l’article 195 §§ 2 et 3 (paragraphe 96 ci-dessous) et à l’article 188 § 1 du code pénal, et qu’il avait été condamné à une peine de six ans et demi d’emprisonnement.
21. Le 10 octobre 2012, T.M. fut arrêté et interrogé par la police. Il fut établi que l’intéressé avait une formation de policier. Celui-ci nia les faits allégués par la requérante et déclara qu’il avait eu une relation difficile avec la mère de celle-ci et que toute cette histoire était une tentative de vengeance de la part des deux femmes.
22. Le 11 octobre 2012, la police transmit au parquet la plainte pénale de la requérante ainsi que tous les éléments recueillis. La police considéra que les faits allégués par la requérante relevaient de l’article 195 § 3 du code pénal (proxénétisme avec recours à la contrainte). T.M. fut présenté à un juge d’instruction du tribunal de comté qui ordonna son placement en détention provisoire. Il demeura en détention jusqu’à la fin de son procès, qui se tint devant le tribunal pénal de la ville de Z.
3. L’enquête du parquet
1. L’audition de T.M.
23. Le 11 octobre 2012, T.M. fut interrogé par le parquet. Il répéta les arguments qu’il avait avancés pendant son interrogatoire par la police. Il dit également que la requérante avait pris contact avec lui pour lui demander de la protéger d’un autre individu pour lequel elle se prostituait. Il nia lui avoir jamais proposé de se prostituer pour lui. Il indiqua aussi que la requérante avait pris en location un appartement à Z. et qu’il lui avait dans ce but prêté de l’argent qu’elle lui avait ultérieurement restitué. Il expliqua qu’il avait l’habitude de la conduire en voiture lorsqu’elle le lui demandait, qu’elle ne disait pas où elle se rendait, mais qu’il la soupçonnait de se prostituer. Il déclara n’avoir jamais vécu avec la requérante dans l’appartement, ajoutant toutefois qu’ils avaient entretenu une relation et qu’il lui était donc parfois arrivé d’y passer la nuit lorsqu’elle l’y avait invité. Il reconnut qu’il avait peut-être frappé la requérante une fois, mais affirma qu’elle l’avait provoqué. Il nia lui avoir remis un téléphone mobile, déclarant qu’elle avait son propre appareil.
2. L’audition de la requérante
24. Le 16 octobre 2012, dans le cadre de l’enquête dirigée contre T.M., la requérante fut entendue par le parquet. Elle fut informée de tous les droits qui lui étaient garantis, en qualité de victime d’une infraction, par les articles 43 § 1, 45 et 52 § 4 du code de procédure pénale (paragraphe 98 ci‑dessous). Elle déclara avoir compris ces indications et ne formula pas de demande particulière à cet égard.
25. Pendant son audition, la requérante répéta la déclaration qu’elle avait faite concernant son premier contact avec T.M. (paragraphes 12-13 ci‑dessus). Elle expliqua également que dans le courant du printemps 2011 T.M. avait commencé à laisser entendre qu’il pourrait lui trouver un emploi dans un centre commercial, et que comme elle n’avait pas de travail elle s’était mise à communiquer avec lui plus souvent. Elle précisa que dans ce contexte elle avait rencontré T.M. à diverses occasions dans des cafés et que celui-ci lui avait redit qu’il pourrait lui trouver un emploi. Elle déclara qu’elle n’avait eu aucune raison de douter de ses intentions.
26. La requérante donna également des précisions au sujet de l’incident survenu le jour où T.M. l’avait emmenée dans une maison près de Zap., où un homme attendait qu’elle lui fournît des prestations sexuelles. Elle indiqua que les faits remontaient au début de juillet 2011 et que T.M. l’y avait conduite en lui faisant croire qu’ils allaient rencontrer un ami qui pourrait lui trouver un emploi. Elle répéta sa déclaration concernant les faits qui s’étaient produits dans la maison et indiqua de nouveau que l’homme n’avait pas insisté pour avoir un rapport sexuel, mais qu’il lui avait tout de même donné 400 HRK. Elle redit également que T.M. avait fait irruption dans la pièce où elle s’était trouvée avec l’homme et qu’il s’était mis à l’invectiver, avant de la gifler. Elle relata en outre que, sur le chemin du retour vers Z., lorsqu’elle avait commencé à poser des questions à T.M., celui-ci l’avait menacée de la jeter hors de la voiture sur la route.
27. La requérante expliqua ensuite que T.M. avait repris contact avec elle le lendemain, lui disant qu’ils devaient parler de l’incident. Elle indiqua qu’elle avait accepté de le voir, mais qu’ils n’avaient pas discuté de l’incident car T.M. avait évité le sujet. Quelques jours plus tard, T.M. lui aurait remis un téléphone mobile et lui aurait expliqué que des clients désireux d’obtenir des services sexuels l’appelleraient à ce numéro. Il lui aurait aussi précisé qu’elle devrait alors se décrire physiquement et demander 400 HRK pour une prestation sexuelle d’une demi-heure ou 600 HRK (soit environ 80 EUR) pour une prestation d’une heure, et qu’elle devrait lui remettre la moitié de cet argent. La requérante déclara qu’elle avait tout accepté de peur que T.M. ne l’agressât de nouveau et ne révélât tout à ses parents.
28. La requérante relata que les hommes qui l’avaient appelée lui avaient expliqué avoir vu l’annonce sur Internet. Elle raconta que, une dizaine de jours après l’incident de Zap., T.M. avait pris un appartement en location (dont la requérante fournit l’adresse) dans lequel ils avaient cohabité. Elle ajouta qu’elle s’y était livrée à des prestations sexuelles tarifées et que T.M. l’avait aussi parfois conduite auprès de clients. Elle expliqua que, comme il vivait dans le même appartement qu’elle, T.M. contrôlait tous ses faits et gestes. Elle indiqua que T.M. la battait lorsqu’elle se refusait à lui ou à d’autres hommes, ou lorsqu’elle parlait aux clients ; elle aurait ainsi reçu des coups tous les deux jours. Elle répéta sa déclaration concernant le montant de ses gains et soutint qu’elle en avait cédé la moitié à T.M.
29. Lorsqu’on lui demanda pourquoi elle ne s’était pas adressée à la police plus tôt, la requérante répondit qu’elle craignait T.M. et qu’il la tenait sous sa coupe. Elle ajouta qu’un jour toutefois, alors que T.M. était sorti de l’appartement en laissant la clé, elle avait appelé son amie M.I. à la rescousse. Elle déclara que M.I. savait qu’elle se prostituait contre son gré et qu’elle avait des ennuis. Après cette conversation, T., le petit ami de M.I., serait arrivé en taxi, aurait aidé la requérante à rassembler ses affaires et l’aurait conduite chez M.I., où elle serait restée plusieurs jours.
30. Après qu’elle l’eut quitté, T.M. lui aurait d’abord laissé sur Facebook des messages lui demandant de revenir et lui disant qu’il l’aimait. Ses messages étant restés sans réponse, il aurait commencé à menacer la requérante de tout révéler à ses parents (à elle). Celle-ci aurait eu vraiment peur qu’il mît sa menace à exécution et aurait ainsi décidé de déposer une plainte pénale, dans le but de mettre un terme à toute cette histoire.
31. T.M. lui aurait raconté qu’il avait auparavant eu une petite amie, dénommée A., qu’il aurait traitée de la même manière. La requérante aurait également découvert sur Facebook que T.M. avait par la suite eu une autre petite amie qui se prostituait. T.M. aurait confié à la requérante qu’il avait filmé ces petites amies et qu’il les avait punies lorsqu’elles s’étaient montrées insolentes. Il aurait menacé la requérante de lui faire subir le même sort. T.M. lui aurait dit tout cela afin de briser sa volonté de lui résister.
3. L’audition de M.I.
32. Le 6 novembre 2012, le parquet entendit M.I. Celle-ci déclara que la requérante était son amie et qu’elle la connaissait depuis environ deux ans. Elle ajouta que le dernier contact qu’elle avait eu avec la requérante (avant que celle-ci ne vînt chez elle) remontait à quelque huit ou neuf mois.
33. Elle expliqua qu’à la fin de l’été 2011 la requérante était subitement arrivée chez elle avec un sac contenant ses affaires. M.I. exposa qu’elle avait alors appris que sa propre mère et la requérante s’étaient entendues pour que celle-ci fût hébergée chez elles, mais précisa que, n’étant pas elle-même en très bons termes avec sa mère, elle n’en avait pas su davantage. M.I. déclara également que son petit ami (dont elle indiqua le nom complet et l’adresse) lui avait rapporté avoir parlé avec la requérante, mais ajouta qu’elle avait rompu avec lui peu après, de sorte qu’ils n’avaient pas discuté en détail de cet échange.
34. M.I. expliqua aussi que la requérante lui avait parlé de T.M. et qu’elle lui avait dit s’être enfuie parce qu’elle ne voulait plus se prostituer pour lui. M.I. précisa qu’elle savait déjà, avant que la requérante ne vînt chez elle, que celle-ci se livrait à la prostitution, mais ajouta qu’elle ignorait où et pour qui. Elle indiqua que c’était seulement lors du séjour de la requérante chez elle qu’elle avait appris que celle-ci se prostituait pour T.M. La requérante aurait été bouleversée et terrifiée. Elle aurait confié à M.I. que T.M. la battait très souvent, qu’il la regardait par le trou d’une serrure lorsqu’elle s’occupait de clients et qu’ensuite il la battait aussi lorsqu’elle n’avait pas adopté une position qu’il approuvait.
35. M.I. pensait que la requérante s’était prostituée de son plein gré par besoin d’argent. Elle déclara que la requérante lui avait dit qu’elle avait conclu avec T.M. un accord selon lequel elle devait travailler pour lui et partager l’argent avec lui, qu’elle avait détenu un téléphone mobile pour permettre aux clients de l’appeler, qu’une petite annonce avait été publiée et que c’était par ce biais-là que les clients prenaient contact avec elle en vue d’un rendez-vous. Elle précisa que la requérante lui avait indiqué que c’était T.M. qui lui avait remis le téléphone mobile et qui avait passé l’annonce.
36. M.I. déclara par ailleurs ne plus se souvenir si la requérante lui avait dit avoir cherché à résister à T.M. Elle ajouta que celle-ci lui avait bien confié qu’elle ne souhaitait pas « le faire », mais précisa qu’elle pensait que cela signifiait plutôt que la requérante « l’avait fait » faute d’un autre moyen de subsistance. La requérante lui aurait également relaté que T.M. la giflait pour des motifs futiles et qu’elle en avait été surprise. Elle lui aurait aussi rapporté que T.M. la battait lorsqu’elle refusait d’avoir des rapports sexuels avec lui, et qu’elle ne savait jamais ce qui risquait de le faire exploser. Selon M.I., T.M. avait aussi raconté à la requérante qu’il avait eu auparavant une autre petite amie et qu’il l’avait traitée de la même manière. La requérante aurait expliqué à M.I. qu’elle avait profité d’un moment où T.M. s’était absenté de l’appartement dans lequel ils vivaient pour s’enfuir.
37. M.I. relata en outre que la requérante avait séjourné chez elle et sa mère pendant plus de six mois et que T.M. avait continué à solliciter la requérante sur Facebook. M.I. dit avoir vu les messages de T.M., qu’elle qualifia de menaçants envers la requérante et la mère de celle-ci. Elle précisa que T.M. avait également envoyé à la requérante des messages lui disant qu’il l’aimait et lui demandant de revenir auprès de lui.
4. L’acte d’accusation contre T.M.
38. Le 6 novembre 2012, le parquet inculpa T.M. du chef de proxénétisme avec recours à la contrainte, forme aggravée de l’infraction de proxénétisme réprimée par l’article 195 § 3 du code pénal (paragraphe 96) ci-dessous), et le renvoya devant le tribunal de la ville de Z. (« le tribunal pénal »).
39. L’acte d’accusation reprochait à T.M. d’avoir, à des fins lucratives, dupé la requérante en lui faisant croire qu’il lui trouverait un emploi. Il exposait que T.M. avait ensuite emmené la requérante à Zap. chez un homme auquel elle devait fournir des prestations sexuelles et que, face au refus de l’intéressée, T.M. l’avait frappée puis, alors qu’ils rentraient à Z, l’avait menacée de la jeter hors de la voiture. Il indiquait que peu après T.M. avait remis à la requérante un téléphone mobile pour permettre aux clients de l’appeler. Il précisait que T.M. avait aussi donné à la requérante des instructions sur la tarification de ses prestations sexuelles et qu’il lui avait ordonné de lui remettre la moitié de l’argent. Selon l’acte d’accusation, c’était la peur qui avait poussé la requérante à accepter. L’acte d’accusation ajoutait que T.M. avait ensuite conduit la requérante auprès de clients auxquels elle avait fourni des prestations sexuelles tarifées puis qu’après un certain temps il avait pris en location un appartement à Z., où la requérante avait continué de vendre des services sexuels à un certain nombre d’hommes. L’acte d’accusation exposait encore que T.M. avait exercé une surveillance sur la requérante et qu’il lui avait raconté avoir déjà frappé d’autres filles désobéissantes, que T.M. battait la requérante lorsqu’elle lui résistait en déclarant ne plus vouloir se prostituer, et qu’elle avait ainsi continué à se prostituer par peur des réactions de T.M. jusqu’en septembre 2011, lorsqu’elle s’était enfuie de l’appartement.
40. L’acte d’accusation s’appuyait sur la déposition de la requérante, qui était considérée comme corroborée par le témoignage de M.I. Il indiquait également que la défense de T.M., bien que niant que celui-ci eût commis l’infraction en cause, confortait pour l’essentiel la déposition de la requérante.
41. Le 22 novembre 2012, une chambre de trois juges du tribunal pénal confirma l’acte d’accusation et renvoya T.M. en jugement.
2. Le procès pénal dirigé contre T.M.
1. La première audience
42. Fixée au 12 décembre 2012, la première audience devant le tribunal pénal fut ajournée car T.M. avait déclaré qu’il faisait la grève de la faim et ne pouvait donc pas assister au procès. Le juge qui conduisait la procédure demanda une expertise destinée à établir si T.M. pouvait y prendre part.
43. Le rapport d’expertise indiqua que T.M. avait exercé le métier de policier pendant un certain nombre d’années et qu’il avait été membre des forces spéciales de police pendant la guerre en Croatie dans les années 1990. Ce rapport ajoutait que l’intéressé avait pris sa retraite de la police en 2001. Il constatait que T.M. présentait un syndrome de stress post-traumatique (SSPT) lié à sa participation à la guerre, qu’il avait également développé un trouble de la personnalité et qu’il avait suivi un traitement psychiatrique pendant plusieurs années. Selon ce rapport, la capacité de T.M. à comprendre la nature des actes qui lui étaient reprochés était amoindrie, mais pas à un degré significatif. Ce rapport recommandait donc de soumettre T.M. à une obligation de traitement psychiatrique si celui-ci venait à être condamné. Il concluait que T.M. pouvait assister au procès et suivre les débats.
2. La deuxième audience (la plaidoirie en défense de T.M.)
44. À l’audience du 14 janvier 2013, T.M. plaida non coupable. Il nia avoir contraint la requérante à se prostituer. Il confirma qu’il avait pris contact avec elle sur Facebook parce qu’il connaissait sa mère et avait reconnu son nom de famille. Il déclara qu’après plusieurs échanges sur Facebook la requérante et lui avaient commencé à se voir, et que la requérante lui avait confié qu’elle n’avait pas d’argent, qu’elle était endettée et qu’elle avait besoin d’un emploi. Elle lui aurait également dit qu’elle avait peur d’un certain B., que T.M. aurait connu en prison, et il aurait ainsi compris « ce que la requérante faisait ». Elle lui aurait aussi indiqué qu’elle avait gardé les coordonnées des clients que B. lui aurait communiquées. Elle lui aurait demandé s’il pouvait lui prêter de l’argent pour la location d’un appartement, ce qu’il aurait fait, et qu’elle lui aurait ultérieurement restitué, en deux versements, l’argent ainsi prêté. Elle aurait également affirmé qu’elle voulait essayer de trouver un emploi.
45. T.M. déclara en outre que sa relation avec la requérante avait débuté quelques semaines après leur rencontre. Il ajouta que l’intéressée lui avait demandé de la conduire en voiture à certaines adresses, ce qu’il assura avoir fait à cinq ou six occasions. Il précisa qu’il savait qu’elle s’y rendait pour se livrer à des prestations sexuelles tarifées, mais qu’il ignorait combien cette activité lui rapportait. Il confirma l’avoir frappée une fois alors qu’ils étaient en désaccord sur la question du « travail » et qu’elle l’avait provoqué. Il expliqua qu’elle lui avait dit qu’elle avait trouvé un emploi dans une boulangerie, mais qu’elle ne voulait pas travailler. Il ajouta qu’il n’avait pas aimé son attitude et qu’une dispute avait éclaté, qu’il n’avait pas réussi à se maîtriser et qu’il l’avait frappée. Il affirma qu’il lui avait par la suite trouvé un emploi dans un restaurant à Zap. mais qu’à ce moment-là, elle avait disparu. Il spécifia que ces faits s’étaient produits en août 2011 et que la seule chose qu’il avait trouvée dans l’appartement que la requérante avait pris en location était un message de la propriétaire adressé à celle-ci.
46. Interrogé par le juge qui conduisait les débats, T.M. expliqua qu’il n’avait pas cohabité avec la requérante dans l’appartement loué par celle-ci, qu’il lui était seulement arrivé d’y passer la nuit et qu’il en avait détenu les clés. Il relata que la requérante se rendait parfois seule chez ses clients, un médecin ou des amis, et qu’elle lui faisait ensuite savoir qu’elle avait de l’argent. T.M. déclara ignorer ce qui l’avait poussé à accepter que la requérante dispensât des services sexuels à d’autres hommes alors qu’il entretenait une relation avec elle. Il affirma qu’elle voulait être indépendante et gagner elle-même sa vie, et qu’il n’avait pas voulu s’en mêler. Il avança également qu’il n’avait utilisé qu’un seul téléphone mobile et que ceux que la police avait trouvés pendant la perquisition étaient de vieux téléphones dont il ne se servait plus.
47. Interrogé par le procureur, T.M. nia avoir remis un téléphone mobile à la requérante, qui selon lui en possédait déjà deux. T.M. déclara également qu’à deux ou trois occasions la requérante lui avait donné de l’argent pour l’essence parce qu’il l’avait accompagnée en voiture ; il précisa toutefois qu’il lui donnait lui-même de l’argent régulièrement parce qu’elle se plaignait constamment d’en manquer. Il indiqua qu’il ne lui semblait pas qu’elle eût peur de lui et exposa qu’à son avis elle n’était pas le genre de personne à craindre qui que ce fût.
48. Après l’audition de T.M., le procureur demanda à entendre la requérante et M.I. en qualité de témoins. La défense y consentit et ne sollicita aucune autre audition de témoin. Le tribunal accéda à la demande des parties et fixa l’audience suivante au 29 janvier 2013.
3. La troisième audience (les dépositions de la requérante et de M.I.)
49. La requérante se vit notifier une citation à comparaître qui exposait en détail les droits dont elle bénéficiait en qualité de victime, notamment le droit à un accompagnement psychologique et matériel ainsi que la possibilité de prendre contact avec le service chargé, au sein du tribunal pénal, d’organiser et d’apporter l’aide aux témoins et aux victimes. Cette citation mentionnait également les coordonnées de ce service.
50. Lors de l’audience du 29 janvier 2013, le tribunal pénal entendit les dépositions de la requérante et de M.I. La requérante était accompagnée par un avocat qu’une organisation non gouvernementale, le centre Rosa, avait mis à sa disposition.
51. Avant de déposer, la requérante déclara au tribunal qu’elle avait peur de T.M. Celui-ci fut alors conduit hors du prétoire et la requérante témoigna hors de sa présence.
1. La déposition de la requérante
52. Pendant son audition, la requérante répéta la déclaration qu’elle avait faite durant l’enquête (paragraphes 25.-31. ci-dessus) et indiqua qu’elle souhaitait en préciser certains aspects. Elle expliqua ainsi qu’avant l’incident de Zap. elle avait vu T.M. à trois ou quatre reprises dans un café et qu’ils avaient aussi dialogué sur Facebook. Elle relata qu’il lui avait promis de faire de son mieux pour lui trouver un emploi de serveuse ou de vendeuse. Elle précisa que, quand T.M. l’avait emmenée voir l’homme à Zap., il lui avait dit que c’était pour prendre un café avec lui. Elle ajouta que, lorsqu’ils étaient dans la maison, cet homme avait vu T.M. la gifler. Concernant les faits qui s’étaient produits sur le chemin du retour vers Z., elle indiqua qu’elle avait voulu s’enfuir, mais que T.M. avait réussi à la rattraper et qu’il l’avait forcée à rester dans la voiture. Elle raconta que lorsqu’ils s’étaient vus le lendemain, ils n’avaient pas parlé de cet incident, mais de sa recherche d’emploi. Elle assura également qu’elle avait accepté sans y avoir été contrainte par T.M. d’emménager dans l’appartement qu’il avait trouvé. Elle aurait ainsi voulu protéger la colocataire avec laquelle elle habitait alors. T.M. lui ayant dit que celle-ci était jolie, la requérante aurait voulu éviter qu’elle fût entraînée dans la même situation et finît comme elle.
53. Interrogée par le juge qui conduisait les débats, la requérante expliqua que lorsque T.M. avait pris l’appartement en location pour elle, elle avait deviné ce qu’elle serait censée y faire, c’est-à-dire se livrer à des actes sexuels tarifés. Elle déclara qu’elle avait peur de lui et que c’était pour cette raison qu’elle avait accepté de se prostituer. Elle ajouta que T.M. l’avait menacée de tout révéler à ses parents et d’envoyer sa mère en prison. La requérante répéta également la déclaration qu’elle avait faite au cours de l’enquête concernant le nombre de clients qu’elle avait eus et l’argent qu’elle avait gagné, dont elle aurait cédé la moitié à T.M.
54. Elle expliqua par ailleurs que T.M. était présent dans l’appartement lorsqu’elle fournissait des prestations sexuelles à d’autres hommes, qu’il la regardait parfois par le trou de la serrure et qu’il la giflait lorsqu’elle refusait un client ou lorsqu’elle ne s’y prenait pas comme T.M. le voulait. Celui-ci l’aurait également forcée à avoir des rapports sexuels avec lui. Elle n’aurait pas pu sortir de l’appartement, ce qui aurait expliqué pourquoi elle n’aurait pas demandé d’assistance médicale ni pris contact avec la police.
55. En réponse à une autre question du juge qui conduisait les débats, elle indiqua qu’au départ, elle ignorait les antécédents de T.M. Elle expliqua qu’à l’époque il savait qu’elle n’avait pas d’emploi et lui avait promis d’essayer de lui en trouver un. Concernant l’incident de Zap., la requérante répéta la déclaration qu’elle avait faite au cours de l’enquête. Elle précisa qu’elle avait remis de son plein gré à T.M. l’argent que l’homme lui avait donné.
56. La requérante expliqua également que c’était parce qu’elle avait peur de T.M. qu’elle avait accepté les téléphones mobiles que celui-ci lui aurait remis pour permettre les contacts avec les clients. Elle déclara que plus tard, alors qu’elle ne vivait pas encore dans l’appartement pris en location par T.M., celui-ci lui avait dit que sa mère (la mère de la requérante) l’avait par le passé dénoncé (la requérante ne précisa pas pour quels faits) et qu’il avait fait un séjour en prison. Elle indiqua aussi qu’elle seule répondait aux appels des clients et que certains venaient parfois à l’appartement ou que T.M. la conduisait auprès d’eux. Elle ajouta que T.M. avait vécu dans l’appartement avec elle, mais que c’était elle qui devait payer le loyer, et qu’elle le faisait. Elle n’aurait pas eu les clés du logement. Elle aurait disposé d’un téléphone mobile remis par T.M., ainsi que de son propre téléphone dont la carte SIM prépayée n’aurait toutefois pas été créditée. Elle aurait vécu dans l’appartement pendant environ un mois et demi. Elle n’aurait pas cherché à s’enfuir, en raison de la peur que lui aurait inspirée T.M. Elle n’aurait pas non plus pris contact avec la police parce que T.M. lui aurait affirmé qu’il avait des relations parmi les policiers et que si elle le dénonçait il le saurait très rapidement.
57. Concernant sa fuite de l’appartement, la requérante expliqua qu’elle avait profité d’un moment où T.M. s’était absenté en laissant la clé sur la porte d’entrée. Elle aurait alors appelé son amie M.I., à laquelle elle aurait confié via Internet une quinzaine de jours auparavant qu’elle avait des ennuis et qu’elle avait besoin de son aide. Lors de cet appel, elle se serait entretenue avec M.I. et sa mère. Sans leur donner de précisions, elle leur aurait simplement révélé qu’elle vivait avec un homme dans un appartement, qu’elle se prostituait et qu’elle voulait s’enfuir. Elles se seraient entendues pour que T., qui était alors encore le petit ami de M.I., vînt la chercher en taxi. La requérante aurait précédemment été en contact avec T. sur Facebook, mais elle ne lui aurait rien dit de sa situation. T. l’aurait donc accompagnée chez M.I., où son amie et la mère de celle-ci étaient présentes. Elle aurait séjourné chez elles une dizaine de jours et aurait raconté à M.I. ce qu’elle avait vécu. Dans l’intervalle, elle aurait également eu des échanges avec la propriétaire de l’appartement où elle avait habité avec T.M. concernant le loyer et la manière dont elle pouvait récupérer certains des effets personnels qu’elle y avait laissés.
58. Toujours en réponse aux questions du juge, la requérante expliqua que si elle n’avait pas essayé d’échapper à T.M. lorsque celui-ci l’emmenait voir des clients à l’extérieur de l’appartement c’était parce qu’elle était sûre qu’il la retrouverait et parce qu’il contrôlait étroitement le temps qu’elle passait avec les clients. Elle déclara également que T.M. lui avait dit qu’il avait déjà procédé ainsi avec une autre fille. Confrontée aux arguments de la défense, la requérante nia que T.M. lui eût jamais prêté de l’argent pour le paiement du loyer. Elle affirma qu’elle ne connaissait personne du nom de B. et nia avoir eu les coordonnées de clients. Elle assura également que T.M. ne lui avait jamais dit lui avoir trouvé un emploi dans un restaurant à Zap. Elle indiqua qu’ultérieurement, après qu’elle l’eut quitté, T.M. lui avait laissé entendre dans des messages sur Facebook qu’il lui avait trouvé un emploi dans un magasin.
59. La requérante déclara également qu’après avoir échappé à T.M. elle n’avait pas voulu dans un premier temps le dénoncer à la police. Néanmoins, celui-ci ayant continué à lui envoyer des messages sur Facebook, accusé devant les autorités sa mère (à elle) d’avoir négligé et maltraité sa fille cadette, et menacé de détruire la vie de la requérante dès que celle-ci trouverait un emploi ou reprendrait une formation, la requérante se serait finalement résolue à le dénoncer à la police. Par ailleurs, après avoir quitté T.M., elle aurait craint de sortir et aurait été effrayée chaque fois qu’elle voyait une voiture semblable à celle de T.M.
60. Interrogée par le procureur, la requérante déclara qu’elle avait eu très peur de T.M., qu’elle ne savait jamais comment il allait réagir et qu’elle avait craint pour sa vie parce qu’il l’avait souvent menacée de la battre à mort. Elle raconta qu’il la frappait lorsqu’elle se refusait à lui et aussi lorsqu’elle déclarait ne plus vouloir se prostituer. Elle ajouta qu’il l’avait dupée en lui disant qu’elle n’aurait à se prostituer que pendant quelques jours et qu’il lui trouverait un véritable emploi. Concernant le partage de l’argent, la requérante relata qu’elle remettait d’abord à T.M. l’intégralité de ce que lui versait chaque client et que T.M. lui en restituait ensuite une partie. Elle précisa que T.M. avait également établi des règles définissant ce qu’elle était autorisée à faire avec les clients et qu’il la battait si elle n’obéissait pas ou s’il n’était pas satisfait de la manière dont elle s’y était prise. Elle indiqua enfin que T.M. avait pris des photographies d’elle dénudée puis qu’il les avait publiées avec l’annonce. Elle expliqua qu’elle l’avait laissé la photographier parce qu’elle avait peur, et que T.M. avait par la suite menacé de montrer les images à ses parents.
61. Interrogée par son avocat, la requérante déclara que T.M. s’était d’abord présenté comme un ancien policier et qu’il lui avait raconté avoir fait la guerre avec son père. Par la suite, il lui aurait affirmé qu’il avait des relations dans tous les postes de police et que si elle essayait de le dénoncer il « monterait un coup » contre elle.
62. Questionnée par l’avocat de la défense, la requérante admit qu’après son premier contact avec T.M. elle n’avait pas cherché à vérifier auprès de sa mère (à elle) si celle-ci le connaissait. Elle indiqua qu’à l’époque sa mère ne vivait pas en Croatie et qu’elles n’étaient pas en bons termes. À la faveur d’un échange de messages, sa mère lui aurait simplement dit que T.M. n’était pas fiable. La requérante aurait également interrogé son père, lequel aurait affirmé que T.M. était « O.K. ». La requérante aurait conclu de ses échanges avec T.M. que celui-ci n’était pas méchant et qu’elle n’avait aucune raison de douter qu’il eût bien été policier, comme il le lui aurait assuré. Plus tard, après avoir quitté T.M., elle aurait parlé de lui à sa mère, qui lui aurait raconté qu’elle avait vécu avec lui après s’être séparée du père de la requérante. La requérante aurait questionné sa mère sur les raisons de la colère de T.M. à l’égard de celle-ci et sur ce qui l’avait poussée à le dénoncer (le procès-verbal ne précise pas pour quels faits) ; la mère aurait répondu que ce n’était pas elle qui l’avait dénoncé, mais une autre fille, et que cette dernière se prostituait comme la requérante. Selon la requérante, il s’agissait de la fille que T.M. avait évoquée.
63. Répondant encore à l’avocat de la défense, la requérante expliqua que lorsqu’elle était allée récupérer ses effets personnels dans l’appartement qu’elle avait partagé avec T.M., la propriétaire du logement et M.I. l’avaient accompagnée. Elle indiqua que la propriétaire avait pris contact avec elle parce qu’elle n’avait pas payé le dernier loyer et que l’appartement avait été loué à son nom. Elle relata que lorsqu’elle y vivait avec T.M. la propriétaire venait régulièrement et que T.M. avait laissé entendre à celle-ci qu’ils formaient un couple. Elle déclara que T.M. dormait toutes les nuits dans l’appartement. Elle ne nia pas que, pendant le mois et demi en question, elle avait pu sortir à trois ou quatre reprises sans être accompagnée de T.M. pour aller faire des courses. Elle expliqua qu’elle n’avait toutefois jamais osé s’enfuir parce qu’elle avait peur de T.M. et qu’il la regardait toujours par la fenêtre.
64. Après l’audition de la requérante, T.M. fut reconduit dans le prétoire et la déposition de l’intéressée lui fut lue à haute voix. Il déclara qu’il n’avait pas de questions, mais il souleva une objection d’ordre général quant à la crédibilité de ladite déposition.
2. La déposition de M.I.
65. Le tribunal entendit ensuite M.I., qui répéta les déclarations qu’elle avait faites pendant l’enquête (paragraphes 32-37 ci-dessus).
66. On lui lut la déposition de la requérante, puis elle fut interrogée par le juge qui conduisait les débats. M.I. nia que la requérante l’eût appelée après avoir quitté T.M. et soutint avec insistance que celle-ci avait dû tout organiser avec sa mère (celle de M.I.). M.I. déclara par ailleurs qu’elle savait déjà à ce moment-là que la requérante se prostituait, l’intéressée le lui ayant avoué. Elle relata que la requérante lui avait expliqué qu’elle avait besoin d’argent et qu’elle vivait sans ses parents. M.I. estimait que la requérante s’était au départ prostituée de son plein gré et qu’elle s’était engagée volontairement dans le réseau de prostitution de T.M. par besoin d’argent. Elle pensait que la requérante ignorait toutefois à qui elle avait affaire et que, comme celle-ci le lui aurait raconté, T.M. l’avait soumise à la contrainte et frappée. M.I. déclara ne plus se souvenir si la requérante lui avait affirmé avoir résisté à T.M. lorsque celui-ci lui avait demandé de se prostituer. La requérante lui aurait dit qu’elle ne voulait plus faire ce genre de choses, mais M.I. indiqua avoir interprété ses dires comme une manière de se plaindre en général du fait qu’elle devait gagner sa vie de cette façon.
67. Répondant au juge qui conduisait les débats, M.I. relata que la requérante avait séjourné chez elle pendant plusieurs mois et qu’à son arrivée elle ne présentait pas de blessure apparente, mais était bouleversée et terrifiée. La requérante aurait craint T.M. et aurait affirmé qu’elle avait peine à croire ce qui lui était arrivé et qu’elle n’aurait pas pu l’imaginer. M.I. expliqua également qu’elle avait vu sur l’ordinateur portable de la requérante les messages que T.M. envoyait à celle-ci sur Facebook et indiqua qu’il s’agissait de messages longs contenant parfois des déclarations d’amour et parfois des menaces contre la requérante et sa mère. M.I. nia avoir accompagné la requérante lorsque celle-ci était allée récupérer ses affaires dans l’appartement qu’elle avait partagé avec T.M. et assura que c’était son petit ami T. qui s’y était rendu avec elle.
68. Interrogée par l’avocat de la défense, M.I. déclara que la requérante ne lui avait jamais parlé d’un dénommé B. Elle indiqua également qu’au moment où la requérante était venue vivre chez elle, elle était elle-même sur le point de rompre avec son petit ami T. et qu’à sa connaissance T. n’avait à l’époque échangé qu’un seul message avec la requérante, sur Facebook.
69. Après l’audition de M.I., la requérante déclara qu’elle n’avait aucune objection à soulever concernant le témoignage de celle-ci. Elle attribua les divergences entre leurs dépositions au déroulement particulier des faits.
70. Après avoir entendu la requérante et M.I., le procureur proposa que les pièces du dossier fussent admises comme éléments de preuve. La défense demanda l’audition en qualité de témoin d’une dénommée K.Z. concernant les menaces de vengeance que la mère de la requérante était censée avoir proférées contre T.M. La défense demanda également l’audition du frère de T.M. en qualité de témoin.
71. L’accusation s’opposa à ces demandes et le tribunal jugea qu’il n’était pas nécessaire de recueillir les témoignages sollicités par la défense. L’audience suivante fut fixée au 15 février 2013.
4. L’audience de clôture (les déclarations finales de T.M.)
72. À l’audience du 15 février 2013, la requérante fut représentée par l’avocat que le centre Rosa avait mis à sa disposition. T.M. demanda à faire une nouvelle déposition et le tribunal l’y autorisa.
73. T.M. déclara qu’il connaissait la mère de la requérante parce qu’elle aussi avait été une prostituée, mais qu’il l’avait perdue de vue lorsqu’il était entré en prison. Il précisa que, lorsqu’il avait pris contact avec la requérante sur Facebook, celle-ci lui avait dit avoir parlé de lui à sa mère. Il indiqua qu’il avait voulu aider la requérante à trouver un emploi et qu’elle lui avait confié qu’elle se prostituait parce que c’était le moyen le plus simple de gagner de l’argent. Il serait tombé amoureux de la requérante et aurait voulu avoir une relation avec elle. Il n’aurait pas été d’un naturel jaloux et aurait donc accepté qu’elle continuât de se prostituer ; il lui aurait toutefois conseillé de trouver un véritable emploi.
74. T.M. déclara également que c’était la requérante qui avait loué l’appartement et tout organisé. Il ajouta qu’il savait que la requérante demandait 400 HRK pour une demi-heure et 600 HRK pour une heure, mais précisa que c’était elle et non lui qui avait fixé ces tarifs. Il indiqua qu’il ne vivait pas constamment dans l’appartement et nia que l’incident de Zap., tel que relaté dans l’acte d’accusation, se fût jamais produit.
75. Interrogé par le juge qui conduisait les débats, T.M. admit qu’il s’était trouvé dans l’appartement certaines fois où la requérante s’y livrait à des actes sexuels tarifés et qu’il avait reçu la moitié de l’argent qu’elle avait perçu pour ses services. Il précisa qu’il n’avait pas voulu prendre cet argent, mais que la requérante avait insisté en disant que c’était pour l’essence qu’il consommait lorsqu’il la conduisait auprès de clients en dehors de l’appartement. T.M. nia également avoir contrôlé strictement le temps que la requérante passait avec ses clients. Il reconnut toutefois qu’il lui avait donné de l’argent pour l’achat d’un téléphone mobile, mais affirma que c’était elle qui le lui avait demandé. Il dit que la requérante aurait pu sortir de l’appartement à sa guise. Il ajouta qu’il avait toutefois été surpris de constater un jour qu’elle l’avait tout simplement quitté. Il supposait que c’était parce qu’il l’avait pressée de trouver un véritable emploi et avait même pris des contacts pour organiser des entretiens d’embauche pour elle. Il reconnut avoir frappé la requérante une fois mais déclara que, là encore, c’était parce qu’il tenait à la voir trouver un véritable emploi. T.M. indiqua également qu’il ne savait pas combien de clients la requérante avait eus au total, qu’il n’était pas toujours avec elle et ne la surveillait pas constamment. Il nia qu’un quelconque recours à la tromperie ou à la force eût jamais existé à l’égard de la requérante dans le contexte de la prestation par elle d’actes sexuels tarifés.
