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17/11/2020 | CEDH | N°001-206316

CEDH | CEDH, AFFAIRE AKIN c. TURQUIE, 2020, 001-206316


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKIN c. TURQUIE

(Requête no 58026/12)

ARRÊT


Art 35 § 1 • Étendue du devoir de diligence du requérant au regard de la règle des six mois dans une procédure pénale contre un policier éteinte par prescription

Art 3 (matériel et procédural) • Absence d’enquête effective menée avec une promptitude suffisante et une diligence raisonnable sur des mauvais traitements infligés par la police lors d’une arrestation • Policier condamné à cinq mois de prison par la cour d’assises • Prescription pénale des fait

s constatée par la Cour de cassation • Procédure ou condamnation ne pouvant être rendues caduques par le jeu de ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKIN c. TURQUIE

(Requête no 58026/12)

ARRÊT

Art 35 § 1 • Étendue du devoir de diligence du requérant au regard de la règle des six mois dans une procédure pénale contre un policier éteinte par prescription

Art 3 (matériel et procédural) • Absence d’enquête effective menée avec une promptitude suffisante et une diligence raisonnable sur des mauvais traitements infligés par la police lors d’une arrestation • Policier condamné à cinq mois de prison par la cour d’assises • Prescription pénale des faits constatée par la Cour de cassation • Procédure ou condamnation ne pouvant être rendues caduques par le jeu de la prescription

STRASBOURG

17 novembre 2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Akın c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Carlo Ranzoni,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête susmentionnée (no 58026/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Necmettin Akın (« le requérant ») a saisi la Cour le 20 juillet 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief concernant les mauvais traitements dont le requérant aurait fait l’objet,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne des mauvais traitements infligés au requérant par des agents de police qui effectuaient un contrôle d’identité.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1978 et réside à Antalya. Il est représenté par Me B. Kurt, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

4. Chargés de patrouiller autour du consulat américain d’Istanbul, deux policiers interpelèrent le requérant, vers 4 heures du matin, le 8 juin 2003. Celui-ci, qui aurait été en état d’ébriété, aurait insulté les agents qui s’apprêtaient à effectuer un contrôle d’identité. Ces derniers appelèrent du renfort, puis une altercation s’ensuivit. Le requérant fut arrêté et immédiatement transféré à l’hôpital civil de Taksim.

5. Un rapport médical dressé à 4 h 59 faisait état de la présence de lacérations sur les deux coudes du requérant, d’un œdème au-dessus de son œil gauche ainsi que des lacérations minimes autour de son cou et de son visage.

6. Un rapport médical établi à l’égard du policier N.D. impliqué dans les faits indiquait la présence de deux ecchymoses de 3 x 2 cm sur ses deux bras.

7. La déposition du requérant ainsi que celle d’un témoin oculaire furent recueillies.

8. Le 8 juin 2003 également, le requérant fut libéré après l’établissement à 14 h 40 d’un rapport médical, lequel indiquait la présence d’un œdème autour de son œil gauche, d’un érythème et d’une lacération sur sa joue droite, et des lacérations sur ses deux bras.

9. Le requérant déposa le même jour une plainte pour mauvais traitements. Le procureur demanda immédiatement à l’institut médicolégal de l’examiner. Le rapport y afférant, daté du 8 juin 2003, indiquait la présence d’une ecchymose et d’un hématome autour de l’œil droit du requérant, d’une ecchymose autour de son œil gauche, d’une coupure superficielle de 2 cm sur sa mâchoire, d’une croûte de 2 cm sur la partie intérieure de son poignet gauche et d’une légère abrasion de l’épiderme sur ses coudes.

1. Première procédure

10. Le 12 mars 2004, après plusieurs correspondances avec la Direction de la sûreté et après avoir interrogé les agents qui étaient intervenus au moment des faits, le procureur rendit un non-lieu partiel concernant six policiers.

11. Le 11 mai 2004, il dressa un acte d’accusation pour mauvais traitements contre deux agents, en application de l’article 245 du code pénal. La cour d’assises recueillit la déposition du premier agent par commission rogatoire puisque dans l’intervalle celui-ci avait été muté dans un autre département. Des correspondances avec la Direction de la sûreté permirent d’établir que dans le cadre d’une autre enquête, le second policier avait été renvoyé de la fonction publique ; celui-ci demeura introuvable jusqu’en 2006.

