TROISIÈME SECTION
AFFAIRE RYSER c. SUISSE
(Requête no 23040/13)
ARRÊT
Art 14 + 8 • Discrimination (état de santé) • Taxe sur l’exemption du service militaire appliquée à un requérant déclaré inapte pour raisons médicales (handicap mineur) • Article 8 applicable (« vie privée ») • Différence de traitement par rapport aux personnes atteintes d’un handicap grave, exonérées de la taxe, et aux objecteurs de conscience, qui peuvent se voir proposer un service civil de remplacement • Manque de justification objective et raisonnable constaté par la Cour dans une affaire antérieure (Glor c. Suisse) • Absence de différence notable de la présente affaire • Faible montant de la taxe non décisif
STRASBOURG
12 janvier 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ryser c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
Darian Pavli,
Peeter Roosma, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 23040/13) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de cet État, M. Jonas Ryser (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 mars 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement suisse (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention,
Vu les observations du Gouvernement,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er décembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne l’assujettissement du requérant à la taxe d’exemption de l’obligation de servir, bien qu’il ait été déclaré inapte au service militaire. Le requérant y voit une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. Il invoque l’affaire Glor c. Suisse (no 13444/04, CEDH 2009).
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1983 et réside à Berne. Il a été représenté par Me W. Egloff, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. A. Chablais, de l’Office fédéral de la justice.
4. Par une décision du 8 octobre 2004, les autorités compétentes déclarèrent le requérant inapte au service militaire pour des raisons de santé dont la nature n’a pas été précisée dans le dossier. Selon le Gouvernement, il s’agissait d’une déclaration d’inaptitude dans le souci de protection de la santé de l’intéressé et/ou de la santé d’autrui. Le requérant ne forma aucun recours contre cette décision. À l’exception de deux jours de sélection pour le recrutement, il n’accomplit aucun service militaire. En revanche, il fut déclaré apte au service de protection civile.
5. Par une décision du 12 février 2010, l’Office de la sécurité civile, du sport et des affaires militaires du canton de Berne (« l’office ») astreignit le requérant à payer la taxe d’exemption de l’obligation de servir, dont le montant pour l’année 2008 s’élevait à 254,45 francs suisses (CHF).
6. Le 11 mars 2010, le requérant forma une opposition contre cette décision et demanda à être exonéré de la taxe litigieuse. Il soutenait que, son inaptitude au service étant d’ordre médical, il ne pouvait accomplir ni le service militaire ni le service civil de remplacement. Il voyait dans son assujettissement à la taxe d’exemption, malgré cette inaptitude, une discrimination fondée sur son handicap léger par rapport aux personnes souffrant d’un handicap lourd.[1] Il s’estimait également victime d’une discrimination d’une part par rapport aux objecteurs de conscience qui, aptes au service militaire, bénéficiaient de la possibilité d’effectuer un service civil de remplacement qui les exonérait de la taxe, et d’autre part par rapport aux femmes pour qui l’obligation de servir n’existait pas, mais qui pouvaient effectuer le service à titre volontaire. Cette situation constituait pour lui une discrimination contraire à l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, comme l’aurait jugé la Cour dans l’arrêt Glor, précité.
7. Le 21 avril 2010, l’office rejeta l’opposition et refusa d’entrer en matière sur la demande de révision.
8. Par une lettre du 6 décembre 2011, le requérant fut informé qu’il était incorporé dans la réserve de la protection civile et exempté du cours d’initiation.
9. Invoquant en substance les mêmes arguments que dans son opposition, il saisit la Commission cantonale des recours en matière fiscale (« la commission »).
10. Par une décision du 4 avril 2012, la commission rejeta ce recours. Elle jugea que le requérant ne pouvait pas se dire victime d’une discrimination par rapport aux personnes aptes au service militaire qui n’étaient pas assujetties à la taxe puisqu’elles effectuaient un service personnel, étant donné qu’il n’avait pas manifesté de volonté particulière de servir, notamment parce qu’il n’avait pas contesté la décision par laquelle il avait été déclaré inapte au service militaire. Elle rejeta également l’argument tiré d’une discrimination par rapport aux personnes aptes au service militaire qui, pour des motifs de conscience, pouvaient effectuer un service civil de remplacement. Selon elle, ces personnes se trouvaient dans une situation différente, et ce d’autant plus que le requérant n’avait jamais manifesté de convictions laissant supposer que, en son for intérieur, il était objecteur de conscience. Pour ce qui est de l’argument tiré d’une discrimination par rapport aux personnes souffrant d’un handicap majeur, la commission nota que celles-ci étaient inaptes au service militaire et également au service de protection civile et qu’elles ne pouvaient donc pas faire réduire le montant de la taxe d’exemption, contrairement au requérant qui était, du fait de son handicap sans gravité et sans incidence sur son avenir professionnel, apte au service de protection civile et pouvait, en accomplissant des journées de service personnel, prétendre à une réduction du montant de la taxe à laquelle il était assujetti. Elle précisa toutefois que le service dans la protection civile n’était pas un droit dont le requérant pourrait se prévaloir, quand bien même le montant annuel de la taxe pouvait être réduit en fonction du nombre de jours de service dans la protection civile accomplis par l’assujetti. Elle estima que cette possibilité suffisait à tenir compte de la situation du requérant – inapte au service militaire et donc au service civil de remplacement, mais pas suffisamment handicapé pour être exonéré de la taxe – en ce sens que celui-ci, en effectuant un service de protection civile, pouvait faire réduire le montant dont il devait s’acquitter. Elle indiqua qu’il en aurait été autrement si le requérant, sans être porteur d’un handicap majeur, avait également été déclaré inapte au service dans la protection civile, ce qui lui aurait fait perdre toute alternative à l’acquittement complet de la taxe d’exemption. Ainsi, selon elle, le bénéfice de la mesure moins restrictive, évoquée par la Cour dans l’arrêt Glor (précité) – à savoir un service personnel adapté à l’état de santé du requérant –, ne serait accordé qu’aux personnes qui ne pouvaient effectuer ni le service militaire ni le service de protection civile, mais qui souhaitaient à tout prix accomplir un service personnel plutôt que payer la taxe d’exemption. Étant donné que la voie du service de protection civile restait ouverte au requérant, celui-ci ayant même été incorporé dans une formation de l’armée, il ne pouvait, aux yeux de la commission, se dire victime d’une quelconque discrimination du fait d’être assujetti à la taxe.
