CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE Y.T. c. BULGARIE
(Requête no 41701/16)
ARRÊT
Art 8 • Respect de la vie privée • Refus injustifié d’accorder à un transsexuel sa réassignation du sexe sur le registre d’état civil malgré son physique et son identité sociale et familiale modifiés depuis longtemps • Cadre légal permettant de faire examiner en substance la demande de conversion sexuelle, même en l’absence de procédure spécifique à cet égard • Pas d’atteinte au respect de l’intégrité physique du requérant du fait qu’il ne pouvait pas réaliser une intervention chirurgicale sans la reconnaissance préalable de sa conversion sexuelle par une décision de justice • Préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil justifiant la mise en place de procédures rigoureuses pour vérifier les motivations profondes d’une demande de changement légal d’identité • Absence de raisonnement des tribunaux quant à la nature exacte de l’intérêt général justifiant le refus et la mise en balance de cet intérêt avec le droit du requérant à la reconnaissance de son identité sexuelle • Recommandations émises par des organes internationaux sur des mesures visant à permettre le changement de nom et de sexe dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible
STRASBOURG
9 juillet 2020
DÉFINITIF
09/10/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Y.T. c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Ganna Yudkivska,
Mārtiņš Mits,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia,
Anja Seibert-Fohr, juges,
Mira Raycheva, juge ad hoc,
et Victor Soloveytchik, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41701/16) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Y.T. (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 juillet 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement).
2. Le requérant a été représenté par Me N. Dobreva, avocate à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme K. Radkova, du ministère de la Justice.
3. Le requérant, qui est transsexuel, se plaignait en particulier d’une atteinte à son droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention en ce qu’il n’a pas pu obtenir la modification de la mention relative au sexe, ainsi qu’à ses noms, sur les registres d’état civil.
4. Le 15 décembre 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Le 20 mars 2017, les organisations non gouvernementales ADF International, le Comité Helsinki bulgare, ainsi que Transgender Europe, ILGA-Europe et Bilitis Resource Center Foundation se sont vu accorder l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement de la Cour). Les trois dernières organisations ont présenté une intervention conjointe.
6. Le 17 novembre 2016, M. Yonko Grozev, juge élu au titre de la Bulgarie, s’est déporté de l’examen de l’affaire (article 28 § 3 du règlement de la Cour). Le 18 mai 2020, la présidente de la chambre a désigné Mme Mira Raycheva pour siéger à sa place en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 (a) du règlement de la Cour).
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Le requérant est né en 1970. Il réside à Stara Zagora.
8. À sa naissance, il fut inscrit sur les registres d’état civil comme étant de sexe féminin et portant un prénom à consonance féminine. Le requérant indique qu’il a pris conscience dès l’adolescence que son identité sexuelle était masculine. Il a ainsi mené une vie sociale en tant qu’homme sous un nom et un prénom masculins. Depuis 2008, il vit en concubinat avec une femme qui a donné naissance à un enfant en 2010, à l’aide d’une insémination artificielle avec donneur. Le requérant et l’enfant s’identifient mutuellement comme père et fils. Sur la photographie de sa carte d’identité, éditée en novembre 2011, l’apparence du requérant est celle d’un homme. Selon une expertise médicale établie le 28 mai 2014, le requérant présentait les caractéristiques d’un véritable transsexualisme, avec une identification consciente et permanente au sexe masculin.
9. En 2014, dans le cadre de son parcours de transition sexuelle, le requérant se soumit, à son initiative, à une intervention chirurgicale d’enlèvement des glandes mammaires et du tissu parenchymateux.
10. À une date non précisée en 2015, le requérant saisit le tribunal de district (районен съд) de Stara Zagora (« le tribunal de district ») d’une demande fondée sur les articles 19, 25 et 27 de la loi sur les registres civils (voir les paragraphes 15 à 18 ci-dessous). Il demandait en particulier la modification de ses prénoms, patronyme et nom de famille, ainsi que la substitution de la mention relative au sexe et de son numéro d’identification civil dans les registres électroniques. Il arguait que les données qui y figuraient ne correspondaient pas à la réalité et qu’il souhaitait obtenir leur changement par la voie judiciaire afin que la municipalité soit obligée de reporter les modifications susmentionnées sur les registres d’état civil. Le requérant joignit à l’appui à sa demande l’expertise médicale du 28 mai 2014 ainsi que les documents relatifs à l’intervention chirurgicale qu’il avait subie en 2014 (paragraphes 8 et 9 ci‑dessus).
11. Par une décision du 21 octobre 2015, le tribunal de district examina la demande du requérant et rejeta les modifications sollicitées. Tout d’abord, sur le plan procédural, le tribunal de district nota que la procédure, engagée par le requérant sur la base de l’article 19, alinéa 1 de la loi sur les registres civils, se déroulait selon l’article 73 de cette loi. Ensuite, se fondant sur l’expertise médicale, il constata que le requérant était, au-delà de tout doute, transsexuel. Enfin, il examina sur le fond la question du changement de sexe et précisa que les articles 73 et 76 de la loi sur les registres civils permettaient de modifier des données relatives à l’état civil des personnes. Il exposa en revanche que ces dispositions ne permettaient pas de vérifier la véracité des circonstances factuelles sur la base desquelles les données relatives à l’état civil avaient été enregistrées. En l’espèce, les circonstances factuelles à l’époque de la naissance du requérant démontraient que celui-ci présentait des caractéristiques physiologiques sexuelles féminins. Le tribunal ne pouvait donc dire que le requérant devait être considéré comme une personne de sexe masculin. Il rappela que la législation bulgare définissait deux sexes, le féminin et le masculin, basés sur les caractères sexuels réellement existants, et qu’il n’y avait pas de critère lié à l’état transsexuel selon lequel on pouvait admettre qu’une personne de sexe féminin appartiendrait au sexe opposé. Le tribunal de district ajouta « qu’une conclusion différente représenterait une violation drastique de la loi matérielle et procédurale. Reconnaître qu’une personne appartient à un sexe donné comme un fait juridique, sur la base du sentiment psychique personnel pour ce sexe précis éprouvé par cette même personne, constitue non seulement une violation de la loi, mais créerait chez l’intéressé un nouvel état qu’il risque de ne pas accepter réellement ». Ensuite, pour ce qui est de la modification du nom, le tribunal mit en avant que la loi conditionnait la formation du nom patronymique et du nom de famille à la mention du sexe. En l’espèce, en l’absence de mention sur les registres civils que le requérant était une personne de sexe masculin, il était impossible de procéder au changement de ses noms. Dans le dispositif de sa décision, le tribunal de district précisa qu’il rejetait comme mal fondées la demande de changement de nom du requérant ainsi que celles relatives à la reconnaissance du changement de la mention du sexe de « féminin » en « masculin » et à la modification du numéro d’identification civil sur les registres civils respectifs.
12. Le requérant recourut contre cette décision devant le tribunal régional (окръжен съд) de Stara Zagora (« le tribunal régional »). Il allégua que le tribunal de première instance n’avait pas analysé les preuves qui, selon lui, confirmaient son profond et constant ressenti d’être un homme dans le corps d’une femme. Il soutint également que les standards internationaux en matière de transsexualisme préconisaient comme première étape dans la conversion sexuelle la modification des mentions de l’état civil de manière à ce que les noms et le sexe correspondent à l’identité sexuelle psychique. Cette démarche permettrait ensuite de réaliser les étapes suivantes de la conversion par le biais des interventions médicales. Enfin, le requérant soutint devant le tribunal régional que d’autres tribunaux internes reconnaissaient le droit des transsexuels à la conversion sexuelle et présenta à cet égard des copies de décisions judiciaires.