76. Lorsque l’avocat de la requérante lui demanda pour quelle raison la jeune femme aurait eu besoin de lui si elle avait tout organisé seule, T.M. refusa de répondre en arguant qu’il avait déjà tout expliqué au sujet de leur relation.
77. Après cette nouvelle déposition de T.M., les parties ne formulèrent plus aucune autre demande d’audition de témoins. Le juge qui conduisait les débats admit comme éléments de preuve les documents produits par l’accusation, entendit les déclarations finales des parties et de l’avocat de la requérante et décida de clore les débats.
5. Le jugement
78. Après l’audience du 15 février 2013, le tribunal pénal acquitta T.M. au motif que, bien qu’il eût été établi que celui-ci avait organisé un réseau de prostitution dans lequel il avait entraîné la requérante, il n’avait pas été démontré que T.M. avait forcé la requérante à se prostituer ni qu’il avait exercé des pressions sur elle pour qu’elle le fît, le recours à la force ou aux pressions étant un élément constitutif de l’infraction, visée à l’article 195 § 3 du code pénal, qui lui était reprochée. Dans sa conclusion, le tribunal nota en particulier ce qui suit :
« Sur la base des dépositions de l’accusé et de la victime dans la présente procédure pénale, les faits suivants ont été établis : l’accusé et la victime se sont rencontrés sur le site du réseau social Facebook lorsque l’accusé a pris contact avec la victime ; l’accusé connaissait déjà la mère et le père de la victime ; après le premier contact, l’accusé et la victime sont restés en relation puisqu’ils se sont revus à plusieurs reprises dans des cafés à Z. ; à cette époque-là, la victime vivait en colocation avec son amie K. ; à l’invitation de l’accusé, la victime a de son plein gré emménagé dans un [autre] appartement à Z. ; elle y a vécu avec l’accusé pendant environ un mois ou un mois et demi. Il ne fait pas non plus de doute que l’accusé a remis un téléphone mobile à la victime afin de permettre aux clients de prendre contact avec elle en vue de la prestation de services sexuels, que la victime s’est effectivement prostituée dans l’appartement où elle vivait avec l’accusé, qu’à cinq ou six occasions l’accusé a conduit la victime auprès de clients auxquels elle a fourni des services sexuels, et qu’en contrepartie de ses prestations sexuelles la victime demandait la somme de 400 HRK pour une demi-heure et la somme de 600 HRK pour une heure. De même, il ne fait aucun doute qu’un jour la victime a quitté l’appartement dans lequel elle vivait avec l’accusé pour se rendre chez son amie M.I.
Il reste toutefois à établir si, à des fins lucratives, l’accusé a contraint la victime à fournir des services sexuels – qu’elle a indéniablement fournis – et s’il a pour cela recouru à la force, à la menace de faire usage de la force ou à la tromperie. »
79. Pour parvenir à cette conclusion, le tribunal pénal observa tout d’abord que l’élément déterminant de l’acte d’accusation était la déposition de la requérante. Il considéra toutefois qu’il ne pouvait pas lui accorder un poids suffisant parce que cette déposition était incohérente, parfois illogique et en contradiction avec les dépositions du témoin M.I. ainsi qu’avec les déclarations formulées par T.M. pour sa défense. Il estima en outre que, lorsqu’elle s’était exprimée, la requérante n’avait pas été sûre d’elle, qu’elle avait marqué des pauses et eu des hésitations. Le tribunal jugea en revanche que la déposition de M.I. était fiable et que dans l’ensemble, la défense de T.M. était acceptable, même si celui-ci avait modifié sa déposition au cours de la procédure. Il considéra également que les dénégations de T.M. au sujet d’un éventuel recours à une forme de contrainte envers la requérante se trouvaient confirmées par les déclarations de M.I. sur ce qu’elle savait de la manière dont la requérante vivait auparavant et dont elle avait commencé à se prostituer pour T.M.
80. Le 26 mars 2013, le parquet saisit le tribunal de comté d’un appel contre le jugement de première instance. Il argua que, en écartant le témoignage de la requérante, celui-ci s’était fourvoyé dans ses constatations factuelles liées aux accusations portées contre T.M. Il considérait que la requérante avait livré une déposition cohérente, crédible, logique et convaincante, qui avait rendu compte dans toutes ses parties pertinentes de la manière dont T.M. l’avait forcée à se prostituer. Il estimait également que la déposition de T.M. ne pouvait passer pour crédible et soulignait que M.I. n’avait pas eu directement connaissance des faits pertinents de la cause.
81. Le 21 janvier 2014, le tribunal de comté rejeta l’appel du parquet et confirma le jugement de première instance, souscrivant à la motivation ainsi qu’à l’établissement des faits formulés par le tribunal pénal.
82. Le jugement du tribunal de comté fut notifié à l’avocat de la requérante le 28 février 2014.
3. La procédure devant la Cour constitutionnelle
83. Le 31 mars 2014, la requérante saisit la Cour constitutionnelle d’un recours par lequel elle contestait la manière dont les mécanismes de droit pénal avaient été appliqués à sa cause. Elle reprochait en particulier aux autorités internes de ne pas avoir correctement éclairci l’ensemble des circonstances qui avaient entouré sa participation au réseau de prostitution organisé par T.M. et d’avoir permis que l’infraction commise par lui demeurât impunie.
84. Le 10 juin 2014, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable le recours constitutionnel de la requérante au motif que celle-ci n’était pas en droit d’introduire un tel recours relativement à la procédure pénale dont T.M. avait fait l’objet puisque c’était lui qui était accusé dans cette procédure.
4. L’assistance et le soutien apportés à la requérante en sa qualité de victime
85. Le 21 décembre 2012, à la suite de l’examen du dossier par le ministère de l’Intérieur, l’office des droits de l’homme et des droits des minorités de la République de Croatie (Vlada Republike Hrvatske, Ured za ljudska prava i prava nacionalnih manjina, « l’office des droits de l’homme ») reconnut officiellement à la requérante le statut de victime de la traite des êtres humains (paragraphe 105 ci-dessous).
86. Le même jour, le ministère de l’Intérieur prit contact avec la Croix-Rouge croate et des intervenants de celle-ci informèrent la requérante de ses droits (hébergement sûr, bilans médicaux, accompagnement psychosocial, assistance judiciaire et aide matérielle).
87. La requérante ne souhaita pas exercer son droit à un hébergement sûr car elle vivait avec sa mère et sa sœur. Elle joignit toutefois la Croix-Rouge à plusieurs reprises entre le 17 janvier 2013 et le 24 avril 2015. Elle bénéficia d’un accompagnement psychosocial dans le cadre d’un suivi individualisé, ainsi que d’une aide matérielle. La Croix-Rouge arrangea également pour la requérante, à deux occasions, une visite chez un dentiste ainsi que des séances individuelles chez un psychologue.
88. De surcroît, le centre Rosa (paragraphe 50 ci-dessus), organisation non gouvernementale dont les activités dans le domaine de la traite des êtres humains étaient partiellement financées par l’État, procura à la requérante une assistance judiciaire.
5. Autres faits pertinents
1. Réclamation concernant la procédure pénale contre T.M.
89. Le 13 mars 2013, le centre Rosa adressa une réclamation à l’office des droits de l’homme : il considérait que le parquet avait manqué de diligence dans le traitement de l’affaire de la requérante, notamment dans la collecte et la production d’éléments qui auraient pu permettre d’éclaircir toutes les circonstances de l’espèce. Le centre Rosa soulignait à cet égard qu’il existait entre les dépositions de la requérante et celles du témoin M.I. des divergences qui appelaient selon lui des clarifications. Il soutenait également que la requérante avait ultérieurement expliqué certaines des incohérences de sa déposition par sa volonté de protéger d’autres personnes, à savoir sa colocataire, son amie M.I. et sa mère.
90. Le centre Rosa arguait par ailleurs que la juridiction de jugement, bien que non liée par la qualification juridique des faits opérée par le parquet, n’avait pas requalifié ceux-ci en infraction simple de proxénétisme telle que visée à l’article 195 § 2 et n’avait pas condamné T.M. de ce chef. Le centre Rosa laissait également entendre qu’après l’audience, dans un cadre informel, le juge ayant conduit les débats avait dit à l’avocat du centre que probablement quatre-vingts pour cent de ses collègues auraient condamné T.M., mais que pour sa part il n’avait pas considéré que l’intéressé pouvait être déclaré coupable des faits qui lui étaient reprochés par le parquet. Le juge aurait aussi déclaré à cette occasion que le parquet aurait dû modifier l’acte d’accusation.
91. L’office des droits de l’homme transmit cette lettre au parquet général et demanda des explications à cet égard.
92. Dans son rapport du 14 mai 2013, le parquet compétent expliqua qu’il avait estimé que la déposition de la requérante était crédible et convaincante et qu’elle fournissait une base suffisante pour condamner T.M. sur le fondement de l’article 195 § 3 du code pénal, mais que le tribunal pénal n’avait pas souscrit à cette appréciation et avait acquitté T.M. Il se déclarait toujours convaincu que la qualification de proxénétisme avec recours à la contrainte était appropriée et indiquait qu’il avait pour cette raison formé un appel contre le jugement de première instance (paragraphe 80. ci-dessus). Dans ces circonstances, il considérait qu’il n’y avait pas eu lieu de modifier l’acte d’accusation. Il soutenait qu’en tout état de cause, si le tribunal pénal avait estimé que T.M. devait être reconnu coupable de la forme simple de l’infraction de proxénétisme visée à l’article 195 § 2 du code pénal, il aurait pu lui-même requalifier les chefs d’accusation.
93. Le 21 août 2013, au vu de ce rapport, le parquet général fit savoir à l’office des droits de l’homme qu’il souscrivait à l’appréciation que le parquet compétent avait faite de l’affaire.
2. L’action de T.M. dirigée contre la mère de la requérante
94. Le dossier constitué devant le tribunal pénal, que le Gouvernement a remis à la Cour, contient un document indiquant que, le 4 septembre 2012, le cabinet du vice-Premier ministre croate transmit au ministère de la Politique sociale et de la Jeunesse ainsi qu’au ministère de l’Intérieur une plainte déposée par T.M. au sujet de mauvais traitements que la mère de la requérante aurait fait subir à ses enfants. Le cabinet du vice-Premier ministre demandait aux ministères compétents d’examiner la question et de lui faire part de leurs conclusions. Une copie de la demande du cabinet fut également envoyée à T.M.
le cadre juridique et la pratique pertinents
1. le droit interne
1. La Constitution
95. Les dispositions pertinentes de la Constitution de la République de Croatie (telle que modifiée ; Ustav Republike Hrvatske, Journal officiel no 56/1990) sont ainsi libellées :
Article 23
« Nul ne peut être soumis à une quelconque forme de mauvais traitements (...)
Le travail forcé ou obligatoire est interdit. »
Article 35
« Toute personne a droit au respect et à la protection par la loi de sa vie privée et familiale, de sa dignité, de sa réputation et de son honneur. »
Article 134
« Les accords internationaux en vigueur qui ont été conclus et ratifiés conformément à la Constitution et qui ont été publiés sont intégrés à l’ordre juridique interne de la République de Croatie et priment les lois [internes] (...) »
1. Le code pénal
96. Les dispositions pertinentes du code pénal (tel que modifié ; Kazneni zakon, Journal officiel no 110/1997) en vigueur à l’époque des faits étaient ainsi libellées :
Traite des êtres humains et esclavage
Article 175
« 1) Quiconque, en violation des règles du droit international, en recourant à la force ou à la menace de recourir à la force, à la fraude, à l’enlèvement, à l’abus d’autorité ou à l’abus d’une situation d’impuissance ou à toute autre méthode, recrute, achète, vend, remet à un tiers, transporte, transfère, héberge une personne, encourage l’achat ou la remise [d’une personne] ou agit en qualité d’intermédiaire dans pareilles transactions, aux fins de la réduction en esclavage ou à tout autre état analogue, du travail forcé, de l’exploitation sexuelle, de la prostitution ou de la transplantation illicite d’organes humains, ou maintient une personne en esclavage ou dans un état analogue, encourt une peine d’emprisonnement d’une durée de un à dix ans.
(...)
5) Que la personne concernée ait consenti ou non au travail forcé, à la servitude, à l’exploitation sexuelle, à l’esclavage ou à un état analogue à l’esclavage, ou à la transplantation illicite d’organes de son corps (...) est indifférent pour la constitution de l’infraction pénale visée au paragraphe 1) ».
Proxénétisme (Podvođenje)
Article 195
« (...)
2) Quiconque, à des fins lucratives, organise ou arrange la prestation de services sexuels par une autre personne encourt une peine d’emprisonnement d’une durée de six mois à trois ans.
3) Quiconque, à des fins lucratives, recourt à la force ou à la menace de recourir à la force, ou à la tromperie, pour contraindre ou entraîner une autre personne à fournir des services sexuels encourt une peine d’emprisonnement d’une durée de un à cinq ans.
(...)
7) Que la personne qui s’est livrée à la prostitution l’ait ou non déjà pratiquée est indifférent pour la constitution de l’infraction pénale visée par le présent article. »
97. Les dispositions pertinentes du code pénal (Journal officiel nos 125/2011 et 144/2012) actuellement en vigueur sont ainsi libellées :
Esclavage
Article 105
« 1) Quiconque, en violation des règles du droit international, réduit une autre personne en esclavage ou à tout autre état analogue ou la maintient en pareille situation, ou achète, vend ou transfère une personne, agit en qualité d’intermédiaire dans la vente ou le transfert d’une personne, ou encourage une personne à vendre sa liberté ou la liberté d’un tiers se trouvant à sa charge encourt une peine d’emprisonnement d’une durée de un à dix ans.
(...) »
Traite des êtres humains
Article 106
« 1) Quiconque, en recourant à la force, à la menace, à la fraude, à la tromperie, à l’enlèvement, à l’abus d’autorité, [à l’abus] d’une situation de précarité ou d’une relation de dépendance, ou à l’offre ou à l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre personne, ou par toute autre méthode recrute, transporte, transfère, héberge ou accueille une personne ou échange ou transfère l’autorité sur une personne aux fins de l’exploitation de son travail au moyen du travail forcé, de la servitude, de l’esclavage ou d’un état analogue, ou aux fins de son exploitation pour la prostitution ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, y compris la pornographie, ou aux fins de la conclusion d’un mariage illégal ou forcé, ou du prélèvement d’organes, ou de sa participation à un conflit armé, ou de la commission d’un acte illicite, encourt une peine d’emprisonnement d’une durée de un à dix ans.
(...)
7) Qu’une victime de la traite des êtres humains ait donné ou non son consentement est indifférent pour la constitution de l’infraction pénale en question. »
Prostitution
Article 157
« 1) Quiconque, à des fins lucratives ou pour en tirer d’autres avantages, persuade par la ruse, recrute ou entraîne une autre personne afin qu’elle fournisse des services sexuels, ou quiconque organise ou arrange la prestation de services sexuels par une autre personne encourt une peine d’emprisonnement d’une durée de six mois à cinq ans.
2) Quiconque, à des fins lucratives, en recourant à la force ou à la menace, à la tromperie, à la fraude, à l’abus d’une position de pouvoir, d’une situation de précarité ou d’une relation de dépendance, contraint ou entraîne une autre personne à fournir des services sexuels ou utilise les services sexuels de cette personne à des fins de paiement alors qu’elle a connaissance ou devrait avoir connaissance des circonstances susmentionnées, encourt une peine d’emprisonnement d’une durée de un à dix ans.
(...)
3) Que la personne qui a été persuadée par la ruse, recrutée, entraînée ou utilisée aux fins de la prostitution ait donné ou non son consentement ou s’y soit ou non déjà livrée est indifférent pour la constitution de l’infraction pénale visée. »
2. Le code de procédure pénale
98. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (tel que modifié ; Zakon o kaznenom postupku, Journal officiel no 152/2008) telles qu’applicables au moment où un acte de procédure particulier a été engagé, se lisaient ainsi :
Article 2
« 1) Une procédure pénale n’est engagée et menée qu’à la demande du procureur compétent (...)
2) Dans le cas des infractions pénales passibles de poursuites publiques, les poursuites sont menées par le parquet (...)
3) Sauf disposition contraire de la loi, le parquet engage des poursuites pénales lorsqu’il existe des raisons plausibles de soupçonner une personne identifiée d’avoir commis une infraction pénale passible de poursuites publiques et lorsqu’aucun obstacle juridique ne s’oppose à l’ouverture de poursuites contre ladite personne.
Article 16
« 1) Dans les procédures pénales, les victimes et les parties lésées sont titulaires des droits qui se trouvent énoncés dans le présent code.
2) La police, les enquêteurs, le parquet et le tribunal doivent traiter avec un soin particulier la victime de l’infraction pénale [concernée]. Ces autorités doivent informer la victime [de ses droits] découlant du paragraphe 3 du présent article ainsi que des articles 43-46 du présent code et veiller à ses intérêts lorsqu’elles adoptent des décisions concernant les poursuites contre l’accusé ou lorsqu’elles décident de mesures dans le cadre de la procédure pénale, à laquelle la victime doit prendre part en personne.
3) Une victime qui souffre d’importantes séquelles d’ordre physique ou psychique ou qui pâtit de graves conséquences résultant d’une infraction pénale est en droit de bénéficier gratuitement de l’aide professionnelle d’un conseiller conformément à ce qui est prévu par la loi. »
Article 38
« 1) Le pouvoir fondamental et la mission principale du parquet consistent à poursuivre les auteurs d’infractions pénales passibles de poursuites publiques. »
La victime
Article 43
« 1) La victime d’une infraction pénale a :
1. le droit de bénéficier de manière effective d’une aide et d’un accompagnement professionnels, notamment d’ordre psychologique, dispensés par un organisme ou par une organisation venant en aide aux victimes d’infractions pénales, conformément à ce qui est prévu par la loi ;
2. le droit de prendre part à la procédure pénale en qualité de partie lésée ;
3. les autres droits que lui garantit la loi.
2) En vertu d’une législation spéciale, la victime d’une infraction passible d’une peine de cinq ans d’emprisonnement ou plus a droit :
1. aux services d’un conseiller de l’assistance judiciaire avant d’être entendue dans le cadre de la procédure pénale et lorsqu’elle présente une demande d’indemnisation, si elle souffre d’importantes séquelles d’ordre physique ou psychique ou pâtit d’autres conséquences graves résultant de l’infraction ;
2. à la réparation par le fonds public, comme prévu par une législation spéciale, du préjudice matériel ou moral qu’elle a subi (...)
3) Lorsqu’ils engagent la première action à laquelle la victime prend part, le tribunal [qui mène la procédure], le parquet, un enquêteur et la police doivent énoncer à la victime :
1. ses droits découlant des paragraphes 1 et 2 du présent article (...)
2. ses droits [dans la procédure] découlant de sa qualité de partie lésée. »
Article 45
« 1) La victime d’une infraction pénale attentatoire à sa liberté sexuelle et à sa moralité dispose, outre les droits visés aux articles 43 et 44 du présent code, des droits suivants :
1. le droit à une consultation gratuite avec un conseiller avant de faire sa déposition ;
2. le droit à ce que son audition par la police soit menée par un agent de même sexe ;
3. le droit de ne pas répondre à une question concernant sa vie strictement privée ;
4. le droit de demander à faire sa déposition au moyen de matériel audiovisuel, en vertu de l’article 292 § 4 du présent code ;
5. le droit à la confidentialité des données personnelles ;
6. le droit de demander qu’une audience se tienne à huis clos.
2) Avant qu’une victime d’une infraction pénale telle que visée au paragraphe premier du présent article ne fasse sa première déposition, le tribunal [qui mène la procédure], le parquet, un enquêteur et la police doivent l’informer de ses droits découlant de cet article. »
Article 52
« 1) La victime est en droit d’énoncer les faits pertinents et de produire des éléments de preuve nécessaires à l’établissement de l’infraction pénale, à l’identification de l’auteur et à la formulation d’une demande en réparation.
2) Lors de l’audience, la victime est en droit de produire des éléments de preuve, d’interroger les accusés, les témoins et les experts, de soulever des objections et de faire des commentaires sur leurs dépositions, ainsi que de formuler d’autres déclarations et demandes.
3) La victime est en droit de consulter les dossiers et d’examiner les pièces servant d’éléments de preuve (...)
4) Le parquet et le tribunal doivent informer la victime des droits énoncés [dans le présent article]. »
Audience principale
Article 419
« 1) Les parties sont en droit de proposer l’audition de témoins et d’experts ainsi que l’admission et l’examen d’autres éléments de preuve. La formation de jugement peut admettre et examiner des éléments de preuve qui n’ont pas été proposés par les parties ou concernant lesquels celles-ci ont retiré leur proposition, si elle estime que ces éléments sont importants pour l’établissement des circonstances liées à l’exclusion de l’illicéité [des faits] ou de la culpabilité ou s’ils concernent [les questions liées à la sanction].
2) (...) Le président de la formation de jugement doit faire savoir aux parties et à la partie lésée que [le tribunal] n’admettra pas et n’examinera pas les éléments de preuve dont les parties avaient connaissance avant le début de l’audience, mais dont elles n’ont pas demandé l’examen dans les délais impartis alors qu’elles n’avaient pas de motif légitime de s’en abstenir. »
Article 441
« 1) Si, au cours de l’audience, le procureur constate que les éléments de preuve admis et examinés pendant la procédure donnent à penser que les circonstances factuelles ne sont plus telles qu’exposées dans l’acte d’accusation, il a la possibilité de modifier [oralement ou par écrit] l’acte d’accusation jusqu’à la fin de la procédure d’admission et d’examen des preuves.
2) Les parties peuvent demander l’ajournement du procès en vue d’apporter des modifications à l’acte d’accusation ou de préparer la défense [suivant le cas]. »
Article 449
« 1) Un jugement doit faire référence uniquement à une personne qui a été mise en accusation et uniquement à l’infraction pénale qui fait l’objet des charges énoncées dans l’acte d’accusation [initialement dressé] ou dans l’acte d’accusation tel qu’il a été modifié ou développé pendant l’audience.
2) Le tribunal n’est pas tenu par la qualification juridique de l’infraction retenue par le procureur, mais l’accusé ne peut pas être déclaré coupable d’une infraction plus grave que celle pour laquelle il a été mis en accusation.
3. La législation sur les contraventions
99. La loi relative aux contraventions de trouble à l’ordre public et d’atteinte à la paix publique (telle que modifiée ; Zakon o prekršajima protiv javnog reda i mira, Journal officiel no 5/1990) proscrit les actes facilitant la prostitution (article 7) ainsi que la prostitution elle-même (article 12). Ces deux contraventions sont passibles d’une amende ou d’une peine de trente jours d’emprisonnement.
4. La réparation du préjudice
100. La loi sur les obligations civiles (telle que modifiée ; Zakon o obveznim odnosima, Journal officiel no 35/2005) permet de former une demande en réparation de tout préjudice résultant d’une atteinte aux droits de la personnalité, à savoir notamment, au sens de ladite loi, les droits à la santé physique et mentale, à la réputation, à l’honneur, à la dignité, à l’intimité de la vie personnelle et familiale et à la liberté (article 19).
101. La loi sur la réparation des préjudices causés aux victimes d’infractions pénales (telle que modifiée ; Zakon o novčanoj naknadi žrtvama kaznenih djela, Journal officiel no 80/2008) est entrée en vigueur le 1er juillet 2013. Cette loi prévoit la possibilité pour les victimes d’infractions violentes ou d’infractions attentatoires à l’intégrité sexuelle d’obtenir de l’État, sous certaines conditions, la réparation de certaines formes de préjudices.
2. Documents d’orientation et activités de lutte contre la traite des êtres humains
102. En mai 2002, le gouvernement croate institua un organe multidisciplinaire et interministériel, le conseil national pour la répression de la traite des êtres humains, composé de représentants des autorités compétentes et d’organisations non gouvernementales œuvrant à la lutte contre la traite des êtres humains. Ce conseil est chargé d’élaborer des programmes, des plans et des lignes directrices en la matière. En son sein, l’équipe opérationnelle pour la répression de la traite des êtres humains veille au bon fonctionnement du conseil et à l’exécution de ses missions.
103. Depuis 2002, le gouvernement a également adopté plusieurs plans nationaux de lutte contre la traite des êtres humains. Ces plans ont pour objet d’établir des lignes directrices et de définir une politique visant notamment l’amélioration du cadre normatif relatif à la traite des êtres humains, l’adoption d’une approche proactive de l’identification des victimes de la traite, la mise en place d’une coordination effective entre les autorités de poursuite, d’autres organismes publics et la société civile, le traitement des données relatives aux affaires de traite, la mise en œuvre d’actions de sensibilisation et de prévention en la matière, et la mobilisation de moyens financiers suffisants pour ces activités. Dans le cadre de ces plans nationaux, c’est l’office des droits de l’homme qui est chargé de coordonner les activités de lutte contre la traite des êtres humains.
104. Les activités et la coordination des travaux des autorités nationales dans le domaine de la lutte contre la traite des êtres humains reposent de plus sur trois protocoles spécialisés : le protocole sur l’identification, l’accompagnement et la protection des victimes de la traite des êtres humains (2008), le protocole sur les procédures de retour volontaire des victimes de la traite des êtres humains (2009) et le protocole sur l’insertion/la réinsertion des victimes de la traite des êtres humains (2011).
105. Le protocole sur l’identification, l’accompagnement et la protection des victimes de la traite des êtres humains définit la procédure de reconnaissance du statut de victime de la traite des êtres humains. Ce sont les unités spécialisées du ministère de l’Intérieur, en coopération avec la Croix-Rouge et des représentants de la société civile, qui assurent le travail d’identification. La décision d’attribution du statut de victime peut être prise par le ministère de l’Intérieur ou par l’équipe opérationnelle du conseil national pour la répression de la traite des êtres humains. L’office des droits de l’homme certifie officiellement la décision de reconnaissance. Cette procédure a pour objet de conférer à la victime divers droits en matière d’assistance et de protection.
106. Les autorités internes coopèrent aussi activement avec la société civile, en particulier avec le réseau d’organisations non gouvernementales PETRA, financé par l’office des droits de l’homme, qui s’occupe des problématiques de la traite des êtres humains et de l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants. Le centre Rosa est membre du réseau PETRA.
2. le droit et la pratique internationaux pertinents
1. Les instruments des Nations unies
1. La Convention de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui (« la Convention de 1949 »).
107. La Convention de 1949 a unifié plusieurs traités qui avaient été adoptés entre 1904 et 1933. Elle est entrée en vigueur le 25 juillet 1951 et a été ratifiée par la Croatie le 12 octobre 1992. Outre la Croatie, vingt-cinq autres États membres du Conseil de l’Europe l’ont ratifiée.
108. Les parties pertinentes de la Convention de 1949 se lisent ainsi :
Préambule
« Considérant que la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté,
(...) »
Article premier
« Les Parties à la présente Convention conviennent de punir toute personne qui, pour satisfaire les passions d’autrui :
1) Embauche, entraîne ou détourne en vue de la prostitution une autre personne, même consentante ;
2) Exploite la prostitution d’une autre personne, même consentante. »
Article 2
« Les Parties à la présente Convention conviennent également de punir toute personne qui :
1) Tient, dirige ou, sciemment, finance ou contribue à financer une maison de prostitution ;
2) Donne ou prend sciemment en location, en tout ou en partie, un immeuble ou un autre lieu aux fins de la prostitution d’autrui. »
2. Le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (« le Protocole de Palerme »)
109. La Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée (la CCTO) fait partie du cadre juridique central qui régit la lutte contre la traite des êtres humains en droit international. C’est à cet instrument qu’est rattaché un protocole spécialisé en la matière, le Protocole de Palerme.
110. La CCTO a été signée les 12-15 décembre 2000 et est entrée en vigueur le 29 septembre 2003 ; 189 États y sont parties. Le Protocole de Palerme a été signé le 15 novembre 2000 et est entré en vigueur le 25 décembre 2003 ; 173 États y sont parties. La Croatie a ratifié ces deux instruments le 24 janvier 2003.
111. La CCTO a pour objet de promouvoir la coopération visant à prévenir et à combattre plus efficacement la criminalité transnationale organisée (article 1). Le champ d’application de cette convention est délimité par trois conditions : premièrement, les infractions en question doivent être de nature transnationale ; deuxièmement, un « groupe criminel organisé » doit y être impliqué, et troisièmement, les infractions doivent être des « infractions graves » (article 3). L’article 34 § 2 de la CCTO dispose toutefois ce qui suit :
« Les infractions établies conformément aux articles 5, 6, 8 et 23 de la présente Convention sont établies dans le droit interne de chaque État Partie indépendamment de leur nature transnationale ou de l’implication d’un groupe criminel organisé comme énoncé au paragraphe 1 de l’article 3 de la présente Convention, sauf dans la mesure où, conformément à l’article 5 de la présente Convention, serait requise l’implication d’un groupe criminel organisé. »
112. De son côté, le Protocole de Palerme a pour but : 1) de prévenir et de combattre la traite des personnes, en accordant une attention particulière aux femmes et aux enfants ; 2) de protéger et d’aider les victimes d’une telle traite en respectant pleinement leurs droits fondamentaux, et 3) de promouvoir la coopération entre les États Parties en vue d’atteindre ces objectifs (article 2). Les dispositions de la CCTO s’appliquent mutatis mutandis au Protocole de Palerme, sauf disposition contraire de celui-ci (article 1 § 2).
a) Définition de la traite des êtres humains
113. La traite des êtres humains a été définie pour la première fois en droit international par l’article 3 a) du Protocole de Palerme, dans les termes suivants :
« L’expression « traite des personnes » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ; »
114. L’infraction de traite des êtres humains se compose de trois éléments constitutifs : 1) un acte (ce qui est fait : le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes) ; 2) des moyens (comment l’acte est commis : par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par l’enlèvement, la fraude, la tromperie, l’abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre) ; 3) un objectif d’exploitation (pourquoi l’acte est commis : l’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes). La combinaison de ces trois éléments constitutifs est nécessaire pour que l’infraction de traite soit établie à l’égard de victimes adultes (Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) : Combattre la traite des personnes : Guide à l’usage des parlementaires, mars 2009, no 16-2009, pp. 13-14).
115. L’article 3 b) du Protocole de Palerme précise que le consentement d’une victime de la traite des personnes est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a) a été utilisé. Dans son étude thématique intitulée Le rôle du « consentement » dans le protocole relatif à la traite des personnes (2014), l’ONUDC observe que l’obligation de mettre en évidence des « moyens » confirme que, au moins du point de vue du Protocole, une situation d’exploitation seule n’est pas suffisante pour établir l’existence d’une traite d’adultes.
116. Les rédacteurs du Protocole de Palerme ont intentionnellement omis de définir les termes « exploitation de la prostitution d’autrui » et « exploitation sexuelle » de manière à permettre aux États, quelle que fût leur politique intérieure sur la prostitution, de ratifier ce protocole. C’est ce que soulignent les Notes interprétatives pour les documents officiels (travaux préparatoires) des négociations sur le Protocole de Palerme, dans les termes suivants (paragraphe 64, p. 13) :
« [L]e Protocole traite la question de l’exploitation de la prostitution d’autrui et d’autres formes d’exploitation sexuelle uniquement dans le contexte de la traite des personnes. Il ne définit ni les termes « exploitation de la prostitution d’autrui » ni les termes « autres formes d’exploitation sexuelle ». Il n’a donc pas d’incidences sur la façon dont les États parties traitent la question de la prostitution dans leur droit interne. »
117. Cependant, dans sa Loi type contre la traite des personnes (pp. 14, 16 et 21), l’ONUDC définit « l’exploitation de la prostitution d’autrui » comme le fait de tirer illégalement un avantage financier ou un autre avantage matériel de la prostitution d’autrui. L’ONUDC y définit également « l’exploitation sexuelle » comme l’obtention d’avantages financiers ou autres au moyen de la réduction d’une personne à la prostitution, à la servitude sexuelle ou à d’autres types de services sexuels, notamment la pornographie ou la production de matériel pornographique. Il y a également lieu de noter que, au sujet « du travail ou des services forcés », l’ONUDC explique qu’« il se peut que la personne, au départ, se fasse recruter de son plein gré et que les mécanismes coercitifs destinés à la maintenir dans une situation d’exploitation soient mis en place ultérieurement ».
118. De plus, un document de 2011 intitulé « Joint UN Commentary on the EU Directive – A Human Rights-Based Approach » (commentaire conjoint des Nations unies sur la directive de l’UE – Une approche fondée sur les droits de l’homme), publié par les organismes compétents des Nations unies (le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), ONU Femmes et l’Organisation internationale du travail (OIT)), contient les observations suivantes (p. 104 ; traduction du greffe) :
« L’exploitation de la prostitution d’autrui et l’exploitation sexuelle ne sont pas définies en droit international. Les rédacteurs du Protocole ont intentionnellement omis d’en donner une définition de manière à permettre à tous les États, quelle que fût leur politique intérieure en matière de prostitution, de ratifier ce Protocole. Que le Protocole établisse une distinction entre l’exploitation du travail ou des services forcés et l’exploitation sexuelle ne signifie pas que l’exploitation sexuelle avec recours à la contrainte ne relève pas du travail ou des services forcés, en particulier dans le contexte de la traite. L’exploitation sexuelle avec recours à la contrainte et la prostitution forcée entrent dans le champ de la définition du travail forcé (...) »
b) Le champ d’application du Protocole de Palerme
119. Selon son article 4, le champ d’application du Protocole de Palerme est le suivant :
« Le présent Protocole s’applique, sauf disposition contraire, à la prévention, aux enquêtes et aux poursuites concernant les infractions établies conformément à son article 5, lorsque ces infractions sont de nature transnationale et qu’un groupe criminel organisé y est impliqué, ainsi qu’à la protection des victimes de ces infractions. »
120. Selon la Loi type contre la traite des personnes rédigée par l’ONUDC (p. 7), bien que l’article 4 du Protocole limite son applicabilité à des infractions qui sont de nature transnationale et qui impliquent un groupe criminel organisé, ces prescriptions ne font pas partie intégrante de la définition de l’infraction et les lois nationales devraient conférer le caractère d’infraction pénale à la traite des personnes indépendamment de sa nature transnationale ou de l’implication d’un groupe criminel organisé. À cet égard, il est fait référence à l’article 34 § 2 de la CCTO (paragraphe 111 ci‑dessus).
c) Les obligations incombant aux États
121. L’article 5 du Protocole de Palerme est ainsi libellé :
« 1. Chaque État Partie adopte les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale aux actes énoncés à l’article 3 du présent Protocole, lorsqu’ils ont été commis intentionnellement.
2. Chaque État Partie adopte également les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale :
a) Sous réserve des concepts fondamentaux de son système juridique, au fait de tenter de commettre une infraction établie conformément au paragraphe 1 du présent article ;
b) Au fait de se rendre complice d’une infraction établie conformément au paragraphe 1 du présent article ; et
c) Au fait d’organiser la commission d’une infraction établie conformément au paragraphe 1 du présent article ou de donner des instructions à d’autres personnes pour qu’elles la commettent. »
122. L’article 6 prévoit diverses mesures d’assistance et de protection à l’intention des victimes de la traite des personnes. Dans ses parties pertinentes, il est ainsi libellé :
« (...)
2. Chaque État Partie s’assure que son système juridique ou administratif prévoit des mesures permettant de fournir aux victimes de la traite des personnes, lorsqu’il y a lieu :
a) Des informations sur les procédures judiciaires et administratives applicables ;
b) Une assistance pour faire en sorte que leurs avis et préoccupations soient présentés et pris en compte aux stades appropriés de la procédure pénale engagée contre les auteurs d’infractions, d’une manière qui ne porte pas préjudice aux droits de la défense.
3. Chaque État Partie envisage de mettre en œuvre des mesures en vue d’assurer le rétablissement physique, psychologique et social des victimes de la traite des personnes, y compris, s’il y a lieu, en coopération avec les organisations non gouvernementales, d’autres organisations compétentes et d’autres éléments de la société civile et, en particulier, de leur fournir :
a) Un logement convenable ;
b) Des conseils et des informations, concernant notamment les droits que la loi leur reconnaît, dans une langue qu’elles peuvent comprendre ;
c) Une assistance médicale, psychologique et matérielle ; et
d) Des possibilités d’emploi, d’éducation et de formation.
(...)
5. Chaque État Partie s’efforce d’assurer la sécurité physique des victimes de la traite des personnes pendant qu’elles se trouvent sur son territoire.
6. Chaque État Partie s’assure que son système juridique prévoit des mesures qui offrent aux victimes de la traite des personnes la possibilité d’obtenir réparation du préjudice subi. »
2. La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW)
123. La Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (la CEDAW) a été adoptée en 1979 par l’Assemblée générale des Nations unies et ratifiée par la Croatie le 9 septembre 1992. Son article 6 est ainsi libellé :
« Les États parties prennent toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour supprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes. »
124. Dans sa recommandation générale no 19 sur la violence à l’égard des femmes (1992), le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (Comité CEDAW) a dit ce qui suit :
« 13. Les États sont requis, au titre de l’article 6, de prendre des mesures pour supprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes.
14. La pauvreté et le chômage accroissent les possibilités de trafic des femmes. Outre les formes habituelles de trafic, l’exploitation sexuelle prend de nouvelles formes (...) [qui] sont incompatibles avec une égalité de jouissance des droits et avec le respect des droits et de la dignité des femmes. Elles exposent particulièrement les femmes aux violences et aux mauvais traitements.