11. Le requérant porta l’affaire devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière de droit public. Il demanda à ce tribunal d’annuler les décisions de l’office et de la commission et de dire que la perception de la taxe d’exemption conduisait dans son cas à une discrimination et qu’il devait y être renoncé.
12. Par un arrêt du 23 novembre 2012, le Tribunal fédéral rejeta ce recours. En l’absence de motivation suffisante, il n’examina pas l’argument tiré d’une discrimination du requérant par rapport aux femmes. À l’instar de la juridiction inférieure, il nota que le requérant n’avait pas manifesté de volonté claire de servir dans l’armée. Il ajouta que l’intéressé, qui avait été déclaré apte au service de protection civile et avait été affecté à une formation de l’armée, n’avait pas démontré qu’il souhaitait effectuer ce service, ce qui lui aurait permis de faire réduire le montant de la taxe. Il en conclut que le requérant ne pouvait pas se dire victime d’une discrimination tant qu’il n’aurait pas fait tout son possible pour accomplir un service personnel, et ce d’autant plus qu’il n’avait pas démontré en quoi il était victime d’une discrimination par rapport aux personnes accomplissant un service civil de remplacement d’une durée supérieure pour objection de conscience et par rapport à celles présentant un handicap majeur. Pour ces raisons, le recours fut rejeté sur tous les points.
13. À la suite d’un changement de domicile, le requérant fut incorporé dans la réserve de la protection civile de la ville de Berne. Par une lettre du 6 février 2013, il fut informé qu’il ne devait pas a priori accomplir ce service.
14. Le 31 décembre 2013, le requérant fut définitivement libéré du service militaire.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
15. L’article 59 de la Constitution fédérale prévoit l’obligation de servir et, faute d’accomplir le service militaire ou un service civil de remplacement, l’obligation de s’acquitter d’une taxe :
Article 59 – Service militaire et service de remplacement
« 1. Tout homme de nationalité suisse est astreint au service militaire. La loi prévoit un service civil de remplacement.
(...)
3. Tout homme de nationalité suisse qui n’accomplit pas son service militaire ou son service de remplacement s’acquitte d’une taxe. Celle-ci est perçue par la Confédération et fixée et levée par les cantons. »
16. La loi fédérale du 12 juin 1959 sur la taxe d’exemption de l’obligation de servir (« la LTEO », Recueil systématique (RS) 661) prévoit ce qui suit dans ses dispositions pertinentes :
Article 1 – Principe
« Les citoyens suisses qui n’accomplissent pas ou n’accomplissent qu’en partie leurs obligations de servir sous forme de service personnel (service militaire ou service civil) doivent fournir une compensation pécuniaire. »
Article 2 – Assujettis
« Sont assujettis à la taxe les hommes astreints au service qui sont domiciliés en Suisse ou à l’étranger et qui, au cours d’une année civile (année d’assujettissement) :
a) ne sont, pendant plus de six mois, ni incorporés dans une formation de l’armée ni astreints au service civil ;
(...) »
Article 4 – Exonération de la taxe
« 1. Est exonéré de la taxe quiconque, au cours de l’année d’assujettissement :
a) dispose, en raison d’un handicap physique, mental ou psychique majeur, d’un revenu soumis à la taxe qui, après déduction supplémentaire de prestations d’assurances mentionnées à l’art. 12, al. 1, let. c, et de frais d’entretien occasionnés par le handicap, n’excède pas de plus de 100 % son minimum vital au sens du droit des poursuites ;
abis) est considéré comme inapte au service en raison d’un handicap majeur et perçoit une rente ou une allocation pour impotent de l’assurance-invalidité fédérale ou de l’assurance-accidents ;
ater) est considéré comme inapte au service en raison d’un handicap majeur et qui n’est pas au bénéfice d’une allocation pour impotent, mais remplit cependant une des deux exigences minimales pour l’octroi d’une telle allocation ;
(...) »
17. Dans un arrêt du 27 février 1998 (ATF 124 II 241), le Tribunal fédéral précisa que la notion de handicap physique ou mental « majeur », au sens de l’article 4, alinéa 1, a) de la LTEO, devait être comprise dans un sens médical et non pas dans celui de l’assurance-invalidité. Statuant sur les faits de l’espèce, il qualifia de « majeur » le handicap résultant de l’amputation d’une jambe au niveau du genou, une telle atteinte à l’intégrité correspondant à une atteinte de plus de 40 % d’après le barème pertinent.
18. Les dispositions pertinentes de la loi fédérale du 4 octobre 2002 sur la protection de la population et sur la protection civile (« la LPPCi » RS 520.1) sont libellées comme suit :
Article 12 – Exceptions à l’obligation de servir
« 1. Les hommes astreints au service militaire ou au service civil ne sont pas astreints à servir dans la protection civile.
2. Les hommes libérés du service militaire ne sont pas astreints à servir dans la protection civile s’ils ont effectué au moins 50 jours de service.
(...) »
Article 15 – Volontariat
« 1. Les personnes suivantes peuvent s’engager volontairement dans la protection civile :
(...)
b) les hommes soumis à l’obligation de servir dans l’armée qui ne sont plus astreints au service militaire ou au service civil ;
c) les hommes libérés de l’obligation de servir dans l’armée ou de l’obligation d’accomplir un service civil ;
(...)
2. Les cantons décident de l’admission des volontaires. Nul ne peut se prévaloir du droit d’être admis dans la protection civile.
3. Les personnes qui s’engagent volontairement dans la protection civile ont les mêmes droits et obligations que les personnes astreintes.
(...) »
Article 18 – Personnel de réserve
« 1. Les cantons peuvent incorporer les personnes astreintes dans le personnel de réserve.