13. Par une décision définitive du 19 février 2016, le tribunal régional confirma dans son intégralité la décision du tribunal de district. Il ajouta qu’il était établi, selon les éléments de preuve, que le requérant avait un sentiment d’appartenance au sexe masculin sur la base duquel il avait démontré un comportement social propre aux hommes et qu’il avait subi une intervention chirurgicale de façon volontaire et non en raison d’un facteur médical. Le tribunal régional considéra que « [l]es interventions chirurgicales ne modifient pas, toutefois, le véritable sexe de la personne mais uniquement son apparence et morphologie sexuelle. Ainsi, [...] la seule aspiration socio-psychologique d’une personne ne saurait motiver une décision faisant droit à la réassignation de sexe. La demande concerne une reconnaissance juridique de conversion sexuelle, alors que cette conversion apparaît en réalité incomplète et artificielle. Cela conduirait à une situation d’arbitraire, qui se refléterait sans aucun doute sur la stabilité de la vie sociale ». Le tribunal régional estima que le refus de modifier les mentions sur les registres d’état civil ne constituait pas une ingérence dans la vie privée du requérant selon l’article 8 de la Convention car l’intéressé avait demandé l’accomplissement d’un acte et ne se plaignait pas d’une intervention de l’État dans sa vie privée. Pour ce qui était de la pratique jurisprudentielle bulgare existante reconnaissant le droit des transsexuels à la conversion sexuelle (paragraphes 24 et suivants ci-dessous), à laquelle s’appuyait le requérant, le tribunal régional indiqua qu’il ne se considérait pas lié par celle-ci et que la sécurité juridique imposait que les modifications dans l’état civil fussent expressément prévues par la loi et effectuées sous le contrôle d’un tribunal. Enfin, la décision du tribunal régional contenait une mention selon laquelle l’examen en cassation était exclu.
14. Lors du dépôt de ses observations en réponse à celles du Gouvernement, le requérant présenta une déclaration signée du 9 mai 2017. Selon cette déclaration, il avait consulté, en juin 2014 puis le 8 mars 2016, deux médecins en chirurgie plastique, A.E. et R.R., dans le but de compléter le processus de conversion médicale de son sexe. Les deux médecins auraient informé le requérant qu’ils étaient prêts à effectuer les interventions nécessaires si la réassignation sexuelle était préalablement reconnue par une décision judiciaire définitive et sur présentation d’une pièce d’identité à jour. Ils auraient ajouté que, dans le cas contraire, ils seraient poursuivis pénalement pour blessures corporelles graves.
2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La loi sur les registres civils
15. En vertu de l’article 4, alinéa 3 de la loi de 1999 sur les registres civils (Закон за гражданската регистрация), entrée en vigueur le 5 juillet 1999, les maires des communes sont responsables des inscriptions sur les registres. L’article 8 de cette loi prévoit que les données principales de l’état civil sont le nom, la date et le lieu de naissance, la mention du sexe, la nationalité et le numéro d’identification civil. Selon l’article 9 de cette loi, le nom des ressortissants bulgares nés sur le territoire de la Bulgarie est composé d’un prénom, d’un patronyme et d’un nom de famille, tous les trois étant inscrits sur l’acte de naissance. Le patronyme et le nom de famille sont formés à partir des prénom et nom paternels auxquels s’ajoutent les suffixes -ov/-ev (ов/ев) ou –ova/-eva (ова/ева) en fonction du sexe de la personne, sauf lorsque le prénom du père ne le permet pas, ou lorsque ces noms ne correspondent pas aux traditions familiales, ethniques ou religieuses des parents (articles 13 et 14 de la loi).
16. Dans son article 19, la loi prévoit une procédure expresse quant au changement du prénom, du patronyme et du nom de famille. En effet, le tribunal peut accepter une telle demande écrite à condition que le nom du demandeur prête à la moquerie, qu’il soit déshonorant ou publiquement inacceptable, ou encore que des circonstances importantes l’imposent.
17. L’article 27 de la même loi prévoit que les données contenues dans les fichiers numériques personnels sont actualisées par l’administration municipale sur la base, entre autres, des actes d’état civil et d’une décision judiciaire. Les registres de la population sont maintenus sous forme numérique et sont composés des fichiers numériques personnels de toutes les personnes physiques, lesquels contiennent pour leur part, entre diverses données, le nom, le sexe et le numéro d’identification civil (articles 22, 23 et 25 de la loi). Pour ce qui est de l’acte de naissance, il contient entre autres éléments le numéro d’identification civil, le sexe et le nom de la personne (article 45, alinéa 1 de la loi).
18. Les modifications des données contenues dans les actes d’état civil sont effectuées par voie judiciaire ou administrative. Pour ce qui est de certaines données, dont le nom et le sexe, seule la voie judiciaire est possible (articles 73 et 76 de la loi). En vertu de l’article 280, alinéa 2, point 2 du code de procédure civile, les décisions prises dans le cadre d’une procédure de changement de nom ne sont pas susceptibles de recours en cassation.
2. La réglementation relative aux pièces d’identité personnelles
19. L’article 9 de la loi sur les pièces d’identité personnelles (Закон за българските лични документи) de 1999 prévoit que, en cas de changement, notamment, des noms, du numéro d’identification civil et du sexe, la personne concernée est tenue de déposer une demande de délivrance de nouvelles pièces d’identité dans un délai de 30 jours. Selon les articles 20 et 22 du règlement sur la délivrance des pièces d’identité du Conseil des ministres de 2010, en cas de demande de changement de sexe, si celui-ci n’est pas reporté dans la base de données des registres civils de la population, il convient de présenter un document officiel établi par les autorités compétentes.
3. Le code de procédure civile
20. En vertu de l’article 127 du code de procédure civile (entré en vigueur à partir du 1er mars 2008), une action civile doit être introduite par écrit et doit indiquer, entre autres, le tribunal, les données pertinentes relatives à la partie défenderesse, l’exposé des circonstances servant de fondement de l’action et le contenu de la demande. L’article 129 de ce code prévoit que le tribunal vérifie la conformité de la demande avec l’article 127 et, en cas d’irrégularités constatées, il indique à la partie demanderesse de les corriger dans un délai d’une semaine. À l’issu des premiers échanges des demandes des parties, le tribunal de première instance est tenu, selon l’article 146, alinéa 1, d’établir un rapport. Ce dernier doit contenir les éléments suivants ; les circonstances sur le fondement desquelles le demandeur prétend ses droits, la qualification juridique des droits allégués par le demandeur et celle les droits réciproques de la partie défenderesse, les circonstances factuelles et les droits qui sont considérés établis, des indications sur la répartition de la charge de la preuve quant au reste des circonstances à établir. Le tribunal invite ensuite les parties à présenter leurs observations en relation avec ce rapport et les instructions qu’il contient, ainsi qu’à engager les démarches nécessaires à la poursuite de la procédure (article 146, alinéa 3).
