TROISIÈME SECTION
AFFAIRE I.S. c. SUISSE
(Requête no 60202/15)
ARRÊT
Art 5 § 1 • Arrestation ou détention régulières • Détention pour motifs de sûreté après acquittement, dans l’éventualité de son renversement en appel, sans justification suffisante • Détention non couverte par les exceptions prévues à l’art 5 § 1 b) et c) • Aucune indication d’une erreur dans l’administration de la justice • Possibilité d’ordonner une nouvelle détention s’il y a un risque concret de commission d’autres infractions • Absence d’obligation « suffisamment concrète et déterminée » aux fins de l’art 5 § 1 b)
STRASBOURG
6 octobre 2020
DÉFINITIF
06/01/2021
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire I.S. c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Alena Poláčková,
Lorraine Schembri Orland,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête susmentionnée (no 60202/15) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant turc, M. I.S. (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 28 novembre 2015,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement suisse (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 5 § 1 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
la décision du président de la section de ne pas dévoiler l’identité du requérant,
les observations des parties,
la renonciation du gouvernement de la République de Turquie à exercer son droit d’intervention (article 36 § 1 de la Convention et article 44 § 1 b) du règlement de la Cour),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 septembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
EN FAIT
1. Le requérant est né en 1973 et réside à Baden (Argovie). Il a été représenté par Me A. Noll, avocat.
2. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. A. Chablais, de l’Office fédéral de la justice.
1. La genèse de l’affaire
3. Le 3 janvier 2013, à Bâle-Ville, la partenaire du requérant déposa une plainte pénale contre celui-ci pour viol, actes d’ordre sexuel, contrainte, menaces et voies de fait.
4. Le 22 novembre 2013, la cour pénale du canton de Bâle-Ville condamna le requérant en première instance à une peine privative de liberté de trois ans et demie et à une amende de 1 000 francs suisses (CHF), soit 936 euros (EUR). Le même jour, le requérant, qui avait été mis en détention pour motifs de sûreté, fut remis en liberté jusqu’à la date de l’entrée en force de chose jugée du jugement (voir, à cet égard, les paragraphes 23 et 25 ci‑dessous). Il fit appel de sa condamnation.
5. Après s’être réconciliés, le requérant et sa partenaire emménagèrent à Neudorf, dans le canton d’Argovie.
6. Le 4 août 2014, la partenaire du requérant déposa de nouveau une plainte pénale contre celui-ci. À partir de ce jour, le requérant fut placé en détention provisoire pour soupçons de viols multiples, d’actes d’ordre sexuel commis sur une personne incapable de résistance, de lésions corporelles simples, de tentative de contrainte, de menaces et de voies de fait contre sa partenaire.
7. Le 8 décembre 2014, le ministère public de Baden déposa un acte d’accusation, à la suite de quoi le requérant fit l’objet d’un placement en détention pour motifs de sûreté (paragraphe 29 ci-dessous).
2. L’acquittement du requérant en première instance et sa détention pour motifs de sûreté subséquente
8. Le 16 avril 2015, le tribunal de district de Baden acquitta à l’unanimité le requérant.
9. Ce dernier fut toutefois maintenu en détention car le ministère public requit la détention pour motifs de sûreté sur le fondement de l’article 231 du code de procédure pénale (CPP ; paragraphe 30 ci‑dessous).
10. Le 17 avril 2015, le tribunal cantonal d’Argovie ordonna la prolongation de la détention pour des motifs de sûreté jusqu’à l’issue de la procédure d’appel introduite par le ministère public.
11. Par un arrêt 1B_143/2015 du 5 mai 2015, le Tribunal fédéral constata une violation du droit du requérant à être entendu, annula la décision du tribunal cantonal d’Argovie et invita cette juridiction à rendre une nouvelle décision.
12. Trois jours plus tard, le tribunal cantonal d’Argovie ordonna à nouveau la prolongation de la détention pour des motifs de sûreté jusqu’à l’issue de la procédure d’appel, considérant qu’il existait des soupçons sérieux et un risque de fuite.