2. Les personnes incorporées dans le personnel de réserve ne reçoivent pas nécessairement une instruction et ne peuvent opposer un droit à effectuer un service de protection civile. »
19. Le 7 décembre 2009, à la suite de l’arrêt Glor, précité, devenu définitif le 6 novembre 2009, le Conseil fédéral (gouvernement fédéral) décida qu’une solution devait être trouvée afin de permettre aux personnes inaptes au service mais désireuses de réaliser leur souhait, à condition que l’accomplissement de ce service ne mette en danger ni la santé de la personne souhaitant effectuer son service ni celle d’autrui.
20. Toujours dans le but de se conformer à l’arrêt Glor, plusieurs modifications furent apportées à la législation. Le 14 novembre 2012, le Conseil fédéral approuva une révision de l’ordonnance du 24 novembre 2004 sur l’appréciation médicale de l’aptitude au service militaire et de l’aptitude à faire du service militaire (« l’OAMAS », RS 511.12). Cette révision entraîna la modification de trois autres ordonnances, entrées en vigueur le 1er janvier 2013. L’annexe 1 à l’OAMAS relative aux décisions des commissions de visite sanitaire concernant l’aptitude au service militaire permet notamment à ces commissions, lors de ces visites, de déclarer la personne examinée « [a]pte au service militaire uniquement dans des fonctions particulières, sous réserve ». Conformément à la disposition pertinente de cette annexe, le « nouveau service militaire » est soumis à la condition qu’« [e]n principe, la personne examinée [soit] déclarée inapte au service militaire et au service de protection civile pour des raisons médicales ». La seconde exigence (être déclaré inapte au service dans la protection civile) ne s’applique pas si, en raison du nombre de jours de service déjà effectués (au minimum cinquante jours), la personne concernée n’est plus astreinte à servir dans la protection civile.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
21. Le requérant se dit victime d’une discrimination fondée sur son état de santé. Déclaré inapte au service militaire à cause d’un handicap « mineur », c’est-à-dire sous le seuil d’invalidité de 40 %, il s’estime désavantagé par rapport aux personnes déclarées inaptes souffrant d’un handicap « majeur » et par rapport à celles déclarées aptes, ces deux catégories n’étant pas assujetties à la taxe d’exemption de l’obligation de servir. Il ajoute qu’il ne pouvait pas non plus effectuer un service civil de remplacement et être ainsi exonéré de la taxe litigieuse, ce service n’étant ouvert qu’aux objecteurs de conscience. Il invoque à cet égard l’article 14 combiné avec l’article 8.
L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
L’article 8 est rédigé en ces termes :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la recevabilité
1. Sur l’application de l’article 14 combiné avec l’article 8
a) Les thèses des parties
i. Le Gouvernement
22. Le Gouvernement saisit l’occasion de la présente affaire pour inviter la Cour à revoir l’approche adoptée dans son arrêt Glor c. Suisse, no 13444/04, CEDH 2009, selon laquelle une taxe qui trouve son origine dans l’incapacité à servir dans l’armée en raison d’une maladie relève du champ d’application de l’article 8 de la Convention, et ce même si les conséquences de cette mesure sont avant tout pécuniaires (ibidem, § 54).
23. Le Gouvernement estime que l’interprétation de la notion de « vie privée » donnée par la Cour dans l’affaire Glor risque de transformer l’article 8 en une liberté générale d’action et, combiné avec l’article 14, de permettre de contourner la décision d’un État de ne pas (ou pas encore) ratifier des protocoles additionnels pertinents, en l’occurrence les Protocoles nos 1 et 12. Il est d’avis que, en examinant sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8, l’obligation de payer une taxe militaire, la majorité de la Cour s’est écartée de la jurisprudence de celle-ci. Selon lui, dans l’affaire Guberina c. Croatie (no 23682/13, 22 mars 2016), qui a été jugée postérieurement à l’arrêt Glor, c’est bien sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, et non pas avec l’article 8, que la Cour a examiné le grief tiré par le requérant de ce que les autorités fiscales n’auraient pas pris en compte les besoins de son enfant handicapé lorsqu’elles se sont prononcées sur sa demande d’exonération fiscale dans le cadre de l’achat d’une propriété adaptée aux besoins de l’enfant.
24. Par ailleurs, le Gouvernement estime que le requérant n’est pas une personne handicapée au sens de la jurisprudence de la Cour ou des instruments internationaux visant à protéger ces personnes.
25. Pour ces raisons, le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention.
ii. Le requérant
26. Le requérant soutient que les articles 14 et 8 de la Convention s’appliquent au cas d’espèce.
b) L’appréciation de la Cour
27. En ce qui concerne la protection contre la discrimination, il convient de rappeler que l’article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent (voir, parmi d’autres, Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003‑VIII, Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 53, 24 janvier 2017, et Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 112, 5 septembre 2017). Son application ne présuppose pas nécessairement la violation d’un des droits substantiels garantis par la Convention. Il est nécessaire et suffisant que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’une au moins des dispositions de la Convention ou de ses Protocoles (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013).
28. La Cour rappelle que dans l’arrêt Glor, précité, § 54, elle a conclu qu’une taxe perçue par l’État qui, comme celle dont il est question en l’espèce, trouve son origine dans l’incapacité à servir dans l’armée en raison d’une maladie, donc d’un état de fait qui échappe à la volonté du justiciable, tombe sans aucun doute sous l’empire de l’article 8 de la Convention, quand bien même les conséquences de cette mesure seraient avant tout pécuniaires (voir, mutatis mutandis, pour des affaires portant sur le volet « familial » de l’article 8, par exemple Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31, Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, § 55, CEDH 2004‑VIII, Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II, et Merger et Cros c. France, no 68864/01, § 46, 22 décembre 2004 ; dans cette dernière affaire, la Cour a déclaré que la notion de vie « familiale » ne comprenait pas uniquement des relations de caractère social, moral ou culturel et qu’elle englobait aussi des intérêts matériels).
29. À la lumière de cette jurisprudence, la Cour estime que, en ce qui concerne la compatibilité ratione materiae, le grief du requérant dans la présente affaire ne se distingue guère de celui de M. Glor. Elle ne voit pas non plus aucun revirement jurisprudentiel qui serait intervenu dans ce domaine depuis l’adoption en 2009 de l’arrêt Glor.
