TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SAQUETTI IGLESIAS c. ESPAGNE
(Requête no 50514/13)
ARRÊT
Art 2 P7 • Droit à un double degré de juridiction en matière pénale • Impossibilité de contester devant un « deuxième degré de juridiction » une amende douanière sévère sans contrôle de proportionnalité • Caractère « pénal » de la sanction selon les critères Engel • Infraction non mineure eu égard à sa sévérité, nonobstant l’absence de peine d’emprisonnement encourue • Montant de l’amende égal à la quasi-totalité de la somme non déclarée à la sortie du territoire national (plus de 150 000 EUR) • Notion de « plus haute juridiction » s’appréciant au vu de la hiérarchie judiciaire générale et non des seuils financiers d’ouverture des voies de recours • Recours individuel devant le Tribunal constitutionnel non assimilable à une deuxième instance, eu égard à son objet limité • Absence de contrôle de proportionnalité lors de l’unique instance juridictionnelle offerte au requérant
STRASBOURG
30 juin 2020
DÉFINITIF
30/09/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Saquetti Iglesias c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Helen Keller,
Alena Poláčková,
María Elósegui,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 juin 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 50514/13) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant de cet État, M. Martín Saquetti Iglesias (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 juillet 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me J.E. Raschetti Rocca, avocat à Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. R.-A. León Cavero, avocat de l’État et chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.
3. Le 13 juin 2014 et le 2 octobre 2019, le grief concernant l’article 2 § 1 du Protocole no 7 à la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1948 et partage sa résidence entre Madrid et Buenos Aires.
5. Le 20 mars 2011, le requérant fit l’objet d’un contrôle de sécurité aux départs internationaux du terminal 4 de l’aéroport de Madrid-Barajas, alors qu’il s’apprêtait à embarquer sur un vol à destination de Buenos Aires, Argentine, où il avait l’intention de résider. Des agents de la Garde civile responsables de la sécurité de l’aéroport détectèrent des objets pouvant contenir de l’argent dans le bagage enregistré du requérant, qui n’avait pourtant pas déclaré transporter des sommes d’argent lors de son passage au contrôle de sécurité. Ils procédèrent à l’ouverture des valises du requérant dans le service des douanes de l’aéroport en présence de l’intéressé et y découvrirent 154 800 euros (EUR) cachés au milieu de revues et de chaussures. Ils saisirent la quasi-totalité de cette somme, à savoir 153 800 EUR, conformément à l’arrêté EHA/1439/2006 du 3 mai 2006, sur la déclaration de mouvements et de moyens de paiement dans le cadre de la prévention du blanchiment de capitaux.
6. Lors de l’intervention, le requérant précisa qu’il était propriétaire de la somme en cause, qu’il l’avait emportée en Espagne lors de ses divers voyages depuis 2002, à l’époque du corralito[1] argentin, et qu’il avait rempli les déclarations d’importation requises (en l’occurrence les « déclarations S1 ») à chaque entrée en Espagne. Il affirma ignorer qu’il devait aussi déclarer les sommes au moment de quitter le pays, et il ajouta qu’il avait les justificatifs d’entrée en sa possession. En particulier, le requérant détailla les importations de la manière suivante : 100 000 EUR le 21 janvier 2002, 50 000 EUR le 22 février 2004, 45 000 EUR le 10 avril 2004, 40 000 EUR le 25 septembre 2004, 42 000 EUR le 24 octobre 2004. Il précisa également celles effectuées par son épouse (25 000 EUR le 16 septembre 2002) et sa belle-mère (25 000 EUR le 16 septembre 2002). Au demeurant, le requérant mentionna qu’il possédait une flotte de huit taxis en Argentine, et déclara également qu’il y avait vendu un immeuble. Le montant total de 327 000 EUR, qui figurait dans les déclarations d’importation susmentionnées, n’avait, aux époques considérées, fait l’objet d’aucune observation par la Commission de prévention du blanchiment de capitaux et des infractions monétaires.
7. Le 22 mars 2011, le comité permanent de la Commission de prévention du blanchiment de capitaux et des infractions monétaires engagea des poursuites contre le requérant. Par une décision du 30 août 2011, la Direction générale de la trésorerie et de la politique financière du ministère de l’Économie sanctionna le requérant pour avoir commis une infraction grave prévue par les articles 2 § 1 v), 52 § 3 et 57 § 3 de la loi no 10/2010 du 28 avril 2010 sur la prévention du blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et par l’article 2 § 3 du décret royal no 925/1995 du 9 juin 1995 portant approbation du règlement d’application de la loi no 19/1993 du 28 décembre 1993 relative à certaines mesures de prévention du blanchiment de capitaux (modifié par le décret royal no 54/2005 du 21 janvier 2005), en lui infligeant une amende de 153 800 EUR, ce qui correspondait à la totalité du montant saisi.
8. Pour contester cette décision, le requérant disposait de la possibilité d’introduire, au choix, soit un recours de reposición devant l’instance qui avait rendu ladite décision, à savoir la direction susmentionnée, soit un recours en contentieux administratif devant le Tribunal supérieur de justice de Madrid.
9. Le 27 octobre 2011, le requérant forma un recours en contentieux administratif contre la décision administrative précitée. Par un arrêt du 17 janvier 2013, le Tribunal supérieur de justice de Madrid rejeta le recours. Il estima que le requérant ne s’était pas acquitté de l’obligation d’effectuer la déclaration prévue pour l’exportation des fonds, requise à partir de 10 000 EUR, qu’il ne pouvait pas prétendre ignorer, et qu’il n’avait pas non plus justifié l’origine des sommes en question. Concernant la sanction infligée, le tribunal supérieur considéra, compte tenu du montant en cause, qu’elle était proportionnée au but poursuivi, à savoir le contrôle des moyens de paiement internationaux, et il rappela que la sanction prévue par la loi pouvait aller de 600 EUR au double de la valeur des moyens de paiement utilisés. L’arrêt du tribunal supérieur indiquait qu’il était insusceptible de pourvoi en cassation, en application de l’article 86 § 2 b) de la loi no 29/1998 du 13 juillet 1998, portant sur la juridiction contentieuse administrative. En effet, la loi no 37/2011 du 10 octobre 2011 relative à des mesures d’accélération de la procédure avait modifié le texte de l’article 86 § 2 b) de la loi no 29/1998 et augmenté de 150 000 à 600 000 EUR le montant minimum pour se pourvoir en cassation.
