DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KILIÇDAROĞLU c. TURQUIE
(Requête no 16558/18)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation civile du leader du principal parti d’opposition pour atteinte à la réputation du Premier ministre dans deux discours politiques tenus dans l’enceinte du parlement • Propos relevant d’un style politique et s’inscrivant dans un débat d’intérêt général relatif à divers sujets d’actualité • Omission de replacer les propos dans le contexte et la forme dans lesquels ils avaient été exprimés • Indemnités d’un montant important • Juridictions nationales n’ayant pas tenu compte dans une juste mesure des critères pertinents énoncés dans la jurisprudence de la Cour
STRASBOURG
27 octobre 2020
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kılıçdaroğlu c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel,
Peeter Roosma, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu :
la requête (no 16558/18) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Kemal Kılıçdaroğlu (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 28 mars 2018,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (le 18 juin 2018),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 septembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
L’affaire concerne deux actions en dommages et intérêts engagées par le Premier ministre de l’époque contre le requérant, président du principal parti d’opposition, pour les propos exprimés par ce dernier dans deux discours dans l’enceinte parlementaire.
EN FAIT
1. Le requérant est né en 1948 et réside à Ankara. Il est représenté par Me C. Çelik, avocat. Il est le président du Cumhuriyet Halk Partisi (Parti républicain du peuple ; « le CHP »), le principal parti d’opposition.
2. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
1. LES CIRCONSTANCES PARTICULIÈRES DE L’AFFAIRE
3. L’affaire concerne deux actions en dommages et intérêts engagées par Recep Tayyip Erdoğan, le Premier ministre de l’époque et président du parti au pouvoir, le Adalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la justice et du développement ; « l’AKP »), contre le requérant pour les propos exprimés par ce dernier dans deux discours, prononcés le 31 janvier 2012 et le 7 février 2012 lors de la tenue des réunions du groupe parlementaire de son parti dans l’enceinte parlementaire. Au cours de ces réunions, tenues régulièrement, le requérant s’était exprimé sur divers sujets d’actualité. Les réunions étaient principalement destinées aux députés du CHP ; elles étaient également accessibles à un grand nombre de membres de ce parti et à toute personne intéressée.
1. Le discours du requérant prononcé le 31 janvier 2012
4. Le 31 janvier 2012, le requérant, en sa qualité de chef du CHP, tint un discours au cours duquel, après avoir donné des informations sur des actions de protestation menées contre des projets de centrales hydroélectriques, il critiqua les décisions de justice visant les protestataires rendues par les tribunaux. Il poursuivit son discours comme suit :
« (...) Vous allez embarquer la mère Nafiye, âgée de 86 ans, qui s’oppose à la construction de la centrale hydroélectrique de Tortum et défend ainsi sa terre, son pain et son pays ; vous allez la retenir jusqu’au matin, la violenter, la traîner au sol, puis vous allez appeler cela de la démocratie avancée. (...).
Nous assistons à des événements très étranges. Vous le savez, il est très dangereux de parler des tribunaux, parce que les tribunaux de M. [Recep Tayyip Erdoğan] [le Premier ministre] sont importants (...). Qu’est-ce qu’un tribunal a fait ? Il a intimé à L.Y. [une protestataire de 17 ans qui se serait opposée à la construction d’une centrale hydroélectrique] de ne pas s’entretenir avec ses voisins et ses parents. Oui, en Turquie, au XXIe siècle, le tribunal prend une telle décision honteuse pour la démocratie (...).
Nous sommes face à un régime dictatorial postmoderne. Un régime dictatorial postmoderne dispose de tels tribunaux, est dirigé par un dictateur, un dictateur postmoderne. Celui-ci a ses tribunaux spéciaux (...). À présent, le nombre de personnes jugées pour avoir protesté contre les [projets de] centrales hydroélectriques en vue de défendre l’eau est de 1 026. Dans quelle démocratie 1 026 personnes ont‑elles comparu devant les tribunaux juste pour avoir demandé de l’eau ? (...) Ces tribunaux, ils ne sont pas là pour rendre la justice. Ces tribunaux assument la fonction de répression au nom du pouvoir. (...). Certes, j’ai un respect infini pour tous les magistrats qui font preuve de conscience, qui, quelles que soient leurs opinions, agissent en leur âme et conscience, croient en la suprématie du droit, font des efforts dans ce sens. Ils sont les garants de ce pays, de la démocratie. Mais, j’ai quelques mots à leur dire. N’ayez crainte (...).
Chers amis, c’est pour cela que nous disons que, dans les démocraties modernes, les tribunaux spéciaux n’ont pas de place ; on les trouve dans les régimes dictatoriaux (...). Dans ce pays, il y a dorénavant un régime dictatorial postmoderne, tout le monde doit être conscient de cela. Notre mission est de lutter contre ce régime dictatorial, d’être près du peuple et d’exprimer les revendications du peuple.
Chers amis, je m’adresse d’ici à ceux qui disent "il ne nous arrivera rien" (...). Je m’adresse à toi, mon cher frère : tu n’es pas obligé de commettre une infraction pour dire qu’il ne m’arrivera rien. On ne regarde pas si tu es coupable ou non. Si le pouvoir en a décidé ainsi, ils viendront en pleine nuit, ils s’introduiront chez toi par la force et ils te mettront en prison ; six mois se seront écoulés le jour où tu pourras expliquer ton problème (...).
(...) On va [se pencher sur] un cas dans lequel la morale et l’humanité se sont effondrées, le cas Deniz Feneri [une affaire judiciaire relative à des allégations d’abus de confiance qui auraient été perpétrés par les dirigeants d’une association caritative] (...). Réfléchissez chers amis, la grande République de Turquie, le cabinet des ministres a laissé de côté tout son travail et s’occupe des procureurs. Vous savez pourquoi ? Parce que les procureurs poursuivent le voleur, le cabinet des ministres poursuit le procureur. Regardez, ils [les responsables de l’association Deniz Feneri] ont été jugés en Allemagne. Ils [les juges allemands] ont adopté une décision (...) et le juge a dit que "ce sont des pions, les vrais responsables se trouvent en Turquie". À présent, on voit que ce sont les procureurs qui sont responsables. Pourquoi vous engagez des poursuites ? Si vous aviez décidé de ne pas agir ainsi, vous auriez pu [obtenir une promotion] (...). Nous sommes face à une justice qui est en train de pourrir ! (...) ils ont engagé une action pénale contre les procureurs en demandant leur condamnation à une peine d’emprisonnement de onze ans (...). Cela a pour but d’intimider le monde judiciaire (...). Cette procédure est en même temps celle qui justifie les actes de vol, de corruption d’amis perpétrés par les proches du Premier ministre ; [cela signifie que], dorénavant, vous pouvez agir ainsi.
Chers amis, l’affaire de corruption du siècle s’est transformée en un scandale judiciaire. D’ici, je m’adresse aux voleurs, aux corrompus : Ô vous les voleurs, ô vous les corrompus, si vous ne voulez pas qu’il vous arrive quelque chose, prenez contact avec M. le Premier ministre avant de voler ou de faire de la corruption, [ainsi] personne ne pourra vous toucher ! (Ey hırsızlar, ey yolsuzluk yapanlar, eğer başına bir şey gelmesini istemiyorsanız hırsızlık ve yolsuzluk yapmadan önce Sayın Başbakanla temasa gecin, irtibat kurun, kimse size dokunamaz).
Il se peut que la charge de travail du Premier ministre soit lourde. Je vous donne une deuxième adresse au cas où vous ne pourriez le joindre, vous pouvez prendre contact avec le ministre "taupe", vous serez tranquille avec lui aussi. Dorénavant, ni les procureurs ni la police ni le juge ne pourront vous toucher ; vous serez intouchable, vous pourrez faire de la corruption autant que vous le voulez, vous pourrez voler à votre guise.
(...)
Chers amis, vous le savez le Premier ministre [Recep Tayyip Erdoğan] a une obsession habituelle au sujet du CHP. Il a tenu un discours lors de la réunion du groupe [parlementaire]. Il a dit [:] "le CHP a encore une fois porté devant le Conseil d’État la réglementation sur le coefficient. Pourquoi êtes-vous gênés par les imam-hatips [lycées à vocation religieuse] ? Vous ne voulez pas de l’émergence d’une jeunesse pieuse (dindar)."
Chers amis,
Premièrement : Un Premier ministre ne peut être ignorant (cahil) au point de ne pas savoir que ce n’est pas le CHP mais deux individus qui ont introduit un recours individuel ; autant d’ignorance, c’est beaucoup trop pour un Premier ministre (bu kadar cehalet bir başbakana fazla gelir).
