DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ALPERGIN ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 62018/12)
ARRÊT
Art 5 § 1 • Arrestation ou détention régulières • Art 5 § 1 c • Absence de raisons plausibles de soupçonner, lors de la mise en détention, l'appartenance des requérants à une organisation terroriste
STRASBOURG
27 octobre 2020
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Alpergin et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Saadet Yüksel,
Peeter Roosma, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée (no 62018/12), dirigée contre la République de Turquie et dont vingt-quatre ressortissants de cet État (« les requérants »), dont la liste figure en annexe, ont saisi la Cour le 22 septembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 5 § 1 et les articles 10 et 11 de la Convention,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 septembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. À l’époque des faits, les requérants étaient membres et dirigeants des syndicats rattachés à la Confédération des syndicats des travailleurs des services publics. Soupçonnés d’appartenance à une organisation illégale, ils furent mis en détention provisoire. Ils voient dans cette mise en détention une violation de l’article 5 § 1.
EN FAIT
2. Les requérants ont été représentés devant la Cour par Me M.R. Tiryaki et Me B. Boran Bulut, avocats à Ankara.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
1. L’organisation KCK
4. En 2009, une enquête pénale fut ouverte à l’égard de plusieurs personnes soupçonnées d’appartenance à une organisation illégale, l’Union des communautés du Kurdistan (Koma Civakên Kurdistan, KCK).
5. Par plusieurs actes d’accusation, les procureurs de la République chargés de l’enquête intentèrent devant les cours d’assises compétentes des actions pénales contre plusieurs personnes – des hommes politiques, des hommes d’affaires, des avocats, des professeurs d’université, des étudiants et des journalistes – qu’ils soupçonnaient en substance d’appartenir à une organisation terroriste.
6. Selon les procureurs de la République, la KCK était une « branche civile » du Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK), une organisation armée illégale, et elle avait pour but de mettre en place un système politique, décrit dans la « Convention de la KCK » (KCK Sözleşmesi), afin d’établir un État kurde indépendant suivant les principes du « confédéralisme démocratique » prôné par Abdullah Öcalan, le chef du PKK condamné en 1999 pour avoir mené des actions visant à provoquer la sécession d’une partie du territoire turc et pour avoir fondé et dirigé à cette fin une organisation terroriste.
2. L’arrestation des requérants et la procédure pénale dirigée contre les intéressés
7. Le 25 juin 2012, les requérants, soupçonnés d’appartenance au PKK/KCK, furent arrêtés et placés en garde à vue.
8. Les 27 et 28 juin 2012, le parquet d’Ankara interrogea les requérants, plus particulièrement sur leurs activités syndicales, ainsi que sur certains discours qu’ils avaient tenus lors de manifestations et réunions auxquelles ils avaient participé. Les intéressés nièrent toute appartenance à une organisation illégale. Ils déclarèrent, en résumé, que les faits qui leur étaient reprochés relevaient des activités légales protégées par leur droit à la liberté de réunion et d’association.
9. À la suite de ces auditions, le 28 juin 2012 un juge assesseur de la cour d’assises d’Ankara (« le juge assesseur » et « la cour d’assises ») ordonna la mise en détention provisoire des requérants İzzettin Alpergin, Tarık Kaya, Sakine Esen Yılmaz, Erdal Yılmaz, Bekir Gürbüz, Aykut Erhan Turgut, Hanım Koçyiğit, Sibel Anıl Özkan, Mehmet Arda, Deniz Bozbey, Mustafa Bozan, Feruh Çelik, Metin Vuranok, Belgizar Sazak, Seyran Şik Karabulut, Nihat Kılınçalp, Yunus Akıl, Yılmaz Yıldırımci et Mehmet Sezgin İbin. Il motiva sa décision par les éléments suivants : la nature de l’infraction reprochée et le fait que celle-ci figurait parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP), à savoir celles dites « cataloguées », pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée, la peine prévue pour l’infraction en cause et le risque de fuite et d’altération des preuves.