10. Le requérant saisit le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo en se fondant sur le principe de légalité et sur le droit à l’examen de sa cause par une instance supérieure et en arguant d’un manque de motivation de la décision par laquelle il s’était vu infliger la sanction. Il se plaignit par ailleurs du fait que la modification législative de la loi no 29/1998 était intervenue après les faits de l’espèce. Par une décision du 29 avril 2013, notifiée le 3 mai 2013, la haute juridiction déclara le recours irrecevable, au motif que le requérant n’avait pas suffisamment justifié « l’importance constitutionnelle spéciale » de son recours.
2. LE DROIT INTERNE ET LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENTS
11. La loi no 10/2010 du 28 avril 2010 sur la prévention du blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme prévoit, en ses dispositions pertinentes en l’espèce, ce qui suit :
Article 2 § 1: Sujets obligés
« 1. La présente loi s’appliquera aux sujets suivants :
(...)
v) Les personnes physiques qui réalisent des mouvements de paiement, dans les conditions prévues à l’article 34.
(...) »
Article 34 : Obligation de déclaration
« 1. Les personnes physiques qui (...) réalisent les mouvements suivants devront présenter une déclaration préalable conformément aux conditions prévues par le présent chapitre :
a) Sortie ou entrée du territoire national de moyens de paiement pour un montant égal ou supérieur à 10 000 euros (...).
(...) ».
Article 50 : Types d’infractions
« Les infractions administratives prévues dans la présente loi seront qualifiées de très graves, graves et mineures ».
Article 52 § 3 : Infractions graves
« Seront considérées comme infractions graves à la présente loi:
a) Le non-respect de l’obligation de déclaration des mouvements de moyens de paiement, prévue à l’article 34.
(...) ».
Article 57 § 3 : Sanctions pour infractions graves
« En cas de non-respect de l’obligation de déclaration prévue à l’article 34, il conviendra d’imposer une sanction d’amende dont le montant minimum sera de 600 euros et dont le montant maximum pourra aller jusqu’au double de la valeur des moyens de paiement utilisés ».
Article 59: Gradation des sanctions
« 1. Les sanctions seront graduées en fonction des éléments suivants :
a) Le montant des opérations affectées par le non-respect [de l’obligation de déclaration] ;
b) Les bénéfices obtenus comme conséquence des omissions ou actes constitutifs de l’infraction ;
c) La circonstance d’avoir procédé ou non à la réparation de l’infraction de sa propre initiative ;
d) Les sanctions administratives définitives imposées pour des infractions distinctes à la personne imposable au cours des cinq dernières années conformément à cette loi ;
e) Le degré de responsabilité ou d’intentionnalité dans les faits (...) ;
f) La gravité et la durée de l’infraction ;
g) Les pertes causées aux tiers par le non-respect [de l’obligation de déclaration] ;
h) La capacité économique de l’inculpé lorsque la sanction est une amende ;
i) Le niveau de coopération de l’inculpé avec les autorités compétentes.
Dans tous les cas, les sanctions seront graduées de façon à ce que la commission des infractions ne soit pas plus avantageuse pour le contrevenant que le respect des règles enfreintes.
2. Afin de déterminer la sanction applicable parmi celles prévues aux articles 56.3, 57.2 et 58, il conviendra de prendre en compte les éléments suivants :
a) Le degré de responsabilité ou d’intentionnalité dans les faits (...) ;
b) Le comportement antérieur de l’intéressé (...) ;
c) La nature de la représentation que l’intéressé détient ;
d) La capacité économique de l’intéressé lorsque la sanction est une amende ;
e) Les bénéfices obtenus comme conséquence des omissions ou des actes constitutifs de l’infraction ;
f) Les pertes causées aux tiers par le non-respect [de l’obligation de déclaration] ;
g) Le niveau de coopération de l’inculpé avec les autorités compétentes.
3. Afin de déterminer la sanction applicable pour le non-respect de l’obligation de déclaration établie à l’article 34, il conviendra de prendre en compte les éléments suivants :
a) Le caractère notoire du montant du mouvement, qui sera considéré comme celui qui double le seuil de la déclaration ;
b) L’absence de preuve de l’origine licite des moyens de paiement ;
c) L’incohérence entre l’activité exercée par l’intéressé et le montant du mouvement ;
d) Le fait que les moyens de paiement soient retrouvés dans un endroit ou une situation qui montrerait une intention évidente d’occultation ;
e) Les sanctions administratives définitives imposées à raison du non-respect de l’obligation de déclaration au cours des cinq dernières années ;
f) Le degré d’intentionnalité de l’intéressé dans les faits ».
12. La loi no 37/2011 du 10 octobre 2011 relative à des mesures d’accélération de la procédure a modifié le texte de l’article 86 § 2 b) de la loi no 29/1998 du 13 juillet 1998 portant sur la juridiction contentieuse administrative :
« b) [ne peuvent faire l’objet d’un pourvoi en cassation] les jugements, toutes matières confondues, qui concernent des sujets ne dépassant pas 600 000 EUR, à l’exception des procédures spéciales pour la défense des droits fondamentaux, pour lesquelles le pourvoi sera possible indépendamment du montant du litige ».
13. La rédaction de l’article 86 § 2 de la loi 29/1998 avant la modification législative était la suivante :
« b) [ne peuvent faire l’objet d’un pourvoi en cassation] les jugements, toutes matières confondues, qui concernent des sujets ne dépassant pas 150 000 EUR, à l’exception des procédures spéciales pour la défense des droits fondamentaux, pour lesquelles le pourvoi sera possible indépendamment du montant du litige ».
14. La loi no 37/2011 contient la disposition transitoire suivante :
« Les procédures qui se trouveraient pendantes devant une instance lors de l’entrée en vigueur de cette loi continueront de se voir appliquer la législation antérieure jusqu’à ce que l’instance en question rende son arrêt ».
15. L’article 54 de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel prévoit que :
« Lorsque la chambre ou, s’il y a lieu, la section connaît d’un recours d´amparo contre des décisions de juges et tribunaux, son office se limitera à rechercher s’il y a eu violation des droits ou des libertés du recourant et à préserver et rétablir ces droits et libertés, et elle s’abstiendra de toute autre considération sur l’action des organes juridictionnels ».
