CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE SOCIÉTÉ EDITRICE DE MEDIAPART ET AUTRES c. FRANCE
(Requêtes nos 281/15 et 34445/15)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Injonction justifiée de retirer sur un site les enregistrements illicites de conversation privées d’une personne publique vulnérable, malgré la reprise de leur contenu par d’autres médias • Divulgation étant constitutive d’un délit et devant amener les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution • Sensibilité des informations attentatoires à la vie privée et caractère continu du dommage causé appelant une mesure faisant cesser le trouble constaté • Sanction sans effet dissuasif sur les requérants • Motifs pertinents et suffisants
STRASBOURG
14 janvier 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Société Éditrice de Mediapart et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Latif Hüseynov,
Jovan Ilievski,
Lado Chanturia,
Ivana Jelić,
Mattias Guyomar, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 281/15 et 34445/15) dirigées contre la République française et dont la Société Éditrice de Mediapart et deux ressortissants de cet État MM. Hervé Edwy Plenel (plus connu sous le nom d’Edwy Plenel et ainsi désigné ci-après) et Fabrice Arti (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er décembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les présentes affaires concernent l’injonction faite aux requérants, Mediapart, site d’information d’actualités en ligne, son directeur et un journaliste, de retirer du site du journal la publication d’extraits d’enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt, principale actionnaire du groupe l’Oréal. Les requérants invoquent l’article 10 de la Convention.
EN FAIT
2. Les requérants, dans la requête no 281/15, sont la société éditrice de Mediapart (la première requérante, ci-après Mediapart), Edwy Plenel, président et directeur de cette publication (le deuxième requérant) et Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart (le troisième requérant). Les deux derniers requérants sont nés respectivement en 1952 et 1981 et résident à Paris. Dans la requête no 34445/15, les requérants sont également Edwy Plenel et Mediapart. Les requérants sont représentés par Me J.P. Mignard, avocat à Paris.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M.F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
1. contexte des affaires
1. Genèse des publications litigieuses
4. Dans le courant de l’année 2009, un conflit opposa Mme Bettencourt (décédée en 2017), principale actionnaire du groupe l’Oréal, à sa fille, à l’occasion de donations importantes au profit notamment de B., photographe et écrivain. La fille de Mme Bettencourt accusait ce dernier et des proches de son entourage d’avoir abusé de la faiblesse de sa mère pour obtenir le versement de ces fonds. Elle déposa une plainte auprès du procureur de la République, qui décida du classement sans suite en septembre 2009. Elle fit alors citer B. directement devant le tribunal correctionnel du chef d’abus de faiblesse. L’affaire fut appelée à l’audience du 3 septembre 2009, puis reportée.
5. De nombreux organes de presse rendirent compte du déroulement de l’affaire (voir, pour plus de détails, Giesbert et autres c. France, nos 68974/11 et 2 autres, §§ 11 à 27, 1er juin 2017).
6. Avertis de ce que la fille de Mme Bettencourt avait remis à la brigade financière de la police nationale, le 10 juin 2010, des CD-ROMs contenant des enregistrements de conversations tenues au domicile de sa mère entre mai 2009 et mai 2010 par l’ancien maître d’hôtel de cette dernière, P.B., les requérants décidèrent de publier en ligne, entre le 14 et le 21 juin 2010, des extraits de ces enregistrements. Les éléments du dossier ne permettent pas de savoir dans quelles conditions précises les requérants ont eu accès aux enregistrements en cause.
7. Le 16 juin 2010, un article intitulé « Sarkozy, Woerth[1], fraude fiscale, les secrets volés de l’affaire Bettencourt » parut sous la signature du troisième requérant. Il y était relaté que le maître d’hôtel de Mme Bettencourt avait décidé de « piéger la milliardaire et son entourage » en captant les conversations tenues dans la salle de son hôtel particulier où elle tenait « ses réunions d’affaire » avec certains de ses proches dont P.D.M., chargé de la gestion de sa fortune. L’article publiait des propos regroupés en quatre « actes » : « les interférences de l’Élysée », « les relations avec Éric et Florence Woerth », « les comptes suisses secrets » et la « succession de Liliane Bettencourt ». Il précisait ce qui suit :
« Au-delà du procédé moralement-sinon-pénalement condamnable, ce que révèlent ces documents audio est édifiant, voire stupéfiant. Après avoir pris connaissance de la totalité des enregistrements, Mediapart a donc décidé d’en publier les extraits les plus significatifs parce que porteurs d’informations d’intérêt général. Toutes les allusions à la vie privée et à l’intimité des personnes ont bien entendu été exclues. Figurent dans ces verbatims les seuls passages présentant un enjeu public : le respect de la loi fiscale, l’indépendance de la justice, le rôle du pouvoir exécutif, la déontologie des fonctions publiques, l’actionnariat d’une entreprise française mondialement connue. (...)
Le personnage principal, omniprésent dans les enregistrements, c’est P.D.M. Il est le patron de C. la structure financière qui gère la fortune de Mme Bettencourt (...). Mediapart s’est efforcé d’obtenir les réactions des parties concernées et des personnes citées : certaines sont citées dans le cours de cet article, toutes les autres sont à lire ici. »
8. L’article diffusé le 16 juin, fut suivi de la mise en ligne d’autres verbatims les 17, 18 et 21 juin. Celui du 17 juin était intitulé « Madame Woerth, « on lui donnera de l’argent, parce que c’est trop dangereux », celui du 18 juin « Affaire Bettencourt : « j’ai peur que le fisc tire un fil » et celui du 21 juin « Affaire Bettencourt : trois chèques, trois questions » et il contenait quatre liens permettant l’écoute de certains passages des enregistrements. À la fin de chaque article, il était précisé que les journalistes s’étaient efforcés d’obtenir les réactions des parties concernées et des personnes citées, celles-ci étant alors intégrées dans les publications.
9. Les 21 et 22 juin 2010, P.D.M et Mme Bettencourt saisirent le juge des référés (procédure civile) pour obtenir le retrait de ces publications du site de Mediapart, procédures qui font l’objet des présentes requêtes (paragraphes 16 à 35 ci-dessous).
10. Par la suite, en 2013, l’auteur des enregistrements, P.B., et les requérants Edwy Plenel et Fabrice Arfi ainsi que d’autres journalistes furent respectivement mis en examen pour avoir porté atteinte à l’intimité de la vie privée de Mme Bettencourt et divulgué les enregistrements litigieux (articles 226-1 et 226-2 du code pénal, ci-après CP, paragraphe 44 ci‑dessous). Ces procédures pénales furent jointes et aboutirent au prononcé en 2016 de la relaxe des personnes concernées (voir pour plus de détails, les paragraphes 36 à 42 ci-dessous).
2. Suites de l’affaire « Bettencourt » depuis les publications litigieuses
11. Selon le Gouvernement, le dépôt des CD-ROMs contenant les enregistrements illicites auprès de la police nationale entraîna, le 15 juin 2010, la réouverture des enquêtes portant sur les abus de faiblesse. Fin octobre 2010, le parquet ouvrit deux informations judiciaires relatives aux différents volets de l’affaire (abus de faiblesse et violation de l’intimité de la vie privée). Le 17 novembre 2010, la Cour de cassation ordonna le dépaysement de tous les volets du dossier Bettencourt au TGI de Bordeaux. Le 14 décembre 2011, B. fut mis en examen pour abus de faiblesse.
12. Entre 2011 et 2013, P.D.M., Éric Woerth et Nicolas Sarkozy, entre autres, furent mis en examen, le premier pour abus de faiblesse et blanchiment de fraude fiscale, le deuxième pour recel de bien provenant d’un délit et le troisième pour abus de faiblesse. En octobre 2013, Nicolas Sarkozy bénéficia d’un non-lieu.
13. Par un jugement du 28 mai 2015, B. fut déclaré coupable d’abus de faiblesse et condamné à trois ans de prison, dont trente mois de prison ferme, 350 000 euros (EUR) d’amende et 158 millions d’EUR au titre des dommages et intérêts au profit de Mme Bettencourt. Par ce même jugement, P.D.M , chargé de la gestion de la fortune de cette dernière, fut condamné à la peine de trente mois d’emprisonnement dont un an assorti d’un sursis simple et à une amende de 250 000 EUR. Il fut également condamné à verser 12 080 000 EUR de dommages et intérêts à Mme Bettencourt. Eric Woerth fut relaxé. Le tribunal retint en particulier, par une motivation de près de quarante pages, que la particulière vulnérabilité de Mme Bettencourt existait de façon certaine à compter de septembre 2006 et qu’elle était apparente et connue de tous ceux qui la fréquentaient régulièrement.