13. Le 12 mai 2015, le requérant saisit d’un recours en matière de droit public le Tribunal fédéral, devant lequel il concluait en sollicitant sa remise en liberté immédiate.
14. Par un arrêt 1B_171/2015 du 27 mai 2015 – qui est au cœur du litige porté devant la Cour –, le Tribunal fédéral rejeta le recours du requérant. Pour décider ainsi, il tint le raisonnement suivant.
15. S’agissant de la légalité de la détention pour motifs de sûreté, le Tribunal fédéral exposa que les exigences relatives à l’existence de soupçons sérieux étaient dorénavant plus élevées que celles requises avant l’acquittement prononcé par le tribunal de première instance. Toutefois, il releva que le jugement d’acquittement n’était pas encore entré en force de chose jugée et ne pouvait dès lors pas d’emblée entraîner un renversement des soupçons de l’accusation.
16. Le Tribunal fédéral considéra que, en l’espèce, était en cause une situation de « déclaration d’une partie contre déclaration de l’autre partie ». Selon cette haute juridiction, un tel cas de figure ne devait pas permettre d’aboutir, ni obligatoirement, ni même très vraisemblablement, à un acquittement.
17. Le Tribunal fédéral rappela que l’instance inférieure s’était essentiellement basée sur le réquisitoire fait par le ministère public lors de la procédure devant le tribunal de district. Il souligna ainsi que, dans le cadre de ce réquisitoire, le ministère public avait exposé pourquoi il considérait que les déclarations de la partie plaignante étaient plus crédibles, ayant estimé que lesdites déclarations étaient constantes s’agissant de l’aspect central de l’affaire, qu’elles n’étaient pas stéréotypées et ne revêtaient pas un caractère intermittent, et qu’elles n’étaient pas plus incriminantes que nécessaire. Le Tribunal fédéral observa que le requérant n’était pas parvenu à contrer l’examen des preuves tel qu’effectué par l’instance inférieure, car il n’avait pas étayé par des éléments suffisamment précis sa thèse selon laquelle les déclarations de la partie plaignante étaient dénuées de fondement réel et contradictoires et car il n’avait pas évoqué les considérations exprimées par le tribunal de district lors du prononcé du jugement d’acquittement. Selon le Tribunal fédéral, à ce stade de la procédure, il existait, de prime abord, des éléments importants de nature à conduire la juridiction de second degré à se démarquer du tribunal de district quant à l’appréciation des déclarations du requérant et de la partie plaignante et à sérieusement envisager une condamnation de l’intéressé en appel. Pour cette haute juridiction, c’était dès lors à raison que l’instance inférieure avait confirmé l’existence de soupçons sérieux.
18. Le Tribunal fédéral poursuivit en exposant que le requérant courait le risque de se voir infliger une lourde peine privative de liberté, de plusieurs années, ce qui représentait une incitation importante à la fuite. Il nota que, certes, le requérant était resté en Suisse après sa libération de la détention pour motifs de sûreté le 22 novembre 2013 (paragraphe 4 ci‑dessus), malgré sa condamnation en première instance par la juridiction pénale de Bâle-Ville, mais que la procédure d’appel pendante dans le canton d’Argovie faisait peser des soupçons encore plus importants sur sa personne comparativement à ceux résultant de la procédure d’appel dans le canton de Bâle‑Ville. La haute juridiction observa également que le requérant avait pris des précautions pour pouvoir voyager en Turquie et que sa situation professionnelle avait évolué puisqu’il avait vendu le commerce qu’il possédait (une boucherie) à sa sœur le 29 juillet 2014. Elle releva que, certes, le centre de gravité de la vie du requérant se trouvait en Suisse, mais que les procédures pénales en cours avaient eu des répercussions sur les relations de l’intéressé avec son ex-femme, son ex-belle-mère et la partie plaignante. En outre, le Tribunal fédéral considéra que le requérant saurait s’en sortir en Turquie, pays qu’il avait quitté à l’âge de 17 ans, dont il parlait la langue et dans lequel il disposait encore d’un réseau personnel. Après examen de toutes ces circonstances, le Tribunal fédéral estima que c’était à raison que l’instance inférieure avait conclu à l’existence d’un risque de fuite concret et prononcé.