30. Au sujet de l’argument tiré par le Gouvernement de ce qu’une interprétation trop large de la notion de « vie privée » par la Cour permettrait à celle-ci de contourner la décision d’un État de ne pas ratifier les protocoles additionnels pertinents, en l’occurrence les Protocoles nos 1 et 12, la Cour rappelle qu’elle n’a jamais considéré que l’article 1 du Protocole no 1 constituait une lex specialis par rapport à l’article 8 dans de telles affaires (voir, a contrario, la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1, qui est en principe la lex specialis par rapport à l’article 9 de la Convention, Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 84, CEDH 2007‑VIII, et Lautsi et autres c. Italie [GC], no 30814/06, § 59, CEDH 2011). Bien au contraire, les affaires susmentionnées (paragraphe 28 ci-dessus) indiquent plutôt qu’elle n’a jamais voulu exclure du champ d’application de l’article 8 les affaires dans lesquelles les conséquences de la mesure en cause seraient avant tout pécuniaires (voir, pour deux arrêts relatifs à la Suisse en matière de sécurité sociale adoptés postérieurement à l’affaire Glor, précitée, Di Trizio c. Suisse, no 7186/09, 2 février 2016, et Belli et Arquier-Martinez c. Suisse, no 65550/13, 11 décembre 2018).
31. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que le grief tel que le requérant le formule tombe sous l’empire de l’article 8. Il s’ensuit que l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, est applicable en l’espèce. Partant, la Cour rejette l’exception tirée par le Gouvernement d’une inapplicabilité de ces dispositions au cas d’espèce.
2. Conclusion
32. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Les thèses des parties
a) Le requérant
33. Dûment représenté par un avocat devant la Cour, le requérant n’a pas fait usage de son droit de soumettre des observations sur la recevabilité et le fond de la requête. Les considérations à l’appui de ses thèses sont tirées du formulaire de requête.
34. Se référant à l’affaire Glor, précitée, le requérant voit dans la taxe d’exemption qu’il a été obligé de payer à raison de son mauvais état de santé une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
35. Il rappelle, à cet égard, que les personnes souffrant d’un handicap majeur sont exonérées de la taxe litigieuse. Quant aux personnes aptes au service militaire, il dit qu’elles peuvent choisir d’accomplir un service civil de remplacement pour éviter de payer la taxe. Par conséquent, il considère que les personnes déclarées inaptes au service mais souffrant d’un handicap mineur sont discriminées, d’une part, par rapport aux personnes déclarées aptes et, d’autre part, par rapport à celles dont le taux d’invalidité dépasse 40 %.
36. Le requérant soutient que c’est à tort que le Tribunal fédéral a distingué sa situation de celle de M. Glor. Quant à l’argument tiré de ce qu’il n’aurait pas démontré qu’il voulait effectuer le service militaire, notamment parce qu’il n’aurait pas contesté son inaptitude au service militaire constatée le 8 octobre 2004, il explique qu’il n’a pas attaqué cette décision car rien ne portait à croire que les médecins experts qui avaient tranché la question de son aptitude à accomplir le service militaire se fussent trompés. Il ajoute que, de toute façon, la volonté d’effectuer son service militaire est une question distincte de celle de l’incapacité physique à accomplir ce service.
37. En ce qui concerne la possibilité de voir sa taxe militaire réduite par une affectation à la protection civile, le requérant allègue qu’il avait été incorporé dans la réserve de la protection civile sans en avoir fait la demande. Il admet, comme le dit le Gouvernement, que servir dans la protection civile n’est pas un droit. En tout état de cause, selon lui, il semblerait très improbable qu’il eût pu effectuer vingt-cinq jours de service par an, durée nécessaire pour être exonéré de la taxe litigieuse puisqu’elle était réduite de 4 % pour chaque journée effectuée dans la protection civile.
38. Pour toutes ces raisons, le requérant estime que son cas ne se distingue pas essentiellement de l’affaire Glor, précitée. Il dit que les autorités suisses ne l’ont pas laissé effectuer son service militaire, moins encore un service civil de remplacement réservé aux objecteurs de conscience, et qu’elles l’ont empêché, en réalité, de servir dans la protection civile, puisqu’elles l’ont incorporé dans la réserve. Il en conclut à l’existence d’une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.
b) Le Gouvernement
39. Le Gouvernement estime que le cas d’espèce se distingue à plusieurs égards et de manière déterminante de celui de M. Glor, sur les points suivants : l’absence de volonté chez le requérant d’accomplir un service personnel, l’absence de « handicap », l’existence de formes de service en alternative à la taxe, le montant de celle-ci et la manière dont les autorités ont évalué le degré du handicap du requérant.
40. En ce qui concerne l’absence de volonté d’accomplir un service personnel, le Gouvernement soutient que M. Glor avait toujours exprimé son désir d’accomplir son service militaire ou civil et, en particulier, qu’il s’était à plusieurs reprises porté volontaire pour servir dans la protection civile. La Cour aurait accordé une grande importance à cet élément dans son arrêt. En revanche, jamais le requérant en l’espèce n’aurait déclaré vouloir accomplir son service militaire. Il n’aurait pas non plus attaqué la décision du 8 octobre 2004 par laquelle il avait été déclaré inapte au service.
41. Tout comme le Tribunal fédéral, le Gouvernement note qu’aucun élément du dossier ne permet de dire que le requérant avait demandé à pouvoir accomplir un service au sein de la protection civile en vue de réduire le montant de la taxe d’exemption, à l’inverse de M. Glor. Eu égard à ce qui précède, il estime, à l’instar du Tribunal fédéral, que tant que l’intéressé n’avait pas manifesté un intérêt à effectuer le service militaire, la perception de la taxe d’exemption ne pouvait pas être considérée comme discriminatoire.
42. Pour ce qui est du « handicap », le Gouvernement indique que le contenu de la requête ne permet pas de déterminer pour quel motif le requérant a été déclaré inapte. Il signale que l’intéressé n’a pas fait valoir qu’il souffrait d’un handicap ou d’un problème de santé résultant d’une maladie qui serait assimilable à un handicap au sens de la jurisprudence de la Cour ou des instruments internationaux pertinents. Il conclut dès lors que le cas d’espèce diffère nettement sur ce point de celui de M. Glor qui, lui, souffrait de diabète.