14. P.D.M. ne fit pas appel de ce jugement. Il conclut un accord financier avec la famille de Mme Bettencourt.
15. Par un arrêt du 24 août 2016, la cour d’appel de Bordeaux confirma le jugement sur l’action publique concernant B. et infirma sa peine, le condamnant à quatre ans d’emprisonnement avec sursis, 375 000 EUR d’amende et la confiscation d’une partie de ses biens immobiliers. Elle considéra qu’il n’y avait pas lieu au versement de dommages et intérêts en raison de protocoles transactionnels intervenus entre les parties.
2. l’ASSIGNATION EN RÉFÉRÉ DES REQUÉRANTS par P.D.M. (requête no 281/15)
16. Le 21 juin 2010, P.D.M. assigna en référé les requérants aux fins de voir, sur le fondement de l’article 809 du code de procédure civile (ci-après CPC, paragraphe 43 ci-dessous) et des articles 226-1 et 226-2 du CP (paragraphe 44 ci‑dessous), ordonné la suppression du site internet de Mediapart de tous les extraits (transcriptions ou extrait audio) des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt et de faire injonction à la société Mediapart de ne pas publier, en tout ou en partie, ces enregistrements, et ce sous astreinte de 10 000 EUR par heure de publication et par extrait publié. Il demanda également la condamnation solidaire des défendeurs à lui payer la somme de 20 000 EUR.
17. Par une ordonnance du 1er juillet 2010, la présidente du tribunal de grande instance (TGI) de Paris le débouta de ses demandes. A la lumière d’un examen concret du contenu des informations révélées, elle indiqua que les verbatims concernaient le comportement de B. et ses liens avec Mme Bettencourt, ce qui constituait la genèse de l’affaire Bettencourt mais également et surtout la gestion du patrimoine de cette dernière et les liens qu’elle avait pu entretenir avec le pouvoir politique.
18. Elle retint qu’étaient cités dans les publications :
- des entretiens des 21 juillet 2009 et 23 avril 2010 dans lesquels P.D.M. explique à Mme Bettencourt qu’il a eu des contacts avec le conseiller juridique du président de la République, qui l’a informé, d’une part, que la plainte simple de sa fille allait être classée sans suite (paragraphe 4 ci-dessus) et lui aurait dit, d’autre part, : « en première instance, on ne peut rien faire de plus, mais on peut vous dire qu’en cours d’appel, si vous perdez, on connaît très, très bien le procureur ». La présidente du TGI de Paris estima que « ces échanges, faisant état de différentes interventions dans une instance judiciaire, non seulement ne révèlent pas des informations attentatoires à la vie privée de P.D.M. mais encore justifient par leur importance et leur nature au regard du contexte de l’affaire qu’ils soient portés à la connaissance du public » ;
- des entretiens des 29 octobre 2009 et 23 avril 2010 entre Mme Bettencourt et P.D.M. concernant une collaboratrice chargée de la gestion d’une partie des biens de l’Oréal, au cours desquels il est souligné qu’elle est l’épouse du ministre du Budget embauchée à la demande de son mari. P.D.M. indique qu’il s’est trompé lorsqu’il l’a engagée et fait part de son intention d’aller voir le ministre pour lui dire qu’on ne peut plus « avoir sa femme » ;
- un enregistrement du 4 mars 2010 concernant des chèques de 7 500 EUR émis par Mme Bettencourt pour la campagne d’une femme et de deux hommes politiques commenté dans l’article du 21 juin précité intitulé « Affaire Bettencourt : trois chèques, trois questions » ;
- un entretien du 23 octobre 2009 dans lequel P.D.M. explique qu’il serait très heureux de pourvoir acheter « le bateau de ses rêves » en précisant qu’il faut que cela se fasse « de la main à la main » et que la somme prélevée à cet effet sur un compte en Suisse lui soit remise sans que personne ne soit au courant et surtout pas le banquier ni la fille de Mme Bettencourt ;
- différents entretiens, dont un du 27 octobre 2009 entre Mme Bettencourt et P.D.M. concernant l’existence de plusieurs comptes en Suisse, desquels il ressort que ce dernier indique qu’il est en train de transférer ces comptes dans d’autres pays ;
- des entretiens enregistrés les 4 et 12 mars 2010 dans lesquels P.D.M. fait part à Mme Bettencourt du souhait de B. de ne plus apparaître dans la succession, compte tenu de l’imminence du procès pénal, ainsi que des conversations évoquant le comportement de B.
19. La présidente du TGI jugea à leur égard ce qui suit :
« L’ensemble de ces propos de nature professionnelle pour P.D.M. et exclusivement patrimoniale pour Liliane Bettencourt, relève de la légitime information du public s’agissant de la principale actionnaire de l’une des très grandes entreprises françaises, étant observé au surplus que les problèmes fiscaux et l’évasion des capitaux constituent un sujet d’intérêt général. De la même façon, la mise en cause de l’employeur de l’épouse d’un ministre de la République ainsi que l’évocation des sources de financement d’un parti politique sont des informations qui, relevant du débat démocratique, peuvent être légitimement portées à la connaissance du public.
[Les entretiens des 4 et 12 mars] concernent également des éléments sortant de la sphère privée dès lors que leur évocation est justifiée par l’actualité judiciaire relative à l’affaire très médiatisée. »
20. Elle conclut qu’ordonner le retrait de documents relevant de la publication d’informations légitimes et intéressant l’intérêt général reviendrait à exercer une censure contraire à l’intérêt public, sauf à ce que soit contesté le sérieux de la reproduction des enregistrements ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
21. Par un arrêt du 23 juillet 2010, rectifié le 30 juillet, la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance du 1er juillet 2010 rendue par la présidente du TGI de Paris. Elle considéra que le seul fait que les propos diffusés aient été enregistrés sans le consentement de leur auteur n’était pas en lui-même suffisant pour qualifier de manifestement illicite le trouble causé par leur diffusion, mais qu’ils devaient en outre porter « atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui » comme l’énonce l’article 226-1 du CP. En conséquence, elle jugea que le premier juge avait décidé à bon droit de se pencher sur le contenu des enregistrements diffusés sur le site de Mediapart :
« Que la cour fera sienne l’analyse (...) au terme de laquelle il apparaît que les propos litigieux sont de nature professionnelle pour P.D.M. et patrimonial pour Mme Bettencourt.
Considérant qu’il sera observé que les informations ainsi révélées qui mettent en cause la principale actionnaire de l’un des premiers groupes industriels français, et dont l’activité et les libéralités font l’objet de très nombreux commentaires publics, relèvent de la légitime information du public ; qu’il en est a fortiori de même lorsque ces informations concernent l’employeur de la femme d’un ministre de la République, alors trésorier d’un parti politique ;
Que l’ensemble de ces éléments appréciés dans le cadre de l’équilibre recherché entre le droit au respect de la vie privée et la liberté d’information, conduit à la confirmation de la décision déférée. »
22. P.D.M. forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt.
23. Le 6 octobre 2011, la Cour de cassation cassa l’arrêt d’appel, comme suit, et renvoya la cause devant la cour d’appel de Versailles :
« Vu les articles 226-1 et 226-2 du code pénal ensemble l’article 809 du code de procédure civile ; (...)