16. Les parties pertinentes en l’espèce du rapport explicatif au Protocole no 7 à la Convention sont ainsi rédigées :
« 17. L’article 2 du Protocole no 7 reconnaît à toute personne déclarée coupable d’une infraction pénale par un tribunal le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité ou la condamnation. Il n’est pas exigé que, dans tous les cas, cette personne ait la possibilité de faire examiner à la fois la déclaration de culpabilité et la condamnation. Ainsi, par exemple, si la personne condamnée s’est rendue coupable de l’infraction dont elle a été inculpée, ce droit peut être restreint à la révision de sa condamnation. Par rapport au libellé de la disposition correspondante du Pacte des Nations Unies (article 14, paragraphe 5), le terme « tribunal » a été ajouté pour qu’il soit bien clair que cet article ne concerne pas les infractions jugées par des autorités qui ne sont pas des tribunaux au sens de l’article 6 de la Convention. (...)
18. L’examen par une juridiction supérieure est réglé différemment dans les divers États membres du Conseil de l’Europe. Dans certains pays, cet examen peut se limiter, selon les cas, à l’application de la loi, tel le recours en cassation. D’autres pays connaissent l’appel, qui permet de porter devant une juridiction supérieure aussi bien les faits que les points de droit. Cet article laisse à la législation interne le soin de déterminer les modalités de l’exercice de ce droit, y compris les motifs pour lesquels il peut être exercé.
20. Le paragraphe 2 de l’article 2 du Protocole no 7 autorise des exceptions à ce droit :
. pour les infractions mineures, telles qu’elles sont définies par la loi ;
. lorsque l’intéressé a été jugé en première instance par la plus haute juridiction, par exemple à cause de son rang (ministre, juge ou autre titulaire d’une haute charge), ou en raison de la nature de l’infraction ;
. lorsque l’intéressé a été condamné à la suite d’un recours contre son acquittement.
21. Pour décider si une infraction est de caractère mineur, un critère important est la question de savoir si l’infraction est passible d’emprisonnement ou non. »
17. La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités prévoit, dans la section relative à l’interprétation des traités :
Article 31 : Règle générale d’interprétation
« (...)
4. Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties ».
Article 32 : Moyens complémentaires d’interprétation
« Il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue, soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 :
a) Laisse le sens ambigu ou obscur ; ou
b) Conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable ».
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 7 À LA CONVENTION
18. Le requérant se plaint de ne pas avoir pu faire examiner l’arrêt du Tribunal supérieur de justice de Madrid par une juridiction supérieure. Il invoque à cet égard l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne déclarée coupable d’une infraction pénale par un tribunal a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité ou la condamnation. L’exercice de ce droit, y compris les motifs pour lesquels il peut être exercé, est régi par la loi.
2. Ce droit peut faire l’objet d’exceptions pour des infractions mineures telles qu’elles sont définies par la loi ou lorsque l’intéressé a été jugé en première instance par la plus haute juridiction ou a été déclaré coupable et condamné à la suite d’un recours contre son acquittement. »
1. Sur la recevabilité
19. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Sur le caractère pénal de la sanction imposée au requérant et l’applicabilité de l’article 2 du Protocole no 7
20. Le Gouvernement plaide l’incompatibilité ratione materiae de la requête au motif que la sanction imposée au requérant ne peut être considérée comme relevant du domaine pénal, mais qu’il s’agit au contraire d’une sanction administrative. Il indique à cet égard que le délit monétaire a été supprimé du code pénal espagnol en 1996 et qu’en tout état de cause la loi no 10/2010 du 28 avril 2010 sur la prévention du blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ne prévoit dans son libellé aucune mesure privative de liberté. Il ajoute que ce sont les tribunaux du contentieux administratif, et non pas ceux du contentieux pénal, qui sont chargés de veiller à l’exécution effective de la sanction.
21. Pour le requérant, rien n’empêche de considérer la sanction imposée comme pénale, étant donné, selon lui, que, de manière générale, le code pénal espagnol prévoit deux types de peines, à savoir les sanctions privatives de liberté et les sanctions pécuniaires (les amendes), les deux emportant restriction des droits fondamentaux.
22. La Cour rappelle que la notion d’« infraction pénale » visée au paragraphe 1 de l’article 2 du Protocole no 7 correspond à celle d’« accusation en matière pénale » de l’article 6 § 1 de la Convention (Gourepka c. Ukraine, no 61406/00, § 55, 6 septembre 2005, et Zaicevs c. Lettonie, no 65022/01, § 53, 31 juillet 2007). Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’applicabilité de l’article 6 de la Convention sous son aspect pénal doit s’apprécier sur la base de trois critères, que l’on désigne couramment sous le nom de « critères Engel », à savoir : a) la qualification de l’infraction au niveau interne, b) la nature de l’infraction, et c) le degré de gravité de la sanction dont est passible la personne concernée (voir, parmi beaucoup d’autres, Ezeh et Connors c. Royaume-Uni [GC], nos 39665/98 et 40086/98, § 82, CEDH 2003‑X). Les indications que fournit le droit interne de l’État défendeur ont une valeur relative (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82, série A no 22, et Öztürk c. Allemagne, 21 février 1984, § 52, série A no 73). Pour que l’article 6 de la Convention s’applique, il suffit que l’infraction en cause soit par nature pénale ou qu’elle ait exposé l’intéressé à une sanction qui, par sa nature et son degré de gravité, ressortit en général à la matière pénale (A et B c. Norvège [GC], nos 24130/11 et 29758/11, §§ 105 et 107, 15 novembre 2016).
23. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour observe, pour ce qui est du premier critère, que les faits reprochés au requérant ‑ méconnaissance de l’article 52 § 3 de la loi no 10/2010 du 28 avril 2010 sur la prévention du blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme – étaient constitutifs d’une « infraction administrative » (article 50 de ladite loi). Ces faits étaient du ressort des tribunaux du contentieux administratif, et non pas de la compétence des juridictions pénales, et ils n’étaient en tout état de cause pas passibles d’une peine privative de liberté (voir, a contrario, Stanchev c. Bulgarie, no 8682/02, § 45, 1er octobre 2009). La loi susmentionnée qualifie le comportement litigieux en l’espèce d’« infraction grave », la peine maximale prévue en son article 57 étant une amende. En aucun cas cette sanction ne peut être transformée en une peine privative de liberté (voir, mutatis mutandis, Kurdov et Ivanov c. Bulgarie, no 16137/04, § 44, 31 mai 2011).