43. Sur l’existence de formes de service en alternative à la taxe d’exemption, le Gouvernement soutient que le requérant était apte à accomplir son service dans la protection civile. Il dit que, si ce service n’était pas un droit dont le requérant aurait pu se prévaloir, le montant annuel de la taxe d’exemption pouvait être réduit en fonction du nombre de jours de service que l’assujetti avait accomplis dans la protection civile. Or le requérant n’aurait jamais demandé à accomplir ce service.
44. Quant au montant de la taxe litigieuse, le requérant n’ayant pas mis en cause la somme à payer pour l’année 2008, à savoir 254,45 CHF, le Gouvernement en déduit que cette taxe n’aurait pas pour lui d’incidence financière considérable au point de faire apparaître l’obligation de la verser comme étant disproportionnée.
45. Enfin, s’agissant du degré du handicap du requérant, le Gouvernement rappelle que, dans l’affaire Glor, précitée, la Cour a jugé que la manière dont les autorités l’avaient évalué était sujette à caution : elle a estimé que les autorités suisses n’avaient pas suffisamment pris en compte la situation individuelle de M. Glor (ibidem, § 91). Il indique que, dans la présente affaire, le motif pour lequel le requérant a été déclaré inapte au service militaire à partir du 8 octobre 2004 n’est pas connu et que les autorités suisses l’ont déclaré inapte dans le souci de protection de sa santé et/ou de la santé d’autrui. Il ajoute qu’en l’espèce le requérant n’a pas mis en cause la manière dont les autorités avaient évalué son handicap. Par ailleurs, il dit que le Tribunal fédéral n’aurait pas pu examiner cette question étant donné que le requérant n’avait pas démontré dans quelle mesure il aurait été discriminé par rapport aux personnes souffrant d’un handicap « majeur ».
2. L’appréciation de la Cour
a) Les principes généraux applicables
46. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention offre une protection contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de cet article. Il faut démontrer que des personnes placées dans des situations analogues ou comparables jouissent d’un traitement préférentiel, et que cette distinction est discriminatoire (voir, par exemple, Belli et Arquier-Martinez, précité, § 89, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 88, Recueil 1997‑VII, et Zarb Adami c. Malte, no [17209/02](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2217209/02%22%5D%7D), § 71, CEDH 2006‑VIII).
47. Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction est discriminatoire au sens de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable. L’existence d’une telle justification doit s’apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure en cause, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques. Une différence de traitement dans l’exercice d’un droit consacré par la Convention ne doit pas seulement poursuivre un but légitime ; l’article 14 est également violé lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, par exemple, Belli et Arquier-Martinez, précité, § 90, Zarb Adami, précité, § 72, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 51, CEDH 2006‑VI, Petrovic, précité, § 30, et Lithgow et autres c. Royaume‑Uni, 8 juillet 1986, § 177, série A no 102).
48. En d’autres termes, la notion de discrimination englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement le plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94, et Belli et Arquier‑Martinez, précité, § 91). En effet, l’article 14 n’empêche pas une différence de traitement si elle repose sur une appréciation objective de circonstances de fait essentiellement différentes et si, s’inspirant de l’intérêt public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par la Convention (voir, parmi d’autres, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc.), no [36797/97](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2236797/97%22%5D%7D), 27 septembre 2001, et Zarb Adami, précité, § 73).
49. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 126, CEDH 2012, et Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil 1996‑IV). L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 41, série A no 126), mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Celle-ci étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Weller c. Hongrie, no 44399/05, § 28, 31 mars 2009, Stec et autres, précité, §§ 63‑64, Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 54, CEDH 2004‑X, et, mutatis mutandis, Stafford c. Royaume-Uni [GC], no [46295/99](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2246295/99%22%5D%7D), § 68, CEDH 2002‑IV).
50. Dans l’affaire Glor (précitée, §§ 83‑84), la Cour a observé que la Suisse percevait une taxe sur le revenu de tous les citoyens de sexe masculin ne pouvant, pour quelque raison que ce fût, accomplir leurs obligations militaires et n’effectuant pas un service civil de remplacement, sauf pour les personnes lourdement handicapées. Elle a également constaté que ce type de taxe, qui s’imposait même aux personnes ne pouvant s’acquitter de l’obligation de servir en raison d’une incapacité physique, n’existait pas dans d’autres pays, en tout cas pas en Europe. Elle a estimé par ailleurs que le fait d’astreindre le requérant au paiement de la taxe litigieuse, après lui avoir refusé la possibilité d’accomplir le service militaire (ou civil) pouvait se révéler être en contradiction avec la nécessité de lutter contre la discrimination envers les personnes handicapées et de promouvoir leur pleine participation et intégration dans la société. Elle a conclu que la marge d’appréciation des États parties dans l’établissement d’un traitement juridique différent pour les personnes handicapées s’en trouvait fortement réduite.
b) Application des principes susmentionnées
i. Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues
51. Le requérant allègue une violation de l’interdiction de la discrimination fondée sur l’état de santé dans la mesure où il serait, en tant que personne inapte au service militaire et atteinte d’un handicap « mineur », traité différemment des personnes inaptes au service militaire et atteintes d’un handicap « majeur », d’une part, et des personnes aptes au service militaire, d’autre part, ces deux dernières catégories n’étant pas assujetties à la taxe d’exemption de l’obligation de servir. Il ajoute que les personnes aptes au service militaire peuvent effectuer un service de remplacement civil, en tant qu’objecteurs de conscience, pour éviter de payer la taxe, contrairement à lui, qui a été déclaré inapte.