21. Les articles 542 et 547 du code de procédure civile envisagent une procédure judiciaire gracieuse (охранително производство) permettant de faire corriger par le tribunal de district des erreurs dans des documents attestant de certains faits, comme les actes d’état civil, lorsque la loi ne prévoit pas d’autre procédure pour le faire.
4. Le code pénal
22. L’article 128 du code pénal dispose que le fait de causer à autrui une incapacité reproductive revient à lui infliger des lésions corporelles graves, un acte passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée de trois à dix ans.
5. La loi sur la protection contre la discrimination
23. En vertu de l’article 4, alinéas 1 et 2 de la loi sur la protection contre la discrimination, la discrimination directe se définit par tout traitement désavantageux d’une personne motivé uniquement par le sexe, la race, l’appartenance ethnique, le génome humain, la nationalité, l’origine, la religion ou les croyances, l’éducation, les convictions, l’appartenance politique, l’âge, l’orientation sexuelle, la situation familiale ou patrimoniale, ou par tout autre caractéristique, défini pas la loi ou par un traité international auquel la République de Bulgarie fait partie. Selon le paragraphe 1, point 17 des dispositions explicatives de cette loi, la caractéristique de « sexe » visée par cette loi comprend également le cas du changement de sexe.
6. La jurisprudence interne en matière de changement de sexe
24. Dans le cadre de la procédure pendante devant la Cour, plusieurs exemples de décisions de justice portant sur des demandes de changement de sexe sur les registres et documents officiels, y compris les actes d’état civil, ont été soumis.
25. Pour ce qui est de la procédure judiciaire suivie, selon la majorité de ces exemples, les tribunaux ont examiné les demandes de réassignation de sexe dans le contexte de la procédure judiciaire générale prévue par l’article 73 de la loi sur les registres civils. Dans deux affaires, les tribunaux ont traité de telles demandes dans le cadre de la procédure judiciaire gracieuse, sur le fondement des articles 542 et 547 du code de procédure civile (решение от 15.06.2011 г. на РС . Пазарджик по гр.д. № 343/2011 г., et решение № 34 от 15.03.2013 г. на СРС по гр.д. № 23230/2012 г.).
26. Parmi les exemples de jurisprudence fournis, une seule affaire porte sur le refus d’examiner une demande de changement de sexe au motif que celle-ci était dépourvue de base légale. Il s’agit d’une décision rendue par le tribunal de district de Stara Zagora siégeant en formation de juge unique, juge qui était le même que celui ayant examiné l’affaire du requérant. Cette décision a mis fin à la procédure de demande de changement de sexe au motif que le droit bulgare ne prévoyait pas de procédure spécifique à cet égard, contrairement à ce qui était prévu pour le changement de nom. Dans cette affaire, le tribunal a donné suite à la demande de la personne concernée relative au changement de nom, en application de l’article 19 de la loi sur les registres civils (определение от 02.05.2007 г. на РС – Стара Загора по гр.д. № 469/2007 г.).
27. Dans une autre décision, rendue la même année, le même juge du tribunal de district a rendu une décision au fond par laquelle il a refusé le changement de nom demandé, estimant que, bien que les circonstances de l’affaire démontraient que la personne était transsexuelle, le changement de son nom serait contraire à la loi applicable dans la mesure où la formation du patronyme et du nom de famille était déterminée par le sexe (решение № 127 от 20.12.2007 г. на РС – Стара Загора по гр.д. № 469/2007 г.).
28. Quant à l’analyse sur le fond des demandes, les tribunaux internes ont adopté de différentes approches pour se prononcer sur les demandes de changement de sexe.
a) Certains tribunaux ont reconnu le changement de sexe sur la base de l’autodétermination psychologique de la personne, sans qu’il ne soit nécessaire pour celle-ci de prouver avoir suivi un traitement hormonal ou subi une intervention chirurgicale :
- dans la décision решение от 14.12.2000 г. на СРС по гр.д. № 4566/2000 г., le tribunal a constaté qu’un traitement avait été suivi auprès d’un sexologue pendant une durée de sept ans ;
- dans les décisions suivantes : решение № 1666 от 27.05.2009 г. на РС . Варна по гр.д. № 9012/2007 г. ; решение № 330 от 04.02.2015 г. на РС – Пловдив по гр.д. № 2707/2014 г., et решение № 4263 от 16.12.2015 г. на РС – Пловдив по гр.д. № 8987/2015 г., les tribunaux ont estimé que l’autodétermination constatée par des expertises médicales était suffisante pour décider de la réassignation juridique du sexe ;
- dans les décisions suivantes : решение от 28.10.2011 г. на СРС по гр.д. № 5262/2011 г., решение № 8000 от 3.11.2016 г. на СГС по в.гр.д. № 5037/2015 г., et решение № 2186 от 03.06.2016 г. на РС . Варна по гр.д. № 711/2016 г., les tribunaux ont constaté la présence d’une intention chez les demandeurs de suivre un traitement hormonal et de se soumettre à une intervention chirurgicale ; de plus, dans les première et troisième décisions, les tribunaux ont précisé que la reconnaissance juridique du changement de la mention de sexe sur les registres civils était de plus une condition pour accomplir la dernière étape de la conversion par une intervention chirurgicale ; dans la deuxième décision, le tribunal a indiqué que le système de la santé publique bulgare reconnaissait l’existence de la transsexualité, alors que l’administration et la législation ignorait ce phénomène et qu’il était logique en premier lieu d’accorder le droit à la modification juridique des données personnelles avant de procéder aux interventions médicales qui ont un effet irréversible ;
- enfin, dans решение № 2369 от 29.11.2012 г. на ОС . Варна по в.гр.д. № 2753/2012 г., le tribunal a constaté le ressenti psychologique chez la personne et a noté que celle-ci avait aussi suivi un traitement hormonal et subi une intervention médicale, les deux de manière illégale.
b) D’autres tribunaux reconnaissent la réassignation de sexe à condition d’établir qu’un traitement hormonal avait été administré :
- ainsi dans les décisions suivantes : решение № 975 от 17.12.2004 г. на ВКС по гр.д. № 310/2004 г., et решение от 15.06.2011 г. на РС . Пазарджик по гр.д. № 343/2011 г., outre le traitement hormonal, les personnes concernées avaient également subi plusieurs interventions chirurgicales ayant abouti à la conversion sexuelle ; voir également les décisions suivantes : решение № 99 от 01.02.2008 г. на ОС . Варна по в.гр.д. № 1669/2007 г., решение № 1126 от 06.04.2010 г. на РС . Варна по гр.д. № 10044/2009 г. et решение № 34 от 15.03.2013 г. на СРС по гр.д. № 23230/2012 г., dans lesquelles les tribunaux ont noté qu’un traitement hormonal avait commencé à être administré et a reconnu la nécessité de la reconnaissance juridique du changement de sexe avant de poursuivre la conversion par une intervention chirurgicale ; et решение № 348 от 25.01.2016 г. на СРС по гр.д. № 43501/2015 г., où le tribunal a tenu compte d’une conversion médicale intégrale ;
- dans la même logique, certaines décisions témoignent du refus des tribunaux de reconnaître la changement de sexe lorsque les demandeurs n’ont pas commencé un traitement hormonal ni subi une intervention chirurgicale (решение № 1835 от 11.06.2007 г. на РС . Варна по гр.д. № 1953/2007 г., решение № 58 от 23.04.2014 г. на СРС по гр.д. № 11927/2014 г., решение от 11.02.2016 г. на СГС по в.гр.д. № 19280/2014 г., решение № 6899 от 19.05.2016 г. на СГС по в.гр.д. № 3213/2015 г., et решение № 21538 от 21.12.2016 г. на СРС по гр.д. № 6417/2016 г., dans lesquelles le tribunal a constaté que les demandeurs étaient transsexuels mais a rejeté, dans le troisième cas, la demande de reconnaissance du changement de sexe au motif qu’un traitement hormonal n’avait pas été entamé et, dans tous les autres cas, s’est basé sur le fait qu’aucune intervention chirurgicale visant à modifier les caractères sexuels n’avait été subie par les demandeurs).
