QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE VELKOV c. BULGARIE
(Requête no 34503/10)
ARRÊT
Art 4 P7 • Procédures administrative et pénale ayant poursuivi et puni deux fois le requérant pour troubles à l’ordre public lors d’une compétition sportive • Applicabilité pour les deux procédures au regard des critères Engel • Deux procédures ayant sanctionné des infractions découlant du même comportement répréhensible lors d’un même évènement • Procédures unies par un « lien temporel suffisamment étroit » • Procédures non unies par un « lien matériel suffisamment étroit » • Poursuite du même but punitif tenant à sanctionner les troubles à l’ordre public lors d’un match de football • Établissement des faits effectué lors de la procédure administrative non pris en compte lors de la procédure pénale • Sanction privative de liberté prononcée à l’issue de la procédure administrative non prise en compte par les juridictions pénales • Procédures ne s’inscrivant pas dans un mécanisme intégré de sanctions prévu par le droit interne pour combattre le phénomène du hooliganisme sportif
STRASBOURG
21 juillet 2020
DÉFINITIF
21/10/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Velkov c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Iulia Antoanella Motoc, présidente,
Yonko Grozev,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Jolien Schukking,
Péter Paczolay, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête susmentionnée (no. 34503/10) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Ivan Marinov Velkov (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 2 juin 2010,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») le grief tiré de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 juin 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Invoquant l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention, le requérant se plaint d’avoir été condamné deux fois pour la même infraction sur le territoire de l’État défendeur.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1974 et réside à Plovdiv. Il a été représenté par Mes S. Stefanova et M. Ekimdzhiev, avocats à Plovdiv.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme M. Dimitrova, du ministère de la Justice.
1. Les événements du 17 mai 2008
4. Le requérant est supporteur de l’équipe du Lokomotiv Plovdiv, un club de football qui évolue en première ligue du championnat bulgare.
5. Dans l’après-midi du 17 mai 2008, deux autocars transportant des supporteurs du Lokomotiv Plovdiv s’arrêtèrent non loin du stade municipal de Sandanski, où se déroulait un match de football entre l’équipe locale et celle du CSKA Sofia. Les supporteurs du Lokomotiv, dont le requérant faisait partie, sortirent des autocars, se dirigèrent vers le stade, tentèrent d’y entrer, lancèrent divers objets en direction de la tribune des supporteurs du CSKA et des policiers qui assuraient la sécurité des spectateurs, et cassèrent les vitres de plusieurs véhicules garés sur le parking du stade.
6. Le match fut interrompu. La police repoussa le groupe d’attaquants et rétablit l’ordre.
7. Le 17 mai 2008, à 20 h 50, le parquet ordonna la détention du requérant pour soixante-douze heures.
2. La PREMIÈRE procédure menée contre le requérant
8. Le 18 mai 2008, la police dressa des constats d’infractions administratives contre le requérant et six autres supporteurs du Lokomotiv Plovdiv et initia une procédure à leur encontre en vertu de la loi de 2004 sur la protection de l’ordre public pendant les compétitions sportives (« la loi de 2004 » – paragraphes 25-28 ci-après). Il était reproché au requérant d’avoir proféré des injures à l’encontre des supporteurs du CSKA et des policiers, d’avoir utilisé des objets illicites lors d’affrontements, d’avoir cassé les vitres de plusieurs voitures, d’avoir refusé d’obéir aux ordres des policiers, d’avoir provoqué des échauffourées et d’y avoir participé.
9. Par une décision définitive du 29 mai 2008, le tribunal de district de Sandanski reconnut le requérant coupable de troubles à l’ordre public pendant le match de football du 17 mai 2008, consistant en la profération d’injures et en une désobéissance aux forces de l’ordre, ordonna sa détention pour une durée de quinze jours et lui interdit de se rendre à des événements sportifs pendant deux ans. Le tribunal de district estima que les autres charges étaient mal fondées et acquitta le requérant de celles-ci. Les six autres supporteurs furent également reconnus coupables de divers actes constituant des troubles à l’ordre public et furent sanctionnés.
10. Il ressort des motifs de la décision du tribunal de district qu’il basa ses constats factuels sur les dépositions de huit policiers du commissariat de Sandanski qui étaient intervenus lors des affrontements avec les supporteurs en question ainsi que sur un certain nombre de preuves écrites concernant notamment les antécédents judiciaires et les situations personnelles, professionnelles et familiales des supporteurs mis en cause.
3. La DEUXIÈME procédure menée contre le requérant
11. Parallèlement à la procédure administrative, le parquet de district de Sandanski initia une procédure pénale contre le requérant pour troubles à l’ordre public en vertu de l’article 325 du code pénal (« le CP » – paragraphe 24 ci-après). Le 21 mai 2008, le tribunal de district de Sandanski décida de placer l’intéressé en détention provisoire. Le 29 mai 2008, le tribunal régional de Blagoevgrad confirma cette décision.
12. Pendant l’enquête pénale, les autorités recueillirent des preuves écrites et les dépositions de vingt témoins, dont dix-sept policiers du commissariat de Sandanski. Les policiers qui avaient déjà témoigné pendant la procédure administrative contre le requérant (paragraphe 10 ci-dessus) furent aussi interrogés au cours de l’enquête pénale.