52. La Cour estime, à l’aune de l’affaire Glor (précitée, § 80), qu’il existe effectivement en l’espèce une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues. Par ailleurs, il n’est pas douteux que le champ d’application de l’article 14 englobe l’interdiction de la discrimination fondée sur l’état de santé, critère sur lequel reposait la déclaration d’inaptitude au service militaire. Il reste à examiner si cette différence de traitement repose sur des motifs objectifs et raisonnables.
ii. Sur l’existence d’une justification objective et raisonnable
53. Dans l’affaire Glor (précitée, § 82), la Cour a pris acte de l’intention du législateur suisse de rétablir une certaine égalité entre les personnes qui effectuaient le service militaire ou le service civil, et celles qui en étaient exemptées. En effet, la taxe litigieuse était censée remplacer les efforts et désagréments liés à l’accomplissement du service militaire. La Cour accepte également cette justification dans la présente affaire. Il y a lieu, dès lors, d’examiner s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
54. En ce qui concerne la justification raisonnable, la Cour a estimé dans l’affaire Glor (précitée, §§ 96‑98) que les autorités internes n’avaient pas ménagé un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis au requérant, qui avait été empêché d’accomplir son service militaire ou de le remplacer par un service civil, tout en se voyant, parallèlement, astreint au paiement de la taxe litigieuse. Elle a pris en compte les circonstances spécifiques de la cause, notamment : le montant non négligeable de la taxe litigieuse pour le requérant et la durée de l’obligation de payer cette taxe ; le fait que le requérant était disposé à accomplir son service militaire ou civil ; l’absence, dans la législation suisse, de formes de service adaptées aux personnes se trouvant dans la situation du requérant, et l’importance mineure que revêtait à ce moment-là la taxe comme mesure de compensation ou de prévention du non-accomplissement du service militaire. Par ailleurs, la Cour a jugé que la justification objective de la distinction opérée par les autorités internes, notamment entre les personnes inaptes au service et exonérées de la taxe litigieuse et les personnes inaptes au service qui étaient néanmoins obligées de la verser, n’apparaissait pas raisonnable eu égard aux principes qui prévalent dans les sociétés démocratiques. Partant, elle a conclu que le requérant avait été victime d’un traitement discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
55. Eu égard à la similarité entre la présente affaire et le cas de M. Glor, la Cour estime qu’elle peut se limiter à la question de savoir si les différences factuelles entre les deux affaires, alléguées par le Gouvernement, justifient qu’elle aboutisse à un résultat distinct de celui auquel elle est arrivée dans l’affaire Glor, où elle a conclu à une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.
56. S’agissant, d’abord, de l’argument tiré par le Gouvernement de ce que le requérant n’aurait pas manifesté de volonté d’effectuer un service militaire, la Cour estime que, même si ce dernier n’a peut-être pas exprimé sa volonté de manière expresse ou insistante, rien dans le dossier n’indique qu’il ne fût pas disposé à servir : il n’a pas effectué de service militaire puisqu’il avait été déclaré inapte pour des raisons médicales, non précisées par les parties. La Cour fait d’ailleurs sienne la thèse du requérant selon laquelle, puisqu’il a été déclaré inapte pour des raisons médicales, l’existence ou non de pareille volonté n’était pas déterminante lorsque les médecins experts de l’armée ont dit qu’il était inapte à servir.
57. Le Gouvernement estime que, le requérant n’ayant pas démontré qu’il souffrait d’un « handicap », le cas d’espèce diffère considérablement du cas de M. Glor, qui souffrait de diabète. Les parties à la procédure n’ayant donné aucune précision sur le type d’atteinte à la santé ou à l’intégrité physique dont il est question ici, la Cour ne saurait spéculer à ce sujet. Dès lors, elle ne peut accepter la thèse du Gouvernement selon laquelle la situation du requérant diffère de celle de M. Glor sur ce point.
58. Pour ce qui est de l’existence, en l’espèce, de formes de service en alternative à la taxe d’exemption et, en particulier, de la possibilité de réduire le montant de la taxe militaire en se faisant affecter à la protection civile, la Cour observe que, par des lettres du 6 décembre 2011 et du 6 février 2013 (paragraphes 8 et 13 ci-dessus), le requérant a été informé qu’il avait été incorporé dans la réserve de la protection civile et que, dès lors, il ne devait pas a priori accomplir son service. De plus, les parties s’accordent à dire qu’il n’existe aucun droit à effectuer un service civil, ce qui découle d’ailleurs de l’article 18 § 2 de la LPPCi (paragraphe 18 ci ‑dessus). Par conséquent, la Cour estime que la possibilité de réduire le montant de la taxe litigieuse est restée purement théorique.
59. Quant au montant de la taxe, la Cour considère qu’il n’est pas décisif en soi. En tout état de cause, même s’il s’agit d’un montant plutôt modeste (254,45 CHF pour l’année 2008), elle rappelle que le requérant était étudiant à l’époque des faits. Il n’est pas exclu que l’incidence financière de la taxe pour lui fût plus que symbolique. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que la taxe litigieuse était due tant que l’obligation de servir subsistait, soit généralement à partir de la vingtième année de l’intéressé et jusqu’à la fin de sa trentième année (Glor, précité, §§ 28, 31 et 89).
60. Pour finir, la Cour n’arrive pas à cerner, au regard des explications fournies par le Gouvernement et à défaut d’explications sur les raisons pour lesquelles le requérant a été déclaré inapte au service militaire, en quoi la manière dont les autorités ont évalué le degré du handicap de ce dernier aurait été différente dans les deux cas.
iii. Conclusion
61. En conclusion, la Cour est d’avis que la situation du requérant ne se distingue pas suffisamment de l’affaire Glor, précitée, pour arriver à un résultat différent. À la lumière des circonstances de l’espèce, la justification objective de la distinction que les autorités internes ont opérée, notamment entre les personnes inaptes au service et exonérées de la taxe litigieuse et les personnes inaptes au service et néanmoins assujetties à la taxe, n’apparaît pas raisonnable. La Cour note également que le requérant était nettement désavantagé par rapport aux objecteurs de conscience qui, bien qu’aptes au service, pouvaient effectuer un service de remplacement civil et, ainsi, éviter de payer la taxe litigieuse.
62. La Cour prend note des changements apportés à la législation à la suite de l’arrêt Glor (paragraphes 19-20 ci-dessus), mais elle observe qu’ils sont intervenus ultérieurement aux faits pertinents de la présente affaire et ne sont donc pas applicables à la situation du requérant.