24. Ce n’est toutefois qu’un point de départ pour l’analyse de la Cour, qui se doit de prendre également en compte la nature de l’infraction sanctionnée et le type et la sévérité de la sanction encourue.
25. S’agissant du deuxième critère, à savoir l’appréciation de la nature même de l’infraction en cause, la Cour a toujours pris en compte l’étendue du cercle de personnes auxquelles est adressée la règle transgressée, le type et la nature des intérêts protégés, ainsi que l’existence d’un objectif de dissuasion et de répression (Kadubec c. Slovaquie, 2 septembre 1998, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, Lauko c. Slovaquie, 2 septembre 1998, § 58, Recueil 1998‑VI, Ezeh et Connors, précité, §§ 103-105, Sergueï Zolotoukhine c. Russie [GC], no 14939/03, § 55, CEDH 2009, et Tsonyo Tsonev c. Bulgarie (no 2), no 2376/03, § 49, 14 janvier 2010).
26. La Cour note à cet égard que la loi sur la prévention du blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme a une portée générale, les destinataires de la disposition ayant servi de base légale à la sanction imposée au requérant étant toute personne, physique ou juridique, traversant une frontière et exerçant les activités décrites à l’article 2 § 1 de la loi no 10/2010, en lien avec la circulation de capitaux (voir Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, § 38, CEDH 2006‑XIV et, a contrario, Stanchev, précité, § 45).
27. Quant au bien juridique protégé en l’espèce, bien qu’il soit question, dans le domaine des infractions douanières, de l’intérêt des gouvernements des États à contrôler les moyens de paiement internationaux (tel que souligné par le Tribunal supérieur de justice de Madrid dans le sixième motif juridique de son arrêt), la Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de considérer que le volet pénal de l’article 6 de la Convention pouvait trouver à s’appliquer au domaine des infractions douanières (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, série A no 141-A). En effet, l’imposition en l’espèce de l’amende échappait au but de protéger une éventuelle perte de capital par l’État (ce qui était le cas, entre autres, dans l’affaire Butler c. Royaume-Uni (déc.), no 41661/98, CEDH 2002‑VI), mais poursuivait nécessairement un objectif de dissuasion et de répression en réponse au non-respect par le requérant de l’obligation légale de déclaration (Nadtotchi c. Ukraine, no 7460/03, § 21, 15 mai 2008). Cette considération pourrait suffire à elle seule à conférer à l’infraction un caractère pénal appelant le bénéfice des garanties propres à l’article 6 de la Convention (Jussila, précité, § 38).
28. La Cour observe à cet égard que le cas d’espèce diffère sur plusieurs aspects de précédentes affaires où elle a eu l’occasion de se prononcer sur la nature pénale des sanctions dont les requérants avaient fait l’objet :
- dans l’affaire Butler précitée, portant sur un délit de contrebande commis par le requérant, la Cour a déclaré la requête irrecevable sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, après avoir observé que le requérant possédait déjà un casier judiciaire (voir, a contrario, le paragraphe 41 ci‑dessous), que les autorités disposaient d’indices raisonnables selon lesquels l’intéressé menait des activités de contrebande (voir, a contrario encore, le paragraphe 6 ci‑dessus, pour l’origine des montants en possession du requérant de la présente affaire lors du contrôle de sécurité à l’aéroport) et que, enfin, les autorités internes avaient effectué une analyse de la proportionnalité et des circonstances personnelles du requérant, démarche absente en l’espèce.
- dans l’affaire Inocencio c. Portugal ((déc.), no 43862/98, CEDH 2001‑I), la Cour s’est prononcée sur le caractère pénal d’une sanction de 2 500 EUR imposée au requérant pour la réalisation de travaux dans sa maison en l’absence du permis requis. Elle a conclu que l’article 6 de la Convention ne trouvait pas à s’appliquer sous son aspect pénal. Outre le fait que la problématique en cause ne concernait pas le contexte douanier, la sanction litigieuse était largement inférieure à celle de l’espèce.
29. Pour ce qui est du troisième des « critères Engel », à savoir la sévérité de la sanction encourue, la Cour observe que la loi no 10/2010 sur la prévention du blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme prévoit différents types de sanctions en fonction de la gravité de l’infraction. Ainsi, en son article 56, ladite loi réglemente les sanctions prévues pour les infractions les plus répréhensibles, qualifiées de « très graves ». À cet égard, la peine maximale prévue est le paiement d’une amende ou, le cas échéant, l’interdiction d’exercer une fonction publique. Le défaut de paiement de l’amende ne peut donc pas entraîner la transformation de la sanction imposée en une privation de liberté (paragraphe 11 ci-dessus). Dans le cas d’espèce, le requérant s’est vu reprocher une infraction « grave », pour laquelle la loi prévoit une amende dont le montant est compris entre 600 EUR et le double de la valeur des moyens de paiement utilisés. L’amende imposée au requérant était de 153 800 EUR, ce qui correspondait à la quasi-totalité de la somme découverte lors de l’intervention effectuée par les services de douane. Par conséquent, la Cour estime que la sévérité de la sanction encourue était de nature à conférer à la procédure suivie en l’occurrence le caractère pénal exigé pour rendre applicable l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention.
30. Compte tenu des divers aspects de l’affaire, l’infraction en cause doit être considérée comme ayant un caractère pénal (voir, mutatis mutandis Valico S.r.l. c. Italie (déc.), no 70074/01, CEDH 2006‑III).
31. En conséquence, la Cour conclut que l’article 2 du Protocole no 7 est applicable au cas de l’espèce.
2. Sur l’applicabilité à l’espèce des exceptions prévues à l’article 2 § 2 du Protocole no 7
32. Le caractère pénal de la sanction imposée au requérant ayant été établi, il convient à présent d’examiner si, aux termes de l’article 2 du Protocole no 7, le requérant pouvait prétendre à l’examen de sa condamnation par un double degré de juridiction.