Le Gouvernement a présenté les dispositifs de trois autres décisions par lesquelles les demandeurs avaient obtenu la modification de la mention du sexe sur les registres civils. Les motifs de ces décisions ne figurant pas au dossier, les critères adoptés par les tribunaux n’apparaissent pas clairement (voir les décisions suivantes : решение от 09.09.2011 г. на РС . Кърджали по гр.д. № 543/2011 г., решение № 896 от 08.11.2012 г. на РС . Пазарджик по гр.д. № 2286/2012 г., et решение № 48443 от 27.02.2017 г. на СРС по гр.д. № 69626/2016 г.).
29. Dans une décision plus récente, datée du 5 janvier 2017, la Cour suprême de cassation a noté que « le droit bulgare indique qu’il est possible de changer de sexe (...) et prévoit que les actes d’état civil peuvent être mis à jour au cours de la vie de la personne concernée, selon l’article 73 et les suivants de la loi sur les registres civils, de sorte qu’il est tout à fait possible d’apporter une rectification sur la base d’une décision judiciaire acceptant le changement de l’inscription initiale du sexe » (решение № 205 от 5.01.2017 г. на ВКС по гр. д. № 2180/2016 г., III г. о.,). Cette juridiction a ajouté que les « prérequis (les critères) pour le changement de sexe ne sont pas réglementés par la loi (comme c’est le cas, par exemple, pour le nom) et [qu’]il convient dès lors de les définir à partir de la nature des droits individuels reconnus et protégés, tout en tenant compte de l’importance du changement pour la personne et pour la société ». La Cour suprême de cassation a précisé, d’un côté, qu’il ne convenait pas d’imposer aux personnes transsexuelles une obligation de subir une intervention chirurgicale visant à modifier leur corps contre leur volonté, afin qu’elles puissent obtenir la reconnaissance du changement de sexe. La question de cette intervention, selon la haute juridiction, est également disputable au regard de l’article 128 du code pénal. D’un autre côté, la Cour suprême de cassation a estimé que, lorsque les demandeurs affirment leur transsexualité, « ils devraient prouver devant les tribunaux [le caractère] sérieux et inébranlable de leur décision de confirmer biologiquement le rôle psychique et social qu’ils assument en rapport avec leur sexe ». Elle a considéré qu’il était nécessaire à cet égard « d’avoir au moins entrepris un traitement hormonal ayant pour but le changement de sexe », un élément constaté majoritairement dans la jurisprudence existante.
Selon une opinion dissidente jointe à la décision de la Cour suprême de cassation, le droit bulgare ne prévoyait pas la possibilité de changer de sexe autrement que sur la base des caractères sexuels primaires, et un tel changement ne pouvait se fonder sur le ressenti psychique d’appartenance à un sexe. Toujours selon cette opinion, une réforme législative visant à assurer une approche humaine ainsi qu’à établir un équilibre normatif entre les intérêts individuels et publics lors de l’examen des demandes de réassignation de sexe était nécessaire.
30. Enfin, par une décision du 27 avril 2020, une formation de la Cour suprême de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation dans une procédure judiciaire sur une demande de modification du sexe, a suspendu l’examen de la procédure devant elle. En effet, cette formation constata une divergence dans la pratique de la Cour suprême de cassation en la matière et proposa à l’assemblée plénière de cette cour d’adopter une décision interprétative sur la question suivante : est-il admissible et, dans l’affirmative, sous quelles conditions, de reconnaître le changement légal du sexe lorsque la transsexualité du demandeur est établie (определение № 86 от 27.04.2020 г. на ВКС по гр. д. № 698/2020 г., IV г. о.,). La procédure est toujours pendante.
3. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS
1. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
Recommandation [CM/Rec(2010)5](https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?Reference=CM/Rec.2010.5) du Comité des Ministres aux États membres sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre du 31 mars 2010
31. Les parties pertinentes en l’espèce de cette Recommandation se lisent comme suit :
« IV. Droit au respect de la vie privée et familiale
(...)
21. Les États membres devraient prendre les mesures appropriées pour garantir la reconnaissance juridique intégrale du changement de sexe d’une personne dans tous les domaines de la vie, en particulier en permettant de changer le nom et le genre de l’intéressé dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible ; les États membres devraient également veiller, le cas échéant, à ce que les acteurs non étatiques reconnaissent le changement et apportent les modifications correspondantes dans des documents importants tels que les diplômes ou les certificats de travail. »
2. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
1. Résolution 2048 (2015) sur « La discrimination à l’encontre des personnes transgenres en Europe » du 22 avril 2015
32. Les parties pertinentes en l’espèce de cette résolution se lisent comme suit :
« 6. (...) l’Assemblée appelle les États membres :
(...)
6.2. en ce qui concerne la reconnaissance juridique du genre :
6.2.1. à instaurer des procédures rapides, transparentes et accessibles, fondées sur l’autodétermination, qui permettent aux personnes transgenres de changer de nom et de sexe sur les certificats de naissance, les cartes d’identité, les passeports, les diplômes et autres documents similaires; à mettre ces procédures à la disposition de toutes les personnes qui souhaitent les utiliser, indépendamment de l’âge, de l’état de santé, de la situation financière ou d’une incarcération présente ou passée;
(...) »
2. Résolution 1728 (2010) intitulée « Discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre » du 29 avril 2010
33. Les parties pertinentes en l’espèce de cette résolution se lisent comme suit :
« 16. Par conséquent, l’Assemblée appelle les États membres à traiter ces questions et, en particulier :
16.11. à traiter la discrimination et les violations des droits de l’homme visant les personnes transgenres et, en particulier, à garantir dans la législation et la pratique les droits de ces personnes :
(...)
16.11.2. à des documents officiels reflétant l’identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation ou d’autres procédures médicales comme une opération de conversion sexuelle ou une thérapie hormonale ;
(...) »
3. Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme
Rapport sur les Lois et pratiques discriminatoires et actes de violence dont sont victimes des personnes en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre (A/HRC/19/41) du 17 novembre 2011
34. Les parties pertinentes en l’espèce de ce rapport se lisent comme suit :
« G. Reconnaissance du genre et questions connexes
71. Dans de nombreux pays, les personnes transgenres ne peuvent obtenir la reconnaissance légale de leur genre de préférence, notamment la modification des mentions relatives au sexe et au prénom sur les documents d’identité officiels, si bien qu’elles se heurtent à nombre de difficultés pratiques, notamment lorsqu’elles postulent pour un emploi, sollicitent un logement, un crédit bancaire ou des prestations sociales ou se rendent à l’étranger.
(...)