10. Le 29 juin 2012, les requérants Çerkez Aydemir, Şerif İldoğan, Hasan Ölgün, Veysel Özhekti et Mehmet Bozgeyik furent également placés en détention provisoire. Dans sa décision, le juge assesseur considéra qu’il existait de fortes raisons de penser que l’infraction reprochée avait bien été commise, que les éléments de preuve n’avaient pas été encore recueillis par les autorités d’enquête et que l’infraction en question figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du CPP.
11. Par la suite, les requérants formèrent des recours dans lesquels ils contestaient leur placement en détention provisoire et sollicitaient leur mise en liberté. Le 10 juillet 2012, la cour d’assises rejeta ces recours.
12. Les requérants İzzettin Alpergin, Sakine Esen Yılmaz, Belgizar Sazak, Veysel Özhekti, Seyran Şik Karabulut, Feruh Çelik, Yılmaz Yıldırımci et Mustafa Bozan formèrent de nouveau des recours contre la décision du 10 juillet 2012. La cour d’assises les en débouta le 20 juillet 2012, à la suite d’un examen sur pièces du dossier. Aux motifs donnés lors de la décision initiale de placement en détention provisoire, elle en ajouta un disant que les mesures de substitution à la détention étaient insuffisantes dans les circonstances de l’affaire.
13. À une date non précisée, les avocats des requérants Nihat Kılınçalp, Şerif İldoğan, Mehmet Arda, Hasan Ölgün, Erdal Yılmaz, Çerkez Aydemir, Aykut Erhan Turgut, Sibel Anıl Özkan, Tarık Kaya, Deniz Bozbey, Mehmet Bozgeyik, Bekir Gürbüz, Hanım Koçyiğit et Sakine Esen Yılmaz contestèrent la décision de maintien en détention provisoire et demandèrent l’élargissement de leurs clients.
14. Par deux décisions rendues les 27 juillet et 8 août 2012, la cour d’assises rejeta ces demandes, considérant qu’il existait des preuves solides démontrant l’existence de fortes raisons de penser que l’infraction reprochée avait bien été commise ; que les preuves n’avaient pas été encore recueillies ; que l’infraction en question figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du CPP ; qu’il n’y avait pas eu de changement dans les faits qui étaient à l’origine de la mise en détention provisoire des intéressés ; qu’il n’y avait aucun nouvel élément de preuve propre à jouer en faveur des accusés, et que les mesures de substitution à la détention étaient insuffisantes.
15. Le 23 septembre 2012, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque fut introduit dans le système juridique national.
16. Par un acte d’accusation du 28 janvier 2013, le procureur de la République d’Ankara engagea une action pénale devant la 13e chambre de la cour d’assises d’Ankara contre soixante-douze personnes, dont les requérants, et requit la condamnation des intéressés pour appartenance à une organisation terroriste. Le procureur expliquait que les requérants menaient des activités au sein de la Plateforme de travail démocratique qui faisait partie, selon lui, du « front social » de l’organisation terroriste PKK/KCK. Il estimait que cette structure avait été créée pour faire contrepoids à l’État et qu’elle recrutait des militants pour cette organisation parmi les personnes travaillant dans différents secteurs professionnels. À cet égard, il reprochait aux requérants d’avoir participé à plusieurs réunions et activités des syndicats et d’avoir ainsi mené des activités sur les instructions de l’organisation terroriste en question. Il fondait ses accusations sur les rapports de surveillance technique, les transcriptions d’enregistrements sonores, les procès-verbaux d’examen des CD, des DVD et des disques durs externes saisis lors de la phase d’instruction, ainsi que sur les comptes rendus d’écoutes téléphoniques et de surveillance secrète.
17. Le 15 février 2013, la cour d’assises ordonna la remise en liberté des requérants Hanım Koçyiğit, Sibel Anıl Özkan, Hasan Ölgün, Erdal Yılmaz et Veysel Özhekti.
18. Le 13 avril 2013, à l’issue de sa première audience, la cour d’assises remit également les autres requérants en liberté.