33. À cet égard, le Gouvernement se prévaut de l’exception relative au caractère mineur de l’infraction, exception également prévue par le paragraphe 2 de l’article 2 du Protocole no 7, au motif que la sanction encourue ne peut en aucun cas emporter privation de liberté.
34. Le Gouvernement se fonde en outre sur l’exception relative à l’intervention des plus hautes juridictions nationales prévue également au paragraphe 2 de l’article 2 du Protocole no 7. Il indique, à ce sujet, que la Constitution espagnole confère aux tribunaux supérieurs de justice le rang de plus hautes instances dans le domaine du contentieux administratif relevant du territoire d’une communauté autonome, tout en précisant que le Tribunal suprême n’a qu’exceptionnellement compétence pour connaître des pourvois en cassation. Le Gouvernement estime ainsi que la cassation n’est qu’exceptionnelle et ne peut être considérée comme un degré de juridiction à prendre en compte aux fins de cette disposition du Protocole.
35. Pour sa part, le requérant dénonce le caractère disproportionné de la sanction, dans la mesure où le montant saisi correspond à la quasi-totalité de son patrimoine. Il réaffirme par ailleurs n’avoir bénéficié que d’une seule instance juridictionnelle.
36. La Cour devra vérifier premièrement si l’infraction pour laquelle le requérant a été condamné ne s’analyse pas en une « infraction mineure », au sens de l’article 2 § 2 du Protocole no 7 et si, par conséquent, il était nécessaire de disposer d’une deuxième instance dans le cas d’espèce. Aussi la Cour doit-elle se pencher sur les termes du rapport explicatif au Protocole no 7, dont il ressort expressément que, pour décider si une infraction est de caractère mineur, un critère important est la question de savoir si l’infraction est passible d’une peine d’emprisonnement ou non (Zaicevs, précité, § 55, Grecu c. Roumanie, no 75101/01, § 82, 30 novembre 2006, et Stanchev, précité, § 47). En l’occurrence, il n’est pas contesté que la sanction imposée au requérant ne pouvait être remplacée, en cas de non‑paiement, par une peine privative de liberté. Cependant, l’absence de peine de prison n’est pas un élément décisif ni le seul critère à devoir être pris en compte. En effet, la Cour a déjà signalé que la faiblesse relative de l’enjeu ne saurait ôter à une infraction son caractère pénal intrinsèque (Nicoleta Gheorghe c. Roumanie, no 23470/05, § 26, 3 avril 2012).
37. La Cour est consciente de l’existence d’une grande diversité dans les législations des États contractants en matière de sanctions douanières lors de l’absence de déclaration de sommes d’argent. Le respect du principe de subsidiarité et la marge d’appréciation dont bénéficient les États en la matière (voir, entre autres, Natsvlishvili et Togonidze c. Géorgie, no 9043/05, § 96 CEDH 2014 (extraits)) amènent la Cour à considérer que la pertinence et le poids devant être accordés à chaque élément doivent être décidés en prenant en considération les circonstances propres à chaque cas d’espèce. Certes, il sera nécessaire que la mesure litigieuse atteigne un certain seuil de sévérité, mais il appartiendra aux autorités internes d’en examiner la proportionnalité ainsi que les conséquences particulièrement sérieuses en fonction de la situation personnelle du requérant. L’existence d’une peine de prison deviendra ainsi un facteur important à considérer lorsque la Cour devra décider sur le caractère mineur d’une infraction, mais il ne sera pas décisif à lui tout seul.
38. Enfin, cette interprétation du second paragraphe de l’article 2 du Protocole no 7 et de son rapport explicatif est cohérente avec les règles générales d’interprétation des traités prévues aux articles 31 § 4 et 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (paragraphe 17 ci-dessus).
39. En l’espèce, la Cour observe que, conformément à la loi, le requérant pouvait se voir infliger une amende allant de 600 EUR au double de la valeur des moyens de paiement utilisés, et qu’il a finalement dû s’acquitter de la totalité de la somme saisie, soit 153 800 EUR.
40. La Cour note qu’il convient de distinguer les circonstances de la présente affaire de celles examinées dans l’affaire Luchaninova c. Ukraine (no 16347/02, 9 juin 2011), dans laquelle elle a conclu à la non-violation de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention au motif que le larcin, d’un montant inférieur à 1 EUR, pour lequel la requérante avait été reconnue coupable et qui lui avait valu une condamnation à payer une amende de 10 EUR constituait une « infraction mineure » qui ne pouvait faire l’objet d’une peine d’emprisonnement.
41. La Cour observe que le montant saisi dans la présente espèce est bien largement supérieur à celui en cause dans l’affaire susmentionnée et qu’il équivaut à la totalité de l’épargne personnelle que le requérant, dont le casier judiciaire est vierge, a pu mettre de côté pendant ses séjours périodiques en Espagne. À cet égard, et compte tenu du fait qu’il n’a pas été prouvé que les fonds saisis étaient issus de pratiques liées au blanchiment de capitaux, la Cour rappelle que la sanction doit correspondre à la gravité du manquement constaté, à savoir le manquement à l’obligation de déclaration, et non pas à la gravité du manquement éventuel, non constaté à ce stade, qui aurait consisté en la commission d’un délit tel que le blanchiment d’argent ou la fraude fiscale (voir, mutatis mutandis, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, Grifhorst c. France, no 28336/02, § 102, 26 février 2009). Par ailleurs, s’agissant du comportement du requérant, le Gouvernement ne conteste pas que celui-ci s’est acquitté de l’obligation de déclarer les fonds à chacune de ses entrées sur le territoire espagnol (Grifhorst, précité, §§ 95 et suiv.).
42. Par ailleurs, la Cour observe que l’arrêt du Tribunal supérieur de justice de Madrid ne contient aucune analyse concernant la proportionnalité de la mesure litigieuse, telle qu’exigée par l’article 59 §§ 1, 2 et 3 de la loi no 10/2010 du 28 avril 2010 (paragraphe 11 ci-dessus). En effet, l’arrêt n’a pris en compte ni les circonstances personnelles du requérant ni les documents ou éléments de preuve que celui-ci a apportés. Il s’agit là d’une exigence que la Cour a eu l’occasion de rappeler lorsqu’elle a examiné des sanctions douanières sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 (Ismayilov c. Russie, no 30352/03, §§ 34-38, 6 novembre 2008, Gabrić c. Croatie, no 9702/04, §§ 36-40, 5 février 2009, Moon c. France, no 39973/03, §§ 49‑51, 9 juillet 2009, et Boljević c. Croatie, no 43492/11, §§ 42-45, 31 janvier 2017).
