GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE X ET AUTRES c. BULGARIE
(Requête no 22457/16)
ARRÊT
Art 3 (volet procédural) • Enquête effective • Absence de recours à toutes les mesures d’enquête et de coopération internationale raisonnables dans le cadre de l’examen d’allégations d’abus sexuels dans un orphelinat formulées par des enfants après leur adoption à l’étranger • Obligation procédurale à interpréter à la lumière des instruments internationaux, et spécifiquement de la « Convention de Lanzarote » du Conseil de l’Europe • Autorités bulgares n’ayant pas procuré aux parents étrangers des requérants les informations et l’assistance nécessaires, les privant ainsi de la possibilité d’une participation active ou d’un recours pendant une longue période après la conclusion des investigations • Entretiens avec d’autres enfants de l’orphelinat effectués dans un format non adapté à leur âge et à leur maturité et sans enregistrement audiovisuel • Défaut d’évaluation de la nécessité de demander une audition des requérants • Défaut d’enquête sur des allégations d’abus commis par et sur d’autres enfants ayant depuis quitté l’orphelinat • Omission de la possibilité d’un recours proportionné à des mesures d’enquête discrètes • Autorités cherchant à établir le caractère fictif des allégations des requérants au lieu d’éclaircir l’ensemble des faits pertinents
Art 3 (volet matériel) • Obligations positives • Constat de l’existence d’un cadre législatif et réglementaire approprié permettant à l’État d’honorer l’obligation positive qui lui incombait de protéger contre les abus sexuels les enfants vulnérables vivant en institution, en l’absence d’éléments suffisants prouvant le contraire • Absence d’éléments prouvant que le personnel ou les autorités avaient connaissance des abus allégués, qui auraient pu faire naître une obligation de prendre des mesures préventives concrètes
STRASBOURG
2 février 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire X et autres c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Jon Fridrik Kjølbro,
Ksenija Turković,
Paul Lemmens,
Yonko Grozev,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Dmitry Dedov,
Iulia Antoanella Motoc,
Carlo Ranzoni,
Georgios A. Serghides,
Marko Bošnjak,
Tim Eicke,
Péter Paczolay,
María Elósegui,
Raffaele Sabato, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 janvier 2020 et le 9 septembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22457/16) dirigée contre la République de Bulgarie et dont cinq ressortissants italiens ont saisi la Cour le 16 avril 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la section à laquelle l’affaire avait été attribuée puis le président de la Grande Chambre ont accédé à la demande de non-divulgation de leur identité formulée par les requérants (article 47 § 4 du règlement de la Cour (« le règlement »)).
2. Les requérants ont été représentés par Me F. Mauceri, avocat exerçant à Catane. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme R. Nikolova, du ministère de la Justice.
3. Les cinq requérants initiaux, un couple et leurs enfants mineurs, dénonçaient sous l’angle des articles 3, 6, 8 et 13 de la Convention les abus sexuels dont auraient été victimes les trois enfants alors qu’ils résidaient dans un orphelinat en Bulgarie, ainsi qu’une absence d’enquête effective à cet égard.
4. La requête fut attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 5 septembre 2016, les griefs relatifs aux allégations d’abus sur la personne des trois requérants mineurs et à l’absence d’enquête effective à cet égard furent communiqués au Gouvernement. En application de l’article 54 § 3 du règlement, la présidente de la section déclara irrecevables les griefs formulés par les parents en leur nom propre. Par conséquent, à partir de cette date, la requête n’a concerné que les griefs des trois enfants, qui seuls seront désignés comme « requérants » dans le présent arrêt.
5. Par un arrêt rendu le 17 janvier 2019, une chambre de la cinquième section composée de Angelika Nußberger, présidente, Yonko Grozev, André Potocki, Síofra O’Leary, Mārtiņš Mits, Gabriele Kucsko-Stadlmayer et Lәtif Hüseynov, juges, et de Claudia Westerdiek, greffière de section, déclara le restant de la requête recevable et conclut, à l’unanimité, à la non‑violation des articles 3 et 8 de la Convention.
6. Le 12 avril 2019, les requérants sollicitèrent le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. Le 24 juin 2019, le collège de la Grande Chambre fit droit à cette demande.
7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
8. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Le gouvernement italien, informé de son droit d’intervenir dans la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 §§ 1 et 4 du règlement), n’a pas exprimé le souhait de s’en prévaloir.
9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 janvier 2020 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MmesR. Nikolova,
I. Stancheva-Chinovaagents,
I. Sotirova, conseillère juridique,
ministère de la Justice, conseillère ;
– pour les requérants
MeF. Mauceri, avocat,conseil,
MmesR. Galante,
P.S. Bach, psychologues,
centre de thérapie relationnelle,conseillères.
La Cour a entendu Me Mauceri, Mme Nikolova et Mme Stancheva-Chinova en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges. Mme Galante et Mme Bach ont également répondu à des questions des juges.
EN FAIT
1. LA GENÈSE DE L’AFFAIRE
10. Les requérants forment une fratrie composée d’un garçon et de deux filles et sont nés en Bulgarie. X (« le premier requérant ») est né en 2000, Y (« la deuxième requérante ») est née en 2002 et Z (« la troisième requérante ») est née en 2003. Abandonnés par leur mère, ils furent d’abord placés dans des institutions pour enfants en bas âge, puis dans un foyer pour enfants privés de soins parentaux situé dans un village de la région de Veliko Tarnovo (« l’orphelinat »).