19. À la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6526 du 21 février 2014 portant modification de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, le procès des requérants se poursuivit devant la 6e chambre de la cour d’assises d’Ankara.
20. Il ressort des derniers éléments fournis par les parties en novembre 2017 que la procédure pénale engagée contre les requérants est toujours pendante devant cette juridiction.
3. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle du requérant İzzettin Alpergin
21. Le 4 janvier 2013, le requérant İzzettin Alpergin saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel dans lequel il plaidait la violation de son droit à la liberté et à la sûreté et de son droit à un procès équitable. Il estimait en particulier qu’il avait été mis en détention provisoire en l’absence de fortes raisons de le soupçonner d’avoir commis l’infraction qui lui était reprochée.
22. Par une décision du 14 juillet 2015, la Cour constitutionnelle rejeta le recours individuel de l’intéressé. En ce qui concerne la légalité de la détention provisoire subie par lui, elle se pencha sur l’existence d’une forte présomption de commission par lui d’une infraction. Dans ce contexte, notant que le procureur de la République avait fondé ses accusations sur les rapports de surveillance technique, les transcriptions d’enregistrements sonores, les procès-verbaux d’examen des CD, des DVD et des disques durs externes saisis lors de la phase d’instruction, et les comptes rendus d’écoutes téléphoniques et de surveillance secrète, elle estima qu’il y avait suffisamment de données pour établir l’existence de fortes raisons de soupçonner M. Alpergin d’avoir commis l’infraction qui lui était reprochée. En conséquence, elle déclara cette partie de la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
23. Pour ce qui est de l’absence alléguée d’un recours effectif pour contester la détention provisoire, eu égard à l’impossibilité pour M. Alpergin et pour ses avocats d’accéder au dossier de l’enquête, la Cour constitutionnelle estima que l’intéressé avait eu une connaissance suffisante de la teneur des éléments de preuve sur la base desquels il avait été placé en détention et qu’il avait eu ainsi la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs exposés pour justifier sa détention provisoire. En conséquence, elle déclara ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
24. Ensuite, la Cour constitutionnelle déclara le grief relatif à l’équité de la procédure pénale irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes dans la mesure où la procédure pénale dirigée contre l’intéressé était pendante devant les juridictions de première instance.
25. Enfin, concernant le grief tiré de la durée de la détention provisoire, la Cour constitutionnelle nota que celle-ci avait été de neuf mois et quinze jours. Considérant la nature de l’infraction reprochée, le nombre de personnes accusées dans le cadre de la procédure pénale, les preuves fondant les fortes raisons de soupçonner ces personnes d’avoir commis l’infraction en question et le raisonnement suivi par les juges compétents pour justifier la détention provisoire, la Cour constitutionnelle conclut à la non-violation de l’article 19 § 7 de la Constitution, qui est libellé en des termes similaires à l’article 5 § 3 de la Convention.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
26. Le droit et la pratique internes pertinents sont exposés dans l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Mustafa Avci c. Turquie (no 39322/12, §§ 27‑46, 23 mai 2017).
EN DROIT
1. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES
27. La Cour observe que bien qu’elle ait initialement communiqué des griefs fondés sur les articles 10 et 11 de la Convention, il ressort de l’examen du dossier que les requérants n’ont pas valablement soulevé de tels griefs. En effet, les intéressés n’ont pas invoqué, même en substance, les articles 10 et 11 de la Convention.
2. EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES
28. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes pour deux raisons. D’abord, exposant que l’article 141 § 1 a) et d) du CPP permet aux personnes illégalement arrêtées ou injustement détenues d’obtenir une indemnisation, il soutient que, les requérants ayant été remis en liberté à l’issue de leur détention provisoire, ils auraient pu, et dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de cette disposition. À cet égard, il indique que, selon la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour introduire, en vertu de l’article 141 du CPP, une demande d’indemnisation pour détention provisoire d’une durée excessive et obtenir une décision sur cette demande.