73. Le Comité des droits de l’homme s’est dit préoccupé par l’absence de dispositions accordant une reconnaissance juridique à l’identité des personnes transgenres. Il a engagé les États à reconnaître le droit des personnes transgenres à changer leur genre en permettant la délivrance de nouveaux actes de naissance et a pris note avec satisfaction de l’adoption de lois facilitant la reconnaissance juridique du changement de genre.
(...)
VII. Conclusions et recommandations
(...)
84. La Haut-Commissaire recommande aux États Membres :
(...)
h) de faciliter la reconnaissance juridique du genre de préférence des personnes transgenres et de prendre des mesures pour permettre la délivrance de nouveaux documents d’identité faisant mention du genre de préférence et du nom choisi, sans qu’il soit porté atteinte aux autres droits de l’homme. »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
35. Le requérant allègue que le refus, qui lui a été opposé par les juridictions internes en réponse à sa demande de modifier la mention relative au sexe sur les registres d’état civil, de même que son prénom, patronyme et nom de famille, a porté atteinte à son égard au droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
36. Le Gouvernement combat cette thèse.
1. Sur la recevabilité
1. Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention
37. Dans la présente affaire, le requérant formule son grief sur le terrain de l’article 8 de la Convention. Le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de cette disposition.
38. La Cour observe que le droit au respect de la vie privée comprend l’identification sexuelle comme un aspect de l’identité personnelle. Cela concerne tous les individus, y compris les personnes transgenres, comme le requérant, qu’elles souhaitent ou non commencer un traitement de réassignation sexuelle agréé par les autorités (A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, §§ 92-94, 6 avril 2017, et X c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 29683/16, § 38, 17 janvier 2019).
39. L’article 8 de la Convention se trouve donc applicable dans la présente affaire en sa partie relative à « la vie privée » concernant la demande faite par le requérant auprès des juridictions d’obtenir la possibilité de faire modifier les registres d’état civil en raison de sa conversion sexuelle.
2. Sur l’épuisement des voies de recours internes
40. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes. Il met en avant que la voie à suivre pour demander le changement du sexe était celle du recours visé aux articles 73 et 76 de la loi sur les registres civils en relation avec l’article 45 de cette loi. Toutefois, le requérant n’a engagé explicitement qu’une procédure relative au changement de nom en vertu de l’article 19 de la loi sur les registres civils, alors que ce recours concernait le changement de nom et représenté un recours accessoire à celui visé dans les articles 73 et 76 de la loi. Le Gouvernement estime que le but du requérant était de demander auprès de la municipalité et sur le fondement des articles 25 et 27 de cette loi, à l’issue de la procédure judiciaire du changement du sexe, d’apporter des modifications concernant son sexe dans le numéro d’identification civil et dans son fichier numérique personnel dans les registres civils. Or, cela n’était pas possible, selon le Gouvernement, et le requérant était donc tenu, d’invoquer explicitement ces dispositions afin que les tribunaux puissent examiner sa demande principale de changement de sexe avant de se prononcer sur la demande accessoire de changement de nom. Le Gouvernement en veut pour preuve le fait que la décision du tribunal régional était définitive en vertu de l’article 280 du code de procédure pénale (paragraphe 18 ci-dessus), alors que, selon la pratique judiciaire, les procédures visant la modification des éléments principaux de l’acte de naissance se déroulent devant trois degrés de juridiction (paragraphes 24-29 ci-dessus).
41. Le requérant rétorque qu’il a détaillé en substance sa demande de reconnaissance juridique de sa conversion sexuelle devant les tribunaux, y compris en indiquant son souhait d’obtenir la modification des mentions nécessaires sur les registres civils afin que la mention « sexe masculin » remplace celle de « sexe féminin ». Pour ce faire, il dit avoir expliqué aussi bien par écrit que lors des audiences judiciaires sa situation personnelle factuelle, liée notamment à son transsexualisme, son autodétermination en tant qu’homme et son rôle de père. Il indique que les tribunaux ont correctement entendu sa demande et ont examiné en substance la question de savoir si son sexe masculin devait être reconnu. Il ajoute que les tribunaux, maîtres de la qualification juridique des actions, ne sont pas liés par les dispositions citées par les demandeurs et que, en l’espèce, il était évident que les tribunaux étaient déconcertés par l’absence d’une législation claire prévoyant un droit pour les transsexuels à la reconnaissance de leur changement de sexe.
42. La Cour constate, pour sa part, que le droit bulgare ne prévoit aucune procédure dédiée uniquement à la réassignation de sexe. En revanche, elle note qu’il fixe de manière plus générale, dans les articles 73 et 76 de la loi sur les registres civils, la possibilité de demander aux tribunaux d’autoriser la modification des données essentielles d’identification personnelle, dont le sexe et le numéro d’identification civil, dans les registres et les actes d’état civil (paragraphe 18 ci-dessus). Elle relève ensuite, à partir des éléments du dossier, qu’il est vrai que le requérant n’a pas explicitement fondé sa demande sur les articles 73 et 76 de la loi en question. Toutefois, la législation applicable prévoit que la qualification juridique d’une action introduite devant le tribunal civil incombe à ce dernier (paragraphe 20 ci‑dessus). La Cour note de plus, qu’aussi bien l’action du requérant devant le tribunal de district que son recours devant le tribunal régional contenaient une demande précise et concrète, soutenue par des arguments et des preuves visant la reconnaissance de sa conversion sexuelle avec la mention officielle sur les registres et documents respectifs, parallèlement à sa demande de changement de ses noms (paragraphes 10 et 12 ci-dessus). La Cour en conclut que le requérant a bien présenté une demande de réassignation de sexe en substance. Pour ce qui est de la manière dont les tribunaux internes ont interprété cette demande, elle observe que le tribunal de district a indiqué que la procédure se déroulait selon l’article 73 de la loi sur les registres civils, celle que le Gouvernement estime être pertinente en l’espèce. Ensuite, le tribunal de district a examiné au fond la question de la transsexualité du requérant et la demande de celui-ci visant à modifier la mention relative au sexe sur les registres civils. Il a conclu à l’impossibilité de cette modification avant de passer à l’examen de la question du changement des noms. De plus, le tribunal a explicitement rejeté la demande de réassignation de sexe dans le dispositif de la décision (paragraphe 11 ci-dessus). Le tribunal régional a suivi le même raisonnement et a confirmé la motivation du tribunal de première instance dans son intégralité (paragraphe 13 ci-dessus).
43. Compte tenu de ces circonstances, la Cour considère que les juridictions internes pouvaient comprendre le sens de la demande du requérant. D’ailleurs, il ne ressort pas du dossier qu’elles avaient sollicité des clarifications au sujet du requérant en demandant à l’intéressé de préciser le dispositif juridique de la procédure qu’il souhaitait engager comme le droit national leur permettait de faire (paragraphe 20 ci-dessus). Dans la mesure où il apparaît que le requérant a formulé une demande claire visant à faire reconnaître juridiquement sa conversion sexuelle et que celle-ci a été examinée par les tribunaux sur le fond, et non seulement quant à sa recevabilité, la Cour ne saurait souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle le requérant n’a pas soulevé en substance sa demande devant les autorités internes.