12. Lors de l’audience du 22 décembre 2004, le requérant indiqua que son ami Turgut avait été témoin des événements et qu’il souhaitait le présenter au tribunal. Il se vit accorder un délai jusqu’à la prochaine audience, qui eut lieu le 22 février 2005. Lors de l’audience du 13 avril 2005, le requérant déclara que son témoin n’était pas venu et indiqua qu’il était prêt à faire des recherches pour fournir son adresse.

13. Le 22 février 2005 et le 18 octobre 2005, la cour d’assises demanda que des examens complémentaires soient effectués d’obtenir des avis médicaux supplémentaires. Les rapports ainsi dressés par l’institut médicolégal les 11 mai et 26 octobre 2005 faisaient état des blessures susmentionnées mais aussi d’une ancienne fracture nasale, et indiquaient en conclusion que les blessures en question étaient de nature à entraîner un arrêt de travail de quinze jours.

14. Dans l’intervalle, lors de l’audience qui eut lieu le 10 août 2005, la demande du requérant visant à se constituer partie intervenante fut acceptée par la cour d’assises. Durant la même audience, le représentant du requérant demanda un délai pour examiner l’avis médical du 11 mai 2005 et trouver le nom et l’adresse complets de leur témoin. Un délai jusqu’à la prochaine audience, qui eut lieu le 18 octobre 2005, lui fut accordée. En 2006, le requérant indiqua que le second agent, retrouvé dans l’intervalle, n’était pas celui qui l’avait frappé.

15. Le requérant ne participa pas à l’audience du 7 juin 2007, de sorte que la parade d’identification des officiers ne put être effectué. Le tribunal demanda à la Direction de la sécurité d’assurer la présence du requérant à la prochaine audience ; toutefois cela ne fut pas possible car le requérant avait quitté son adresse. Ni le requérant, ni son représentant ne participèrent à l’audience du 15 novembre 2007. Le dossier ne permet pas de connaître la date des audiences suivantes.

16. Par un jugement daté du 25 mars 2009, la cour d’assises, en application de l’article 245 § 1 de l’ancien code pénal, condamna le policier N.D. à une peine de réclusion de six mois et vingt jours au motif qu’il avait infligé au requérant des coups et blessures en abusant de ses fonctions, peine assortie d’une interdiction provisoire d’exercer dans la fonction publique. L’agent condamné se pourvut en cassation.

17. Le 7 juillet 2011, la Cour de cassation constata la prescription pénale et décida donc de rayer l’affaire de son rôle. Cette décision fut enregistrée au greffe de la cour d’assises le 22 août 2011.

2. seconde procédure

18. En raison de nouveaux éléments concernant l’agent E.S., la cour d’assises, au courant de l’année 2008, invita le procureur à enquêter sur celui-ci.

19. Le 22 juin 2009, le procureur dressa un acte d’accusation contre ce policier pour mauvais traitements, en application de l’article 245 du code pénal. Le 11 décembre 2009, la cour d’assises, en application de l’article 245 § 1 de l’ancien code pénal, condamna l’agent E.S. à une peine de réclusion de cinq mois au motif qu’il avait infligé au requérant des coups et blessures en abusant de ses fonctions, peine assortie d’une interdiction provisoire d’exercer dans la fonction publique. L’agent E.S. se pourvut en cassation.

20. Le 21 mars 2012, la Cour de cassation, en application des articles 102 § 4 et 104 § 2 de l’ancien code pénal, raya cette affaire de son rôle pour prescription pénale, considérant que plus de sept ans et six mois s’étaient écoulés [à compter de la commission des faits]. Cette décision fut enregistrée au greffe de la cour d’assises le 4 juin 2012.

21. Dans les deux procédures susmentionnées, des séances d’identification furent effectuées et des témoignages recueillis. Le requérant et son avocat ne se présentèrent pas à plusieurs audiences. D’autres audiences furent ajournées, car le requérant alléguait que les rapports médicaux rendus à son égard étaient insuffisants, ce qui nécessitait un avis supplémentaire de l’institut médicolégal. Certaines audiences furent aussi ajournées car le requérant expliquait qu’il n’était pas parvenu à prendre contact avec son témoin, un certain Turgut.

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

22. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’ancien code pénal (loi no 765) se lisent ainsi :

Article 102

« La prescription, sauf dans les cas où la loi en dispose autrement, éteint l’action publique :

(...)

3. après dix ans, si le crime est passible d’une peine de réclusion criminelle lourde comprise entre cinq et vingt ans (...)