19. Le 15 octobre 2015, le jugement motivé du tribunal de première instance du 16 avril 2015 fut notifié au requérant.
20. Le 19 octobre 2015, ce dernier soumit une demande de remise en liberté, au besoin sous conditions (confiscation des pièces d’identité, présentation régulière auprès d’un service administratif, port d’un bracelet électronique, fourniture de sûretés, ou bien combinaison de ces mesures de substitution). Le 6 novembre 2015, cette demande fut rejetée par le tribunal cantonal d’Argovie.
21. Par un arrêt 1B_401/2015 du 30 novembre 2015, le Tribunal fédéral ordonna la remise en liberté du requérant, après avoir examiné la motivation écrite retenue par le tribunal de première instance, lequel avait procédé à une appréciation des preuves complète et minutieuse (umfassende und sorgfältige Beweiswürdigung). En outre, il ordonna au tribunal cantonal d’Argovie de remettre le requérant en liberté et l’invita à ordonner des mesures moins sévères en lieu et place de la détention pour motifs de sûreté.
22. Le 2 décembre 2015, le tribunal cantonal d’Argovie remit le requérant en liberté et ordonna, comme mesures de substitution à la détention pour motifs de sûreté, l’interdiction pour l’intéressé de prendre contact avec la partie plaignante (Kontaktverbot zur Privatklägerin) et la confiscation des pièces d’identité et d’autres documents officiels (Ausweis‑ und Schriftensperre)
3. Les développements ultérieurs
23. Le 15 janvier 2016, la cour d’appel du canton de Bâle-Ville confirma le jugement du 22 novembre 2013 prononcé en première instance (paragraphe 4 ci-dessus).
24. Le 19 mai 2016, le tribunal cantonal d’Argovie rendit son arrêt au fond par lequel il reconnut le requérant coupable de viols multiples, de lésions corporelles simples, de menaces, de tentative de contrainte et de voies de fait multiples et le condamna à une peine privative de liberté de cinq ans, à une peine pécuniaire de 10 800 CHF, soit 10 110 EUR, ainsi qu’à une amende de 500 CHF, soit 468 EUR. Le requérant contesta cet arrêt devant le Tribunal fédéral.
25. Par un arrêt 6B_542/2016 du 5 mai 2017, le Tribunal fédéral annula l’arrêt de la cour d’appel du canton de Bâle-Ville et invita celle-ci à rendre une nouvelle décision. La procédure afférente à cette affaire est encore en cours.
26. Par un arrêt 6B_760/2016 du 29 juin 2017, le Tribunal fédéral constata une violation du droit du requérant à être entendu et des manquements dans la manière avec laquelle le tribunal cantonal d’Argovie avait procédé à l’établissement des faits et à l’appréciation des preuves. La haute juridiction suisse annula l’arrêt attaqué et renvoya l’affaire à l’instance inférieure pour nouvelle décision.
27. Par un arrêt du 23 novembre 2017, le tribunal cantonal d’Argovie acquitta le requérant. Après avoir relevé que la détention de l’intéressé s’était avérée injustifiée, il accorda à celui-ci une indemnité de 69 795 CHF, soit 65 339 EUR, en dédommagement de l’atteinte subie. Il précisa que l’indemnité ne devait être versée que pour autant que la détention ne serait pas imputée sur une éventuelle peine privative de liberté prononcée dans le cadre de la procédure pendante dans le canton de Bâle-Ville.