44. Quant au fait que la décision de la deuxième instance n’a pas fait l’objet d’un examen auprès de la Cour suprême de cassation, la Cour relève, d’une part, que cette décision comportait une mention selon laquelle l’examen en cassation était exclu (paragraphe 13 ci-dessus). Elle note d’autre part que le Gouvernement ne soutient pas que le requérant avait omis de former un recours en cassation. Les arguments du Gouvernement consistent plutôt à dire que le requérant aurait dû reformuler sa demande auprès des juridictions de district en citant explicitement les articles 73 et 76 de la loi sur les registres civils en relation avec l’article 45 de cette loi afin de faire examiner sa demande par trois degrés de juridiction (paragraphe 40 ci-dessus).
45. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que les demandes introduites par le requérant ont permis aux juridictions nationales d’examiner en substance les griefs qu’il soulève maintenant devant la Cour. La Cour rejette dès lors l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement au regard de l’article 35 § 1 de la Convention.
3. Sur la qualité de victime du requérant
46. Le Gouvernement considère que le requérant ne peut se prétendre victime d’une violation des dispositions de la Convention. En effet, aux yeux du Gouvernement, le requérant se plaint d’une manière générale de la législation relative à la modification du sexe et non de l’application de la loi à son égard. Le Gouvernement avance des arguments selon lesquels il ne pouvait être considéré que le requérant avait déposé une demande valide devant les tribunaux visant à obtenir le changement du sexe (paragraphe 40 ci-dessus).
47. Le requérant estime avoir soumis en substance sa demande de changement de sexe devant les juridictions internes et renvoie aux arguments présentés ci-dessus au paragraphe 41.
48. La Cour a déjà constaté que le requérant a utilisé une voie de recours par le biais de laquelle il a formulé ses souhaits de voir sa conversion sexuelle reconnue dans les registres et documents officiels, et qui permettait aux juridictions internes d’examiner cette question (paragraphes 42-45 ci‑dessus). Par la décision définitive du tribunal régional du 19 février 2016, le requérant s’est vu refuser la reconnaissance de son changement de sexe et la modification de la mention « féminin » en « masculin ».
49. Dès lors, la Cour conclut que le requérant peut se prétendre victime de la violation alléguée de l’article 8, au sens de l’article 34 de la Convention.
4. Conclusion quant à la recevabilité
50. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, le Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Les arguments des parties
51. Le requérant, qui s’identifie comme un transsexuel, expose qu’il souhaitait se soumettre à une conversion médicale et juridique de son sexe. Il explique que, compte tenu de l’interdiction de la stérilisation des organes reproductifs prévue par l’article 128 du code pénal, il ne pouvait entreprendre une conversion médicale complète avant qu’un tribunal ait reconnu juridiquement sa réassignation de sexe. Il dit avoir soumis sa demande de changement de sexe et de nom auprès des tribunaux. Toutefois, le refus de ces derniers à cet égard était fondé sur une loi générale, à savoir la loi sur les registres civils. Le requérant expose que cette loi ne traite pas de manière spécifique les critères permettant d’accéder à une demande de changement de sexe de sorte que les tribunaux nationaux ont développé une jurisprudence variable et contradictoire. Dans son cas précis, l’absence d’un cadre légal adéquat aurait motivé les tribunaux de rejeter sa demande de changement du sexe. En effet, ces derniers ont considéré que la conversion sexuelle n’était pas envisageable, selon les lois de la nature et au regard du droit. Ainsi, il aurait été placé dans un état d’insécurité quant à sa vie privée et à la reconnaissance de son identité réelle, une situation continue qui est pour lui la source d’un sentiment permanent d’inadéquation, d’angoisse et d’embarras dans la vie quotidienne. Cette situation est, selon le requérant, contraire aux conclusions de la Cour dans l’arrêt A.P., Garçon et Nicot, précité.
52. Le Gouvernement estime que le requérant a engagé uniquement une procédure de modification du nom et que les considérations des tribunaux sur son identification en tant que personne transsexuelle ont été faites en relation avec les noms seulement. Il demande par ailleurs à la Cour de relever le développement récent dans la jurisprudence des tribunaux internes selon laquelle il est désormais possible pour les personnes transsexuelles de défendre leur identité (paragraphes 25-29 ci-dessus). Il met en avant que les juridictions, tout en se préservant une marge raisonnable d’appréciation quant à la protection de l’intérêt public, suivent clairement une ligne permettant de faciliter le processus de réassignation sexuelle juridique sans soumettre les personnes concernées à une intervention médicale préalable. Il avance que, en l’espèce, le requérant n’a pas été soumis à une telle obligation. Le Gouvernement conclut qu’il n’a manqué ni à ses obligations négatives ni à ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention au sujet du requérant.
2. Les tierces interventions
a) ADF International
53. Le tiers intervenant ADF International expose que les États membres abordent de manière très différente les questions liées au statut juridique des sexes et donc aux changements de sexe. Il indique qu’il ressort d’une analyse de la jurisprudence de la Cour que cette dernière a admis que les États jouissaient d’une marge d’appréciation dans la réglementation de ces questions, et que les opinions médicales et psychiatriques divergent également quant à la nature du transsexualisme et de l’intervention chirurgicale. Pour ces motifs, il considère que l’article 8 de la Convention ne peut s’entendre comme imposant « des bonnes pratiques » à suivre par les États membres pour ce qui est des procédures administratives relatives à la réassignation de genre. Il ajoute que l’exigence liée à la preuve d’une « conversion sexuelle chirurgicale complète » implique également diverses conséquences pratiques et ne saurait être vue simplement comme une exigence légale arbitraire et sans fondement.
54. Ainsi, selon ADF International, une approche prudente devrait être appliquée aux demandes de réassignation de genre sur le fondement de l’identité ressentie sans la preuve d’un traitement médical ou chirurgical. Admettre de telles demandes introduirait une insécurité importante et exigerait des États qu’ils reconnaissent officiellement ces changements uniquement sur la base de l’autodétermination.
b) Le Comité Helsinki bulgare
55. Le Comité Helsinki bulgare présente ses conclusions sur l’état du droit interne relatif à la réassignation de sexe, formulées sur la base d’une étude des dispositions légales (paragraphes 15-22 ci-dessus) et de treize exemples de jurisprudence dont douze sont des décisions citées aux paragraphes 24 à 29 ci-dessus et une est relative au cas du requérant. Il soutient que, en l’absence d’un cadre légale approprié relatif au changement de sexe, les personnes concernées ne savent pas clairement quelles sont les démarches exactes qu’elles sont tenues d’accomplir en vue de la modification des documents officiels d’une manière rapide, transparente et accessible. Le Comité Helsinki bulgare ajoute que les exigences de la loi, vagues à ses yeux, conduisent à une jurisprudence incohérente et contradictoire créant une incertitude pour les personnes transsexuelles ainsi que des obstacles à leur reconnaissance juridique. Pour ce tiers intervenant, l’incohérence de la jurisprudence est visible à plusieurs niveaux. Le Comité Helsinki bulgare expose à cet égard que les tribunaux ne suivent pas la même procédure judiciaire, ce qui aurait des conséquences sur les parties à convoquer, sur la charge de la preuve ou encore sur les possibilités de recours. Ensuite, à ses yeux, il n’est pas clair si les demandeurs sont dans l’obligation de commencer un traitement hormonal ou de subir une intervention chirurgicale de conversion sexuelle, et de quel type, avant la demande de réassignation de sexe. Enfin, le Comité Helsinki bulgare estime que les éléments de preuves à présenter dans la procédure ne sont pas spécifiés.
