QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE BOCU c. ROUMANIE
(Requête no 58240/14)
ARRÊT
Art 37 • Non établi avec une certitude suffisante que le requérant pourrait obtenir la réouverture de la procédure interne si la Cour décidait d’accepter la déclaration unilatérale du Gouvernement défendeur et de procéder à la radiation du rôle • Rejet de la demande de radiation
Art 8 • Respect de la vie privée • Rejet de la demande de réouverture d’une procédure en recherche de paternité d’un enfant né hors mariage sur la base d’une preuve scientifique inaccessible à la date de l’action en recherche de paternité • Expertise médico-légale extrajudiciaire réalisée avec l’accord de l’enfant devenu majeur • Absence de juste équilibre entre les intérêts en présence
STRASBOURG
30 juin 2020
DÉFINITIF
30/09/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Bocu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Yonko Grozev, président,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani,
Jolien Schukking, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,
Vu :
la requête susmentionnée (no 58240/14), dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Octaviean Bocu (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 août 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 juin 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
La requête concerne l’impossibilité pour le requérant d’obtenir la révision d’un arrêt définitif déclarant qu’il est le père de B.A.M., alors qu’avec l’accord de celui-ci, il a obtenu la preuve scientifique qu’il n’est pas son père biologique. Le requérant y voit une violation de l’article 8 de la Convention.
EN FAIT
1. Le requérant est né en 1947 et réside à Braşov. Il a été représenté par Me D.S. Oprea, avocat.
2. Le Gouvernement a été représenté par son agent, en dernier lieu par Mme S.-M. Teodoroiu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 2 février 1972, la mère de B.A.M., né le 18 septembre 1971, saisit le tribunal de première instance de Braşov (« le tribunal de première instance ») d’une action en recherche de paternité contre le requérant. Par un jugement du 6 novembre 1972, le requérant fut déclaré être le père de l’enfant. Ce jugement était fondé sur des témoignages et sur une expertise médicolégale des groupes sanguins réalisée par l’institut de médicine légale Mina Minovici, qui indiquait que le requérant pouvait être le père biologique de l’enfant.
4. Ledit jugement fut confirmé, sur recours du requérant, par un arrêt définitif du tribunal départemental de Braşov (« le tribunal départemental ») en date du 23 mars 1973.
5. En 2012, le requérant saisit le tribunal de première instance d’une action en contestation de paternité (acţiunea în tăgada paternităţii) contre B.A.M. Il demanda au tribunal d’ordonner une expertise ADN pour établir s’il était ou non le père biologique de B.A.M.
6. Par un jugement du 28 juin 2012, le tribunal de première instance rejeta son action. Le requérant interjeta appel de ce jugement. Par un arrêt du 3 décembre 2012, le tribunal départemental rejeta l’appel et jugea que l’action en contestation de paternité ne pouvait être introduite que par l’époux de la mère ayant donné naissance à l’enfant dans le cadre du mariage et qu’en l’espèce la paternité de l’enfant ne pouvait être remise en cause que par la contestation de la décision de justice qui avait établi la paternité de l’enfant. Saisie d’un recours par le requérant, la cour d’appel de Braşov (« la cour d’appel ») confirma les décisions des juridictions inférieures par un arrêt définitif du 2 avril 2013.
7. En 2013, le requérant obtint le consentement de B.A.M., devenu majeur, à ce que tous deux se soumettent à une expertise médicolégale extrajudiciaire afin d’établir s’il était son père biologique.
8. Le 6 mai 2013, à la suite d’un test génétique, un rapport d’expertise fut dressé par la clinique privée M., qui établit que le requérant n’était pas, du point de vue biologique, le père de B.A.M.
9. Le 4 juin 2013, se fondant sur le rapport d’expertise susmentionné (paragraphe 8 ci-dessus) et sur l’article 322 de l’ancien code de procédure civile (paragraphe 12 ci-dessous), le requérant saisit le tribunal départemental d’une demande de révision de l’arrêt définitif du 23 mars 1973 (paragraphe 4 ci-dessus).