29. Ensuite, soulignant que les requérants, à l’exception de M. Alpergin, n’ont pas saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, il invite la Cour à déclarer leur requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. En ce qui concerne la requête introduite par M. Alpergin, le Gouvernement indique qu’il a eu l’opportunité de soulever ses arguments devant la Cour constitutionnelle et qu’en conséquence il ne peut plus se prétendre « victime » d’une violation alléguée de la Convention.
30. Les requérants soutiennent que la voie de recours prévue par l’article 141 du CPP ne peut pas être considérée comme effective. Ils ne s’expriment pas sur les autres motifs d’irrecevabilité cités par le Gouvernement.
31. La Cour observe que les requérants l’ont saisie d’un recours individuel le 22 septembre 2012. Elle note que le recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque a été introduit dans le système juridique national à la suite des amendements constitutionnels entrés en vigueur le 23 septembre 2012, soit un jour après la date d’introduction de la présente requête, alors que les requérants étaient toujours privés de liberté. La Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant elle (A.Ş. c. Turquie, no 58271/10, § 93, 13 septembre 2016). Cette règle ne va cependant pas sans exceptions, qui peuvent être justifiées par les circonstances particulières du cas d’espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, 22 mai 2001).
32. La Cour relève que le nouvel article 148 § 3 de la Constitution donne compétence à cette juridiction pour examiner, après épuisement des voies de recours ordinaires, des recours formés par des individus s’estimant lésés dans leurs droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et par la Convention et ses Protocoles. Elle rappelle qu’elle a déjà analysé cette nouvelle voie de recours dans le cadre de l’affaire Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, §§ 25-27, 30 avril 2013). Lors de l’examen de cette affaire, elle s’est d’abord intéressée aux aspects pratiques de cette voie de droit, tels que l’accessibilité à celle-ci et les modalités du recours individuel. Elle s’est ensuite penchée sur la volonté du législateur concernant ce nouveau recours, notamment quant au champ de la compétence de la Cour constitutionnelle, aux moyens qui lui étaient accordés, ainsi qu’à l’étendue et aux effets de ses décisions (ibidem, § 53). Après avoir examiné les principaux aspects de cette nouvelle voie de droit, la Cour a estimé qu’elle ne disposait d’aucun élément qui lui eût permis de dire que le recours en question ne présentait pas, en principe, des perspectives de redressement approprié des griefs formulés sur le terrain de la Convention. Elle a conclu qu’il incombait à l’individu s’estimant victime de tester les limites de cette protection (ibidem, § 69).
33. Par la suite, la Cour a jugé à maintes reprises que le recours individuel devant la Cour constitutionnelle devait être considéré comme une voie de recours à exercer au sens de l’article 35 § 1 de la Convention pour des griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 2, 3 et 4 de la Convention (voir, entre autres, Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 50, 28 octobre 2014, Iğsız c. Turquie (déc.), no 16086/12, §§ 24-28, 3 mars 2015, Levent Bektaş c. Turquie, no 70026/10, §§ 42-44, 16 juin 2015, Sakkal et Fares c Turquie (déc.), no 52902/15, §§ 45-64, 7 juin 2016, et Mercan c. Turquie (déc.), no 56511/16, §§ 17-30, 8 novembre 2016). En outre, en ce qui concerne les personnes dont la détention a commencé avant le 23 septembre 2012 et a pris fin après cette date, la Cour rappelle avoir jugé, notamment dans l’affaire Koçintar c. Turquie ((déc.), no 77429/12, § 39, 1er juillet 2014), qu’il ressortait clairement des arrêts rendus par la Cour constitutionnelle que celle-ci admettait l’extension de sa compétence ratione temporis aux situations de violation continue ayant commencé avant la date d’entrée en vigueur du recours individuel et se poursuivant après celle-ci. En l’occurrence, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter de sa jurisprudence constante.