15. La pauvreté et le chômage forcent de nombreuses femmes, y compris des jeunes filles, à se prostituer. Les prostituées sont particulièrement vulnérables à la violence du fait que leur situation parfois illégale tend à les marginaliser. Elles doivent être protégées contre le viol et la violence dans la même mesure que les autres femmes. »
125. Dans sa recommandation générale no 35, qui a complété et actualisé la recommandation générale no 19, le Comité CEDAW a déclaré notamment ceci :
« 10. Le Comité considère que la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre est l’un des moyens sociaux, politiques et économiques fondamentaux par lesquels sont entretenus la subordination des femmes par rapport aux hommes et leurs rôles stéréotypés (...).
(...)
12. Dans la recommandation générale no 28 et la recommandation générale no 33, le Comité a confirmé que la discrimination à l’égard des femmes était inextricablement liée à d’autres facteurs ayant une incidence sur leur vie. La jurisprudence du Comité met en évidence la multiplicité de ces facteurs : (...) fait de se prostituer, traite des femmes (...).
(...)
32. Le Comité recommande que les États parties mettent en œuvre les mesures suivantes pour poursuivre et réprimer les violences à l’égard des femmes fondées sur le genre :
a) Garantir un accès effectif des victimes aux cours et tribunaux et veiller à ce que les autorités règlent de manière appropriée toutes les affaires de violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, en appliquant le droit pénal et, s’il y a lieu, les poursuites d’office, pour traduire en justice les auteurs présumés de manière juste, impartiale, rapide et opportune, et leur imposer des sanctions appropriées (...) »
126. Le Document d’information concernant l’article 6, qui résume les travaux préparatoires et la jurisprudence du Comité CEDAW (CEDAW/2003/II/WP.2) conclut ainsi :
« Le Comité s’est régulièrement préoccupé de la question de la prostitution et de la traite des femmes et des jeunes filles lors de l’examen du rapport initial et des rapports périodiques des États parties. D’une façon générale, sa position a été d’insister sur la nécessité pour les États d’adopter une stratégie globale contre l’exploitation de la prostitution et de la traite qui prévoit l’adoption ou l’examen de dispositions législatives visant à soustraire à la juridiction criminelle les prostituées et à sanctionner sévèrement les proxénètes, les recruteurs et les trafiquants ; la mise en œuvre de mesures visant à améliorer la situation économique des femmes et des jeunes filles afin qu’elles ne soient plus à la merci de la prostitution et de la traite ; la mise en place de services de soutien social et des services de santé à l’intention des prostituées ; la mise en œuvre de mesures de réadaptation et de réinsertion pour les femmes et les jeunes filles qui ont été victimes de la traite ; et la formation des agents de la police des frontières et des responsables de l’application des lois pour qu’ils sachent reconnaître les victimes de la traite et leur venir en aide. Dans cette optique, le Comité a insisté tout particulièrement sur la nécessité du respect des droits fondamentaux des prostituées et des victimes de la traite. »
127. Le 28 juillet 2015, le Comité CEDAW a publié ses Observations finales concernant les quatrième et cinquième rapports périodiques de la Croatie (CEDAW/C/HRV/CO/4-5). Concernant la traite et l’exploitation de la prostitution, le Comité notait :
« 20. Tout en prenant note avec satisfaction des mesures et programmes législatifs et de politique générale destinés à garantir la protection effective des femmes et des filles qui sont victimes de la traite, le Comité est préoccupé par les faits ci-après :
a) Les responsables de la traite d’êtres humains sont souvent inculpés pour proxénétisme et non pour l’infraction plus grave de traite des personnes, ce qui se traduit par des taux étonnamment faibles de condamnations pour traite d’êtres humains ;
b) Les victimes de la prostitution sont parfois poursuivies au lieu de bénéficier du soutien approprié, alors que les personnes qui ont des relations sexuelles tarifées avec des victimes de la prostitution forcée et/ou de la traite ne sont pas toujours systématiquement poursuivies ou sanctionnées à la hauteur de leurs actes ;
c) Les mécanismes pour identifier les victimes de la traite en situation de risque aggravé sont inadaptés ;
d) Les systèmes de collecte de données sur les victimes de la traite, ventilées notamment par sexe, âge, appartenance ethnique et nationalité, sont inadaptés ;
e) Les foyers pour les personnes victimes de la traite et la formation des personnes qui y sont employées sont insuffisants ;
f) Les mesures prises pour faire face aux vulnérabilités et aux besoins spécifiques des victimes de la traite qui ne sont pas des nationaux sont insuffisantes. »
128. Le Comité CEDAW recommandait donc notamment à la Croatie de :
« a) Veiller à ce que les auteurs de traite d’êtres humains soient condamnés à des peines en rapport avec la gravité de leurs actes ;
(...)
c) Renforcer les mesures visant à identifier les femmes qui risquent d’être victimes de la traite et à leur apporter un soutien (...) »
129. En 1993, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté, par consensus, la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (A/RES/48/104), destinée à compléter la Convention CEDAW. L’article 2 b) de cette déclaration souligne que la violence à l’égard des femmes s’entend comme englobant, sans y être limitée,
« [l]a violence physique, sexuelle et psychologique exercée au sein de la collectivité, y compris le viol, les sévices sexuels, le harcèlement sexuel et l’intimidation au travail, dans les établissements d’enseignement et ailleurs, le proxénétisme et la prostitution forcée. »
3. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)
130. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques a été adopté en 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies et ratifié par la Croatie en 1992. L’article 8 du PIDCP, dans ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« 1. Nul ne sera tenu en esclavage ; l’esclavage et la traite des esclaves, sous toutes leurs formes, sont interdits.
2. Nul ne sera tenu en servitude.
3. a) Nul ne sera astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire (...) »
131. Dans son Observation générale no 28 sur l’égalité des droits entre hommes et femmes (CCPR/C/21/Rev.1/Add.10), le Comité des droits de l’homme (CDH) a demandé aux États parties de l’informer des mesures prises pour empêcher la traite des femmes et des enfants, tant sur le territoire qu’au-delà de leurs frontières, ainsi que la prostitution forcée.
132. Le 30 avril 2015, le CDH a publié ses observations finales concernant le troisième rapport périodique de la Croatie (CCPR/C/HRV/CO/3). Au sujet de la traite des personnes, le CDH notait :
« Le Comité prend note des informations selon lesquelles l’application des mesures adoptées pour lutter contre la traite ne progresse guère. Il est également préoccupé par la persistance de cette pratique dans le pays. Il s’inquiète en outre de la rareté des poursuites engagées contre les trafiquants et de la légèreté des peines prononcées (art. 8).
L’État partie devrait appliquer énergiquement sa politique de lutte contre la traite des personnes. Il devrait continuer de sensibiliser l’opinion et de lutter contre cette pratique, y compris au niveau régional et en collaboration avec les pays voisins. Il devrait également assurer la formation des policiers, des gardes-frontières, des juges, des avocats et autres personnels concernés pour mieux faire connaître le problème de la traite et les droits des victimes. Il devrait veiller à ce que tous les responsables d’actes de traite soient poursuivis et punis de peines proportionnelles à la gravité des infractions commises, et à ce que les victimes soient indemnisées et réinsérées. L’État partie devrait encore redoubler d’efforts pour identifier les victimes de la traite et procéder à la collecte systématique de données relatives à cette pratique, ventilées par âge, sexe et origine ethnique, ainsi que de données relatives aux flux de traite dont son territoire est l’origine ou la destination, ou pour lesquels il est une zone de transit. »
4. Les Principes et directives concernant les droits de l’homme et la traite des êtres humains : recommandations
133. En 2002, le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme a publié le document intitulé Principes et directives concernant les droits de l’homme et la traite des êtres humains : recommandations (E/2002/68/Add.1), qui envisage la traite des êtres humains selon une approche fondée sur les droits.
134. En ce qui concerne la primauté des droits de l’homme, le principe 2 énoncé dans ce document souligne que les États ont la responsabilité, au regard du droit international, d’agir avec la diligence voulue pour prévenir la traite, enquêter sur les trafiquants et les poursuivre, et offrir assistance et protection aux victimes.
135. Au sujet de la protection et de l’assistance, le principe 9 prévoit que les victimes de la traite doivent pouvoir bénéficier d’une assistance juridique ou autre pendant toute la durée de l’action pénale, civile ou autre intentée contre les trafiquants présumés.
136. Concernant l’incrimination et la sanction, le principe 13 dispose que « la traite, ainsi que les faits et les conduites qui y sont liées (...) doivent faire l’objet d’enquêtes, de poursuites et de décision judiciaire de la part des États ».
5. La Rapporteuse spéciale sur les droits fondamentaux des victimes de la traite des êtres humains, en particulier les femmes et les enfants
137. Dans son rapport annuel à la Commission des droits de l’homme, en 2006, la Rapporteuse spéciale Sigma Huda s’est intéressée à la demande dans le contexte de l’exploitation sexuelle commerciale et de la traite. Elle a observé en particulier ce qui suit :
« 41. Le Protocole [de Palerme] n’exige pas nécessairement que les États abolissent toutes les formes possibles de prostitution. En revanche, il leur demande d’agir de bonne foi pour abolir toutes les formes de prostitution des enfants et toutes les formes de prostitution des adultes dans lesquelles des personnes sont recrutées, transportées, hébergées ou accueillies, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploiter la prostitution de cette dernière.
42. Dans la plupart des cas, la prostitution telle qu’elle est actuellement pratiquée dans le monde répond aux critères constitutifs de la traite. Il est rare de trouver un cas où le chemin vers la prostitution et/ou l’expérience d’une personne dans la prostitution sont exempts de tout abus d’autorité ou situation de vulnérabilité, à tout le moins. L’autorité et la vulnérabilité dans ce contexte doivent être comprises comme incluant les inégalités de pouvoir fondées sur le sexe, la race, l’origine ethnique et la pauvreté. En d’autres termes, le chemin qui mène à la prostitution et à la vie sur « le trottoir » est rarement caractérisé par l’autonomie ou des possibilités de choix appropriées.
43. Les États parties dans lesquels l’industrie de la prostitution est légale ont donc la lourde responsabilité de veiller à ce qu’aucun des moyens illicites énoncés à l’alinéa a de la définition du Protocole n’intervienne dans les situations qui relèvent aujourd’hui de la pratique de la prostitution sur leur territoire, afin que leurs régimes de prostitution légale ne perpétuent pas une traite massive et systématique. Comme en témoigne la situation actuelle dans le monde, ces États sont loin de s’acquitter de leur obligation. »
138. Dans son rapport annuel de 2012 au Conseil des droits de l’homme, la Rapporteuse spéciale Joy Ngozi Ezeilo a insisté sur l’adoption d’une approche fondée sur les droits de l’homme dans les poursuites menées dans les affaires de traite des êtres humains. Elle a relevé en particulier ce qui suit :
« 31. On ne saurait incriminer la traite sans identifier les victimes correctement et en temps voulu, la capacité des agents des forces de l’ordre à poursuivre efficacement les trafiquants en dépend et c’est essentiel pour fournir aux victimes les services de soutien requis. La Rapporteuse spéciale note toutefois que l’identification pose un certain nombre de problèmes concrets complexes, notamment pour en arrêter les modalités et le lieu et en désigner les responsables.
(...)
34. Les services de police, qui sont souvent les premiers à identifier les victimes, jouent donc un rôle essentiel dans ces procédures. Ils peuvent avoir une expérience de l’application des lois en général, mais ne possèdent pas nécessairement de connaissances spécialisées sur la traite des personnes ; c’est ce qui incite la Rapporteuse spéciale à souligner qu’il importe de veiller à ce qu’une formation adéquate leur soit dispensée pour identifier les victimes de la traite avec précision et en faisant preuve de discernement.
(...)
57. Pour s’acquitter de leur obligation de poursuivre la traite avec la diligence due sans imposer de fardeau inutile aux victimes, les États peuvent également mener des enquêtes à titre préventif afin de recueillir des preuves, soit pour éviter que les victimes n’aient à témoigner soit pour les encourager à se porter témoins. La Rapporteuse spéciale note qu’il peut être difficile d’obtenir d’autres éléments de preuve ou des preuves concordantes dans les affaires de traite lorsque les ressources disponibles sont limitées ou que l’on manque d’agents qualifiés, notamment dans les pays qui sont les plus touchés par la traite. Cette situation peut également être aggravée par le caractère occulte de l’infraction et l’absence de documents ou d’indices concrets prouvant la commission d’une activité délictueuse. Il est important de reconnaître que les poursuites ne peuvent pas toujours être exhaustives et efficaces si l’on remplace le témoignage de la victime par d’autres moyens de preuve. Néanmoins, les avantages de ces moyens méritent d’être soulignés, le moindre n’étant pas que la découverte de preuves supplémentaires ou concordantes peut alléger la pression à laquelle sont soumises les victimes lors des poursuites. »
2. L’Organisation internationale du travail (OIT)
139. L’OIT a adopté deux conventions dans le domaine du travail forcé, la Convention de 1930 sur le travail forcé (« la Convention no 29 ») et la Convention de 1957 sur l’abolition du travail forcé (« la Convention no 105 »), qui ont été ratifiées par la Croatie respectivement le 8 octobre 1991 et le 5 mars 1997.
140. En 2014, l’OIT a adopté deux nouveaux instruments dans le but d’instaurer une stratégie complète de lutte contre toutes les formes de travail forcé, y compris la traite des personnes : le Protocole relatif à la Convention no 29 et la Recommandation 203 sur des mesures complémentaires en vue de la suppression effective du travail forcé.
1. Le travail forcé ou obligatoire au sens de la Convention no 29
141. La Convention no 29 impose aux États l’ayant ratifiée de faire disparaître toutes les formes de travail forcé ou obligatoire. Son article 2 § 1 est ainsi libellé :
« Aux fins de la présente convention, le terme travail forcé ou obligatoire désignera tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré. »
142. Cette définition consiste en trois éléments : 1) tout travail ou service : renvoie à tout type de travail, de service ou d’emploi quels que soient l’activité, l’industrie ou le secteur concernés, y compris au sein de l’économie informelle. Le travail forcé peut avoir lieu aussi bien dans les secteurs privé que public ; 2) sous la menace d’une peine quelconque : renvoie à une large gamme de contraintes servant à forcer quelqu’un à réaliser un travail ou un service. Elle englobe les sanctions pénales et les formes variées de contraintes directes ou indirectes, comme la violence physique, les menaces psychologiques ou le non-paiement du salaire. Les « peines » peuvent également consister en la perte de droits ou de privilèges ; 3) absence de consentement : l’expression « offert de plein gré » rappelle qu’un travailleur doit consentir à une relation de travail de manière libre et éclairée et qu’il est libre de quitter son emploi à tout moment. Un employeur ou un recruteur peuvent par exemple entraver cette liberté en formulant de fausses promesses pour que le travailleur s’engage dans un emploi qu’il n’aurait pas accepté autrement (OIT, Normes de l’OIT sur le travail forcé : le nouveau protocole et sa recommandation en bref (2016), p. 5).
143. Dans son Programme d’action spécial pour combattre le travail forcé, l’OIT énumère onze indicateurs du travail forcé : 1) l’abus de vulnérabilité, 2) la tromperie, 3) la restriction de la liberté de mouvement, 4) l’isolement, 5) la violence physique et sexuelle, 6) l’intimidation et la menace, 7) la confiscation des documents d’identité, 8) la rétention de salaire, 9) la servitude pour dette, 10) les conditions de vie et de travail abusives et 11) les heures supplémentaires excessives. Ce programme précise que, dans une situation donnée, la présence d’un seul indicateur peut suffire à trahir l’existence d’un cas de travail forcé alors que dans d’autres situations ce sera la conjonction de plusieurs indicateurs qui permettra de révéler pareille pratique.
144. L’OIT souligne toutefois que le « travail forcé » englobe des activités qui sont plus graves que le simple non-respect du droit du travail et des conditions de travail en vigueur. Ainsi, le fait de ne pas verser au moins le salaire minimum obligatoire à un travailleur ne relève pas en soi du travail forcé (OIT, Human Trafficking and Forced Labour Exploitation: Guidance for Legislation and Law Enforcement (2005), pp. 19-21).
145. La commission d’experts qui surveille la mise en œuvre des conventions de l’OIT a formulé les observations suivantes au sujet de la relation entre la traite des personnes et les conduites qui y sont liées, d’une part, et le travail forcé ou obligatoire, d’autre part (OIT, Rapport de la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, Rapport III (Partie IB), (2007), p. 42) :
« 77. Une composante essentielle de la définition de la traite est sa finalité, à savoir l’exploitation, qui comprend expressément le travail ou les services forcés, l’esclavage et les pratiques analogues, la servitude et différentes formes d’exploitation sexuelle. La notion d’exploitation du travail comprise dans cette définition permet d’établir le lien entre le Protocole de Palerme et la convention no 29 et de mettre en évidence que la traite des personnes aux fins d’exploitation entre dans la définition du travail forcé ou obligatoire qui est donnée à l’article 2, paragraphe 1, de la convention.
78. Alors qu’une certaine distinction est établie dans la définition mentionnée ci‑dessus entre la traite à des fins de travail ou de services forcés et la traite à des fins d’exploitation sexuelle, celle-ci ne doit pas conduire à conclure que l’exploitation sexuelle forcée ne constitue pas un travail ou des services forcés, notamment dans le contexte de la traite des personnes. La référence à « l’exploitation de la prostitution d’autrui » pourrait créer des difficultés à cet égard étant donné que ni le Protocole de Palerme ni la convention no 29 ne prévoient la criminalisation de la prostitution. Par conséquent, la prostitution et les questions qui s’y rapportent, qui sont sans lien avec la traite des personnes, doivent être traitées par chaque pays conformément à sa législation et à sa politique nationales. Néanmoins, il est évident que l’exploitation sexuelle et la prostitution forcées relèvent de la définition du travail forcé ou obligatoire donnée à l’article 2, paragraphe 1, de la convention (...) »
146. À cet égard, il y a également lieu de signaler que la Commission européenne a élaboré conjointement avec l’OIT les indicateurs opérationnels de la traite des êtres humains (Operational Indicators of Trafficking in Human Beings). Correspondant à trois intensités différentes (forte, intermédiaire et faible), ces indicateurs sont appliqués à chacune des composantes de la définition de la traite (acte, moyens et objectif).
147. Dans la demande directe adressée à la Croatie concernant l’application de la Convention no 29, adoptée en 2018, la commission d’experts déclare notamment ce qui suit :
« La commission prie (...) le gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour s’assurer que des enquêtes et des poursuites sont menées à bien contre les auteurs de traite des personnes.
(...)
La commission prie (...) le gouvernement de redoubler d’efforts pour identifier les victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle et d’exploitation au travail, et de prendre les mesures nécessaires pour garantir qu’une protection et une assistance appropriées seront fournies à ces victimes. La commission prie également le gouvernement de communiquer des informations sur les mesures prises et sur les résultats obtenus à cet égard. »
2. Le Protocole relatif à la Convention no 29
148. Le Protocole relatif à la Convention no 29 a pour objectif de remédier à diverses lacunes dans la mise en œuvre de cette convention en réaffirmant que les mesures de prévention et de protection et les mécanismes de recours et de réparation sont nécessaires pour parvenir à la suppression effective et durable du travail forcé ou obligatoire. La Croatie n’a pas encore ratifié ce protocole.
149. En particulier, le préambule au protocole reconnaît que
« le contexte et les formes du travail forcé ou obligatoire ont changé et que la traite des personnes à des fins de travail forcé ou obligatoire, qui peut impliquer l’exploitation sexuelle, fait l’objet d’une préoccupation internationale grandissante et requiert des mesures urgentes en vue de son élimination effective (...) »
150. En ses parties pertinentes, l’article 1 du protocole est ainsi libellé :
« 1. En s’acquittant de ses obligations en vertu de la convention de supprimer le travail forcé ou obligatoire, tout Membre doit prendre des mesures efficaces pour en prévenir et éliminer l’utilisation, assurer aux victimes une protection et un accès à des mécanismes de recours et de réparation appropriés et efficaces, tels que l’indemnisation, et réprimer les auteurs de travail forcé ou obligatoire.
(...)
3. La définition du travail forcé ou obligatoire figurant dans la convention est réaffirmée et, par conséquent, les mesures visées dans le présent protocole doivent inclure une action spécifique contre la traite des personnes à des fins de travail forcé ou obligatoire. »
151. Son article 3 se lit ainsi :
« Tout Membre doit prendre des mesures efficaces pour identifier, libérer et protéger toutes les victimes de travail forcé ou obligatoire et pour permettre leur rétablissement et leur réadaptation, ainsi que pour leur prêter assistance et soutien sous d’autres formes. »
3. Le Conseil de l’Europe
1. La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (« la Convention anti-traite »)
152. La Convention anti-traite est entrée en vigueur le 1er février 2008. Elle a été ratifiée par la Croatie le 5 septembre 2007.
153. La Convention anti-traite est un traité exhaustif qui a pour but de prévenir et combattre la traite des êtres humains, en garantissant l’égalité entre les femmes et les hommes, de protéger les droits de la personne humaine des victimes de la traite, de concevoir un cadre complet de protection et d’assistance aux victimes et aux témoins, en garantissant l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que d’assurer des enquêtes et des poursuites efficaces, et de promouvoir la coopération internationale dans le domaine de la lutte contre la traite des êtres humains (article 1).
154. L’article 39 de la Convention anti-traite souligne que cet instrument ne porte pas atteinte aux droits et obligations découlant du Protocole de Palerme et qu’il a pour but de renforcer la protection instaurée par ledit protocole et de développer les normes qu’il énonce.
a) Définition de la traite des êtres humains
155. La définition de la traite des êtres humains qui se trouve énoncée à l’article 4 a) est identique à celle que formule l’article 3 a) du Protocole de Palerme et elle se compose des trois mêmes éléments constitutifs (paragraphe 113 ci-dessus).
156. Selon le rapport explicatif de la Convention anti-traite, la traite des êtres humains se définit par une combinaison de ces éléments constitutifs et non par ces éléments considérés isolément. Ainsi, comme dans le Protocole de Palerme, pour qu’il y ait traite d’êtres humains adultes, il faut qu’il y ait réunion d’éléments relevant de chacune de ces trois catégories.
157. Sur le plan de la terminologie, le rapport explicatif précise que le « recrutement » englobe le recrutement qui est effectué au moyen des nouvelles technologies de l’information comme Internet (voir également la publication du Conseil de l’Europe intitulée Traite des êtres humains : recrutement par internet – L’usage abusif d’internet pour le recrutement des victimes de la traite des êtres humains, EG-THB-INT (2007) 1) et que le « transport » ne doit pas nécessairement impliquer le franchissement d’une frontière pour être un élément constitutif de la traite des êtres humains.
158. Il ajoute que la « fraude » et la « tromperie » sont des procédés fréquemment utilisés par les trafiquants, par exemple lorsqu’ils font croire aux victimes qu’elles obtiendront un contrat de travail attractif alors qu’elles sont destinées à être exploitées. Il indique que par abus d’une position de vulnérabilité, il faut entendre « l’abus de toute situation dans laquelle la personne concernée n’a d’autre choix réel et acceptable que de se soumettre ». À ce sujet, il précise en outre que :
« Il peut donc s’agir de toute sorte de vulnérabilité, qu’elle soit physique, psychique, affective, familiale, sociale ou économique. Cette situation peut être, par exemple, une situation administrative précaire ou illégale, une situation de dépendance économique ou un état de santé fragile. En résumé, il s’agit de l’ensemble des situations de détresse pouvant conduire un être humain à accepter son exploitation. »
159. La Convention anti-traite ne définit pas les termes « exploitation de la prostitution d’autrui » et « autres formes d’exploitation sexuelle ». Le rapport explicatif indique que cette omission a pour but d’éviter toute incidence sur la manière dont les États parties traitent la prostitution dans leur droit interne.
160. L’article 4 b) de la Convention anti-traite se lit ainsi :
« Le consentement d’une victime de la « traite d’êtres humains » à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa a) du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a) a été utilisé ; »
161. Selon le rapport explicatif, l’approche du consentement adoptée dans l’article 4 b) concorde avec celle adoptée par la Cour dans sa jurisprudence.
162. La Convention anti-traite est clairement destinée à s’appliquer « à toutes les formes de traite des êtres humains, qu’elles soient nationales ou transnationales et liées ou non à la criminalité organisée » (article 2).
b) Identification des victimes et assistance
163. Le chapitre III porte sur les mesures visant à protéger et à promouvoir les droits des victimes. En particulier, l’article 10 § 1 sur l’identification des victimes est ainsi libellé :
« Chaque Partie s’assure que ses autorités compétentes disposent de personnes formées et qualifiées dans la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains et dans l’identification des victimes, notamment des enfants, et dans le soutien à ces dernières et que les différentes autorités concernées collaborent entre elles ainsi qu’avec les organisations ayant un rôle de soutien, afin de permettre d’identifier les victimes dans un processus prenant en compte la situation spécifique des femmes et des enfants victimes et, dans les cas appropriés, de délivrer des permis de séjour suivant les conditions de l’article 14 de la présente Convention. »
164. Le rapport explicatif de la Convention anti-traite précise qu’il n’est pas nécessaire que les autorités compétentes prenant part au processus d’identification disposent de personnel spécialisé dans le domaine de la traite des êtres humains, mais qu’il faut que celui-ci ait reçu une formation et qu’il soit qualifié afin de permettre l’identification des victimes.
165. Par ailleurs, les articles 11-16 de la Convention anti-traite prévoient d’autres mesures d’assistance et de protection des victimes : la protection de la vie privée ; l’assistance psychologique, sociale et juridique ; la reconnaissance d’un délai de rétablissement et de réflexion permettant à la personne concernée de se rétablir et d’échapper à l’influence des trafiquants et/ou de prendre, en connaissance de cause, une décision quant à sa coopération avec les autorités compétentes ; la délivrance d’un permis de séjour dans certains cas ; la possibilité d’une indemnisation et d’un recours, ainsi que des mesures facilitant le rapatriement et le retour des victimes.
c) Dispositions relatives au droit pénal matériel, aux enquêtes, aux poursuites et au droit procédural
166. Les chapitres IV et V de la Convention anti-traite énoncent une série d’obligations imposées aux États dans le but de permettre que les trafiquants fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites effectives, ainsi que de sanctions proportionnées et dissuasives.
167. L’article 18, qui est identique à l’article 5 du Protocole de Palerme, dispose que les États doivent adopter les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale aux actes visés à l’article 4 de la convention, lorsqu’ils ont été commis intentionnellement. L’article 23 énonce la nécessité d’introduire des sanctions et des mesures qui soient effectives, proportionnées et dissuasives.
168. L’article 27 § 1, qui porte sur les poursuites, est ainsi libellé :
« Chaque Partie s’assure que les enquêtes ou les poursuites concernant les infractions établies conformément à la présente Convention ne soient pas subordonnées à la déclaration ou à l’accusation émanant d’une victime, du moins quand l’infraction a été commise, en tout ou en partie, sur son territoire. »
169. D’autres aspects procéduraux pertinents sont traités aux articles 28 et 30, et concernent des questions relatives à la protection des victimes, des témoins et des personnes qui collaborent avec les autorités judiciaires, ainsi qu’à la protection des victimes pendant les procédures judiciaires.
d) Suivi
170. Le chapitre VII de la Convention anti-traite prévoit l’instauration d’un mécanisme de suivi destiné à superviser la mise en œuvre de cette convention par les États membres. Ce mécanisme repose sur deux piliers : 1) le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) – un groupe d’experts indépendants, et 2) le Comité des Parties – un organe politique composé des représentants de tous les États membres Parties à la convention.
171. À l’issue du premier cycle d’évaluation de la convention, le GRETA a consacré une partie de son 4e rapport général (2015) à la présentation du bilan. Au sujet des enquêtes, des poursuites et des sanctions dans les affaires de traite des êtres humains, il a notamment fait les observations suivantes :
« L’un des objectifs de la Convention est d’assurer des enquêtes et des poursuites efficaces en matière de traite. L’évaluation par le GRETA de 35 parties à la Convention met en évidence un écart important entre le nombre de victimes identifiées et le nombre de condamnations. Les rapports du GRETA mentionnent diverses raisons pouvant expliquer cet écart : le recours excessif aux déclarations des victimes, des questions liées à la crédibilité de témoins qui peuvent revenir sur leur déposition, ou la difficulté à obtenir des preuves suffisantes (...)
En outre, les enquêteurs, les procureurs et les juges qui ne sont pas spécialisés dans la lutte contre la traite et n’ont pas de formation en la matière risquent d’avoir des préjugés contre les victimes de la traite et de ne pas être sensibles aux problèmes qu’elles rencontrent.
(...)
Le GRETA a exhorté 17 pays à repérer les lacunes dans les enquêtes et dans la présentation des affaires de traite devant les tribunaux en vue d’améliorer le taux de condamnation et de faire en sorte que les sanctions soient proportionnées à la gravité de l’infraction. Dans ce contexte, le GRETA a souligné la nécessité d’améliorer la formation et la spécialisation des juges, des procureurs, des enquêteurs de police et des juristes à l’égard de la traite et des droits des victimes de la traite, en soulignant les graves conséquences de l’exploitation pour les victimes ainsi que l’importance de veiller à ce que les victimes soient préparées psychologiquement avant de faire des dépositions. »
172. Le GRETA a mené à bien deux cycles d’évaluation sur la Croatie. Dans son second rapport d’évaluation, publié le 4 février 2016, le GRETA a considéré que depuis l’adoption de son premier rapport sur ce pays, en 2011, des progrès avaient été réalisés dans plusieurs domaines, mais que certaines questions restaient préoccupantes. Il a donc exhorté les autorités croates, entre autres
« – (...) à prendre des mesures supplémentaires en vue de s’assurer que toutes les victimes de la traite soient dûment identifiées et puissent bénéficier des mesures d’aide et de protection prévues dans la Convention [ en particulier] :
[à] prendre des mesures pour que les agents des forces de l’ordre, les travailleurs sociaux, les ONG et les autres acteurs concernés adoptent une approche plus proactive et renforcent leur action de terrain pour identifier les victimes potentielles de la traite aux fins d’exploitation sexuelle ;
(...)
– (...) à prendre des mesures législatives et pratiques supplémentaires en vue de :
faire en sorte que les cas de traite fassent l’objet d’enquêtes proactives et de poursuites aboutissant à des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives ;
exclure l’infraction de traite de la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. »
2. Les documents pertinents du Comité des Ministres et de l’Assemblée parlementaire
173. Dans sa Recommandation 1325 (1997) sur la traite des femmes et la prostitution forcée dans les États membres du Conseil de l’Europe, l’Assemblée parlementaire définit ainsi la traite des femmes et la prostitution forcée :
« 2. (...) tout transfert légal ou illégal de femmes et/ou le commerce de celles-ci, avec ou sans leur consentement initial, en vue d’un profit économique, dans l’intention de les contraindre ensuite à la prostitution, au mariage ou à d’autres formes d’exploitation sexuelle forcée. Le recours à la force, qui peut être physique, sexuelle et/ou psychologique, comprend l’intimidation, le viol, l’abus d’autorité ou la mise en situation de dépendance. »
174. Considérant la traite des femmes et la prostitution forcée comme une forme de traitement inhumain et dégradant en même temps qu’une violation flagrante des droits humains, l’Assemblée parlementaire a recommandé au Comité des ministres d’élaborer une convention sur la traite des femmes et la prostitution forcée.
175. Dans sa Recommandation no R (2000) 11 sur la lutte contre la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle, le Comité des Ministres note que la traite d’êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle, qui concerne pour la plupart des femmes et des mineur(e)s, peut conduire à une situation d’esclavage pour les victimes, et il recommande notamment aux États membres de revoir leur législation et leur pratique de manière à ce qu’elles cadrent avec les mesures contenues dans l’annexe à la recommandation.
176. Dans sa Recommandation Rec (2002) 5 sur la protection des femmes contre la violence, le Comité des Ministres rappelle notamment que les États sont tenus de faire preuve de suffisamment de vigilance pour prévenir, instruire et réprimer les actes de violence, que ceux-ci soient perpétrés par l’État ou par des particuliers, et de fournir une protection aux victimes. Dans l’annexe à cette recommandation, il est souligné que le terme de « violence envers les femmes » englobe notamment les cas de traite des femmes aux fins d’exploitation sexuelle.
177. Dans sa Recommandation 1545 (2002) intitulée « Campagne contre la traite des femmes », l’Assemblée parlementaire constate que « [d]ans les sociétés européennes, la traite est une question extrêmement complexe, étroitement liée à la prostitution ainsi qu’aux formes cachées de l’exploitation que sont l’esclavage domestique, les mariages par correspondance et le tourisme sexuel ». Elle appelle donc tous les pays européens à développer des mesures et des actions communes recouvrant tous les aspects du problème, et notamment à mettre en place une véritable répression des trafiquants.
178. Dans sa Recommandation 1815 (2007) intitulée « Prostitution - quelle attitude adopter ? », l’Assemblée parlementaire souligne que toutes les mesures nécessaires doivent être prises pour combattre la prostitution forcée et la traite d’êtres humains. Elle ajoute en outre :
« Pour ce qui est de la prostitution volontaire des adultes, l’Assemblée invite le Comité des Ministres à recommander aux États membres du Conseil de l’Europe de formuler une politique explicite en matière de prostitution. Ils doivent en particulier éviter les normes discriminatoires et les politiques qui érigent en infractions pénales les actions des prostitué(e)s et pénalisent ces dernières/derniers. »
179. Dans sa réponse adoptée le 11 juin 2008, le Comité des Ministres note au sujet de la prostitution des adultes :
« (...) les approches adoptées dans les 47 États membres du Conseil de l’Europe varient considérablement. C’est la raison pour laquelle il est très difficile, à ce stade, de formuler une politique commune en matière de prostitution (...) »
180. Enfin, dans sa Résolution 1983 (2014) intitulée « Prostitution, traite et esclavage moderne en Europe », l’Assemblée parlementaire expose notamment les points suivants :
« 3. Même s’il s’agit de phénomènes distincts, la traite des êtres humains et la prostitution sont étroitement liées. On estime qu’en Europe 84 % des victimes de la traite sont destinées à être contraintes à la prostitution ; de même, les victimes de la traite représentent une part importante des travailleurs(euses) du sexe (...) [C]omme les deux phénomènes sont imbriqués, l’Assemblée estime que les lois et les politiques sur la prostitution constituent des outils indispensables de lutte contre la traite.
(...)
5. La législation et les politiques sur la prostitution varient d’un pays à l’autre en Europe, et s’échelonnent de la légalisation à des sanctions pénales pour les activités liées à la prostitution (...)
6. La prostitution forcée et l’exploitation sexuelle devraient être considérées comme des violations de la dignité humaine et, puisque les femmes représentent une part disproportionnée des victimes, comme un obstacle à l’égalité de genre.
(...)
8. L’Assemblée reconnaît que, étant donné les différences d’approches juridiques et de sensibilités culturelles, il est difficile de proposer un modèle unique de réglementation de la prostitution qui conviendrait à tous les États membres. Elle est néanmoins convaincue que les droits humains devraient être le critère principal dans la conception et l’application des politiques en matière de prostitution et de traite.
9. Indépendamment du modèle choisi, les législateurs et les forces de l’ordre devraient être conscients de leur responsabilité d’assurer que les travailleurs(euses) du sexe peuvent, là où la prostitution est légalisée ou tolérée, pratiquer leur activité dans la dignité, libres de toute contrainte ou exploitation, et de garantir que les besoins de protection des victimes de la traite sont dûment identifiés et que des réponses adéquates sont données.
(...)
11. En outre, et dans tous les cas, il convient que les autorités s’abstiennent d’envisager une réglementation de la prostitution pour se dispenser de mettre en place un dispositif complet et spécifique de lutte contre la traite des êtres humains, reposant sur un cadre juridique et politique solide et effectivement mis en œuvre (...)
12. Considérant ce qui précède, l’Assemblée appelle les États membres (...) du Conseil de l’Europe (...) :
12.1.3. à ériger le proxénétisme en infraction pénale, s’ils ne l’ont pas déjà fait ; »
4. Autres instruments internationaux
1. Le droit international humanitaire
181. L’article 27 de la Convention de Genève (IV) relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, du 12 août 1949, est ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« Les femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur. »
182. Dans le commentaire relatif à cet article, la « contrainte à la prostitution » est définie comme « le fait de livrer, par violence ou menace grave, une femme à l’immoralité ».
183. De même, l’article 75 § 2 b) du Protocole additionnel (I) aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux et l’article 4 § 2 e) du Protocole additionnel (II) aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (8 juin 1977) interdisent la contrainte à la prostitution en tout temps et en tout lieu.
184. Par ailleurs, l’article 7 § 1 g) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, du 17 juillet 1998, fait figurer la « prostitution forcée » parmi les crimes contre l’humanité. Les Éléments des crimes du Statut de Rome définissent cette notion de la manière suivante :
« 1. L’auteur a amené une ou plusieurs personnes à accomplir un ou plusieurs actes de nature sexuelle par la force ou en usant à l’encontre de ladite ou desdites ou de tierces personnes de la menace de la force ou de la coercition, telle que celle causée par la menace de violences, contrainte, détention, pressions psychologiques, abus de pouvoir, ou bien à la faveur d’un environnement coercitif, ou encore en profitant de l’incapacité desdites personnes de donner leur libre consentement.
2. L’auteur ou une autre personne a obtenu ou espérait obtenir un avantage pécuniaire ou autre en échange des actes de nature sexuelle ou en relation avec ceux‑ci.