4. après cinq ans, si le crime est passible d’une peine de réclusion criminelle lourde ne dépassant pas cinq ans (...) »

Article 104

« Le délai de prescription de l’action publique est interrompu pour chacun des actes juridiques suivants : la condamnation, l’arrestation, la détention provisoire, la convocation, l’interrogatoire (...) et l’introduction de l’acte d’accusation.

Après une interruption du délai de prescription, celui-ci recommence à courir. En cas de pluralité des actes, le délai de prescription court à nouveau à compter de la date du dernier acte interruptif. Toutefois, le délai de prescription ne peut pas dépasser les délais prévus à l’article 102 majorés de moitié. »

Article 117

« La prescription de l’action publique et la prescription de la peine sont examinées d’office (...) »

Article 243

« Quiconque, fonctionnaire (...), torture un accusé ou a recours à des traitements cruels, inhumains ou dégradants pour lui faire avouer un délit, est passible d’une peine de réclusion criminelle lourde allant jusqu’à huit ans ainsi qu’à une interdiction définitive ou provisoire d’exercer dans la fonction publique (...) »

Article 245

« Tout agent des forces de l’ordre (...) qui, dans l’exercice de ses fonctions (...) et en dehors des circonstances prévues par la loi (...), maltraite ou blesse une personne, lui porte des coups ou lui cause une souffrance physique, est passible d’une peine de réclusion criminelle allant de trois mois à cinq ans ainsi qu’à une interdiction provisoire d’exercer dans la fonction publique.

(...) »

23. Le droit turc ne prévoit pas la notification des décisions rendues par la Cour de cassation constatant la prescription pénale.

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

24. Le requérant se plaint d’avoir été battu pendant son arrestation. Il qualifie également d’ineffective l’enquête menée à cet égard, estimant que la prescription des faits résulte de la négligence des autorités tout d’abord à identifier et à convoquer les policiers concernés, puis à mener la procédure en question. Il invoque les articles 3, 6 et 13 de la Convention.

25. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.

26. La Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner l’ensemble des griefs du requérant sous l’angle de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

1. Sur la recevabilité

27. Le Gouvernement considère que la requête est tardive. Les délais de la prescription pénale étant inscrits dans la loi, le requérant, représenté par un avocat, aurait dû saisir la Cour bien avant que le constat d’une telle prescription ait été fait en droit interne. Plus concrètement, le Gouvernement explique que dans cette affaire le délai de la prescription pénale le plus long étant de sept ans et six mois, ce délai était facilement calculable à partir de la date de la commission des faits et il était évident qu’aucun autre acte juridique n’aurait pu être fait après cette date ; par conséquent le requérant aurait dû saisir la Cour dans le délai de six mois à compter du 8 décembre 2010.

28. Le requérant ne se prononce pas sur cette exception.

1. Principes généraux

29. La Cour a souligné dans son arrêt Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 262-269, CEDH 2014) les principes concernant le devoir de diligence quant à la saisine de la Cour. Ainsi, elle a indiqué que, dans le cas d’une enquête pour mauvais traitements, comme dans celui d’une enquête pour le décès suspect d’un proche, les requérants sont censés prendre des mesures pour se tenir au courant de l’état d’avancement de l’enquête, ou de sa stagnation, et introduire leurs requêtes avec la célérité voulue dès lors qu’ils savent, ou devraient savoir, qu’aucune enquête pénale effective n’est menée.

30. La Cour a précisé que l’obligation de diligence incombant aux requérants comporte deux aspects distincts quoique étroitement liés : d’une part, les intéressés doivent s’enquérir promptement auprès des autorités internes de l’avancement de l’enquête – ce qui implique la nécessité de les saisir avec diligence, car tout retard risque de compromettre l’effectivité de l’enquête – et, d’autre part, ils doivent promptement saisir la Cour dès qu’ils se rendent compte ou auraient dû se rendre compte que l’enquête n’est pas effective.

31. Pour ce qui est du second aspect du devoir de diligence – c’est-à-dire l’obligation incombant au requérant de saisir la Cour dès qu’il se rend compte ou aurait dû se rendre compte que l’enquête n’est pas effective –, la Cour a précisé que le point de savoir à quel moment ce stade est atteint dépend nécessairement des circonstances de l’affaire et qu’il est difficile à déterminer avec exactitude. Elle a rappelé avoir rejeté pour tardiveté des requêtes dont les auteurs avaient trop attendu, ou attendu sans raison apparente, pour la saisir après s’être rendu compte, ou avoir dû se rendre compte, de l’absence d’ouverture d’une enquête, de l’enlisement ou de la perte d’effectivité de celle-ci ainsi que de l’absence dans l’immédiat de la moindre chance réaliste de voir une enquête effective être menée à l’avenir (Hazar et autres c. Turquie (déc.), no 62566/00 et autres, 10 janvier 2002, Bayram et Yıldırım c. Turquie (déc.), no 38587/97, ECHR 2002-III, et Dennis et autres c. Royaume Uni (déc.), no 76573/01, 2 juillet 2002).