Deuxièmement : Il persiste à dire que c’est le CHP qui a saisi [la justice] ; il ment donc. Mentir peut-il convenir à un Premier ministre ? Mentir, est-ce qu’il sied à un Premier ministre de mentir ? Tu es assis sur un fauteuil et tu mens ouvertement ! Le fait de mentir, de diffamer, cela me gêne en tant que membre du CHP. Toi, tu es Premier ministre, tu as des conseillers, [et] tu ne sais pas que le CHP n’a pas introduit [un tel recours], tu ne sais pas cela ? Il le sait, mais il [nous] calomnie. Il ment. Le mensonge ne sied qu’à toi d’ailleurs. Il ne sied qu’à toi d’utiliser la religion qui prône la fraternité, l’amour, l’unité pour semer la zizanie [fitne çıkarmak], pour provoquer la haine et faire du séparatisme. Il divise ceux qui sont "pieux" et ceux qui sont "non pieux". Maintenant, je pose une question au Premier ministre. M. le Premier ministre, tu dis que ‘vous ne voulez pas l’arrivée d’une génération non pieuse’. Je demande alors au Premier ministre, la génération précédente était-elle non pieuse ? Qui t’a donné le pouvoir de distinguer ceux qui sont "pieux" et ceux qui sont "non pieux". Qui t’as donné le droit de faire cette mesure ? Qui t’as donné le pouvoir de faire la distinction entre les pieux et les non pieux ? Cette balance est-elle entre tes mains ou non ? Comment peux-tu regarder les gens et les séparer en disant toi tu es pieu et toi tu ne l’es pas ? (...) N’as-tu pas peur d’Allah ? Tu fais du séparatisme dans ce pays (...). (İki: Göz göre göre “Cumhuriyet Halk Partisi başvurdu” diyor, yani yalan söylüyor. Bir Başbakana yalan soylemek yakışır mı? Yalan soylemek yakışır mı sana Başbakan? O koltukta oturuyorsun sen, yalan söylüyorsun sen açıkça. Yalan söylemek, iftira atmak, bir Cumhuriyet Halk Partili olarak benim onuruma dokunuyor. Sen Başbakansın, danışmanların var, Cumhuriyet Halk Partisi kurumsal olarak böyle bir başvurmadı sen bilmiyor musun bunu? Biliyor, biliyor ama iftira atıyor. Yalan söylüyor. Yalan söylemek ancak sana yakışır zaten. Kardeşliğin, sevginin ve birliğin dinini, fitne çıkararak, nefret üreterek, bölücülük уараrak kullanmak ancak sana yakışır. Bakın, insanları “dindar ve dindar olmayanlar” diye ayırıyor. Şimdi Başbakana bir soru soruyorum: Sayın Başbakan diyorsun ki “Siz dindar olmayan bir nesil gelmesin istiyorsunuz.” Peki, Sayın Başbakan, bu nesilden önceki nesil dinsiz miydi? Bir insanı dindardır, dindar değildir diye ölçüyü sana kim verdi? Bu yetkiyi sana kim verdi? O terazi senin elinde duruyor mu, durmuyor mu? Sen nasıl insanlara bakıp da sen dindarsın, sen dindar değilsin diye ayırabilirsin? (...) Allah’tan korkmuyor musun sen? Bu ülkede bölücülük yapıyorsun. (...)).
(...) Les sociétés ont des failles, il ne faut pas les provoquer. Si vous le faites, vous créerez un tremblement de terre, une dissociation. Cela s’appelle du séparatisme, c’est une trahison contre son pays. Regardez, là où il y a des failles relatives aux confessions, aux races, à l’Histoire, le Premier ministre est aussitôt [là]. Pourquoi divisez-vous le pays ? (...) Le devoir du politicien n’est pas d’obtenir une rente politique, de récolter des votes par le biais de la religion ; si tu le fais, tous les votes récoltés de cette manière sont impurs.
(...) À présent tu endosses le rôle de sous-traitant du plan politique destiné à provoquer un conflit de confessions, de races dans le monde islamique ; honte à toi. Quel dommage pour le pays (...).
Chers amis, voici les limites de la dévotion de ceux-là. Mes amis, l’immoralité et la dévotion peuvent-elles aller de pair ? (Değerli arkadaşlarım, işte bunların dindarlığı bu kadardır. Hiç ahlaksızlıkla dindarlık bir arada olur mu arkadaşlar?) Le prophète a salué la morale, en disant "Je suis envoyé pour parfaire la bonne morale". Une personne ne peut pas être immorale et pieuse en même temps, ce n’est pas possible. Une personne qui ne sais pas distinguer le halal du haram ne peut pas être pieuse (...) Une personne, qui s’approprie le bien d’autrui ou celui de l’orphelin, qui met la main sur les biens publics ne peut pas être pieuse (Bir insan hem ahlaksız hem dindar olacak, olmaz. Haram ile helal farkı gözetmeyen insandan dindar olmaz. Kul hakkı gözetmeyen insandan dindar olmaz, yetim hakkı yiyen insandan dindar olmaz, kamu malına, devletin malına el uzatan adamdan hiç dindar olmaz) (...).
En Irak, un million et demi de musulmans ont été tués, tu n’as rien dit, tu es devenu muet. "Celui qui se tait devant l’injustice est un démon muet" est un principe de notre prophète. Tu t’es tu devant l’injustice. Lorsque Kadhafi s’est fait lyncher, tu t’es tu, tu as applaudi (...). Je m’excuse M. le Premier ministre, tu n’es pas pieux, tu es un marchand de religion, un individu qui exploite les croyances des personnes pieuses (...).
Chers amis, nous avons devant nous un Premier ministre qui a perdu le contrôle (...). Personne n’est intéressé par les problèmes vitaux du pays, mais le Premier ministre essaie de diriger en faisant du commerce de religion (...). »
5. Le 1er mars 2012, une action en responsabilité civile fut engagée devant le tribunal de grande instance d’Ankara contre le requérant par Recep Tayyip Erdoğan, le Premier ministre de l’époque (« le demandeur à l’instance »). Dans le cadre de cette action, ce dernier réclamait une indemnité de 10 000 livres turques (TRY) pour atteinte à son honneur personnel et professionnel et à sa réputation à raison des accusations qui, selon lui, avaient été formulées à son endroit. D’après le demandeur à l’instance, dans son discours, le requérant l’avait accusé d’être un voleur et de protéger ceux qui volaient et ceux qui faisaient de la corruption, et il avait employé des expressions injurieuses envers lui, en le qualifiant d’individu « ignorant », « menteur », « calomniateur » et « fauteur de trouble » (fitneci) et en lui reprochant de « faire du séparatisme », de « faire du commerce de religion », de « récolter des votes par le biais de la religion », d’« être non pas pieux, mais immoral », de « ne pas savoir distinguer le halal du haram », de « s’approprier le bien d’autrui ou celui de l’orphelin » et de « mettre la main sur les biens publics ». Selon le demandeur à l’instance, les paroles du requérant étaient de nature à porter atteinte à ses droits personnels et avaient dépassé les limites de la critique.
6. Dans ses observations en défense présentées au tribunal de grande instance d’Ankara, le requérant soutint tout d’abord que ces déclarations devaient être analysées globalement et dans leur contexte. Il exposa que le demandeur à l’instance employait un style agressif dans ses propres critiques dirigées contre lui. Il déclara ensuite avoir lui-même exprimé des critiques, notamment sur la manière dont l’instruction pénale concernant l’affaire Deniz Feneri . une affaire judiciaire hautement médiatisée - avait été menée : selon lui, les procureurs en charge de l’affaire s’étaient vu retirer celle-ci et ils avaient été visés par des instructions pénale et disciplinaire. Quant à ses autres critiques, le requérant soutint les avoir formulées en réponse aux propos concernant certaines origines ethniques ou croyances religieuses tenus par le demandeur à l’instance lors de discours prononcés à l’occasion de campagnes électorales et du référendum de 2010. Enfin, au sujet du terme « menteur », il déclara avoir visé des informations inexactes du demandeur à l’instance sur un recours introduit devant le Conseil d’État. A l’appui de sa défense, il se référa à certains passages de l’arrêt Tuşalp c. Turquie (nos 32131/08 et 41617/08, 21 février 2012) concernant la distinction entre les déclarations de fait et les jugements de valeur.
7. Par un jugement du 23 octobre 2012, le tribunal de grande instance d’Ankara, faisant partiellement droit aux prétentions du demandeur à l’instance, conclut que celui-ci avait subi une atteinte à sa réputation et, en conséquence, il condamna le requérant à lui payer la somme de 5 000 TRY pour le préjudice moral causé par ladite atteinte, en application des articles 24 et 25 du code civil.
Dans les attendus de sa décision, le tribunal considéra ce qui suit :
« (...) Le [défendeur] est le président d’un parti politique disposant d’un groupe parlementaire ; le demandeur est le président du parti au pouvoir et le Premier ministre de la République de Turquie.
[Le défendeur], qui est président d’un parti d’opposition, a tenu un discours dans l’enceinte parlementaire et a dit notamment ceci (...) : "Ô vous les voleurs, ô vous les corrompus, si vous ne voulez pas qu’il vous arrive quelque chose, prenez contact avec M. le Premier ministre avant de voler ou de faire de la corruption, [ainsi] personne ne pourra vous toucher (...) il ment (...) Le mensonge ne sied qu’à toi (...) Il ne sied qu’à toi d’utiliser la religion qui prône la fraternité, l’amour, l’unité pour semer la zizanie, pour provoquer la haine et faire du séparatisme (...) M. le Premier ministre, tu n’es pas pieux, tu es un marchand de religion, un individu qui exploite les croyances des personnes pieuses (...)". Compte tenu de ces propos, l’équilibre entre le fond et la forme [a été] rompu, la limite de la critique admissible [a été] dépassée ; [il n’était pas] indispensable d’employer ces [termes] pour exprimer des commentaires et des appréciations sur le pouvoir politique, la critique pouvait être faite de manière plus efficace en adoptant un style et des phrases appropriés. [Par conséquent,] les propos tenus doivent être considérés comme une attaque personnelle contre le demandeur (...). »
8. Le 7 janvier 2013, le requérant se pourvut en cassation.
9. Le 11 décembre 2013, la Cour de cassation confirma, à l’unanimité, le jugement du 23 octobre 2012, considérant qu’il était conforme aux règles de procédure et à la loi.
2. Le discours du requérant prononcé le 7 février 2012
10. Le 7 février 2012, le requérant tint un discours lors de la réunion du groupe parlementaire de son parti dans l’enceinte parlementaire. Les parties pertinentes en l’espèce de ce discours étaient ainsi formulées :
« (...) Chers amis, en 2012, nous avons vécu des événements sérieux. Je veux parler de S.E., une mère accablée, une pauvre femme d’Anatolie. La mère de l’un des enfants qui ont été tués à Uludere [événement survenu le 28 décembre 2011, au cours duquel trente-quatre personnes étaient décédées] (...).