13. Le 10 juillet 2008, le parquet de district de Sandanski dressa l’acte d’accusation et renvoya le requérant en jugement devant le tribunal de district de la même ville. Il était reproché à l’intéressé d’avoir proféré des injures à l’adresse des policiers et des autres supporteurs, d’avoir désobéi et résisté aux forces de l’ordre et d’avoir lancé des pierres en direction des policiers et des supporteurs de l’équipe du CSKA pendant le match de football du 17 mai 2008.
14. Le tribunal de district de Sandanski examina l’affaire pénale du requérant entre le 11 septembre 2008 et le 20 janvier 2009. Plusieurs témoins furent interrogés devant le tribunal, y compris les policiers qui avaient déjà témoigné lors de la procédure administrative contre le requérant (paragraphe 10 ci-dessus).
15. Devant le tribunal de district, le défenseur du requérant plaida l’acquittement de son client. Il argua que les preuves recueillies ne permettaient pas de soutenir l’accusation. Il soutint en particulier que les dépositions des policiers présents sur place et interrogés à plusieurs reprises pendant la procédure pénale étaient contradictoires, dans la mesure où, selon lui, le requérant n’avait pas été formellement identifié par ceux-ci dans leurs premières dépositions mais uniquement dans leurs dépositions subséquentes.
16. Le procureur requit la condamnation du requérant sur la base de l’ensemble des preuves recueillies. Au sujet des dépositions des policiers, le procureur fit observer que ceux-ci avaient participé à des procédures administratives en vertu de la loi de 2004 (paragraphes 25-28 ci-après), au cours desquelles ils avaient appris le nom du requérant et avaient pu l’observer attentivement et se rappeler de sa participation aux événements en cause.
17. Dans sa réplique, l’avocat du requérant observa que d’éventuelles procédures en vertu de la loi de 2004 étaient immatérielles dans le cadre de la procédure pénale et que le dossier pénal ne contenait aucune pièce écrite à cet égard.
18. Par un jugement du 20 janvier 2009, le tribunal de district de Sandanski reconnut le requérant coupable de tous les faits qui lui étaient reprochés et le condamna à deux ans d’emprisonnement. Il basa ses constats factuels sur l’ensemble des preuves recueillies, y compris sur les témoignages des policiers qui avaient participé aux événements du 17 mai 2008. Le tribunal de district estima qu’il y avait lieu d’imposer au requérant une peine effective pour l’empêcher de commettre de nouvelles infractions du même type. Il prit en compte la dangerosité du comportement du requérant et le fait qu’il avait été déjà condamné au pénal pour des faits similaires en 2006. Après avoir rappelé, dans ses motifs, certains faits divers notoires qui démontraient la recrudescence des actes de vandalisme pendant les compétitions sportives en Bulgarie, et en particulier pendant les matchs de football, le tribunal de district estima que l’imposition d’une peine effective au requérant pouvait également avoir un effet dissuasif vis-à-vis d’autres supporteurs violents. En vertu de l’article 59, alinéa 1 du CP, le tribunal déduisit de la peine à purger la période que le requérant avait passée en détention provisoire depuis le 17 mai 2008.
19. Le requérant interjeta appel contre ce jugement en soutenant essentiellement que sa condamnation n’était pas étayée par les preuves recueillies au cours de la procédure pénale.
20. Le 24 avril 2009, le tribunal régional de Blagoevgrad mit fin à la détention provisoire du requérant et l’assigna à domicile. Cette mesure fut levée le 12 juin 2009.
21. Par un jugement du 6 janvier 2010, le tribunal régional de Blagoevgrad rejeta l’appel du requérant contre le jugement de condamnation du 20 janvier 2009 en réitérant les motifs du tribunal de district (paragraphe 18 ci-dessus). Le tribunal régional déduisit de la peine à purger par le requérant la période passée par celui-ci en détention provisoire et en assignation à domicile, à raison d’un jour d’emprisonnement pour un jour de détention provisoire ou de deux jours d’assignation à domicile, comme le prévoyait la rédaction en vigueur de l’article 59, alinéa 1 du CP. Ce jugement n’était pas susceptible de pourvoi en cassation ordinaire.
22. Le 11 juin 2010, le requérant saisit la Cour suprême de cassation du recours prévu par l’article 422, alinéa 1, point 5 du code de procédure pénale (« le CPP »). Il soutenait que sa condamnation était injuste et contraire aux règles de procédure au motif que les tribunaux n’avaient pas pris en compte toutes les preuves pertinentes en l’espèce. Le requérant demanda à la haute juridiction d’ordonner le réexamen de l’affaire ou, éventuellement, de modifier le jugement du tribunal régional.
23. Par un arrêt du 5 octobre 2010, la Cour suprême de cassation rejeta la demande du requérant en estimant que le tribunal régional avait pris sa décision conformément aux règles applicables du droit interne et que la sanction avait été correctement déterminée. Elle modifia cependant le jugement du tribunal régional dans sa partie concernant la prise en compte de la période passée par le requérant en détention provisoire et en assignation à domicile en appliquant la rédaction antérieure de l’article 59, alinéa 1 du CP, qui prévoyait la déduction de cette période à raison d’un jour d’emprisonnement pour un jour de détention ou d’assignation à résidence.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Le code pénal
24. L’article 325 du CP se lit ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« (1) Quiconque se livre à des actes indécents, troublant gravement l’ordre public et démontrant l’absence de respect pour la société, est puni, pour troubles à l’ordre public (хулиганство), d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans, de mesures probatoires ou d’une réprimande.