63. Partant, la Cour conclut que le requérant a été victime d’un traitement discriminatoire et qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
64. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
65. La Cour observe que le requérant a indiqué ses prétentions au titre de la satisfaction équitable dans son formulaire de requête. Par contre, il n’a pas soumis de telles demandes au stade pertinent de la procédure et dans le délai qui lui a été imparti à cette fin (article 60 §§ 1 et 2 du règlement de la Cour). En l’absence d’une demande valable, la Cour estime qu’aucun montant n’est dû au titre de la satisfaction équitable au sens de l’article 41 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à la majorité, la requête recevable ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 janvier 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Keller.
P.L.
M.B.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE KELLER
1. À mon grand regret, je ne peux souscrire au constat de violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention auquel la majorité est parvenue en l’espèce. J’estime en effet que la majorité aurait au contraire dû conclure soit à l’irrecevabilité ratione materiae de la requête au titre de l’article 35 § 3 a), soit à la non-violation de ces dispositions.
Sur la recevabilité
2. Pour ce qui est de la question de la recevabilité, la majorité en l’espèce fonde son appréciation (paragraphe 29 de l’arrêt) presque exclusivement sur l’affaire Glor c. Suisse (no 13444/04, CEDH 2009). Or, je considère que le raisonnement suivi par la Cour dans Glor, et donc en l’espèce, n’est pas convaincant. La Cour aurait dû, à mon sens, saisir cette occasion pour remédier aux problèmes posés par l’affaire Glor et reconsidérer son approche (voir aussi les paragraphes 10 et 11 ci-dessous).
3. Dans l’affaire Glor, la Cour a fondé son jugement sur trois arguments principaux. Premièrement, elle a rappelé que « la vie privée compren[d] l’intégrité physique d’une personne » (Glor, précité, § 52). Je souscris à cette proposition, certes, mais la seule « menace » qui pesait sur M. Glor était une taxe monétaire. Son intégrité physique n’était pas en danger. Il en va de même dans le cas d’espèce : le requérant n’est exposé qu’au risque d’être assujetti à une taxe, son intégrité physique n’est pas menacée. Je ne pense donc pas que ce raisonnement soit pertinent.
4. Deuxièmement, la Cour a argué qu’il existe « un consensus européen et universel sur la nécessité de mettre les personnes souffrant d’un handicap à l’abri de traitements discriminatoires » (Glor, précité, § 53). Nul ne peut nier l’existence d’un tel consensus. J’estime que certaines dispositions de la Convention – dont l’article 14 (combiné avec d’autres articles) et le Protocole no 12 – visent cet objectif. Toutefois, je ne suis pas d’avis que des traitements discriminatoires tels celui dont le requérant se plaint en l’espèce relèvent de l’article 8, même combiné avec l’article 14. Le fait qu’il existe un consensus quant à la nécessité de protéger les personnes handicapées contre les traitements discriminatoires ne suffit pas à interpréter indûment le sens de la loi fédérale sur la taxe d’exemption de l’obligation de servir. Je ne vois pas en quoi l’article 8 est pertinent ici.
5. Troisièmement, la Cour a cité dans l’affaire Glor (arrêt précité, § 28) plusieurs arrêts pour étayer son affirmation selon laquelle une taxe comme celle dont il était question relevait de l’article 8 de la Convention. Plus précisément, elle a fait référence aux arrêts Marckx c. Belgique (13 juin 1979, § 31, série A no 31), Pla et Puncernau c. Andorre (no 69498/01, § 55, CEDH 2004 VIII), Petrovic c. Autriche (27 mars 1998, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1998-II), et Merger et Cros c. France (no 68864/01, § 46, 22 décembre 2004), se basant principalement sur ce dernier arrêt pour souligner que « la notion de vie familiale » ne comprend pas uniquement « des relations de caractère social, moral ou culturel (...) ; elle englobe aussi des intérêts matériels » (Glor, précité, § 54).
6. À première vue, cet argument semble raisonnable. S’il est admis depuis un certain temps que divers intérêts matériels sont protégés sous l’angle de l’article 8, alors peut-être n’est-il pas exagéré de dire que la taxe dont il est question dans l’affaire Glor et en l’espèce relève également d’un intérêt matériel protégé par l’article 8. Toutefois, en examinant les cas individuels que la Cour a énumérés pour étayer sa conclusion selon laquelle la notion de « vie familiale » peut englober des intérêts matériels, je trouve peu d’éléments de nature à corroborer l’affirmation selon laquelle celle-ci peut englober la taxe d’exemption en question – une taxe, il faut le noter, dont le montant s’élevait pour l’année 2008 à 254 francs suisses (soit 236 euros environ).
7. Tout d’abord, l’affaire Marckx concernait la reconnaissance de la filiation maternelle d’enfants « illégitimes ». Le concept de « vie familiale » se trouvait donc évidement et indéniablement au cœur de cette affaire. L’arrêt Pla et Puncernau, quant à lui, concernait des questions de succession. L’héritage en lui-même relevait certes d’un intérêt manifestement matériel ; toutefois, le cœur de l’affaire concernait les droits et obligations de personnes qui entretenaient les unes avec les autres des relations familiales ou personnelles. Comme l’affaire Pla et Puncernau, l’affaire Merger et Cros portait sur des questions de succession. Le problème central, là aussi, concernait le droit au respect de la vie familiale : la protection des intérêts matériels était une préoccupation importante mais accessoire uniquement. Enfin, l’affaire Petrovic traitait du droit des parents à un congé parental pour s’occuper de leurs enfants. Comme dans les autres affaires, c’est l’aspect « vie familiale » de l’article 8 qui se trouvait au cœur de la requête.
8. Les violations alléguées tant par M. Glor que par le requérant en l’espèce diffèrent considérablement par leur nature de celles qui se trouvaient au cœur des affaires que je viens d’évoquer. Il est clair à mes yeux que la taxe militaire n’affecte pas le droit d’un individu à la vie de famille de la même manière que les règles régissant la succession, la paternité ou le congé parental. En traitant ces situations de manière similaire, la Cour brouille la distinction qui existe entre l’article 8 et l’article 1 du Protocole no 1.