Attendu cependant que constitue une atteinte à l’intimité de la vie privée, que ne légitime pas l’information du public, la captation, l’enregistrement ou la transmission sans le consentement de leur auteur des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ; d’où il suit qu’en statuant comme elle l’a fait, quand il ressort de ses propres constatations que les entretiens litigieux présentent un tel caractère, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;»
24. Par un arrêt du 4 juillet 2013, la cour d’appel de Versailles infirma l’ordonnance du 1er juillet 2010 et condamna les requérants à la sanction suivante :
« -Ordonne le retrait du site www.mediapart.fr, dans les huit jours suivant la signification de l’arrêt sous astreinte, passé ce délai, de 10 000 EUR par jour de retard et par infraction constatée, de toute publication de tout ou partie de la retranscription des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt ;
-Fait également injonction à la société Mediapart de ne plus publier tout ou partie des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt, sur tous supports, électronique, papier ou autre, édités par elle et/ou avec son assistance directe ou indirecte, et ce sous astreinte de 10 000 EUR par extrait publié à compter de la signification du présent arrêt ;
. Condamne in solidum [les requérants] à verser la somme de 1 000 EUR à P.D.M à titre de provision à valoir sur la réparation de son préjudice moral. »
25. Elle motiva sa décision comme suit :
« Considérant en premier lieu, qu’il n’est pas contesté par les défendeurs que les enregistrements ont été effectués dans un lieu privé, à l’insu des personnes qui s’y trouvaient, et notamment de P.D.M., pendant une période qui s’est étendue de mai 2009 à mai 2010, au moyen de la pose d’un appareil enregistreur par le maître d’hôtel de Liliane Bettencourt ; qu’il n’est pas davantage contesté que les défendeurs à la saisine avaient conscience du caractère illicite de la provenance de ces enregistrements, le journal Mediapart se référant à des enregistrements « clandestins » ou « pirates » et qualifiant le procédé de « moralement – sinon pénalement- condamnable » ;
Que ces enregistrements, pratiqués de façon clandestine, ont, par leur localisation et leur durée, nécessairement conduit leur auteur à pénétrer dans l’intimité des personnes concernées et de leurs interlocuteurs ;
Qu’il importe peu que les défendeurs aient procédé à un tri au sein des enregistrements diffusés pour ne rendre publics que les éléments ne portant pas atteinte, selon eux, à la vie privée des personnes concernées ; que la cour observe, surabondamment, que les propos tenus par [P.D.M]., qui expriment ponctuellement des sentiments ou des jugements de valeur, ou traduisent des attentes personnelles vis -à-vis de Liliane Bettencourt, ne l’ont été que parce que l’intéressé était assuré du caractère confidentiel des échanges auxquels il a participé ;
Que la diffusion par les défendeurs d’enregistrements qu’ils savaient provenir d’une intrusion dans la sphère intime de Liliane Bettencourt et de la violation du caractère confidentiel de paroles échangées par P.D.M. avec l’intéressée et d’autres personnes caractérise le trouble manifestement illicite exigé par l’article 809 du code de procédure civile, au regard des articles 226-1 et 226-2 du code pénal, visés dans l’assignation ;
Qu’il résulte par ailleurs de l’article 10 de la Convention que l’exercice de la liberté de recevoir ou de communiquer des informations comporte des responsabilités et peut être soumis à certaines restrictions, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ;
Que l’exigence de l’information du public dans une société démocratique énoncée à l’article 10 de la Convention susvisée, qui aurait pu être satisfaite par un travail d’investigation et d’analyse mené sous le bénéfice du droit au secret des sources, ne peut légitimer la diffusion, même par extraits, d’enregistrements obtenus en violation du droit au respect de la vie privée d’autrui, affirmé par l’article 8 de ladite Convention ;
Qu’il importe peu, enfin, que depuis leur diffusion, les informations concernées aient été reprises, analysées et commentées par la presse, dès lors qu’il résulte de l’accès aux enregistrements litigieux par le biais du site de Mediapart un trouble persistant à l’intimité de la vie privée de P.D.M (...) »
26. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation. À cette occasion, ils déposèrent une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) contestant la conformité au droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 11 de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789, des articles 226-1 et 226-2 du CP, tels qu’interprétés par la Cour de cassation, en ce qu’ils interdisent de façon générale et absolue toute diffusion de paroles prononcées à titre privé ou confidentiel enregistrées sans le consentement de leur auteur.
27. Par ailleurs, dans leur mémoire en cassation, les requérants firent valoir que l’interdiction de publication prescrite par l’article 226-2 du code pénal ne pouvait résulter uniquement des conditions d’obtention des enregistrements mais impliquait que leur contenu porte effectivement atteinte à l’intimité de la vie privée. Dans un second moyen de cassation fondé sur l’article 10 de la Convention, les requérants soulignèrent que la cour d’appel de Versailles avait fait primer le droit au respect de la vie privée sans procéder à une mise en balance des intérêts, c’est-à-dire sans rechercher si le contenu des enregistrements contribuait à un débat d’intérêt général. Ils soutinrent à cet égard que les enregistrements produits concernaient trois sujets majeurs au cœur de la vie publique : une possible fraude fiscale par l’actionnaire majoritaire de l’un des principaux groupes industriels français, un conflit d’intérêt résultant des liens entre cette personne et la femme de M. Woerth, alors ministre du Budget, et le financement de partis politiques et de campagnes électorales.
28. Par un arrêt du 5 février 2014, la Cour de cassation dit qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel. Elle considéra que la question n’était ni nouvelle ni sérieuse. À cet égard, elle indiqua que, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, le droit de toute personne au respect de sa vie privée recouvrait notamment l’usage précis que chacun fait de sa fortune, sauf son consentement établi à une divulgation. Elle ajouta que les articles 226-1 et 226-2 du CP, dispositions de droit commun et non de droit de la presse ne présentaient pas une portée générale et absolue :
« (...) laissant déjà hors de leur domaine les interceptions de conversations opérées à de strictes conditions légales par les autorités publiques en charge de la lutte contre le crime, [ils] régissent seulement la captation et la diffusion, par des particuliers et à l’insu de leur auteur, de propos relatifs à sa vie privée, et excluent de leur champ d’application toutes paroles étrangères à cet objet, fussent-elles tenues à titre privé et dans un lieu privé, à moins que leur interception clandestine, par leur conception, leur objet et leur durée, aient nécessairement conduit celui qui l’a mise en place à pénétrer délibérément dans la vie privée de la personne concernée. »
29. Par un arrêt du 2 juillet 2014, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle considéra, d’une part, que les constatations de l’arrêt d’appel établissaient que les propos publiés issus de captations sanctionnées par le CP étaient, « quels qu’aient été les intitulés médiatiques qui les présentaient », relatifs tant « aux utilisations que Mme Bettencourt décidait de sa fortune qu’à des sentiments, jugements de valeur et attentes personnelles de P.D.M à son endroit » et ainsi constitutifs d’une atteinte à l’intimité de la vie privée. Elle ajouta, d’autre part, ce qui suit :
« (...) attendu que l’arrêt [de la cour d’appel], après avoir rappelé que l’article 10 de la Convention (...) dispose que la liberté de recevoir et communiquer des informations peut être soumise à des restrictions prévues par la loi et nécessaires, dans une société démocratique, à la protection des droits d’autrui afin d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, retient exactement qu’il en va particulièrement ainsi du droit au respect de la vie privée, lui-même expressément affirmé par l’article 8 de la même Convention, lequel, en outre, étend sa protection au domicile de chacun ; qu’il s’ensuit que, si, dans une telle société, et pour garantir cet objectif, la loi pénale prohibe et sanctionne le fait d’y porter volontairement atteinte, au moyen d’un procédé de captation, sans le consentement de leur auteur, de paroles prononcées à titre privé ou confidentiel, comme de les faire connaître du public, le recours à ces derniers procédés constitue un trouble manifestement illicite, que ne sauraient justifier la liberté de la presse ou sa contribution alléguée à un débat d’intérêt général, ni la préoccupation de crédibiliser particulièrement une information, au demeurant susceptible d’être établie par un travail d’investigation et d’analyse couvert par le secret des sources journalistiques, la sanction par le retrait et l’interdiction ultérieure de nouvelle publication des écoutes étant adaptée et proportionnée à l’infraction commise, peu important, enfin, que leur contenu, révélé par la seule initiative délibérée et illicite d’un organe de presse de les publier, ait été ultérieurement repris par d’autres. »
3. L’ASSIGNATION EN RÉFÉRÉ DES REQUÉRANTS par mme bettencourt (Requête no 34445/15)
30. À la suite de la publication des extraits des enregistrements dans les articles précités, Mme Bettencourt saisit le juge des référés le 22 juin 2010, sur le même fondement que P.D.M. dans la requête no 281/15, aux fins d’obtenir leur retrait et leur non-publication ultérieure. Elle demanda également la condamnation solidaire des défendeurs à lui payer la somme de 50 000 euros.
31. Par une ordonnance du 1er juillet 2010, confirmée par la cour d’appel de Paris le 23 juillet 2010, la présidente du TGI de Paris débouta Mme Bettencourt de ses demandes pour les mêmes raisons que celles indiquées précédemment (paragraphes 17 à 20 ci-dessus). Saisie d’un pourvoi formé par Mme Bettencourt, la Cour de cassation, par un arrêt du 6 octobre 2011, cassa l’arrêt d’appel dans les termes précités au paragraphe 23 ci-dessus et renvoya l’affaire devant la cour d’appel de Versailles.