10. Par un arrêt définitif du 21 octobre 2013, mis au net le 12 février 2014, le tribunal départemental déclara irrecevable la demande de révision au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions de recevabilité prévues par l’article 322 de l’ancien code de procédure civile. Il nota que l’arrêt définitif du 23 mars 1973 n’évoquait pas directement le fond de l’affaire et que le rapport d’expertise du 6 mai 2013 ne constituait pas un document (înscris) qui aurait existé au moment du jugement de 1973 dont la révision était demandée et dont les parties n’auraient pas eu connaissance, au sens de l’article 322 § 5 de l’ancien code de procédure civile. Il jugea inapte à légitimer l’admissibilité de la demande de révision le simple fait qu’une nouvelle réalité se trouvait révélée par le document invoqué, qui avait été établi à l’aide d’une technique de test génétique plus avancée que celle qui existait à l’époque où l’arrêt contesté avait été rendu.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
11. Les dispositions pertinentes régissant la reconnaissance d’un enfant né hors mariage, tels que ces textes étaient applicables dans la présente affaire, et la pratique interne pertinente sont décrites dans l’arrêt Ostace c. Roumanie (no 12547/06, §§ 19-25, 25 février 2014).
12. L’article 322 de l’ancien code de procédure civile, applicable dans la présente affaire, exposait les raisons qui pouvaient fonder une demande en révision. Il se lisait ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 322
« La révision d’une décision rendue en appel ou devenue définitive faute d’appel, ainsi que d’une décision rendue en recours lorsqu’elle tranche le fond, peut être demandée :
(...)
5. Si des documents (înscrisuri doveditoare) sont produits après la décision en cause, et qu’ils avaient été retenus par la partie adverse, ou n’avaient pas pu être présentés au tribunal en raison d’un événement étranger à la volonté des parties, ou si une décision ayant servi de fondement à la décision dont la révision est demandée est cassée ou modifiée.
(...) »
13. L’article 509 du nouveau code de procédure civile, tel qu’il est en vigueur depuis le 15 février 2013, expose les raisons qui peuvent fonder une demande en révision. Il se lit ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 509
L’objet et les motifs de la révision
« (1) La révision d’une décision qui tranche ou évoque le fond peut être demandée :
(...)
5. après que la décision a été rendue, lorsqu’ont été découverts des documents [înscrisuri doveditoare] qui avaient été retenus par la partie adverse ou qui, en raison d’un événement indépendant [mai presus] de la volonté des parties, n’avaient pas pu être présentés [au tribunal] ;
(...)
10. lorsque la Cour européenne des droits de l’homme a constaté une violation des droits ou libertés fondamentaux à raison d’une décision de justice, et que les conséquences de cette violation sont graves et persistantes. »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
14. Le requérant se plaint de l’impossibilité d’obtenir la reconnaissance en justice du fait qu’il n’est pas le père de B.A.M. alors que le rapport d’expertise réalisé avec le consentement de B.A.M. une fois celui-ci devenu majeur a exclu sa paternité. Il invoque l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la demande du Gouvernement tendant à faire rayer la requête du rôle en vertu de l’article 37 § 1 de la Convention
15. À la suite de l’échec des négociations menées entre les parties dans la perspective d’un règlement amiable de l’affaire, le Gouvernement a informé la Cour de son intention de présenter une déclaration unilatérale afin de mettre fin à l’examen de l’affaire par la Cour. Il a également demandé à la Cour de rayer la requête du rôle sur le fondement de l’article 37 § 1 c) de la Convention.
L’article 37 de la Convention se lit ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. À tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure
(...)
c) que, pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête.
Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige.
2. La Cour peut décider la réinscription au rôle d’une requête lorsqu’elle estime que les circonstances le justifient. »
1. Arguments des parties
16. Le Gouvernement a soumis une déclaration unilatérale afin de résoudre la question soulevée par la présente requête.
17. Dans ses commentaires sur la déclaration unilatérale du Gouvernement, le requérant insiste sur l’importance que revêt pour lui la possibilité de demander la réouverture de son affaire. Il est essentiel à ses yeux qu’une telle demande ne puisse lui être refusée au motif qu’il aurait accepté un règlement amiable ou que, alors même qu’il aurait rejeté pareil règlement, la Cour estimerait pouvoir se ranger à la proposition du Gouvernement.