9. Le requérant en l’espèce aurait un argument solide au titre de l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14. Mais la Suisse n’a pas ratifié le Protocole no 1 et c’est là le problème central. La volonté de la Cour d’empêcher la discrimination ne saurait l’autoriser à contourner le sens ordinaire de l’article 8 pour parvenir à ses fins. Je pense que le Gouvernement suisse n’a pas tort de s’inquiéter de ce que l’interprétation donnée par la Cour de la notion de « vie privée » risque de transformer l’article 8 en une liberté générale d’action et, combiné avec l’article 14, de permettre de contourner la liberté d’un État de choisir ne pas ratifier des protocoles additionnels pertinents, en l’occurrence les Protocoles nos 1 et 12.
10. Cependant, la chambre se trouve dans une position difficile en l’espèce. L’article 30 laisse peu de choix : soit la Cour suit l’approche qu’elle avait retenue dans l’arrêt Glor, soit elle renonce à l’affaire. La situation est également difficile pour la Suisse, qui a demandé et attend toujours une clarification de la question par la Grande Chambre ; pourtant, le collège de la Grande Chambre a refusé de faire droit à sa demande de renvoi dans les affaires Di Trizio c. Suisse (no 7186/09, 2 février 2016) et Belli et Arquier-Martinez c. Suisse (no 65550/13, 11 décembre 2018), qui soulevaient également des questions importantes concernant la recevabilité et la portée de l’article 8 sur des questions de sécurité sociale. Dans ce contexte, il convient de rappeler que dans l’affaire di Trizio, la question de la recevabilité a été tranchée à une étroite majorité de 4 contre 3.
11. Compte tenu de ces difficultés, je pense qu’il est grand temps que le collège accueille une demande de la Suisse et accepte de renvoyer la présente affaire devant la Grande Chambre. Comme je l’ai déjà exposé dans l’opinion concordante que j’ai jointe à l’arrêt B. c. Suisse (no 78630/12, 20 octobre 2020, pas encore définitif), j’estime qu’il est nécessaire à cet égard que la Grande Chambre soit appelée à trancher cette question essentielle.
Sur le fond
12. Au-delà même de la question de la recevabilité, je ne peux souscrire au constat de violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention auquel la majorité est parvenue.
13. Il convient de rappeler que, dans la mesure où l’organisation et l’efficacité opérationnelle des forces armées sont en cause, les États parties à la Convention jouissent d’une certaine marge d’appréciation (voir Smith et Grady c. Royaume-Uni, no 33985/96 et 33986/96, § 89, CEDH 1999‑VI, et Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 59, série A no 22). Ce contexte est particulièrement important en l’espèce, où la loi dont le requérant se plaint vise à protéger l’intégrité de l’armée suisse.
14. Il est parfaitement légitime au regard de la Convention qu’un État membre du Conseil de l’Europe opte pour la création d’une milice. De plus, la création d’un système d’incitations financières visant à encourager le service militaire ordinaire et à décourager les services de remplacement relève de la marge d’appréciation des États, ce qui va de pair avec la jurisprudence de la Cour sur le service alternatif et l’objection de conscience. Comme la Cour l’a jugé à maintes reprises, il doit y avoir une alternative au service militaire régulier, mais les États jouissent d’une large marge d’appréciation dans l’organisation des détails du service de remplacement (voir, mutatis mutandis, Bayatyan c. Arménie, no 23459/03, § 123, 7 juillet 2007, et Adyan et autres c. Arménie, no 75604/11, § 65, 12 octobre 2017).
15. De plus, les situations de M. Glor et du requérant ne sont clairement pas comparables. M. Glor souffrait de diabète, une maladie qui l’empêchait d’accomplir son service militaire. Le requérant, lui, n’a pas communiqué à la Cour la raison pour laquelle il a été déclaré inapte au service miliaire (paragraphes 4 et 57 de l’arrêt). Étant donné que les raisons de santé pour lesquelles le requérant a été déclaré inapte sont inconnues, nul ne saurait spéculer et ainsi déduire qu’il se trouve dans une situation similaire à M. Glor.
16. Enfin, si je partage l’avis de la majorité selon lequel il n’est pas pertinent de savoir si le requérant a exprimé sa volonté d’effectuer son service militaire étant donné qu’il a été jugé inapte à le faire par les autorités compétentes de l’État, je ne peux souscrire à l’argument qui consiste à dire que le requérant était également dispensé de tenter d’accomplir le service civil qui lui était imposé. J’estime que le fait que le requérant n’ait pris aucune mesure concrète pour satisfaire à cette obligation de servir est déterminant dans ce cas. En effet, le requérant ne peut pas faire valoir de bonne foi que l’occasion de se conformer à cette obligation ne lui était pas offerte : il aurait très bien pu s’y conformer s’il avait simplement pris les mesures appropriées à cette fin. S’il avait essayé d’accomplir ce service mais n’y était pas parvenu par la faute du Gouvernement suisse, la question portée devant la Cour aurait été tout autre. Mais en l’état actuel des choses, je ne peux pas, sur la base des faits présentés, conclure que le Gouvernement a manqué à ses obligations en vertu de la Convention.
Conclusions
17. Pour toutes les raisons exposées ci-dessus, je suis donc respectueusement en désaccord avec la conclusion de mes collègues. La Cour aurait dû s’écarter du raisonnement qu’elle avait suivi dans Glor et juger la requête irrecevable ratione materiae en l’espèce. Quant à la question de violation de l’article 14 combiné avec l’article 8, la Cour aurait dû conclure à une non-violation de ces dispositions.
18. Enfin, compte tenu de la situation difficile dans laquelle se trouvent à la fois la chambre et le gouvernement concerné dans cette affaire, je répète également qu’il serait à mon sens plus qu’approprié que le collège, si la Suisse en faisait la demande, renvoie l’affaire devant la Grande Chambre.
* * *
[1] Un handicap lourd correspond à un degré d’invalidité supérieur à 40 % et permet d’être exonéré de la taxe en vertu de l’article 4, alinéa 1, a), abis) et ater) de la loi sur la taxe d’exemption de l’obligation de servir (« la LTEO », et la jurisprudence pertinente du Tribunal fédéral ; paragraphes 16-17 ci-dessous).