32. Par un arrêt du 4 juillet 2013, la cour d’appel de Versailles infirma l’ordonnance de la présidente du TGI de Paris du 1er juillet 2010, pour l’essentiel dans les mêmes termes que ceux indiqués au paragraphe 25 ci‑dessus, retenant à titre surabondant et s’agissant de Mme Bettencourt que « les enregistrements diffusés, en ce qu’ils fournissent des indications sur sa capacité à se remémorer certains évènements ou certaines personnes ainsi qu’à suivre des conversations sur un mode allusif, intéressent son état de santé et par suite son intimité ». Elle ordonna le retrait des publications litigieuses, sous astreinte, et fit également injonction de ne plus publier tout ou partie des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt. Elle condamna in solidum les requérants à verser la somme de 20 000 EUR à Mme Bettencourt à titre de provision à valoir sur la réparation de son préjudice moral
33. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation. À cette occasion, ils déposèrent une QPC semblable à celle formulée au cours de la procédure en référé initiée par P.D.M. (paragraphe 26 ci-dessus).
34. Par un arrêt du 3 septembre 2014, la Cour de cassation dit qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel pour les raisons suivantes :
« (...) [Le dispositions litigieuses] ne trouvent pas à s’appliquer à toute interception clandestine des paroles d’autrui, mais seulement, de façon équilibrée, lorsque l’atteinte à la vie privée résulte soit de la teneur intrinsèque des propos enregistrés, soit des conception-objet-durée du dispositif de captation ainsi mis en place (...)
Qu’en outre, le droit au respect de la vie privée (...), et en particulier de l’inviolabilité du domicile (...) recouvre, selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, les propos tenus par chacun à son domicile quant à l’usage précis qu’il fait des éléments de sa fortune personnelle, leur intérêt allégué pour un débat public n’ayant jamais conduit le législateur, dans l’exercice de son propre pouvoir d’appréciation, à voir là un fait justificatif dont la liberté de la presse permettrait d’affranchir les journalistes au regard des dispositions de droit pénal commun critiquées. »
35. Par un arrêt du 15 janvier 2015, la Cour de cassation indiqua que l’atteinte à l’intimité de la vie privée de Mme Bettencourt, « que ne légitime pas l’information du public » était constituée, comme l’arrêt d’appel le relevait, par le fait que les enregistrements publiés, outre leur réalisation pendant une année, l’avaient été au domicile de Mme Bettencourt, à son insu et en pleine conscience de leur origine illicite. Pour le reste, elle rejeta le pourvoi des requérants dans des termes identiques à ceux figurant dans son arrêt du 2 juillet 2014 et cités au paragraphe 29 ci-dessus.
4. Procédure pénale dirigée contre les requérants
36. Le 30 août 2013, P.B., l’auteur des enregistrements, fut renvoyé par le juge d’instruction devant le tribunal correctionnel de Bordeaux sur le fondement de l’article 226-1 du CP. Les deuxième et troisième requérants, ainsi que d’autres journalistes du journal Le Point, furent renvoyés devant ce tribunal sur le fondement de l’article 226-2 du CP.
37. Par un jugement du 12 janvier 2016, ils furent tous relaxés. Mme Bettencourt, seule partie civile ne s’étant pas désistée de sa plainte (P.D.M l’ayant fait dès 2011), ne fit pas appel de ce jugement.
38. Par un arrêt du 21 septembre 2017, sur appel du procureur de la République, la cour d’appel de Bordeaux confirma le jugement.
39. Elle jugea, s’agissant de P.B., que les éléments de l’infraction étaient réunis. Toutefois, elle le relaxa car son action s’était inscrite dans le cadre d’un état de nécessité. Il existait manifestement un risque important que Mme Bettencourt, dont la fragilité et la vulnérabilité apparaissaient évidente à l’écoute des conversations, ne soit très gravement spoliée ou même dépouillée par divers membres de son entourage, et que l’acte délictueux commis était nécessaire à cette menace :
« (...) l’analyse de la chronologie de l’ensemble de ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Bettencourt fait apparaître le caractère effectivement décisif qu’ont eu ces enregistrements pour la recherche de la vérité et donc la protection des personnes gravement menacées dans leurs biens mais aussi dans leur personne même. »
Elle ajouta qu’il n’y avait pas de disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace dès lors que « dans cette espèce si particulière » la personne dont l’intimité de la vie privée a été violée avait finalement été protégée malgré elle par l’acte accompli.
40. En ce qui concerne les requérants, la cour d’appel jugea que c’était à juste titre que le tribunal avait considéré que le seul fait que les propos aient été enregistrés sans le consentement de leur auteur n’était pas suffisant pour constater l’infraction qui leur était reprochée. Appréciant le contenu des enregistrements publiés par les requérants, elle indiqua que dans leur grande majorité ils concernaient des sujets d’intérêt public mais qu’ils faisaient aussi apparaître des éléments de nature privée ou confidentielle relatifs à la santé de Liliane Bettencourt, notamment à ses problèmes de surdité, à ses fréquentes pertes de mémoire et à l’affaiblissement de son discernement.
Rappelant qu’une proposition de loi de mise en place d’une immunité de principe au bénéfice des journalistes dans le contexte examiné n’avait pas abouti (paragraphe 45 ci-dessous), la cour jugea alors nécessaire de se livrer à un examen de l’équilibre entre le droit au respect de la vie privée et le droit à l’information du public ainsi que le devoir des journalistes de faire respecter ce droit. Elle décida ce qui suit.
41. Premièrement, les articles abordent tous de manière plus ou moins centrale des sujets relevant indiscutablement de l’intérêt général. Deuxièmement, le caractère de personnage public important de Mme Bettencourt est incontestable et les informations diffusées ne paraissent pas avoir eu pour objectif premier de satisfaire la curiosité d’un certain public quant à sa vie privée. Troisièmement, Mme Bettencourt, malgré son importance stratégique pour l’économie française n’a jamais cultivé, avant l’« affaire », de proximité relationnelle particulière avec les médias. Quatrièmement, l’accès aux enregistrements est protégé par le secret des sources des journalistes et ces derniers ne sont pas à l’origine des enregistrements, rien ne permettant en outre d’affirmer qu’ils n’ont pas procédé sérieusement à un travail de vérification et de choix des articles. Cinquièmement, si l’on peut penser que les journalistes ont insisté sur certains aspects touchant à la vie privée de Mme Bettencourt de manière inutile et si l’on peut s’interroger sur le choix fait de donner accès à une partie des enregistrements eux-mêmes, et « sa dimension spectaculaire inutile », les informations publiées ne l’ont pas été sous une forme privilégiant la mise à nu de l’intimité de la personne concernée. Enfin, s’agissant de la répercussion des articles litigieux, la cour d’appel indiqua que Mme Bettencourt, elle-même, présente en première instance, avait fait observer que les journalistes avaient fait leur travail et avait admis, plus ou moins implicitement, que la réalisation des enregistrements et leur diffusion avaient finalement permis de protéger ses intérêts.
42. La cour d’appel conclut qu’en publiant les extraits litigieux et les commentaires de contextualisation les accompagnant, les requérants n’avaient pas eu l’intention de porter atteinte à l’intimité de la vie privée de Mme Bettencourt.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
43. L’article 809 alinéa 1 du CPC, applicable à l’époque des faits, dispose que :
« Le président peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. »
44. Les articles 226-1 et 226-2 du CP disposent que :
Article 226-1
« Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait, au moyen d’un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui :
1o En captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ; (...) »
Article 226-2
« Est puni des mêmes peines le fait de conserver, porter ou laisser porter à la connaissance du public ou d’un tiers ou d’utiliser de quelque manière que ce soit tout enregistrement ou document obtenu à l’aide de l’un des actes prévus par l’article 226‑1.
Lorsque le délit prévu par l’alinéa précédent est commis par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle, les dispositions particulières des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables. »
45. L’article 4 de la loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias adoptée le 6 octobre 2016 et relatif à la protection des sources des journalistes prévoyait ce qui suit :
« IV. La détention, par une personne mentionnée au I du présent article, de documents, d’images ou d’enregistrements sonores ou audiovisuels, quel qu’en soit le support, provenant (...) du délit d’atteinte à l’intimité de la vie privée ne peut constituer le délit (...) prévu à l’article 226-2 du même code lorsque ces documents, images ou enregistrements sonores ou audiovisuels contiennent des informations dont la diffusion au public constitue un but légitime dans une société démocratique ; »
Dans une décision no 2016-738 DC du 10 novembre 2016, le Conseil constitutionnel, saisi par des députés et des sénateurs, a déclaré cet article non conforme à la Constitution. Ces derniers faisaient valoir que l’immunité pénale instituée par l’article 4 méconnaissait, en raison de l’étendue de son champ, le droit au respect de la vie privée, l’inviolabilité du domicile, le secret des correspondances et le principe d’égalité. Ils contestaient également l’imprécision de la notion « but légitime dans une société démocratique ». Le Conseil constitutionnel a jugé ce qui suit :
« (...) Cette immunité (...) interdit par ailleurs des poursuites (...) pour atteinte à l’intimité de la vie privée, délits punis de cinq ans d’emprisonnement et visant à réprimer des comportements portant atteinte au droit au respect de la vie privée et au droit au secret des correspondances.