32. En d’autres termes, la Cour a estimé qu’il était indispensable que les personnes qui entendaient se plaindre devant elle d’un manque d’effectivité d’une enquête ou de l’absence d’enquête ne tardent pas indûment à la saisir de leur grief. Après un laps de temps considérable, lorsque l’activité d’investigation est marquée par d’importantes lenteurs et interruptions, vient un moment où les intéressés doivent se rendre compte qu’il n’est et ne sera pas mené une enquête effective. La Cour a cependant jugé que, tant qu’il existe un contact véritable entre ces derniers et les autorités au sujet des plaintes et des demandes d’information, ou un indice ou une possibilité réaliste que les mesures d’enquête progressent, la question d’un éventuel retard excessif de la part des requérants ne se posait généralement pas (Mocanu et autres précité, §§ 262-269).

2. Application en l’espèce

33. La Cour a déjà dit que lorsque la signification n’est pas prévue en droit interne, il convient de prendre en considération la date de la mise au net de la décision, date à partir de laquelle les parties peuvent réellement prendre connaissance de son contenu (Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 30, 25 mars 1999, Yavuz et autres c. Turquie (déc.) no 48064/99, 1er février 2005).

34. En vertu du droit turc, les décisions de radiation du rôle pour prescription rendue par la Cour de cassation ne sont pas signifiées aux parties (paragraphe 23 ci-dessus).

35. En l’espèce, la Cour constate que la première procédure susmentionnée a pris fin le 7 juillet 2011 devant la Cour de cassation en raison d’une décision de radiation du rôle, qui a été enregistrée au greffe de la cour d’assises le 22 août 2011.

36. S’agissant de la première procédure, la présente requête introduite le 20 juillet 2012 est par conséquent tardive et doit être rejetée en cette partie, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

37. Pour examiner l’exception formulée par le Gouvernement quant à la seconde procédure susmentionnée, la Cour doit s’inspirer de sa jurisprudence constante selon laquelle lorsqu’un agent des forces de l’ordre est accusé d’actes contraires à l’article 3, la procédure ou la condamnation ne peuvent être rendues caduques par le jeu de la prescription et que l’application de mesures telles que l’amnistie, la grâce ou le sursis à l’exécution de la peine ne pourrait davantage être autorisée (Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 63, 20 décembre 2007, Kopylov c. Russie, no 3933/04, §§ 127-131, 142 et 148, 29 juillet 2010, Ciğerhun Öner c. Turquie (no 2), no 2858/07, § 93, 23 novembre 2010, et Aleksakhin c. Ukraine, no 31939/06, §§ 60-61, 19 juillet 2012 ; pour un contexte similaire, voir également Dağabakan et Yıldırım c. Turquie, no 20562/07, §§ 64-65, 9 avril 2013, Mehmet Fidan c. Turquie, no 64969/10, §§ 46-49, 16 décembre 2014).

38. Dans la seconde procédure en question, la cour d’assises condamna le 11 décembre 2009 le policier concerné à une peine de réclusion de cinq mois assortie d’une interdiction provisoire d’exercer dans la fonction publique. Le policier se pourvut en cassation. Le délai de la prescription pénale expira au plus tard le 9 décembre 2010. Le 21 mars 2012, la Cour de cassation, en application des articles 102 § 4 et 104 § 2 de l’ancien code pénal, constata la prescription, sans indiquer précisément la date à laquelle celle-ci avait expiré, et raya pour ce motif l’affaire de son rôle.

39. Selon le Gouvernement, étant donné que la règle en question est clairement indiquée dans la loi et est facile à appliquer, le requérant, représenté au surplus par un avocat, aurait dû faire preuve d’une diligence particulière et savoir qu’à partir du 9 décembre 2010 il ne pouvait plus légitiment s’attendre à ce que la juridiction supérieure confirmât ladite condamnation.