28. Le 9 janvier 2018, le requérant contesta cet arrêt devant le Tribunal fédéral, demandant notamment une indemnité de 126 120 CHF, soit 118 068 EUR, pour le préjudice moral qu’il disait avoir subi, augmentée des intérêts légaux. Par une décision incidente du 1er novembre 2018, le Tribunal fédéral suspendit la procédure jusqu’à droit connu sur la procédure en cours dans le canton de Bâle-Ville.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
29. Les définitions et conditions de la détention provisoire et de la détention pour motifs de sûreté, telles que prévues par le code de procédure pénale suisse du 5 octobre 2007 (CPP ; Recueil systématique du droit fédéral (RS) no 312.0), sont libellées comme suit (voir également les affaires Bolech c. Suisse, no 30138/12, § 21, 29 octobre 2013, I.L. c. Suisse, no 72939/16, §§ 18-19, 3 décembre 2019, et Danija c. Suisse (déc.), no 1654/15, § 24, 28 avril 2020) :
Article 220 . Définitions
« 1. La détention provisoire commence au moment où le tribunal des mesures de contrainte l’ordonne et s’achève lorsque l’acte d’accusation est notifié au tribunal de première instance, que le prévenu est libéré pendant l’instruction ou qu’il commence à purger sa sanction privative de liberté de manière anticipée.
2. La détention pour des motifs de sûreté commence lorsque l’acte d’accusation est notifié au tribunal de première instance et s’achève lorsque le jugement entre en force, que le prévenu commence à purger sa sanction privative de liberté, qu’il est libéré ou que l’expulsion est exécutée.
Article 221 . Conditions
1. La détention provisoire et la détention pour des motifs de sûreté ne peuvent être ordonnées que lorsque le prévenu est fortement soupçonné d’avoir commis un crime ou un délit et qu’il y a sérieusement lieu de craindre :
a. qu’il se soustraie à la procédure pénale ou à la sanction prévisible en prenant la fuite ;
b. qu’il compromette la recherche de la vérité en exerçant une influence sur des personnes ou en altérant des moyens de preuves ;
c. qu’il compromette sérieusement la sécurité d’autrui par des crimes ou des délits graves après avoir déjà commis des infractions du même genre.
2. La détention peut être ordonnée s’il y a sérieusement lieu de craindre qu’une personne passe à l’acte après avoir menacé de commettre un crime grave. »
30. La détention pour motifs de sûreté subséquente à l’acquittement en première instance est régie par l’article 231 du CPP, qui est ainsi libellé :
« 1. (...)
2. Si le prévenu en détention est acquitté et que le tribunal de première instance ordonne sa mise en liberté, le ministère public peut demander à la direction de la procédure de la juridiction d’appel, par l’entremise du tribunal de première instance, de prolonger sa détention pour des motifs de sûreté. En pareil cas, la personne concernée demeure en détention jusqu’à ce que la direction de la procédure de la juridiction d’appel ait statué. Celle-ci statue sur la demande du ministère public dans les cinq jours à compter du dépôt de la demande.
3. (...) »
31. Dans un arrêt 1B_525/2011 du 13 octobre 2011, le Tribunal fédéral a confirmé que les conditions de l’article 221 du CPP s’appliquent également au cas de la détention pour motifs de sûreté ordonnée en application de l’article 231 alinéa 2 du CPP. Celle-ci présuppose l’existence de charges suffisantes et d’un risque de fuite, d’entrave à la recherche de la vérité ou de récidive. De plus, l’autorité saisie doit veiller au respect du principe de la proportionnalité et examiner la possibilité d’ordonner des mesures de substitution. En ce qui concerne la persistance des soupçons après un acquittement, le Tribunal fédéral a considéré, dans un arrêt 1B_353/2013 du 4 novembre 2013, que, tant que le jugement de première instance n’est pas entré en force de chose jugée, il ne peut pas d’emblée entraîner un renversement des motifs qui fondent l’acte d’accusation. Pour déterminer s’il existe des charges suffisantes, il convient d’examiner si, malgré le jugement de première instance, il existe des éléments de poids (gewichtige Anhaltspunkte) selon lesquels le prévenu pourrait s’être rendu coupable dans le sens indiqué par le ministère public dans son appel. Afin d’examiner si tel est le cas, l’autorité saisie doit apprécier les motifs du jugement de première instance et les éléments avancés dans le cadre de la procédure d’appel.