Il résulte de ce qui précède (...) que le législateur n’a pas assuré une conciliation équilibrée entre d’une part la liberté d’expression et de communication, et d’autres part, d’autres exigences constitutionnelles dont le droit au respect de la vie privée ; il n’a pas non assurée une conciliation équilibrée entre cette même liberté et les exigences inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, la recherche des auteurs d’infraction et la prévention des atteintes à l’ordre public nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle ; »
EN DROIT
1. JONCTION DES REQUÊTES
46. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
47. Les requérants allèguent que l’injonction judiciaire les obligeant à retirer du site du journal Mediapart la publication d’extraits des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt porte atteinte à leur droit à la liberté d’expression. Ils invoquent l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
48. Le Gouvernement demande le rejet des requêtes pour défaut manifeste de fondement. Il considère que la mise en balance de la liberté d’expression avec le droit au respect de la vie privée effectuée par les juridictions internes s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour. Cette dernière n’a donc aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui des juridictions internes.
49. Les requérants ne se prononcent pas sur l’exception soulevée par le Gouvernement.
50. La Cour estime que le grief soulève des questions appelant un examen au fond de la violation alléguée de l’article 10 de la Convention et non un examen de recevabilité (mutatis mutandis, Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 26, 23 juillet 2019).
51. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
2. Sur le fond
1. Les requérants
52. Les requérants font tout d’abord observer que la méthodologie de la Cour relative à la résolution du conflit entre les droits à la liberté d’expression et au respect de la vie privée a été appliquée au cours de la procédure pénale engagée contre eux et qu’elle a abouti à leur relaxe (paragraphes 36 à 42 ci-dessus).
53. Les requérants constatent par ailleurs que le Gouvernement omet d’indiquer que l’état de santé de Mme Bettencourt la rendait pratiquement incapable de prendre des décisions éclairées sur la gestion de sa fortune. Cet élément déterminant, au cœur de la procédure pénale ayant abouti à la condamnation de P.D.M. pour abus de faiblesse (paragraphes 13 ci-dessus), n’était pas connu selon eux de la Cour de cassation dans les présentes espèces. Lors de l’examen des seconds pourvois, elle n’aurait pas eu connaissance de l’expertise médicale de Mme Bettencourt ordonnée par les juridictions pénales.
54. Ils ne partagent pas l’appréciation faite par le Gouvernement sur le contenu des conversations publiées (paragraphe 67 ci-dessous). Contrairement à celui-ci, ils estiment que celles relatives à la santé de Mme Bettencourt ou à sa succession étaient aussi d’intérêt général car au cœur même de l’affaire Bettencourt. Ils désapprouvent à cet égard l’invocation faite par le Gouvernement de l’« espérance légitime » de Mme Bettencourt de voir protéger sa vie privée (paragraphe 63 ci-dessous) dès lors que c’est précisément son état de santé et sa surdité qui ont permis la commission de l’abus de faiblesse à son égard. P.D.M. ne pouvait pas davantage se prévaloir d’une telle espérance car il ne cessait d’agir pour camoufler les délits pour lesquels il a été lourdement condamné. S’il s’est abstenu de communiquer sur son rôle de gestionnaire, c’était pour se protéger de toute investigation quant à son entreprise criminelle.
55. Les requérants soutiennent encore que le Gouvernement dénature leur travail journalistique en affirmant qu’ils ne pouvaient ignorer qu’ils portaient atteinte à la vie privée de P.D.M. et de Mme Bettencourt (paragraphe 65 ci-dessous). Ils rappellent qu’avant la publication, ils ont pris soin de préciser que seules les informations contribuant à un débat d’intérêt général seraient publiées. Ils ont par ailleurs sollicité les observations des personnes mises en cause avant la publication (paragraphes 7 et 8 ci-dessus). En définitive, et même s’ils ont admis le caractère moralement sinon pénalement condamnable du procédé utilisé, ils soulignent que seuls leurs écrits comptent et non l’origine du matériau exploité dès lors qu’aucune altération n’est prouvée.
56. Les requérants estiment que les juridictions pénales ont apporté une réponse à la vision restrictive du métier de journaliste de la Cour de cassation. Elles ont refusé de les sanctionner sans avoir, au préalable, analysé le contenu des articles (paragraphes 40 à 42 ci-dessus), comme l’avaient fait le tribunal et la cour d’appel saisis initialement des procédures en référé (paragraphes 17 à 21 ci-dessus).
57. Les requérants dénoncent encore le silence du Gouvernement concernant la relaxe de P.B., l’auteur des enregistrements, au motif qu’il a agi en état de nécessité afin de protéger Mme Bettencourt.
58. Enfin, les requérants considèrent que la sanction est grave et disproportionnée. Prononcée après plus de trois années de procédure, ils contestent le caractère général et illimité dans le temps de l’interdiction de publier qu’ils qualifient de censure. Ils produisent une copie papier d’un article intitulé « Notre dossier : l’affaire Bettencourt » publié sur le site de Mediapart. Cet article indique ce qui suit :
« (...) depuis la décision du 4 juillet 2013, Mediapart n’a plus le droit de diffuser les enregistrements du majordome de Liliane Bettencourt. Au total, 70 articles se référant et citant ces enregistrements ont été censurées depuis cette date, à la demande de P.D.M., aujourd’hui condamné en première instance notamment à 30 mois d’emprisonnement dont 12 avec sursis. »
Les requérants font valoir que les articles mis en ligne directement et librement par des abonnés dans leur espace de contribution et citant ou se référant aux enregistrements litigieux ont dû être aussi dépubliés.
59. Enfin, selon les requérants, la sanction est également disproportionnée en ce qu’elle a été prononcée par un juge des référés, juge de l’urgence et du provisoire, et qu’elle est devenue définitive en l’absence de toute action engagée au fond.
2. Le Gouvernement
60. Le Gouvernement admet que la condamnation civile des requérants constitue une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression. Il soutient en revanche qu’elle est prévue par la loi, à savoir les articles 809 du CPC et les articles 226-1 et 226-2 du CP. Il ajoute que l’incrimination des atteintes à la vie privée a pour but d’assurer le respect de la réputation d’autrui, principe consacré par l’article 8 de la Convention, et en déduit que l’ingérence dénoncée par les requérants visait l’un des buts légitimes énumérés par le second paragraphe de l’article 10 : la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », ceux de Mme Bettencourt et de P.D.M.
61. Le Gouvernement considère que l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique. La condamnation des requérants était justifiée par des motifs pertinents et suffisants et proportionnée au but légitime poursuivi eu égard aux critères rappelés par la Cour dans l’affaire Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, CEDH 2015 (extraits)) suivants : 1o la contribution à un débat d’intérêt général ; 2o la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage ; 3o le comportement antérieur de la personne concernée ; 4o le mode d’obtention des informations et leur véracité ; 5o le contenu, la forme et les répercussions de la publication ; 6o la sanction prononcée.
62. Premièrement, le Gouvernement ne conteste pas que la parution des articles litigieux contribuait à un débat d’intérêt général au sens de la jurisprudence de la Cour.
63. Deuxièmement, s’agissant de P.D.M, le Gouvernement estime qu’il ne peut pas être considéré comme une personne publique. À l’époque des enregistrements litigieux, il était gestionnaire de la fortune de Mme Bettencourt et non investi à ce titre d’une fonction officielle. Par ailleurs, si les conversations faisant l’objet de la publication concernent pour l’essentiel sa vie professionnelle, elles font aussi ressortir des aspects relatifs à sa vie privée (paragraphe 29 ci-dessus). N’étant que victime collatérale de l’intérêt que la presse a porté à la gestion que Mme Bettencourt faisait de sa fortune, P.D.M. pouvait se prévaloir d’une espérance légitime de protection et de respect de sa vie privée (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 97, CEDH 2012). S’agissant de Mme Bettencourt, le Gouvernement reconnaît qu’à la tête de l’une des plus grandes fortunes de France elle est une personne publique. Pour autant, il soutient qu’elle n’exerçait aucune fonction officielle susceptible de restreindre son droit au respect de sa vie privée. Avant « l’affaire », elle avait toujours tenu à préserver son intimité et n’avait jamais fait l’objet d’un quelconque intérêt de la part des médias. Si les articles litigieux mettent en avant les choix de Mme Bettencourt quant à la gestion de son patrimoine, ils contenaient également des éléments dénués de liens avec un débat d’intérêt général. Ainsi, même connue du public, cette dernière pouvait se prévaloir d’une espérance légitime de voir sa vie privée protégée au sein de son domicile.