43. Au demeurant, la Cour note que, conformément à la loi applicable (article 34 de la loi no 10/2010 du 28 avril 2010), la sortie légale de capitaux ne doit en principe faire l’objet que d’une déclaration, sans qu’une autorisation préalable soit nécessaire, aux fins de la conduite des vérifications pertinentes en vue de la prévention du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme.
44. Par conséquent, la Cour estime que la saisie de la quasi-totalité de la somme découverte lors du contrôle douanier effectué en l’occurrence, sans que les autorités internes aient procédé à un examen de proportionnalité, s’oppose à ce que l’infraction soit considérée comme « mineure » au sens de l’article 2 du Protocole no 7 (voir, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, la conclusion de la Cour dans l’affaire Togrul c. Bulgarie, no 20611/10, § 45 in fine, 15 novembre 2018), et que, dès lors, l’exception au droit à un double degré de juridiction en matière d’infractions mineures, prévue par le paragraphe 2 de la disposition invoquée, n’est donc pas applicable dans les circonstances particulières de la présente affaire.
45. L’exception prévue à l’article 2 § 2 du Protocole no 7 n’étant donc pas applicable en l’espèce, la Cour conclut que le requérant pouvait prétendre à l’examen de sa condamnation par un double degré de juridiction.
46. Il en va de même pour ce qui est de l’exception soulevée par le Gouvernement relative à la plus haute juridiction en matière contentieuse administrative (paragraphe 34 ci-dessus), dans la mesure où, conformément à la modification de la loi no 37/2011 du 10 octobre 2011, en matière contentieuse administrative le Tribunal suprême fait partie de la hiérarchie des juridictions ordinaires pouvant être saisies après le Tribunal supérieur de justice, lorsque le montant en cause est supérieur à 600 000 EUR (paragraphe 9 ci-dessus).
3. Sur la question de savoir si le requérant a bénéficié d’un double degré de juridiction
47. Eu égard à ce constat, il conviendra à présent de vérifier si le requérant a effectivement bénéficié d’une deuxième instance au sens de l’article 2 du Protocole no 7.
48. Le Gouvernement expose que les griefs du requérant ont été examinés par deux degrés de juridiction, à savoir la Direction générale de la trésorerie et de la politique financière du ministère de l’Économie et le Tribunal supérieur de justice de Madrid. Il dit que le recours devant ce tribunal constitue de fait une révision par une « juridiction supérieure », telle qu’exigée par le Protocole no 7 à la Convention.
49. S’agissant de l’étendue de l’examen effectué par le Tribunal constitutionnel dans le cadre du recours d’amparo, le Gouvernement est d’avis que, dans la mesure où la haute juridiction est compétente, conformément à la loi organique sur le Tribunal constitutionnel (« la LOTC »), pour annuler la décision a quo contestée en amparo, l’examen effectué par ce tribunal remplit les exigences du droit à un double degré de juridiction reconnu à l’article 2 § 1 du Protocole no 7 à la Convention.
50. De son côté, le requérant réplique premièrement que la Direction générale de la trésorerie et de la politique financière du ministère de l’Économie est une autorité administrative dépendante de l’autorité du gouvernement espagnol et qu’elle ne dispose donc pas de l’indépendance et de l’impartialité propres à un tribunal.
51. Le requérant se plaint également que la modification législative relative au seuil requis pour accéder au pourvoi en cassation soit intervenue après les faits de l’espèce et note qu’en l’espèce l’arrêt du 17 janvier 2013 rendu par le Tribunal supérieur de justice de Madrid indiquait qu’il n’était pas susceptible de pourvoi en cassation.
52. Pour ce qui est du Tribunal constitutionnel, le requérant observe d’autre part que la haute juridiction ne fait pas partie du pouvoir judiciaire espagnol, son fonctionnement étant de ce fait réglementé par sa propre loi organique (LO 2/1979), et non pas par la loi organique relative au pouvoir judiciaire (LO 6/1985). Elle ne constitue donc pas une instance de plus dans la structure pyramidale des juridictions espagnoles, ses compétences étant limitées.
53. La Cour note premièrement que, selon le libellé du point 17 du rapport explicatif au Protocole no 7 à la Convention, les autorités « qui ne sont pas des tribunaux au sens de l’article 6 de la Convention » ne peuvent être prises en compte en tant que « juridictions ». Tel est le cas de l’entité responsable de l’imposition de l’amende en l’espèce, à savoir la Direction générale de la trésorerie et de la politique financière, qui dépend directement du ministère de l’Économie (Grecu, précité, § 83).
54. S’agissant en outre du rôle du Tribunal constitutionnel, la Cour note que, alors que, selon le point 18 du rapport explicatif, les cours d’appel ou de cassation peuvent être considérées comme remplissant les exigences d’un « double degré de juridiction », nulle mention n’est faite des tribunaux constitutionnels. Il conviendra par conséquent d’examiner le rôle de la haute juridiction en l’espèce ainsi que la nature de l’examen effectué dans le cadre du recours d’amparo.
55. La Cour observe qu’en droit espagnol la compétence pour examiner la légalité ordinaire est réservée aux tribunaux faisant partie du pouvoir judiciaire (parmi lesquels les cours d’appel ou de cassation). Conformément à l’article 53 § 2 de la Constitution, lorsque le Tribunal constitutionnel est amené à se prononcer sur un recours d’amparo, il pourra vérifier si les décisions administratives ou judiciaires en cause ont respecté les droits fondamentaux garantis aux articles 14 à 30 de la Constitution. Pour ce qui est en particulier des amparo introduits, comme en l’espèce, à l’encontre d’une décision judiciaire, l’article 54 de la LOTC limite la fonction de la haute juridiction à celle d’évaluer si les droits ou libertés du recourant ont été enfreints et à préserver ou rétablir lesdits droits ou libertés. Cette disposition précise que le Tribunal devra s’abstenir de toute autre considération portant sur les agissements des organes juridictionnels.