32. Aux termes de l’article 402 du CPP, « [l]’appel suspend la force de chose jugée du jugement attaqué dans les limites des points contestés ».
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
33. Le requérant allègue que la détention pour motifs de sûreté subséquente à son acquittement en première instance, qu’il a subie du 16 avril 2015 au 2 décembre 2015, ne relève pas de l’une des exceptions contenues dans l’article 5 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...) »
34. Le Gouvernement conteste cette thèse.
1. Sur la recevabilité
35. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
36. Le requérant soutient en substance que la détention pour motifs de sûreté qu’il a subie après son acquittement en première instance a été ordonnée sans base légale. En outre, il est d’avis que ce type de détention ne trouve aucun appui dans la jurisprudence de la Cour.
37. Le Gouvernement indique tout d’abord que la Cour ne s’est jamais prononcée sur un cas de figure tel que celui de l’espèce.
38. Il argue que le texte de l’article 5 § 1 c) de la Convention ne comporte aucune limitation de la détention provisoire au premier degré de juridiction. Il ajoute ce qui suit : d’après la jurisprudence de la Cour, en cas d’appel d’une personne condamnée, la détention provisoire cesse avec la condamnation en première instance et la détention ultérieure relève de l’article 5 § 1 a) de la Convention ; en tout état de cause, cette approche ne s’oppose pas à l’interprétation selon laquelle l’article 5 § 1 c) de la Convention couvre la détention pour motifs de sûreté telle qu’elle est prévue à l’article 231 alinéa 2 du CPP. Aux dires du Gouvernement, cette jurisprudence s’impose également parce qu’elle est nécessaire, dans certains cas rares et exceptionnels, afin d’éviter que des personnes dangereuses ayant commis des infractions graves échappent à la justice pénale, car elles ont, « par erreur », été acquittées en première instance, ou bien qu’elles commettent de nouvelles infractions au cours de la procédure d’appel.
39. Le Gouvernement indique ensuite que l’Autriche et la Norvège connaissent une réglementation similaire à celle prévue à l’article 231 alinéa 2 du CPP.
40. Enfin, le Gouvernement expose que la détention litigieuse était également couverte par l’article 5 § 1 b) de la Convention. Il considère que, le jugement d’acquittement prononcé n’étant pas entré en force de chose jugée, le requérant restait accusé au sens du droit pénal (il renvoie à cet égard à l’article 402 du CPP (paragraphe 32 ci-dessus)). Toutes les obligations légales découlant de la procédure pénale, notamment celle de comparaître devant la juridiction d’appel et de se soumettre à la peine prononcée en cas de condamnation, se seraient ainsi appliquées au requérant. Ces obligations, qui auraient été clairement définies par la loi, auraient été spécifiques et concrètes au sens de la jurisprudence de la Cour. Aussi la détention litigieuse aurait-elle eu uniquement pour but d’en garantir l’observation et n’aurait-elle pas revêtu un caractère punitif.
2. Appréciation de la Cour
a) Rappel des principes pertinents
41. Avec les articles 2, 3 et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes, et, en tant que tel, il revêt une importance primordiale. Il a essentiellement pour but de prémunir l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (voir, par exemple, Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 84, 5 juillet 2016).
42. L’un des cas de privation de liberté les plus fréquents dans le cadre de la procédure pénale est la détention provisoire. Ce type de détention, prévu à la lettre c) de l’article 5 § 1 de la Convention, constitue l’une des exceptions à la règle générale énoncée à l’article 5 § 1, selon laquelle chacun a droit à la liberté (idem, § 85). La période à prendre en considération commence lorsque l’individu est arrêté (Tomasi c. France, 27 août 1992, § 83, série A no 241‑A) ou privé de sa liberté (Letellier c. France, 26 juin 1991, § 34, série A no 207), et elle prend fin lorsqu’on le libère et/ou qu’il est statué, même par une juridiction de première instance, sur les accusations dirigées contre lui (voir, entre autres, Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, § 9, série A no 7, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 147, CEDH 2000‑IV, Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 110, CEDH 2002‑VI, Solmaz c. Turquie, no 27561/02, §§ 23-24, 16 janvier 2007, et Buzadji, précité, § 85).