64. Troisièmement, le Gouvernement constate que le caractère non consenti des écoutes litigieuses est avéré. Ni Mme Bettencourt, qui était toujours restée discrète sur sa vie privée, ni son gestionnaire de fortune, qui n’avait jamais communiqué sur son activité, ne pouvaient anticiper l’usage qui a été fait des informations frauduleusement recueillies. Ils n’ont pas contribué à la violation de leur vie privée par leur comportement.
65. Quatrièmement, le Gouvernement souligne le caractère déloyal des enregistrements clandestins relayés par les requérants. Ces derniers ne pouvaient ignorer que leur publication littérale portait gravement atteinte à la vie privée de P.D.M. et à celle de Mme Bettencourt, en contradiction avec leurs devoirs. La simple reconnaissance du caractère frauduleux du mode d’obtention des conversations n’atténue pas leur responsabilité : les retranscriptions, sans précaution, y compris sans modifier les voix, ont considérablement aggravé la violation de la vie de privée des personnes concernées. Le Gouvernement précise que cette diffusion était illimitée et accessible aux abonnés de Mediapart (entre 50 000 et 60 000 en 2011).
66. Ainsi, tant au regard de leur objet que de leur durée mais également du lieu dans lequel les enregistrements ont été faits, les juridictions ont pu légitimement estimer que la diffusion et la retranscription des propos litigieux étaient par leur nature, et donc leur gravité, attentatoires à la vie privée de P.D.M. et de Mme Bettencourt. Le Gouvernement se réfère à cet égard à la position de la Cour de cassation dans ses arrêts des 5 février et 3 septembre 2014 (paragraphes 28 et 34 ci-dessus).
67. Cinquièmement, et s’agissant du contenu et de la forme des publications, le Gouvernement estime que le tri opéré par les requérants, s’il a permis d’échapper à un voyeurisme malsain, ne suffit pas à caractériser l’absence d’atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui. Les condamnations prononcées sont fondées sur la diffusion d’éléments obtenus au prix d’une violation grave de l’intimité de la vie privée mais aussi sur le fait que les propos contenaient des éléments relatifs à l’intimité, comme la santé de Mme Bettencourt, ses relations avec sa fille, son état de confusion et sa succession. Or, la Cour de cassation, après avoir mis en balance la violation de la vie privée avec l’information du public, a jugé que cette dernière aurait pu se faire de façon loyale au regard du secret des sources journalistiques. Enfin, le Gouvernement estime que les requérants auraient pu se contenter de retranscrire le sens des propos qui révélaient les liens de Mme Bettencourt avec le pouvoir politique, et de ne pas mentionner P.D.M.
68. Quant aux répercussions de l’article, le Gouvernement souligne que les requérants savaient que les articles, aux titres accrocheurs, seraient repris par un grand nombre d’autres médias. Leur publication, à quatre dates différentes, dont une partie sous forme audio, a contribué à amplifier l’atteinte portée à la vie privée. Les requérants ne sauraient avancer que les publications litigieuses ont permis la poursuite d’infractions pénales et qu’ils auraient ainsi joué un rôle dans la protection de Mme Bettencourt. C’est le dépôt des enregistrements auprès des services de police qui a permis l’avancée de la procédure relative aux abus de faiblesse (paragraphe 11 ci-dessus) et non leur publication par les requérants.
69. Le Gouvernement soutient que la relaxe des requérants décidée par les juridictions pénales ne remet pas en cause l’illégitimité de leurs publications. La cour d’appel de Bordeaux a bien considéré que les extraits litigieux dévoilaient des informations relatives à la vie privée (paragraphe 40 ci-dessus). De plus, le raisonnement de la juridiction pénale ne saurait être assimilé ni comparé à celui de la juridiction civile. L’appréciation de la proportionnalité de l’atteinte à la liberté d’expression est différente selon qu’est en jeu une condamnation pénale ou la publication dans la presse d’éléments relevant de la vie privée des individus.
70. Sixièmement, le Gouvernement estime que la sanction prononcée par le juge des référés, dont l’office est différent de celui du juge du fond, visait légitimement à mettre fin au trouble manifestement illicite causé à Mme Bettencourt et P.D.M. Contrairement aux requérants, il considère que le retrait des propos trois années après leur publication n’est pas disproportionné. Les informations contribuant au débat d’intérêt général contenues dans les articles litigieux avaient déjà fait l’objet d’une large diffusion et, pour remplir l’objectif d’information du public visé, il n’était pas nécessaire que les enregistrements sonores soient laissés en écoute libre pendant une durée indéterminée. De plus, l’affaire dite « Bettencourt » n’était plus de la même actualité en 2013 que lors de la publication en 2010. Par ailleurs, seul un retrait des enregistrements pouvait mettre fin au trouble persistant à l’intimité de la vie privée. Enfin, les provisions allouées à Mme Bettencourt et P.D.M. étaient d’un montant adapté à la violation de leur vie privée.
71. En conclusion, le Gouvernement considère que le débat d’intérêt général auquel les articles litigieux entendaient contribuer ne justifiait pas la diffusion des enregistrements alors que tant leur mode d’obtention que leur contenu violaient de manière grave la vie privée des personnes concernées.
3. Appréciation de la Cour
1. Sur l’existence d’une ingérence
72. La Cour considère que l’injonction de retrait des enregistrements illicites et d’interdiction de les publier à l’avenir doit s’analyser en une ingérence des autorités publiques dans l’exercice du droit à la liberté d’expression de la société éditrice requérante et des requérants. Le Gouvernement ne le conteste du reste pas.
2. Sur la justification de l’ingérence
a) « Prévue par la loi »
73. La Cour estime que l’ingérence était prévue par la loi, au sens de l’article 10 de la Convention, en l’absence de toute contestation par les requérants du fondement légal de leur condamnation, à savoir les articles 809 du CPC et les articles 226-1 et 226-2 du CP.
b) « But légitime »
74. La Cour constate que, comme le soutient le Gouvernement, l’ingérence poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d’autrui, à savoir ceux de P.D.M. et de Mme Bettencourt, but légitime énuméré au second paragraphe de l’article 10 (paragraphe 60 ci-dessus). Elle observe à cet égard que les publications litigieuses provenaient d’enregistrements réalisés à l’insu de ces derniers pendant près d’une année, soit à l’issue d’une interception clandestine susceptible de constituer un délit. Un tel procédé, indépendamment des éléments constitutifs de sa répression par la loi française, constituait à n’en pas douter une intrusion suffisamment grave pour faire entrer en jeu leur droit au respect de la vie privée au titre de l’article 8 de la Convention (mutatis mutandis, Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, § 42, CEDH 2015).
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
i) Principes généraux
75. Maintes fois saisie de litiges appelant un examen du juste équilibre à ménager entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour a développé une jurisprudence abondante en la matière. Concernant le droit au respect de la vie privée, le droit au respect de la liberté d’expression, la liberté de la presse en particulier, et la mise en balance de ces droits, elle renvoie aux principes généraux tels qu’ils sont rappelés dans les arrêts Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité (§§ 82 à 93), Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine ([GC], no 17224/11, § 75, 27 juin 2017) et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, 27 juin 2017).
76. En particulier, la Cour rappelle les principes pertinents qui doivent guider son appréciation, et surtout celle des juridictions internes, dans ce domaine. Elle a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence. Les critères pertinents qui ont été jusqu’ici définis sont la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication. Dans le cadre d’une requête introduite sous l’angle de l’article 10, la Cour vérifie en outre le mode d’obtention des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée aux journalistes ou aux éditeurs (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93).
77. La Cour rappelle également que la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable. Ce dernier, activité professionnelle protégée par l’article 10 de la Convention, est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques. Elle englobe aussi, entre autres, la licéité du comportement des journalistes, du point de vue notamment – ce qui est pertinent en l’espèce – de leurs rapports publics avec les autorités dans l’exercice de leurs fonctions journalistiques. Le fait qu’un journaliste a enfreint la loi à cet égard doit être pris en compte, mais il n’est pas déterminant pour établir s’il a agi de manière responsable.