56. Le Tribunal constitutionnel a précisé par le biais de sa jurisprudence qu’il n’a pas été créé pour réparer des violations à la loi, mais pour rétablir et préserver les droits fondamentaux garantis par l’article 53 § 2 lorsqu’il y a une allégation concrète et effective d’une atteinte à leur encontre. L’allégation d’une violation d’une disposition constitutionnelle est une condition nécessaire mais pas suffisante. En d’autres termes, le recours d’amparo ne peut être assimilé à un pourvoi en cassation dans l’intérêt de la loi (casación en interés de ley) (arrêt de l’assemblée plénière du Tribunal constitutionnel du 6 juillet 1995).
57. À la lumière des compétences attribuées au Tribunal constitutionnel dans le cadre du recours d’amparo, la Cour est d’avis que cette juridiction ne peut être considérée comme une deuxième instance aux fins de l’article 2 du Protocole no 7. Par conséquent, la seule autorité judiciaire qui s’est penchée, en la présente affaire, sur les faits litigieux est le Tribunal supérieur de justice de Madrid, dans son arrêt du 17 janvier 2013 (voir, mutatis mutandis, Grecu, précité, § 83).
58. Cet arrêt possédait un caractère définitif en raison de la modification législative intervenue après les faits litigieux. À ce sujet, la Cour note que conformément à la disposition finale de la loi no 37/2011 du 10 octobre 2011 relative à des mesures d’accélération de la procédure, celle-ci est entrée en vigueur vingt jours après sa publication au Journal officiel. Elle note aussi que, d’après la disposition transitoire de ladite loi, les procédures pendantes au moment de l’entrée en vigueur de ce texte – à l’instar de la procédure de l’espèce – se voient appliquer la législation précédente tant que le tribunal compétent n’a pas rendu son jugement.
59. La Cour observe que le recours en contentieux administratif introduit par l’intéressé était pendant au moment du changement législatif. Dès lors, la nouvelle rédaction de l’article 86 § 2 b) de la loi no 29/1998 trouvait à s’appliquer à compter du prononcé de l’arrêt rendu le 17 janvier 2013 par le Tribunal supérieur de justice de Madrid.
60. La Cour est d’avis que, bien que conformes à la loi, ces limitations au droit de recours du requérant l’ont empêché de faire examiner sa condamnation par une juridiction supérieure et portent atteinte à la substance même du droit garanti par l’article 2 du Protocole no 7, outrepassant la marge d’appréciation dont bénéficient les États contractants sur le terrain de cette disposition.
61. À la lumière de l’ensemble des circonstances particulières de l’espèce, notamment la sévérité de la sanction imposée au requérant, le manque d’examen des circonstances personnelles par les autorités nationales ainsi que l’absence d’instance supérieure, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
62. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
63. Au 15 décembre 2014, le requérant sollicite un total de 153 200 EUR au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi, cette somme correspondant à la différence entre le montant saisi et le montant minimal de 600 EUR d’amende prévu, en tout état de cause, par la loi applicable pour les infractions graves.
64. Par ailleurs, au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi, le requérant réclame également 13 788 EUR pour chaque année écoulée entre la saisie litigieuse et l’adoption de son arrêt par la Cour. Il sollicite un total de 124 092 EUR à ce titre, en se fondant sur l’application d’un taux d’intérêt annuel de 9 % sur le montant initial demandé au titre du préjudice matériel (153 200 EUR).
65. Le Gouvernement conteste ces sommes. Il argue d’une absence de lien de causalité entre la violation dénoncée et le dommage allégué, et il indique que le constat de violation de la disposition invoquée ne signifie nullement qu’en cas d’examen par une deuxième instance le requérant aurait été acquitté et la sanction infligée annulée. Aussi le Gouvernement invite‑t‑il la Cour à considérer que la seule déclaration de violation constitue une satisfaction équitable suffisante.
66. La Cour relève que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside, en l’espèce, dans le fait que le requérant n’a pas pu jouir des garanties de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention. La Cour ne saurait spéculer sur ce qu’eût été l’issue du procès dans le cas contraire, mais n’estime pas déraisonnable de penser que l’intéressé a subi une perte de chances réelles et un préjudice moral certain auquel les constats de violation figurant dans le présent arrêt ne suffisent pas à remédier (Grecu, précité, § 90).
67. Elle estime que la forme la plus appropriée de redressement consiste à faire en sorte que le requérant se retrouve autant que possible dans la situation qui aurait été la sienne si l’article 2 du Protocole no 7 n’avait pas été méconnu (Atutxa Mendiola et autres c. Espagne, no 41427/14, §§ 50-52, 13 juin 2017). Tétériny c. Russie, no 11931/03, § 56, 30 juin 2005, Jeličić c. Bosnie-Herzégovine, no 41183/02, § 53, CEDH 2006-XII, et Mehmet et Suna Yiğit c. Turquie, no 52658/99, § 47, 17 juillet 2007). Elle juge que ce principe trouve à s’appliquer en l’espèce.
68. En outre, eu égard aux circonstances de la cause et statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer la somme de 9 600 EUR au requérant, au titre du préjudice moral.
2. Frais et dépens
69. Justificatifs à l’appui, le requérant demande également 20 678,73 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 3 000 EUR pour ceux engagés devant la Cour.
70. Le Gouvernement estime que seuls les frais liés à l’introduction de la requête devant la Cour peuvent être pris en compte, l’existence de ceux relatifs à la procédure interne étant, pour lui, sans rapport avec le constat de violation.
71. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour est d’avis que seuls les frais se rapportant à l’introduction du recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel et ceux afférant à l’introduction de la présente requête peuvent être considérés comme découlant de la violation constatée.
72. Par conséquent, elle estime raisonnable d’accorder au requérant 2 000 EUR pour la procédure nationale et 3 000 EUR pour la procédure devant elle.
3. Intérêts moratoires
73. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
1. 9 600 EUR (neuf mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 juin 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.
P.L.
M.B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS
1. Je souscris au constat de violation de l’article 2 du Protocole no 7 formulé en l’espèce.
J’ai toutefois des réserves au sujet du raisonnement suivi dans l’arrêt pour écarter l’exception fondée sur la présence d’une infraction mineure.