40. Cependant, aux yeux de la Cour, pareille conclusion reviendrait à diminuer l’effet voulu des obligations positives de l’État dans le cadre de l’article 3 de la Convention, en particulier celle de mener une enquête effective. Celle-ci est en effet à la charge des autorités judiciaires nationales, lesquelles sont tenues de clore la procédure avant que l’action pénale soit éteinte par la prescription (voir les références au paragraphe 37 ci-dessus). La Cour souligne en particulier que les exigences procédurales concernant les articles 2, 3 et 4 de la Convention concernent principalement l’obligation pesant sur les autorités d’ouvrir et de mener une enquête effective. Cela implique de lancer et d’effectuer une enquête apte à conduire à l’établissement des faits et à permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables. À cet égard, il importe de souligner que, conformément à leur obligation procédurale, les autorités doivent agir d’office dès que l’affaire est portée à leur attention. En particulier, elles ne sauraient laisser à la victime l’initiative d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête. L’obligation procédurale est une obligation de moyens et non de résultat. Il n’existe pas un droit absolu à obtenir l’ouverture de poursuites contre une personne donnée, ou la condamnation de celle-ci, lorsqu’il n’y a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme requise d’effectivité (S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, §§ 312-320, 25 juin 2020, Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 103, 5 juillet 2016, Bouyid précité, § 119, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 173, 14 avril 2015). Ainsi, il serait contraire à l’esprit de la Convention de renverser cette obligation en imposant à un requérant la responsabilité de calculer le délai de la prescription pénale lui permettant ensuite de déterminer à quel moment saisir la Cour.

41. La présente affaire se distingue aussi de celles dans lesquelles la Cour avait conclu à un manque de diligence de la part des requérants. Par exemple, dans certains cas, aucune enquête n’avait été ouverte, ou bien il s’agissait de l’enlisement ou de la perte d’effectivité de l’enquête, ou encore de l’absence dans l’immédiat de la moindre chance réaliste de voir une enquête effective être menée à l’avenir (voir, entre autres, Narin c. Turquie, no 18907/02, §§ 45-51, 15 décembre 2009, Aydınlar et autres c. Turquie (déc.), no 3575/05, 9 mars 2010, Frandes c. Roumanie (déc.), no 35802/05, §§ 18-23, 17 mai 2011).

42. En l’espèce, une procédure avait été entamée et le policier accusé avait été condamné au premier degré à cinq mois de réclusion. Si la Cour de cassation avait donné une priorité à cette affaire, et dans le cas où elle aurait confirmé cette condamnation, la Cour aurait été amené aujourd’hui à examiner plutôt la qualité de victime du requérant. Le devoir de diligence du requérant était par conséquent moindre que celui des autorités nationales.

43. Au surplus, la Cour constate qu’en l’espèce, la décision de la Cour de cassation n’a pas été rendue dans un délai excessivement long qui aurait permis de dire que le requérant n’aurait pas dû attendre l’issue de cette procédure.

44. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’aucune négligence n’est attribuable au requérant qui a attendu l’issue de la procédure.

45. Pour finir, la Cour note qu’en droit turc, les décisions de radiation du rôle pour prescription pénale rendue par la Cour de cassation ne sont pas signifiées aux parties (paragraphe 23 ci-dessus). Or, elle rappelle avoir déjà dit que lorsque la signification n’est pas prévue en droit interne, il convient de prendre en considération la date de la mise au net de la décision, date à partir de laquelle les parties peuvent réellement prendre connaissance de son contenu (Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 30, 25 mars 1999, Yavuz et autres c. Turquie (déc.) no 48064/99, 1er février 2005).

46. Il convient donc de prendre en considération comme le dies a quo du délai de six mois, le 4 juin 2012, date à laquelle la décision finale rendue par la Cour de cassation le 21 mars 2012 a été déposée au greffe de la cour d’assises. La requête introduite le 20 juillet 2012 n’est donc pas tardive.

47. Constatant par ailleurs que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond

48. Le requérant se plaint d’avoir été frappé pendant son arrestation. Il considère également que l’enquête était ineffective car le policier a bénéficié de la prescription pénale.

49. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il indique que l’intervention de la police a résulté des agissements du requérant lui-même et que celui-ci a blessé un policier. Quant à la procédure, il souligne que le requérant et son avocat ont contribué à la prolongation de celle-ci notamment en étant absents à plusieurs audiences.