(2) Quand ces faits s’accompagnent de résistance à un organe du pouvoir public (...) chargé de défendre l’ordre public (...), la peine applicable est l’emprisonnement pour une période maximale de cinq ans. »
2. La loi de 2004 sur la protection de l’ordre public pendant les compétitions sportives
25. La loi de 2004 a pour but d’assurer l’ordre public pendant les compétitions sportives, de prévenir les troubles à l’ordre public pendant celles-ci et d’assurer l’identification et la punition des auteurs de ces troubles (article 2 de la loi).
26. L’article 21 de cette loi, dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits, définissait l’infraction administrative de « troubles à l’ordre public » pendant les compétitions sportives comme tout acte portant atteinte à l’ordre public, comme la profération d’injures, la provocation ou la participation à des échauffourées, l’irruption sur le terrain pendant un match, la dégradation ou la destruction d’objets et le refus d’obéir aux ordres des agents de police, commis de manière intentionnelle avant, pendant ou après une compétition sportive et qui ne constituait pas une infraction pénale réprimée par le code pénal.
27. En vertu de l’article 25, alinéa 1 de la loi dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits, cette infraction était punie par une détention dans un commissariat de police d’une durée de dix à quinze jours ou par une amende allant de 200 à 500 levs bulgares (BGN – environ de 102 à 255 euros (EUR) selon le taux de change fixe officiel). Les tribunaux pouvaient également imposer au contrevenant une interdiction de se rendre à des compétitions sportives pour une période comprise entre un et deux ans.
28. Les infractions punies par cette loi sont constatées par les organes de police selon les règles et les modalités applicables aux infractions administratives (article 26 de la loi). La procédure de sanctionnement administratif est menée devant le tribunal de première instance, qui examine l’affaire en audience publique, en la présence du contrevenant présumé et de son avocat (article 32 de la loi). Le tribunal se prononce par une décision motivée (article 33 de la loi). Cette décision est définitive ; en cas d’imposition d’une sanction, elle n’est pas considérée comme une condamnation pénale ; elle n’est pas inscrite dans le casier judiciaire du contrevenant (article 34, alinéas 1 et 2 de la loi, dans leur rédaction en vigueur à l’époque des faits).
3. Le principe ne bis in idem dans le cadre de la procédure pénale et de la procédure d’imposition de sanctions administratives
1. Le principe ne bis in idem dans le cadre de la procédure pénale
29. En droit bulgare, la procédure pénale est l’ensemble des règles régissant la poursuite des infractions pénales (престъпления), qui sont définies de manière exclusive et exhaustive dans les dispositions du CP.
30. La règle selon laquelle nul ne peut être poursuivi ou puni deux fois pour la même infraction pénale (le principe ne bis in idem) n’est pas énoncée en tant que telle dans le CPP. Cependant, ce principe est à l’origine de la disposition de l’article 24, alinéa 1, point 6 du CPP, libellé comme suit :
« (1) Une nouvelle procédure pénale ne peut pas être ouverte et la procédure pénale pendante est clôturée :
(...)
6. s’il existe, contre la même personne et pour la même infraction pénale, une autre procédure pénale pendante, une condamnation pénale définitive ou une décision (...) ayant mis fin aux poursuites pénales. »
2. Le principe ne bis in idem dans le cadre de la procédure d’imposition de sanctions administratives
31. En droit bulgare, les infractions administratives (административни нарушения) sont des manquements aux règles établies par les actes législatifs qui ont un moindre degré de dangerosité que les infractions pénales. Ces infractions administratives sont, en règle générale, définies dans les actes législatifs régissant chaque domaine spécifique et sont punies par des sanctions administratives. La procédure d’imposition des sanctions administratives est régie par la loi de 1969 sur les infractions et les sanctions administratives (« la loi de 1969 »).
32. Le principe ne bis in idem dans le cadre de la procédure d’imposition des sanctions administratives est énoncé à l’article 17 de la loi de 1969, lequel est libellé comme suit :
« Nul ne peut être sanctionné une seconde fois pour la même infraction administrative que celle pour laquelle il a été déjà sanctionné par un acte de l’administration ou par la décision d’un tribunal. »
3. Le principe ne bis in idem et le cumul des procédures administratives et pénales
33. En vertu de la jurisprudence constante de la Cour suprême bulgare depuis les années 1960, la règle ne bis in idem n’était pas applicable en cas de cumul d’une sanction administrative et d’une sanction pénale imposées pour le même acte délictuel. En effet, la Cour suprême et la Cour suprême de cassation, qui lui a succédé, estimaient que l’imposition d’une sanction administrative ne faisait pas obstacle à la condamnation pénale subséquente de la même personne, pour les mêmes faits, si ces derniers étaient également constitutifs d’une infraction pénale (Тълкувателно решение № 85 от 1.11.1966 г., по н.д. № 79/60г., ОСНК на ВС ; Решение. № 348 от 29.05.1998 г. по н. д. № 180/1998 г., ВКС, II н. о. ; Решение № 564 от 9.12.2008 г. по н. д. № 626/2008 г., ВКС, I н. о.). De même, une décision d’acquittement dans le cadre d’une procédure pénale ne faisait pas obstacle à l’ouverture d’une procédure d’imposition de sanctions administratives pour les mêmes faits et contre la même personne (Тълкувателно решение № 46 от 16.10.1979 г., по н.д. № 36/79 г., ОСНК на ВС).