43. Pour ce qui est du second volet de l’article 5 § 1 b), il concerne les cas où la loi autorise à détenir une personne pour la forcer à exécuter une obligation concrète et déterminée qui lui incombe déjà et qu’elle a jusque-là négligé de remplir. Pour relever du champ d’application de l’article 5 § 1 b), l’arrestation et la détention doivent en outre viser à assurer l’exécution de l’obligation en question ou y contribuer directement, et ne doivent pas revêtir un caractère punitif (S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 80, 22 octobre 2018, et les références qui y sont citées).
44. À titre d’exemple, ont été examinées sous l’angle du second volet de l’article 5 § 1 b) des situations telles que celles relatives à : l’obligation de se soumettre à un contrôle de sécurité lors de l’entrée sur le territoire d’un pays (McVeigh et autres c. Royaume-Uni, nos 8022/77, 8025/77 et 8027/77, rapport de la Commission du 18 mars 1981, Décisions et rapports 25) ; l’obligation de décliner son identité (Vasileva c. Danemark, no 52792/99, 25 septembre 2003, et Sarigiannis c. Italie, no 14569/05, 5 avril 2011) ; l’obligation de se soumettre à un examen psychiatrique (Nowicka c. Pologne, no 30218/96, 3 décembre 2002) ; l’obligation de quitter un lieu déterminé (Epple c. Allemagne, no 77909/01, 24 mars 2005) ; l’obligation de se présenter à un commissariat pour un interrogatoire (Iliya Stefanov c. Bulgarie, no 65755/01, 22 mai 2008, Osypenko c. Ukraine, no 4634/04, 9 novembre 2010, et Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, 31 mai 2011) ; l’obligation de comparaître devant une juridiction pénale (Harkmann c. Estonie, no 2192/03, 11 juillet 2006) ; et l’obligation de ne pas troubler l’ordre public en commettant une infraction pénale (Ostendorf c. Allemagne, no 15598/08, 7 mars 2013).
45. Enfin, selon la jurisprudence de la Cour, les motifs de détention prévus aux lettres a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention sont exhaustifs et appellent une interprétation étroite (voir, notamment S., V. et A. c. Danemark, précité, § 73, et I.L. c. Suisse, précité, § 42).
b) Application des principes susmentionnés
46. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été mis en détention provisoire du 4 août 2014 au 8 décembre 2014, étant soupçonné d’avoir commis des infractions répréhensibles contre sa partenaire et suspecté de vouloir prendre la fuite vers la Turquie. Elle note aussi que l’intéressé a été placé en détention pour motifs de sûreté après la notification de l’acte d’accusation du ministère public au tribunal de Baden, et ce jusqu’au jour de son acquittement en première instance, le 16 avril 2015. Il n’est pas contesté par les parties que ces périodes de détention sont couvertes par l’article 5 § 1 c) de la Convention.
47. Tel n’est cependant pas le cas de la période de détention comprise entre le 16 avril 2015 et le 2 décembre 2015, qui était fondée sur l’article 231 alinéa 2 du CPP.
48. Même s’il est vrai que le texte de l’article 5 § 1 c) de la Convention ne comporte aucune limitation de la détention provisoire au premier degré de juridiction, la Cour a néanmoins eu l’occasion (voir paragraphe 42 ci‑dessus) de clarifier cette question déjà en 1968 dans le cadre de l’affaire Wemhoff, précitée, puis de confirmer sa position par plusieurs arrêts de Grande Chambre et de chambre : la détention au titre de l’article 5 § 1 c) de la Convention prend fin avec l’acquittement de l’intéressé, même par un tribunal de première instance.