Chers amis, je me suis rendu immédiatement dans la région [d’Uludere]. Non seulement moi-même, [mais aussi] mes amis (...). Mais le Premier ministre ne s’est toujours pas rendu sur les lieux, il n’y a pas mis les pieds, il a envoyé ses ministres ; un théâtre sous la tente a été organisé sous la supervision des militaires. Ils ont appelé un homme et ont fait semblant d’être sous une tente de condoléances (taziye çadırı). Vous devriez avoir honte ! Vous devriez avoir un peu de morale, de vertu. Vous trompez la Turquie, la Nation ; il y a une tente de condoléances, mais ils ne peuvent pas y aller (...). Normalement, le Premier ministre aurait dû me remercier, aurait dû me dire "je n’ai pas pu y aller, tu t’y es rendu en tant que chef de l’opposition, je te félicite chaleureusement". L’a-t-il dit ? Non. Il a tout dit, y compris [par] l’insulte, [par l’exhortation au] séparatisme. Pourquoi a-t-il dit cela ? Parce que cela lui sied ? Tu [nous] calomnies, tu mens et ensuite tu nous accuses.
Chers amis, je répète toujours. La calomnie n’est pas une bonne chose. Calomnier quelqu’un n’est pas un bon geste, mais eux, ils nous calomnient (...). L’état-major a fait une déclaration et a dit qu’il avait reçu l’information de l’extérieur [concernant l’événement survenu à Uludere] (...). Je pose la question [:] d’où provenait cette information, des États-Unis d’Amérique, d’Israël ? (...). Il ne dit rien (...). Pourquoi as-tu peur, parce que tu es devenu un jouet des services de renseignement étrangers, tu as peur que cela sorte au grand jour (...).
(...) Il y a quelques jours, il y avait une information intéressante dans les journaux. Le troisième pont du Bosphore sera construit. Ils ont ouvert la carte géographique, [le Premier ministre] a [déclaré] "le pont sera construit là" et c’est tout. [À quelle époque] sommes-nous ? Pourquoi avons-nous ouvert des facultés de génie civil ? Pourquoi y a-t-il des ingénieurs, des architectes ? Ferme[z] tout ça, parce qu’une seule personne sait tout. C’est la première fois que je vois un Premier ministre aussi éloigné de la culture démocratique, de la science, de la morale (...).
Chers amis, j’ai déjà dit que considérer [le Premier ministre] comme une personne pieuse, c’est la plus grande insulte faite aux personnes pieuses. Je répète : [le Premier ministre] est un marchand de religion d’apparence pieuse (...) Leur piété est toute autre. Je parle [du Premier ministre] et de ses compagnons de route. Nous [sommes au courant pour] l’affaire Deniz Feneri, les corruptions. Ça aussi, ils l’ont fait au nom de la piété. Ils ont exploité les sentiments les plus purs des gens (...). Cela s’appelle être sans scrupules, sans morale. De la même manière que les dons ont été récoltés au sein de Deniz Feneri, [le Premier ministre] veut à présent récolter des votes par le commerce de la religion (...).
C’est la première fois que je vois un Premier ministre aussi éloigné de la morale. Voyez-vous cette impertinence, voyez-vous cette immoralité. "Y a-t-il oui ou non une seule once de qualité morale en toi ? Allez, viens le dire".
(...) Ce sont des dictateurs postmodernes. Posez-vous deux questions : "si j’écris quelque chose de mal sur [le Premier ministre], risque-t-il de m’arriver quelque chose ?" et "mes appels sont-ils sur écoute ?". Si vous répondez à ces deux questions par l’affirmative, sachez qu’il n’y a pas de démocratie dans ce pays. Le Premier ministre a dit "Kılıçdaroğlu, tu es dorénavant dans le collimateur. Tous tes pas, et même ta respiration, sont suivis à travers tout le pays". Voyez-vous cet aplomb, cette impertinence, ce manque de morale ? Tu vas faire suivre le chef du principal parti d’opposition, le mettre sur écoute, et ensuite, tu vas afficher cela sans avoir honte et puis tu vas dire qu’"il y a de la démocratie dans ce pays". Si je dis que c’est un dictateur, c’est pour cela. Ils ont avoué eux-mêmes. Quel est leur but ? Faire peur au pays. Je déclare "[M. le Premier ministre], je n’ai pas peur de toi, mais j’ai une question à te poser : as-tu une seule once de qualité morale ? Allez, viens le dire" (...). »
11. Le 1er mars 2012, le demandeur à l’instance engagea une deuxième action en responsabilité civile devant le tribunal de grande instance d’Ankara contre le requérant, réclamant une indemnité de 10 000 TRY pour atteinte à son honneur personnel et professionnel et à sa réputation à raison des accusations qui, selon lui, avaient été formulées à son endroit. D’après lui, le requérant l’avait accusé d’être une personne immorale, éhontée et sans vertu, un calomniateur, un menteur, le jouet des services de renseignement étrangers et « l’épouvantail » des États-Unis d’Amérique et d’Israël, ainsi que de manquer de morale, de faire du séparatisme et d’être un « marchand de religion d’apparence pieuse ». Toujours selon le demandeur à l’instance, les paroles du requérant étaient de nature à porter atteinte à ses droits personnels et avaient dépassé les limites de la critique.
12. Dans ses observations en défense présentées au tribunal de grande instance d’Ankara, le requérant indiqua tout d’abord avoir exprimé sa douleur après le drame survenu à la suite d’un bombardement de l’aviation turque, au cours duquel trente-quatre personnes avaient perdu la vie, et avoir critiqué l’attitude du Premier ministre après cet événement, lequel n’avait selon lui donné aucune explication satisfaisante à l’opinion publique. Il indiqua également qu’il était normal qu’il tînt le Premier ministre pour responsable de cette tragédie, précisant que cette dernière avait coûté la vie à trente‑quatre personnes, dont des enfants. Il ajouta que ses autres propos devaient être lus dans leur contexte. Ainsi, s’agissant tout d’abord du mot « immoral », il soutint que le fait de dire à quelqu’un « tu ne respectes aucune règle, [en d’autres termes] tu es immoral » ne pouvait constituer une insulte et qu’il était question avant tout de morale politique. Au sujet de l’expression « marchand de religion », il déclara que le demandeur à l’instance se référait régulièrement à des notions religieuses à des fins politiques. Il ajouta que la phrase « [le Premier ministre] est un marchand de religion d’apparence pieuse » n’avait pas été prononcée dans le but d’insulter l’intéressé mais pour critiquer la politique du gouvernement concernant l’Irak. S’agissant de ses paroles sur l’impertinence et l’immoralité dont il avait qualifié le demandeur à l’instance, il dit avoir voulu montrer à quel point le fait de suivre à la trace le leader du principal parti d’opposition était immoral. Le requérant indiqua également que le Premier ministre avait plusieurs fois précisé vouloir une « génération pieuse » (dindar gençlik) et qu’il avait employé la formule « État unique, langue unique, religion unique (...) ». Après avoir donné la définition des termes qu’il avait utilisés dans son discours, il argua que ceux-ci devaient être lus dans leur contexte, et il précisa à cet égard qu’ils devaient être compris comme une réponse faite aux propos d’un homme politique au style très provocateur.
13. Par un jugement du 23 octobre 2012, le tribunal de grande instance d’Ankara, faisant partiellement droit aux prétentions du demandeur à l’instance, conclut que celui-ci avait subi une atteinte à sa réputation et, en conséquence, il condamna le requérant à lui payer la somme de 5 000 TRY pour le préjudice moral causé par ladite atteinte, en application des articles 24 et 25 du code civil.
Dans les attendus de sa décision, le tribunal considéra ce qui suit :
« (...) Le [défendeur] est le président d’un parti politique disposant d’un groupe parlementaire ; le demandeur est le président du parti au pouvoir et le Premier ministre de la République de Turquie.
[Le défendeur], qui est président d’un parti d’opposition, a tenu un discours dans l’enceinte parlementaire et a dit notamment ceci (...) : "[le Premier ministre] est un marchand de religion d’apparence pieuse (...) c’est la première fois je vois un Premier ministre aussi éloigné de la morale (...) Voyez-vous cette impertinence, voyez‑vous cette immoralité (...) Y a-t-il oui ou non une seule once de qualité morale en toi ? Allez, viens le dire (...)". Compte tenu de ces propos, l’équilibre entre le fond et la forme [a été] rompu, la limite de la critique admissible [a été] dépassée ; même s’il est possible de considérer ces paroles comme une critique politique, [il n’était pas] indispensable d’employer ces [termes] pour exprimer des commentaires et des appréciations sur le pouvoir politique ; la critique pouvait être faite de manière plus efficace en adoptant un style et des phrases appropriés. [Par conséquent,] les propos tenus doivent être considérés comme une attaque personnelle contre le demandeur (...). »
14. Le 7 janvier 2013, le requérant se pourvut en cassation.
15. Le 11 décembre 2013, la Cour de cassation confirma, à la majorité, le jugement du 23 octobre 2012, considérant qu’il était conforme aux règles de procédure et à la loi. Dans son opinion dissidente, dans laquelle elle se référa à la jurisprudence de la Cour, la juge qui ne s’était pas ralliée à la position de la majorité mit l’accent sur la distinction entre les déclarations de fait et les jugements de valeur et elle souligna que les limites de la critique admissible étaient plus larges à l’égard d’un homme politique.
3. Le recours individuel du requérant devant la Cour constitutionnelle
16. Le 6 février 2014, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, se plaignant notamment d’une violation de son droit à la liberté d’expression. Dans le cadre de son action, il critiquait les motifs retenus par la juridiction du premier degré, reprochant à cette dernière de ne pas avoir considéré les discours en question de manière globale et d’avoir rendu ses décisions en se fondant sur quelques phrases des discours.