34. L’article 70 (g) de la loi de 1969 prévoyait la réouverture de la procédure administrative dans le cadre de laquelle une sanction avait été imposée uniquement en cas de condamnation pénale subséquente de la personne concernée pour les mêmes faits. La demande de réouverture pouvait être introduite uniquement par le procureur régional et elle devait être examinée par le tribunal régional (article 72, alinéa 1 de la loi dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits). La procédure administrative rouverte devait ensuite être clôturée en vertu de l’article 33, alinéa 1 de la loi de 1969.
35. Dans un arrêt interprétatif du 22 décembre 2015 (Тълкувателно решение № 3 от 22.12.2015 г., по тълк.д. № 3/2015 г., ОСНК на ВКС), rendu à la suite de l’arrêt Tsonyo Tsonev c. Bulgarie (no 2) (no 2376/03, §§ 47-57,14 janvier 2010), dans lequel la Cour avait constaté une violation du principe ne bis in idem en raison de l’imposition au requérant d’une sanction administrative et d’une sanction pénale pour les mêmes faits, la Cour suprême de cassation bulgare a opéré un revirement de jurisprudence. Après avoir rappelé la jurisprudence de la Cour relative au principe ne bis in idem, la haute juridiction bulgare a constaté que sa jurisprudence constante en la matière était contraire à l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention. Elle a notamment relevé que la position défendue pendant des décennies par la doctrine juridique et par la jurisprudence constante des tribunaux bulgares, selon laquelle la procédure pénale primait sur la procédure d’imposition de sanctions administratives et le principe ne bis in idem trouvait à s’appliquer uniquement lorsque les faits répréhensibles étaient qualifiés d’infractions pénales par le droit interne, créait des situations incompatibles avec l’interdiction de punir ou de poursuivre deux fois la même personne pour les mêmes faits. La Cour suprême de cassation a donc donné des directives obligatoires pour les tribunaux qui rendaient applicable le principe ne bis in idem dans le cas spécifique où un agissement pouvait être constitutif à la fois d’une infraction pénale et d’une infraction administrative.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 du protocole no 7 À LA CONVENTION
36. Le requérant se plaint qu’il a été condamné deux fois pour la même infraction. Il invoque l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État.
2. Les dispositions du paragraphe précédent n’empêchent pas la réouverture du procès, conformément à la loi et à la procédure pénale de l’État concerné, si des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu.
3. Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la Convention. »
1. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties
a) Le Gouvernement
37. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer ce grief du requérant irrecevable pour les motifs suivants.
38. Il conteste d’emblée l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 7 au cas d’espèce. Il soutient que la procédure en vertu de loi de 2004, à l’issue de laquelle le requérant a été sanctionné, ne peut pas être qualifiée de procédure « pénale » dans le sens autonome attribué à cette notion par la Convention. En faisant référence aux critères élaborés par la Cour dans l’arrêt Engel et autres c. Pays-Bas (8 juin 1976, § 82, série A no 22), il indique que l’infraction pour laquelle le requérant a été sanctionné dans le cadre de cette procédure était qualifiée d’administrative en droit interne, que la procédure suivie avait un caractère disciplinaire, qu’elle s’appliquait seulement aux personnes assistant à des événements sportifs et qu’elle avait un but préventif.
39. Le Gouvernement excipe ensuite du non-épuisement des voies de recours internes. Il observe que, peu après l’adoption du jugement de la Cour en l’affaire Tsonyo Tsonev c. Bulgarie (no 2) (no 2376/03, 14 janvier 2010), les tribunaux internes ont commencé à former une jurisprudence consistant à appliquer directement l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention et à mettre fin aux procédures pénales pendantes lorsque celles‑ci avaient été précédées par une sanction administrative concernant les mêmes faits (paragraphe 35 ci-dessus). Par conséquent, il estime que le requérant aurait pu soulever directement la question de la non-observation du principe ne bis in idem dans le cadre de la procédure pénale menée à son encontre, voire à l’occasion de son recours formé devant la Cour suprême de cassation (paragraphe 22 ci-dessus). Or, selon le Gouvernement, le requérant n’a pas usé de cette voie de recours et a même soutenu que l’issue de la procédure administrative à son encontre ne pouvait avoir aucune incidence sur celle de la procédure pénale.
40. À titre subsidiaire, le Gouvernement indique que le requérant aurait pu demander au parquet d’engager une procédure de réouverture de la procédure administrative dans les conditions prévues à l’article 70 (g) de la loi de 1969 (paragraphe 34 ci-dessus) et ainsi obtenir l’annulation de la sanction administrative, mais qu’il n’a pas non plus utilisé cette voie de recours.
b) Le requérant
41. Le requérant répond que l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention trouve à s’appliquer dans le cas d’espèce. Il allègue que, même si en vertu du droit interne la première procédure en cause a été qualifiée d’administrative, elle s’analyse en réalité en une « accusation pénale » aux termes de l’article 6 de la Convention. Il soutient à cet égard que les normes de la loi de 2004 avaient une portée générale et s’adressaient à un large cercle de personnes, et que la sanction qui lui a été imposée était une privation de liberté qui aurait donc poursuivi un but punitif. Il ajoute que, après l’imposition de cette première sanction, il a été jugé et condamné une deuxième fois pour les mêmes faits.
42. Le requérant estime ensuite qu’il ne pouvait pas utilement soulever un argument tiré du non-respect de la règle ne bis in idem dans le cadre de la procédure pénale. En effet, il argue que même si le fait qu’il avait été déjà sanctionné en vertu de la loi de 2004 était connu des autorités des poursuites pénales et des tribunaux, ceux-ci n’y avaient attaché aucune importance. Il indique que, à cette époque, le droit interne permettait de poursuivre et de punir pénalement une personne déjà sanctionnée administrativement. Un argument tiré du non-respect de la règle ne bis in idem aurait donc été voué à l’échec.