c) Intervention conjointe de Transgender Europe, ILGA-Europe et Bilitis Resource Center Foundation
56. Ces tiers intervenants passent en revue la jurisprudence pertinente de la Cour relativement aux droits des personnes transsexuelles d’obtenir la reconnaissance juridique de leur identité sexuelle. Ils renvoient à l’arrêt Hämäläinen c. Finlande ([GC], no 37359/09, CEDH 2014) dans lequel la Cour a noté que dans vingt-quatre États membres, y compris la Bulgarie, il n’existait pas en 2014 un cadre juridique précis réglementant la reconnaissance légale du genre (idem, § 32). Actuellement, selon les recherches des intervenants, dix-sept États membres (l’Albanie, Andorre, l’Arménie, l’Autriche, la Bulgarie, Chypre, la Géorgie, la Hongrie, le Liechtenstein; la Lituanie, le Luxembourg, la Macédoine du Nord, la Moldova, Monaco, la Russie, Saint-Marin et la Serbie) se trouvent encore dans cette situation. Les intervenants estiment aussi que, compte tenu des développements récents, y compris leur lecture de l’arrêt de la Cour dans l’affaire A.P., Garçon et Nicot (précitée), il peut être constaté, dans les États membres, une tendance claire vers une autonomie accrue des personnes concernées dans le cadre des procédures de reconnaissance juridique de la réassignation sexuelle. Par ailleurs, selon ces tiers intervenants, selon l’arrêt A.P., Garçon et Nicot (précité), la reconnaissance légale du genre ne devrait pas être dépendante d’une intervention chirurgicale ou d’un traitement médical.
57. Les organisations intervenantes Transgender Europe, ILGA-Europe et Bilitis Resource Center Foundation exposent également l’absence de clarté dans le cadre législatif et la jurisprudence bulgare. L’issue dans chaque cas dépend de l’opinion personnelle des juges quant à l’interprétation de la loi, ainsi que de leur connaissance sur les questions liées au transsexualisme ou aux standards applicables des droits de l’homme.
58. Ces organisations constatent une tendance jurisprudentielle récente excluant l’exigence d’une intervention chirurgicale préalable qui a été confirmée par une décision de la Cour suprême de cassation rendue en janvier 2017 (paragraphe 29 ci-dessus). Toutefois, les intervenants considèrent qu’il serait possible que cette décision complique les décisions futures compte tenu de la réserve suivante formulée par la haute juridiction : « [les demandeurs] devraient prouver devant les tribunaux [le caractère] sérieux et inébranlable de leur décision de confirmer biologiquement le rôle psychique et social qu’ils assument » par, « à tout le moins », le début d’un traitement hormonal, conformément à la pratique judiciaire existante. Ils estiment qu’une telle exigence pourrait poser problème à certaines personnes, notamment à celles dont la condition physique ne permettrait pas de suivre une thérapie.
3. L’appréciation de la Cour
59. La Cour note que le grief formulé par le requérant en l’espèce est tiré du refus des juridictions de modifier notamment la mention relative au sexe à son égard sur les registres d’état civil et de reconnaître ainsi légalement son appartenance au sexe masculin. Elle note également que le requérant avance que la raison principale de ce refus est l’absence d’un cadre légal approprié, conforme à l’article 8 de la Convention, permettant aux tribunaux de faire droit à sa demande. Elle remarque également que les parties laissent entendre que ce grief concerne aussi bien une « ingérence » qu’une obligation positive.
60. La Cour rappelle à cet égard que, si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre l’État à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 8 de la Convention ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables dans le cas des premières sont comparables à ceux valables pour les secondes. Pour déterminer si une obligation – positive ou négative – existe, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (voir, entre autres, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013).
61. Dans des affaires similaires, la Cour a jugé plus approprié d’examiner des allégations liées au refus de réassignation de genre sous l’angle des obligations positives de garantir le respect de l’identité sexuelle des individus (voir, par exemple, Hämäläinen, précité, §§ 62-64, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 99, S.V. c. Italie, no 55216/08, §§ 60-75, 11 octobre 2018, et X c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, précité, §§ 66-71). Compte tenu des faits et des observations des parties, la Cour estime qu’en l’occurrence la question principale à trancher est celle de savoir si le dispositif réglementaire en place et les décisions prises à l’égard du requérant permettent de constater que l’État s’est acquitté de son obligation positive de respect de la vie privée du requérant, notamment dans son aspect relatif à l’identité sexuelle.
62. Les principes généraux applicables à l’appréciation des obligations positives ont été résumés dans l’arrêt Hämäläinen (précité, §§ 65-67, avec les références qui y sont citées).
63. Par ailleurs, en ce qui concerne la mise en balance des intérêts concurrents, la Cour a souligné l’importance particulière que revêtent les questions touchant à l’un des aspects les plus importants de la vie privée, soit le droit à l’identité sexuelle, domaine dans lequel les États contractants jouissent d’une marge d’appréciation restreinte (Hämäläinen, précité, § 67, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 123, et S.V. c. Italie, précité, § 62).
64. La question principale qui se pose dès lors est celle de savoir si, compte tenu de la marge d’appréciation dont elle disposait, la Bulgarie a ménagé un juste équilibre dans la mise en balance entre l’intérêt général et l’intérêt privé du requérant d’obtenir le changement de la mention de son sexe dans les documents officiels.
65. La Cour observe tout d’abord que, même si la loi bulgare ne consacre pas de procédure spécifique unique aux demandes de conversion sexuelle, l’accès à l’ouverture d’une procédure permettant de demander la modification de la mention du sexe sur les registres civils peut être déduit des articles 73 et 76 de la loi sur les registres civils (paragraphe 18 ci‑dessus). D’ailleurs, ces dispositions précisent explicitement que seule la voie judiciaire et non administrative est possible pour reconnaître le changement du sexe (paragraphe 18 ci-dessus). D’autres dispositions du droit interne traitent également des conséquences de la modification du sexe, ce qui confirme aussi la possibilité de reconnaître officiellement ce changement, tel par exemple, l’article 4, alinéas 1 et 2 de la loi sur la protection contre la discrimination qui intègre le changement de sexe parmi les caractéristiques protégées en matière de discrimination (paragraphe 23 ci-dessus).
66. Le requérant conteste la suffisance de ces dispositions dans le sens où il n’existerait pas de procédure visant expressément la réassignation sexuelle. La Cour note toutefois qu’elle a déjà constaté que les tribunaux internes ont qualifié la demande du requérant comme formulée sur la base de l’article 73 de la loi sur les registres civils et qu’ils ont examiné la question du changement de sexe, argument permettant de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphe 42 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour relève que, selon la jurisprudence interne développée depuis 2000, soit dès l’entrée en vigueur de la loi sur les registres civils de 1999, les tribunaux nationaux se sont majoritairement basés sur la procédure générale de l’article 73 de cette loi, prévoyant le changement des données principales des actes civils, lorsqu’ils ont été saisis d’une demande de modification de la mention relative au sexe (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour remarque qu’une seule décision judiciaire parmi celles portées à sa connaissance par les parties témoigne d’un rejet d’examiner une demande de changement de sexe au motif que le tribunal interprétait les dispositions légales comme ne prévoyait pas un tel changement (paragraphe 26 ci‑dessus). Ce cas isolé, survenu en 2007, soit environ neuf ans avant la décision définitive dans le cas du requérant, ne permet pas à la Cour de conclure que l’absence d’une procédure dédiée uniquement à la réassignation de sexe a empêché en soi les tribunaux d’examiner la demande du requérant (voir, a contrario, X c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, précité, § 68, où la Cour a tenu compte du fait que le Gouvernement n’avait pas présenté de preuves permettant de conclure à l’établissement d’une pratique judiciaire en matière de réassignation de genre pour combler le vide législatif).