17. Par un arrêt du 25 octobre 2017, la première section de la Cour constitutionnelle conclut, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas eu violation du droit à la liberté d’expression du requérant. Pour arriver à cette conclusion, cette haute juridiction considéra ce qui suit :
« 59. Le premier élément à prendre en compte pour l’issue de la présente [action] est le statut du recourant et du [demandeur en première instance] dans la société. Se trouvent, d’un côté, le recourant, Kemal Kılıçdaroğlu, leader du parti principal d’opposition, qui est aussi le plus ancien parti de Turquie, et, de l’autre, Recep Tayyip Erdoğan, Premier ministre à l’époque, actuel Président de la République. Tous deux ont un statut considérablement actif dans l’arène politique et ont un long passé de contentieux.
60. Il est évident que la liberté d’expression est tout particulièrement précieuse pour tous ceux qui sont élus et qui représentent leurs électeurs et transmettent dans la sphère politique leurs demandes, leurs inquiétudes et leurs opinions. C’est la raison pour laquelle les recours concernant la liberté d’expression d’un politicien, qui, de surcroît, est le chef du parti principal d’opposition, doivent être soumis à un contrôle plus sévère.
61. Tout d’abord, comme les faits qui font l’objet de l’affaire [concernent] des personnalités politiques qui sont des figures publiques, la marge acceptable de la critique est plus large en comparaison [de celle admise dans le cas] des particuliers. Il faut garder en mémoire le fait que ce genre de critiques fait partie des règles du jeu pour les hommes politiques. C’est la raison pour laquelle les politiciens qui sont les parties concernées par les faits visés par le recours doivent montrer plus de tolérance que les individus [ordinaires].
62. Le deuxième élément à prendre en compte est celui selon lequel tous les faits propres à l’affaire se passent sur la scène politique, et non dans la sphère intime et fermée aux autres. Le recourant, dans les deux discours séparés qui font l’objet du recours, a évoqué les développements dans le monde et en Turquie ; il a critiqué le gouvernement et le Premier ministre. Il est clair que les sujets abordés dans les discours sont des problèmes politiques et que leur cadre demeure dans la sphère politique de manière prédominante. Dès lors, il est naturel que, en tant que politicien, Recep Tayyip Erdoğan voie ses paroles ainsi que ses faits et gestes être placés sous le contrôle sévère et rapproché du recourant, qui est l’un de ses concurrents politiques.
63. Cependant, il faut reconnaître que certains des termes que le recourant a employés [dans le cadre] de la polémique avec le Premier ministre contiennent des attaques personnelles. Même si certaines paroles du discours prononcé par le recourant le 31 janvier 2012, que la juridiction du premier degré a retenues comme fondement pour la condamnation, peuvent être considérées comme l’expression sévère d’une allégation selon laquelle le Premier ministre protège les voleurs ou fausse sciemment certaines [informations], il n’en reste pas moins que, dans l’abstrait, les paroles telles que "[le Premier ministre] crée la zizanie", "provoque la haine", "fait du séparatisme" et "toi, tu n’es pas une personne pieuse", "tu es un marchand de religion", "[tu es] un individu qui exploite les croyances des personnes pieuses" semblent être, non pas des critiques politiques, mais plutôt une succession d’injures.
64. Le recourant a allégué qu’une partie des paroles de son discours du 7 février 2012, et tout particulièrement l’expression "marchand de religion", sur lesquelles la juridiction du premier degré s’est fondée pour le condamner, étaient une réaction contre les paroles du Premier ministre relatives à sa confession religieuse. Le recourant a exprimé cette allégation d’une manière abstraite sans lui donner de fondement. Les paroles du recourant telles que "manque de morale", "impertinent", "immoral", "Y a-t-il oui ou non une seule once de morale en toi ?" étaient une réaction contre les paroles telles que "Kılıçdaroğlu, tu es dorénavant dans le collimateur. Tous tes pas, et même ta respiration, sont suivis à travers tout le pays" que le Premier ministre avait prononcées lors de la réunion de groupe de son parti à la Grande Assemblée nationale de Turquie. Il a été considéré que l’interprétation du recourant selon laquelle "le Premier ministre fait suivre tous ses faits et gestes avec les moyens de l’État" est exagérée.
65. Le recourant [a] fait référence, devant la juridiction du premier degré, à certains termes employés par le [demandeur en première instance] contre lui. On peut dire que les paroles [échangées] par les politiciens entre eux font partie de leur style politique, clairement destiné à créer une polémique, à provoquer des réactions violentes et à renforcer les rangs de leurs partisans. Par ailleurs, le langage employé par le recourant [était] dirigé contre un politicien qui [savait] comment lui répondre. De plus, le [demandeur en première instance], qui était Premier ministre à l’époque, disposait de larges moyens pour répondre aux paroles qui lui étaient adressées. Quoi qu’il en soit, cela n’empêch[ait] pas la juridiction du premier degré de vérifier si les paroles du recourant dites devant de nombreuses personnes et devant les caméras de télévision [étaient] agressives ou si son langage [était] grossier.
66. Comme le recourant est un parlementaire, il prétend qu’aucune responsabilité ne peut lui être imputée à raison des paroles prononcées dans l’enceinte de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Les dispositions concernant l’immunité parlementaire figurent à l’article 83 de la Constitution. La Cour Constitutionnelle a déjà expliqué que le but de l’immunité est de prévenir "toutes poursuites" contre les membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie à raison des paroles, opinions ou votes émis par eux dans l’exercice de leurs fonctions à l’Assemblée (AYM, E.1994/16, K.1994/35, 21/03/1994; AYM, E.1994/7, K.1994/26, 21/03/1994). Le premier paragraphe de l’article 17 de la Constitution, aux termes duquel "chacun a le droit de vivre, et de protéger et développer son intégrité physique et morale", impose à l’État de ne pas s’ingérer de manière arbitraire dans le droit de la personne à l’honneur et à la réputation, qui fait partie de son intégrité morale, et de prévenir les agressions de tiers. Par conséquent, dans un cadre où les conditions de l’immunité sont valables, il faut reconnaître qu’il est possible d’intenter un procès en dommages et intérêts contre le recourant à raison de paroles qui sont de nature à porter atteinte aux droits d’autrui (voir §§ 27 et 28).
67. À la lumière de ces observations, il faut examiner les motifs pour lesquels le juge de la juridiction du premier degré a prononcé la sentence dont il est question. Le tribunal de première instance a en premier lieu clairement signalé dans les deux décisions quelles étaient les paroles qui constituaient une attaque personnelle (...). D’abord, le tribunal a distingué les paroles qu’il considérait comme grossières des autres déclarations des discours, puis il s’est penché sur celles qu’il considérait être une attaque personnelle pour déterminer si leur emploi [était] nécessaire ou non dans un discours au sein d’un dialogue politique. Le tribunal a constaté que l’équilibre entre "le fond et la forme", au sens d’une corrélation intellectuelle entre les termes employés par le recourant dans ses critiques et l’objet de ces paroles, n’[était] pas assuré et que dès lors l’emploi des termes en question n’[était] pas nécessaire pour adresser des commentaires ou des appréciations au [demandeur en première instance]. La juridiction du premier degré a tenu compte du fait que les parties sont des politiciens et que les discours ont eu lieu dans l’enceinte de la Grande Assemblée nationale de Turquie, puis a considéré que le "style" du recourant n’[était] pas conforme à la loi.
68. On ne peut pas dire que la juridiction du premier degré a examiné l’affaire de manière détaillée en tenant compte des critères développés par la Cour constitutionnelle. [Cela étant], dans la mesure où les conclusions auxquelles la Cour constitutionnelle est parvenue coïncident avec celles de la juridiction du premier degré, les motifs présentés par le tribunal et destinés à légitimer la condamnation du recourant (...) peuvent être considérés comme pertinents et suffisants (...).
69. Lorsqu’on prend en compte ce qui a été dit précédemment, on constate que le recourant n’a pas agi de manière conforme à ses devoirs et responsabilités, valables aussi pour lui, dans l’exercice de sa liberté d’expression. Par ailleurs, l’argument selon lequel le recourant a employé ces termes dans le cadre d’une critique politique [ne permet pas de faire disparaître] le "mépris" contenu dans ces paroles ni d’alléger les sentiments négatifs ressentis par le [demandeur en première instance] à leur audition (...). Dès lors, il est difficile de considérer ces paroles grossières, rabaissantes, humiliantes, exagérées, qui constituent des attaques personnelles, comme une opinion dans un débat politique car elles ont dépassé les limites admissibles – et ce même si les parties et le cadre des discours demeurent dans la sphère politique – et ne peuvent être appréciées dans le cadre de la liberté d’expression. La condamnation du recourant à payer des dommages et intérêts répond à un besoin de la société et est donc "nécessaire dans une société démocratique".
70. Il faut aussi évaluer si la sanction imposée au recourant a oui ou non un lien de proportionnalité acceptable avec le but escompté. Il ne faut pas oublier dans ce contexte que des procès ont été uniquement intentés devant les tribunaux civils, et non devant les tribunaux répressifs.
71. La juridiction du premier degré a signalé dans ses décisions avoir pris en considération uniquement "la situation économique et sociale des parties" pour estimer et déterminer les montants des dommages et intérêts ; elle n’a pas donné d’appréciation plus détaillée. Le recourant n’a pas soumis à la Cour constitutionnelle les informations et les documents présents dans les dossiers, qui avaient servi de fondement à la sentence. [En outre], il ne s’est pas plaint d’un montant [exorbitant]. De plus, nous constatons que, étant donné sa situation économique, le montant des indemnités pour chacune des affaires ne risque pas de mettre le recourant en difficulté ni lui [faire perdre] ses moyens. Par conséquent, on ne peut pas dire que le montant de la sanction infligée – en comparaison avec les montants imposés en général dans ce genre d’affaires et la gravité des discours en question – soit disproportionné par rapport au but.