43. Par ailleurs, la demande de réouverture de la procédure administrative ne lui était pas accessible à l’époque de l’introduction de la présente requête et, en tout état de cause, cette demande n’aurait pas permis de remédier à l’atteinte alléguée à son droit de ne pas être condamné deux fois pour les mêmes faits.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention au cas d’espèce
1. Principes généraux
44. La Cour rappelle que l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention consacre un droit fondamental en vertu duquel nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif (Sergueï Zolotoukhine c. Russie [GC], no 14939/03, § 58, CEDH 2009). Tel qu’il est libellé, le premier paragraphe de l’article 4 du Protocole no 7 énonce les trois composantes du principe ne bis in idem : les deux procédures doivent être de nature « pénale » (1), elles doivent viser les mêmes faits (2) et il doit s’agir d’une répétition des poursuites (3) (Mihalache c. Roumanie [GC], no 54012/10, § 49, 8 juillet 2019).
45. La Cour rappelle à cet égard que la notion d’« accusation en matière pénale » telle que la conçoit l’article 6 § 1 de la Convention a une portée autonome. Selon sa jurisprudence constante, l’existence ou non d’une « accusation en matière pénale » doit s’apprécier sur la base de trois critères, que l’on désigne couramment sous le nom de « critères Engel » (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82, série A no 22 ; A et B c. Norvège [GC], nos 24130/11 et 29758/11, § 107, 15 novembre 2016 ; et Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 122, 6 novembre 2018). Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le second la nature même de l’infraction et le troisième le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et non nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale (Sergueï Zolotoukhine, précité, § 53, et A et B c. Norvège, précité, § 105 ; voir également Escoubet c. Belgique [GC], no 26780/95, § 32, CEDH 1999-VII).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
46. Dans le cas d’espèce, le Gouvernement ne conteste pas le caractère « pénal » de la deuxième procédure menée contre le requérant (paragraphe 38 ci-dessus). La Cour observe pour sa part que l’application des critères « Engel » l’amène au même constat : la procédure était qualifiée de pénale par le droit interne, l’infraction réprimée était poursuivie par l’article 325 du code pénal, qui s’adressait à toutes les personnes physiques, et le requérant a été condamné à deux ans d’emprisonnement en vertu de cet article (paragraphes 11-23, 24 et 29 ci-dessus).
47. En revanche, la Cour note que les parties sont en désaccord sur le point de savoir si la première procédure dans le cadre de laquelle le requérant a été sanctionné avait un caractère « pénal » au sens des critères « Engel » (paragraphes 38 et 41 ci-dessus).
48. La Cour constate que le requérant a été sanctionné, par une détention d’une durée de quinze jours et par une interdiction de se rendre à des événements sportifs pendant deux ans, pour avoir causé des troubles à l’ordre public pendant un match du football. Ces troubles à l’ordre public consistaient en la profération d’injures et en une désobéissance aux ordres des forces de police (paragraphe 9 ci-dessus). Cette infraction est qualifiée d’administrative par le droit interne et elle est réprimée par l’article 21 de la loi de 2004 (paragraphe 26 ci-dessus). L’article 34 de cette dernière précise par ailleurs qu’en cas d’imposition d’une sanction, elle n’est pas considérée comme « condamnation pénale » en droit bulgare et qu’elle n’est pas inscrite au casier judiciaire (paragraphe 28 ci-dessus).
49. En dépit de cette qualification du droit interne, force est de constater que l’article 21 de la loi de 2004 énonçait une interdiction générale de causer des troubles à l’ordre public qui s’adressait à toutes les personnes physiques assistant à une compétition sportive (paragraphe 26 ci-dessus).
50. La loi de 2004 prévoyait alternativement l’imposition de deux types de sanctions : une amende allant de 200 à 500 BGN (environ de 102 à 255 EUR selon le taux de change fixe officiel) ou la détention du contrevenant pour une durée de dix à quinze jours (paragraphe 27 ci‑dessus). La Cour observe que les tribunaux ont choisi d’imposer au requérant la deuxième de ces sanctions, à savoir la détention, et pour la période maximale prévue par la loi (paragraphe 9 ci-dessus). Il s’agissait d’une mesure privative de liberté, qui selon la jurisprudence constante de la Cour fait présumer le caractère « pénal » de l’accusation dirigée contre le requérant (Sergueï Zolotoukhine, précité, § 56).
51. Il est vrai que le requérant s’est également vu imposer une interdiction d’assister à des compétitions sportives pendant deux ans et que la Cour a déjà conclu qu’une telle mesure ne pouvait pas, à elle seule, conférer un caractère pénal à la procédure suivie en droit interne (Seražin c. Croatie (déc.), no 19120/15, § 91, 9 octobre 2018). Or, de l’avis de la Cour, il convient de distinguer la présente espèce de l’affaire Seražin précitée dans la mesure où, à la différence de cette dernière, l’interdiction d’assister à des compétions sportives imposée au requérant venait s’ajouter à la sanction principale de privation de liberté, ces deux mesures ayant été imposées par le même tribunal et dans le cadre d’une seule procédure qui poursuivait, entre autres, un but punitif (paragraphe 25 ci-dessus).