49. Une telle approche vaut dans la présente affaire. En effet, en l’espèce, après avoir examiné les faits en cause au cours d’une procédure contradictoire et s’être ensuite livré, lors des débats, à une appréciation approfondie des preuves, le tribunal de district de Baden est parvenu à l’unanimité à l’intime conviction, assise sur la procédure dans son ensemble, que le requérant ne pouvait pas être condamné pour les infractions pénales qui lui étaient reprochées par l’acte d’accusation.
50. Ainsi, en pareille situation, avec l’acquittement en première instance, même si le jugement est seulement prononcé à l’oral et même s’il n’est pas encore définitif, le titre de détention sur la base de l’article 5 § 1 c) de la Convention s’éteint.
51. La Cour rappelle qu’il en va d’ailleurs de même dans le cas d’une personne condamnée en première instance et placée en détention dans l’attente de l’issue de la procédure d’appel. La période de détention en cause ne relève plus de l’article 5 § 1 c), mais elle ressort de l’article 5 § 1 a), l’intéressé étant considéré comme détenu « après condamnation par un tribunal compétent » au sens de cette dernière disposition dès que le jugement a été rendu en première instance, même si celui-ci n’est pas encore exécutoire et reste susceptible de recours (Ruslan Yakovenko c. Ukraine, no 5425/11, § 46, CEDH 2015).
52. En l’espèce, la Cour prend note de la position du Gouvernement, qui, de manière générale, plaide que la détention pour motifs de sûreté ordonnée après l’acquittement en première instance est nécessaire pour éviter que des personnes dangereuses échappent à la justice pénale et commettent de nouvelles infractions parce qu’elles ont été acquittées « par erreur » en première instance.
53. À cet égard, la Cour tient à souligner que, en l’occurrence, un tel reproche n’a été soulevé à aucun stade des procédures internes, ni expressément ni en substance, contre le tribunal de district de Baden. Au contraire, rien n’indique qu’une erreur dans l’administration de la justice a été commise, et ce d’autant moins que l’acquittement, dûment motivé dans les quarante-quatre pages du jugement écrit, a été prononcé à l’unanimité par la juridiction de première instance.
54. En outre, la Cour est d’avis que le droit interne devrait disposer de mesures moins incisives que la privation de liberté afin de garantir la présence de l’individu concerné lors de la procédure d’appel. Au demeurant, elle note qu’en l’espèce la confiscation des pièces d’identité et d’autres documents officiels du requérant s’avérait être une mesure de substitution suffisante pour garantir la présence de l’intéressé lors de la procédure d’appel (paragraphe 22 ci-dessus).
55. Pour autant que le Gouvernement soutient qu’une personne dangereuse, acquittée « par erreur » en première instance, pourrait commettre une autre infraction au cours de la procédure d’appel, la Cour considère qu’il va de soi que, s’il y a des raisons concrètes de soupçonner qu’une telle éventualité se produise, rien n’empêcherait les autorités pénales d’ordonner une nouvelle détention fondée sur le premier volet de l’article 5 § 1 c) de la Convention.
56. Il en irait de même quant au deuxième volet de l’article 5 § 1 c) (motifs raisonnables de croire à la nécessité d’empêcher l’intéressé de commettre une infraction) – même si cette disposition n’a jamais, et à juste titre, été invoquée lors des procédures internes en l’espèce – en cas de risque imminent de commission d’une infraction grave, concrète et déterminée comportant un risque d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique des personnes ou encore un risque d’atteinte importante aux biens (S., V. et A. c. Danemark, précité, § 161). Pour autant, la privation de liberté qui serait ordonnée à titre préventif devrait cesser dès le risque passé, ce qui imposerait de procéder à un contrôle de la situation, la durée de la privation de liberté étant aussi un facteur pertinent (voir, mutatis mutandis, ibidem).
57. De même, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, le second volet de l’article 5 § 1 b) de la Convention ne saurait justifier non plus une détention pour motifs de sûreté subséquente à un acquittement d’environ 230 jours, comme le démontre l’exposé de la jurisprudence de la Cour au paragraphe 44 ci-dessus.