50. Pour les principes généraux en la matière, la Cour renvoie aux arrêts El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine ([GC], no 39630/09, §§ 182-185 et 195-198, CEDH 2012), Mocanu et autres, (précité, §§ 314-326), et Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 100-101, CEDH 2015). La Cour estime particulièrement important de souligner que lorsqu’un individu est privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par cette disposition. La Cour souligne que l’on ne saurait voir dans les mots « en principe » l’indication qu’il y aurait des situations où une telle conclusion de violation ne s’imposerait pas parce que le seuil de gravité ne serait pas atteint. En affectant la dignité humaine, c’est l’essence même de la Convention que l’on touche. Pour cette raison, toute conduite des forces de l’ordre à l’encontre d’une personne qui porte atteinte à la dignité humaine constitue une violation de l’article 3 de la Convention. Il en va en particulier ainsi de l’utilisation par elles de la force physique à l’égard d’un individu alors que cela n’est pas rendu strictement nécessaire par son comportement, quel que soit l’impact que cela a eu par ailleurs sur l’intéressé (Bouyid précité, §§ 100-101, Pranjić-M-Lukić c. Bosnie-Herzégovine, no 4938/16, §§ 73 et 82, 2 juin 2020).

51. En l’espèce, la cour d’assises a condamné le policier pour avoir infligé au requérant des coups et blessures en abusant de ses fonctions. Au vu de ce constat opéré au niveau interne, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la nécessité et la proportionnalité du recours à la force.

52. Or, la réclusion criminelle de cinq mois prononcée par la Cour d’assises n’a eu aucun effet en pratique, car la Cour de cassation, par sa décision du 21 mars 2012, a constaté la prescription pénale des faits. En résumé, malgré l’établissement de l’illégalité des agissements du policier concerné par la cour d’assises, ledit jugement n’a été ni confirmé ni infirmé.

53. Tel qu’indiqué ci-dessus, la Cour a dit à maintes reprises que lorsqu’un agent des forces de l’ordre est accusé d’actes contraires à l’article 3, la procédure ou la condamnation ne peuvent être rendues caduques par le jeu de la prescription (paragraphe 37 ci-dessus et les références qui y figurent). En l’espèce, malgré le comportement du requérant et de son avocat, lesquels n’ont pas participé à plusieurs audiences et n’ont pas pu immédiatement présenter leur témoin, la Cour souligne à nouveau que lorsqu’il s’agit d’une enquête relative à des allégations de mauvais traitements commis par les forces de l’ordre, l’obligation positive de mener une enquête effective requiert une promptitude et une diligence de la part de l’État. Cette enquête est à la charge des autorités judiciaires nationales, lesquelles sont tenues de prendre toutes les mesures nécessaires afin de clore la procédure avant que l’action pénale soit éteinte par la prescription. La Cour note en particulier qu’en l’occurrence, il a fallu environ cinq ans aux autorités d’enquête pour trouver des preuves contre l’agent E.S. afin de déclencher la deuxième procédure susmentionnée. Ensuite, tant pour la première que pour la seconde procédure, plus de deux ans se sont écoulés avant que la Cour de cassation ne se prononce sur ces procédures (paragraphes 16-17 et 19-20). Des motifs raisonnables n’ont pas été avancés par le Gouvernement pour expliquer ces délais excessifs.

54. Ainsi, la Cour conclut que les autorités nationales n’ont pas pris toutes les mesures positives nécessaires pour agir avec une promptitude suffisante et une diligence raisonnable dans cette affaire. Ce manquement dans la conduite de l’enquête a eu pour conséquence d’accorder une impunité au policier concerné et de rendre la plainte pénale ineffective.

55. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure à la violation de l’article 3 de la Convention, sous ses volets matériel et procédural.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

56. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

57. Le requérant réclame 5 000 euros (EUR) pour dommage matériel à raison des pertes de revenus qu’il aurait subies. Il sollicite 20 000 EUR pour dommage moral.

58. Il demande également un montant équitable à définir par la Cour pour les frais d’avocat et 260 EUR pour les frais et dépens qu’il a engagés devant la Cour. Il ne présente aucun justificatif.

59. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes.

60. La Cour observe que le requérant ne produit aucun document susceptible d’étayer le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, elle octroie au requérant 6 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

61. Quant aux frais et dépens, compte tenu de l’absence de justificatif, la Cour rejette cette demande.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable en ce qui concerne la procédure close le 21 mars 2012 par la décision de la Cour de cassation et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;
3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 novembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Jon Fridrik Kjølbro
Greffier adjointPrésident


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