Dans ce contexte, la Cour réaffirme que les journalistes qui exercent leur liberté d’expression assument « des devoirs et des responsabilités ». Elle rappelle que le paragraphe 2 de l’article 10 ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction, même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général. Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun au motif que l’article 10 leur offrirait une protection inattaquable. En d’autres termes, un journaliste auteur d’une infraction ne peut se prévaloir d’une immunité pénale exclusive – dont ne bénéficient pas les autres personnes qui exercent leur droit à la liberté d’expression – du seul fait que l’infraction en question a été commise dans l’exercice de ses fonctions journalistiques (Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, §§ 90 et 91, CEDH 2015).
78. Enfin, la Cour rappelle qu’elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) » (Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). Si la mise en balance à laquelle ont procédé les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle‑ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 92, Bédat, précité, § 54).
ii) Application dans les espèces
79. La Cour rappelle d’emblée que les présentes requêtes portent sur l’injonction faite aux requérants de retirer et de ne plus publier la retranscription des enregistrements effectuées à l’insu de P.D.M. et de Mme Bettencourt, et les effets prétendument dissuasifs de cette mesure réparatrice ordonnée par le juge des référés. Elle ne saurait donc pas porter son examen sur la procédure pénale menée parallèlement à l’encontre des requérants quand bien même il y a lieu de la prendre en considération dans l’appréciation du contexte général des affaires. Elle estime toutefois que les requérants ne sauraient se fonder sur la décision de relaxe rendue à leur encontre par les juridictions pénales pour justifier du caractère disproportionné de l’ingérence qu’ils dénoncent devant elle. Les procédures civile et pénale diligentées en l’espèce visaient en effet des objectifs différents, alors même que la caractérisation du trouble manifestement illicite invoqué par Mme Bettencourt et P.D.M. dans la première procédure supposait la vérification des éléments constitutifs de l’incrimination prévue à l’article 226-2 du code pénal.
80. Cela étant dit, la Cour constate que les juridictions civiles ont apprécié de manière différente les litiges qui leur étaient soumis.
81. La Cour de cassation a dans un premier temps jugé en 2011 que l’atteinte à l’intimité de la vie privée de P.D.M. et de Mme Bettencourt était constituée par le seul fait de la captation, de l’enregistrement ou de la transmission sans leur consentement des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel (paragraphes 23 et 31 ci-dessus). Elle a alors cassé les arrêts de la cour d’appel de Paris qui avait jugé que le contenu des conversations devait être également pris en compte pour établir l’atteinte à la vie privée des demandeurs en référé et la mettre en balance avec l’exercice de la liberté d’expression des requérants (paragraphes 21 et 31 ci-dessus).
Les cours d’appel de renvoi, puis la Cour de cassation dans son arrêt du 2 juillet 2014 (mais pas dans celui du 15 janvier 2015) ont ensuite retenu que pour établir l’existence d’un trouble manifestement illicite dans le chef de Mme Bettencourt et de P.D.M, il convenait de prendre en considération, outre le procédé de captation des conversations, l’effectivité de l’atteinte à la vie privée des intéressés. Elles ont considéré à cet égard que les enregistrements illicites avaient trait « aux utilisations que Mme Bettencourt décidait de sa fortune (...) à des sentiments, jugements de valeur et attentes personnelles de P.D.M à son endroit » (paragraphes 25 et 29 ci-dessus) et à « la capacité de [Mme Bettencourt] à se remémorer certains évènements ou certaines personnes ainsi qu’à suivre des conversations sur un mode allusif, [et à son état de santé] » (paragraphe 32 ci-dessus).
Après avoir estimé l’atteinte à l’intimité de la vie privée de Mme Bettencourt et de P.D.M. établie, la Cour de cassation a considéré dans ses arrêts des 2 juillet 2014 et 15 janvier 2015, que la divulgation des enregistrements par les requérants ne pouvait être justifiée par « la liberté de la presse ou sa contribution alléguée à un débat d’intérêt général, ni [par] la préoccupation de crédibiliser particulièrement une information, au demeurant susceptible d’être établie par un travail d’investigation et d’analyse couvert par le secret des sources journalistiques ». Elle a finalement estimé que la sanction était proportionnée à l’infraction commise, malgré la diffusion du contenu des enregistrements par d’autres organes de presse (paragraphes 29 et 35 ci-dessus). Auparavant, dans ses arrêts de rejet des demandes de renvoi de QPC formulées par les requérants, la Cour de cassation avait considéré que les articles 226-1 et 226-2 du code pénal invoqués à l’appui des référés engagés par Mme Bettencourt et P.D.M. n’étaient pas des dispositions qui interdisent, de manière générale et absolue, toutes les interceptions clandestines des paroles d’autrui : elles s’appliquent, de « façon équilibrée », uniquement lorsqu’elles contiennent des propos relatifs à la vie privée ou qu’elles sont effectuées selon des modalités qui ont nécessairement conduit à pénétrer dans la vie privée (paragraphes 28 et 34 ci-dessus).
82. La Cour note que la cour d’appel de renvoi et la Cour de cassation ont abordé la question du conflit de droits précité au regard du mode d’obtention des enregistrements publiés sur le site de Mediapart. L’injonction prononcée à l’égard de cette dernière et des autres requérants a, de ce fait, été considérée par les juridictions nationales comme une restriction à leur liberté d’informer nécessaire au respect de la vie privée de Mme Bettencourt et de P.D.M. La Cour constate que cette mise en balance des droits aboutit à faire primer le respect de la vie privée sur la liberté d’expression alors même que les publications se rapportent à un débat d’intérêt général, en raison non seulement de l’origine illicite des publications mais aussi de l’ampleur de leur impact et donc de la gravité de l’atteinte à la vie privée des intéressés. Comme le Gouvernement (paragraphe 62 ci-dessus), elle n’entend pas revenir sur la contribution des publications à un débat d’intérêt général dès lors que cette dernière n’a pas été sérieusement contestée. Elle se concentrera donc sur les éléments pris en considération par le juge des référés pour caractériser le trouble illicite dans le chef de Mme Bettencourt et de P.D.M. et décider de le faire cesser. Dans cette perspective, aux fins d’examen de la nécessité des mesures ordonnées par les juridictions internes dans une société démocratique, la Cour aura égard aux « devoirs et responsabilités » des journalistes inhérents à l’exercice de la liberté d’expression (paragraphe 77 ci-dessus) ainsi qu’à l’effet potentiellement dissuasif de la sanction prononcée (mutatis mutandis, Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 45, 14 juin 2007).
83. La Cour rappelle que l’article 10 de la Convention ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général. Le paragraphe 2 de cet article précise que l’exercice de cette liberté comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour la presse. Ces « devoirs et responsabilités » peuvent revêtir de l’importance lorsque, comme en l’espèce, l’on risque de mettre en péril les « droits d’autrui » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999‑III et l’arrêt cité au paragraphe 77 ci-dessus).
84. La Cour a, par ailleurs, déjà eu l’occasion de souligner, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, que les atteintes à la vie privée résultant d’une intrusion dans l’intimité des individus commises par des dispositifs techniques d’écoutes, de vidéo ou de photographies clandestines doivent faire l’objet d’une protection particulièrement attentive (Von Hannover, précité, Couderc et Hachette Filipacci Associés, précité, Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, CEDH 2015, Alpha Doryforiki Tileorasi Anonymi Etairia c. Grèce, no 72562/10, 22 février 2018 et Khadija Ismayilova c. Azerbaïdjan, nos 65286/13 et 57270/14, 10 janvier 2019). La Cour relève à cet égard que Mme Bettencourt et PDM ont saisi le juge des référés, non pas en vertu de l’article 9 du code civil considéré comme le référé spécifique aux droits de la personnalité, mais sur le fondement du référé de droit commun combiné aux dispositions pénales qui ont vocation à protéger l’intimité de la vie privée contre les atteintes les plus graves commises par des techniques d’écoutes clandestines.
85. En l’espèce, la Cour constate que la publication des articles litigieux est intervenue alors que la fille de Mme Bettencourt venait de déposer les CD-ROMs contenant les enregistrements clandestins auprès des services de police. Ces enregistrements avaient été effectués à l’aide d’un magnétophone sur une durée de près d’un an par le majordome de Mme Bettencourt, dans son bureau et à l’insu de cette dernière et de celui des différentes personnes ayant pris part aux conversations. Les requérants les ont retranscrits sur le site du journal alors qu’ils contenaient des données portant atteinte à l’intimité de la vie privée des intéressés et ils ont donné accès à leurs abonnés à des extraits sonores qui témoignaient de la dégradation de l’état de santé et du discernement de Mme Bettencourt (paragraphe 40 ci-dessus).