72. Pour les raisons [ainsi] évoquées, il convient de [conclure] que la liberté d’expression garantie par l’article 26 de la Constitution n’a pas été violée. »
2. LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
1. Le code civil
18. L’article 24 du code civil (loi no 4721) est ainsi libellé :
« Toute personne victime d’une violation de ses droits personnels de manière illégale peut demander au juge sa protection contre les personnes à l’origine de cette atteinte.
Toute atteinte qui n’est pas fondée sur l’accord de l’intéressé, sur un intérêt supérieur privé ou public ou sur un pouvoir octroyé par la loi est illégale. »
19. Les parties pertinentes en l’espèce du troisième paragraphe de l’article 25 du code civil peuvent se lire comme suit :
« Le droit du demandeur à réclamer des dommages et intérêts (...) est réservé. »
2. Le code des obligations
20. L’article 58 du code des obligations (loi no 6098) peut se lire comme suit :
« Toute personne dont les droits de la personnalité (kişilik hakkı) ont été violés de manière illégale peut réclamer une somme d’argent à titre de dommages et intérêts pour les préjudices moraux subis.
Le juge peut également indiquer une autre forme de réparation, ou décider le cumul de deux indemnités, ou bien se borner à punir d’un blâme l’auteur de la violation. Il peut également ordonner la publication de la décision. »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
21. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression, et ce en violation, à ses yeux, de l’article 10 de la Convention, à raison de sa condamnation au civil, à deux reprises, au paiement de dommages et intérêts pour avoir formulé dans ses discours en date des 31 janvier et 7 février 2012 des critiques sur des faits selon lui établis.
L’article 10 de la Convention est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
22. Le Gouvernement conteste cette thèse et invite la Cour à rejeter ce grief pour défaut manifeste de fondement. Se référant aux décisions rendues par les tribunaux internes, il expose que les arguments du requérant ont été examinés en détail par les juridictions supérieures, et il ajoute que la Cour ne peut apprécier elle-même les éléments de fait ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt que telle autre, à moins de s’ériger en juge de quatrième instance et de méconnaître les limites de sa mission. Il estime que, en l’occurrence, conformément au principe de subsidiarité, les tribunaux nationaux ont pleinement examiné les faits en suivant une approche respectueuse de la jurisprudence de la Cour et que leurs décisions ne revêtent pas de caractère arbitraire.
23. La Cour observe d’emblée que les arguments du Gouvernement concernent le fond de l’affaire. Elle considère dès lors que ce grief pose des questions de droit et de fait complexes qui ne peuvent être tranchées qu’après un examen au fond ; il s’ensuit que celui-ci n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’étant à relever, il y a lieu de le déclarer recevable.
1. Thèses des parties
1. Le requérant
24. Se référant à la jurisprudence pertinente en la matière de la Cour, le requérant soutient tout d’abord que, par ses discours, il poursuivait le but, d’une part, de critiquer les propos et actions du demandeur à l’instance qu’il estimait être antidémocratiques et, d’autre part, d’informer l’opinion publique sur les questions d’intérêt général, en lien notamment avec l’actualité judiciaire (procès relatifs aux projets de centrales hydroélectriques, affaire judiciaire Deniz Feneri relative à des allégations d’abus de confiance qui auraient été perpétrés par les dirigeants d’une association caritative et la tragédie d’Uludere, entre autres), et de la sensibiliser à ces questions.
25. S’agissant de la forme de ses propos, le requérant déclare ce qui suit : malgré la virulence et l’acerbité du style qu’il a adopté pour émettre ses critiques, et malgré la connotation négative et l’hostilité qui en découlaient, ces propos n’étaient nullement constitutifs d’injures ; et ils n’étaient que la conséquence nécessaire du libre débat politique, essentiel au fonctionnement démocratique. L’intéressé indique aussi que les discours politiques prononcés au parlement sont généralement diffusés en direct sur la chaîne publique TRT et que cela permet aux électeurs de s’informer et de participer à la vie politique.
26. Le requérant soutient également que les critiques formulées lors des discours litigieux avaient bel et bien une base factuelle. En outre, selon lui, les autorités judiciaires n’ont jamais jugé utile de faire une distinction entre « faits » et « jugements de valeur » pour évaluer si les propos incriminés étaient injurieux ou non et s’ils étaient susceptibles de porter atteinte à la personnalité et à la réputation du demandeur à l’instance. Ainsi, toujours selon lui, lesdites autorités ne lui ont pas donné valablement la « chance concrète et effective » soit, en cas d’imputation de faits, de prouver la véracité de ses allégations, soit, en cas de jugements de valeur, de démontrer que ses assertions reposaient bel et bien sur une base factuelle suffisante.
27. Le requérant expose par ailleurs que la cible de ses propos était le Premier ministre de l’époque, qui selon lui dirigeait le pays avec poigne et fermeté depuis 2002. Il ajoute que les discours de son adversaire politique étaient très souvent véhéments et haineux, puisqu’ils auraient encouragé, propagé ou justifié la haine fondée sur l’intolérance. Ainsi, dans ses discours politiques, son interlocuteur aurait systématiquement « braqué les projecteurs » sur sa propre appartenance à la minorité religieuse alévie et en aurait fait l’objet de dénigrements et de polémiques.
28. Le requérant plaide que, en sa qualité de Premier ministre et de chef du gouvernement, le demandeur à l’instance était inévitablement exposé à un contrôle attentif de ses faits et gestes, ainsi qu’à la critique. En conséquence, à ses yeux, son adversaire se devait de faire preuve d’une tolérance particulière à cet égard, y compris quant à la forme de cette critique, et ce d’autant plus que, en l’occurrence, les propos en cause étaient tenus dans le cadre d’un discours politique. De plus, aux dires du requérant, plutôt que de « mettre sous le tapis » les propos haineux avérés (de son adversaire) à l’origine des discours litigieux et de lui enjoindre, par un discours moralisateur, d’adopter un ton plus modéré dans ses allocutions politiques, les autorités judiciaires auraient dû s’acquitter de leur obligation de juger en équité et opérer une mise en balance adéquate de son droit à la liberté d’expression et du droit à la réputation du demandeur à l’instance à l’aune des critères se dégageant de la jurisprudence de la Cour.
29. Enfin, le requérant se plaint de la gravité de la sanction lui ayant été imposée, dont le montant total s’élève à 10 000 TRY. À cet égard, il allègue que, dans le cadre de nombreuses procédures civiles l’ayant opposé au demandeur à l’instance depuis de nombreuses années, il a été obligé de payer des sommes considérables à son adversaire en raison de l’adoption par les tribunaux nationaux de décisions similaires à celles rendues en l’espèce et de sa condamnation par ces juridictions au paiement de sommes très élevées.
2. Le Gouvernement
30. Le Gouvernement argue tout d’abord que l’ingérence alléguée était prévue par la loi, à savoir les articles 24 et 25 du code civil et l’article 58 du code des obligations. Pour ce qui est du but légitime, il plaide ce qui suit : la présente affaire concerne la protection de la réputation d’autrui, qui est l’un des motifs de restriction à la liberté d’expression ; en effet, le requérant a été condamné à payer une indemnité pécuniaire pour avoir porté atteinte à l’honneur, à la dignité et à la réputation d’un individu à raison des déclarations qu’il avait faites.
31. Le Gouvernement soutient ensuite que l’ingérence alléguée était nécessaire dans une société démocratique et qu’il existait une relation de proportionnalité entre le but recherché et les moyens employés, pour les raisons exposées ci-après.
32. En premier lieu, le Gouvernement estime que les termes utilisés par le requérant étaient insultants et qu’ils comportaient des éléments qui allaient bien au-delà de l’expression d’une pensée ou d’une critique se situant dans des limites admissibles. En effet, selon le Gouvernement, en faisant des déclarations devant la presse et le public telles que « Ô vous les voleurs, ô vous les corrompus, si vous ne voulez pas qu’il vous arrive quelque chose, prenez contact avec M. le Premier ministre avant de voler ou de faire de la corruption, [ainsi] personne ne pourra vous toucher (...), il ment (...), le mensonge ne sied qu’à toi (...) », le requérant a insulté le Premier ministre et a donc porté atteinte à ses droits personnels. De plus, toujours selon le Gouvernement, la circonstance que les déclarations en cause ont été faites par le chef du principal parti d’opposition lors de réunions ouvertes au public et à la presse dans l’enceinte parlementaire était susceptible de nuire à la réputation, au prestige et à la fiabilité du Premier ministre et de son gouvernement.
33. En second lieu, le Gouvernement considère que les remarques selon lui insultantes contenues dans les discours du requérant n’ont pas été faites dans le cadre d’un débat public. À ce propos, il dit que, lorsque l’on procède à une appréciation d’ensemble des discours contestés, il n’y a aucune indication quant à la base factuelle de ces déclarations. À ses yeux, les expressions litigieuses ne contenaient pas de critiques, mais constituaient clairement une attaque personnelle, et elles n’étaient pas fondées sur une base factuelle suffisante.