34. En l’occurrence, la Cour observe que les requérants, à l’exception de M. Alpergin, n’ont pas saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Or, à la lumière de ce qui précède, la Cour ne dispose donc d’aucun élément qui lui permettrait de dire que le recours en question n’est pas susceptible d’apporter un redressement approprié aux griefs des vingt-trois personnes intéressées et qu’il n’offre pas des perspectives raisonnables de succès. Elle estime par conséquent que ces vingt-trois requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes (Uzun, décision précitée, §§ 68‑70, et Mercan c. Turquie (déc.), no 56511/16, §§ 21‑30, 8 novembre 2016).
35. En revanche, le requérant İzzettin Alpergin a soulevé ses griefs relatifs aux articles 5 et 6 de la Convention devant la Cour constitutionnelle, laquelle a rejeté sa requête. Quant à l’exception d’irrecevabilité concernant la qualité de victime du requérant en question, la Cour rappelle qu’une décision ou mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent, la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179‑180, CEDH 2006‑V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012, et Cristea c. République de Moldova, no 35098/12, § 25, 12 février 2019). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 129, 31 janvier 2019). En l’occurrence, comme la Cour constitutionnelle n’a conclu à aucune violation de la Convention, la Cour estime que le requérant peut toujours se prétendre « victime » d’une violation de ses droits protégés par la Convention.
36. Ensuite, pour ce qui concerne l’exception d’irrecevabilité relative à l’article 141 du CPP, la Cour rappelle qu’elle a examiné une exception similaire dans le cadre de l’affaire Lütfiye Zengin et autres c. Turquie (no 36443/06, §§ 61‑68, 14 avril 2015) et qu’elle l’a rejetée, tenant compte du fait que, dans cette affaire, les autorités nationales n’avaient à aucun moment de la procédure reconnu une quelconque irrégularité ou illégalité de la privation de liberté en cause. Elle a relevé, d’une part, que la voie de recours visée à l’article 141 § 1 d) du CPP permettait uniquement de contester la durée d’une privation de liberté, alors que les requérants, qui invoquaient l’article 5 § 3 de la Convention, ne se plaignaient pas seulement de la durée de leur détention provisoire, et, d’autre part, que le Gouvernement n’avait pas été en mesure de produire de décisions internes permettant de conclure qu’une action en indemnisation fondée sur l’article 141 du CPP § 1 d) aurait pu aboutir dans des circonstances telles que celles de l’affaire en question. Elle ne distingue en l’espèce aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence. Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement ne peut être retenue.
37. Constatant que le grief formulé par le requérant İzzettin Alpergin (« le requérant ») sur le terrain de l’article 5 § 1 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
38. Le requérant soutient qu’à aucun moment de sa privation de liberté les juridictions nationales n’ont mentionné le moindre élément de preuve propre à faire conclure qu’il existait des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale et qu’il était nécessaire de le placer en détention provisoire. Il invoque à cet égard l’article 5 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes se lisent comme suit :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...) »
39. Pour sa part, le Gouvernement invite la Cour à conclure à la non-violation de l’article 5 § 1 de la Convention dans la présente affaire. Il explique que le requérant a été placé en détention provisoire dans le cadre d’une enquête pénale menée contre une organisation terroriste, le groupe PKK/KCK, au motif qu’on le soupçonnait d’être l’un des responsables du « front social » de cette organisation. Il affirme que les membres et les sympathisants de celle-ci agissaient sous le couvert d’organisations non gouvernementales et de partis politiques en utilisant des activités légales pour donner le change. Il soutient que l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis l’infraction en cause était objectivement démontrée par les éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête pénale, à savoir les rapports de surveillance technique, les transcriptions d’enregistrements sonores, les procès-verbaux d’examen des CD, des DVD et des disques durs externes saisis lors de la phase d’instruction, et les comptes rendus d’écoutes téléphoniques et de surveillance secrète. Il considère que ces éléments constituaient des faits et informations propres à convaincre un observateur objectif de l’existence de motifs raisonnables de soupçonner le requérant d’avoir commis l’infraction en question.
40. La Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) de la Convention ne permet de placer une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de la soupçonner d’avoir commis une infraction (Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, § 124, 20 mars 2018).
41. Pour qu’une arrestation puisse être considérée comme fondée sur des soupçons plausibles au sens de l’article 5 § 1 c), il n’est pas indispensable que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation ou pendant la garde à vue (Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, § 53, série A nº 145‑B). Il n’est pas impératif non plus que le détenu ait été inculpé ou renvoyé en jugement. Un placement en détention ordonné en vue d’un interrogatoire vise à compléter l’enquête pénale en confirmant ou en dissipant les soupçons qui étaient à l’origine de l’arrestation. Ainsi, les faits qui peuvent donner naissance à des soupçons ne sont pas du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A nº 300‑A).
42. Toutefois, la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder une privation de liberté constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention. La suspicion de bonne foi n’est pas suffisante. Les mots « raisons plausibles » signifient qu’il doit exister des faits ou des renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour « plausible » dépend de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A nº 182, voir aussi Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 88, 22 mai 2014, Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, §§ 117‑118, 17 mars 2016, et Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 103, 20 mars 2018). Par conséquent, lorsqu’elle est appelée à apprécier la « plausibilité » des soupçons, la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. Dès lors, il incombe au gouvernement défendeur de lui communiquer au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 127, 10 décembre 2019).
43. Le terme « plausibilité » désigne aussi le seuil que doit atteindre le soupçon pour convaincre l’observateur objectif de la vraisemblance des accusations. En règle générale, les problèmes en la matière se posent au niveau des faits. Il faut alors se demander si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour constituer des « raisons plausibles » de croire à la réalité des faits en cause (Włoch c. Pologne, no 27785/95, §§ 108‑109, CEDH 2000‑XI). Outre l’aspect factuel, l’exigence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) signifie que les faits invoqués doivent pouvoir raisonnablement passer pour relever de l’une des dispositions de la législation pénale traitant du comportement visé. Ainsi, il ne peut à l’évidence y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas une infraction au moment où ils se sont produits (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 57, 6 novembre 2008, et Mammadli c. Azerbaïdjan, no 47145/14, § 52, 19 avril 2018).
44. En outre, les faits reprochés eux-mêmes ne doivent pas être reliés à l’exercice par le requérant de droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 187, 28 novembre 2017).
45. La Cour tient également à rappeler que les soupçons pesant sur une personne au moment de son arrestation doivent être « plausibles » (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 33). Il en va a fortiori de même lorsqu’un suspect est placé en détention : les soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale (Ilgar Mammadov, précité, § 90). Par ailleurs, l’obligation pour les juridictions nationales d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 102, 5 juillet 2016).
46. La Cour rappelle que sa tâche consiste à déterminer si les conditions énoncées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite d’un but légitime visé, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il ne lui appartient pas, en principe, de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes : celles-ci sont en effet mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Ersöz c. Turquie (déc.), no 45746/11, § 50, 17 février 2015, Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016, Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 53, 31 mai 2016, Mehmet Hasan Altan, précité, § 126, Şahin Alpay, précité, § 105, et Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 128, 16 avril 2019).
47. En l’espèce, la Cour observe que, le 25 juin 2012, le requérant, qui était soupçonné d’appartenir à la KCK, a été arrêté et placé en garde à vue dans le cadre d’une enquête pénale menée contre cette organisation. Après avoir été interrogé par le parquet, l’intéressé a comparu le 28 juin 2012 devant un juge assesseur de la cour d’assises, lequel a ordonné sa mise en détention provisoire (paragraphe 9 ci-dessus). Cette détention a duré jusqu’au 13 avril 2013. La Cour constate également que, le 28 janvier 2013, une action pénale a été engagée contre plusieurs personnes, dont le requérant, soupçonnées d’appartenir à une organisation terroriste, le groupe PKK/KCK. Elle relève par ailleurs, à la lumière des observations du Gouvernement et des éléments du dossier relatifs à l’acte d’accusation, que les faits qui étaient à l’origine des soupçons pesant sur le requérant se résument essentiellement aux activités qu’il menait pour le compte du syndicat dont il était membre et dirigeant.
48. Le Gouvernement affirme que, sous le couvert d’activités syndicales, l’intéressé menait des activités pour le compte d’une organisation terroriste. Il en déduit que la privation de liberté subie par le requérant était conforme à l’article 5 § 1 de la Convention. La Cour n’est pas convaincue par cet argument. Le Gouvernement n’a pas fourni d’éléments propres à démontrer qu’il y eût, au moment de placer le requérant en détention provisoire, le moindre lien entre l’intéressé et l’organisation terroriste en question. Au demeurant, la décision du 28 juin 2012 par laquelle la cour d’assises a ordonné la mise en détention provisoire du requérant ne mentionne elle non plus aucun élément de preuve de nature à corroborer l’allégation du Gouvernement. L’assertion selon laquelle certains membres et sympathisants d’une organisation terroriste agissaient sous le couvert d’organisations non gouvernementales et de partis politiques en utilisant des activités légales pour donner le change ne peut être considérée comme suffisante pour persuader un observateur objectif que le requérant pouvait avoir commis une infraction sévèrement réprimée telle que l’appartenance à une organisation terroriste. En outre, la Cour est également incapable de discerner aucun élément de la décision de la cour d’assises d’Ankara qui pourraient indiquer l’existence d’un soupçon raisonnable.
49. Le Gouvernement explique par ailleurs que les accusations du procureur contre les requérants étaient fondées sur les rapports de surveillance technique, les transcriptions d’enregistrements sonores, les procès-verbaux d’examen des CD, des DVD et des disques durs externes saisis lors de la phase d’instruction, et les comptes rendus d’écoutes téléphoniques et de surveillance secrète. La Cour observe que ces éléments de preuve ont été présentés lors du dépôt de l’acte d’accusation, soit plusieurs mois après la privation de liberté de l’intéressé. Par conséquent, elle estime qu’il n’y a pas lieu de les prendre en compte pour établir la plausibilité des soupçons ayant motivé la décision initiale de placement en détention provisoire, dans la mesure où ils ont été sans emport sur celle-ci. Ces éléments ne peuvent être pris en compte que pour l’examen de la question relative à la persistance ou à la survenance de soupçons plausibles dans le cadre du maintien en détention de l’intéressé durant le procès pénal. Ceci dit, la Cour n’est pas en mesure de déterminer le contenu et la portée de ces éléments de preuve. Dans ces circonstances, en l’absence de faits, d’informations ou de preuves solides, les éléments invoqués par le Gouvernement ne démontrent aucunement que le requérant fût engagé dans des activités délictueuses nécessitant son maintien en détention provisoire.
50. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que l’interprétation et l’application faites en l’espèce des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par le requérant un caractère irrégulier et arbitraire.
51. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
52. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
53. Le requérant demande 25 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
54. Le Gouvernement considère que la demande présentée est excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés par la Cour dans sa jurisprudence.
55. La Cour estime raisonnable d’octroyer 5 000 EUR au requérant pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
2. Frais et dépens
56. Le requérant réclame 4 725 EUR au titre des frais et dépens engagés par lui dans le cadre des procédures menées devant les juridictions nationales et devant la Cour. À l’appui de sa demande, il fournit une copie d’un contrat par lequel il s’est engagé, dans le cadre des travaux relatifs à sa requête devant la Cour, à verser à son avocat un montant calculé à partir du barème tarifaire du barreau d’Ankara qui serait applicable à la date de l’arrêt de la Cour. Il n’a pas fourni de copie de ce barème.
57. Le Gouvernement expose que le requérant n’a présenté aucun justificatif de paiement ou autre document à l’appui de sa demande, et qu’il n’a pas détaillé ses frais allégués.
58. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder 1 000 EUR au requérant.
3. Intérêts moratoires
59. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable pour autant qu’elle concerne le requérant İzzettin Alpergin et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant M. İzzettin Alpergin, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4.Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan BakırcıJon Fridrik Kjølbro
Greffier adjointPrésident