18. Plus particulièrement, le requérant explique que la déclaration unilatérale implique la radiation de la requête du rôle. En vertu de l’article 509 § 1 10) du nouveau code de procédure civile, seuls les constats de violation faits par la Cour, à l’exclusion donc des décisions de radiation du rôle, permettent la réouverture de la procédure interne. Or le requérant déclare que pour lui il est important de pouvoir obtenir la réouverture de la procédure interne afin de pouvoir soumettre la question de la paternité de B.A.M. aux juridictions nationales. Il ajoute que le but de sa requête devant la Cour est de ne plus être légalement réputé père de B.A.M.
19. Afin de se prononcer sur la déclaration unilatérale du Gouvernement, la Cour a invité ce dernier à s’exprimer sur les commentaires du requérant concernant les termes de la déclaration unilatérale. En réponse, le Gouvernement renvoie au texte de l’article 509 § 1 10) du nouveau code de procédure civile (paragraphe 13 ci-dessus) et réitère sa demande tendant à faire rayer la requête du rôle.
2. Appréciation de la Cour
20. Les principes généraux concernant les déclarations unilatérales ont été présentés dans les affaires Jeronovičs c. Lettonie ([GC], no 44898/10, §§ 64-70, 5 juillet 2016) et Aviakompaniya A.T.I., ZAT c. Ukraine (no 1006/07, §§ 27-33, 5 octobre 2017).
21. Plus particulièrement, la Cour rappelle que, parmi les facteurs qui entrent en jeu lorsqu’il s’agit de décider de rayer du rôle tout ou partie d’une requête en vertu de l’article 37 § 1 c) de la Convention sur la base d’une déclaration unilatérale, figurent la nature des griefs formulés, la nature et la portée des mesures éventuellement prises par le gouvernement défendeur dans le cadre de l’exécution des arrêts rendus par la Cour dans des affaires antérieures, et l’incidence de ces mesures sur l’affaire examinée, la nature des concessions formulées dans la déclaration unilatérale, en particulier la reconnaissance d’une violation de la Convention et l’engagement de verser une réparation adéquate pour une telle violation, l’existence d’une jurisprudence pertinente « claire et complète » à cet égard – en d’autres termes, le point de savoir si les questions soulevées sont analogues à celles déjà tranchées par la Cour dans des affaires précédentes –, les modalités du redressement que le gouvernement défendeur entend offrir au requérant et la question de savoir si ces modalités permettent ou non d’effacer les conséquences d’une violation alléguée.
Si la Cour est satisfaite des réponses apportées aux questions ci‑dessus, elle vérifie que les conditions énoncées à l’article 37 § 1 c) et à l’article 37 § 1 in fine de la Convention sont remplies (à savoir, qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de tout ou partie de la requête et que le respect des droits de l’homme n’exige pas qu’elle poursuive l’examen de la requête). Si ces conditions sont réunies, elle décide alors de rayer du rôle tout ou partie de la requête.
À cette fin, elle examine minutieusement les engagements pris par le Gouvernement dans sa déclaration unilatérale et, le cas échéant, en interprète le contenu à la lumière de sa jurisprudence (Jeronovičs, précité, § 64, ainsi que les références qui s’y trouvent citées).
22. La Cour note d’abord qu’elle a déjà constaté des violations de l’article 8 de la Convention dans des affaires où les requérants n’avaient aucune possibilité de contester, à la lumière de preuves biologiques nouvelles, la déclaration de leur paternité par une décision de justice définitive (Ostace c. Roumanie, no 12547/06, § 52, 25 février 2014, Paulík c. Slovaquie, no 10699/05, § 46, CEDH 2006‑XI, et Tavlı c. Turquie, no 11449/02, § 36, 9 novembre 2006). La présente affaire suit donc une jurisprudence bien établie de la Cour.
23. La Cour rappelle que dans l’arrêt Ostace précité, où les faits étaient similaires à ceux de la présente affaire, elle a conclu qu’il n’avait pas été ménagé un juste équilibre entre les intérêts du requérant et ceux de la société, et que, partant, le système juridique interne n’avait pas garanti comme il se devait le « respect de la vie privée » du requérant (Ostace, précité, § 52). Dans l’affaire Paulík, précitée, la Cour a noté par ailleurs, dans le cadre de l’examen de la demande de satisfaction équitable de la partie requérante, qu’en vertu des articles pertinents du code de procédure civile une procédure civile pouvait être rouverte lorsque la Cour constatait une violation des droits du demandeur garantis par la Convention, que les conséquences de la violation étaient graves et que l’octroi d’une satisfaction équitable ne suffisait pas à les réparer (Paulík, précité, § 72).