67. Ainsi, la Cour constate que le cadre légal, tel que décrit et appliqué dans la présente espèce, a permis au requérant d’introduire et de faire examiner en substance sa demande relative à sa réassignation sexuelle.
68. La Cour note ensuite que le requérant souhaitait subir une intervention chirurgicale pour terminer le processus de conversion sexuelle mais qu’il ne pouvait réaliser cette démarche qu’après la reconnaissance préalable de cette conversion par une décision de justice (paragraphes 14 et 51 ci-dessus). Elle observe par ailleurs que le requérant n’allègue pas avoir été amené à se soumettre à une telle intervention contre sa volonté et dans le seul but d’obtenir la reconnaissance légale de son identité sexuelle. Au contraire, il ressort des éléments du dossier que l’intéressé désirait recourir à la chirurgie afin d’harmoniser son aspect physique avec son identité sexuelle. Dès lors, contrairement à l’affaire A.P., Garçon et Nicot (précitée, § 135), une atteinte au respect de l’intégrité physique du requérant contraire à l’article 8 de la Convention n’est pas en jeu dans la présente espèce (S.V. c. Italie, précité, § 65).
69. La Cour est donc appelée à déterminer si le refus des juridictions de faire droit à la demande du requérant de changement de la mention de son sexe sur les registres civils a constitué une atteinte disproportionnée au droit de celui-ci au respect de sa vie privée.
70. Il ressort des éléments du dossier que les tribunaux internes ont constaté que le requérant était transsexuel (paragraphes 11-13 ci-dessus) sur la base d’informations détaillées relatives à son état psychologique et médical ainsi qu’à son mode de vie social et familial. Ils ont toutefois refusé d’autoriser la modification de la mention du sexe sur les registres civils. La Cour rappelle qu’elle admet pleinement que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, de la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, de l’exigence de sécurité juridique relève de l’intérêt général et justifie la mise en place de procédures rigoureuses dans le but notamment de vérifier les motivations profondes d’une demande de changement légal d’identité (voir, mutatis mutandis, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 142, et S.V. c. Italie, précité, § 69).
71. Néanmoins, la Cour ne peut que constater que la motivation des décisions de rejet de la demande du requérant rendues par les tribunaux faisait référence aux arguments disparates et qu’elle se basait, néanmoins, sur trois éléments principaux. Premièrement, les tribunaux ont exprimé la conviction que la conversion sexuelle n’était pas possible dès lors que la personne présentait des caractéristiques physiologiques sexuelles opposées à la naissance. Deuxièmement, ils ont considéré que la seule aspiration socio‑psychologique d’une personne n’était pas suffisante pour faire droit à une demande de conversion sexuelle. Enfin et de toute façon, le droit interne ne prévoyait pas de critères permettant une telle conversion sur le plan juridique (paragraphes 11-13 ci-dessus). Sur ce dernier point, la Cour note que le tribunal régional a explicitement déclaré qu’il n’accordait pas d’importance à la tendance jurisprudentielle selon laquelle il y avait lieu de reconnaître la réassignation de sexe indépendamment du suivi d’un traitement médical préalable (paragraphe 13 ci-dessus). Ainsi, les autorités judiciaires ont établi que le requérant s’était engagé dans un parcours de transition sexuelle modifiant son apparence physique et que son identité sociale et familiale était déjà masculine depuis longtemps. Pourtant, elles ont considéré en substance que l’intérêt général exigeait de ne pas permettre le changement juridique du sexe, puis rejeté la demande. La Cour note que les tribunaux n’ont aucunement élaboré leur raisonnement quant à la nature exacte de cet intérêt général et n’ont pas réalisé, dans le respect de la marge d’appréciation accordée, un exercice de mise en balance de cet intérêt avec le droit du requérant à la reconnaissance de son identité sexuelle. Dans ces conditions, la Cour ne peut déceler quelles sont les raisons d’intérêt général ayant conduit au refus de mettre en adéquation l’état masculin du requérant et la mention correspondant à cet état sur les registres civils.
72. La Cour voit là une rigidité de raisonnement sur la reconnaissance de l’identité sexuelle du requérant qui a placé ce dernier, pendant une période déraisonnable et continue, dans une situation troublante lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin, c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, §§ 77‑78, CEDH 2002‑VI).
73. Les décisions judiciaires en cause en l’espèce datent de 2015 et 2016. La Cour observe avec intérêt la décision de la Cour suprême de cassation du 5 janvier 2017 présentée par les parties, qui permet de confirmer la pratique déjà existante selon laquelle, malgré l’absence d’une procédure dédiée uniquement à la réassignation de sexe, cette dernière peut être reconnue au cours de la vie d’une personne selon le droit bulgare. Pour ce qui est des conditions pour la réassignation de sexe commentées dans cette décision, la Cour n’a pas la compétence, dans le cadre de la présente affaire, d’analyser dans l’abstrait leur compatibilité avec la Convention. Elle note aussi la demande récente de décision interprétative auprès de l’assemblée plénière de la Cour suprême de cassation dans ce domaine (paragraphe 30 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour estime nécessaire de se référer aux recommandations émises par des organes internationaux, notamment le Comité des Ministres et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ainsi que le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de sexe, parmi lesquelles se trouve la recommandation faite aux États visant à permettre le changement de nom et de sexe dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible (paragraphes 31-34 ci-dessus).
74. Eu égard à ces éléments, la Cour conclut que le refus des autorités internes de reconnaître légalement la réassignation de sexe du requérant sans avancer pour cela de motivation suffisante et pertinente, et sans expliquer pourquoi dans d’autres affaires une telle réassignation pouvait être reconnue a porté une atteinte injustifiée au droit du requérant au respect de sa vie privée.
75. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
76. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
77. Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi en raison des difficultés qu’il aurait rencontrées en tant que personne transsexuelle non reconnue ainsi que de l’inquiétude, de l’anxiété et de l’humiliation qu’il aurait connues.
78. Le Gouvernement conteste ces prétentions, qu’il estime mal fondées et excessives. Il ajoute qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et le dommage moral sollicité.
79. La Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu d’octroyer au requérant 7 500 EUR au titre du préjudice moral.
2. Frais et dépens
80. Le requérant demande également 1 100 levs bulgares (BGN), soit environ 550 EUR, pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 3 600 EUR pour les frais de représentation, calculés sur la base de 45 heures de travail, soit une rémunération horaire de 80 EUR, concernant la procédure devant la Cour. Il demande par ailleurs que le montant octroyé par la Cour soit versé directement sur le compte bancaire de sa représentante.
81. Le Gouvernement considère que ces prétentions sont excessives.
82. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la totalité de la somme réclamée. En conséquence, elle accorde le montant de 4 150 EUR tous frais confondus au requérant.
3. Intérêts moratoires
83. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement) :
1. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 4 150 EUR (quatre mille cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de la représentante du requérant ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juillet 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor SoloveytchikSíofra O’Leary
Greffier adjointPrésidente