52. À la lumière de ces éléments, et en application des critères établis dans son arrêt Engel et autres (précité, § 82), la Cour considère que la première procédure menée contre le requérant présente en effet un caractère « pénal », au sens autonome de la Convention. Il en ressort que l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce et que l’exception du Gouvernement tirée de l’incompatibilité ratione materiae de la présente requête doit être rejetée.
b) Sur l’épuisement des voies de recours internes
1. Principes généraux
53. Les principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes ont été rappelés par la Grande Chambre dans son arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014).
2. Application au cas d’espèce
54. Le Gouvernement soutient en premier lieu que le requérant aurait pu invoquer directement l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention devant les juridictions pénales internes et leur demander de mettre fin à la deuxième procédure pénale pour non-compatibilité avec le principe ne bis in idem (paragraphe 39 ci-dessus).
55. La Cour observe cependant que, en vertu de la jurisprudence constante de la plus haute juridiction interne depuis les années 1960 qui était toujours en vigueur à l’époque des faits pertinents, la règle ne bis in idem n’était pas applicable en cas de cumul d’une sanction administrative et d’une sanction pénale imposées pour le même acte illégal. La Cour suprême et la Cour suprême de cassation, qui lui a succédé, estimaient que l’imposition d’une sanction administrative ne faisait pas obstacle à la condamnation pénale subséquente de la même personne, pour les mêmes faits, si ces derniers étaient également constitutifs d’une infraction pénale (paragraphe 33 ci-dessus).
56. Il est vrai que la Cour suprême de cassation bulgare a opéré un revirement de sa jurisprudence en la matière dans un arrêt interprétatif du 22 décembre 2015 (paragraphe 35 ci-dessus). Force est de constater que ce développement de la jurisprudence interne est survenu plus de cinq ans après l’adoption de l’arrêt de la Cour suprême de cassation du 5 octobre 2010, rejetant le dernier recours interne du requérant (paragraphe 23 ci‑dessus).
57. Il est vrai que le requérant n’a pas soulevé devant les juridictions internes une exception tirée du non-respect du principe ne bis in idem. Cependant, dans les circonstances spécifiques de la présente espèce, et compte tenu en particulier de l’état de la jurisprudence interne en la matière à l’époque des faits pertinents (voir paragraphes 33 et 55 ci-dessus) et du fait que la Cour suprême de cassation a dû adopter en 2015 un arrêt interprétatif pour modifier cette jurisprudence (voir paragraphes 35 et 56 ci‑dessus), tout argument tiré de la non-observation de cette règle que le requérant aurait pu soulever, avant la fin de son procès, devant les juridictions pénales internes n’aurait pas eu une chance raisonnable de succès. Il en ressort qu’une telle exception ne saurait être considérée comme une voie de recours interne suffisamment « effective » au sens de la jurisprudence citée au paragraphe 53 ci-dessus.
58. Il y a donc lieu de rejeter ce premier volet de l’exception de non‑épuisement soulevée par le Gouvernement.
59. Concernant le deuxième recours suggéré par le Gouvernement, à savoir la demande de réouverture de la procédure administrative en vertu de l’article 70 (g) de la loi de 1969 sur les infractions et les sanctions administratives (paragraphe 40 ci-dessus), la Cour observe qu’il s’agit d’un recours extraordinaire qui pouvait être exercé uniquement par le procureur (paragraphe 34 ci-dessus). Dès lors, ce recours ne saurait être considéré comme suffisamment et directement accessible au requérant au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 101, CEDH 2015, où la Cour a rappelé que puisque dans l’ordre juridique italien, le justiciable ne jouit pas d’un accès direct à la Cour constitutionnelle, pareille requête ne saurait s’analyser en un recours dont la Convention exige l’épuisement).
60. Pour ces motifs, il y a lieu de rejeter également le deuxième volet de l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.
c) Sur le respect des autres conditions de recevabilité
61. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments de parties
a) Le requérant
62. Le requérant indique que les deux procédures menées contre lui se sont achevées par sa double condamnation pour les mêmes faits. Or, selon lui, les conditions pour admettre la conduite de ces procédures mixtes, exposées dans l’arrêt A. et B. c. Norvège (précité), n’étaient pas réunies en l’espèce. Le requérant estime en particulier que les deux procédures en cause n’étaient pas unies par un lien matériel suffisamment étroit pour les raisons suivantes.
63. Aux yeux du requérant, les deux procédures avaient un caractère punitif et ne poursuivaient dès lors pas des buts complémentaires. Leur conduite simultanée n’aurait pas été une conséquence prévisible de son comportement. Elles n’auraient pas été coordonnées pour éviter toute répétition dans le recueil et dans l’appréciation des éléments de preuve, étant donné que les mêmes témoins auraient été amenés à faire des dépositions d’abord dans le cadre de la procédure administrative et ensuite au cours de la procédure pénale. Enfin, la sanction imposée dans le cadre de la procédure administrative n’aurait pas été prise en compte par les tribunaux dans le cadre de la procédure pénale qui l’a suivie.
64. Le requérant estime qu’il a été amené à porter une charge excessive et que le cumul des deux condamnations constitue une violation du principe ne bis in idem consacré à l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention.
b) Le Gouvernement
65. Le Gouvernement admet que l’infraction administrative et l’infraction pénale pour lesquelles le requérant a été condamné étaient identiques. Il estime cependant que la double poursuite dans le cas d’espèce représentait une réponse s’inscrivant dans un mécanisme intégré de sanctions contre le phénomène du hooliganisme sportif et qu’elle était conforme à l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention. Il considère en particulier que les critères exposés dans l’arrêt A. et B. c. Norvège (précité) ont été remplis pour les raisons suivantes.