34. En troisième lieu, le Gouvernement soutient que les motifs avancés par les juridictions nationales étaient suffisants et pertinents pour justifier l’ingérence alléguée. À cet égard, il se réfère notamment au raisonnement du tribunal de grande instance et assure que cette juridiction a clairement précisé quelles expressions constituaient une attaque personnelle dans les discours du requérant. Il développe son argument comme suit : le tribunal de première instance a distingué les expressions qu’il considérait comme grossières des autres expressions contenues dans les discours, et il a fait mention des expressions qu’il considérait être une attaque personnelle ; ainsi, ledit tribunal a procédé à un exercice de mise en balance des intérêts en jeu, et il a conclu que certains termes employés par le requérant étaient non pas des critiques politiques mais plutôt une succession d’injures ; quant à la Cour constitutionnelle, dans son raisonnement, elle a également fait référence aux critères établis dans la jurisprudence de la Cour, afin de ménager un équilibre entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit de son adversaire à la protection de sa réputation.
35. En dernier lieu, le Gouvernement indique que le requérant s’est vu réprimander par une sanction d’ordre pécuniaire et n’a fait l’objet d’aucune procédure disciplinaire ou pénale à raison de ses propos prétendument injurieux, et il précise que cette sanction était en conformité avec les résolutions de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Par ailleurs, le Gouvernement expose que le requérant a été condamné à payer des indemnités pour dommage moral d’un montant de 5 000 TRY chacune dans le cadre de deux procédures civiles au motif que les déclarations litigieuses contenaient des insultes. D’après le Gouvernement, eu égard à la circonstance que, en tant que membre du parlement, le requérant touchait un salaire moyen de 20 000 TRY par mois à l’époque des faits (soit environ 8 500 euros (EUR)), les sommes en question n’étaient pas de nature à avoir un impact négatif sur les capacités financières de l’intéressé. En effet, toujours selon le Gouvernement, dans une autre affaire, en l’occurrence celle ayant donné lieu à la décision Keller c. Hongrie ((déc.), no 33352/02, 4 avril 2006), la Cour a jugé que le montant de l’indemnité, qui était inférieur au double du salaire mensuel brut auquel le requérant de cette affaire avait droit, était proportionné.
2. Appréciation de la Cour
1. Sur l’existence d’une ingérence
36. La Cour estime que la sentence prononcée par le tribunal de grande instance d’Ankara dans ses décisions rendues le 23 octobre 2012, par laquelle celui-ci a reconnu la responsabilité du requérant à raison d’une atteinte portée à la réputation du demandeur à l’instance (en l’occurrence le Premier ministre de l’époque) et a condamné l’intéressé à payer une certaine somme pour le préjudice moral causé par ladite atteinte, en application des articles 24 et 25 du code civil, s’analysait en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression protégé par le paragraphe premier de l’article 10 de la Convention (voir, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], no 17224/11, § 66, CEDH 2017, Novaya Gazeta Milashina c. Russie, no 45083/06, § 53, 3 octobre 2017, Verlagsgruppe Droemer Knaur GmbH & Co. KG c. Allemagne, no 35030/13, § 36, 19 octobre 2017 et Falzon c. Malte, no 45791/13, § 50, 20 mars 2018).
37. Il convient ici de souligner que, pour être justifiée au regard du deuxième paragraphe de cet article, pareille ingérence doit être prévue par la loi, poursuivre un ou plusieurs buts légitimes et être nécessaire dans une société démocratique pour atteindre ce ou ces buts.
2. Sur le point de savoir si l’ingérence était prévue par la loi
38. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au second paragraphe de l’article 10 de la Convention non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais aussi visent la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I).
39. En l’espèce, les parties ne contestent pas que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression reposait sur une base légale en droit interne, à savoir les articles 24 et 25 du code civil et l’article 58 du code des obligations, ni que la législation en cause était accessible ou suffisamment prévisible aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention. La Cour constate avec les parties que l’ingérence était prévue par la loi.
3. Sur le point de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime
40. Les parties ne contestent pas que l’ingérence à l’origine du grief poursuivait un but légitime, en l’occurrence celui de protéger la « réputation ou [l]es droits d’autrui ». La Cour ne voit aucune raison de conclure autrement sur ce point.
4. Sur le point de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique
41. Il reste à déterminer si l’ingérence en cause était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui constitue la question centrale en jeu en l’espèce. Pour ce faire, la Cour doit rechercher si les juridictions nationales ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit du requérant à la liberté d’expression découlant de l’article 10 de la Convention et, d’autre part, le droit du demandeur à l’instance à la protection de sa réputation.
a) Principes généraux
42. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée et de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)). Par ailleurs, les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression ont été résumés récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no [29369/10](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2229369/10%22%5D%7D), § 124, 23 avril 2015) et Pentikäinen c. Finlande ([GC], no [11882/10](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2211882/10%22%5D%7D), § 87, 20 octobre 2015), et réitérés dans l’arrêt Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, §§ 75-79). Ils ont également été exposés dans les arrêts Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, § 131-139, CEDH 2015) et Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016).
43. S’agissant de la nature des propos susceptibles de porter atteinte à la réputation d’une personne, la Cour distingue traditionnellement entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, l’exactitude des seconds n’a pas à être démontrée. Lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Morice, précité, § 126). De surcroît, dans le contexte d’une procédure pour diffamation ou injure, la Cour doit mettre en balance un certain nombre de facteurs supplémentaires lorsqu’elle apprécie la proportionnalité de la mesure incriminée. Tout d’abord, s’agissant de l’objet des propos litigieux, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, sont plus larges qu’à l’égard d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, §§ 117-121, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103 ; voir aussi, Kapsis et Danikas c. Grèce, no 52137/12, § 35, 19 janvier 2017).
44. En outre, il convient de rappeler que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée, de l’article 8 de la Convention. La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre également l’intégrité physique et morale de la personne. Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’atteinte à la réputation personnelle doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012).
45. Dans les cas où, conformément aux critères énoncés ci-avant, la finalité de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui » fait entrer en jeu l’article 8, la Cour peut être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs protégées par la Convention, à savoir, d’une part, la liberté d’expression garantie par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8. Les critères pertinents pour la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée sont les suivants : premièrement, la contribution à un débat d’intérêt général, deuxièmement, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, troisièmement, le comportement antérieur de la personne concernée, quatrièmement, le mode d’obtention des informations et leur véracité, cinquièmement, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et, sixièmement, la gravité de la sanction imposée (voir, par exemple, Axel Springer AG, précité, §§ 83 et 89 à 95, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108 et suivants, CEDH 2012, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 88). La Cour estime que les critères ainsi définis peuvent être transposés à la présente affaire, même si certains d’entre eux peuvent revêtir plus ou moins de pertinence eu égard aux circonstances particulières de l’espèce (Axel Springer SE et RTL Television GmbH c. Allemagne, no 51405/12, § 42, 21 septembre 2017, et Falzon c. Malte, no 45791/13, § 55, 20 mars 2018).
46. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la condition de « nécessité dans une société démocratique » commande de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi, et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, série A no 30). La marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales pour déterminer s’il existe pareil « besoin » et quelles mesures doivent être adoptées pour y répondre n’est pas illimitée, elle va de pair avec un contrôle européen exercé par la Cour, qui doit dire en dernier ressort si une restriction se concilie avec la liberté d’expression telle que la protège l’article 10. Si la mise en balance à laquelle ont procédé les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 92).
b) Application de ces principes en l’espèce
47. La Cour observe que le requérant - leader du principal parti d’opposition - a été condamné à payer une indemnité pour avoir porté atteinte à la réputation de la personne du Premier ministre à raison de deux discours tenus dans l’enceinte parlementaire.
48. À cet égard, la Cour estime utile de souligner, à titre liminaire, que son rôle en l’espèce consiste avant tout à vérifier que les instances nationales dont le requérant conteste les décisions ont procédé à une juste pondération des droits en cause en statuant à l’aune des critères qu’elle a définis pour ce faire (paragraphe 45 ci-dessus). De même, dans son analyse, elle se doit, à l’instar des juridictions nationales, de prendre en compte l’intérêt du requérant, en tant que leader de l’opposition, à faire connaître au public son point de vue sur l’actualité et à exprimer ses critiques, en regard de l’intérêt du demandeur à l’instance, en tant que politicien et chef de l’exécutif, à voir sa réputation protégée et à être prémuni contre les insultes personnelles. Pour définir quelle est l’approche à appliquer au cas d’espèce, la Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la forme sous laquelle les déclarations reprochées au requérant ont été communiquées, leur teneur et le contexte dans lequel l’intéressé les ont formulées (Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 78).
1. La contribution des discours litigieux à un débat d’intérêt général
49. En l’espèce, les deux discours tenus par le président du principal parti d’opposition dans l’enceinte parlementaire concernaient des sujets d’intérêt général liés, notamment, à des affaires judiciaires relatives à des allégations d’abus de confiance, à une tragédie humaine provoquée par un bombardement de l’aviation turque et à la construction de centrales hydroélectriques. Comme la Cour constitutionnelle l’a relevé à juste titre, de tels sujets, abordés dans les discours litigieux, étaient des problèmes politiques et leur cadre demeurait dans la sphère politique de manière prédominante. Dès lors, il était naturel que, en tant que personnage politique de premier rang, le Premier ministre vît ses paroles ainsi que ses faits et gestes être placés sous le contrôle sévère du requérant, l’un de ses principaux concurrents politiques (voir le considérant no 62 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, paragraphe 20 ci‑dessus).
2. La qualité d’élus et d’hommes politiques du requérant et de la personne visée par les propos litigieux
50. La Cour observe que le demandeur à l’instance dans les deux procédures en indemnisation mentionnées ci-avant était un politicien de très haut rang : il s’agissait en fait du Premier ministre turc. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que les deux discours litigieux étaient manifestement à caractère politique, ayant été tenus par le leader du principal parti d’opposition. En effet, comme la Cour constitutionnelle l’a justement souligné, « les faits qui font l’objet de l’affaire [concernent] des personnalités politiques, qui sont des figures politiques » et « il est naturel que, en tant que politicien, [le demandeur] voie ses paroles ainsi que ces gestes être placés sous le contrôle sévère et rapproché du » requérant, « qui est l’un de ses concurrents politiques » (voir les considérants nos 61 et 62 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle). La Cour souscrit à ces considérations.