58. En particulier, bien que le Gouvernement ait soutenu le contraire dans ses observations, l’affaire Harkmann (précitée), dans laquelle le requérant avait désobéi à plusieurs reprises à l’ordre du tribunal du comté de comparaître à l’audience pénale (Harkmann, précitée, § 30 (regular non‑compliance with the court’s orders)), n’est pas pertinente en l’occurrence.
59. En outre, la Cour ne saurait se contenter de la crainte générale, exprimée par le Gouvernement, que le requérant puisse commettre de nouvelles infractions au cours de la procédure d’appel : à cet égard, dans l’affaire S., V. et A. c. Danemark (précitée, § 83), la Grande Chambre a estimé que l’obligation de ne pas commettre une infraction ne peut passer pour suffisamment « concrète et déterminée » aux fins de l’alinéa b) de l’article 5 § 1 que si le lieu ainsi que le moment de la commission imminente de l’infraction et les victimes potentielles de celle-ci sont suffisamment déterminés, si la personne concernée a connaissance de l’acte dont elle doit s’abstenir, et si elle refuse d’y renoncer. L’obligation de ne pas commettre une infraction pénale dans un futur imminent ne peut être considérée comme suffisamment concrète et déterminée pour relever des cas de détention autorisés par l’article 5 § 1 b), tout au moins tant qu’il n’a pas été ordonné de mesures précises qui n’ont pas été respectées.
60. Aussi, eu égard à ce qui précède, la Cour conclut-elle qu’en l’occurrence la détention pour motifs de sûreté subséquente à l’acquittement du requérant en première instance échappe aux exceptions prévues à l’article 5 § 1 de la Convention.
61. Partant, il y a eu violation en l’espèce de cette disposition.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
62. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
63. Le requérant réclame 34 500 francs suisses (CHF), soit 32 297 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
64. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande, au motif que les autorités internes ont déjà prévu une réparation intégrale du préjudice moral subi par le requérant. Pour le cas où la Cour déciderait de ne pas suivre ce raisonnement, le Gouvernement la prie de suspendre la procédure en ce qui concerne cette prétention jusqu’à droit connu sur le recours du 9 janvier 2018 dont est saisi le Tribunal fédéral.
65. La Cour considère que le Gouvernement n’a pas démontré de manière détaillée pour quelles raisons la question clé de la présente affaire, à savoir celle de la détention du requérant pour motifs de sûreté ordonnée par les autorités d’Argovie sur le fondement de l’article 231 alinéa 2 du CPP, est liée à l’issue de la procédure d’appel encore pendante à Bâle-Ville. Partant, elle estime qu’il n’est pas opportun de suspendre la procédure et elle octroie au requérant la somme de 25 000 EUR au titre du dommage moral subi.
2. Frais et dépens
66. Le requérant sollicite 13 503 CHF, soit 12 641 EUR, au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes et 22 953 CHF, soit 21 488 EUR, au titre de ceux qu’il a engagés aux fins de la procédure devant la Cour.
67. Pour ce qui est des frais des procédures internes, le Gouvernement ne conteste pas le montant de 2 000 CHF, soit 1 872 EUR, réclamé par le requérant. En ce qui concerne les dépens pour les mêmes procédures, il propose l’octroi d’une indemnité de 1 000 CHF, soit 936 EUR. Il est d’avis qu’il n’y a pas lieu d’accorder au requérant une indemnité supplémentaire de 7 061 CHF, soit 6 610 EUR, au motif que le représentant commis d’office de l’intéressé s’est vu accorder une indemnité globale par l’arrêt du 19 mai 2016. S’agissant des frais de représentation devant la Cour, le Gouvernement estime appropriée l’allocation d’une indemnité de 4 000 CHF, soit 3 745 EUR.
68. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 7 000 EUR tous frais confondus.
3. Intérêts moratoires
69. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief concernant l’article 5 § 1 de la Convention recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
1. 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 7 000 EUR (sept mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident