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10/11/2020 | CEDH | N°001-205822

CEDH | CEDH, AFFAIRE NEAGU c. ROUMANIE, 2020, 001-205822


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE NEAGU c. ROUMANIE

(Requête no 21969/15)

ARRÊT


Art 9 • Obligations positives • Prisonnier devant prouver, par un document provenant du nouveau culte, sa conversion religieuse durant la détention pour recevoir des repas conformes à son culte • Exigence stricte dépassant le niveau de justification pouvant être exigé pour une croyance authentique • Défaut des tribunaux nationaux d’examen circonstancié des faits et de la possibilité réelle d’obtenir une preuve compte tenu des restrictions en tant que prisonnier •

Devoir de neutralité des autorités nationales ne devant faire obstacle à un examen des éléments fact...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE NEAGU c. ROUMANIE

(Requête no 21969/15)

ARRÊT

Art 9 • Obligations positives • Prisonnier devant prouver, par un document provenant du nouveau culte, sa conversion religieuse durant la détention pour recevoir des repas conformes à son culte • Exigence stricte dépassant le niveau de justification pouvant être exigé pour une croyance authentique • Défaut des tribunaux nationaux d’examen circonstancié des faits et de la possibilité réelle d’obtenir une preuve compte tenu des restrictions en tant que prisonnier • Devoir de neutralité des autorités nationales ne devant faire obstacle à un examen des éléments factuels caractérisant la manifestation d’une religion • Absence de juste équilibre entre les intérêts de l’établissement pénitentiaire, des autres prisonniers et du détenu concerné • Système pénitentiaire pouvant accommoder une demande de repas spécifique

STRASBOURG

10 novembre 2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Neagu c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Yonko Grozev, président,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Georges Ravarani,
Jolien Schukking,
Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu la requête (no 21969/15) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Dănuț Neagu (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 juin 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne les exigences imposées au requérant afin de prouver son appartenance religieuse et de pouvoir exercer, au cours de sa détention, son droit à la liberté de religion, notamment en ce qui concerne l’allocation de repas conformes aux préceptes de sa religion.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1987 et réside à Gropeni. Il a été représenté devant la Cour par Me N. Ivașcu.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

4. Le 22 avril 2009, le requérant fut placé en détention provisoire. Il se déclara alors chrétien orthodoxe. Condamné ensuite à une peine de prison, il fut détenu de 2009 à 2017 dans différents établissements pénitentiaires roumains.

5. Il expose devant la Cour que, pendant les trois premières années de sa détention, il a noué des liens avec des détenus musulmans, et que, après avoir longuement discuté avec eux, il a décidé de se convertir à l’islam.

6. Le 27 septembre 2012, alors qu’il était incarcéré à la prison de Galaţi, il informa la direction de l’établissement qu’il s’était converti et demanda à bénéficier de repas sans porc, ce qui lui fut refusé. Il a communiqué à la Cour une copie de sa demande. Ce document comporte, dans le cadre réservé à l’administration, une mention manuscrite qui, pour autant qu’elle est lisible, indique la date du 1er octobre 2012 et le rejet de la demande (Nu aprob). Le requérant indique devant la Cour que, par crainte de représailles, il ne réitéra pas sa demande. Le Gouvernement conteste qu’il ait fait pareille demande.

7. Le requérant fut ensuite transféré à la prison de Brăila où il demanda à plusieurs reprises à bénéficier de repas sans porc. Ses demandes furent toutes rejetées, au motif qu’il n’avait pas produit d’attestation prouvant sa conversion, délivrée par les représentants du culte concerné. Il forma alors un recours devant le juge chargé du contrôle de la privation de liberté (judecătorul de supraveghere a privării de libertate) dans cet établissement.

8. Par un jugement avant dire droit du 23 janvier 2015, le juge susmentionné rejeta ce recours, au motif que le requérant s’était déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération (paragraphe 4 ci-dessus) et n’avait ensuite produit aucun document propre à attester sa conversion. Sur recours du requérant, le tribunal de première instance de Brăila confirma ce raisonnement, par un jugement du 23 février 2015.

9. Selon les informations communiquées par le requérant lui-même dans ses observations devant la Cour, en juin 2016, alors qu’il était détenu à la prison de Brăila, il demanda à bénéficier de repas conformes aux préceptes du culte adventiste, et sa demande fut rejetée. Il saisit alors le juge chargé du contrôle de la privation de liberté, qui rejeta son recours par un jugement avant dire droit du 5 août 2016, au motif qu’il n’avait pas prouvé appartenir au culte adventiste et qu’il ne faisait pas partie du groupe de détenus qui participaient aux activités organisées par l’Église adventiste du septième jour à la prison de Brăila. Le requérant contesta cette décision devant le tribunal de première instance de Brăila, qui rejeta son recours par un jugement du 12 septembre 2016, estimant que le requérant avait seulement manifesté l’intention de se convertir, mais n’avait entrepris aucune démarche spécifique à cette fin, alors que la législation le lui permettait.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

1. La loi sur l’exécution des peines

10. La loi no 254/2013 sur l’exécution des peines et des mesures privatives de liberté imposées par les autorités judiciaires dans le cadre d’un procès pénal (« la loi no 254/2013 ») dispose en ses parties pertinentes (voir également Erlich et Kastro c. Roumanie, nos 23735/16 et 23740/16, § 11, 9 juin 2020) ː

Article 50 – Alimentation des personnes condamnées

« 1. L’administration de chaque établissement pénitentiaire assure des conditions adéquates pour la préparation, la distribution et le service des repas selon les normes d’hygiène alimentaire, en fonction de l’âge, de l’état de santé, de la nature du travail effectué, en respectant les croyances religieuses assumées par la personne condamnée par une déclaration sur l’honneur.

(...)

3. Les normes alimentaires minimales obligatoires (normele minime obligatorii de hrană) sont établies, après la consultation de spécialistes en nutrition, par arrêté du ministre de la Justice. »

Article 56 – Exercice des droits des personnes condamnées

« 1. L’exercice des droits des personnes condamnées ne peut être restreint que dans les limites et les conditions prévues par la Constitution et par la loi.

2. Les personnes condamnées peuvent contester les mesures relatives à l’exercice des droits prévus dans la présente loi prises par l’administration de l’établissement pénitentiaire devant le juge chargé du contrôle de la privation de liberté dans un délai de 10 jours à compter de la date à laquelle elles ont pris connaissance de la mesure décidée.

(...)

9. Les personnes condamnées et l’administration de l’établissement pénitentiaire peuvent contester la décision avant dire droit du juge chargé du contrôle de la privation de liberté devant le tribunal de première instance dont relève l’établissement pénitentiaire, dans un délai de cinq jours à compter de la notification de la décision contestée.

(...) »

Article 58 – Liberté de conscience, d’opinion et de religion

« 1. La liberté de conscience et d’opinion, ainsi que la liberté de croyance religieuse des personnes condamnées ne peuvent être restreintes.

2. Les personnes condamnées ont le droit à la liberté de croyance religieuse, sans préjudice de la liberté de croyance religieuse des autres personnes condamnées.

3. Les personnes condamnées peuvent participer, sur la base du libre consentement, aux services ou réunions religieux organisés dans les prisons, peuvent recevoir des visites de la part des représentants [de leur] culte et peuvent se procurer et détenir des publications à caractère religieux ainsi que des objets de culte. »

2. Les arrêtés du ministère de la Justice et du gouvernement

11. L’arrêté du ministère de la Justice no 1072/2013 portant approbation du règlement sur l’assistance religieuse des personnes privées de liberté placées sous la garde de l’Administration nationale des établissements pénitentiaires (« l’arrêté no 1072/2013 ») était en vigueur du 3 avril 2013 au 28 novembre 2016. Il se lisait comme suit en ses dispositions pertinentes en l’espèce (voir également Erlich et Kastro, précité, § 12) :

Article 4

« 1. Les personnes privées de liberté peuvent déclarer sur l’honneur leur confession ou leur appartenance religieuse, lors de leur incarcération et ultérieurement en cours d’exécution de la peine privative de liberté ou de la mesure d’internement.

2. Au moment de l’exécution de la peine privative de liberté ou de la mesure d’internement, les personnes privées de liberté détenues par l’administration nationale des établissements pénitentiaires peuvent exprimer l’option de participer à toute activité à caractère religieux exercée par les représentants des cultes ou des associations religieuses reconnus par la loi.

3. Le changement de la confession ou de l’appartenance religieuse pendant la période de détention est prouvé par une déclaration sur l’honneur et par l’acte de confirmation de l’appartenance au culte respectif.

4. On entend par acte de confirmation l’acte délivré par les représentants du culte ou de l’association religieuse concerné, par lequel est prouvée la qualité de la personne privée de liberté demanderesse en tant que membre du culte ou de l’association religieuse en question.

5. Lorsque la personne privée de liberté qui souhaite déclarer ou changer sa confession ou son appartenance religieuse ne sait pas écrire, celle-ci peut faire une déclaration verbale sur l’honneur qui est consignée dans un procès-verbal par le personnel du lieu de détention. »

Article 6

« (...)

4. Les personnes placées sous la garde de l’Administration nationale des établissements pénitentiaires peuvent demander des repas [conformes aux] préceptes des cultes ou des associations religieuses reconnus par la loi (...). Les repas conformes aux préceptes des cultes ou des associations religieuses reconnus par la loi peuvent être reçus [selon les conditions] du régime réglementaire relatif à la réception des colis. »

12. L’arrêté gouvernemental no 157/2016 portant approbation du règlement d’application de la loi no 254/2013 dispose, en ses parties pertinentes en l’espèce (voir également Erlich et Kastro, précité, § 13) :

Article 113 – Alimentation des détenus

« 1. L’administration de l’établissement pénitentiaire fournit aux détenus, trois fois par jour, une alimentation variée, qui correspond aux règles qualitatives et quantitatives d’hygiène alimentaire, en considération de l’âge, de l’état de santé et de la nature du travail effectué, en respectant les croyances religieuses déclarées par le détenu lors de l’incarcération ou, le cas échéant, lors de l’adhésion, librement consentie et prouvée, à d’autres religions reconnues par l’État roumain, pendant l’exécution de la peine.

(...)

4. L’administration de l’établissement pénitentiaire assure des conditions de service des repas, principalement dans des salles à manger, ainsi que l’équipement nécessaire pour la préparation, la distribution et le service des repas, selon les normes établies par le ministère de la Santé.

5. La préparation des repas se fait sous le contrôle et la surveillance du personnel spécialisé de l’établissement pénitentiaire. »

LE DROIT EUROPÉEN PERTINENT

13. En ses parties pertinentes en l’espèce, la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes (adoptée par le Comité des Ministres le 11 janvier 2006), en vigueur au moment des faits, prévoyait ce qui suit (voir également Erlich et Kastro, précité, § 14) ː

Régime alimentaire

« 22.1 Les détenus doivent bénéficier d’un régime alimentaire tenant compte de leur âge, de leur état de santé, de leur état physique, de leur religion, de leur culture et de la nature de leur travail.

22.2 Le droit interne doit déterminer les critères de qualité du régime alimentaire en précisant notamment son contenu énergétique et protéinique minimal.

22.3 La nourriture doit être préparée et servie dans des conditions hygiéniques.

22.4 Trois repas doivent être servis tous les jours à des intervalles raisonnables.

(...) »

Liberté de pensée, de conscience et de religion

« 29.1 Le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion des détenus doit être respecté.

29.2 Le régime carcéral doit être organisé, autant que possible, de manière à permettre aux détenus de pratiquer leur religion et de suivre leur philosophie, de participer à des services ou réunions menés par des représentants agréés desdites religions ou philosophies, de recevoir en privé des visites de tels représentants de leur religion ou leur philosophie et d’avoir en leur possession des livres ou publications à caractère religieux ou spirituel.

29.3 Les détenus ne peuvent être contraints de pratiquer une religion ou de suivre une philosophie, de participer à des services ou des réunions religieux, de participer à des pratiques religieuses ou bien d’accepter la visite d’un représentant d’une religion ou d’une philosophie quelconque. »

14. On trouve dans le commentaire de la Recommandation Rec(2006)2 les précisions suivantes ː

Régime alimentaire – Règle 22

« Une fonction essentielle des autorités pénitentiaires est de veiller à ce que les détenus reçoivent une alimentation satisfaisante. La modification de l’intitulé de cette section des règles (« Régime alimentaire » au lieu de « Alimentation ») vise à souligner ce fait. Des arrangements selon lesquels le détenu assure individuellement son alimentation ne sont pas interdits par la règle mais, si tel devait être le cas, il conviendrait de veiller à ce que le détenu ait trois repas par jour. Dans certains États, les autorités pénitentiaires permettent aux détenus de préparer eux-mêmes leurs repas, car cela leur donne un aperçu des aspects positifs de la vie en communauté. Dans ce cas, elles mettent à leur disposition les installations adéquates ainsi qu’une quantité de nourriture suffisant à satisfaire leurs besoins nutritionnels.

La Règle 22.2 oblige maintenant de façon spécifique les autorités nationales à inscrire les critères de qualité du régime alimentaire dans le droit interne. Ces critères doivent tenir compte des besoins alimentaires de différentes catégories de détenus. Une fois de telles normes spécifiques définies, les systèmes d’inspection interne ainsi que les organes nationaux et internationaux de contrôle disposeront d’une base leur permettant d’établir si les besoins alimentaires des détenus sont satisfaits conformément à la loi.

(...) »

Liberté de pensée, de conscience et de religion – Règle 29

« Les règles pénitentiaires ont considéré jusqu’ici la place de la religion en prison comme non problématique et se sont limitées à formuler des recommandations positives sur les meilleurs moyens d’organiser la vie religieuse en prison. Cependant, l’augmentation dans certains pays du nombre de détenus animés de fortes convictions religieuses nécessite une approche mieux fondée quant aux principes, ainsi que l’adoption d’exigences positives.

La Règle 29.1 vise à assurer la reconnaissance de la liberté de religion et de la liberté de pensée et de conscience, conformément à l’article 9 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

La Règle 29.2 ajoute l’obligation positive pour les autorités pénitentiaires de faciliter la pratique religieuse et le respect des croyances des détenus. Diverses mesures pourront être prises à cet égard. La Règle 22 prévoit déjà que les exigences liées à des convictions religieuses soient prises en compte dans le régime alimentaire des détenus. Dans la mesure du possible, des lieux de culte et de réunion doivent être fournis dans chaque prison aux détenus de diverses religions et confessions. Lorsqu’une prison contient un nombre suffisant de détenus appartenant à une même religion, un représentant de cette religion doit être agréé. Lorsque le nombre de détenus le justifie et si les conditions le permettent, la personne désignée devra remplir cette fonction à plein temps. Le représentant qualifié doit être autorisé à tenir des services réguliers, à organiser des activités et à avoir des entretiens en privé avec les détenus appartenant à sa religion. Aucun détenu ne doit se voir refuser l’accès au représentant agréé d’une religion.

La Règle 29.3 vise à protéger les détenus de toute pression indue en matière religieuse. Ces questions sont abordées dans la section générale afin de souligner que la pratique religieuse ne doit pas être conçue principalement comme un aspect du programme de détention, mais comme une question d’intérêt général concernant tous les détenus. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

15. Le requérant se plaint, sous l’angle de l’article 9 de la Convention, que les autorités pénitentiaires n’aient pas reconnu sa conversion à l’islam, et, sous l’angle de l’article 3, qu’elles lui aient servi des repas contenant de la viande de porc, au mépris des préceptes de sa religion.

La Cour rappelle qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par le requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par l’intéressé (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

16. En l’espèce, elle estime que le grief doit être examiné uniquement sous l’angle de l’article 9 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publics, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur l’objet du grief

17. Dans sa réponse aux observations du Gouvernement, le requérant se plaint que les autorités nationales ne lui aient pas permis de respecter les préceptes alimentaires du culte musulman. Il joint en annexe à ses observations les décisions internes relatives à sa demande de repas conformes aux préceptes du culte adventiste (paragraphe 9 ci-dessus), sans toutefois soulever de grief à cet égard.

18. Dans ces conditions, la Cour estime que l’objet du grief se limite à la question de savoir si les autorités nationales ont pris des mesures afin de permettre au requérant d’observer les interdits alimentaires du culte musulman. Il ressort des documents dont elle dispose que l’intéressé a formulé des demandes en ce sens à la prison de Galaţi et à la prison de Brăila (paragraphes 6-8 ci-dessus).

2. Sur la recevabilité
1. Sur l’exception d’irrecevabilité pour abus du droit de recours

19. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité pour abus du droit de recours, soutenant que le requérant a présenté la réalité de manière déformée et incomplète. Il admet que la démarche de changement de religion est de nature intime, mais il estime que toute conversion implique une préparation et une formation aux préceptes de la religion concernée, sous la forme d’un accompagnement spirituel dispensé par un représentant du culte ou de l’étude des textes sacrés et des écrits religieux. Il ajoute que, dans la manifestation extérieure de la croyance, il est utile et nécessaire pour s’approprier l’essence de la religion concernée de bénéficier de l’appui d’un membre du culte ou d’étudier les textes religieux. Or, en l’espèce, le requérant n’aurait eu recours à aucune de ces formes d’appui et de préparation. La seule expression de son affiliation à une nouvelle religion aurait été sa demande de repas spéciaux. Le Gouvernement souligne également que le requérant s’est déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération (paragraphe 4 ci-dessus), musulman en 2015 lorsqu’il était détenu à la prison de Brăila (paragraphe 7 ci-dessus), puis adventiste en 2016, de sorte que, après avoir demandé des repas sans porc, il a demandé des repas conformes à la norme alimentaire spécifique au culte adventiste (paragraphe 9 ci-dessus), sans pour autant en informer la Cour. Compte tenu de ces revirements, le Gouvernement doute de la sincérité des convictions du requérant et, partant, du bien-fondé de ses demandes de repas spéciaux.

20. Le requérant n’a pas présenté d’observations sur l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement pour abus du droit de recours. Il affirme seulement s’être sincèrement converti à l’islam.

21. La Cour a expliqué dans l’arrêt Gross c. Suisse ([GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014) quelles obligations d’information l’article 47 de son règlement fait peser sur les requérants.

22. En l’espèce, elle note que le requérant l’a informée lors de l’échange des observations qu’en juin 2016, il avait demandé à la prison de Brăila à bénéficier de repas conformes aux préceptes du culte adventiste (paragraphe 9 ci-dessus). Elle estime donc qu’il n’a pas failli à son obligation de l’informer des faits nouveaux importants survenus au cours de la procédure (voir, en ce sens et mutatis mutandis, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 97‑99, CEDH 2012). Rien ne permet donc de dire qu’il ait abusé de son droit de recours en l’espèce. Il y a lieu, dès lors, de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.

2. Sur le grief relatif à la prison de Galaţi

23. Le Gouvernement n’a pas soulevé d’exceptions ultérieures quant au grief relatif au refus des autorités pénitentiaires de fournir au requérant des repas sans porc à la prison de Galaţi. À cet égard, la Cour note que l’intéressé a formulé sa demande le 27 septembre 2012 et qu’il ressort de la copie de cette demande qu’il a fournie à la Cour que les autorités pénitentiaires l’ont rejetée le 1er octobre 2012 (paragraphe 6 ci-dessus). Le requérant indique qu’il n’a pas insisté par crainte de représailles (paragraphe 6 ci-dessus), mais il n’allègue pas ne pas avoir disposé d’une voie de recours effective pour contester le refus opposé à sa demande (voir, dans le sens de l’effectivité des voies de recours existantes, Sanatkar c. Roumanie, no 74721/12, § 32, 16 juillet 2015).

24. En toute hypothèse, la Cour constate que ce grief est tardif, étant donné que la requête a été introduite le 5 juin 2015. Elle rappelle que la règle des six mois prévue à l’article 35 § 1 de la Convention est une règle d’ordre public qu’elle a compétence pour l’appliquer d’office, même si le Gouvernement n’en a pas excipé (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 128, 19 décembre 2017).

25. Il y a lieu dès lors de rejeter pour tardiveté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, le grief relatif au refus des autorités de fournir au requérant des repas sans porc à la prison de Galaţi.

3. Sur le grief relatif à la prison de Brăila

26. Constatant que le grief relatif à l’allocation au requérant de repas sans porc à la prison de Brăila n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

3. Sur le fond
1. Thèses des parties

27. Le requérant soutient que l’obligation de présenter un document écrit délivré par les autorités religieuses du nouveau culte est contraire aux dispositions de la Convention et qu’il lui était impossible de se procurer un tel document lorsqu’il était incarcéré à la prison de Brăila. Il allègue que la direction de la prison organisait ponctuellement des réunions à caractère religieux mais que de telles réunions n’ont pas été organisées pendant sa détention. Il soutient que l’ingérence faite dans son droit à la liberté de religion n’avait pas de base légale, l’obligation de présenter une preuve écrite ne découlant pas de la loi no 254/2013 mais d’un acte normatif de rang inférieur. Il se plaint d’avoir été contraint de prendre des repas contenant de la viande de porc et d’en avoir souffert physiquement et psychologiquement.

28. Le Gouvernement expose qu’en vertu de la législation pertinente, les personnes qui déclarent une affiliation religieuse doivent la prouver par un document délivré par l’organisation religieuse correspondante. Il admet que cette exigence peut s’analyser en une ingérence dans l’exercice de la liberté religieuse, mais seulement à l’égard de convictions ne relevant pas de l’exercice collectif d’une religion. Il ajoute qu’en toute hypothèse, elle est prévue par la loi et poursuit un but légitime, à savoir la prévention de l’abus de droit – abus qui dilue selon lui l’importance de la question de l’appartenance religieuse – et la protection des religions. Il indique que le document requis par la législation peut être obtenu directement auprès de l’organisation religieuse concernée ou d’un représentant de celle-ci autorisé à se rendre dans la prison. Il estime qu’en l’espèce, rien n’empêchait le requérant de se procurer cette preuve de son affiliation religieuse, et qu’en l’absence d’un tel document, c’est à juste titre que les autorités nationales ont rejeté sa demande.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux

29. La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de cet instrument. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 124, CEDH 2014 (extraits), et Erlich et Kastro c. Roumanie, nos 23735/16 et 23740/16, § 28, 9 juin 2020).

30. Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 de la Convention énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 73, CEDH 2000‑VII ; Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 105, CEDH 2005‑XI ; et Erlich et Kastro, précité, § 29).

31. Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 33 in fine, série A no 260‑A). Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’État au titre de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans celle-ci (Leyla Şahin, précité, § 106, et Erlich et Kastro, précité, § 30).

32. Il faut également rappeler le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et les contextes locaux. Lorsque sont en jeu des questions de politique générale, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire » (S.A.S. c. France, précité, § 129). Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce (voir, notamment, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV ; Leyla Şahin, précité, § 110 ; et Erlich et Kastro, précité, § 31).

33. Si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables n’en sont pas moins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et 3 autres, § 84 in fine, CEDH 2013 (extraits), et Erlich et Kastro, précité, § 32).

34. Enfin, la Cour a récemment précisé, dans un contexte relatif à l’exemption du service militaire, que si un individu demande une dérogation spéciale qui lui est accordée en raison de ses croyances ou convictions religieuses, il n’est pas excessif ou en conflit fondamental avec la liberté de conscience d’exiger un certain niveau de justification de la croyance authentique et, si cette justification n’est pas fournie, de parvenir à une conclusion négative (Dyagilev c. Russie, no 49972/16, § 62, 10 mars 2020, avec les références y citées).

b) Application de ces principes en l’espèce

35. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief du requérant à la lumière des obligations positives qui découlent de l’article 9 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Vartic c. Roumanie (no 2), no 14150/08, § 44, 17 décembre 2013, et Erlich et Kastro, précité, § 33). Elle note que la loi no 254/2013 et la législation secondaire prise en application de ce texte consacrent expressément un droit pour les personnes détenues à bénéficier de repas conformes aux préceptes de leur religion (paragraphes 10-11 ci‑dessus). Il y avait donc un cadre normatif général, suffisamment prévisible et détaillé, quant à l’exercice du droit à la liberté de religion en milieu pénitentiaire (Erlich et Kastro, précité, § 34). Les Règles pénitentiaires européennes, en vigueur au moment des faits, lues à la lumière de leur commentaire (paragraphes 13‑14 ci-dessus), allaient par ailleurs dans le même sens.

36. La Cour observe ensuite que l’arrêté no 1072/2013, qui constitue le droit national applicable en la matière, dispose que les détenus peuvent déclarer sur l’honneur leur appartenance religieuse au moment de leur incarcération et, le cas échéant, indiquer qu’ils se sont convertis au cours de leur détention, en produisant alors une déclaration sur l’honneur et un acte de confirmation de leur nouvelle affiliation religieuse (paragraphe 11 ci‑dessus). Elle ne saurait retenir l’argument du requérant consistant à dire que l’obligation de présenter une preuve écrite de sa conversion n’avait pas de base légale parce qu’elle découlait d’un acte normatif de rang infra‑législatif (paragraphe 27 ci-dessus). Elle observe à cet égard que l’intéressé avait accès à l’arrêté en question (voir, a contrario, Lebois c. Bulgarie, no 67482/14, § 67, 19 octobre 2017, où le requérant n’avait pas accès au règlement intérieur de la prison), et que le contenu de ce texte était prévisible, ce que le requérant ne conteste pas. La Cour observe par ailleurs que le requérant n’a pas soulevé devant les tribunaux internes des arguments tirés de la prétendue illégalité de l’arrêté no 1072/2013 et ne leur a pas donné l’occasion de vérifier la légalité de cet acte. Il n’a pas soutenu non plus que l’illégalité de l’arrêté susmentionné avait été déjà déclarée et faisait l’objet d’une jurisprudence constante des tribunaux internes. Dans ces circonstances, et en l’absence d’un examen de la part des juridictions internes, la Cour ne saurait retenir, en tant que tel, l’argument du requérant selon lequel l’obligation de présenter une preuve écrite de sa conversion n’avait pas de base légale parce qu’elle découlait d’un acte normatif de rang infra‑législatif (paragraphe 27 ci‑dessus).

37. La Cour note ensuite que, selon le Gouvernement, le requérant s’est déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération, information confirmée par l’intéressé (paragraphe 4 ci-dessus), qui a par ailleurs déclaré devant elle qu’il s’était converti à l’islam en prison (paragraphe 5 ci-dessus). Elle doit donc rechercher, comme l’y invite le Gouvernement (paragraphe 28 ci-dessus), si l’obligation imposée par l’arrêté no 1072/2013 de produire une attestation de conversion religieuse afin de pouvoir exercer sa religion cadre avec les obligations positives qui incombent aux autorités nationales.

38. La Cour note d’emblée que la liberté de changer de religion ou de convictions est expressément garantie par l’article 9 de la Convention. Elle observe ensuite que l’obligation visée par l’arrêté no 1072/2013 ne concerne que la conversion religieuse survenue pendant la détention, les détenus pouvant dans tous les autres cas déclarer leur appartenance religieuse par une simple déclaration sur l’honneur (paragraphe 11 ci-dessus).

39. Elle note ainsi que l’arrêté no 1072/2013 a introduit une distinction entre la déclaration initiale de la religion, que le détenu peut faire librement et sans formalités particulières au moment de son incarcération, et le changement de religion, survenu au cours de la détention, que le détenu doit prouver par un document provenant du nouveau culte (voir l’article 4 de l’arrêté en question, cité au paragraphe 11 ci-dessus). De l’avis de la Cour, une telle réglementation avec une exigence stricte de preuve documentaire d’appartenance à un culte spécifique dépasse le niveau de justification qui peut être exigé concernant une croyance authentique (voir, a contrario, Dyagilev, précité, § 62). Cela est d’autant plus vrai dans un cas où, comme en l’espèce, il existe la liberté initiale pour un détenu de déclarer la religion sans aucune preuve nécessaire.

40. En plus, saisis du grief du requérant relatif à la prison de Brăila, tant le juge chargé du contrôle de la privation de liberté que le tribunal de première instance ont rejeté le recours de l’intéressé sans avoir examiné le contexte factuel de sa demande, au motif qu’il n’avait pas fourni l’attestation écrite exigée par la réglementation (paragraphe 8 ci-dessus). Ils n’ont pas examiné non plus si le requérant aurait eu une possibilité réelle de se faire produire une preuve écrite ou une autre confirmation de l’appartenance au culte respectif, en particulier compte tenu des restrictions auxquelles il était soumis en tant que prisonnier.

41. La Cour rappelle que, sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000‑XI). Au vu de l’importance du caractère sérieux et sincère que doit avoir une conversion religieuse, elle estime que le devoir de neutralité des autorités nationales, au sens de sa jurisprudence, ne saurait faire obstacle à un examen des éléments factuels qui caractérisent la manifestation d’une religion (voir, mutatis mutandis et dans le contexte des attestations pouvant être demandées par un employeur dans le cadre d’un contrat de travail, Kosteski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 55170/00, § 39, 13 avril 2006). Or il ne ressort pas des décisions rendues en l’espèce que les juridictions nationales se soient efforcées d’établir la manière dont l’intéressé manifestait ou entendait manifester sa nouvelle religion.

42. La Cour prend note de l’argument avancé par le Gouvernement consistant à dire que l’obligation découlant de l’arrêté no 1072/2013 vise à prévenir l’abus de droit – abus qui dilue selon lui l’importance de la question de l’appartenance religieuse – et à protéger les religions (paragraphe 28 ci-dessus). Elle entend également son argument selon lequel l’intéressé a changé de religion une seconde fois, comme le montrerait le fait qu’il a demandé des repas conformes à la norme alimentaire spécifique au culte adventiste (paragraphe 19 ci-dessus). Elle observe toutefois que les juridictions internes qui ont examiné sa demande de repas conformes aux préceptes du culte adventiste n’ont pas jugé cette demande constitutive d’un abus de sa part (paragraphe 9 ci-dessus).

43. La Cour est d’avis que, compte tenu des dispositions introduites par l’arrêté du ministère de la Justice exigeant notamment une preuve écrite en cas de changement de religion au cours de la détention, les autorités nationales ont rompu le juste équilibre qu’elles devaient ménager entre les intérêts de l’établissement pénitentiaire, ceux des autres prisonniers et les intérêts particuliers du détenu concerné (voir, mutatis mutandis, Jakóbski c. Pologne, no 18429/06, § 50, 7 décembre 2010). À cet égard, elle n’est pas convaincue que les demandes du requérant de se voir offrir un régime alimentaire conforme à sa religion aurait causé un dysfonctionnement dans la gestion de la prison ou entrainé des conséquences négatives sur le régime alimentaire offert aux autres détenus (ibid., § 52 ; voir aussi, Vartic no 2, précité, § 49).

44. À la lumière de ce qui précède et malgré la marge d’appréciation dont l’État défendeur jouit en la matière (paragraphe 32 ci-dessus), la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas satisfait, à un degré raisonnable dans les circonstances de l’espèce, aux obligations positives découlant pour elles de l’article 9 de la Convention en ce qui concerne les repas servis au requérant à la prison de Brăila.

45. Partant, il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

46. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

47. Le requérant demande 15 000 euros (EUR) pour dommage moral.

48. Le Gouvernement estime que cette somme est excessive par rapport à la jurisprudence de la Cour.

49. Statuant en équité, comme l’exige l’article 41 de la Convention, la Cour octroie au requérant 5 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

50. Le requérant réclame 215,053 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Il indique que cette somme représente les honoraires de son avocate et soumet une copie de la quittance délivrée par celle-ci.

51. Le Gouvernement s’oppose au remboursement de cette somme. Il suppose que la correspondance envoyée à la Cour a en réalité été rédigée intégralement par le requérant lui-même. Selon lui en effet, rien n’indique que la quittance ait bien été établie par l’avocate.

52. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 215 EUR pour les frais engagés dans le cadre de la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt par le requérant.

3. Intérêts moratoires

53. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable pour autant qu’elle concerne le grief relatif au refus des autorités de fournir au requérant des repas conformes aux préceptes du culte musulman à la prison de Brăila, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;
3. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

b) 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,

c) 215 EUR (deux cent quinze euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

d) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 novembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea TamiettiYonko Grozev
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Paczolay, à laquelle se rallie le juge Grozev.

YGR
ANT

OPINION DISSIDENTE DU JUGE PACZOLAY À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE GROZEV

(Traduction)

1. Tout en respectant l’avis de la majorité, je parviens dans la présente affaire à une conclusion différente.

2. La majorité conclut en l’espèce que, malgré la marge d’appréciation dont jouit l’État, les autorités nationales n’ont pas satisfait aux obligations positives découlant pour elles de l’article 9 de la Convention en ce qui concerne les repas servis au requérant à la prison de Brăila (paragraphe 44 de l’arrêt). Cette conclusion repose sur le défaut de justification de la différence dans la manière dont sont traitées, d’un côté, la première déclaration d’appartenance religieuse, pour laquelle aucun document n’est requis, et, de l’autre, d’éventuels changements ultérieurs. À mon sens, les lois et arrêtés roumains pertinents respectent les convictions religieuses des détenus, y compris en matière d’alimentation. Pour l’organisation des services religieux et également pour la fourniture d’une alimentation adéquate, les détenus doivent déclarer leur appartenance religieuse. Cette déclaration est recueillie lors de leur arrivée en prison, sans qu’aucune attestation ne soit requise. Dans ce contexte spécifique, cette absence de nécessité de fournir une attestation lors de l’enregistrement initial de l’appartenance religieuse peut être considérée comme un traitement plus favorable, destiné à faciliter l’exercice des droits religieux en prison, et non comme une obligation découlant de l’article 9 de la Convention.

3. En droit roumain, en cas de changement de confession intervenant au cours de la détention, une simple déclaration du détenu ne suffit pas, puisque celle-ci doit être étayée par un acte attestant que l’intéressé appartient au nouveau culte. Cet acte de confirmation doit être délivré par un représentant du culte ou de l’association religieuse concerné. Cette règle vise à permettre l’établissement de la sincérité et du sérieux de la conversion. Elle ne rompt pas l’équilibre entre les différents intérêts en jeu et ne constitue pas une charge disproportionnée pour le détenu car, s’il pratique la religion à laquelle il s’est converti, il rencontre forcément le représentant (le prêtre ou l’imam, par exemple) de cette confession. L’obligation de fournir un acte confirmant l’affiliation religieuse lors d’un changement ultérieur de confession peut être comprise comme une mesure garantissant la bonne administration des lieux pénitentiaires, car des déclarations fréquentes et injustifiées de changement de confession sont de nature à mettre en difficulté l’administration pénitentiaire s’agissant de répondre aux besoins d’ordre religieux des détenus. Ladite obligation ne peut donc pas être tenue pour déraisonnable en elle-même, tant que les situations individuelles peuvent être prises en compte.

4. Il est vrai que, dans un certain nombre d’affaires qui s’inscrivaient dans le contexte pénitentiaire, la Cour a constaté la violation de l’article 9. Cependant, dans aucune de ces affaires le caractère sérieux et authentique des convictions religieuses de l’intéressé n’était contesté. Ainsi, dans l’affaire Jakóbski c. Pologne (no 18429/06, 7 décembre 2010), la Cour a conclu à la violation de l’article 9 malgré la marge d’appréciation reconnue à l’État défendeur, du fait que les autorités n’avaient pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts des autorités pénitentiaires et les intérêts du requérant, à savoir le droit de manifester sa religion par l’observance des préceptes du bouddhisme (ibidem, § 54). Il est toutefois important de souligner que dans cette affaire la mission bouddhiste en Pologne était intervenue auprès des autorités pénitentiaires en faveur du requérant, qui avait été autorisé à correspondre avec elle et également à lui téléphoner (ibidem, §§ 11, 14, 18). Dans l’affaire Vartic c. Roumanie (no 2) (no 14150/08, 17 décembre 2013), la Cour a rejeté l’argument du Gouvernement selon lequel des détenus qui s’étaient initialement déclarés orthodoxes avaient changé de confession afin de recevoir une nourriture de meilleure qualité. Le requérant en question avait exposé de manière cohérente la manière dont il pratiquait sa foi bouddhiste et, pendant la procédure interne, les juridictions nationales n’avaient nullement mis en doute l’authenticité de sa foi (ibidem, § 46). Dans une affaire récente, Dyagilev c. Russie (no 49972/16, 10 mars 2020), la Cour a examiné sous l’angle de l’article 9 de la Convention l’appréciation qui avait été faite au niveau national quant au sérieux des convictions du requérant dans le cadre d’une objection de conscience. La Cour a réaffirmé le principe selon lequel, lorsque les Parties contractantes sont tenues à une obligation positive découlant de l’article 9 de la Convention, il n’est pas « en conflit fondamental avec la liberté de conscience d’exiger un certain niveau de justification de la croyance authentique et, si cette justification n’est pas fournie, de parvenir à une conclusion négative » (ibidem, § 62).

5. Concernant le requérant dans la présente espèce, au début de sa détention il a déclaré appartenir à l’Église chrétienne orthodoxe. Au bout de trois ans, il s’est déclaré converti à l’islam. Il est vrai que dans l’islam aucun acte ou document particulier n’est requis pour prouver la conversion. C’est principalement lorsqu’ils souhaitent accomplir le hadj (le pèlerinage à la Mecque) que les musulmans doivent prouver au moyen d’un document leur appartenance à l’islam, car seuls les musulmans sont autorisés à se rendre à la Mecque. Cette « attestation de l’islam » est délivrée après le prononcé de la profession de foi (chahada) devant l’imam et des témoins ; il s’agit d’une procédure simple et rapide. Le requérant en l’espèce pouvait facilement fournir un tel document après avoir déclaré sa foi en présence de l’imam et de témoins. Le requérant ne s’étant pas plaint d’une impossibilité de pratiquer sa nouvelle confession, il était probablement en mesure de prendre contact avec le représentant du centre islamique local ; or aucun élément ne prouve qu’il ait tenté de le faire.

6. Concernant la seconde conversion (qui en elle-même fait naître des doutes quant au sérieux et à la sincérité de ses convictions religieuses) : le requérant a déclaré être devenu un adepte de l’Église adventiste du septième jour. La preuve de l’appartenance à cette confession s’accompagne d’un bien plus grand formalisme. Avant le baptême, l’intéressé doit effectuer une longue période d’apprentissage et prouver le sérieux de ses convictions. Après le baptême, le document requis peut être délivré. Le requérant a probablement déclaré un intérêt pour cette confession mais j’ai du mal à croire qu’il soit formellement devenu un adepte de cette Église ; ce même constat figure d’ailleurs dans le jugement interne rendu le 5 août 2016. Notons que les prescriptions alimentaires de l’Église adventiste du septième jour ne sont pas aussi claires que dans le cas de l’islam. Une alimentation saine est assurément répandue, le végétarisme assez généralisé quoique non exclusif, et les tenants de cette foi admettent une distinction entre animaux propres et animaux impropres suivant le Troisième Livre de Moïse, le Lévitique, bien que celle-ci ne soit pas forcément suivie de manière stricte.

7. Les autorités pénitentiaires et judiciaires roumaines ont donc rejeté les demandes du requérant du fait que celui-ci n’avait pas établi le caractère sérieux de ses conversions. Il n’est pas excessif d’exiger la présentation d’un seul document à cet effet. Dans ses recours le requérant n’a pas fait état de circonstances particulières qui l’auraient empêché d’obtenir pareille pièce. En fait, malgré les demandes répétées des autorités tendant à ce qu’il certifiât sa conversion, le requérant n’a rien fait pour se voir délivrer une attestation, et il n’a jamais avancé qu’il se heurtait à des obstacles matériels ou financiers pour obtenir pareil document. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

8. La procédure suivie par les autorités roumaines était elle aussi conforme à la jurisprudence de la Cour.


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