3. Ce comportement faisait partie d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile.
4. L’auteur savait que ce comportement faisait partie d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile ou entendait qu’il en fasse partie. »
2. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)
185. Le 3 décembre 2003, le Conseil ministériel de l’OSCE a adopté la Décision no 2/03 sur la lutte contre la traite des êtres humains, qui approuvait le Plan d’action de l’OSCE pour lutter contre la traite des êtres humains et établissait un mécanisme visant à prêter assistance aux États participants aux fins de la lutte contre ce phénomène. Cette décision instituait également un représentant spécial et coordonnateur de la lutte contre la traite des êtres humains.
186. Ce plan d’action, qui se fonde sur la définition de la traite des personnes énoncée dans le Protocole de Palerme, a pour but de mettre à la disposition des États participants un ensemble complet d’outils destinés à les aider à s’acquitter de leurs engagements en matière de lutte contre la traite. À cet égard, il formule par exemple la recommandation suivante, à mettre en œuvre au niveau national :
« 2.7 Encourager les enquêteurs et les procureurs à mener des enquêtes et à intenter des poursuites sans s’appuyer uniquement et exclusivement sur les dépositions de témoins. Envisager d’autres méthodes d’enquête afin d’éviter que les victimes ne soient obligées de témoigner au tribunal. »
187. En 2013, un additif au Plan d’action de l’OSCE a été adopté par la décision no 7/13 du Conseil ministériel. L’objet de cet additif est d’aider à faire face aux tendances et aux modalités actuelles et émergentes de la traite, ainsi qu’aux défis les plus pressants liés aux poursuites contre ce crime, à la prévention de ce dernier et à la protection des personnes soumises à la traite. À cet égard, les actions recommandées au niveau national sont en particulier les suivantes :
« 1.2 Renforcer les réponses de la justice pénale à la traite des êtres humains, y compris les poursuites contre les trafiquants et leurs complices, tout en veillant à ce que les victimes soient traitées d’une manière qui respecte leurs droits individuels et leurs libertés fondamentales et à ce qu’elles aient accès à la justice, à une assistance juridique et à des recours efficaces ainsi qu’à d’autres services selon qu’il conviendra.
(...)
1.1. (...) que les autorités compétentes des États identifient les personnes soumises à la traite, qui ont subi des violations de leurs droits individuels, dès qu’il est raisonnable de penser qu’elles ont été soumises à la traite et, conformément au droit national, veillent à ce que les victimes de la TEH [traite des êtres humains] bénéficient d’une assistance avant même que l’enquête soit déclenchée (...) »
5. Les instruments régionaux pertinents
1. Le système interaméricain
188. L’article 6 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (CADH), qui interdit l’esclavage, est ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude. L’esclavage et la servitude ainsi que la traite des esclaves et la traite des femmes sont interdits sous toutes leurs formes.
2. Nul ne sera astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire (...) »
189. La Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme, dite « convention de Belém do Pará », constitue un autre instrument essentiel dans ce domaine. L’article 2 de cette convention énonce ce qui suit dans ses parties pertinentes :
« Par violence contre la femme, on entend la violence physique, sexuelle ou psychique :
(...)
b. se produisant dans la communauté, quel qu’en soit l’auteur, et comprenant entre autres, les viols, sévices sexuels, tortures, traite des personnes, prostitution forcée, séquestration, harcèlement sexuel sur les lieux de travail dans les institutions d’enseignement, de santé ou tout autre lieu (...) »
190. Le 20 octobre 2016, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (« la Cour interaméricaine ») a rendu un arrêt relatif à l’article 6 de la CADH dans l’affaire Travailleurs de la hacienda Brasil verde c. Brésil, dans laquelle un groupe de travailleurs se plaignaient d’avoir été victimes de traite des êtres humains, de travail forcé, de servitude pour dette et d’esclavage dans une exploitation d’élevage détenue par des intérêts privés. Dans cet arrêt, la Cour interaméricaine analysait la teneur et la portée des notions d’esclavage, de servitude, de traite des esclaves et de traite des femmes ainsi que de travail forcé. Elle rappelait en particulier que la CADH utilisait l’expression « traite des esclaves et (...) traite des femmes ». Elle soulignait toutefois que, au vu de l’évolution du droit international, du principe de l’interprétation la plus favorable et du principe pro persona, cette expression devait se comprendre comme signifiant « traite des personnes », ce qui selon elle faisait également concorder sa définition actuelle avec celle figurant dans le Protocole de Palerme.
191. Le 26 septembre 2018, dans l’affaire López Soto et autres c. Venezuela, la Cour interaméricaine a conclu, notamment, à une violation de l’article 6 de la CADH à raison de la privation de liberté qui avait été infligée à une femme par un particulier qui lui avait fait subir divers actes de violence physique et morale, dont certains à caractère sexuel. Pour la Cour interaméricaine, pareille conduite s’assimilait à de l’esclavage sexuel.
2. Le système africain
192. L’article 5 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples est ainsi libellé :
« Tout individu a droit au respect de la dignité inhérente à la personne humaine et à la reconnaissance de sa personnalité juridique. Toutes formes d’exploitation et d’avilissement de l’homme notamment l’esclavage, la traite des personnes, la torture physique ou morale, et les peines ou les traitements cruels inhumains ou dégradants sont interdites. »
193. Dans son Observation générale no 4 sur la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, concernant le droit à réparation des victimes de torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a notamment déclaré ce qui suit :
« 57. Les actes de violence sexuelle et sexiste, ainsi que l’absence d’action de la part des États pour les prévenir ou de réaction à leur égard, peuvent constituer des actes de torture ou de mauvais traitement, en violation de l’article 5 de la Charte africaine (...)
58. Il s’agit notamment des actes physiques et psychologiques commis à l’encontre des victimes sans leur consentement ou dans des circonstances coercitives telles que (...) la traite à des fins d’exploitation sexuelle, la prostitution forcée, (...) l’esclavage sexuel, l’exploitation sexuelle (...). Ces actes peuvent se produire en public ou en privé et comprennent la force ou la coercition causée par la peur de la violence, la contrainte, la détention, l’oppression psychologique ou l’abus de pouvoir (...) »
194. L’article 4 du Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique impose aux États de prévenir et de condamner le trafic de femmes, de poursuivre les auteurs de pareil trafic et de protéger les femmes les plus exposées à ce risque.
3. le droit de l’union européenne
1. Le droit primaire
195. L’article 83 § 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) est ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« 1. Le Parlement européen et le Conseil, statuant par voie de directives conformément à la procédure législative ordinaire, peuvent établir des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales et des sanctions dans des domaines de criminalité particulièrement grave revêtant une dimension transfrontière résultant du caractère ou des incidences de ces infractions ou d’un besoin particulier de les combattre sur des bases communes.
Ces domaines de criminalité sont les suivants : (...) la traite des êtres humains et l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants (...) »
196. De plus, l’article 79 § 1 du TFUE dispose que l’Union doit développer une politique commune de l’immigration visant à assurer une prévention de l’immigration illégale et de la traite des êtres humains et une lutte renforcée contre celles-ci.
197. Quant à l’article 5 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, il dispose ce qui suit :
« 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.
2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.
3. La traite des êtres humains est interdite. »
198. Selon les explications relatives à la Charte des droits fondamentaux, les droits énoncés aux paragraphes 1 et 2 de l’article 5 correspondent aux paragraphes 1 et 2 de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme, et ces paragraphes de la charte ont donc le même sens et la même portée que l’article de la Convention. Au sujet du paragraphe 3 de l’article 5, ces explications exposent ce qui suit :
« Le paragraphe 3 résulte directement de la dignité de la personne humaine et tient compte des données récentes en matière de criminalité organisée, telles que l’organisation de filières lucratives d’immigration illégale ou d’exploitation sexuelle. La convention Europol contient en annexe la définition suivante, qui vise la traite à des fins d’exploitation sexuelle : « Traite des êtres humains: le fait de soumettre une personne au pouvoir réel et illégal d’autres personnes en usant de violence et de menaces ou en abusant d’un rapport d’autorité ou de manœuvres en vue notamment de se livrer à l’exploitation de la prostitution d’autrui, à des formes d’exploitation et de violences sexuelles à l’égard des mineurs ou au commerce lié à l’abandon d’enfants » (...) Le 19 juillet 2002, le Conseil a adopté une décision-cadre relative à la lutte contre la traite des êtres humains (JO L 203 du 1.8.2002, p. 1) dont l’article 1er définit précisément les infractions liées à la traite des êtres humains à des fins d’exploitation de leur travail ou d’exploitation sexuelle que les États membres doivent rendre punissables en application de ladite décision-cadre. »
2. Le droit dérivé
1. La directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes (« la directive anti-traite »)
199. La directive anti-traite vise la prévention de la traite, la mise en œuvre de poursuites efficaces contre ses auteurs et la protection des victimes. À cet égard, la directive, dans ses considérants, souligne ce qui suit :
« (1) La traite des êtres humains constitue une infraction pénale grave, souvent commise dans le cadre de la criminalité organisée, et une violation flagrante des droits fondamentaux, expressément interdite par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Prévenir et combattre la traite des êtres humains sont des priorités aux yeux de l’Union et des États membres.
(...)
(18) Il est nécessaire que les victimes de la traite des êtres humains soient en mesure d’exercer leurs droits d’une manière effective. C’est pourquoi il conviendrait de leur apporter assistance et aide, avant et pendant la procédure pénale, ainsi qu’après celle-ci pour une période suffisante. Les États membres devraient prévoir des moyens pour financer l’assistance et l’aide aux victimes, ainsi que leur protection (...) »
200. Concernant la définition de la traite des êtres humains, l’article 2 de la directive est ainsi formulé en ses parties pertinentes :
« 1. Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que soient punissables les actes intentionnels suivants :
Le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, y compris l’échange ou le transfert du contrôle exercé sur ces personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre, à des fins d’exploitation.
2. Une situation de vulnérabilité signifie que la personne concernée n’a pas d’autre choix véritable ou acceptable que de se soumettre à cet abus.
3. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, y compris la mendicité, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude, l’exploitation d’activités criminelles, ou le prélèvement d’organes.
4. Le consentement d’une victime de la traite des êtres humains à l’exploitation, envisagée ou effective, est indifférent lorsque l’un des moyens visés au paragraphe 1 a été utilisé. »
201. En ses parties pertinentes, l’article 4 de la directive anti-traite indique que l’infraction visée à l’article 2 doit être passible d’une peine maximale d’au moins cinq ans d’emprisonnement ou, dans certains cas, d’au moins dix ans d’emprisonnement.
202. Au sujet des enquêtes et des poursuites concernant les infractions de traite des êtres humains, l’article 9 de la directive anti-traite dispose ce qui suit :
« 1. Les États membres s’assurent que les enquêtes ou les poursuites concernant les infractions visées aux articles 2 et 3 ne dépendent pas de la plainte ou de l’accusation émanant d’une victime et que la procédure pénale continue même si la victime a retiré sa déclaration. »
203. De plus, les articles 11 et 12 prévoient diverses mesures d’assistance et d’aide à l’intention des victimes de la traite des êtres humains, ainsi que la protection de celles-ci dans le cadre des enquêtes et des procédures pénales.
204. L’article 18 de cette directive impose aux États membres de favoriser la formation régulière des fonctionnaires susceptibles d’entrer en contact avec des victimes et victimes potentielles de la traite des êtres humains, afin de leur permettre d’identifier les victimes et victimes potentielles de la traite des êtres humains et de les prendre en charge.
205. Conformément aux exigences posées par la directive anti-traite (articles 20, 23 §§ 1 et 2), la Commission européenne a, à la suite de l’adoption de ce texte, présenté au Parlement européen et au Conseil un certain nombre de rapports.
206. Dans son premier rapport sur les progrès réalisés dans la lutte contre la traite des êtres humains, daté du 19 mai 2016, la Commission européenne notait entre autres ce qui suit (traduction du greffe) :
« Augmenter le nombre d’enquêtes et de poursuites est l’une des grandes priorités du cadre juridique et stratégique de l’UE en matière de lutte contre la traite des êtres humains. Toutefois, il s’agit également de l’une des principales difficultés signalées par les États membres. De fait, il se révèle souvent difficile et coûteux de détecter les cas de traite des êtres humains et d’enquêter sur ce type de crimes. Les enquêtes dans ce domaine nécessitent un solide faisceau de preuves pour que l’affaire puisse aboutir à une condamnation. Les professionnels observent en particulier qu’aux fins de l’obtention des preuves on fait supporter une charge excessive aux victimes et à leurs témoignages, avant et pendant la procédure pénale, alors que, selon la directive anti‑traite, les outils et les méthodes d’enquête devraient permettre d’éviter que les victimes, qu’elles témoignent ou non, ne supportent pendant la procédure un fardeau excessif de nature à leur causer un traumatisme supplémentaire (...)
Au vu des données antérieures d’Eurostat et des dernières données en date transmises par les États membres pour les besoins de ce rapport, le taux de poursuites et de condamnations reste faible, ce qui est inquiétant, surtout si on le compare au nombre de victimes identifiées. Cette tendance se trouve également confirmée par les rapports du GRETA, lesquels concluent à un écart important entre le nombre de victimes identifiées et le nombre de condamnations, et mentionnent plusieurs facteurs, comme le recours excessif aux déclarations des victimes, des questions liées à la crédibilité de témoins qui peuvent revenir sur leur déposition, la difficulté à obtenir des preuves suffisantes, ou encore une absence de spécialisation et l’existence de préjugés du côté des enquêteurs, des procureurs et des juges (...)
L’un des principaux facteurs signalés par les États membres [pour expliquer le faible taux de poursuites] tient au niveau de preuve élevé appliqué par les juridictions nationales, qui conduit à choisir pour des affaires de traite d’êtres humains des qualifications de degré inférieur – par exemple à retenir une infraction de proxénétisme au lieu d’une qualification de traite aux fins de l’exploitation sexuelle, ou un manquement au droit du travail ou une fraude au lieu d’une infraction de traite aux fins de l’exploitation du travail –, ce qui se traduit par des condamnations plus légères. »
207. Dans son deuxième rapport sur les progrès réalisés dans la lutte contre la traite des êtres humains, daté du 3 décembre 2018, la Commission européenne faisait entre autres les observations suivantes :
« La traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle constitue toujours la forme la plus signalée. Au cours de la période 2015-2016, 9 759 victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle ont été enregistrées, soit plus de la moitié (56 %) des victimes enregistrées ayant fait l’objet d’une forme d’exploitation enregistrée, principalement des femmes et des filles (95 % des victimes enregistrées de la traite à des fins d’exploitation sexuelle).
(...)
La traite interne, qui se déroule sur le territoire d’un État membre, est signalée comme étant en augmentation.
(...)
Les États membres signalent que les trafiquants modifient constamment leurs modes de fonctionnement, utilisant moins la force physique et davantage la violence psychologique et émotionnelle.
(...)
Compte tenu des méthodes évolutives utilisées par les trafiquants, les États membres doivent assurer une formation spécialisée aux professionnels susceptibles d’avoir affaire aux victimes, adaptée au rôle des nouvelles technologies de l’information, et lancer des initiatives visant à prévenir la traite des êtres humains.
(...)
Néanmoins, la traite des êtres humains reste une forme de criminalité caractérisée par l’impunité des auteurs et des individus qui exploitent les victimes. Les conclusions du présent rapport ne mettent pas en évidence une diminution de la traite. En outre, l’analyse des données révèle une tendance à identifier les victimes de formes d’exploitation jugées comme prioritaires, certaines catégories de victimes étant placées au premier plan des mesures prises, tandis que d’autres reçoivent moins d’attention. Les informations communiquées par les États membres révèlent des complexités persistantes et un manque de progrès dans des domaines clés. Les États membres doivent donc s’employer prioritairement à prendre toutes les mesures nécessaires. »
2. La directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil (« la directive sur les droits des victimes »)
208. La directive sur les droits des victimes instaure des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité. Selon le considérant 57 de cette directive, il devrait y avoir une forte présomption que les victimes de la traite des êtres humains, au sens de la directive anti-traite, auront besoin de mesures de protection spécifiques.
3. Autres normes de l’Union européenne
209. Les parties pertinentes de la résolution du Parlement européen du 26 février 2014 sur l’exploitation sexuelle et la prostitution et leurs conséquences sur l’égalité entre les hommes et les femmes (2013/2103(INI)) sont ainsi libellées :
« B. considérant que la prostitution et la prostitution forcée sont des formes d’esclavage incompatibles avec la dignité de la personne humaine et ses droits fondamentaux ;
C. considérant que la traite des êtres humains, des femmes et des enfants en particulier, en vue de leur exploitation sexuelle ou autre, constitue l’une des plus flagrantes violations des droits de l’homme ; considérant que la traite des êtres humains progresse au niveau international sous l’effet de l’augmentation de la criminalité organisée et de sa rentabilité ;
(...)
1. reconnaît que la prostitution, la prostitution forcée et l’exploitation sexuelle sont des questions étroitement liées aux genres et des violations de la dignité humaine, qu’elles sont contraires aux principes régissant les droits de l’homme, parmi lesquels l’égalité entre hommes et femmes, et sont par conséquent contraires aux principes de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, notamment l’objectif et le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes ;
(...)
10. reconnaît que la prostitution et la prostitution forcée peuvent avoir une incidence sur la violence contre les femmes en général dans la mesure où la recherche sur les clients de services sexuels montre que les hommes qui achètent du sexe ont une image dégradante de la femme (...)
11. souligne que les personnes prostituées sont particulièrement vulnérables socialement, économiquement, physiquement, psychologiquement, émotionnellement et dans leurs attaches familiales, et qu’elles subissent un risque de violence et de blessure plus élevé que dans n’importe quelle autre activité (...)
(...)
34. estime que considérer la prostitution comme un « travail sexuel » légal, dépénaliser l’industrie du sexe en général et légaliser le proxénétisme n’est pas une solution qui permet de mettre les femmes et les filles vulnérables à l’abri de la violence et de l’exploitation, et produit l’effet inverse en leur faisant courir le risque de subir un niveau de violence plus élevé, tout en encourageant la croissance du marché de la prostitution, et donc du nombre de femmes et de filles persécutées (...) »
4. droit comparé
210. Selon les informations dont dispose la Cour au sujet de la législation de trente-neuf États membres du Conseil de l’Europe (Albanie, Allemagne, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Bosnie-Herzégovine, Danemark, Espagne, Estonie, Fédération de Russie, Finlande, France, Géorgie, Hongrie, Irlande, Islande, Lettonie, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Macédoine du Nord, Malte, Moldova, Monténégro, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Royaume‑Uni, Saint-Marin, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suède, Suisse, Turquie et Ukraine), il est reconnu partout en Europe que la traite des êtres humains impliquant une exploitation sexuelle constitue un délit grave. Dans ces trente-neuf États membres, la traite des êtres humains est érigée en infraction pénale. De même, tous les États membres visés par l’enquête répriment pénalement le fait de contraindre autrui à délivrer des services sexuels (prostitution forcée).
211. La majorité des États membres visés par l’enquête érigent en infraction pénale le fait de participer à la prestation de services sexuels délivrés par une autre personne, même lorsqu’aucune contrainte n’est exercée sur celle-ci. L’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas, la Slovénie et la Suisse font exception.
212. Les États membres recourent à diverses méthodes pour établir l’existence d’une contrainte ; les éléments constitutifs de la contrainte ne sont pas identiques d’une législation nationale à l’autre. La menace de violence physique constitue l’indicateur de l’existence d’une contrainte le plus fréquemment détecté. Au rang des autres indicateurs figurent notamment le chantage, la tromperie, la fraude, les fausses promesses, l’abus de la vulnérabilité de la victime, la restriction de la liberté de circulation, l’enlèvement ou l’abus d’une position de pouvoir.
EN DROIT
1. les exceptions préliminaires soulevées par le gouvernement
213. Le Gouvernement soulève des exceptions préliminaires concernant, d’une part, l’objet du litige devant la Cour et, d’autre part, la recevabilité du grief de la requérante.
1. Sur l’objet du litige
1. Les observations des parties
a) Le Gouvernement
214. Le Gouvernement indique que dans sa requête auprès de la Cour, telle qu’elle a été déclarée recevable, la requérante, qui était représentée par un avocat, invoquait les articles 3 et 8, mais non l’article 4 de la Convention. Si le Gouvernement admet que la Cour puisse requalifier un grief pour l’examiner sous l’angle d’un article autre que celui qui a été invoqué par un requérant, il considère que pareille possibilité n’existait pas en l’espèce. Par ailleurs, il pense que le grief de la requérante porte uniquement sur l’issue de la procédure pénale et non sur un autre aspect procédural et il avance à cet égard que les arguments de l’intéressée sur ce point présentent un caractère très général et abstrait.
b) La requérante
215. La requérante souligne que l’office des droits de l’homme de la Croatie lui a accordé le statut de victime de la traite des êtres humains (paragraphe 85 ci-dessus) et elle ajoute avoir mentionné ce point dans son formulaire de requête. Elle allègue également que, devant la Cour, elle reproche aux autorités internes de ne pas avoir respecté leur obligation procédurale et de ne pas avoir conduit d’enquête adéquate sur son affaire. À son avis, ses griefs soulèvent incontestablement une question sous l’angle de l’article 4 de la Convention et offrent à la Cour l’occasion de rechercher si les autorités internes ont honoré l’obligation procédurale que leur imposait selon elle cette disposition.
2. Appréciation de la Cour
216. Pour commencer, la Cour rappelle que « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête telle qu’elle a été précédemment examinée par la chambre dans son arrêt. L’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable et comprend aussi les griefs qui n’ont pas été déclarés irrecevables (Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 58, 15 novembre 2018, et Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], no 47287/15, § 177, 21 novembre 2019).
217. De plus, aux fins de l’article 32 de la Convention, l’objet d’une affaire « soumise » à la Cour dans l’exercice du droit de recours individuel est délimité par le grief soumis par le requérant. Un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
218. En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit tirés par le requérant de la Convention et de ses Protocoles, mais peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par l’intéressé (ibidem ; voir aussi, notamment, Navalnyy, précité, § 65, et, plus récemment, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 85, 19 décembre 2018).
219. La Cour ne peut toutefois pas se prononcer à partir de faits non visés par le grief, étant entendu que même si la Cour a compétence pour examiner les faits dénoncés à la lumière de la Convention dans son intégralité ou pour les « envisager sous un autre angle », elle demeure limitée par ceux qui sont présentés par les requérants à la lumière du droit interne. Pour autant, cela n’empêche pas un requérant de préciser ou d’étoffer ses prétentions initiales pendant la procédure au titre de la Convention. La Cour doit prendre en compte non seulement la requête initiale, mais aussi les écrits supplémentaires destinés à la parachever en éliminant des lacunes ou obscurités initiales. De même, la Cour peut éclaircir ces faits d’office (Radomilja et autres, précité, §§ 121-122 et 126).
220. En l’espèce, dans sa requête initiale devant la Cour, la requérante soulignait qu’elle s’était vu reconnaître le statut de victime de la traite des êtres humains (paragraphe 215 ci-dessus) et que T.M. avait été poursuivi pour des actes d’exploitation de la prostitution avec recours à la contrainte qu’il aurait commis contre elle. La requérante décrivait aussi brièvement le déroulement de la procédure interne, qui avait débouché sur l’acquittement de T.M., les juridictions internes n’ayant pas établi qu’il l’eût contrainte à se prostituer. Se fondant sur ces faits – qui n’étaient certes pas présentés de manière totalement cohérente –, la requérante soulevait la question de l’obligation procédurale incombant selon elle à l’État et alléguait, en particulier, que les abus que T.M. lui aurait fait subir étaient restés impunis. Elle soulignait qu’il relevait de la responsabilité de l’État d’enquêter sur les actes criminels puis de poursuivre les individus mis en cause et, si ceux-ci étaient déclarés coupables, de leur infliger la sanction prévue par la loi. Elle estimait que cela impliquait l’obligation pour l’État de mettre en place un système de justice pénale effectif. Elle arguait en outre que, dès lors que les juridictions internes avaient considéré que T.M. ne l’avait pas contrainte à se prostituer, elles auraient dû le condamner au moins pour l’infraction de proxénétisme en application des dispositions pertinentes du droit interne. Elle se plaignait également de ne pas avoir bénéficié pendant la procédure de toute l’assistance qu’elle pensait due aux victimes. Enfin, elle avançait que l’infraction de proxénétisme, vue à ses yeux comme une forme de violence fondée sur le genre, ne devait pas rester impunie. Elle invoquait les articles 3, 6, 8 et 14 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 12.
221. Le 9 février 2015, les griefs de la requérante, pour autant qu’ils étaient pertinents et recevables, furent communiqués au Gouvernement sous l’angle des articles 3, 4 et 8 de la Convention.
222. Dans ses observations complémentaires devant la chambre, la requérante insistait sur l’obligation procédurale que la Convention imposait selon elle aux autorités. Elle assurait aussi que les allégations de prostitution forcée qu’elle avait formulées devant les autorités internes étaient justifiées. Par ailleurs, en réponse aux observations du Gouvernement, elle livrait des réflexions sur le cadre juridique interne, qu’elle considérait comme impropre à résoudre le problème de la traite des êtres humains. Elle ajoutait qu’à ses yeux les autorités internes compétentes n’avaient pas reconnu sa cause comme étant une affaire de traite d’êtres humains et qu’elles avaient indûment estimé que ses allégations relevaient seulement d’une disposition relative à la prostitution forcée. Elle indiquait en particulier que T.M. aurait dû être poursuivi et condamné pour traite d’êtres humains en application de l’article 175 du code pénal. En tout état de cause, à son avis, à supposer que T.M. eût été poursuivi à tort pour proxénétisme avec recours à la contrainte en application de l’article 195 § 3 du code pénal (et non pour traite d’êtres humains), les juridictions internes, après avoir conclu que l’existence d’un élément de contrainte n’était pas établie, auraient dû le condamner au moins sur la base de l’article 195 § 2 du code pénal (proxénétisme). La requérante pensait que l’acquittement de T.M. montrait que les mécanismes de droit pénal n’avaient pas été appliqués de manière effective dans son affaire. Elle alléguait aussi avoir été privée d’une assistance adéquate et de la possibilité de participer de manière effective à la procédure en qualité de victime de la traite des êtres humains.
223. Se fondant sur les observations susmentionnées, la chambre déclara les griefs communiqués (articles 3, 4 et 8) recevables, mais décida d’examiner l’affaire sous le seul angle de l’article 4 de la Convention (voir le paragraphe 36 et le point 1 du dispositif de l’arrêt de la chambre ; voir également les paragraphes 244-249 ci-dessous).
224. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne voit aucune raison de se déclarer incompétente relativement aux griefs que la chambre a déclarés recevables. La requérante invoque expressément les articles 3 et 8 de la Convention et développe des arguments fondés sur ces dispositions. Ses griefs (paragraphes 220 et 222 ci-dessus) soulèvent à n’en pas douter une question que la Cour, en vertu du principe jura novit curia et compte tenu de sa jurisprudence (paragraphe 218 ci-dessus ; voir également, par exemple, V.T. c. France, no 37194/02, § 35, 11 septembre 2007, Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, §§ 272-282, CEDH 2010 (extraits), et L.E. c. Grèce, no 71545/12, § 58, 21 janvier 2016), peut examiner afin de déterminer si elle relève de l’article 4 de la Convention. Ce constat est naturellement sans préjudice de l’appréciation que la Cour fera de l’applicabilité et de l’étendue réelle de la protection qui se trouve garantie par cette disposition.
225. Par ailleurs, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel le grief de la requérante ne concerne que l’issue de la procédure. Au vu de l’affaire considérée dans son ensemble, la Cour estime que les éléments factuels du grief initial de la requérante et le développement qu’elle leur consacre dans ses observations complémentaires (paragraphes 220 et 222 ci-dessus) sont suffisamment vastes pour couvrir différents aspects de l’obligation procédurale imposant aux autorités internes d’appliquer les mécanismes de droit pénal pertinents de manière effective.
226. Au demeurant, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’une impunité peut résulter de différentes causes. En particulier, pour ce qui concerne la présente espèce, il peut y avoir impunité lorsque les autorités de poursuite et les juridictions pénales compétentes n’ont pas tiré au clair et examiné de manière effective tous les éléments (souvent subtils) d’une conduite contraire à la Convention (voir, par exemple, Chowdury et autres c. Grèce, no 21884/15, §§ 117-127, 30 mars 2017).
227. Qui plus est, il est possible de renvoyer à la jurisprudence de la Cour, qui montre que celle-ci est disposée à tenir compte de toutes les omissions de l’enquête qu’elle considère comme pertinentes pour son appréciation globale d’un grief procédural formulé par un requérant concernant une application ineffective des mécanismes du droit pénal (voir, par exemple, l’affaire C.N. c. Royaume-Uni (no 4239/08, §§ 47-52 et 80, 13 novembre 2012), dans laquelle, sans que la requérante eût soulevé ce point dans les arguments présentés à la Cour, cette dernière a constaté une défaillance de la part des autorités internes, qui n’avaient pas entendu l’un des témoins centraux dans l’affaire ; voir également l’affaire M. et autres c. Italie et Bulgarie (no 40020/03, §§ 86 et 104, 31 juillet 2012), dans laquelle la Cour a identifié certains témoins que les autorités auraient dû entendre pour honorer l’obligation procédurale que leur imposait la Convention).
228. Compte tenu de ce qui précède et pour autant que les observations de la requérante portent sur une défaillance dans l’application des mécanismes de droit pénal pertinents qui aurait débouché sur une impunité, la Cour estime que pareilles allégations sont suffisamment vastes pour lui permettre de rechercher si, dans l’ensemble et sur la base des aspects particuliers de l’affaire qu’elle juge pertinents, les autorités internes ont manqué à l’obligation procédurale que leur imposait la Convention.
229. En résumé, la Cour rejette l’exception formulée par le Gouvernement concernant l’objet du litige. Du point de vue de la qualification juridique, elle considère que l’« objet » du litige dont elle se trouve saisie porte sur des questions de droit relevant des articles 3, 4 et 8 de la Convention. La Cour note sur un plan factuel que le grief présenté par la requérante soulève des questions relatives à une impunité alléguée pour des faits présumés de traite d’êtres humains, de proxénétisme avec recours à la contrainte ou, à défaut, de proxénétisme sans recours à la contrainte qui résulterait d’une application défaillante des mécanismes de droit pénal pertinents. Elle considère par conséquent que ce grief est pour l’essentiel de nature procédurale. Comme déjà indiqué ci-dessus, ce constat est sans préjudice de l’appréciation plus poussée à laquelle la Cour se livrera et de la conclusion qu’elle en tirera quant à l’applicabilité et à l’étendue réelles de la protection qui se trouve garantie par la Convention pour les actes dont se plaint la requérante.
2. Exceptions préliminaires d’irrecevabilité
1. Les observations des parties
a) Le Gouvernement
230. Le Gouvernement soutient que la requête est irrecevable au regard de l’article 35 de la Convention. Il avance que l’article 4 ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce et que, en tout état de cause, le grief de la requérante devrait être déclaré irrecevable en ce qu’il porte à son avis sur l’issue d’une procédure, question sur laquelle la Cour ne disposerait que d’un pouvoir de contrôle limité.
231. En ce qui concerne l’article 4, le Gouvernement ne conteste pas que cette disposition s’applique à diverses formes de traite d’êtres humains. Il considère toutefois que la Cour devrait adopter une position claire sur la question de la traite des êtres humains en définissant cette notion ainsi que le champ d’application matériel de l’article 4 à cet égard. Il estime de toute façon que la traite des êtres humains n’est pas en cause dans la présente espèce et allègue à ce propos que l’élément correspondant aux « moyens » de la traite, tels que conçus dans la définition internationale de ce phénomène, fait défaut. En particulier, le Gouvernement pense que la requérante n’a pas fait l’objet de menaces, d’un recours à la force ou d’une autre forme de contrainte.
232. À cet égard, le Gouvernement s’appuie sur les faits constatés par les juridictions internes, qui sont à son avis pertinents lorsqu’il s’agit de trancher la question de l’applicabilité de l’article 4. Il avance de surcroît l’absence de certains autres éléments constitutifs de la traite des êtres humains. À ce sujet, il indique en particulier que T.M. n’a pas confisqué les papiers de la requérante et ne l’a pas privée de sa liberté, que l’intéressée disposait de son téléphone mobile et avait la possibilité d’appeler quelqu’un, qu’elle n’était pas totalement dépourvue de revenus dès lors qu’elle partageait ses gains avec T.M., et qu’elle avait choisi de se prostituer dans le but, selon lui, de gagner de l’argent. Le Gouvernement prétend également que le fait que les autorités internes compétentes aient accordé à la requérante le statut de victime de la traite des êtres humains ne peut en aucune manière être interprété comme impliquant que l’intéressée a été soumise à la traite des êtres humains au sens que le droit pénal donne à cette notion.
233. Le Gouvernement considère aussi qu’une situation dans laquelle un individu tire profit de la prostitution d’autrui sans recourir à la force ou à la contrainte ne peut tomber sous le coup de l’article 4 ; il estime en effet que, si tel était le cas, le champ d’application de cette disposition se trouverait étendu au-delà de la définition internationale de la traite des êtres humains. Pour le Gouvernement, pareille position ferait planer une incertitude sur la portée de l’article 4 et irait aussi à l’encontre de l’esprit de cette disposition et de la jurisprudence antérieure de la Cour sur cette question (il fait référence à l’arrêt V.T. c. France, précité). Qui plus est, à son avis, elle reviendrait à assimiler toutes les formes de prostitution à la conduite prohibée par l’article 4. Selon le Gouvernement, cette position pourrait poser un problème s’agissant de la pratique des États qui n’ont pas érigé la prostitution en infraction pénale et éroder les droits des victimes, lesquelles à son avis peuvent également prétendre à la protection offerte par les articles 3 et 8 de la Convention. En résumé, le Gouvernement considère que le fait que T.M. n’ait pas été reconnu coupable de l’infraction de proxénétisme ne peut pas soulever de problème au regard de l’article 4.
b) La requérante
234. La requérante soutient que les allégations qu’elle a formulées devant les autorités de poursuite (la police et le parquet) puis devant le tribunal pénal montrent incontestablement qu’elle a été victime de la traite des êtres humains et qu’elle a soulevé une question relevant de l’article 4 de la Convention. À cet égard, elle observe aussi que les autorités internes lui ont reconnu le statut de victime de la traite des êtres humains, décision qui selon elle n’était pas et ne pouvait pas être qu’une simple mesure administrative, mais qui avait également une incidence en matière pénale, comme cela devait être le cas à ses yeux.
235. À ce sujet, la requérante tient pour pertinent que, dans ses observations devant la chambre, le Gouvernement ait avancé que le statut de victime de la traite des êtres humains que lui avaient accordé les autorités internes, associé aux mesures d’assistance et de soutien dont il s’accompagnait, entraînait pour elle la perte de la qualité de victime au regard de l’article 34 de la Convention (paragraphe 41 de l’arrêt de la chambre). La requérante estime donc discutables les observations présentées par le Gouvernement devant la Grande Chambre, qui marquent selon elle en substance un changement d’avis de la part de celui-ci quant à l’importance de la reconnaissance de ce statut.
236. Du point de vue de l’intéressée, la réponse procédurale que les autorités de poursuite, y compris les juridictions pénales, ont apportée à ses allégations a été inadéquate et contraire aux exigences posées par les articles 3, 4 et 8 de la Convention. Ainsi, par manque de sensibilité au problème, les autorités internes n’auraient pas dûment reconnu que les allégations de la requérante touchaient à la traite d’êtres humains et n’auraient donc pas honoré correctement l’obligation procédurale que leur imposait l’article 4 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
237. Il n’est pas exclu que la Grande Chambre puisse examiner, le cas échéant, des questions touchant à la recevabilité de la requête en vertu de l’article 35 § 4 de la Convention, aux termes duquel la Cour peut « à tout stade de la procédure » rejeter une requête qu’elle considère comme irrecevable. Dès lors, même au stade de l’examen au fond, sous réserve de ce qui est prévu à l’article 55 de son règlement, la Cour peut revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable lorsqu’elle constate que celle-ci aurait dû être considérée comme irrecevable pour une des raisons énumérées aux alinéas 1 à 3 de l’article 35 de la Convention (voir, par exemple, Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 69, 20 octobre 2016).
238. La Cour note qu’en l’espèce le Gouvernement soulève pour l’essentiel deux exceptions préliminaires à propos de la recevabilité des griefs de la requérante. La première concerne l’applicabilité des garanties découlant de l’article 4, question que la Cour estime plus judicieux de traiter une fois qu’elle aura analysé l’étendue de la protection qui se trouve garantie par cette disposition et qu’elle aura scrupuleusement examiné les circonstances particulières de l’espèce. Dès lors, la Cour joint au fond cette exception préliminaire.
239. La seconde exception formulée par le Gouvernement pourrait être interprétée comme une invitation adressée à la Cour à déclarer les griefs de la requérante irrecevables pour défaut manifeste de fondement, ces griefs exprimant simplement, du point de vue du Gouvernement, un mécontentement à l’égard de l’issue de la procédure (paragraphe 230 ci‑dessus). La Cour estime toutefois que les griefs soulevés par la requérante posent des questions complexes liées en particulier à l’interprétation de l’article 4 de la Convention et qu’ils ne sauraient être considérés comme manifestement mal fondés. Par conséquent, elle conclut que la seconde exception du Gouvernement est dépourvue de fondement et qu’elle doit être rejetée (comparer avec Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, §§ 52-55, 5 avril 2018).
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DE LA CONVENTION
240. La requérante avance qu’en réponse à ses allégations de traite d’êtres humains et de proxénétisme avec recours à la contrainte ou, à défaut, de proxénétisme sans recours à la contrainte, les autorités internes n’ont pas appliqué de manière effective les mécanismes de droit pénal pertinents, ce qui constituerait un manquement aux obligations qui auraient découlé pour elles des articles 3, 4 et 8 de la Convention.
241. Au regard de la jurisprudence actuelle de la Cour et de la nature du grief présenté par la requérante, la Cour considère que les questions soulevées en l’espèce appellent un examen sous l’angle de l’article 4 de la Convention. Elle admet que des problématiques similaires peuvent se poser sur le terrain de l’article 3 (V.T. c. France, précité, § 26, et M. et autres c. Italie et Bulgarie, précité, § 106), voire de l’article 8 de la Convention (V.C. c. Italie, no 54227/14, §§ 84-85, 1er février 2018). Elle observe toutefois qu’elle a tendance à appliquer l’article 4 aux questions liées à la traite des êtres humains (Rantsev, précité, §§ 252 et 336, C.N. et V. c. France, no 67724/09, § 55, 11 octobre 2012, C.N. c. Royaume‑Uni, précité, § 84, et J. et autres c. Autriche, no 58216/12, § 123, 17 janvier 2017).
242. La Cour considère que cette approche lui permet de replacer les éventuels problèmes de mauvais traitements (article 3) et d’atteinte à l’intégrité physique et psychologique du requérant (article 8) dans leur contexte général, à savoir celui de la traite des êtres humains et de l’exploitation sexuelle. En effet, les allégations de mauvais traitements et d’atteintes à l’intégrité sont intrinsèquement liées à la traite et à l’exploitation lorsque ces traitements ou atteintes sont censément été infligés dans ce but (voir, de manière générale, Rantsev, précité, § 252, et C.N. et V. c. France, précité, § 55). Il s’ensuit que les allégations de la requérante (paragraphe 240 ci-dessus) doivent être examinées sous l’angle de l’article 4 de la Convention.
243. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, par exemple, Molla Sali, précité, § 85), la Cour examinera donc la présente espèce sous l’angle de l’article 4 de la Convention, lequel dispose en ses passages pertinents :
« 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.
2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.
(...) »
1. L’arrêt de la chambre
244. La chambre a noté que la requérante avait allégué devant les autorités internes que T.M. l’avait psychologiquement et physiquement contrainte à prendre part à un réseau de prostitution qu’il aurait organisé. La chambre a indiqué que cela avait conduit les autorités nationales à reconnaître à la requérante le statut de victime de la traite des êtres humains. Elle a ajouté que les juridictions nationales avaient établi de manière incontestable que T.M. avait remis à la requérante un téléphone mobile afin que les clients pussent prendre contact avec elle en vue de la prestation de services sexuels, et que T.M. l’avait conduite auprès de clients ou que la requérante avait fourni des prestations sexuelles dans l’appartement qu’elle occupait avec lui.
245. Dans ces conditions, la chambre a considéré qu’il n’était pas nécessaire de déterminer si le traitement dont se plaignait la requérante correspondait à de l’esclavage, de la servitude ou du travail forcé ou obligatoire. Elle a conclu au contraire qu’en elle-même la traite des êtres humains de même que l’exploitation de la prostitution, au sens de l’article 3 a) du Protocole de Palerme, de l’article 4 a) de la Convention anti-traite du Conseil de l’Europe, de l’article 1 de la Convention de 1949 et de la CEDAW, relevaient de la portée de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme.
246. La chambre a par conséquent décidé d’examiner la présente espèce sous l’angle de l’article 4. À cet égard, elle a également noté qu’il était indifférent que la requérante fût dans les faits une ressortissante de l’État défendeur et que l’affaire fût dépourvue d’une dimension internationale dès lors que l’article 2 de la Convention anti-traite s’appliquait à « toutes les formes de traite des êtres humains, qu’elles [fussent] nationales ou transnationales » et que la Convention de 1949 faisait référence à l’exploitation de la prostitution en général.
247. S’appuyant en particulier sur les principes généraux développés par la Cour dans son arrêt Rantsev (précité, §§ 272-289), la chambre a considéré que les griefs formulés par la requérante comportaient trois aspects distincts, qu’elle a examinés séparément : le premier aspect était le point de savoir s’il existait au niveau interne un cadre légal et réglementaire approprié ; le deuxième était celui de savoir si la requérante avait reçu une assistance et un accompagnement adéquats de nature à atténuer la crainte et les pressions qu’elle avait ressenties en témoignant contre T.M, et le troisième était celui de savoir si, dans l’application de ce cadre au cas particulier de la requérante, les autorités nationales s’étaient conformées à leurs obligations procédurales.
248. Concernant le premier aspect du grief, la chambre a estimé qu’au moment où l’infraction alléguée aurait été commise et où des poursuites avaient été menées, il existait au niveau interne un cadre juridique adéquat concernant la traite des êtres humains, la prostitution forcée et l’exploitation de la prostitution. Au sujet du deuxième aspect, la chambre a considéré que la requérante avait reçu un accompagnement et une assistance adéquats.
249. Pour ce qui est du troisième aspect, la chambre a dit que rien n’indiquait que les autorités nationales eussent sérieusement cherché à mener une enquête approfondie sur toutes les circonstances pertinentes lorsqu’il s’était agi de déterminer si T.M. avait contraint la requérante à se prostituer. Par ailleurs, la chambre a estimé que les juridictions nationales n’avaient pas, dans leur appréciation de la déposition de la requérante, tenu compte de l’impact possible du traumatisme psychologique sur la capacité de l’intéressée à relater de manière claire et cohérente les circonstances dans lesquelles elle avait été exploitée. Dans ces conditions, la chambre a considéré que les autorités compétentes de l’État n’avaient pas honoré leur obligation procédurale et a donc conclu à la violation de l’article 4 de la Convention.
2. Les observations des parties
1. La requérante
250. La requérante affirme que les autorités de poursuite ont à tort retenu pour les faits qu’elle alléguait la qualification de proxénétisme avec recours à la contrainte alors qu’ils montraient selon elle de manière incontestable qu’il s’agissait de traite d’êtres humains. S’appuyant sur divers rapports de suivi consacrés à la Croatie, la requérante avance que la conduite des autorités internes pose un problème d’ordre général et que ces autorités ont tendance à retenir une qualification de proxénétisme pour des accusations de traite d’êtres humains, ce qui laisserait de nombreux cas de traite impunis.
251. La requérante argue de plus que lorsqu’elle a soumis sa plainte aux autorités internes, elle a fourni tous les renseignements utiles et désigné nommément des témoins qui auraient pu livrer des informations détaillées en lien avec ses allégations. Elle ajoute qu’après l’avoir entendue exposer sa plainte, les autorités de poursuite lui ont assuré qu’elle avait fait tout ce qu’il était possible de faire et qu’elles se chargeaient de l’enquête. En fin de compte, toutefois, sur les cinq témoins susceptibles de s’exprimer sur les faits, les autorités de poursuite n’en auraient entendu qu’un seul.
252. À ce sujet, la requérante allègue aussi qu’à l’époque considérée elle n’avait pas confiance dans le système et que ce sont les menaces proférées par T.M. contre sa famille qui l’ont décidée à signaler les agissements de celui-ci à la police. Elle indique également que pendant la procédure pénale elle avait très peur de T.M., qui l’aurait menacée après qu’elle se fut enfuie. Elle explique qu’étant donné la situation elle ne s’est décidée à relater son histoire au tribunal compétent qu’après avoir reçu l’assistance juridique du centre Rosa. Cependant, cette assistance ne se serait pas inscrite dans le cadre de l’aide judiciaire d’État, mais aurait été apportée par l’organisation non gouvernementale à la demande de sa mère.
253. La requérante argue que dans ces conditions on ne peut pas dire qu’elle se soit montrée passive pendant la procédure, et elle ajoute qu’elle a livré sa déposition par trois fois, décrit les faits en détail et désigné nommément tous les témoins possibles. À son avis, elle a fait tout ce qu’elle pouvait faire en tant que victime de la traite. En particulier, selon elle, il n’aurait pas été raisonnable d’attendre d’elle qu’elle se substituât au parquet, lequel aurait été tenu ex officio de conduire de manière effective la procédure pénale pertinente.
254. Par ailleurs, la requérante reproche au parquet et au tribunal pénal de ne pas avoir veillé, chacun dans son domaine de compétence et aussi conjointement, le cas échéant, à ce que les mesures nécessaires fussent prises de manière à éviter que l’infraction dont elle se plaignait restât impunie. À son avis, ils auraient dû requalifier les accusations portées contre T.M. afin d’obtenir que celui-ci fût sanctionné au moins pour la forme simple de l’infraction de proxénétisme. Or, le parquet et le tribunal pénal seraient demeurés passifs, se renvoyant mutuellement la responsabilité. De plus, les juridictions internes se seraient montrées insensibles au traumatisme psychologique subi par les victimes de la traite des êtres humains et à ses conséquences sur la capacité desdites victimes à relater les faits dans leurs moindres détails. Cette insensibilité serait à l’origine d’une situation dans laquelle les autorités n’auraient pas protégé la requérante, victime de la traite, contre les agissements de T.M., et aurait aussi engendré le risque qu’elle fût ultérieurement la cible de nouvelles violences de la part de T.M., le témoignage de M.I. ayant révélé selon la requérante qu’il était obsédé par elle.
255. En résumé, s’appuyant aussi sur les observations qu’elle a formulées devant la chambre, la requérante considère que les mécanismes internes de droit pénal tels qu’ils ont été mis en œuvre en l’espèce ont été défaillants au point d’entraîner un manquement aux obligations positives qui auraient découlé pour l’État de l’article 4 de la Convention.
2. Le Gouvernement
256. Le Gouvernement argue que le cadre juridique interne ne présentait pas de lacunes dans le domaine de la lutte contre la traite des êtres humains ou d’autres actes liés à celle-ci. À cet égard, il souligne que les autorités nationales déploient des efforts incessants pour renforcer les pratiques administratives et opérationnelles destinées à intensifier la lutte contre ce phénomène. Il ajoute qu’à ce jour 117 juges et procureurs ont suivi une formation sur les problématiques de la traite des êtres humains et que la formation dispensée aux policiers comporte également des cours spécialisés en la matière. Au sujet des fonctionnaires qui sont intervenus dans cette affaire, il précise en particulier que le procureur qui a entendu T.M. la première fois (paragraphe 23 ci-dessus) avait assisté à deux journées de formation sur la traite des êtres humains en février 2005 et en novembre 2009. De plus, selon les dires du Gouvernement, le juge de première instance avait pris part à deux journées de formation sur cette thématique en septembre 2003 et en février 2005, tandis que l’un des magistrats ayant siégé au sein de la juridiction d’appel a assuré une journée de formation sur ce thème en novembre 2013. En outre, le Gouvernement affirme que ces dernières années le nombre de victimes reconnues de la traite des êtres humains est en augmentation, de même que le nombre de condamnations prononcées pour des faits de traite d’êtres humains.
257. S’appuyant sur les constats dressés par la chambre (paragraphe 248 ci-dessus), le Gouvernement soutient également que la requérante a reçu toute la protection, tout l’accompagnement et toute l’assistance nécessaires, dans le respect scrupuleux des recommandations pertinentes énoncées par le GRETA. Il ajoute que la requérante n’a pas adressé de réclamation à cet égard aux autorités internes.
258. Au sujet du respect par les autorités internes de leur obligation procédurale, le Gouvernement estime que celles-ci ont mené une enquête diligente sur l’affaire en se fondant sur les allégations qui avaient été formulées par la requérante et qu’elles ont recueilli tous les éléments de preuve pertinents. À cet égard, il ajoute que la requérante a été représentée par un avocat tout au long de la procédure et qu’elle n’a jamais proposé aux autorités d’admettre telle ou telle preuve ni présenté de réclamation sur ce point.
259. De plus, de l’avis du Gouvernement, les juridictions internes ont statué en se fondant sur les faits établis et leurs conclusions ne sauraient être considérées comme arbitraires. En particulier, le Gouvernement avance que, même à supposer que l’exploitation de la prostitution sans recours à la contrainte entrât dans le champ d’application de l’article 4, on ne peut reprocher aux juridictions internes de ne pas avoir requalifié l’accusation d’exploitation de la prostitution avec recours à la contrainte qui avait été adoptée par le parquet en exploitation de la prostitution sans recours à la contrainte, car pareil reproche s’analyserait selon lui en une ingérence injustifiée visant la nature et la cause des accusations qui ont été portées contre le prévenu.
3. Les tiers intervenants
a) Le Groupe d’experts du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA)
260. Le GRETA souligne que l’un des objectifs essentiels de la Convention anti-traite est de promouvoir la conduite d’enquêtes et de poursuites effectives en matière de traite. Il précise que le suivi des pays dont il se charge a toutefois révélé un écart important entre le nombre de victimes de la traite identifiées, d’une part, et le nombre de poursuites et de condamnations, d’autre part. Le GRETA indique qu’il y a à cela de multiples raisons, notamment une dépendance excessive à l’égard des déclarations des victimes, des problèmes liés à la crédibilité de témoins qui peuvent revenir sur leur déposition, ou la difficulté à obtenir des preuves suffisantes. Sur ce point, le groupe d’experts ajoute qu’il arrive que les victimes aient peur de déposer ou soient réticentes à le faire parce qu’elles ont été menacées de représailles par les auteurs ou qu’elles n’ont pas confiance dans l’effectivité du système de justice pénale.
261. Le GRETA relève que dans le même temps, comme l’auraient montré des travaux de recherche sur le terrain, dans certaines affaires de traite les seuls éléments dont dispose la justice sont le témoignage de la victime et les dénégations du prévenu. D’après le groupe d’experts, en pareil cas les tribunaux sont appelés à décider si le témoignage de la victime suffit à faire condamner un prévenu, même lorsque celui-ci conteste les allégations de la victime et que l’on se trouve dans une situation où il faut choisir entre la parole de l’un et la parole de l’autre. Le groupe d’experts souligne que lorsque les autorités de poursuite n’étayent pas la déposition de la victime par des éléments de preuve additionnels, comme les témoignages de clients dont elle se serait occupée, de voisins en mesure de rapporter des faits éclairant sa situation ou de membres d’ONG susceptibles de livrer des informations sur son état psychologique, ou encore des expertises ou des enquêtes financières, il arrive que le prévenu soit mis hors de cause.
262. Pour le GRETA, pareil résultat est en grande partie imputable à un défaut de formation et de spécialisation des enquêteurs, procureurs, juges et avocats dans le domaine de la traite des êtres humains, défaut qui peut selon lui conduire ces professions à nourrir des préjugés à l’égard des victimes de la traite et à rester insensibles aux problèmes rencontrés par celles-ci. Ainsi, le GRETA dit avoir insisté à de nombreuses reprises sur la nécessité d’améliorer la formation et la spécialisation des professionnels qui interviennent dans les affaires de traite d’êtres humains.
263. Pour le GRETA, ce constat vaut pour la Croatie. Le groupe d’experts aurait en effet relevé à l’occasion de son suivi que, dans ce pays, les poursuites pour l’infraction de traite d’êtres humains étaient rares et que les victimes n’étaient pas correctement informées de leurs droits ni assistées dans l’exercice de ceux-ci, et qu’elles étaient réticentes à coopérer avec le système de justice pénale. Par ailleurs, il ressortirait des constats dressés par le GRETA que les juges ne seraient pas suffisamment sensibilisés à la vulnérabilité particulière des victimes de la traite. Le GRETA indique également avoir eu connaissance d’affaires dans lesquelles, au lieu de retenir une qualification de traite d’êtres humains, les autorités auraient mené des poursuites pour des infractions autres, en particulier pour proxénétisme, et dans lesquelles les auteurs auraient ainsi été condamnés à des peines moins lourdes ; il évoque aussi des affaires dans lesquelles des victimes d’exploitation sexuelle qui étaient venues témoigner n’auraient pas été traitées avec la délicatesse requise. Le groupe d’experts aurait donc insisté à maintes reprises, en particulier, sur la nécessité de renforcer la formation des juges et des procureurs à la législation relative à la traite des êtres humains.
264. Le GRETA souligne également que la lutte contre la traite des êtres humains passe par la protection des victimes et des témoins, comme le prévoit selon lui la Convention anti-traite. Il aurait par conséquent aussi adressé des recommandations en ce sens aux autorités croates.
265. Enfin, le GRETA s’arrête plus particulièrement sur la question de l’« abus d’une situation de vulnérabilité », envisagé comme l’un des « moyens » de la traite des êtres humains. Il soutient que, dans une affaire de traite, établir la vulnérabilité de la victime est important à maints égards : ainsi, selon lui, la vulnérabilité peut constituer un indicateur déterminant lorsqu’il s’agit d’identifier les victimes, et une appréciation exacte de la vulnérabilité peut aider à faire en sorte que les victimes qui témoignent reçoivent l’accompagnement et la protection appropriés. Le GRETA ajoute que dans le contexte de poursuites pénales il faut se fonder sur des preuves solides pour établir l’existence d’une vulnérabilité et d’un abus de cette situation de vulnérabilité. À ce sujet, il fait référence à une étude de l’ONUDC qui aurait montré que la simple existence d’une vulnérabilité pourrait suffire à remplir le critère des « moyens » et contribuer ainsi à étayer une condamnation. Le groupe d’experts dit avoir par conséquent insisté, dans les procédures d’évaluation des pays, sur la nécessité d’aborder correctement la question de « l’abus d’une situation de vulnérabilité ». En résumé, le GRETA avance que la preuve d’un abus d’une situation de vulnérabilité peut être moins tangible que la preuve relative à d’autres moyens utilisés pour la commission d’une infraction de traite d’êtres humains, comme le recours à la force. Il importerait donc de solliciter dès la phase d’enquête divers spécialistes, comme des psychologues, des travailleurs sociaux ou des représentants d’ONG intervenant auprès de victimes de la traite, de manière à ce que les preuves soient recueillies puis présentées lors du procès de façon effective et appropriée.
b) La Clinique doctorale de droit international des droits de l’homme (faculté de droit d’Aix-en-Provence)
266. Le tiers intervenant indique que la prostitution forcée peut être considérée comme une forme de travail forcé et que le recours à la force ou à la contrainte dans ce contexte peut être de diverses natures, par exemple psychologique, physique ou financière. Il estime qu’en pareil cas, lorsqu’il y a recours à la force ou à la contrainte, le consentement de la victime est exclu. Il est d’avis que, lorsqu’elle est liée à la traite des êtres humains et aux pratiques associées à l’esclavage, la prostitution doit être qualifiée d’esclavage (esclavage sexuel) au sens de l’article 4 de la Convention. Il ajoute que cette conclusion découle de la jurisprudence de la Cour faisant référence à la question de l’esclavage moderne, ainsi que de la jurisprudence d’autres juridictions internationales, comme la Cour interaméricaine des droits de l’homme, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone et la Cour pénale internationale. Selon le tiers intervenant, cette approche concorde du reste avec la définition et l’approche internationales de l’esclavage.
267. De plus, le tiers intervenant avance que lorsque la prostitution est exploitée par autrui à des fins lucratives, elle est constitutive d’un acte de traite. Il ajoute que, dans ce contexte, l’« exploitation » implique de facto l’exercice d’une contrainte. En ce sens, selon lui, quand bien même la prostitution d’une personne relèverait d’un choix délibéré, les abus auxquels celle-ci serait exposée révéleraient l’existence d’une forme de prostitution forcée.
268. Le tiers intervenant argue également que les personnes qui se livrent à la prostitution appartiennent à une catégorie vulnérable et que ce constat s’applique tout particulièrement aux femmes, comme le reconnaissent selon lui de nombreux instruments internationaux. Dans certains cas, des difficultés économiques ou des facteurs raciaux viendraient encore exacerber cette vulnérabilité. Une approche intersectionnelle serait donc nécessaire pour appréhender la question de la vulnérabilité. Ainsi, au niveau national en France, il aurait été reconnu que l’abus d’une situation de vulnérabilité s’entendait comme l’ensemble des situations de détresse pouvant conduire un être humain à accepter son exploitation. Cette vulnérabilité serait donc un facteur à prendre en compte dans le contexte de l’obligation d’enquêter ainsi que lors du recueil et de l’appréciation du témoignage de la victime. Concernant en particulier ce dernier point, le caractère parfois incohérent ou contradictoire des déclarations de la victime constituerait un phénomène bien connu qui serait dû au traitement subi par elle, et il ne permettrait pas de conclure que la victime fait de fausses déclarations. Il conviendrait donc de s’attacher surtout aux aspects essentiels du témoignage de la victime et il serait important de recueillir des éléments supplémentaires concernant la situation litigieuse.
c) Le centre de recherche L’Altro diritto onlus (université de Florence)
269. Le tiers intervenant soutient qu’il est communément admis en droit international que le Protocole de Palerme, combiné avec la convention à laquelle il est rattaché, la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, impose d’ériger en infraction pénale non seulement la traite transfrontière, mais aussi celle pratiquée à l’intérieur d’un pays. Il indique qu’au demeurant, dans la dernière édition en date du rapport mondial sur la traite des personnes, l’ONUDC relève que les victimes qui ont été détectées sur le territoire de leur propre pays représentent la plus forte proportion des victimes dénombrées dans le monde. Il précise de surcroît que la Convention anti-traite inclut explicitement, dans la définition de la traite des êtres humains, les cas de traite pratiquée à l’intérieur d’un pays. Il ajoute que la directive de l’Union européenne concernant la prévention de la traite des êtres humains couvre aussi bien la traite se produisant à l’intérieur d’un pays que la traite transfrontière.
270. Le tiers intervenant souligne à cet égard qu’il ressort des documents de l’ONUDC que la « circulation » n’est pas un critère qui entre nécessairement dans la définition de la traite des êtres humains. Il indique que cette définition englobe des critères tels que l’accueil et l’hébergement, qui n’impliquent pas la circulation. Ainsi, le tiers intervenant considère qu’il est important que la Cour reconnaisse comme composantes du phénomène de la traite des êtres humains à la fois la traite se produisant à l’intérieur d’un pays et la traite transfrontière.
271. Le tiers intervenant affirme ensuite que l’on ne peut pas sortir la question de « l’exploitation de la prostitution » du contexte de la traite des êtres humains, comme la chambre l’a fait selon lui en l’espèce. À cet égard, il soutient que les problématiques de la prostitution et de l’exploitation de la prostitution soulèvent quelques questions très sensibles sur lesquelles les opinions divergent, en particulier entre ceux qui voient dans la prostitution une pratique dégradante et source en elle-même d’exploitation et ceux qui la considèrent comme une forme de travail. Sur ce point, le tiers intervenant avance que les pratiques internes diffèrent également et que, dans l’affaire V.T. c. France (précitée), la Cour n’a pas souhaité prendre position sur cet aspect particulier. Dans ces conditions, le tiers intervenant estime que l’arrêt de la chambre, s’appuyant selon lui sur la convention de 1949, laquelle aurait une approche très ambivalente de la prostitution et de l’exploitation de la prostitution, conduit pour l’essentiel à s’interroger sur la neutralité de la Cour dans ce débat.
d) Groupe de chercheurs composé de Bénédicte Bourgeois (université du Michigan), Marie-Xavière Catto (université Paris I Panthéon-Sorbonne) et Michel Erpelding (Institut Max Planck Luxembourg pour le droit procédural international, européen et réglementaire)
272. Les tiers intervenants soulignent tout d’abord que, pour différentes raisons historiques et juridiques, dans le droit international général les notions d’esclavage, de travail forcé et de servitude ne sont pas parfaitement compartimentées ; ils précisent que dans le droit international des droits de l’homme, en revanche, une seule et unique disposition couvre à chaque fois ces trois phénomènes et que leur interdiction générale et inconditionnelle est clairement proclamée. Au sujet de l’approche retenue par la Cour à cet égard, les tiers intervenants considèrent que la jurisprudence de la Cour représente un « modèle de gradation » dans lequel l’esclavage ne serait pas considéré comme un phénomène distinct du travail forcé, mais comme la forme la plus grave de celui-ci, tandis que la servitude constituerait une forme d’abus intermédiaire. Aux yeux des tiers intervenants, la Cour dispose d’une ample marge d’appréciation pour l’interprétation des définitions utilisées dans les premiers instruments concernant l’esclavage, la servitude et le travail forcé ou obligatoire pris dans le contexte de la protection des droits fondamentaux de la personne.
273. Les tiers intervenants affirment ensuite que les trois notions juridiques mentionnées à l’article 4 de la Convention (esclavage, servitude et travail forcé ou obligatoire) se rapportent à des formes différentes d’exploitation humaine, comme il découle selon eux de la jurisprudence établie par la Cour dans l’arrêt Siliadin c. France (no 73316/01, CEDH 2005-VII). Ils observent cependant que dans l’arrêt Rantsev (précité) la Cour a introduit une notion supplémentaire dans le champ d’application de l’article 4, celle de la traite des êtres humains. Pour les tiers intervenants, il est incontestable que la notion de traite des êtres humains est intrinsèquement liée à la notion d’exploitation humaine. Ils considèrent d’ailleurs que le caractère répréhensible de la traite des êtres humains découle de sa finalité, à savoir une exploitation grave des êtres humains. À leur avis, il ne fait donc aucun doute que pareille conduite tombe sous le coup de l’article 4 de la Convention. Les tiers intervenants estiment toutefois que la motivation de la Cour dans l’arrêt Rantsev manque de cohérence et ils avancent à cet égard qu’elle opère une confusion entre la notion de traite des êtres humains et celle d’esclavage. Toujours au sujet de l’approche adoptée dans l’arrêt Rantsev, ils soulignent que de nombreuses incertitudes entourent la portée de ces notions, en particulier pour ce qui concerne le seuil de gravité attaché à telle ou telle conduite.
274. Les tiers intervenants indiquent également que la définition internationale de la traite des êtres humains laisse de côté l’exploitation sexuelle. Ils précisent que, pendant les travaux préparatoires du Protocole de Palerme, plusieurs délégations nationales souhaitèrent introduire une distinction entre les victimes de la prostitution et les personnes qui se prostituaient par choix. Ils relatent qu’il fut finalement décidé de ne pas adopter de définition pour cette notion et qu’en fin de compte, toutefois, l’ONUDC s’efforça de définir la notion d’« exploitation de la prostitution d’autrui », mais la rattacha à une question d’illégalité en droit interne (paragraphe 117 ci-dessus). Pour les tiers intervenants, cela a engendré un problème de raisonnement circulaire et le risque que des États puissent, par le biais de leurs législations nationales, exclure que l’on qualifie une situation donnée d’exploitation. De l’avis des tiers intervenants, sous l’angle du droit international des droits de l’homme, cette situation est inacceptable et la Cour doit donc recourir à sa doctrine de la notion autonome pour définir « l’exploitation ».
275. Enfin, les tiers intervenants indiquent que la notion de prostitution forcée renvoie à une question similaire, mais en pratique distincte, de celles du viol ou de l’esclavage sexuel. Selon eux, la prostitution forcée implique un gain financier pour l’auteur de la contrainte. Les tiers intervenants estiment que la Cour pourrait peut-être envisager de tirer les conséquences de la définition de la prostitution forcée en droit pénal international afin de définir cette notion en droit international des droits de l’homme.
3. Appréciation de la Cour
1. Remarques liminaires
276. Jusqu’ici, la Cour n’a guère eu l’occasion d’examiner dans quelle mesure le traitement associé à la traite des êtres humains et/ou à l’exploitation de la prostitution relevait du champ d’application de la Convention. Cependant, en tant que phénomènes mondiaux, la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution font depuis quelques années l’objet d’une attention accrue. Comme le montre le tour d’horizon des textes de droit international, différents instruments juridiques et mécanismes de supervision internationaux sont consacrés à ces questions et développent les principes essentiels d’une prévention et d’une répression effectives de ces phénomènes.
277. Au vu des observations des parties et des remarques formulées par les tiers intervenants, la présente affaire permet à la Cour de clarifier certains aspects de sa jurisprudence relative à la traite des êtres humains opérée aux fins de l’exploitation de la prostitution. Elle l’amène aussi à se pencher sur l’affirmation énoncée au paragraphe 54 de l’arrêt de la chambre, selon laquelle « en elle-même la traite des êtres humains, de même que l’exploitation de la prostitution (...) relèvent de la portée de l’article 4 de la Convention » (italiques ajoutés).
278. La Cour va à présent examiner le champ d’application matériel de l’article 4 de la Convention. Dans un premier temps, elle fera une présentation générale des standards pertinents relatifs aux trois notions visées à l’article 4 (esclavage, servitude et travail forcé ou obligatoire). Dans un deuxième temps, elle analysera la problématique de la traite des êtres humains sous l’angle de l’article 4. Dans un troisième temps, elle se penchera sur la question de « l’exploitation de la prostitution » vue dans la perspective de cette disposition. La Cour s’intéressera ensuite aux obligations positives qui s’imposent aux États au titre de l’article 4 de la Convention.
2. La portée de l’article 4 de la Convention
a) Les trois notions visées à l’article 4 de la Convention
279. L’article 4 fait référence à trois notions : l’esclavage, la servitude et le travail forcé ou obligatoire. Comme la Cour l’a déjà observé dans sa jurisprudence, la Convention ne définit toutefois aucune de ces notions (Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, § 32, série A no 70, et Siliadin, précité, §§ 121-125). C’est pourquoi la Cour s’est inspirée de différents instruments de droit international traitant de ces notions pour déterminer le champ d’application matériel de l’article 4 de la Convention.
280. Dans sa jurisprudence ancienne, concernant la notion d’« esclavage » la Cour s’est référée à la Convention de 1927 relative à l’esclavage, selon laquelle « [l’]esclavage est l’état ou [la] condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux ». Au sujet de la notion de « servitude », la Cour a pris en compte la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme ainsi que la Convention supplémentaire de 1956 relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage, selon laquelle cette notion a trait à une « forme de négation de la liberté, particulièrement grave » et inclut « en plus de l’obligation de fournir à autrui certains services (...) l’obligation pour le « serf » de vivre sur la propriété d’autrui et l’impossibilité de changer sa condition ». En résumé, au vu de ces éléments, la Cour a dit que la notion de « servitude » devait être comprise comme « une obligation de prêter ses services sous l’empire de la contrainte » (Siliadin, précité, §§ 122-125). Elle a également observé que la servitude correspondait à un travail forcé ou obligatoire « aggravé » (C.N. et V. c. France, précité, §§ 89-91).
281. À propos de la définition du « travail forcé ou obligatoire », la Cour, dans l’arrêt Van der Mussele (précité, § 32), a noté que les divers documents du Conseil de l’Europe relatifs aux travaux préparatoires de la Convention européenne n’offraient pas d’indication claire. Elle a toutefois estimé qu’à l’évidence le texte de l’article 4 s’inspirait dans une large mesure de la Convention no 29 de l’OIT. Ainsi, cet instrument juridique liant la quasi-totalité des États membres du Conseil de l’Europe, la Cour a considéré que la définition qu’avait donnée l’OIT du « travail forcé ou obligatoire » devait servir de point de départ pour l’interprétation de l’article 4 de la Convention (voir aussi l’arrêt Siliadin, précité, §§ 115-116, et l’arrêt Stummer c. Autriche ([GC], no 37452/02, § 117, CEDH 2011), dans lequel la Cour a plus récemment confirmé cette approche). Selon cette définition, le terme « travail forcé ou obligatoire » désigne tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré (paragraphes 140-143 ci-dessus).
282. Se fondant sur la définition formulée par l’OIT, la Cour a expliqué que la notion de « travail » contenue à l’article 4 § 2 de la Convention devait être comprise comme désignant plus largement « tout travail ou service ». Au sujet du caractère « forcé ou obligatoire » de ce travail, la Cour a noté que l’adjectif « forcé » évoquait l’idée d’une contrainte physique ou morale et que le second adjectif (« obligatoire ») renvoyait à une situation dans laquelle le travail était « exigé (...) sous la menace d’une peine quelconque » et, de plus, qu’il s’agissait d’un travail contraire à la volonté de l’intéressé, pour lequel celui-ci « ne s’[était] pas offert de son plein gré ». La Cour a aussi précisé que la notion de « peine » devait s’entendre plus largement comme désignant « une quelconque » ou « une » peine. En outre, lorsqu’il existait un risque analogue à la « menace d’[une] peine », la Cour a constaté la valeur relative de l’argument tiré du « consentement préalable » à une activité (Van der Mussele, §§ 34-37, Siliadin, §§ 115-117, Stummer, § 117, et Chowdury et autres, §§ 90-91, tous précités).
283. Dans sa jurisprudence ultérieure, la Cour a encore clarifié certains éléments de la définition du « travail forcé ou obligatoire » énoncée dans l’arrêt Van der Mussele. En particulier, dans l’arrêt Siliadin susmentionné (§§ 114-120), dans lequel elle était appelée à rechercher dans quelle mesure un traitement associé en substance à de la traite relevait de l’article 4, la Cour a fait référence à la notion de « travail forcé ou obligatoire » telle que développée dans l’arrêt Van der Mussele et a ajouté que l’expression une « peine » englobait toute situation équivalente quant à la gravité de la menace telle qu’elle pouvait être ressentie. Au sujet de la question du « consentement » au travail litigieux, la Cour a évoqué l’absence de choix.
284. Par ailleurs, dans l’arrêt C.N. et V. c. France (précité, § 77), s’appuyant sur un rapport de l’OIT, la Cour s’est penchée sur la notion de « peine », expliquant qu’elle « p[ouvait] aller jusqu’à la violence ou la contrainte physique, [mais qu’elle pouvait] également revêtir une forme plus subtile, d’ordre psychologique, telle que la dénonciation de travailleurs en situation illégale à la police ou aux services d’immigration ».
285. Dans la récente affaire Chowdury et autres (précité, § 96), la Cour a analysé la notion de « consentement », soulignant que « lorsqu’un employeur abuse de son pouvoir ou tire profit de la situation de vulnérabilité de ses ouvriers afin de les exploiter, ceux-ci n’offrent pas leur travail de plein gré ». Elle a ajouté que « [l]e consentement préalable de la victime n’est pas suffisant pour exclure de qualifier un travail de travail forcé » et que « [l]a question de savoir si une personne offre son travail de plein gré est une question factuelle qui doit être examinée à la lumière de toutes les circonstances pertinentes d’une affaire ».
b) La traite des êtres humains analysée sous l’angle de l’article 4 de la Convention
286. L’adoption de l’arrêt Rantsev précité a marqué l’évolution la plus importante qu’ait connue la jurisprudence de la Cour sur la question de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle. Cette affaire concernait la traite présumée et le décès d’une jeune femme russe qui avait été recrutée à Chypre pour travailler en qualité d’« artiste de cabaret » (désignation qui, selon diverses organisations, servirait de couverture à des activités de prostitution) et qui est ensuite décédée dans des circonstances suspectes à la suite d’un différend avec l’homme pour lequel elle avait travaillé. En ses parties pertinentes pour la présente espèce, l’affaire Rantsev soulevait des questions sous l’angle de l’article 4 de la Convention.
287. Sur ce point particulier, la Cour a noté que cette disposition ne mentionnait nullement la traite des êtres humains. Après avoir présenté les différents instruments internationaux pertinents dans ce domaine, la Cour a toutefois renvoyé aux principes suivants concernant l’interprétation de la Convention :
« 273. La Cour n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme la seule référence pour l’interprétation des droits et libertés qui y sont consacrés (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008). Elle dit depuis longtemps que l’un des principes essentiels en matière d’application des dispositions de la Convention est qu’elles ne s’appliquent pas dans le vide (Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, et Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 163, CEDH 2005-IV). Notamment, en tant que traité international, la Convention doit s’interpréter à la lumière des règles d’interprétation énoncées dans la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (« la Convention de Vienne »).
274. En vertu de cet instrument, il faut, pour interpréter la Convention, rechercher le sens ordinaire à attribuer aux mots dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés (voir Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 29, série A no 18, Loizidou, précité, § 43, et l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne). La Cour doit tenir compte de ce que le contexte de la disposition est celui d’un traité de protection effective des droits individuels de l’être humain et de ce que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter en veillant à l’harmonie et à la cohérence interne de ses différentes dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005-X). Il faut aussi tenir compte de toute règle de droit international applicable aux relations entre les parties contractantes, et la Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante (voir Al-Adsani, précité, § 55, Demir et Baykara, précité, § 67, Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 62, CEDH 2008, et l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne).
275. Enfin, la Cour souligne que l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir notamment Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 87, série A no 161, et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). »
288. La Cour a en outre relevé qu’il n’était pas surprenant que la Convention ne contînt aucune référence expresse à la traite des personnes, puisqu’elle s’inspirait de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui ne mentionne que « l’esclavage et la traite des esclaves (...) sous toutes leurs formes ». Elle a toutefois souligné que, au moment d’examiner la portée de l’article 4 de la Convention, il ne fallait pas perdre de vue les particularités de celle-ci ni le fait qu’il s’agissait d’un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles. Elle a aussi expliqué que le niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales impliquait, parallèlement et inéluctablement, une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques (Rantsev, précité, § 277).
289. La Cour a de plus souligné que « [c]ompte tenu de la prolifération tant de la traite que des mesures destinées à la combattre, elle juge[ait] approprié en l’espèce d’examiner la mesure dans laquelle le phénomène p[ouvait] en lui-même être considéré comme contraire à l’esprit et au but de l’article 4 de la Convention et ainsi relever des garanties apportées par cet article sans qu’il [fût] nécessaire d’apprécier de laquelle des trois conduites prohibées rel[evaient] les traitements de l’affaire en cause » (ibidem, § 279) Elle a conclu en ces termes :
« 282. Il ne peut y avoir aucun doute quant au fait que la traite porte atteinte à la dignité humaine et aux libertés fondamentales de ses victimes et qu’elle ne peut être considérée comme compatible avec une société démocratique ni avec les valeurs consacrées dans la Convention. Eu égard à l’obligation qui est la sienne d’interpréter la Convention à la lumière des conditions de vie actuelles, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si les traitements qui font l’objet des griefs du requérant constituent de l’« esclavage », de la « servitude » ou un « travail forcé ou obligatoire ». Elle conclut purement et simplement qu’en elle-même, la traite d’êtres humains, au sens de l’article 3 a) du Protocole de Palerme et de l’article 4 a) de la Convention anti-traite du Conseil de l’Europe, relève de la portée de l’article 4 de la Convention (...) »
290. À cet égard, il résulte de l’arrêt Rantsev qu’une conduite litigieuse ne peut soulever un problème de traite d’êtres humains sous l’angle de l’article 4 de la Convention que si elle réunit tous les éléments constitutifs (acte, moyens, objectif) de la définition internationale de ce phénomène (paragraphes 113-114 et 155-156 ci-dessus). En d’autres termes, conformément au principe de l’interprétation harmonieuse de la Convention et des autres instruments de droit international (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008), et compte tenu de l’absence de définition de la notion de traite des êtres humains dans la Convention elle‑même, une conduite ou une situation ne peut être qualifiée de problème de traite d’êtres humains que si elle répond aux critères établis pour ce phénomène par le droit international.
291. La Cour note de plus que dans des affaires ultérieures, bien que renvoyant régulièrement aux principes développés dans l’arrêt Rantsev à propos de la traite des êtres humains, elle a cherché à expliquer en quoi ce phénomène entrait dans le champ d’application de l’article 4 de la Convention. Ainsi, dans l’arrêt J. et autres c. Autriche (précité, § 104), elle a indiqué que les éléments constitutifs de la traite des personnes – à savoir le fait de traiter des êtres humains comme des biens, d’exercer sur eux une étroite surveillance, de limiter leur liberté de circulation, de leur faire subir des actes de violence et des menaces ainsi que des conditions de vie et de travail épouvantables sans les rémunérer ou contre une faible rémunération – relevaient des trois catégories figurant à l’article 4. De même, dans l’arrêt Chowdury et autres (précité, § 93), la Cour a souligné que « l’exploitation du travail constitu[ait] l’une des formes d’exploitation visées par la définition de la traite des êtres humains, ce qui met[tait] en évidence la relation intrinsèque entre le travail forcé ou obligatoire et la traite des êtres humains ».
292. Eu égard à ces observations, la Cour estime que la notion de traite des êtres humains peut tout à fait être intégrée dans le champ d’application de l’article 4. D’ailleurs, étant donné les caractères particuliers de la Convention en tant que traité de protection des droits de l’homme et le fait qu’il s’agit d’un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles (voir, entre autres, Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 73, 24 janvier 2017), il existe de bonnes raisons de confirmer que, comme la Cour l’a dit dans l’arrêt Rantsev, le phénomène mondial de la traite des êtres humains est contraire à l’esprit et au but de l’article 4 de la Convention et relève ainsi des garanties apportées par cette disposition.
293. Pareille conclusion se trouve également confortée dès lors que l’on compare les éléments essentiels des notions visées à l’article 4 telles qu’interprétées dans la jurisprudence de la Cour (paragraphes 279-285 ci‑dessus) d’une part, et les éléments constitutifs du phénomène de la traite des êtres humains, d’autre part (paragraphes 113-117 et 155-162 ci-dessus). Qui plus est, ce type d’approche du phénomène de la traite des êtres humains est exposé de manière convaincante dans les documents de l’OIT (paragraphes 144-145 ci-dessus), qui jouent traditionnellement un rôle déterminant par l’éclairage qu’ils apportent sur l’étendue des garanties découlant de l’article 4 de la Convention (paragraphe 281 ci-dessus). De surcroît, il ressort des informations de droit comparé dont dispose la Cour que la traite des êtres humains est partout reconnue comme un crime grave faisant intervenir, entre autres, l’exploitation sexuelle. Du reste, les trente‑neuf États membres du Conseil de l’Europe concernés par ces informations comparatives ont érigé la traite d’êtres humains en infraction pénale (paragraphe 210 ci-dessus).
294. Il convient néanmoins de relever, entre le Protocole de Palerme et la Convention anti-traite, une différence patente qui porte sur le champ d’application : la seconde s’applique à toutes les formes de traite d’êtres humains, qu’elle soit nationale ou transnationale et qu’elle soit liée ou non à la criminalité organisée, tandis que le premier concerne la traite transnationale dans laquelle est impliqué un groupe criminel organisé (paragraphes 119 et 162 ci-dessus). La Cour se trouve ainsi appelée à clarifier sa position sur ce point particulier.
295. Pour la Cour, plusieurs raisons justifient de suivre l’approche retenue dans la Convention anti-traite. En premier lieu, exclure de la protection garantie par la Convention européenne des droits de l’homme une catégorie de victimes d’une conduite qualifiée de traite d’êtres humains par la Convention anti-traite irait à l’encontre de l’objet et du but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, qui appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, par exemple, Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 234, 29 janvier 2019). À cet égard, il convient de noter que, comme il ressort des textes internationaux et comme l’observe l’un des tiers intervenants (paragraphe 269 ci-dessus), la traite pratiquée à l’intérieur d’un pays représente actuellement la forme la plus répandue de ce phénomène. En deuxième lieu, la Cour a déjà dit que les obligations positives qui pèsent sur les États membres en vertu de l’article 4 de la Convention doivent s’interpréter à la lumière de la Convention anti-traite du Conseil de l’Europe (Chowdury et autres, précité, § 104). En troisième lieu, le caractère limité de la définition donnée dans le Protocole de Palerme est relatif car, lorsque celui-ci est lu en combinaison avec l’instrument auquel il est rattaché (la CCTO), la traite s’y trouve en fait proscrite, qu’elle présente ou non une dimension transnationale ou qu’un groupe criminel organisé y soit ou non impliqué (paragraphes 111 et 120 ci‑dessus).
296. Ainsi, la Cour estime que, vue sous l’angle de l’article 4 de la Convention, la notion de traite des êtres humains couvre la traite d’êtres humains, qu’elle soit nationale ou transnationale et qu’elle soit ou non liée à la criminalité organisée, dès lors que les éléments entrant dans la définition internationale de ce phénomène telle qu’énoncée dans la Convention anti-traite et le Protocole de Palerme sont présents.
297. Pareille conduite ou situation de traite d’êtres humains relève dès lors du champ d’application de l’article 4 de la Convention. Cela n’exclut toutefois pas la possibilité que, dans les circonstances particulières d’une cause, une forme spécifique de conduite liée à la traite d’êtres humains pose également un problème sous l’angle d’une autre disposition de la Convention (voir, par exemple, M. et autres c. Italie et Bulgarie, précité, §§ 106-107 ; voir aussi le paragraphe 241 ci‑dessus).
c) L’« exploitation de la prostitution » considérée sous l’angle de l’article 4 de la Convention
298. Il importe tout d’abord d’observer, à l’instar du tiers intervenant L’Altro diritto onlus (paragraphe 271 ci-dessus), que les débats actuels sur l’« exploitation de la prostitution » font surgir quelques problématiques très délicates liées à l’approche de la question de la prostitution en général. En particulier, des opinions divergentes, souvent conflictuelles, coexistent sur le point de savoir si la prostitution en tant que telle peut être consentie ou si au contraire elle résulte toujours d’une forme d’exploitation recourant à la contrainte. Sur ce point, il convient de noter que la prostitution donne lieu à des approches différentes selon le système juridique et suivant la manière dont la société concernée la conçoit (paragraphe 180 ci-dessus).
299. Dans l’affaire V.T. c. France (précitée, §§ 24-27 et 35), qui est la seule jusqu’ici à avoir abordé cette question particulière, la Cour a pris note des divergences notables qui peuvent exister d’un système juridique à l’autre dans la manière d’envisager la prostitution. Dans les circonstances de cette affaire, elle n’a pas jugé pertinent de chercher à savoir si la prostitution en elle-même était contraire, en particulier, à l’article 3 de la Convention. Elle a toutefois souligné que la prostitution était incompatible avec la dignité de la personne humaine dès lors qu’elle était contrainte. Elle a dit que c’était lorsqu’une personne se trouvait contrainte à commencer ou à continuer à se prostituer qu’un problème se posait au regard de l’article 3 de la Convention. De même, concernant l’article 4 de la Convention, la Cour a conclu que, la requérante ne s’étant pas trouvée contrainte à continuer à se prostituer, elle ne pouvait être considérée comme ayant été « astreinte à un travail forcé ou obligatoire » au sens de cette disposition.
300. S’appuyant sur l’analyse, présentée plus haut, de sa jurisprudence relative à l’article 4 de la Convention (paragraphes 281-285 ci-dessus), la Cour conclut que la notion de « travail forcé ou obligatoire » au sens de cette disposition vise à assurer une protection contre des cas d’exploitation grave, comme les cas de prostitution forcée, indépendamment de la question de savoir si, dans les circonstances particulières de la cause, ils se produisent ou non dans le contexte spécifique de la traite des êtres humains. De plus, pareille conduite peut comporter des éléments permettant de la qualifier de « servitude » ou d’« esclavage » au sens de l’article 4, ou soulever un problème sous l’angle d’une autre disposition de la Convention (paragraphes 241 et 280 ci-dessus).
301. À cet égard, il importe de souligner que la « force » peut couvrir les formes subtiles de comportement de contrainte relevées dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 4 (paragraphes 281-285 ci‑dessus), ainsi que dans les documents de l’OIT et d’autres textes internationaux (paragraphes 141-144 ci-dessus).
302. La Cour tient également à souligner que le point de savoir si une situation donnée réunit tous les éléments constitutifs de la « traite des êtres humains » (acte, moyens, objectif) et/ou soulève un problème distinct de prostitution forcée est une question factuelle qui doit être examinée à la lumière de toutes les circonstances pertinentes de l’affaire considérée.
d) Conclusion sur le champ d’application matériel de l’article 4
303. Compte tenu de ce qui précède, la Cour formule les conclusions suivantes :
i) La traite des êtres humains relève du champ d’application de l’article 4 de la Convention. Cela n’exclut toutefois pas la possibilité que, dans les circonstances particulières d’une cause, une forme spécifique de conduite liée à la traite d’êtres humains pose un problème sous l’angle d’une autre disposition de la Convention (paragraphe 297 ci-dessus) ;
ii) Une conduite ou une situation ne peut être qualifiée de problème de traite d’êtres humains relevant de l’article 4 que si les éléments constitutifs de la définition internationale de la traite (acte, moyens, objectif) tels qu’établis par la Convention anti-traite et le Protocole de Palerme sont présents. À cet égard, lorsqu’elle est vue sous l’angle de l’article 4 de la Convention, la notion de traite des êtres humains se rapporte à la traite nationale aussi bien que transnationale, qu’elle soit ou non liée à la criminalité organisée (paragraphe 296 ci-dessus) ;
iii) La notion de « travail forcé ou obligatoire », au sens de l’article 4 de la Convention, vise à assurer une protection contre des cas d’exploitation grave, comme les cas de prostitution forcée, indépendamment de la question de savoir si, dans les circonstances particulières de la cause, ils se produisent ou non dans le contexte spécifique de la traite des êtres humains. Pareille conduite peut comporter des éléments permettant de la qualifier d’« esclavage » ou de « servitude » au sens de l’article 4, ou soulever un problème sous l’angle d’une autre disposition de la Convention (paragraphes 300-301 ci-dessus) ;
iv) Le point de savoir si une situation donnée réunit tous les éléments constitutifs de la « traite des êtres humains » et/ou soulève un problème distinct de prostitution forcée est une question factuelle qui doit être examinée à la lumière de toutes les circonstances pertinentes de l’affaire considérée (paragraphe 302 ci-dessus).
3. Les obligations positives imposées aux États par l’article 4 de la Convention
a) L’étendue des obligations positives incombant aux États en matière de lutte contre la traite des êtres humains et la prostitution forcée
304. La Cour note tout d’abord que les affaires liées à la traite des êtres humains soulèvent habituellement, au regard de l’article 4, la question des obligations positives que la Convention impose aux États. En effet, dans ces affaires les requérants sont généralement des victimes de la traite ou d’actes liés à la traite commis par un autre particulier, dont la conduite ne saurait engager la responsabilité directe de l’État (J. et autres c. Autriche, précité, §§ 108-109).
305. La nature et la portée des obligations positives découlant de l’article 4 ont été analysées de manière exhaustive dans l’arrêt Rantsev précité. Les principes généraux résumés dans cet arrêt correspondent aux préceptes essentiels de la jurisprudence dans son état actuel et représentent à ce jour le cadre pertinent pour l’examen sous l’angle de la Convention des affaires concernant directement ou indirectement la traite d’êtres humains. Ces principes sont ainsi formulés :
« 283. La Cour rappelle qu’avec les articles 2 et 3, l’article 4 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Siliadin, précité, § 82). L’article 4 [§ 1] ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation.
284. Pour déterminer s’il y a eu violation de l’article 4, il faut prendre en compte le cadre juridique et réglementaire en vigueur (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 93, CEDH 2005-VII). La palette des garanties prévues dans la législation nationale doit être suffisante pour assurer une protection pratique et effective des droits des victimes avérées ou potentielles de la traite. Ainsi, outre les mesures de droit pénal visant à sanctionner les trafiquants, l’article 4 impose aux États membres de mettre en place des mesures adéquates pour réglementer les secteurs généralement utilisés comme couvertures pour la traite d’êtres humains. De plus, les règles nationales en matière d’immigration doivent répondre aux préoccupations relatives à l’encouragement, la facilitation ou la tolérance de la traite (voir, mutatis mutandis, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, §§ 58-60, Recueil 1998‑I, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 73-74, CEDH 2001-V, et Natchova et autres, précité, §§ 96-97 et 99-102).
285. Dans son arrêt Siliadin (précité, §§ 89 et 112), la Cour a confirmé que l’article 4 imposait aux États membres l’obligation positive spécifique de pénaliser et de poursuivre effectivement tout acte visant à réduire un individu en esclavage ou en servitude ou à le soumettre au travail forcé ou obligatoire. Pour s’acquitter de cette obligation, les États membres doivent mettre en place un cadre législatif et administratif interdisant et réprimant la traite. La Cour observe que le Protocole de Palerme et la Convention anti‑traite du Conseil de l’Europe soulignent l’un comme l’autre la nécessité d’adopter une approche globale pour lutter contre la traite en mettant en place, en plus des mesures visant à sanctionner les trafiquants (...) des mesures de prévention du trafic et de protection des victimes. Il ressort clairement des dispositions de ces deux instruments que les États contractants, parmi lesquels figurent tous les États membres du Conseil de l’Europe, ont estimé que seule une combinaison de mesures traitant les trois aspects du problème pouvait permettre de lutter efficacement contre la traite (...) L’obligation de pénaliser et de poursuivre la traite n’est donc qu’un aspect de l’engagement général des États membres à lutter contre ce phénomène. La portée des obligations positives découlant de l’article 4 doit être envisagée dans le contexte plus large de cet engagement.
286. Comme les articles 2 et 3 de la Convention, l’article 4 peut, dans certaines circonstances, imposer à l’État de prendre des mesures concrètes pour protéger les victimes avérées ou potentielles de la traite (voir, mutatis mutandis, Osman [c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII], et Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 115, CEDH 2000-III). Pour qu’il y ait obligation positive de prendre des mesures concrètes dans une affaire donnée, il doit être démontré que les autorités de l’État avaient ou devaient avoir connaissance de circonstances permettant de soupçonner raisonnablement qu’un individu était soumis, ou se trouvait en danger réel et immédiat de l’être, à la traite ou à l’exploitation au sens de l’article 3 a) du Protocole de Palerme et de l’article 4 a) de la Convention anti-traite du Conseil de l’Europe. Si tel est le cas et qu’elles ne prennent pas les mesures appropriées relevant de leurs pouvoirs pour soustraire l’individu à la situation ou au risque en question, il y a violation de l’article 4 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Osman, précité, §§ 116-117, et Mahmut Kaya, précité, §§ 115-116).
287. Sans perdre de vue les difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines ni les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, il faut interpréter l’obligation de prendre des mesures concrètes de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (voir, mutatis mutandis, Osman, précité, § 116). Au moment d’examiner la proportionnalité en l’espèce de quelque obligation positive que ce soit, il faut tenir compte du fait que le Protocole de Palerme, signé par Chypre et par la Fédération de Russie en 2000, impose aux États de s’efforcer de protéger la sécurité physique des victimes de traite se trouvant sur leur territoire et de mettre en place des politiques et des programmes complets de prévention de la traite et de lutte contre ce phénomène (...) Les États doivent également former comme il se doit leurs agents des services de détection, de répression et d’immigration (...)
288. De même que les articles 2 et 3, l’article 4 impose une obligation procédurale d’enquêter sur les situations de traite potentielle. L’obligation d’enquête ne dépend pas d’une plainte de la victime ou d’un proche : une fois que la question a été portée à leur attention, les autorités doivent agir (voir, mutatis mutandis, Paul et Audrey Edwards, précité, § 69). Pour être effective, l’enquête doit être indépendante des personnes impliquées dans les faits. Elle doit également permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans tous les cas mais lorsqu’il est possible de soustraire l’individu concerné à une situation dommageable, l’enquête doit être menée d’urgence. La victime ou le proche doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (voir, mutatis mutandis, ibidem, §§ 70-73). »
306. Il ressort de ce qui précède que le cadre général formé par les obligations positives découlant de l’article 4 comporte : 1) l’obligation de mettre en place un système législatif et administratif interdisant et réprimant la traite, 2) l’obligation, dans certaines circonstances, de prendre des mesures opérationnelles pour protéger les victimes avérées ou potentielles de la traite, et 3) une obligation procédurale d’enquêter sur les situations de traite potentielle. De manière générale, les deux premiers volets des obligations positives peuvent être qualifiés de matériels, tandis que le troisième correspond à l’obligation (positive) « procédurale » qui incombe aux États.
307. Cette dernière obligation, qui est en cause en l’espèce, sera analysée de manière détaillée ci-après. Par ailleurs, compte tenu de la proximité conceptuelle entre la traite des êtres humains et la prostitution forcée au regard de l’article 4, la Cour considère que les principes qui sont pertinents dans les affaires de traite des êtres humains trouvent aussi à s’appliquer aux affaires de prostitution forcée (voir, mutatis mutandis, C.N. c. Royaume‑Uni, précité, §§ 65-69, au sujet de la servitude domestique).
b) Les obligations procédurales incombant aux États en matière de lutte contre la traite des êtres humains et la prostitution forcée
308. L’obligation procédurale résultant de l’article 4 de la Convention, vue comme un élément de la notion plus large d’obligations positives, a trait pour l’essentiel à l’obligation pour les autorités internes d’appliquer en pratique les mécanismes de droit pénal pertinents qui ont été mis en place pour interdire et sanctionner les actes contraires à cette disposition (voir, par exemple, Rantsev, précité, § 288, et Chowdury et autres, précité, § 116). Comme cela sera exposé de manière détaillée plus bas, elle implique qu’une enquête effective soit menée sur les allégations de traitement contraire à l’article 4 de la Convention.
309. L’arrêt Rantsev (précité, § 288) décrit en termes généraux ce que renferme cette obligation procédurale dans les affaires de traite d’êtres humains. Cette description s’inspire largement de la jurisprudence constante de la Cour relative à l’obligation procédurale incombant aux autorités internes qui a été développée sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention (paragraphe 305 ci-dessus). De fait, depuis l’affaire Siliadin (précitée, § 89), les principes convergents concernant l’obligation procédurale découlant des articles 2 et 3 de la Convention (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 314, CEDH 2014 (extraits)) apportent traditionnellement un éclairage sur les exigences relatives à l’obligation procédurale résultant de l’article 4 (Rantsev, § 288, M. et autres c. Italie et Bulgarie, §§ 157-158, L.E. c. Grèce, § 68, J. et autres c. Autriche, § 123, et Chowdury et autres, § 116, tous précités).
310. Pour la Cour, dès lors que, avec les articles 2 et 3, l’article 4 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Siliadin, précité, § 82, et Rantsev, précité, § 283 ; voir aussi Stummer, précité, § 116), il n’y a pas de raison de réviser cette approche bien établie concernant l’obligation procédurale qui découle de l’article 4 de la Convention. Qui plus est, comme expliqué ci-dessus, ces principes trouvent à s’appliquer en conséquence aux cas de prostitution forcée (paragraphe 307 ci-dessus).
311. Ainsi, étant donné que, comme relevé ci-dessus, l’obligation procédurale résultant des principes convergents des articles 2 et 3 apporte un éclairage sur la teneur spécifique de l’obligation procédurale imposée par l’article 4 de la Convention, et que l’arrêt Rantsev ne fait référence qu’aux aspects les plus généraux de cette obligation (paragraphe 305 ci-dessus), la Cour estime important d’exposer, pour autant qu’ils sont pertinents et appropriés, certains autres principes énoncés dans sa jurisprudence en la matière.
312. Il y a lieu de noter tout d’abord que, bien que la portée générale des obligations positives incombant à l’État puisse varier selon que le traitement contraire à la Convention a été infligé avec la participation d’agents de l’État ou qu’il l’a été par des particuliers, les exigences procédurales sont les mêmes (Denis Vasilyev c. Russie, no 32704/04, § 100, 17 décembre 2009 ; voir aussi, plus récemment, Milena Felicia Dumitrescu c. Roumanie, no 28440/07, § 52, 24 mars 2015, et Hovhannisyan c. Arménie, no 18419/13, § 55, 19 juillet 2018).
313. Ces exigences procédurales concernent principalement l’obligation pesant sur les autorités d’ouvrir et de mener une enquête effective. Comme l’explique la jurisprudence de la Cour, cela implique de lancer et d’effectuer une enquête apte à conduire à l’établissement des faits et à permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables (Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 103, 5 juillet 2016, et Tsalikidis et autres c. Grèce, no 73974/14, § 86, 16 novembre 2017 ; voir également Rantsev, précité, § 288).
314. À cet égard, il importe de souligner que, conformément à leur obligation procédurale, les autorités doivent agir d’office dès que l’affaire est portée à leur attention. En particulier, elles ne sauraient laisser à la victime l’initiative d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (voir, par exemple, Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 119, CEDH 2015, et Abdurakhmanova et Abdulgamidova c. Russie, no 41437/10, § 76, 22 septembre 2015 ; voir aussi Rantsev, § 288, C.N. c. Royaume-Uni, § 69, L.E. c. Grèce, § 68, et J. et autres c. Autriche, § 107, tous précités).
315. L’obligation procédurale est une obligation de moyens et non de résultat (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 173, 14 avril 2015, et Dimitar Shopov c. Bulgarie, no 17253/07, § 48, 16 avril 2013 ; voir aussi Rantsev, § 288, C.N. c. Royaume-Uni, § 69, L.E. c. Grèce, § 68, et J. et autres c. Autriche, § 107, tous précités). Il n’existe pas un droit absolu à obtenir l’ouverture de poursuites contre une personne donnée, ou la condamnation de celle-ci, lorsqu’il n’y a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes (A, B et C c. Lettonie, no 30808/11, § 149, 31 mars 2016, avec les références qui y sont citées). Ainsi, le fait qu’une enquête prenne fin sans déboucher sur des résultats concrets ou en ne donnant que des résultats limités n’est pas en tant que tel révélateur de défaillances (voir, par exemple, Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, § 66, 27 novembre 2007). De plus, l’obligation procédurale doit être interprétée de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (J. et autres c. Autriche, précité, § 107).
316. Néanmoins, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir des preuves et tirer au clair les circonstances de l’affaire. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables (Hentschel et Stark c. Allemagne, no 47274/15, § 94, 9 novembre 2017, avec les références qui y sont citées ; voir aussi J. et autres c. Autriche, précité, § 107).
317. Concernant le degré de contrôle que la Cour doit appliquer à cet égard, il importe de souligner que, bien qu’elle reconnaisse qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie, la Cour doit se livrer à un « examen particulièrement attentif », quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne (Bouyid, précité, § 85, avec les références qui y sont citées ; voir aussi Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 271, CEDH 2003‑V (extraits), et Y. c. Slovénie, no 41107/10, § 96, CEDH 2015 (extraits)).
318. Dans le contexte des articles 2 et 3, la Cour a dit que toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme requise d’effectivité (voir, dans le contexte de l’article 2, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 113, CEDH 2005‑VII, et Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233 in fine, 30 mars 2016 ; voir aussi, dans le contexte de l’article 3, Denis Vasilyev, précité, § 100, et Milena Felicia Dumitrescu, précité, § 52). À cet égard toutefois, il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 176).
319. En d’autres termes, il y a lieu d’apprécier le respect de l’obligation procédurale sur la base de plusieurs paramètres essentiels (Bouyid, précité, §§ 118-123 ; voir également Rantsev, précité, § 288, et Chowdury et autres, précité, §§ 89 et 116), dont ceux qui sont susmentionnés (paragraphes 313-316 ci-dessus). Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 225, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 171, 25 juin 2019 ; voir aussi Sarbyanova-Pashaliyska et Pashaliyska c. Bulgarie, no 3524/14, § 37, 12 janvier 2017).
320. L’approche relative aux articles 2 et 3 exposée ci-dessus correspond en substance à celle qu’a retenue la Cour dans l’arrêt Siliadin (précité, § 130), dans lequel elle a considéré que les éventuels vices dans la procédure et le processus décisionnel en cause doivent constituer des lacunes importantes pour poser un problème au regard de l’article 4 (voir aussi, par exemple, M.G.C. c. Roumanie, no 61495/11, §§ 60-61, 15 mars 2016, à propos de violences sexuelles examinées sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention). Autrement dit, la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur des allégations d’erreurs ou d’omissions particulières, mais seulement sur des défaillances importantes dans la procédure et le processus décisionnel en question (voir, pour l’analyse pertinente, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, §§ 90-91, CEDH 2013), à savoir celles qui sont de nature à affaiblir la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités.
4. Application des principes susmentionnés au cas d’espèce
a) Sur le point de savoir si les circonstances de la présente espèce posent un problème au regard de l’article 4 de la Convention
321. La Cour note pour commencer que le Gouvernement conteste que les circonstances de l’espèce posent un problème au regard de l’article 4 de la Convention (paragraphes 230 et 238 ci-dessus).
322. À cet égard, et au vu des arguments avancés par les parties au sujet de l’attribution à la requérante du statut de victime potentielle de la traite des êtres humains (paragraphes 232 et 235 ci-dessus), la Cour estime en premier lieu nécessaire de préciser que la reconnaissance administrative du statut de victime potentielle de la traite ne saurait passer pour confirmer que les éléments constitutifs de l’infraction de traite d’êtres humains ont été décelés. Le régime spécial consenti à une victime potentielle de la traite des êtres humains n’est pas nécessairement subordonné à la reconnaissance formelle d’une infraction de traite et il peut s’appliquer indépendamment de l’obligation d’enquêter imposée aux autorités. L’assistance due aux victimes (potentielles) de la traite doit en effet leur être fournie avant même que l’infraction de traite ne soit formellement reconnue, faute de quoi l’objectif même de la protection des victimes dans les affaires de traite s’en trouverait compromis. La question de savoir si les éléments constitutifs de l’infraction sont présents doit être résolue dans le cadre d’une procédure pénale ultérieure (J. et autres c. Autriche, précité, § 115). À ce sujet, la Cour tient également à souligner la nécessité de protéger les droits des suspects ou des accusés, en particulier le droit à la présomption d’innocence et les autres garanties d’un procès équitable découlant de l’article 6 de la Convention (voir, par exemple, Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, §§ 101 et 103‑104, CEDH 2015).
323. Ainsi, compte tenu des considérations ci-dessus, la Cour ne peut attacher d’importance décisive au fait que la requérante ait obtenu la reconnaissance administrative, par l’office des droits de l’homme, du statut de victime de la traite des êtres humains (paragraphe 85 ci-dessus).
324. Concernant l’applicabilité de la protection offerte par l’article 4 à un contexte de traite d’êtres humains ou de prostitution forcée, la Cour note en outre que, lorsque le grief de la partie requérante est de nature essentiellement procédurale comme en l’espèce, elle doit rechercher si, dans les circonstances de la cause, on peut considérer que celle-ci a présenté un grief défendable de traitement interdit ou s’il existait un commencement de preuve (prima facie evidence) tendant à indiquer qu’elle aurait été soumise à pareil traitement (voir, sur ce point, C.N. c. Royaume-Uni, précité, § 72, et J. et autres c. Autriche, précité, §§ 112-113 ; voir aussi Rantsev, précité, § 288, qui fait référence aux situations de « traite potentielle »). Cette approche concorde pour l’essentiel avec celle retenue par la Cour dans d’autres affaires concernant, en particulier, l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, § 62, CEDH 2014, Bouyid, précité, § 124, et Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 68, 25 juin 2009).
325. Sur ce point, pour établir si une obligation procédurale est née à l’égard des autorités internes, il y a lieu de s’appuyer sur les circonstances telles qu’elles se présentaient au moment où les allégations en question ont été formulées ou au moment où le commencement de preuve d’un traitement contraire à l’article 4 a été porté à l’attention des autorités, et non sur une conclusion qui aurait été rendue ultérieurement, à l’issue de l’enquête ou de la procédure en cause (C.N. c. Royaume-Uni, § 72 ; comparer avec Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, §§ 132-134, au sujet de l’article 2, et avec Alpar c. Turquie, no 22643/07, § 42, 26 janvier 2016, au sujet de l’article 3). Ce principe vaut particulièrement lorsqu’il est allégué que d’importants vices ont entaché les conclusions et la procédure interne en cause. En effet, s’appuyer sur les constats et conclusions des autorités internes risquerait dans ce cas d’induire un raisonnement circulaire qui aurait pour conséquence de soustraire une affaire concernant un grief défendable de traitement contraire à l’article 4 ou un commencement de preuve de pareil traitement à l’examen mené par la Cour au regard de la Convention.
326. En l’espèce, la requérante se plaignit auprès des autorités internes d’avoir été contrainte par T.M. à se prostituer. Elle décrivit la façon dont il était entré en contact avec elle sur Facebook et indiqua qu’à cette occasion T.M. s’était présenté comme un ami de ses parents et lui avait promis de l’aider à trouver un emploi. Elle expliqua également qu’elle n’avait eu aucune raison de douter des intentions de T.M. et qu’elle avait continué à échanger des messages avec lui, ce qui aurait débouché sur une première situation dans laquelle il aurait insisté pour qu’elle procurât des services sexuels à d’autres hommes. Selon les allégations de la requérante, T.M. lui avait alors assuré qu’elle ne le ferait que le temps qu’il lui trouvât un véritable emploi. Cependant, selon les dires de la requérante, T.M. s’était ensuite mis à exercer sur elle des pressions en recourant à la force, à la menace et à une surveillance étroite. Il aurait aussi pris les dispositions nécessaires pour qu’elle pût délivrer des prestations sexuelles tarifées, c’est-à-dire qu’il aurait trouvé un logement, assuré le transport et pris d’autres arrangements, par exemple en lui remettant un téléphone mobile et en passant une annonce pour ses services. La requérante indiqua aussi que T.M. lui confisquait la moitié de l’argent remis par les clients en contrepartie de ses prestations sexuelles (paragraphes 12-17 ci-dessus).
327. L’enquête préliminaire conduite par la police sur la base des allégations de la requérante donna lieu à une perquisition du domicile de T.M. et à une fouille de sa voiture, lors desquelles la police trouva des préservatifs, deux fusils automatiques ainsi que leurs munitions, une grenade à main et un certain nombre de téléphones mobiles (paragraphe 19 ci-dessus). De plus, cette enquête préliminaire permit d’établir que T.M. avait suivi une formation de policier et qu’il avait été condamné pour proxénétisme avec recours à la contrainte et pour viol (paragraphes 20-21 ci-dessus). Pendant sa première audition, T.M. nia avoir forcé la requérante à se prostituer, mais admit qu’il avait employé la force contre elle à une occasion et déclara également qu’il lui avait prêté de l’argent pour l’appartement qu’elle louait (paragraphe 23 ci-dessus). Sur la foi de la plainte de la requérante et des résultats de l’enquête préliminaire, le parquet conduisit une enquête approfondie (paragraphes 24-37 ci-dessus).
328. La Cour estime que les faits décrits ci-dessus indiquent clairement que la requérante a formulé un grief défendable de traitement contraire à l’article 4 de la Convention tel que défini par la Cour (paragraphe 303 ci‑dessus) et qu’en outre, il existait un commencement de preuve tendant à montrer qu’elle aurait été victime de pareil traitement.
329. Ainsi, la situation personnelle de la requérante donne assurément à penser que celle-ci appartenait à une catégorie vulnérable (paragraphes 10 et 158 ci-dessus), tandis que la position et l’histoire de T.M. tendent à indiquer qu’il était en mesure d’exercer une domination sur l’intéressée et d’abuser de sa vulnérabilité à des fins d’exploitation de la prostitution (paragraphes 20-21 ci-dessus). Par ailleurs, les moyens employés par T.M. lorsqu’il aurait pris contact pour la première fois avec la requérante et lorsqu’il l’aurait recrutée rappellent l’une des méthodes souvent utilisées par les trafiquants pour recruter leurs victimes. Il en va de même de la promesse que T.M. aurait faite à la requérante de lui trouver un emploi, conjuguée à la conviction de celle-ci qu’elle n’avait aucune raison de s’inquiéter (paragraphes 157-158 ci-dessus).
330. De surcroît, les allégations formulées par la requérante selon lesquelles T.M. avait adopté les dispositions nécessaires pour qu’elle pût fournir des services sexuels tarifés, à savoir qu’il avait trouvé un logement et pris d’autres arrangements, évoquent l’élément de l’hébergement, qui est l’un des « actes » constitutifs de la traite (paragraphes 113-114 ci‑dessus). Il y a lieu de relever par ailleurs que T.M. a admis avoir employé la force contre la requérante, ce qui appelle une appréciation minutieuse et subtile sur le plan des « moyens » de la traite des êtres humains aux fins de l’exploitation de la prostitution. Il en va de même de la déclaration de T.M. selon laquelle il aurait prêté de l’argent à la requérante, qui soulève le problème de l’existence éventuelle d’une servitude pour dette, laquelle constitue un autre « moyen » de la traite.
331. Il convient également de noter que les allégations et les circonstances susmentionnées, qui donnent à penser en particulier que T.M. a gagné de l’argent illégalement grâce aux prestations sexuelles fournies par la requérante, dans un contexte dans lequel il est concevable qu’il ait exercé une domination sur celle-ci et recouru à la force, à la menace et à d’autres formes de contrainte, font en tout état de cause naître un grief défendable de prostitution forcée et un commencement de preuve de pareil traitement, qui est en lui-même interdit par l’article 4 de la Convention (paragraphe 300 ci‑dessus).
332. En résumé, la Cour estime que la requérante a présenté un grief défendable de traitement contraire à l’article 4 de la Convention – traite des êtres humains et/ou prostitution forcée – et qu’il existait un commencement de preuve tendant à indiquer qu’elle aurait été soumise à pareil traitement, ce qui faisait peser sur les autorités internes l’obligation procédurale découlant de cette disposition (comparer avec C.N. c. Royaume‑Uni, précité, § 72). En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement concernant l’applicabilité de l’article 4 de la Convention, qu’elle avait jointe au fond (paragraphe 238 ci‑dessus).
b) Respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 4 de la Convention
333. La Cour rappelle que le grief de la requérante est de nature procédurale (paragraphe 229 ci-dessus). Ainsi, eu égard à l’étendue des obligations positives incombant à l’État défendeur (paragraphe 306 ci‑dessus), la Cour examinera en l’espèce le grief de la requérante consistant à dire que les autorités internes ont apporté une réponse insuffisante à ses allégations de traite d’êtres humains et/ou de prostitution forcée.
334. Aux fins de son appréciation, la Cour recherchera si la procédure interne et les processus décisionnels en cause ont été entachés de vices ou de lacunes importants (paragraphe 320 ci-dessus). En particulier, la Cour vérifiera si les allégations de la requérante relevant de l’article 4 ont donné lieu à une enquête adéquate et si elles ont fait l’objet d’un examen scrupuleux répondant aux normes applicables énoncées dans sa jurisprudence (paragraphes 317-320 ci-dessus).
335. Il convient toutefois de noter que la requérante a manqué de clarté dans la formulation de ses griefs relatifs aux défaillances et aux omissions procédurales alléguées, ce qui a soulevé la question de l’objet du litige devant la Cour. Ainsi, eu égard aux conclusions de la Cour concernant l’objet du litige (paragraphes 227-229 ci-dessus), et bien que celle-ci puisse, dans son appréciation globale du grief de la requérante, tenir compte des omissions procédurales particulières qu’elle juge pertinentes, elle doit en l’espèce faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit de rechercher si les autorités internes ont honoré l’obligation procédurale que leur imposait l’article 4 de la Convention. En tout état de cause, conformément aux principes généraux exposés ci-dessus, la Cour ne s’attachera qu’aux lacunes importantes dans la réponse procédurale apportée par les autorités internes aux allégations de traite d’êtres humains et/ou de prostitution forcée formulées par la requérante, c’est-à-dire aux lacunes qui étaient de nature à affaiblir la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire (paragraphe 320 ci-dessus).
336. En l’espèce, malgré la promptitude avec laquelle elles ont réagi aux allégations de la requérante qui visaient T.M., les autorités de poursuite, à savoir la police et le parquet compétent, ont négligé dans leur enquête certaines pistes évidentes qui auraient permis de faire la lumière sur les circonstances de l’affaire et sur la véritable nature de la relation qui existait entre la requérante et T.M. Comme souligné plus haut, pareille exigence découle de l’obligation procédurale qui incombe aux autorités internes, sans que le requérant ait à prendre l’initiative d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (paragraphe 314 ci-dessus ; voir aussi Mihhailov c. Estonie, no 64418/10, § 126, 30 août 2016). De fait, les autorités de poursuite étant mieux placées que la victime pour mener une enquête, une action ou inaction de la part de la victime ne saurait justifier une inaction de la part des autorités de poursuite (voir, mutatis mutandis, Asllani c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine, no 24058/13, § 62 in fine, 10 décembre 2015).
337. À cet égard, par exemple, il y a lieu de remarquer que rien n’indique que les autorités de poursuite aient fait le moindre effort pour enquêter sur les circonstances ayant entouré les échanges entre la requérante et T.M. sur Facebook, alors que, comme relevé ci-dessus, il était notoire que ce type d’échanges constituait l’un des moyens utilisés par les trafiquants pour recruter leurs victimes. De fait, les autorités de poursuite n’ont jamais cherché à inspecter les comptes Facebook de la requérante ou de T.M. et donc à faire la lumière sur la nature de la prise de contact et des échanges qui suivirent entre ces deux personnes. En outre, les éléments disponibles donnent à penser que T.M. a utilisé Facebook pour menacer la requérante après qu’elle l’eut quitté (paragraphes 37 et 67 ci‑dessus), mais rien n’indique que les autorités aient suivi cette piste afin d’établir quelle était la véritable nature de leur relation et si ces menaces étaient l’indice d’un recours par T.M. à un moyen de contrainte.
338. Qui plus est, ni pendant l’enquête ni après que les informations pertinentes étaient apparues au cours du procès, les autorités de poursuite n’ont envisagé de recueillir le témoignage des parents de la requérante, en particulier de sa mère. Or il apparaît que la mère de la requérante avait précédemment eu des contacts et des problèmes avec T.M., ce dont celui-ci se serait servi, selon les éléments disponibles, pour soumettre la requérante à des pressions et à des menaces (paragraphes 62, 67 et 73 ci-dessus).
339. Par ailleurs, les autorités de poursuite n’ont jamais non plus cherché à identifier et à entendre la propriétaire de l’appartement où la requérante avait vécu avec T.M. en vue de déterminer dans quelles circonstances ce logement avait été loué et de savoir ainsi qui s’était en réalité occupé de tout le processus de location, ce qui aurait pu contribuer à établir l’existence d’un éventuel acte d’« hébergement », en tant qu’élément constitutif de la traite des êtres humains. De plus, bien que, plus tard au cours de la procédure pénale, la requérante eût déclaré que la propriétaire de l’appartement avait l’habitude d’y venir (paragraphe 63 ci-dessus), le parquet n’a pas cherché à la faire interroger afin de recueillir ses impressions sur l’atmosphère qui régnait dans le logement ainsi que sur la relation qui existait entre la requérante et T.M. pendant cette période cruciale.
340. Il y a également lieu de noter que les autorités de poursuite n’ont ni identifié ni entendu un seul voisin. Or les voisins auraient peut-être eux aussi été en mesure de livrer des informations sur les circonstances du séjour de la requérante et de T.M. dans l’appartement, et en particulier de dire si et à quelle fréquence la requérante avait été vue en train d’en sortir, si elle sortait seule, non accompagnée de T.M., et si et à quelle fréquence celui-ci quittait l’appartement. Tous ces éléments auraient permis de faire la lumière sur les allégations de la requérante concernant la manière dont T.M. l’aurait tenue sous sa coupe pendant leur séjour dans l’appartement, étant entendu que le simple fait que l’intéressée soit parfois sortie ne saurait indiquer de manière concluante que T.M. n’exerçait pas de contrainte sur elle (comparer avec Siliadin, précité, § 127).
341. Compte tenu des lacunes susmentionnées, il y a lieu de noter qu’outre la perquisition de l’appartement de T.M., la fouille de la voiture de celui-ci et l’audition de la requérante et de T.M., la seule mesure qu’aient prise les autorités de poursuite a consisté à interroger M.I., l’amie de la requérante (paragraphes 32-37 ci-dessus). Cependant, le témoignage livré par celle-ci pendant l’enquête et la procédure pénale a par moments contredit certaines des informations qui avaient été communiquées par la requérante. Qui plus est, les déclarations de M.I. ont donné à penser que c’étaient principalement sa mère et son petit ami qui savaient dans quelles circonstances la requérante aurait fui T.M. (paragraphes 33 et 66 ci-dessus).
342. Or les autorités de poursuite n’ont jamais cherché à entendre la mère et le petit ami de M.I., qui auraient pu livrer des détails sur la fuite alléguée de la requérante, et dont les témoignages auraient pu servir à vérifier la cohérence des déclarations de M.I. ainsi que la fiabilité de sa déposition orale. Il en va de même des contradictions entre les déclarations de la requérante et celles de M.I. au sujet des circonstances dans lesquelles la requérante aurait rassemblé ses affaires dans l’appartement où elle avait vécu avec T.M., qu’une audition de la propriétaire du logement aurait permis d’éclaircir. Or, comme indiqué plus haut, les autorités de poursuite n’ont jamais cherché à entendre la propriétaire de l’appartement.
343. Pour la Cour, l’ensemble de ces éléments tendent à indiquer que, contrairement à ce que leur imposait l’obligation procédurale découlant de l’article 4, les autorités de poursuite n’ont pas mené d’enquête effective sur toutes les circonstances pertinentes de l’affaire ni suivi certaines pistes d’investigation évidentes qui leur auraient permis de recueillir les éléments de preuve disponibles. Au lieu de cela, elles se sont appuyées dans une large mesure sur les déclarations de la requérante ; de leur fait, la procédure judiciaire subséquente s’est pour l’essentiel résumée à une confrontation entre les allégations de la requérante et les dénégations de T.M., sans que beaucoup d’éléments complémentaires fussent présentés.
344. Sur ce point, la Cour prend note de la position du GRETA et d’autres organismes internationaux concernant les exigences d’une enquête et de poursuites effectives dans le cas d’infractions liées à la traite des êtres humains. S’agissant en particulier du poids décisif que les autorités de poursuite ont attaché aux déclarations de la requérante (paragraphes 40, 80 et 92 ci-dessus) et de la manière dont elles ont négligé certaines pistes d’enquête évidentes, la Cour observe que les travaux du GRETA et d’autres organismes experts ont déjà reconnu que diverses raisons pouvaient expliquer pourquoi les victimes de la traite des êtres humains et de différentes formes d’abus sexuel étaient parfois réticentes à coopérer avec les autorités et à divulguer tous les détails de leur affaire. Dans ce contexte, l’impact éventuel d’un traumatisme psychologique ne doit pas non plus être négligé. Il existe donc un risque de dépendance excessive à l’égard du seul témoignage de la victime, ce qui appelle à clarifier et, si nécessaire, à étayer les déclarations de la victime à l’aide d’autres éléments (paragraphes 138, 171, 206 et 260 ci-dessus).
345. La Cour estime que les multiples lacunes, susmentionnées, dans la conduite de l’affaire par les autorités de poursuite ont fondamentalement amoindri la capacité des autorités internes – y compris celle des juridictions compétentes – à déterminer la nature véritable de la relation qui existait entre la requérante et T.M. et à établir si celui-ci avait exploité la requérante, comme celle-ci l’alléguait (comparer avec Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 77, CEDH 2004‑XI).
346. Cela suffit à la Cour pour conclure que des vices importants ont entaché la réponse procédurale apportée par les autorités internes au grief défendable de traitement contraire à l’article 4 de la Convention formulé par la requérante et au commencement de preuve tendant à indiquer que celle-ci aurait été soumise à pareil traitement. Partant, la Cour considère que la mise en œuvre des mécanismes de droit pénal en l’espèce a été défaillante au point de constituer un manquement à l’obligation procédurale que l’article 4 de la Convention faisait peser sur l’État défendeur.
347. Dès lors, il y a eu violation de l’article 4 de la Convention en son volet procédural.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
348. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
349. Devant la chambre, la requérante a sollicité 20 000 euros (EUR) pour préjudice moral. Le Gouvernement a contesté cette demande, qu’il considérait comme infondée, excessive et non étayée.
350. Statuant en équité, la chambre a décidé d’octroyer à la requérante 5 000 EUR pour préjudice moral.
351. Dans la procédure devant la Grande Chambre, les parties n’ont pas modifié leurs prétentions sous ce chef. La Cour confirme l’arrêt de la chambre pour ce qui est de ces prétentions et alloue à la requérante, pour préjudice moral, le même montant que celui que lui a accordé la chambre, à savoir 5 000 EUR.
2. Frais et dépens
352. Devant la chambre, la requérante a réclamé 4 376,15 EUR au titre des frais et dépens exposés pour la procédure devant la Cour. Le Gouvernement a avancé que la requérante avait été représentée par un avocat mis à sa disposition par le centre Rosa, dont les activités afférentes à la requête de l’intéressée auraient été dans une large mesure financées par l’État. Il soutenait également que la demande de la requérante pour frais et dépens était non étayée et excessive.
353. La chambre a rejeté la demande formulée par la requérante pour frais et dépens au motif que l’intéressée n’avait pas démenti que son avocat eût déjà été rémunéré par l’État, comme l’avançait le Gouvernement.
354. Devant la Grande Chambre, la requérante sollicite le montant de 62 353,85 kunas pour les frais et dépens engagés devant la chambre et la Grande Chambre. Le Gouvernement conteste cette demande.
355. La Cour note que la requérante n’a pas produit de pièces attestant qu’elle avait payé ou avait l’obligation de payer les frais et dépens qu’elle dit avoir exposés pour les besoins de la procédure devant la chambre ou la Grande Chambre. Faute de pareils documents, la Cour ne voit rien qui puisse l’amener à admettre la réalité des frais et dépens dont le remboursement est demandé par la requérante (comparer avec Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, §§ 371-372, 28 novembre 2017). La Cour relève également que la requérante a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire pour la procédure devant la Grande Chambre. Elle rejette par conséquent la demande formulée par la requérante pour frais et dépens.
3. Intérêts moratoires
356. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement concernant l’applicabilité de l’article 4 de la Convention et la rejette ;
2. Rejette l’autre exception préliminaire du Gouvernement ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 4 de la Convention en son volet procédural ;
4. Dit que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour préjudice moral, à convertir en kunas croates au taux applicable à la date du règlement ; et qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis rendu par écrit le 25 juin 2020.
Roderick LiddellRobert Spano
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante de la juge Turković ;
– opinion concordante commune aux juges O’Leary et Ravarani ;
– opinion concordante du juge Pastor Vilanova ;
– opinion concordante du juge Serghides.
R.SO
R.L.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE TURKOVIĆ
(Traduction)
Si je me rallie à la conclusion rendue par la Cour, je souhaiterais néanmoins formuler plusieurs remarques concernant les obligations procédurales découlant de la Convention.
Premièrement, les critères permettant de déterminer si une enquête a été effective sont les mêmes au regard des articles 2, 3 et 4 de la Convention (paragraphes 310 et 319 de l’arrêt), et la Cour applique au titre de ces trois articles le même degré d’attention, qui est particulièrement élevé (paragraphe 317 de l’arrêt). En fait, les critères d’une enquête effective (indépendance, méticulosité, célérité, droit de regard du public et participation de la victime, voir le paragraphe 305 de l’arrêt) devraient être identiques pour tous les articles de la Convention (par exemple, dans le contexte de l’article 5, dans des situations telles que l’arrestation d’une personne dont toute trace sera ensuite perdue, ou la privation arbitraire de liberté[1] ; et également dans le contexte de violations graves des droits garantis par les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention, dans les cas d’abus sexuels[2], d’insultes et de menaces[3], de perquisition illégale d’un appartement[4], d’agressions contre des membres de certaines congrégations religieuses[5], ou d’agressions de journalistes[6] ou de manifestants[7], mais aussi dans des situations de violences motivées par une discrimination telle que visée à l’article 14 de la Convention[8] et de violations du droit au respect des biens tel que garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention[9]).
Deuxièmement, dès lors qu’un grief défendable a été formulé concernant l’effectivité d’une enquête, la Cour est tenue d’examiner chacun de ces critères séparément (même si certains d’entre eux ne sont pas spécifiquement mentionnés par le requérant dans sa requête, les questions posées au stade de la communication doivent être suffisamment larges pour couvrir tous les critères), et ce n’est que si tous ces critères sont réunis que l’enquête peut être considérée comme effective. Comme la Cour l’a dit, aucun de ces critères ne constitue une finalité en soi (paragraphe 319 de l’arrêt). Cependant, seules des lacunes importantes dans le respect de l’un ou l’autre de ces critères, c’est-à-dire des lacunes qui sont de nature à affaiblir la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités, justifient que l’on conclue à un manque d’effectivité de l’enquête (paragraphe 320 de l’arrêt). Dans le même temps, le respect d’un critère ne saurait compenser une ou plusieurs lacunes graves dans le respect des autres critères.
Troisièmement, la Cour a précisé que l’article 4 imposait à l’État de mener une enquête officielle effective lorsqu’un individu présentait un « grief défendable » de traitement contraire à l’article 4, ou, en l’absence de grief exprès, lorsqu’il existait un commencement de preuve tendant à indiquer qu’il aurait subi pareil traitement. La Cour a de plus souligné que cela correspondait en substance à l’approche qu’elle avait suivie dans d’autres affaires dans lesquelles, en particulier, l’article 3 de la Convention était en jeu (paragraphe 324 de l’arrêt), ce qui signifie que le standard requis pour que s’impose à l’État l’obligation d’ouvrir une forme d’enquête effective est le même pour ces deux articles. Par conséquent, le commencement de preuve auquel la Cour fait référence dans cet arrêt (paragraphes 324, 325, 331 et 332) correspond à la notion d’« indices suffisamment clairs » (ou d’« indications suffisamment précises ») à laquelle la Cour renvoie couramment à cet égard concernant l’article 3 (voir, par exemple, Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, § 62, CEDH 2014, M.S. c. Croatie (no 2), no 75450/12, § 76, 19 février 2015, Membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani, précité, § 97, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 133, CEDH 2004‑IV (extraits)).
Quatrièmement, dans la présente espèce, la requérante a formulé devant les autorités internes un grief défendable et il existait à l’époque considérée des indices suffisamment clairs (un commencement de preuve) tendant à indiquer qu’elle avait été soumise à la traite d’êtres humains et à la prostitution forcée. Ce point transparaît dans le libellé des paragraphes 331 et 332 de l’arrêt. Cela ne signifie pas pour autant que ces deux éléments — un grief défendable et un commencement de preuve — doivent être réunis pour qu’une obligation de mener une enquête effective s’impose à un État. Sur ce plan, la présence d’un seul de ces éléments suffit (paragraphe 324 de l’arrêt). Il s’agit là de la conséquence manifeste de l’obligation faite aux autorités d’agir d’office dès lors que la question a été portée à leur attention (paragraphe 314 de l’arrêt).
Cinquièmement, les autorités étant tenues d’agir d’office, la Cour a souligné qu’elles ne pouvaient pas laisser à la victime l’initiative d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (ibidem). À cet égard, n’oublions pas que la Cour estime que ce n’est pas parce que bon nombre de codes de procédure pénale nationaux contemporains renferment des dispositions énonçant les différents droits des victimes que ces dispositions doivent être comprises comme imposant aux victimes une obligation de faire usage de ces droits au titre de l’épuisement des voies de recours internes (Tadić c. Croatie, no 10633/15, § 43, 23 novembre 2017).
Sixièmement, il importe de noter que lorsqu’une enquête conduit à l’ouverture d’une procédure devant les juridictions pénales, c’est l’ensemble de la procédure, phase du procès comprise, qui doit satisfaire aux critères susmentionnés concernant l’effectivité de l’enquête (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 95‑96, CEDH 2004‑XII, Ali et Ayşe Duran c. Turquie, no 42942/02, § 61, 8 avril 2008, et Chowdury et autres c. Grèce, no 21884/15, §§ 123 et 127-128, 30 mars 2017). Les juridictions internes ne doivent pas permettre que l’auteur demeure impuni. Le respect par l’État des obligations procédurales qui lui incombent en vertu de la Convention exige que l’ordre juridique interne montre sa capacité et sa volonté de faire appliquer la loi pénale contre les auteurs d’un meurtre, d’une atteinte illégale à l’intégrité physique d’autrui (Ağdaş c. Turquie, no 34592/97, § 102, 27 juillet 2004, et McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 134, CEDH 2001‑III) ou encore d’une violation grave dans le chef d’autrui d’un autre droit garanti, par exemple la soumission d’une personne au travail forcé (Chowdury et autres, précité). Une procédure pénale contradictoire devant un juge indépendant et impartial offre normalement des possibilités suffisantes d’établir les faits et d’imputer une responsabilité pénale (Ağdaş, précité, § 102, et McKerr, précité, § 134).
De plus, bien que les juridictions internes bénéficient d’un large pouvoir discrétionnaire pour choisir la sanction qu’il convient d’imposer en cas de violations graves des droits de l’homme, la Cour dispose d’un certain degré de contrôle et a la possibilité d’intervenir dans les cas où il existe une disproportion manifeste entre la gravité de l’acte et la sanction infligée (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 285, 30 mars 2016 ; voir également Kasap et autres c. Turquie, no 8656/10, §§ 60-62, 14 janvier 2014, Darraj c. France, no 34588/07, § 49, 4 novembre 2010, Kopylov c. Russie, no 3933/04, § 141, 29 juillet 2010, et Chowdury et autres, précité, §§ 124-127). La Cour ne limite pas son contrôle à la gravité de la peine qui a été décidée par les juridictions nationales, mais le fait aussi porter sur la manière dont la peine est exécutée (Enoukidze et Guirgvliani c. Géorgie, no 25091/07, § 269 et 275, 26 avril 2011, Ali et Ayşe Duran, précité, § 69, A. c. Croatie, no 55164/08, §§ 75-80, 14 octobre 2010, et Branko Tomašić et autres c. Croatie, no 46598/06, §§ 55-61 et 65, 15 janvier 2009). Enfin, les États sont dans l’obligation d’exécuter sans retard injustifié les jugements définitifs prononcés contre les auteurs d’infractions (Kitanovska Stanojkovic et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 2319/14, § 32, 13 octobre 2016).
Il est regrettable que la Cour, ayant relevé de multiples lacunes dans la conduite de l’affaire par les autorités de poursuite, n’ait pas poussé plus loin son contrôle et qu’elle ait conclu que cela lui suffisait pour estimer que la mise en œuvre des mécanismes de droit pénal internes en l’espèce avait été défaillante au point de constituer un manquement à l’obligation procédurale que l’article 4 de la Convention faisait peser sur l’État défendeur (paragraphes 345-346 de l’arrêt). Au regard des violations alléguées (paragraphes 254 et 255 de l’arrêt et paragraphes 46 et 47 de l’arrêt de la chambre), cette affaire offrait à la Cour une opportunité de développer son analyse sur les obligations procédurales qui apparaissent non seulement dans le contexte d’une enquête effective, mais aussi dans celui d’un procès effectif.
Enfin, la Cour a noté que dans leurs travaux le GRETA et d’autres organes spécialisés reconnaissaient déjà que plusieurs raisons pouvaient expliquer que des victimes de la traite d’êtres humains et de différentes formes d’abus sexuel pussent être réticentes à l’idée de coopérer avec les autorités et de révéler tous les détails de leur affaire, et elle a affirmé la nécessité que les autorités internes, y compris judiciaires, tinssent compte de l’impact éventuel d’un traumatisme psychologique subi par la victime (paragraphe 344 de l’arrêt). De cette manière, la Cour a indiqué que les défaillances dans la protection et dans le traitement des victimes et de leurs témoignages, et en particulier l’impasse faite sur un éventuel traumatisme psychologique, ainsi que le poids excessif accordé au témoignage de la victime, constituent autant d’éléments qui doivent entrer en ligne de compte dans l’examen des obligations procédurales incombant à l’État dans le contexte des procédures pénales. La Cour a désormais tendance à considérer que les droits des victimes dans le cadre des procédures pénales relèvent des droits de l’homme et, comme elle l’a démontré dans la présente espèce, elle est prête à reconnaître la nécessité de protéger ces droits, non seulement en vertu de l’article 8, au titre du respect effectif de la vie privée et de l’intégrité personnelle (Y. c. Slovénie, no 41107/10, §§ 100-101 et 103-104, CEDH 2015 (extraits)), mais aussi au titre d’une obligation procédurale pesant sur l’État (paragraphe 344 de l’arrêt), à condition qu’un juste équilibre soit ménagé entre les intérêts de la défense et les droits des victimes (Y. c. Slovénie, précité, § 103).
OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES O’LEARY ET RAVARANI
(Traduction)
Non sans une certaine hésitation, nous avons voté en faveur d’un constat de violation du volet procédural de l’article 4 de la Convention dans la présente espèce.
L’enquête interne qui a fait suite aux allégations de prostitution forcée formulées par la requérante a été entachée de certaines lacunes (paragraphes 341-355 de l’arrêt de la Grande Chambre), ce qui nous a conduits à souscrire à un constat de violation procédurale limitée.
Qui plus est, le point central de la plainte déposée par la requérante auprès des autorités internes et du grief principal qu’elle a présenté devant la Cour était le fait que le tribunal de jugement, après avoir dit que les éléments constitutifs de la contrainte ne pouvaient pas être établis et qu’il n’était donc pas possible de condamner T.M. pour contrainte d’autrui à la prostitution en application du code pénal croate, n’a pas requalifié les faits en infraction simple de proxénétisme. La requérante avançait que les preuves disponibles auraient permis de condamner T.M. pour cette infraction. Puisque pareil grief de non-requalification, présenté par une victime alléguée, a du mal à trouver sa place comme il se doit dans la Convention et sa jurisprudence, un constat de non-violation n’aurait fait qu’ajouter à l’impunité dont l’accusé a peut-être bénéficié et dont la requérante se plaignait en substance.
1. L’objet problématique du litige
Notre premier point de discorde concerne l’objet du litige. Comme l’a habilement montré la juge Koskelo dans son opinion dissidente jointe à l’arrêt de la chambre, il existe un risque manifeste que la Grande Chambre ait examiné l’affaire et cherché à développer des principes généraux en se référant à des faits que la requérante n’avait ni soulevés devant les autorités internes ni invoqués dans sa requête (paragraphes 2-10 de l’opinion dissidente jointe à l’arrêt de la chambre).
Il n’est pas rare que les requérants introduisent leurs requêtes devant cette Cour sans bénéficier de moyens et sans être représentés par un avocat ; cela ne fut toutefois pas le cas de la requérante. Il est généralement admis qu’un requérant peut clarifier ou développer ses arguments initiaux dans le courant de la procédure devant la Cour (voir le paragraphe 219 de l’arrêt de la Grande Chambre et les références qui y sont citées). Il est également admis que la Cour doit traiter ces requêtes avec le degré de flexibilité requis pour que les droits garantis par la Convention soient concrets et effectifs. Il serait à notre avis trop sévère de conclure, comme l’a fait la juge dissidente au niveau de la chambre, que la requérante n’a pas soulevé de questions au sujet de l’enquête qui a fait suite à sa plainte de prostitution forcée ou concernant le recueil des preuves. Si le tribunal de jugement n’a pas établi l’existence d’éléments constitutifs de la contrainte, la requérante, en contestant l’acquittement, a, implicitement peut-être mais en tout cas logiquement, mis en cause l’enquête qui a abouti à ce résultat. Son grief principal consistait néanmoins à reprocher aux juridictions de jugement et d’appel de ne pas avoir condamné l’accusé pour la forme moins grave de l’infraction.
Le principe ne ultra petitum signifie, assez littéralement, qu’un tribunal ne doit pas aller « au-delà de la demande » ou « au-delà de la portée du litige ». Il y a une limite à la flexibilité qu’il est possible de consentir à une partie sans trahir les droits et les principes procéduraux qui forment la colonne vertébrale de la propre jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 de la Convention. La Grande Chambre reconnaît que « la requérante a manqué de clarté dans la formulation de ses griefs relatifs aux défaillances et aux omissions procédurales alléguées, ce qui a soulevé la question de l’objet du litige devant la Cour » (paragraphes 220 et 335). On peut admettre qu’il est possible de distinguer dans sa requête initiale, dans laquelle elle invoquait les articles 3, 6, 8 et 14 ainsi que l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention, le « squelette » d’un grief de lacunes procédurales relativement à sa plainte de prostitution forcée. À ce squelette décharné la requérante a par la suite donné un peu de corps dans les observations écrites qu’elle a soumises à la chambre.
Selon sa jurisprudence constante, la Cour a compétence pour examiner les faits dénoncés à la lumière de la Convention dans son intégralité ou pour les envisager sous un autre angle, notamment sous celui d’un article de la Convention que le requérant n’a pas invoqué. Elle demeure néanmoins limitée par les faits qui sont présentés par les requérants à la lumière du droit interne. Le système de sauvegarde instauré par la Convention ne l’habilite pas à se saisir de faits non mentionnés par le requérant et à en vérifier la compatibilité avec la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 110-125, 20 mars 2018, et Foti et autres c. Italie, 10 décembre 1982, § 44, série A no 56).
Néanmoins, lorsqu’une affaire est communiquée sous l’angle d’un article de la Convention différent de celui qui avait été initialement invoqué, ce qui constitue sans nul doute une application bien intentionnée du principe jura novit curia, on ne saurait autoriser le requérant à chercher à élargir l’affaire de manière à y inclure des faits et des arguments juridiques qui sortent de l’objet du litige tel qu’il a été soumis à la Cour en application de l’article 32 de la Convention. Le requérant ne saurait non plus être autorisé à élargir encore l’objet du litige une fois l’affaire renvoyée devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Or c’est ce qui s’est produit en l’espèce.
Au niveau interne, six semaines après que T.M. eut été inculpé pour contrainte d’autrui à la prostitution, la requérante s’est vu reconnaître le statut de victime potentielle de la traite des êtres humains, qui était un statut administratif accordé par un organe pluridisciplinaire interne. Ce statut avait pour objet de veiller à ce qu’une personne potentiellement vulnérable reçût l’assistance nécessaire pendant le déroulement de la procédure interne. Comme l’admet la Grande Chambre, la reconnaissance de pareil statut ne signifie pas que les trois éléments constitutifs de l’infraction de traite d’êtres humains aient été décelés et ce statut est détaché de toute obligation d’enquêter (paragraphe 322 de l’arrêt de la Grande Chambre). Initialement, la requérante s’était plainte d’un défaut d’enquête adéquate en réponse à ses allégations de prostitution forcée et elle avait dénoncé le fait que T.M. n’eût pas été condamné pour la forme simple de l’infraction de proxénétisme dès lors que la commission de l’infraction antérieurement retenue s’était révélée impossible à établir ; par la suite, dans ses observations écrites devant la chambre, elle avait de surcroît, et pour la première fois, reproché aux autorités de ne pas avoir poursuivi et condamné T.M. pour l’infraction plus grave de traite d’êtres humains en application de l’article 175 du code pénal. Elle a ensuite continué à étendre la portée de son grief dans ses observations devant la Grande Chambre, dans lesquelles elle critiquait les autorités de poursuite pour avoir, selon elle à tort, retenu pour les faits qu’elle alléguait « la qualification de proxénétisme avec recours à la contrainte alors qu’ils montraient selon elle de manière incontestable qu’il s’agissait de traite d’êtres humains » (paragraphe 250 de l’arrêt de la Grande Chambre).
À l’instar de la juge dissidente de la chambre, nous ne considérons pas que le principe jura novit curia puisse passer pour une invitation adressée aux requérants à modifier, dans une affaire en cours, les arguments factuels et juridiques sur lesquels ils fondent leurs griefs. Quel que soit le degré de flexibilité dont une juridiction de protection des droits de l’homme estime devoir faire preuve pour que la voix des personnes déshéritées et vulnérables soit entendue, elle ne saurait ignorer les principes fondamentaux de la procédure judiciaire et elle doit continuer de fonctionner comme une juridiction.
Il y a lieu d’ajouter que lors de la phase de communication, par le biais de la question suivante – « Y a-t-il eu manquement aux obligations qui incombaient à l’État au titre de l’article 4 de la Convention eu égard aux allégations de traite d’êtres humains formulées par la requérante [...] ? » – la chambre a étendu l’objet du litige pour y faire entrer la traite des êtres humains, alors même que la requérante n’avait pas formulé pareilles allégations, que ce fût devant les autorités d’enquête internes ou dans sa requête devant la Cour. À partir de ce moment-là, la requérante a cessé de mettre en avant le fait que T.M. n’avait été condamné ni pour contrainte d’autrui à la prostitution ni pour la forme simple de l’infraction de proxénétisme, et elle a commencé à arguer que les autorités n’avaient pas retenu l’accusation qu’elle considérait désormais comme appropriée, à savoir l’infraction pénale de traite d’êtres humains. Étant donné cette modification – fortuite ou délibérée – de l’objet du litige amorcée par la chambre puis reprise à son compte par la requérante, la Grande Chambre aurait dû faire preuve d’une plus grande prudence dans sa qualification juridique des faits et se concentrer sur l’ensemble des allégations factuelles qui avaient été clairement formulées par la requérante et qui mentionnaient (uniquement) des faits présumés de prostitution forcée. Après tout, c’étaient ces allégations factuelles qui avaient donné lieu à l’enquête, aux poursuites et au procès.
2. Absence de clarté dans les principes généraux relatifs à l’article 4
Le deuxième problème que nous pose l’affaire a trait aux conséquences que semble entraîner cet élargissement de l’objet du litige pour l’analyse juridique menée par la Cour.
En notre qualité de juges souscrivant à la décision de la majorité, nous ne contestons pas que lorsque la requérante est allée dénoncer les faits à la police croate, elle a exposé un grief défendable de traitement qui aurait pu être jugé contraire aux articles 3 et 8 et même à l’article 4 de la Convention.
Au lieu de s’employer à éclaircir ce qui fait naître pareille obligation procédurale positive et ce qu’elle implique pour les autorités internes dans une affaire telle que celle-ci, l’arrêt de la Grande Chambre consacre beaucoup de temps et d’énergie à explorer la notion de traite des êtres humains. Plus d’une centaine de paragraphes décrivent le droit et la pratique internationaux et de l’UE concernant, pour l’essentiel, le phénomène de la traite. Comme la Cour l’a déjà établi dans des affaires antérieures, la traite des êtres humains suppose la présence de trois éléments constitutifs et cumulatifs : un acte, des moyens et un objectif (voir le développement relatif aux principes dans l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, §§ 277-289, CEDH 2010 (extraits)). Ainsi que l’indique l’arrêt de la Grande Chambre dans la présente espèce au paragraphe 290 :
« une conduite ou une situation ne peut être qualifiée de problème de traite d’êtres humains que si elle répond aux critères établis pour ce phénomène par le droit international. »
Ayant souligné l’importance de ces trois éléments constitutifs et exposé la jurisprudence relative à la traite des êtres humains tout en expliquant que ce phénomène pouvait se produire à l’échelle nationale ou à l’échelle transnationale, l’arrêt évite d’apporter une réponse claire à la question de savoir si les autorités nationales auraient dû ouvrir une enquête pour traite d’êtres humains, prostitution forcée ou exploitation sexuelle en général. En guise de remède au flou conceptuel qui en résulte, l’arrêt fait une vague référence à un « traitement contraire à l’article 4 » (paragraphes 308, 325, 328, 332 et 346) et dit que peu importe que la Cour se trouve (ou, surtout, peu importait que les autorités internes se fussent trouvées) en présence de traite d’êtres humains ou de prostitution forcée, l’obligation procédurale essentielle, à savoir l’obligation de mener une enquête effective, est la même.
L’objectif du renvoi d’une affaire devant la Grande Chambre est d’apporter de la clarté là où il n’y en a pas et de résoudre des conflits ou des contradictions d’ordre jurisprudentiel. En permettant que l’objet du litige soit inutilement étendu et en insistant pour faire de cette espèce une affaire de traite d’êtres humains, la Grande Chambre n’apporte pas de clarté à sa jurisprudence relative à l’article 4. La démarcation entre prostitution forcée et traite d’êtres humains est brouillée dans cet arrêt et à cause de lui. Cela n’apporte rien et n’était certainement pas nécessaire, car tout ce que la Cour devait dire, c’était si, dans l’affaire de la requérante, il y avait eu une violation procédurale, plutôt que matérielle, de l’article 4.
3. Transposition des obligations procédurales positives d’un article de la Convention à un autre
Notre troisième problème réside dans la transposition globale à l’article 4 (voire, dans certains cas, peut-être à l’article 8) des obligations procédurales positives qui ont été développées par référence aux articles 2 et 3 (paragraphes 309-311 de l’arrêt de la Grande Chambre).
La nature et l’étendue des obligations positives découlant des articles 2, 3 et 4 ont été exposées de manière détaillée aux paragraphes 283 à 288 de l’arrêt Rantsev (précité). Elles englobent en substance le devoir de prévenir, de protéger et de punir. Cependant, les deux premières obligations positives apparaissent lorsque les autorités de l’État avaient ou devaient avoir connaissance de circonstances permettant de raisonnablement soupçonner qu’un individu était soumis à pareil traitement – ou se trouvait en danger réel et immédiat de l’être. Il apparaît en revanche qu’il en faut moins pour faire naître l’obligation procédurale d’enquêter. Dans l’affaire Rantsev, elle est née pour les autorités « une fois que la question a été portée à leur attention » (ibidem, § 288). Dans la présente espèce, la requérante devait présenter un grief défendable et/ou il devait exister un commencement de preuve « d’un traitement contraire à l’article 4 » (paragraphes 324-325, 331-332 et 346 de l’arrêt de la Grande Chambre).
Le risque existe que la technique de la transposition globale fasse l’impasse sur la spécificité du type d’enquête que les autorités seraient tenues de lancer face à un « grief défendable » ou à un commencement de preuve sous l’angle de l’article 2, plutôt que des articles 3 et 4, ainsi que sur la nature des faits qui constitueraient pareil grief sur le terrain de ces différents articles de la Convention. S’agissant de la première disposition, une affaire telle que Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, § 133, 14 avril 2015) illustre bien ce qui attend en général les autorités dans une affaire mettant en jeu l’article 2 :
« (...) lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que le décès résulte d’un accident ou d’un autre acte involontaire et que la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, la Convention exige qu’une enquête répondant aux critères minimum d’effectivité soit menée pour faire la lumière sur les circonstances du décès. »
Dans une affaire relative à l’article 2, pour le dire sans ambages, il existe en général des preuves matérielles d’un décès, ou des éléments concrets signalant un risque pour la vie. De même, dans les affaires relatives à l’article 3, les autorités doivent répondre à des allégations de mauvais traitements, et, le plus souvent, le corps de la victime alléguée porte des traces physiques du traitement dénoncé. Il peut se poser la question de savoir si le seuil de gravité est atteint, ou si l’on peut admettre l’absence de preuve matérielle lorsque le plaignant se trouvait sous l’autorité et le contrôle de l’État qui lui seul était en mesure de connaître les faits dénoncés ou de les établir (voir, pour un exemple récent, Ibrahimov et Mammadov c. Azerbaïdjan, nos 63571/16 et 5 autres, § 89, 13 février 2020).
Dans les affaires relatives à l’article 4 cependant, comme le montrent les faits de l’espèce, les preuves dont disposent les autorités d’enquête peuvent être d’une nature tout autre. Dans la présente affaire, il y a eu un premier contact sur Facebook, des rencontres au café, une recherche d’emploi, une tentative présumée de contrainte à la prostitution, la poursuite des contacts sociaux, une relation physique qui a duré pendant plusieurs mois et qui peut avoir été consentie ou non ou qui peut avoir cessé de l’être après un certain temps, des allégations de menaces et de violences domestiques, la location d’un appartement et le paiement du loyer par la requérante, laquelle a pu quitter les lieux à certaines occasions et a conservé l’usage de ses papiers d’identité, de son téléphone mobile et d’une partie de l’argent qu’elle avait gagné en se prostituant prétendument contre son gré. Il y a eu aussi, et c’est déterminant, le témoignage d’une amie de la plaignante, avec laquelle elle avait cohabité, qui a confirmé les menaces auxquelles la requérante aurait été exposée, mais qui a également déclaré que celle-ci s’était engagée dans la prostitution volontairement.