51. Par ailleurs, le requérant a tenu ces discours en sa qualité d’élu dans l’enceinte parlementaire. Or précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 137, 17 mai 2016, et Lacroix c. France, no 41519/12, § 43, 7 septembre 2017).
52. La Cour rappelle notamment qu’un homme politique s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens (voir, entre autres, Lingens, précité, § 42). De surcroît, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politiques – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance (Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006) – ou des questions d’intérêt général (voir, entre autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV).
3. La nature des propos litigieux et leur base factuelle
53. La Cour observe tout d’abord que les deux discours tenus par le requérant concernaient des sujets d’actualité et ne visaient pas directement la vie privée du demandeur (comparer avec Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 126). Les juridictions nationales ont considéré que le requérant ne s’est pas limité à une critique politique, mais s’est livré à une attaque contre la réputation d’un homme politique. En effet, par deux jugements rendus le 23 octobre 2012, le tribunal de grande instance d’Ankara a conclu que certains propos tenus dans les deux discours en question devaient être perçus comme une attaque personnelle contre le demandeur à l’instance. Pour ce faire, le tribunal a tout d’abord distingué les paroles qu’il considérait comme injurieuses des autres déclarations des discours, puis il s’est penché sur celles qu’il considérait être une attaque personnelle pour déterminer si leur emploi était nécessaire ou non dans un discours au sein d’un dialogue politique. Le tribunal de grande instance a constaté que l’équilibre entre « le fond et la forme » avait été rompu et que, dès lors, le recours aux propos litigieux pour adresser des commentaires ou des appréciations au demandeur à l’instance ne s’était pas avéré nécessaire. Par conséquent, le tribunal de première instance a justifié l’ingérence en question en considérant principalement que le « style » du requérant n’était pas conforme à la loi (paragraphes 10 et 16 ci-dessus).
54. Quant à la Cour constitutionnelle, la Cour note que, saisie d’un recours individuel, elle a confirmé la conclusion à laquelle le tribunal de grande instance était parvenu, même si elle a critiqué le raisonnement suivi par ce dernier (voir le considérant no 68 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, paragraphe 20 ci‑dessus). Aux yeux de la Cour constitutionnelle, il était « clair que les sujets abordés dans les discours [étaient] des problèmes politiques et que leur cadre demeur[ait] dans la sphère politique de manière prédominante ». Cependant, pour cette haute juridiction, il convenait de « reconnaître que certains des termes que le [requérant] a[vait] employés [dans le cadre] de la polémique avec le Premier ministre cont[enaient] des attaques personnelles. ». À cet égard, la Cour constitutionnelle a cité les propos suivants du requérant, prononcés lors de ses interventions dans l’enceinte parlementaire les 31 janvier et 7 février 2012 : d’une part, « [le Premier ministre] crée la zizanie », « provoque la haine », « fait du séparatisme » et « toi, tu n’es pas une personne pieuse », « tu es un marchand de religion », « [tu es] un individu qui exploite les croyances des personnes pieuses » (termes employés dans le premier discours) ; et, d’autre part, « manque de morale », « impertinent », « immoral », « Y a-t-il oui ou non une seule once de morale en toi ? » (termes employés dans le deuxième discours) (voir le considérant no 63 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle).
55. La Cour relève que, pour la Cour constitutionnelle, ces propos ne pouvaient être considérés comme des critiques politiques mais plutôt comme une succession d’injures. Aux yeux de cette haute juridiction, le requérant n’avait « pas agi de manière conforme à ses devoirs et responsabilités, valables aussi pour lui, dans l’exercice de sa liberté d’expression » et, en outre, « ces paroles grossières, rabaissantes, humiliantes, exagérées, qui constitu[ai]ent des attaques personnelles » ne pouvaient être perçues comme une opinion dans un débat politique « car elles [avaient] dépassé les limites admissibles – et ce même si les parties et le cadre des discours demeur[ai]ent dans la sphère politique » (voir le considérant no 69 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle).
56. Il ressort notamment du raisonnement de la Cour constitutionnelle que, pour les juridictions nationales, même si les discours en cause étaient à caractère politique, le « style » du requérant n’était pas protégé par la loi et certains propos constituaient une attaque à la réputation de la personne du Premier ministre.
57. À cet égard, la Cour observe en premier lieu que, même en supposant, comme l’ont fait les juridictions internes en l’espèce, que le langage et les expressions utilisés dans les deux discours litigieux, notamment ceux mis en évidence dans les décisions de la juridiction de première instance, étaient provocateurs et inélégants et que certaines expressions pouvaient légitimement être qualifiées d’offensantes, il était cependant essentiellement question de jugements de valeur et non d’imputations de fait concrètes (comparer avec Keller, décision précitée, et voir notamment Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 47, 21 février 2012). Elle note cependant que cet élément n’a pas été pris en considération par les juridictions civiles, qui n’ont procédé à aucune analyse sur la question de savoir si les expressions litigieuses reposaient sur une base factuelle suffisante (paragraphes 7 et 10 ci-dessus ; voir aussi l’opinion dissidente de la juge minoritaire à la Cour de cassation, paragraphe 15 ci-dessus). Quant à la Cour constitutionnelle, elle s’est contentée de souligner le caractère abstrait de certains propos sans se pencher de manière approfondie sur cette question.
58. Certes, la Cour admet que, lorsqu’il s’agit d’allégations sur la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile, comme en l’espèce, de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 99, CEDH 2004 XI.
59. Assurément, certaines des paroles du requérant donnaient l’impression aux auditeurs que le Premier ministre s’était immiscé dans les affaires judiciaires relatives aux allégations de corruption et tenait souvent des propos incorrects sur divers sujets d’actualité, et elles étaient de nature à emporter la conviction que celui-ci exploitait systématiquement les croyances religieuses sans respecter la diversité confessionnelle. Or, lorsqu’on examine les affirmations incriminées à la lumière des discours litigieux dans leur ensemble, force est de constater que ces expressions étaient en rapport direct avec de nombreux sujets d’actualités commentés par le requérant dans ses deux discours: entre autres, la construction d’une centrale hydraulique, l’affaire judiciaire Deniz Feneri . une affaire judiciaire importante -, le tragique événement d’Uludere, qui avait coûté la vie à trente-quatre personnes, une procédure judiciaire devant le Conseil d’État, etc. (voir, mutatis mutandis, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 46, 31 mai 2016). En effet, compte tenu des sujets d’actualité abordés dans les discours litigieux, l’on peut observer que les propos litigieux reposaient sur certains éléments factuels (comparer avec Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 51, CEDH 1999‑VIII). En outre, la Cour accorde du poids au fait que le requérant avait soutenu dans ses mémoires présentés aux juridictions nationales que ces propos reposaient sur une base factuelle (paragraphes 6 et 12 ci-dessus). Cette circonstance n’a cependant pas fait partie du débat au plan interne.
60. Il est vrai que certains de ces termes, que le requérant avait employés dans le cadre de la polémique avec le Premier ministre, consistaient en des attaques virulentes, formulées sur un ton accusateur, tels les propos suivants : « [le Premier ministre] crée la zizanie », « provoque la haine », « fait du séparatisme » et « toi, tu n’es pas une personne pieuse », « tu es un marchand de religion », « [tu es] un individu qui exploite les croyances des personnes pieuses ».
61. Ayant examiné les deux discours dans leur ensemble, la Cour observe que le requérant a choisi de véhiculer ses critiques virulentes, colorées par ses propres opinions et perceptions politiques, en utilisant un style plutôt antagoniste, d’après ses dires, en réponse aux propos tenus par le demandeur à l’instance (paragraphe 8 et 15 ci-dessus). Même si, comme l’a souligné la Cour constitutionnelle (voir le considérant no 69 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle), le « mépris » contenu dans certains propos ne puisse être négligé, ceux-ci pourraient être vus plutôt comme un style provocateur destiné à déclencher une polémique autour de l’attitude prétendument adoptée sur le plan politique par le destinataire des propos en question. Ils pourraient également être admis comme des invectives politiques que les élus politiques s’autorisent lors de leurs échanges (voir, mutatis mutandis, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 40, CEDH 2001‑II, Roseiro Bento c. Portugal, no 29288/02, § 44, 18 avril 2006, et Athanasios Makris c. Grèce, no 55135/10, § 36, 9 mars 2017, voir également Lacroix, précité, § 44).
62. À cet égard, la Cour tient à souligner que lorsqu’une quelconque forme d’expression a pour seul but d’insulter, une réaction appropriée ne constituerait pas, en principe, une violation de l’article 10 § 2 de la Convention (Skałka c. Pologne, no 43425/98, § 34, 27 mai 2003). Cela étant, le caractère grossier d’une expression n’est pas en soi décisif quand il dessert des buts purement stylistiques (Nadtoka, précité, § 46). Par ailleurs, l’emploi de certaines expressions vraisemblablement destinées à capter l’attention du public ne saurait en soi poser un problème au regard de la jurisprudence de la Cour (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 145 ; voir aussi, Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 74, 6 avril 2010, et Pipi c. Turquie (déc.), no 4020/03, 15 mai 2009). L’utilisation de phrases vulgaires n’est pas non plus, en soi, décisive pour qu’une expression soit considérée comme offensante. Pour la Cour, le style fait partie de la communication en tant que forme d’expression et est, en tant que tel, protégé en même temps que le contenu de l’expression (Uj c. Hongrie, no 23954/10, § 20, 19 juillet 2011, voir aussi, mutatis mutandis, Jiménez Losantos c. Espagne, no 53421/10, § 50, 14 juin 2016).