2. Selon l’article 2 § 2 du Protocole no 7, le droit à un double degré de juridiction « peut faire l’objet d’exceptions pour des infractions mineures telles qu’elles sont définies par la loi (...) ».
L’exception permet au législateur national, compétent pour réglementer les recours en matière judiciaire, d’exclure la possibilité de recours contre un jugement lorsque la déclaration de culpabilité ne concerne qu’une infraction considérée comme « mineure ». C’est par ailleurs la définition de l’infraction « par la loi » qui sera le point de départ pour la réponse à la question si l’exception s’applique.
Eu égard à ce qui précède, le caractère « mineur » (ou non) d’une infraction doit résulter de la loi. Je suis d’accord avec mes estimés collègues que ce n’est pas seulement la définition du délit qui doit être prise en compte : comme il résulte notamment du rapport explicatif sur le Protocole no 7, la peine pouvant être imposée à une personne déclarée coupable est également un élément pertinent (voir le paragraphe 36 de l’arrêt).
3. Là où j’ai des difficultés avec l’arrêt, c’est en ce qu’il considère que « les circonstances propres à chaque cas d’espèce » doivent être prises en compte, notamment « la proportionnalité ainsi que les conséquences particulièrement sérieuses en fonction de la situation personnelle du requérant » (paragraphe 37 de l’arrêt).
Ce considérant semble suggérer que l’applicabilité de l’exception relative aux infractions mineures pourrait varier d’une affaire à l’autre, selon la situation particulière de l’accusé et selon la sanction qui a été imposée dans son cas. En suivant une telle lecture de l’arrêt, si la sanction a des conséquences graves pour l’intéressé, celui-ci devrait avoir le droit d’introduire un recours, et si la sanction n’a pas de telles conséquences, la voie du recours pourrait lui être fermée.
La possibilité d’une telle lecture est confirmée par le fait que l’arrêt critique la décision rendue en l’espèce par le Tribunal supérieur de justice dans la mesure où elle « ne contient aucune analyse concernant la proportionnalité de la mesure litigieuse » (paragraphe 42 de l’arrêt ; voir également le paragraphe 44).
4. À mon avis, un tel raisonnement « subjectif », où la question de l’applicabilité ou non de l’exception concernant les infractions mineures dépendrait du résultat de l’examen par le juge pénal dans le cas de tel ou tel accusé (sur l’existence de circonstances aggravantes ou atténuantes, sur la mesure de la peine, etc.), ne se concilierait pas avec le texte et l’objet de l’article 2 du Protocole no 7.
L’applicabilité ou non de l’exception relative aux infractions mineures doit pouvoir être déterminée sur la base de circonstances objectives. Il faut savoir de manière claire si, ou sous quelles conditions, le jugement à rendre – pourvu qu’il contienne une déclaration de culpabilité – est susceptible d’un recours devant une juridiction supérieure. C’est une simple exigence de sécurité juridique et donc de protection contre l’arbitraire.
Dans la mesure où la gravité de la sanction joue un rôle, il s’agit à mon avis de la gravité de la sanction qui peut être imposée, et non pas de celle qui a été imposée. En d’autres termes, ce sont les effets potentiels d’une sanction possible qui doivent être pris en compte. Ces effets sont à déterminer sur la base de la loi, pas sur la base du jugement qui aura été rendu dans l’affaire d’une personne particulière.
5. En l’espèce, l’infraction ne concerne certes « que » l’absence de déclaration d’une somme d’argent. Toutefois, la loi même qualifie le non‑respect de l’obligation de déclaration de mouvements de moyens de paiement d’« infraction grave » (article 52 § 3 a) de la loi no 10/2010 du 28 avril 2010 sur la prévention du blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme). Cette qualification est déjà une indication importante que l’on ne se trouve pas devant une infraction « mineure ».
En outre, en ce qui concerne la gravité de la sanction, je me réfère au constat fait au paragraphe 39 de l’arrêt. La Cour y observe que, « conformément à la loi, le requérant pouvait se voir infliger une amende allant de 600 EUR au double de la valeur des moyens de paiement utilisés ». Elle observe, de plus, que, dans le cas d’espèce, le requérant « a finalement dû s’acquitter de la totalité de la somme saisie, soit 153 800 EUR ».
Ce qui caractérise le système des sanctions prévu par le droit espagnol, c’est que la loi n’établit pas de maximum absolu au montant de l’amende qui peut être infligée. Le montant maximum étant le double de la valeur des montants non déclarés, cela veut dire que le montant effectivement imposé pourrait être tel qu’il devrait être considéré comme ayant pour le condamné des effets importants, voire même très importants, tout comme une peine privative de liberté pourrait avoir des effets importants. Le fait que ce raisonnement n’est pas purement théorique est démontré par ce qui s’est passé en l’espèce : le montant de l’amende effectivement imposée est considérable, correspondant à des années d’économies réalisées par le requérant, et ce alors qu’il n’y a aucune indication que celui-ci ait blanchi de l’argent ou commis une fraude fiscale.[2]
La conclusion est, bien sûr, qu’il n’est pas question d’une « infraction mineure ».
6. C’est donc sur la base de la loi même, indépendamment de l’application qui en a été faite dans le cas d’espèce (si ce n’est pour renforcer la conclusion à laquelle on arrive sur la base de la loi), qu’une exception d’« infraction mineure » doit être accueillie ou rejetée.
Si je dois admettre que l’arrêt ne privilégie pas une telle interprétation de l’article 2 du Protocole no 7, je suis néanmoins d’avis qu’il ne s’y oppose pas non plus.
* * *
[1] Nom officieux donné à l’ensemble des mesures économiques prises en Argentine en 2001, lors de la crise économique, par le ministre de l'Économie dans le but de mettre fin à une course à la liquidité et à la fuite des capitaux. À titre d’exemple, le corralito limitait les retraits d'argent à 250 pesos par semaine et interdisait tout envoi de fonds à l’étranger.
[2] Le montant de l’amende imposée pose problème sous l’angle de la proportionnalité, exigence inhérente à la protection du droit de propriété. Le grief du requérant fondé sur l’article 1 du Protocole n° 1 a toutefois été déclaré irrecevable lors de la communication de la requête au Gouvernement (paragraphe 3 de l’arrêt).