Dans la présente espèce, il est difficile de dire ce que, selon la Cour, la police aurait dû faire en réponse aux allégations de prostitution forcée formulées par la requérante. Face à une femme jeune susceptible de se livrer à la prostitution et qui entretenait visiblement une sorte de relation avec un homme plus âgé, agressif et prétendument violent, la police aurait-elle dû commencer par rechercher s’il fallait écarter une infraction plus grave comme une infraction de traite d’êtres humains avant d’ouvrir une enquête sur les faits dont la requérante se plaignait, c’est-à-dire des faits de prostitution forcée ? À quoi ressemble en pratique un grief défendable de traitement contraire à l’article 4 et en quoi consiste, en l’absence de grief, un commencement de preuve ? Que doivent faire concrètement la police puis les autorités de poursuite dans l’un et l’autre cas ? En réalité, dans l’affaire de la requérante, ni les faits que celle-ci a exposés ni certains des éléments de preuve centraux qui ont été recueillis par la suite ne paraissaient correspondre aux éléments constitutifs d’un cas de traite d’êtres humains. Cela ne signifie pas que sa plainte de prostitution forcée eût donné lieu à une enquête et à des poursuites minutieuses et suffisantes. Le constat d’une violation est le résultat de défaillances identifiées. Cela signifie toutefois que la décision des autorités internes de ne pas engager de poursuites pour l’infraction plus grave de traite d’êtres humains, que la requérante a par la suite critiquée, est loin d’apparaître comme arbitraire.
S’il est aussi important de faire la clarté sur l’élément déclencheur de l’obligation procédurale d’enquêter, c’est également parce qu’une fois activée, cette obligation devient pour les autorités internes une obligation d’office. En effet, selon la jurisprudence de la Cour, les autorités ne sauraient laisser à la victime alléguée l’initiative d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (paragraphe 314 de l’arrêt de la Grande Chambre). Il n’appartient pas à un requérant de signaler d’éventuelles lacunes dans le recueil des preuves par les autorités internes ni une omission de témoins potentiels supplémentaires. De plus, lorsqu’un grief relatif à l’obligation procédurale d’enquêter est introduit devant la Cour, les phases de l’enquête, des poursuites et du procès sont toutes susceptibles d’être examinées, avec le bénéfice du recul. Comme l’indique le paragraphe 227 de l’arrêt de la Grande Chambre :
« (...) la jurisprudence de la Cour (...) montre que celle-ci est disposée à tenir compte de toutes les omissions de l’enquête qu’elle considère comme pertinentes pour son appréciation globale d’un grief procédural formulé par un requérant concernant une application ineffective des mécanismes du droit pénal ».
En l’espèce, bien que le grief de la requérante portât sur de présumées lacunes dans la phase judiciaire, la Cour s’attache tout de même à la phase d’enquête, dont, laisse-t-elle entendre, auraient éventuellement découlé des défaillances ultérieures aux stades des poursuites et du procès. Comme l’indiquait la juge dissidente au niveau de l’arrêt de la chambre, la Cour doit éviter, ne serait-ce que parce qu’elle est mal placée pour le faire, d’endosser le rôle d’examinateur direct, ou de « première instance », de la qualité du déroulement de l’enquête pénale interne. Cependant, la transposition des normes des articles 2 et 3 à l’article 4 et, au-delà, à l’article 8 est précisément porteuse de ce risque intrinsèque. L’arrêt indique qu’il faut que les lacunes de la procédure interne en question soient importantes pour soulever un problème sous l’angle de l’article 4, et il souligne que la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur des allégations d’erreurs ou d’omissions particulières. Il reste toutefois à savoir quel type de lacune doit passer pour être « importante », et le risque que la Cour endosse trop facilement le rôle de juridiction de première instance (statuant sur les faits) est patent. La nature et la portée de l’obligation d’enquêter d’office que peuvent faire naître un grief défendable soulevé sous l’angle de l’article 4 ou un commencement de preuve d’un traitement contraire à cet article sont difficilement compatibles avec, d’une part, la reconnaissance que la Cour dit devoir à l’égard du rôle que jouent les cours et les tribunaux nationaux dans le choix des mesures à prendre (Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 78, 25 juin 2009, et Pulfer c. Albanie, no 31959/13, § 81, 20 novembre 2018) et, d’autre part, la règle qui interdit à la Cour de se saisir de faits non mentionnés par le requérant et d’en vérifier la compatibilité avec la Convention (Foti et autres, précité, § 44).
Si le constat d’une violation procédurale de l’article 4 peut être justifié en l’espèce au regard des lacunes découvertes dans l’enquête qui a fait suite aux allégations de prostitution forcée formulées par la requérante, nous ne sommes pas persuadés que la Grande Chambre ait suffisamment analysé les conséquences pour la police et pour les autorités de poursuite des obligations procédurales exposées (pour des préoccupations analogues exprimées par une juridiction interne dans une affaire relative à l’article 3, voir Commissioner of Police of the Metropolis (Appellant) v DSD and another (Respondents) [2018] UKSC 11, Lord Mance, § 142).
Conclusions
Dans un rapport sur la traite des êtres humains paru en 2017, la Commission européenne indiquait que l’on avait dénombré 15 846 « victimes enregistrées » (identifiées ou présumées) de la traite des êtres humains dans l’UE en 2013-2014, que la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle constituait toujours la forme la plus répandue (67 % des victimes enregistrées), et que plus des trois quarts des victimes enregistrées étaient des femmes (76 %) (Rapport sur les progrès réalisés dans la lutte contre la traite des êtres humains (2016), COM (2016) 267 final). Ce rapport soulignait le fait que le taux de poursuites et de condamnations restait faible, ce qui était considéré comme inquiétant, surtout si on le comparait au nombre de victimes identifiées. Il ajoutait que bien que les enquêtes dans ce domaine nécessitent un solide faisceau de preuves pour aboutir à une condamnation, les informations recueillies en vue de la rédaction du rapport en question indiquaient que les États membres n’utilisaient pas suffisamment d’outils d’investigation efficaces et que les victimes étaient soumises à une charge excessive, avant et pendant la procédure pénale.
Le tableau brossé dans le rapport de la Commission, les informations contenues dans le 9e rapport général publié par le GRETA en avril 2020 et les observations communiquées par les tiers intervenants en l’espèce vont peut-être dans le sens de l’adoption d’un nouvel arrêt de Grande Chambre de la même veine que l’arrêt Rantsev, visant à mettre en évidence le fléau que représente la traite des êtres humains, à développer la jurisprudence de la Cour et à constater, le cas échéant, une violation de l’article 4 à raison d’un manquement par l’État défendeur à l’obligation d’empêcher de tels crimes, d’en protéger les victimes et d’en sanctionner les auteurs.
Cependant, si en l’espèce certaines défaillances dans la procédure interne nous empêchent de voter contre le constat de violation de l’article 4, nous n’approuvons pas l’approche qu’a retenue la Cour pour statuer. Nous considérons en outre que la jurisprudence de la Cour concernant l’article 4 n’y aura guère gagné en clarté et nous nous rallions à certaines des préoccupations qu’a exprimées notre collègue de la chambre au sujet de l’affaire telle qu’elle a été présentée par la requérante et ses représentants tant devant les autorités internes que devant la Cour après sa communication.
La Grande Chambre a pour mission de se pencher sur des questions graves relatives à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses Protocoles, ou encore sur des questions graves de caractère général. Pour qu’elle puisse exercer ses fonctions avec effectivité, il faut choisir l’affaire appropriée pour être le vecteur adéquat des questions auxquelles il y a lieu d’apporter une réponse. Nous souscrivons au constat de violation procédurale, mais nous estimons que la présente espèce aurait pu et dû être tranchée sur la base de motifs plus restreints au niveau de la chambre. Cette affaire n’était pas apte à servir de vecteur jurisprudentiel élargi, rôle auquel elle semble avoir été destinée.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE PASTOR VILANOVA
1. Dans cette affaire, la Grande Chambre a conclu à la violation de l’article 4 de la Convention en son volet procédural. Je partage totalement cette conclusion.
2. Cependant, j’émets des réserves quant à la réponse apportée par la Grande Chambre à la question cruciale concernant l’exploitation de la prostitution par autrui. En effet, alors qu’elle se demandait préalablement si « l’exploitation de la prostitution (...) rel[evait] de la portée de l’article 4 de la Convention » (paragraphe 277), elle finit par dire que la protection apportée par l’article 4 s’attache aux « cas d’exploitation grave, comme les cas de prostitution forcée » (paragraphe 300), ajoutant ensuite (paragraphe 301) que ladite « force » « peut couvrir les formes subtiles de comportement de contrainte relevées dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 4 (paragraphes 281-285 ci-dessus), ainsi que dans les documents de l’OIT et d’autres textes internationaux (paragraphes 141-144 ci-dessus) ». La Grande Chambre nous renvoie par conséquent à un certain degré de gravité, à sa jurisprudence et au droit international. Pour ce qui est de la première exigence, elle n’est pas d’une grande utilité ici, d’autant plus que la Grande Chambre n’est pas entrée dans le fond de l’affaire. Il s’agit donc d’une déclaration de principe. En ce qui concerne la deuxième, aucune des affaires citées ne traite précisément de la prostitution. Ces renvois jurisprudentiels ne semblent donc pas très pertinents. Enfin, les références à l’OIT ne se rapportent pas expressément à la prostitution. Cependant, on constate que cette organisation lie la question du travail forcé à l’absence de « plein gré » de la victime.
3. La réponse de la Grande Chambre m’apparaît trop ambiguë. J’en veux pour preuve, notamment, la jurisprudence mentionnée aux paragraphes 281 à 285. Jusqu’ici, pour caractériser le travail forcé, la Cour exigeait effectivement la présence d’une menace, mais aussi l’absence d’un consentement véritable à celui-ci. Cependant, ce dernier élément paraît finalement exclu ou, du moins, très minimisé dans le cas d’espèce puisque la Grande Chambre se concentre sur la notion de force.
4. Le temps est pourtant venu de trancher la question de savoir si, en tant que telle, l’exploitation par autrui de la prostitution demeure compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme. Je ne le crois pas en règle générale. La dignité humaine ne se rémunère pas. Le principe de non-patrimonialité du corps humain demeure, lui aussi, incompatible avec sa mercantilisation (res extra commercium) et inadapté à la figure du contrat de travail. Ce dernier rémunère, en effet, la force de travail (physique ou intellectuelle) et non la mise à disposition de son propre corps selon les instructions de l’employeur.
5. Selon la littérature scientifique, les personnes qui ont librement et pleinement choisi de se prostituer constituent une minorité. Celles qui ne le veulent pas, qui ne le veulent plus ou qui n’ont, malgré elles, aucune autre possibilité, doivent être protégées par la Convention et les Hautes Parties contractantes.
6. Les répercussions délétères sur le plan physique et l’impact psychologique de la prostitution sont tels que personne ne devrait avoir à subir pareilles conséquences sans un consentement libre et éclairé. À ce titre, en 2013, en France, la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale et l’Institut de veille sanitaire ont publié une Étude sur l’état de santé des personnes en situation de prostitution rencontrées dans des structures sociales et médicales. Sur l’ensemble de la population interrogée, plus de la moitié des personnes (56 %) se disaient dans un état de santé moyen, mauvais ou très mauvais, et 35 % déclaraient une maladie chronique (tel le VIH) ou des problèmes psychologiques. La majorité des personnes interrogées reconnaissaient avoir eu des épisodes de troubles du sommeil, d’anxiété et de dépression durant l’année écoulée. Cette étude ajoute que « [l]es injures et les violences psychologiques sont les violences les plus souvent mentionnées : 64 % des personnes en ont subi au moins une fois au cours des douze derniers mois ». De plus, « [l]es rapports sexuels forcés au cours de la vie concernent plus du tiers des répondants ». La partie relative aux conditions sociales des personnes interrogées rapporte que : « [l]es personnes rencontrées dans l’étude cumulent un certain nombre de facteurs de précarité sociale, comme en témoignent leur isolement relationnel (42 % n’ont pas la possibilité de faire appel à un proche en cas de difficulté, et notamment les femmes) ou leurs conditions de logement (39 % vivent dans un logement précaire : hôtel, accueil collectif, famille/amis, rue, squat) ».
7. À mes yeux, l’exploitation de la prostitution, au sens entendu au paragraphe 117 de l’arrêt, c’est-à-dire le fait de tirer illégalement un avantage financier ou un autre avantage matériel de la prostitution d’autrui, doit être présumée contraire à l’article 4 de la Convention. Seule exception, la prostitution consentie de façon libre, éclairée et explicite ne peut être qualifiée de travail forcé. Toutes les autres formes de prostitution non consentie tombent dès lors dans le champ d’application de l’article 4.
8. La prostitution consentie ne peut être considérée, à mon sens, comme libre et éclairée que si, et seulement si, le consentement est formulé et recueilli de manière incontestable. Aucune forme de consentement implicite ne peut être accueillie et ne peut justifier l’exploitation d’une personne par autrui. Le silence ou l’absence de résistance ne doivent jamais être considérés comme un consentement implicite. Sinon, les portes sont grandement ouvertes à tous les abus, sans compter toutes les difficultés probatoires qui accableraient de ce fait la victime elle-même. Céder n’est pas consentir (Nicole-Claude Mathieu) ! L’article 3.b du Protocole de Palerme et la règle 70 du Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale vont dans ce sens.
L’article 3.b du Protocole de Palerme est ainsi libellé :
« Le consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa a) du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a été utilisé. »
La règle 70 du Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale dispose ce qui suit :
« Dans le cas de crimes de violences sexuelles, la Cour suit et, le cas échéant, applique les principes suivants : (...) b) Le consentement ne peut en aucun cas être inféré des paroles ou de la conduite d’une victime lorsque celle-ci est incapable de donner un consentement véritable ; c) Le consentement ne peut en aucun cas être inféré du silence ou du manque de résistance de la victime de violences sexuelles présumées ; d) La crédibilité́, l’honorabilité́ ou la disponibilité́ sexuelle d’une victime ou d’un témoin ne peut en aucun cas être inférée de leur comportement sexuel antérieur ou postérieur. »
9. Ainsi, le consentement ne peut être libre et éclairé qu’à la condition que la personne se prostituant soit en capacité de consentir et que son consentement ne soit entaché d’aucun vice telles la violence, l’erreur ou la tromperie. De plus, il est nécessaire que ce consentement puisse être retiré à tout moment. Une personne ne peut pas consentir à quelque chose qu’elle ignore ou connaît mal. Des personnes prostituées peuvent se rendre compte, a posteriori, que cette activité ne correspond aucunement à l’image qu’elles s’en faisaient préalablement, notamment en présence de conditions d’exercice harassantes et de gains inférieurs à ceux escomptés, ou au vu de l’impact brutal de cette activité sur leur santé physique et psychique. La réversibilité du choix doit être réelle et pas seulement théorique. Si la prostitution résulte d’un vrai choix, encore faut-il pouvoir en sortir à tout moment et sans séquelles durables. De même, il n’y a pas consentement à défaut d’options. La prostitution est souvent une activité de dernier recours. Lorsque l’on se trouve dans la misère économique, la prostitution ne constitue pas une véritable issue. Si et seulement si toutes ces conditions sont réunies, alors nous pouvons parler d’un choix réellement libre, pleinement assumé et opéré de plein gré.
10. Une très forte majorité des États membres du Conseil de l’Europe érigent en infraction pénale le fait de participer à la prestation de services sexuels délivrés par une autre personne, même lorsqu’aucune contrainte n’est exercée sur celle-ci (paragraphe 211). Il ne s’agit pas nécessairement de morale car on ne sort pas indemne de l’expérience de la prostitution (voir point 6). La Grande Chambre semble pourtant ignorer ce consensus. Il est vrai que quelques États organisent l’exploitation de la prostitution (Allemagne, Espagne, Pays-Bas, Slovénie et Suisse, par exemple). Cependant, il ne suffit pas de régler juridiquement une matière de façon minutieuse pour la rendre compatible avec la Convention. Le fait que cette activité soit régulée ne signifie nullement que le consentement de la personne soit entièrement libre, éclairé et explicite, et surtout vérifié. À ce titre, je prends note de l’initiative législative de plusieurs pays européens qui ont choisi de définir les violences sexuelles sur la base de l’absence de consentement, et non uniquement sur la base de violences ou de menaces (Suède, Islande, Royaume-Uni et Irlande, par exemple). Par conséquent, absence de violence ne signifie pas nécessairement consentement.
11. Enfin, l’article 4 impose également des obligations positives aux Hautes Parties contractantes. À ce titre, celles-ci devraient, à tout le moins, mettre en place un cadre juridique suffisant pour rendre effectives les interdictions de l’esclavage et du travail forcé, enquêter dûment lorsqu’il existe des motifs crédibles de soupçonner que les droits de personnes protégées ont été violés et, enfin, prendre des mesures opérationnelles pour protéger les victimes potentielles ou avérées. À propos de ce dernier aspect, d’une part, il serait nécessaire d’entourer la prostitution légale de garanties et de sauvegardes supplémentaires, c’est-à-dire de vérifier la sincérité du consentement. D’autre part, la liste des obligations positives incombant aux États au titre de l’article 4 devrait être complétée par l’introduction de mesures préventives, comme la détection et l’accompagnement des personnes précaires et vulnérables (des femmes dans une très large proportion) susceptibles de tomber dans le piège de la prostitution forcée, ou encore l’assistance aux personnes souhaitant s’extraire de la prostitution et de son engrenage et leur protection.
12. Dans son œuvre Les Misérables (1862), Victor Hugo observait : « On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur. Il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s’appelle prostitution ». La Convention est un instrument vivant. Il appartient à la Cour de montrer le chemin.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE SERGHIDES
(Traduction)
1. La requérante, une jeune femme sans emploi à l’époque des faits, affirmait qu’un certain T.M., un ancien policier, avait exercé sur elle des contraintes physiques et psychologiques pour qu’elle se prostituât. Devant la Cour, elle alléguait que les autorités internes n’avaient pas appliqué de manière effective les mécanismes de droit pénal pertinents en réponse à ses allégations.
2. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, a décidé à juste titre dans son arrêt (paragraphe 243 de l’arrêt) d’examiner la présente affaire sous l’angle de l’article 4 § 2 de la Convention, qui interdit le travail forcé.
3. Je me rallie à la conclusion de violation de l’article 4 de la Convention en son volet procédural que la Cour a rendue dans le présent arrêt (paragraphe 347 de l’arrêt), mais je parviens à cette conclusion en suivant une approche méthodologique plus simple et directe, que j’exposerai plus bas. J’expliquerai ensuite plus en détail mes préoccupations quant à l’effet que peut potentiellement produire cet arrêt sur le champ d’application de l’article 4 § 2 de la Convention, en décrivant la relation qui existe entre les deux dimensions logiques (intension et extension) du terme « travail forcé ou obligatoire » tel que visé dans ladite disposition. Il sera ainsi plus facile de comprendre ma préférence pour l’approche méthodologique directe, que je crois plus compatible avec le principe de l’effectivité[10].
1. L’approche méthodologique directe
4. L’arrêt s’attarde longuement sur la tâche ardue de définir la « traite des êtres humains » et l’« exploitation de la prostitution », tâche qu’il perçoit comme essentielle aux fins de déterminer si le traitement dont la requérante se plaignait entrait dans le champ d’application de l’article 4 § 2 de la Convention. Avec tout le respect que je dois à mes collègues, j’estime que pareil effort n’était pas nécessaire. Ces notions, qui en tout état de cause ne sont pas expressément mentionnées à l’article 4 § 2, ne désignent que des exemples ou des sous-catégories de « travail forcé ou obligatoire » et ne couvrent pas l’intégralité du spectre de ce phénomène. Comme il ressort de la jurisprudence de la Cour (paragraphes 281-285 de l’arrêt), l’expression « travail forcé ou obligatoire » désigne en général tout travail ou service obtenu d’un individu contre le gré de celui-ci et au moyen d’un recours à la force (c’est-à-dire à une coercition physique ou mentale, ou les deux) ou à la contrainte (c’est-à-dire à la menace d’une peine ou à une menace grave, ou les deux).
5. J’estime que l’approche qui a été retenue dans l’arrêt est problématique, principalement pour deux raisons : en premier lieu, elle consacre une part disproportionnée de l’analyse juridique au point de savoir si le traitement litigieux relève de la définition de la « traite des êtres humains » et/ou de l’« exploitation de la prostitution », détournant ainsi l’attention de la question plus générale du « travail forcé ou obligatoire » qui se trouve au cœur de l’affaire ; en second lieu, cet examen a pour effet de réduire indûment la portée de l’article 4 § 2. Je vais succinctement développer ce point, afin d’expliciter pourquoi ma préférence va à l’approche méthodologique directe.
6. En premier lieu, comme indiqué plus haut, une grande partie de l’analyse juridique de l’arrêt s’emploie à formuler une définition pour la « traite des êtres humains » et l’« exploitation de la prostitution ». Cette démarche peut avoir sa pertinence lorsqu’il s’agit de déterminer si le traitement litigieux entre dans le champ d’application de l’article 4 § 2, à condition toutefois de tenir compte de tout le spectre de la notion de « travail forcé ou obligatoire », au lieu de ramener la portée de cette disposition à ces deux seules sous-catégories de travail forcé ou obligatoire. L’excès de zèle mis à définir la « traite des êtres humains » et l’« exploitation de la prostitution » détourne l’attention de la question centrale et plus générale, comme indiqué ci-dessus.
7. En second lieu, l’approche qui a été retenue dans l’arrêt a pour effet de restreindre le champ d’application de l’article 4 § 2 en assimilant le « travail forcé ou obligatoire » à la « traite des êtres humains » et à l’« exploitation de la prostitution ». La méthodologie adoptée dans l’arrêt pourrait conduire à une situation dans laquelle il serait nécessaire de demander une autorisation, une sorte de « visa » portant les mentions « traite des êtres humains » et/ou « exploitation de la prostitution », pour pouvoir admettre qu’un grief relève de l’article 4 § 2.
8. Par conséquent, pareille méthodologie est : a) erronée, puisque la sphère du « travail forcé ou obligatoire » est plus large et ne se résume pas à ces deux sous-catégories, ce que l’arrêt semble ignorer ; b) fortement restrictive, et c) contraire à l’objet et au but de l’article 4 § 2, à savoir la protection concrète et effective du droit de ne pas être soumis au « travail forcé ou obligatoire », et donc aussi contraire au principe de l’effectivité. Une fois encore, l’approche retenue dans l’arrêt ne s’imposait pas et elle va à l’encontre de l’esprit de l’article 4 § 2.
9. Pour les raisons indiquées ci-dessus, je préfère l’approche directe, qui évite les écueils susmentionnés. À mon avis, la question à laquelle il convient de répondre est celle de savoir si l’on peut considérer que le grief de la requérante (c’est-à-dire ses allégations factuelles) s’analyse en « travail forcé ou obligatoire » au sens de l’article 4 § 2 de la Convention. Cette notion générique et autonome, susceptible d’une interprétation évolutive, permet à l’instrument vivant d’être développé. Le caractère générique de cette notion se trouve en outre renforcé par les dispositions suivantes de l’article, à savoir par les alinéas a) à d) du paragraphe 3, qui excluent expressément de la notion de « travail forcé ou obligatoire » quatre catégories ou types de travail ou de service.
10. Par leur nature même, la « traite des êtres humains » et l’« exploitation de la prostitution » relèvent de la notion de « travail forcé ou obligatoire », puisque pareils comportements constituent un moyen très grave de forcer un individu à exécuter un travail contre sa volonté. Le « travail forcé ou obligatoire » peut se produire dans de nombreux contextes différents et il ne se limite pas à la « traite des êtres humains » et/ou à l’« exploitation de la prostitution ». La nature même de l’exploitation épouvantable des êtres humains qui entre en jeu dans la « traite des êtres humains » et/ou l’« exploitation de la prostitution » est telle qu’elle doit s’inscrire automatiquement dans le champ d’application de l’article 4 § 2.
11. Compte tenu de ce qui précède, l’approche méthodologique directe abolit la nécessité de s’efforcer, comme le fait l’arrêt, de définir les notions de « traite des êtres humains » et/ou d’« exploitation de la prostitution », qui sont très difficiles à circonscrire, et, comme indiqué ci-dessus, elle recentre l’attention sur la question véritable et plus générale sur laquelle la Cour doit statuer.
12. Pour explorer plus avant le champ d’application de l’article 4 § 2 de la Convention, je vais me pencher sur la signification du « travail forcé ou obligatoire » à la lumière de sa double dimension logique. Cet examen va me permettre d’expliciter en quoi l’approche méthodologique directe que je préconise est plus compatible avec l’intension et l’extension de ce terme, et comment l’approche qui a été retenue par l’arrêt pourrait avoir pour effet d’en restreindre indûment la portée.
2. Le « travail forcé ou obligatoire » vu par le prisme de sa double dimension logique – intension et extension – et du principe de l’effectivité
13. Comme indiqué plus haut, à mon humble avis, le long développement consacré au point de savoir si le grief de la requérante (c’est-à-dire ses allégations factuelles) peut être considéré comme relevant de la « traite des êtres humains » et/ou de l’« exploitation de la prostitution » au sens de l’article 4 § 2 de la Convention ne s’imposait pas, avec tout le respect dû à mes collègues. De mon point de vue, comme pour tout autre terme ou notion figurant dans la Convention, la portée de la notion de « travail forcé ou obligatoire » telle que visée à l’article 4 § 2 de la Convention est plus facile à appréhender dès lors qu’on l’envisage dans le contexte de sa double dimension logique, c’est-à-dire dans son intension et son extension[11], ainsi qu’à la lumière de la relation qui existe entre ces deux dimensions[12].
14. Dans le domaine de la logique, l’intension (ou encore : connotation, compréhension, définition ou profondeur) se compose des qualités, des propriétés et des caractéristiques essentielles d’un terme, alors que l’extension (ou encore : dénotation, classification ou spectre) regroupe les choses ou les cas (exemples) auxquels le terme se réfère. Pour illustrer la distinction entre les deux, prenons l’exemple du terme « navire ». L’intension de ce terme serait un « véhicule servant au transport sur l’eau », tandis que son extension engloberait navires de marchandises, navires de croisière, navires de guerre et navires à voiles[13].
15. Ces deux dimensions sont importantes pour l’interprétation d’un terme figurant dans la Convention parce qu’elles permettent d’offrir une idée holistique de sa signification en profondeur et en largeur. Or une compréhension approfondie des termes de la Convention est indispensable à une protection effective des droits de l’homme. Cette approche holistique de l’interprétation d’une disposition de la Convention constitue un aspect ou une propriété du principe de l’effectivité conçu comme une norme du droit international et une méthode d’interprétation. H.E. Cunningham observe fort judicieusement que « l’extension et l’intension telles qu’appliquées aux termes peuvent, en un sens, s’appliquer aux relations »[14]. Dès lors, à mon avis, elles peuvent aussi s’appliquer aux droits de l’homme, qui reposent sur les relations humaines au sein de la société et concernent ces relations. Cela étant, bien que l’intension d’un terme soit également décrite comme correspondant à une définition de ce terme, il y a lieu de préciser à cet égard que les relations et les droits de l’homme peuvent se révéler très difficiles à définir, voire parfois être indéfinissables[15].
16. Cela étant, il est aisé d’expliquer pourquoi la Cour préfère ne pas définir de droits ou de termes se rapportant aux droits de la Convention. Sauf à être très générale, toute définition des droits ne laisserait plus aucune place pour que la Convention puisse se développer en tant qu’instrument vivant, conformément à la doctrine de la Cour. Pourtant, un examen plus attentif de ces deux dimensions peut faciliter cette évolution et permettre d’établir avec justesse ce que recouvre le droit en question au regard d’un ensemble spécifique de circonstances, tout en veillant à la conformité avec la protection sous-jacente que l’article cherche à garantir.
17. Je pense que la détermination du droit de ne pas être soumis au « travail forcé ou obligatoire » doit suivre cette double signification que revêt ce terme dans la logique. L’intension du terme « travail forcé ou obligatoire » correspond à tout travail qui peut être qualifié de forcé ou d’obligatoire et qui s’accomplit donc contre la volonté de l’individu. Les notions de « traite des êtres humains » et d’« exploitation de la prostitution » entrent à n’en pas douter dans l’extension de ce terme, mais son extension ne se limite pas à ces deux seuls exemples. Il ne s’agit que de cas entrant dans l’extension ou dans le spectre du terme « travail forcé ou obligatoire » et, comme indiqué ci-dessus, ils n’en couvrent pas toute l’amplitude.
18. Ainsi, à mon humble avis, s’il fallait que le grief d’un requérant soit classé dans la catégorie de la « traite des êtres humains » ou de l’« exploitation de la prostitution » pour pouvoir être considéré comme relevant du « travail forcé ou obligatoire » au regard de l’article 4 § 2, comme c’est le cas dans le présent arrêt, cela reviendrait à rétrécir indûment l’application de cette disposition. Ne pas voir toute l’extension du « travail forcé ou obligatoire » parce qu’on se focalise sur deux de ses sous-catégories, c’est un peu comme ne pas voir le bois lorsque l’on regarde des arbres.
19. Qui plus est, cette tentative ou toute tentative analogue de délimiter l’extension du « travail forcé ou obligatoire » non seulement entraînera une stagnation et un rabougrissement regrettables de l’extension, mais elle élargira aussi l’intension du terme « travail forcé ou obligatoire » au point de confondre celui-ci avec ces deux exemples d’extension. Pour finir, la distinction entre intension et extension disparaîtra puisque ces deux dimensions seront assimilées à la « traite des êtres humains » et à la « prostitution forcée ». Comme je l’expliquerai plus bas, pareil résultat va à l’encontre de la relation que la logique requiert entre l’extension et l’intension d’un terme ainsi qu’à l’encontre du principe de l’effectivité qui sous-tend cette relation au bénéfice de la protection effective d’un droit.
20. Dans le domaine de la logique, il existe une relation de proportionnalité inverse entre extension et intension ; lorsque l’intension se rétrécit, l’extension se dilate et, inversement, lorsque l’extension se réduit, l’intension s’étend[16]. En bref, pour reprendre les propos de Horace William Brindley Joseph, « l’extension et l’intension des mots évoluent en sens inverse »[17]. Moins la définition est précise, plus les exemples et les choses qui sont susceptibles d’entrer dans le champ de cette définition sont nombreux. A. Wolf[18] propose un exemple parlant pour illustrer la relation de proportionnalité inverse qui existe entre intension et extension : si nous qualifions l’intension du mot « triangle » en ajoutant l’adjectif « équilatéral », l’intension de « triangle » augmente et son extension diminue ; inversement, si nous omettons l’adjectif « équilatéral » du terme « triangle équilatéral », l’intension de ce terme se réduit et son extension augmente.
21. Dans la présente espèce, la signification du « travail forcé ou obligatoire » autorise que l’on qualifie de tel un large éventail de situations et de contextes ; cela appelle une extension large et une intension étroite. Cependant, si au lieu de cela nous devions assimiler le « travail forcé ou obligatoire » à la « traite des êtres humains » et à l’« exploitation de la prostitution », l’extension s’en trouverait considérablement réduite et, par conséquent, le terme ne pourrait pas couvrir d’autres cas de « travail forcé ou obligatoire ». Pareille interprétation serait contra legem étant donné que le terme générique contenu dans l’article 4 § 2 serait restreint d’une manière injustifiable. En revanche, l’approche méthodologique directe exposée plus haut permet à l’article 4 § 2 de protéger des individus contre une exploitation du travail qui s’opère contre leur gré.
22. À mon avis, la prise en considération de ces deux dimensions du « travail forcé ou obligatoire » est de nature à démontrer que l’approche méthodologique directe que j’évoque plus haut est préférable, car elle maintient une intension étroite et s’abstient donc de limiter à tort l’extension des griefs susceptibles d’être introduits sous l’angle de l’article 4 § 2. Contrairement à l’approche retenue dans l’arrêt, l’approche méthodologique directe que je préconise est compatible avec le principe de l’effectivité, lequel repose après tout sur la logique et sur l’équité. Ce principe, tant comme norme de droit international que comme méthode d’interprétation, sert à élargir le spectre d’un terme figurant dans la Convention, sans bien entendu outrepasser les limites du texte et de l’objet de la disposition pertinente. On peut y parvenir soit en réduisant son intension soit en élargissant son extension. Dans un cas comme dans l’autre, le résultat sera le même : un élargissement de la signification générale du terme en question.
3. Conclusion
23. À la lumière des considérations ci-dessus, j’ai décidé de suivre l’approche méthodologique directe pour examiner le grief que présentait la requérante sous l’angle de l’article 4 § 2 de la Convention. Je l’ai associée à la méthode que j’ai empruntée à la science de la logique, qui consiste à déterminer la notion de « travail forcé ou obligatoire » au regard de son intension et de son extension et à préserver la relation de proportionnalité inverse requise entre ces deux dimensions, dans le respect du principe de l’effectivité.
24. En conclusion, je précise que, bien que j’aie suivi une approche méthodologique différente, je me rallie au constat selon lequel l’État défendeur a manqué à l’obligation procédurale que lui imposait l’article 4 de la Convention, et que pour cette raison j’ai voté en faveur des cinq points du dispositif de l’arrêt. À mon avis toutefois, ce manquement s’explique par le fait que les autorités internes n’ont pas appliqué les mécanismes de droit pénal régissant les enquêtes, l’interdiction et les sanctions du « travail forcé ou obligatoire » d’une manière propre à faciliter une protection se fondant sur tout le spectre de ce terme au lieu de cantonner la protection au cadre de la « traite des êtres humains » ou de la « prostitution forcée », comme l’a fait l’arrêt.
* * *
[1]1. Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, § 124, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III ; Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 369, 18 juin 2002 ; Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 208, CEDH 2009, et Al Nashiri c. Pologne, no 28761/11, § 529, 24 juillet 2014.
[2]2. B.V. et autres c. Croatie (déc.), no 38435/13, § 154, 15 décembre 2015.
[3]3. R.B. c. Hongrie, no 64602/12, § 80, 12 avril 2016.
[4]4. Bagiyeva c. Ukraine, no 41085/05, §§ 47 et 64, 28 avril 2016.
[5]5. Membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani et autres c. Géorgie, no 71156/01, § 114, 3 mai 2007 et Karaahmed c. Bulgarie, no 30587/13, § 110, 24 février 2015.
[6]6. Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 45, CEDH 2000‑III.
[7]7. Promo Lex et autres c. République de Moldova, no 42757/09, § 23, 24 février 2015.
[8]8. Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 161, CEDH 2005‑VII.
[9]9. Blumberga c. Lettonie, no 70930/01, § 67, 14 octobre 2008.
[10] Au sujet de ce principe, voir, entre autres, l’Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, pp. 24 et 26, série A n 6 ; Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 123, CEDH 2005‑I ; Rietiker, Daniel, « The principle of ‘effectiveness’ in the recent jurisprudence of the European Court of Human Rights: its different dimensions and its consistency with public international law – no need for the concept of treaty sui generis », Nordic Journal of International Law, 79 (2010), pp. 245 et s. ; Georgios A. Serghides, « The Principle of Effectiveness in the European Convention on Human Rights, in Particular its Relationship to the Other Convention Principles », in (2017), 30, Hague Yearbook of International Law, 1 et s., et Georgios A. Serghides, « The Principle of Effectiveness as Used in Interpreting, Applying and Implementing the European Convention on Human Rights (its Nature, Mechanism and Significance) », in Iulia Motoc, Paulo Pinto de Albuquerque et Krzysztof Wojtyczek, New Developments in Constitutional Law – Essays in Honour of András Sajó, La Haye, 2018, pp. 389 et s. Voir également une compilation récente de travaux pertinents sur cette question élaborée par Daniel Rietiker, « Effectiveness and Evolution in Treaty Interpretation », Oxford Bibliographies (dernière modification le 25 septembre 2019), à l’adresse :
[https://www.oxfordbibliographies.com/view/document/obo-9780199796953/obo-9780199796953-0188.xml](https://www.oxfordbibliographies.com/view/document/obo-9780199796953/obo-9780199796953-0188.xml)
[11] Au sujet de la signification des notions d’extension et d’intension dans le domaine de la logique, voir : H.E. Cunningham, Textbook of Logic, New York, 1924, pp. 26-27 ; A. Wolf, Textbook of Logic, Londres, 1938, 1re impression en Inde, réimpression 1976, p. 323 ; Horace William Brindley Joseph, An Introduction to Logic, 2e édition (révisée), Oxford, 1916, pp. 136, 142-143 et 155 ; W. Stanley Jevons, The Principles of Science: A Treatise on Logic and Scientific Method, 2e édition, New York, 1887, pp. 25-26, et Evangelos P. Papanoutsos, Logic (en grec), 2e édition, Athènes, 1974, pp. 52-53.
[12] J’ai également employé ces deux dimensions logiques au paragraphe 46 de mon opinion concordante à laquelle s’est rallié le juge Dedov et qui est jointe à l’arrêt Obote c. Russie (no 58954/09, 19 novembre 2019).
[13] Adam Augustyn (éd.), Encyclopaedia Britannica, consulté en ligne à la rubrique “Intension and extension” (mars 2020), à l’adresse :
[https://www.britannica.com/topic/intension](https://www.britannica.com/topic/intension)
[14] Cunningham, op. cit., p. 37.
[15] Comme l’a dit Cunningham à ce sujet : « L’extension conduit à un type de définition que l’on qualifie de concrète, c’est-à-dire à une définition par l’exemple. L’intension, ou la connotation, d’une relation est plus difficile à exprimer. Les relations ne se prêtent pas facilement à une définition abstraite, et beaucoup les qualifient d’indéfinissables » (ibidem, p. 37).
[16] A. Wolf, op. cit., p. 324 ; Evangelos P. Papanoutsos, op. cit., pp. 52-53.
[17] H.W.B. Joseph, op. cit., p. 137. À la page 146 (ibidem) Joseph avance également que « (…) vous ne pouvez pas élargir ou rétrécir l’extension d’un terme sans restreindre ou dilater son intension, et inversement ».
[18] A. Wolf, op. cit., p. 324.