66. Les deux procédures ont été ouvertes simultanément et menées parallèlement. La procédure administrative s’est achevée en premier, suivie par la procédure pénale. Il existait dès lors, aux yeux du Gouvernement, un lien temporel suffisamment étroit entre les deux procédures.
67. Le Gouvernement soutient qu’il existait également un lien matériel suffisamment clair entre ces deux procédures. Selon lui, les buts de celles-ci étaient complémentaires : la procédure administrative avait une finalité préventive tandis que la procédure pénale avait un objectif répressif. Leur conduite simultanée aurait été prévisible pour le requérant. Les preuves rassemblées n’auraient pas été identiques. La sanction administrative aurait été absorbée par la sanction pénale, étant donné que, au moment du prononcé de la condamnation pénale, la possibilité de procéder à l’exécution de la sanction administrative aurait déjà été prescrite. Par ailleurs, les sanctions imposées auraient été proportionnées et pleinement justifiées.
68. Par ailleurs, en se référant à la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne, et en particulier à un arrêt rendu le 20 mars 2018 par cette juridiction à l’occasion d’une demande de décision préjudicielle introduite par le tribunal de Bergame (affaire C‑524/15, Luca Menci), le Gouvernement ajoute que le droit de l’Union européenne ne s’oppose pas au cumul d’une sanction administrative et d’une sanction pénale lorsque cette mesure poursuit un but légitime et respecte le principe de proportionnalité. Le Gouvernement invite la Cour à adopter cette même approche et il soutient que le cumul des deux procédures en l’espèce s’analysait en une limitation justifiée du principe ne bis in idem.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
69. La Cour rappelle que les principes généraux concernant les critères de compatibilité des procédures mixtes (pénales et administratives) avec l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention ont été exposés dans son arrêt A et B c. Norvège (précité, §§ 130-134). Ces principes peuvent être résumés comme suit.
70. L’article 4 du Protocole no 7 à la Convention n’exclut pas la conduite de procédures mixtes, même jusqu’à leur terme, pourvu que certaines conditions soient remplies. En particulier, pour convaincre la Cour de l’absence de répétition de procès ou de peines (bis) proscrite par l’article 4 du Protocole no 7, l’État défendeur doit établir de manière probante que les procédures mixtes en question étaient unies par un « lien matériel et temporel suffisamment étroit ». Autrement dit, il doit être démontré que celles-ci se combinaient de manière à être intégrées dans un tout cohérent. Cela signifie non seulement que les buts poursuivis et les moyens utilisés pour y parvenir doivent être en substance complémentaires et présenter un lien temporel, mais aussi que les éventuelles conséquences découlant d’une telle organisation du traitement juridique du comportement en question doivent être proportionnées et prévisibles pour le justiciable (ibid., § 130).
71. Les éléments pertinents pour statuer sur l’existence d’un lien suffisamment étroit du point de vue matériel sont notamment les suivants : le point de savoir si les différentes procédures visent des buts complémentaires et concernent ainsi, non seulement in abstracto mais aussi in concreto, des aspects différents de l’acte préjudiciable à la société en cause ; le point de savoir si la mixité des procédures en question est une conséquence prévisible, aussi bien en droit qu’en pratique, du même comportement réprimé (idem) ; le point de savoir si les procédures en question ont été conduites d’une manière qui évite autant que possible toute répétition dans le recueil et dans l’appréciation des éléments de preuve, notamment grâce à une interaction adéquate entre les diverses autorités compétentes, faisant apparaître que l’établissement des faits effectué dans l’une des procédures a été repris dans l’autre ; le point de savoir si la sanction imposée à l’issue de la procédure arrivée à son terme en premier a été prise en compte dans la procédure qui a pris fin en dernier, de manière à ne pas faire porter pour finir à l’intéressé un fardeau excessif, ce dernier risque étant moins susceptible de se présenter s’il existe un mécanisme compensatoire conçu pour assurer que le montant global de toutes les peines prononcées est proportionné (ibid., §§ 131 et 132).
72. La condition du lien temporel n’exige pas nécessairement que les deux procédures soient menées simultanément du début à la fin. L’État doit avoir la faculté d’opter pour la conduite des procédures progressivement si ce procédé se justifie par un souci d’efficacité et de bonne administration de la justice, poursuit des finalités sociales différentes et ne cause pas un préjudice disproportionné à l’intéressé. Toutefois, il doit toujours y avoir un lien temporel suffisamment étroit pour que le justiciable ne soit pas en proie à l’incertitude et à des lenteurs, et pour que les procédures ne s’étalent pas trop dans le temps, même dans l’hypothèse où le régime national pertinent prévoit un mécanisme « intégré » comportant un volet administratif et un volet pénal distincts. Plus le lien temporel est ténu, plus il faudra que l’État explique et justifie les lenteurs dont il pourrait être responsable dans la conduite des procédures (ibid., § 134).
b) Application au cas d’espèce
73. La Cour constate que les agissements du requérant du 17 mai 2008 ont donné lieu à deux procédures distinctes. Le 18 mai 2008, une procédure administrative en vertu de la loi de 2004 a été ouverte contre lui (paragraphe 8 ci-dessus). Elle s’est achevée le 29 mai 2008 par l’imposition d’une sanction de quinze jours de détention et d’une interdiction d’assister à des compétitions sportives (paragraphe 9 ci-dessus). Une procédure pénale a également été ouverte après l’arrestation du requérant du 17 mai 2008 et elle s’est achevée le 5 octobre 2010, date à laquelle la Cour suprême de cassation a rejeté le recours de l’intéressé contre les jugements des tribunaux inférieurs qui l’avaient condamné à deux ans d’emprisonnement (paragraphes 11-23 ci‑dessus).
74. La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu, dans son analyse de l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention au cas d’espèce, que ces deux procédures portaient sur des « accusations en matière pénale » (paragraphes 46-52 ci-dessus).
75. Elle constate également que les infractions pour lesquelles le requérant a été sanctionné dans le cadre des deux procédures découlaient du même comportement répréhensible qui avait eu lieu pendant la même compétition sportive.
76. Dans ces circonstances, la Cour doit ensuite déterminer si les critères de compatibilité avec l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention décrits aux paragraphes 70-72 ci-dessus ont été respectés dans le cas d’espèce, c’est-à-dire si les deux procédures en cause étaient unies par un « lien matériel et temporel suffisamment étroit ».
77. Elle note que les deux procédures ont commencé simultanément et qu’elles se sont déroulées en parallèle jusqu’au 29 mai 2008, date à laquelle la procédure administrative a pris fin par un jugement définitif (paragraphe 9 ci-dessus). Elle relève que la procédure pénale a poursuivi son cours après cette date, qu’elle est passée par tous ses stades et qu’elle a pris fin plus de deux ans et quatre mois plus tard, en octobre 2010 (paragraphe 23 ci‑dessus). À la lumière de ces circonstances et compte tenu de sa jurisprudence en la matière (paragraphe 72 ci-dessus), la Cour considère qu’il existait en l’espèce un lien temporel suffisamment étroit entre les deux procédures.
78. Pour ce qui est de l’existence d’un lien matériel entre les deux procédures, la Cour constate en premier lieu que tant la procédure administrative que la procédure pénale poursuivaient essentiellement le même but, à savoir de sanctionner les troubles à l’ordre public causés par le requérant lors du match de football du 17 mai 2008. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier que l’établissement des faits effectué dans le cadre de la procédure administrative n’a pas été pris en compte dans le cadre de la procédure pénale : les dépositions des mêmes témoins oculaires des événements du 17 mai 2008 ont été recueillies et analysées séparément dans le cadre de chacune des procédures (paragraphes 10, 12, 14 et 18 ci‑dessus). En troisième lieu, la Cour constate que la sanction privative de liberté prononcée à l’encontre du requérant à l’issue de la procédure administrative n’a été prise en compte dans les décisions des tribunaux pénaux ni pour déterminer la durée de la peine d’emprisonnement ni pour déduire de celle-ci les jours déjà passés par le requérant en détention ou en assignation à domicile (paragraphes 18, 21 et 23 ci-dessus).
79. A la lumière de ces éléments, dont le premier, à savoir le fait que les deux procédures poursuivaient le même but punitif, relève une importance particulière, la Cour estime qu’il n’y avait pas un lien matériel suffisamment étroit entre la procédure administrative et la procédure pénale menées contre le requérant.
80. En conclusion, la Cour estime que les conditions exposées dans son arrêt A. et B. c. Norvège (précité) n’étaient pas réunies en l’espèce. En particulier, en l’absence d’un lien matériel suffisamment étroit entre la procédure administrative et la procédure pénale menées contre le requérant, celles-ci ne peuvent pas être considérées comme s’inscrivant dans un mécanisme intégré de sanctions prévu par le droit interne pour combattre le phénomène du hooliganisme sportif. Le requérant a donc été poursuivi et puni deux fois pour la même infraction, en méconnaissance du principe ne bis in idem.
81. Partant, il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
82. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
83. Le requérant demande 20 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
84. Le Gouvernement considère cette demande excessive. Il indique que, dans son arrêt Tsonyo Tsonev (no2) (précité, § 61), la Cour, après avoir constaté des violations de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention, a octroyé au requérant 3 000 EUR à ce titre. Il invite donc la Cour à allouer au requérant une somme qui ne dépasse pas le montant déterminé dans l’arrêt précité.
85. La Cour considère que le requérant a subi un certain dommage moral en raison de la violation constatée de son droit garanti par l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention. Elle estime qu’il y a lieu de lui octroyer 2 000 EUR à ce titre, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
86. Le requérant sollicite également 5 488 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant la Cour. Il demande que la somme accordée à ce titre soit directement versée sur le compte du cabinet d’avocats « Ekimdzhiev et associés » à l’exception de 727 EUR à verser directement sur son compte bancaire.
87. Le Gouvernement estime que la somme demandée est excessive et non étayée.
88. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer la somme de 3 000 EUR à ce titre, dont 727 EUR à verser directement sur le compte du requérant et 2 273 EUR à verser sur le compte du cabinet d’avocats « Ekimdzhiev et associés » (voir, mutatis mutandis, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 288, CEDH 2016 (extraits)).
3. Intérêts moratoires
89. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement :
1. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, dont 727 EUR (sept cent vingt-sept euros) à verser sur le compte du requérant et 2 273 EUR (deux mille deux cent soixante-treize euros) à verser sur le compte du cabinet d’avocats « Ekimdzhiev et associés » ;
a) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juillet 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse FreiwirthIulia Antoanella Motoc
Greffière adjointePrésidente