63. Il convient de rappeler que, selon la jurisprudence constante de la Cour, même si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est cependant permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (voir, notamment, Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006-XIII, ainsi que Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 56, CEDH 2007‑IV). En particulier, les propos tenus par le requérant dans ses deux discours politiques devaient être regardés comme faisant partie de son style politique et qu’ils s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général relatif à divers sujets d’actualité.
64. La Cour conclut par conséquent que les juridictions internes, dans leur examen de l’affaire, ont omis de replacer les propos litigieux dans le contexte et la forme dans lesquels ils avaient été exprimés (Tuşalp, précité, § 48). En particulier, celles-ci n’ont aucunement distingué entre « faits » et « jugements de valeur » mais ont uniquement recherché si les termes employés dans les discours en cause étaient susceptible de porter atteinte à la personnalité et la réputation du demandeur (voir, mutatis mutandis, I Avgi Publishing and Press Agency S.A. et Karis c. Grèce, no 15909/06, § 33, 5 juin 2008). Or le rôle de celles-ci dans une telle procédure ne consiste pas à indiquer à l’intéressé le style à employer lorsque celui-ci exerce son droit de critique, même de manière acerbe. Les tribunaux internes sont plutôt appelés à examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention de l’auteur des propos litigieux justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération (Kapsis et Danikas, précité, § 38).
4. La proportionnalité de la mesure en question
65. Le dernier élément à prendre en compte est la sévérité de la sanction imposée au requérant. À cet égard, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur de la peine infligée sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 118, avec les références qui y sont citées).
66. La Cour observe en l’espèce que, à l’issue des deux procédures civiles engagées par le demandeur à l’instance, le requérant a été condamné à payer non pas une indemnité symbolique, mais une indemnité conséquente de 10 000 TRY. Elle note tout d’abord que le fait que ces procédures étaient – comme le Gouvernement l’a indiqué – de nature civile, et non pas pénale, est sans incidence sur les considérations qu’elle a formulées ci-avant concernant la nécessité de l’ingérence (Tuşalp, précité, § 50). En outre, le montant des indemnités que le requérant a été condamné à payer était important et susceptible de dissuader d’autres personnes de critiquer les hommes politiques dans le contexte d’un débat sur une question présentant un intérêt public (ibidem ; voir aussi, mutatis mutandis, Cihan Öztürk c. Turquie, no 17095/03, § 33, 9 juin 2009).
5. Conclusion
67. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour conclut que les juridictions nationales n’ont pas tenu compte dans une juste mesure, lorsqu’elles ont apprécié les circonstances soumises à leur examen, des principes et critères de mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression définis par la jurisprudence de la Cour.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
68. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
69. Au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi, le requérant demande 10 000 euros (EUR).
En outre, au titre du préjudice matériel qu’il affirme avoir subi, il réclame 7 370,91 livres turques (TRY) et 7 411,14 TRY (soit environ 3 185 EUR et 3 200 EUR, respectivement, selon le taux de change de l’époque). Il précise que ces montants correspondent aux sommes qu’il a effectivement versées au demandeur à l’instance dans le cadre des deux procédures civiles. Il produit des justificatifs attestant le paiement des sommes susmentionnées en date du 4 avril 2013.
70. Le Gouvernement estime que les prétentions du requérant sont non étayées et excessives. Il ajoute, s’agissant de la somme demandée pour dommage moral, qu’elle ne présente pas de lien de causalité avec la violation alléguée et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour.
71. La Cour relève qu’en l’espèce elle a constaté une violation des droits découlant de l’article 10 de la Convention. Elle considère qu’il existe un lien évident entre cette violation et le préjudice matériel subi par le requérant. Partant, elle octroie à l’intéressé la somme de 6 385 EUR pour dommage matériel. Elle lui alloue également la somme de 5 000 EUR pour dommage moral.
2. Frais et dépens
72. Le requérant demande 1 626,45 TRY et 1 668,45 TRY (soit environ 230 EUR et 235 EUR, respectivement) au titre des frais et dépens engagés devant les juridictions internes, ainsi que 8 500 TRY (soit environ 1 197 EUR) pour des frais de traduction.
73. Le Gouvernement conteste ces demandes.
74. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 1 662 EUR tous frais confondus.
3. Intérêts moratoires
75. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit, par six voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 6 385 EUR (six mille trois cent quatre-vingt-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,
2. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
3. 1 662 EUR (mille six cent soixante-deux euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais puis communiqué par écrit le 27 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithJon Fridrik Kjølbro
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Yüksel.
J.F.K.
S.H.N.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE YÜKSEL
(Traduction)
1. En ce qui concerne le grief soulevé par le requérant sous l’angle de l’article 10 de la Convention, je me rallie au constat selon lequel, dans les circonstances particulières de l’espèce, il y a eu violation de cette disposition, mais je ne saurais souscrire à la motivation qui se trouve exposée dans l’arrêt.
2. L’affaire concerne deux actions en diffamation engagées contre le chef du principal parti d’opposition, lequel avait prononcé deux discours politiques lors de réunions de son groupe parlementaire dans l’enceinte du parlement. La question qui se pose est celle de savoir si, dans leur raisonnement, les juridictions internes ont opéré une distinction entre les « faits » et les « jugements de valeur » lorsqu’elles ont procédé à l’exercice de mise en balance qu’exige la jurisprudence de la Cour dans les situations de conflit entre les droits du requérant tels que protégés par l’article 10, d’une part, et les droits garantis par l’article 8 dont se prévaut une autre personne, en l’occurrence le Premier ministre, d’autre part. La racine du problème réside dans les insuffisances de l’approche qui a été adoptée par les juridictions internes.
3. Comme l’indique le paragraphe 58 de l’arrêt, lorsqu’il s’agit d’allégations sur la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Selon la jurisprudence constante de la Cour, toutefois, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Dans le cas d’un jugement de valeur, l’obligation de prouver la véracité de ce qui est exprimé est impossible à satisfaire et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 103 ; McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, § 83, CEDH 2002‑III ; Gorelishvili c. Géorgie, no 12979/04, § 38, 5 juin 2007 ; Grinberg c. Russie, no 23472/03, §§ 29-30, 21 juillet 2005, et Fedchenko c. Russie, no 33333/04, § 37, 11 février 2010). La Cour a ainsi soulevé l’absence de distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur dans plusieurs affaires (OOO Izdatelskiy Tsentr Kvartirnyy Ryad c. Russie, no 39748/05, § 44, 25 avril 2017 ; Reichman c. France, no 50147/11, § 72, 12 juillet 2016 ; Paturel c. France, no 54968/00, § 35, 22 décembre 2005, et De Carolis et France Télévisions c. France, no 29313/10, § 54, 21 janvier 2016).
4. Je dois également rappeler que la qualification de propos en déclarations de fait ou jugements de valeur s’inscrit en premier lieu dans le contexte de la marge d’appréciation consentie aux autorités nationales, et en particulier aux juridictions internes (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 36, série A no 313). Dans la présente espèce, bien que je sois d’accord avec la plupart des considérations exposées dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle, je souhaiterais néanmoins faire remarquer qu’il apparaît que les décisions internes ont porté en particulier sur le style adopté par le requérant pour s’exprimer et qu’elles n’ont pas suffisamment développé leur analyse de la distinction entre faits et jugements de valeur. À cet égard, je doute par exemple que les propos tenus par le requérant au sujet d’affaires judiciaires portant sur des abus de confiance allégués (voir en particulier le paragraphe 4) puissent aisément passer pour des jugements de valeur. À mon avis, certaines paroles prononcées par le requérant pourraient être qualifiées de déclarations de fait et nécessiteraient que l’intéressé démontre la matérialité de ces faits. Cela étant dit, je ne vois aucune analyse à ce sujet dans les jugements des juridictions internes, y compris dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle.
5. Compte tenu du contexte national, à l’instar de la Cour constitutionnelle, je pense que l’on peut estimer que le langage et les expressions employés dans les deux discours présentent un caractère humiliant et peuvent être considérés comme une succession d’injures plutôt que comme des critiques. Je dois toutefois relever que le standard appliqué dans la jurisprudence de la Cour est plus élevé que celui que les juridictions internes ont adopté dans la présente espèce s’agissant du discours politique entre deux personnalités politiques. L’article 10 de la Convention requiert que des raisons impérieuses justifient toute restriction au discours politique et il offre ainsi un niveau de protection élevé à l’expression politique (Morice c. France [GC], no [29369/10](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2229369/10%22%5D%7D), § 125, CEDH 2015) ; de plus, l’article 10 § 2 de la Convention laisse peu de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours qui, comme ceux de la présente espèce, revêt un caractère politique (Rashkin c. Russie, no 69575/10, § 18, 7 juillet 2020, non définitif).
6. Je dois souligner que je souscris pleinement à l’analyse de la Cour constitutionnelle, qui a mis en avant les devoirs et les responsabilités des personnalités politiques. À mon avis, les figures politiques doivent éviter de recourir à un langage grossier, rabaissant, humiliant et méprisant à l’égard de leurs opposants. Si les décisions des juridictions internes et le présent arrêt avaient procédé à une analyse et avaient examiné la substance des déclarations du requérant après avoir opéré dans leur raisonnement une distinction entre déclarations factuelles et jugements de valeur, je ne suis pas sûre que je serais parvenue à la même conclusion au sujet d’un dépassement des limites de la protection garantie par l’article 10.
7. Je pense que la Cour aurait dû conclure uniquement à une violation procédurale de l’article 10. Dans pareille situation et à la lumière de ce qui précède, je considère que le constat d’une violation procédurale constituerait en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice que le requérant dit avoir subi et par conséquent, avec tout le respect que je dois à mes collègues, je suis en désaccord avec la satisfaction équitable allouée au titre de l’article 41.