86. La Cour estime qu’une telle divulgation, dont les requérants n’ignoraient pas qu’elle constitue un délit (a contrario, Radio Twist a.s. c. Slovaquie, no 62202/00, § 60, CEDH 2006‑XV), devait les conduire à faire preuve de prudence et de précaution, indépendamment du fait qu’ils auraient agi en vue, entre autres, de dénoncer l’abus de faiblesse dont était victime Mme Bettencourt. Si les requérants indiquent avoir procédé à un tri des propos pour ne garder que ceux portant sur des questions d’intérêt général, la Cour de cassation a jugé que cet élément n’était pas suffisant au regard de leurs devoirs et responsabilités de journalistes. Elle a estimé que l’information du public sur ces questions aurait pu se faire autrement qu’en divulguant les enregistrements illicites. Il convient de relever que la cour d’appel de Bordeaux, tout en relaxant les requérants à l’issue de la procédure pénale engagée contre eux, a en outre souligné la « dimension spectaculaire inutile » de leur choix de donner accès à une partie des enregistrements eux-mêmes (paragraphe 41 ci-dessus).
87. La Cour réitère le principe selon lequel les journalistes auteurs d’une infraction ne peuvent se prévaloir d’une immunité pénale exclusive – dont ne bénéficient pas les autres personnes qui exercent leur droit à la liberté d’expression – du seul fait que l’infraction a été commise dans l’exercice de leur fonction journalistique (Pentikäinen précité, § 91). Elle relève à cet égard que le Conseil constitutionnel a rendu postérieurement aux arrêts de la Cour de cassation une décision censurant une disposition législative instituant une immunité pénale des journalistes pour les actes visés à l’article 226-2 du code pénal au motif qu’elle n’assurait pas une conciliation équilibrée entre la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée (paragraphe 45 ci-dessus). Elle rappelle surtout, que dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Von Hannover (no 2), précité, § 97). L’appartenance d’un individu à la catégorie des personnalités publiques ne saurait, a fortiori lorsqu’elles n’exercent pas de fonctions officielles comme c’était le cas de Mme Bettencourt et des personnes qui prenaient part à ses conversations à son domicile, autoriser les médias à transgresser les principes déontologiques et éthiques qui devraient s’imposer à eux ni légitimer des intrusions dans la vie privée (Couderc et Hachette Filipacci Associés, précité, § 122).
88. Eu égard à la portée des publications sur le site de Mediapart, à la divulgation des propos par extraits en ligne, avec un accès direct audio à certains d’entre eux, la Cour est d’avis que malgré le travail de vérification opéré par les requérants (paragraphes 20 et 41 ci-dessus), les juridictions internes pouvaient légitimement conclure dans les circonstances de l’espèce que l’intérêt public devait s’effacer devant le droit de Mme Bettencourt et de P.D.M. au respect de leur vie privée (mutatis mutandis, Alpha Doryforiki Tileorasi Anonymi Etairia, précité, § 66). Même si l’accès au site n’est pas gratuit, les propos retranscrits étaient visibles d’un grand nombre de personnes et sont demeurés en ligne sur une période de temps importante. La Cour estime utile de rappeler dans ce contexte que les sites Internet sont des outils d’information et de communication qui se distinguent particulièrement de la presse écrite, notamment quant à leur capacité à emmagasiner et à diffuser l’information, et que les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse écrite de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits), M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 91, 28 juin 2018). Dans ces circonstances, elle estime également que les juridictions internes pouvaient raisonnablement estimer en l’espèce que l’information était susceptible d’être établie par un travail d’investigation et d’analyse mené sous le bénéfice du droit au secret des sources (paragraphes 25, 29, 32 et 35 ci-dessus).
89. Quant au caractère dissuasif des mesures ordonnées aux requérants, la Cour rappelle que ces derniers contestent une procédure civile en référé au terme de laquelle les juridictions nationales leur ont ordonné de retirer du site du journal toute publication de tout ou partie de la retranscription des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt et de ne plus publier tout ou partie de ces enregistrements. Pour justifier une telle injonction, la cour d’appel a estimé que l’accès aux enregistrements via le site du journal constituait un trouble persistant à l’intimité de la vie privée des intéressés. La Cour de cassation a considéré que cette sanction était proportionnée à l’infraction commise même si le contenu des enregistrements révélé initialement par les requérants avait été repris ultérieurement par d’autres organes de presse (paragraphes 29 et 35 ci-dessus).
90. La Cour considère pour sa part que les juridictions nationales ont pu légitimement estimer que le passage du temps n’avait pas fait disparaître l’atteinte à la vie privée de P.D.M. et de Mme Bettencourt compte tenu de l’ampleur de l’impact des publications qu’elles ont apprécié au regard de la manière dont les propos retranscrits avaient été enregistrés, de la vulnérabilité de la seconde, et, plus généralement, de l’importance de leurs conséquences dommageables pour les intéressés. La sensibilité des informations attentatoires à la vie privée et le caractère continu du dommage causé par l’accès aux retranscriptions écrite et audio sur le site du journal appelait une mesure susceptible de faire cesser le trouble constaté ce que ne permettait pas la possibilité d’obtenir des dommages et intérêts. La Cour admet, avec les juridictions nationales, qu’une autre mesure que celle ordonnée aurait été insuffisante pour protéger efficacement la vie privée des intéressés. Les requérants n’ont pas indiqué comment il eut été possible de ne pas retirer les articles dans leur intégralité ni comment la poursuite des publications des enregistrements aurait pu prévenir le renouvellement de l’atteinte à la vie privée des personnes concernées.
91. La Cour relève ensuite que la Cour de cassation a estimé que le fait que les informations litigieuses aient été reprises sur d’autres sites ou dans la presse écrite ne devait pas être pris en considération. La Cour a certes déjà souligné à plusieurs occasions qu’il n’est pas admissible au regard de l’article 10 d’empêcher la divulgation d’une information déjà rendue publique ou dépouillée de son caractère confidentiel (Vereniging Weekblad Bluf! c. Pays-Bas, 9 février 1995, § 45, série A no 306‑A et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 53, CEDH 1999‑I, Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 45, 7 juin 2007 et Ressiot et autres c. France, nos 15054/07 et 15066/07, § 122, 28 juin 2012). Cela étant, dans les circonstances de l’espèce, les juridictions nationales ont sanctionné les requérants pour faire cesser le trouble causé à une femme qui, bien qu’étant un personnage public, n’avait jamais consenti à la divulgation des propos publiés, était vulnérable et avait une espérance légitime de voir disparaître du site du journal les publications illicites dont elle n’avait jamais pu débattre, contrairement à ce qu’elle a pu faire lors du procès pénal. Dans ces conditions, la Cour admet également que l’injonction entendait réparer l’ingérence initiale dans la vie privée de Mme Bettencourt et de P.D.M. Si le contenu des enregistrements était largement diffusé au moment du prononcé de l’injonction, leur publication littérale était dès l’origine illicite (a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 116) et restait prohibée pour l’ensemble des organes de presse. En outre, la Cour relève que les requérants, qui ont été relaxés dans le cadre de la procédure pénale (paragraphe 79 ci-dessus), n’ont pas été privés de la possibilité d’exercer leur mission d’information en ce qui concerne le volet public de l’affaire Bettencourt. Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants n’ont pas démontré, dans les circonstances de l’espèce, que le retrait et l’interdiction de publier le contenu des enregistrements a effectivement pu avoir un effet dissuasif sur la manière dont ils ont exercé et exercent encore leur droit à la liberté d’expression.
92. Eu égard à tout ce qui précède et compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, la Cour ne voit aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui des juridictions internes et d’écarter le résultat de la mise en balance effectuée par celles-ci. Elle estime que les motifs invoqués étaient pertinents et suffisants pour démontrer que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », et que l’injonction prononcée n’allait pas au-delà de ce qui était nécessaire pour protéger Mme Bettencourt et P.D.M. de l’atteinte à leur droit au respect de leur vie privée.
93. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 janvier 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor SoloveytchikSíofra O’Leary
GreffierPrésidente
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[1] M. Woerth fut ministre du Budget, des Comptes publics, de la fonction publique et de la Réforme de l’État de mai 2007 à mars 2010 puis ministre du Travail de mars 2010 à novembre 2010.