24. La Cour observe que ce qu’elle a sanctionné sous l’angle de l’article 8 de la Convention dans les arrêts portant sur des questions juridiques similaires à celles que pose le cas d’espèce, c’était l’impossibilité pour les intéressés de remettre en cause, sur la base de preuves biologiques nouvelles, des déclarations judiciaires de paternité concernant des enfants devenus entre-temps majeurs, dans des cas où la réalité biologique ne correspondait pas à la réalité sociale. Elle considère que lorsqu’une violation de l’article 8 de la Convention est constatée pour cette raison, l’existence d’une voie légale propre à permettre à l’intéressé d’obtenir la réouverture de la procédure interne constitue en principe une solution appropriée, voire souvent la plus appropriée, pour mettre fin à la violation et en effacer les effets.
25. La Cour considère qu’il doit en être de même dans des situations comme celle de l’espèce où le but poursuivi par le requérant en saisissant la Cour de sa requête était d’obtenir la réouverture de la procédure interne (paragraphe 18 ci-dessus). Il convient donc d’examiner si le requérant dispose d’une voie judiciaire pour obtenir la réouverture de la procédure interne sur la base d’une déclaration unilatérale.
26. Dans ce contexte, la Cour observe que l’article 509 § 1 10) du code de procédure civile prévoit la possibilité d’obtenir la révision d’une décision définitive lorsque la Cour a constaté une violation des droits ou libertés fondamentaux due à une décision de justice et que les conséquences de cette violation sont graves et persistantes (paragraphe 13 ci-dessus). Il n’y a pas mention dans ce texte d’une possibilité d’obtenir la réouverture d’une procédure civile sur la base d’une décision de radiation d’une affaire du rôle, que ce soit sur le fondement d’un règlement amiable auquel les parties seraient parvenues ou sur celui d’une déclaration unilatérale. Le Gouvernement n’a pas produit d’exemples de décisions adoptées par des juridictions nationales qui seraient propres à démontrer qu’il arrive que ces dernières ouvrent des procédures civiles internes sur le fondement de décisions par lesquelles la Cour raye une affaire du rôle. Enfin, la Cour note qu’il n’y a pas mention dans la déclaration unilatérale présentée par le Gouvernement d’un engagement de sa part permettant la réouverture de la procédure, le cas où le requérant le souhaitait.
27. La Cour considère qu’en l’occurrence il ne peut pas être établi avec une certitude suffisante que le requérant pourrait obtenir la réouverture de la procédure interne si elle décidait d’accepter la déclaration unilatérale du Gouvernement et de procéder à la radiation de la requête du rôle. En particulier, elle n’exclut pas que le requérant ait besoin, pour pouvoir demander le cas échéant la révision de l’arrêt litigieux de la cour d’appel, d’un arrêt de la Cour constatant explicitement une violation de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Hakimi c. Belgique, no 665/08, § 29, 29 juin 2010, Rozhin c. Russie, no 50098/07, § 23, 6 décembre 2011, et Vojtěchová c. Slovaquie, no 59102/08, §§ 26-28, 25 septembre 2012).
28. À la lumière de ce qui précède, la Cour accepte l’argument avancé par le requérant. Elle ne peut donc pas conclure qu’il n’est plus justifié de poursuivre l’examen de la requête. En outre, le respect des droits de l’homme, tels qu’ils sont définis dans la Convention et ses Protocoles, l’oblige à poursuivre l’examen de l’affaire. Dès lors, il y a lieu de rejeter la demande du Gouvernement tendant à faire rayer la requête du rôle en vertu de l’article 37 de la Convention.
2. Sur la recevabilité
29. La Cour rappelle que la détermination des relations juridiques d’un père avec son fils putatif relève de la « vie privée » de l’intéressé (Ostace, précité, § 30, et İyilik c. Turquie, no 2899/05, § 23, 6 décembre 2011). L’article 8 de la Convention est dès lors applicable aux faits de l’espèce.
30. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
3. Sur le fond
1. Arguments des parties
31. Le requérant allègue qu’il ne bénéficiait pas d’une voie légale en droit interne pour obtenir la reconnaissance en justice du fait qu’il n’est pas le père de B.A.M., alors que l’expertise médicolégale qu’il a pu réaliser en 2013 avec le consentement de son fils putatif, devenu majeur, a exclu sa paternité.
32. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Selon lui, le refus d’autoriser la réouverture de la procédure était motivé par le souci d’assurer le respect de la sécurité juridique.
2. Appréciation de la Cour
33. En l’espèce, la Cour note qu’en 1972, peu après la naissance de B.A.M., la mère de ce dernier assigna en justice le requérant par une action en recherche de paternité. Cette action a été accueillie sur la base des témoignages et d’une expertise médicolégale des groupes sanguins qui indiquait que le requérant pouvait être le père biologique de l’enfant (paragraphe 3 ci-dessus).
34. Ultérieurement, à la suite d’une expertise médico-légale extrajudiciaire réalisée avec l’accord de B.A.M. indiquant qu’il était exclu qu’il soit son père biologique (paragraphe 8 ci-dessus), le requérant demanda la révision de l’arrêt du 23 mars 1973 en se fondant essentiellement sur l’article 322 § 5 du code de procédure civile qui prévoit la possibilité de réouverture d’une procédure lorsque l’impossibilité de présenter des documents lors de la procédure initiale relevait d’un événement étranger à la volonté des parties. La demande du requérant fut déclarée irrecevable par les juridictions nationales, au motif que la condition selon laquelle lesdits documents devraient déjà exister au moment de la procédure initiale n’était pas remplie (paragraphe 10 ci-dessus).
35. La Cour relève que le problème soulevé en l’espèce est similaire à celui dont elle a eu à connaître dans l’arrêt Ostace précité. Dans cette affaire, elle a conclu à la violation de l’article 8 à raison de l’impossibilité pour le requérant d’obtenir la réouverture d’une procédure à l’issue de laquelle il avait été déclaré père d’un enfant, alors qu’il avait entre-temps réussi à obtenir, avec le consentement de l’enfant devenu majeur, une preuve biologique nouvelle qui attestait qu’il n’était pas le père de ce dernier (ibidem, §§ 43-45).
36. Tout en prenant en compte les observations formulées par le Gouvernement, la Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter en l’espèce de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’arrêt Ostace. Elle estime qu’en rejetant la demande de réouverture de la procédure en recherche de paternité de l’enfant né hors mariage, alors que tous les intéressés semblaient favorables à l’établissement de la vérité biologique concernant la filiation de B.A.M. devenu majeur, sur la base d’une preuve scientifique, inaccessible à la date de l’action en recherche de paternité, les autorités nationales n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence (voir, par exemple, Tavlı, précité, § 36, et Ostace, précité, § 45).
37. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en l’espèce.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
38. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
39. Le requérant demande 50 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
40. Le Gouvernement considère que la somme sollicitée est trop élevée au regard de la jurisprudence de la Cour en la matière.
41. La Cour note que l’article 509 du nouveau code de procédure civile permet la révision d’un procès sur le plan interne lorsque, comme en l’espèce, elle a conclu à la violation des droits et libertés fondamentaux d’un requérant (voir, mutatis mutandis, Elisei-Uzun et Andonie c. Roumanie, no 42447/10, § 78, 23 avril 2019). Cependant, rien dans ce jugement ne doit être interprété comme l’expression d’une opinion sur ce que serait l’issue d’une telle procédure (voir, mutatis mutandis, Călin et autres c. Roumanie, nos 25057/11 et 2 autres, § 109, 19 juillet 2016). En outre, la Cour octroie au requérant 5 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
42. Le requérant réclame 417,50 EUR pour les frais d’avocat engagés par lui dans le cadre de la procédure de révision menée devant les juridictions internes. Il demande aussi 333 EUR pour les frais d’avocat qu’il a exposés devant la Cour et les frais de correspondance engendrés par la saisine de celle-ci. Il sollicite enfin 210 EUR pour les frais concernant l’expertise médicale génétique. Ces demandes sont toutes assorties de justificatifs.
43. Le Gouvernement soutient que seuls les dépens liés au constat de violation de la Cour doivent être remboursés. Il ajoute que les quittances attestant des frais d’avocat ne sont pas assorties d’un récapitulatif des heures de travail.
44. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 750 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne et pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
3. Intérêts moratoires
45. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Rejette la demande du Gouvernement tendant à faire rayer la requête du rôle ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 750 EUR (sept cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 juin 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Andrea TamiettiYonko Grozev
GreffierPrésident