11. En 2010, ils furent inscrits sur la liste des enfants adoptables par adoption plénière, puis par adoption internationale. En 2011, un couple d’Italiens se porta candidat à leur adoption par l’intermédiaire d’une association spécialisée, Amici dei Bambini (« AiBi »), basée à Milan. Les futurs parents adoptifs, qui travaillaient tous les deux dans une coopérative spécialisée dans l’assistance psychiatrique et sociale, avaient alors entre quarante-cinq et cinquante ans. Ils se rendirent en Bulgarie au mois de janvier 2012 et y rencontrèrent à plusieurs reprises les requérants, qu’ils finirent par adopter.
12. Après le prononcé de l’adoption, en juin 2012, les requérants vinrent vivre en Italie. Ils étaient alors âgés respectivement de douze, dix et neuf ans.
13. Un premier rapport de suivi de l’adoption, rédigé par l’association AiBi le 27 septembre 2012, indiquait que l’intégration des enfants dans la famille se passait bien, abstraction faite de quelques épisodes d’agressivité de la petite Z envers sa mère, qu’il lui était arrivé de mordre. Les trois enfants avaient fait leur rentrée à l’école et seul X, le plus âgé, rencontrait des difficultés scolaires.
2. LES ALLÉGATIONS D’ABUS FORMULÉES PAR LES REQUÉRANTS
1. Les premières révélations des requérants
14. Le 30 septembre 2012, après une dispute avec son frère, la troisième requérante se plaignit de l’attitude de celui-ci, l’accusant d’attouchements sexuels à son égard. Alertés par cette plainte et par les révélations que leur firent les trois enfants à ce moment-là, les parents adoptifs prirent contact avec l’association AiBi. Une rencontre avec une psychologue et une pédagogue de l’association eut lieu le 2 octobre 2012. Un rapport fut rédigé à cette occasion (voir le paragraphe 53 ci-dessous concernant la transmission d’un exemplaire de ce document aux autorités bulgares). Par la suite, les parents des requérants, qui soutenaient que le rapport en cause avait été falsifié, portèrent plainte. L’issue donnée à cette plainte pénale n’a pas été précisée mais une note rédigée par la police révèle que les signatures figurant sur le rapport ne correspondaient pas aux échantillons de signature fournis par les personnes désignées comme étant les auteurs de ce document et que des paragraphes avaient été rajoutés. Il ressort de ce rapport que les enfants avaient appris à leurs parents qu’ils avaient eu, entre eux, certaines pratiques de nature sexuelle, dont les parents n’avaient cependant pas été témoins. Ces derniers, extrêmement bouleversés et catastrophés par ces révélations, envisagèrent d’éloigner le premier requérant, qu’ils estimaient responsable de la situation. La psychologue leur conseilla plutôt de chercher une aide psychologique. Après quelques hésitations, les parents y acquiescèrent, mais le père exprima le souhait que cela se passât en dehors de leur ville de résidence, afin de protéger leur vie privée. Les trois enfants, reçus dans un premier temps seuls par la pédagogue, racontèrent qu’ils avaient fait une « bêtise » en se livrant à un jeu « auquel il ne fallait pas jouer », mais auquel jouaient tous les enfants de l’orphelinat. Ils dirent avoir peur que le premier requérant ne fût renvoyé en Bulgarie.
15. Après avoir pris des renseignements au sujet de spécialistes aptes à intervenir dans une telle situation, les parents firent examiner les enfants par deux psychologues spécialistes des cas d’abus sur mineurs qui exerçaient dans un centre de thérapie relationnelle (« CTR ») situé dans une ville éloignée de plus de cent kilomètres de leur domicile. Des entretiens eurent lieu entre les psychologues, les parents et les enfants en octobre et en novembre 2012, puis un suivi régulier des enfants fut mis en place.
2. Le rapport des psychologues du CTR du 31 octobre 2012
16. Un premier rapport concernant les requérants, intitulé « Notes psychologiques », fut rédigé par les psychologues le 31 octobre 2012. Ce rapport ne reproduit pas in extenso les questions posées et les propos des requérants, mais se présente comme un compte rendu incluant également les commentaires des psychologues (pour un exposé plus détaillé de ces premiers entretiens avec les psychologues, voir le procès-verbal établi par la police, résumé aux paragraphes 23 et suivants ci-dessous). Il en ressort que les psychologues s’entretinrent avec les parents, puis avec les enfants, les 11 et 18 octobre 2012. Les entretiens avec les requérants, qualifiés de « séances thérapeutiques », se déroulèrent selon les méthodes préconisées pour les enfants victimes d’abus (paragraphe 22 ci-dessous) et furent filmés.
17. Selon ce rapport, les parents indiquèrent que pendant les trois premiers mois, jusqu’à l’incident du 30 septembre, ils n’avaient eu aucun souci avec les enfants, si ce n’est avec la petite Z, qui, selon eux, fermait la porte à clé lorsqu’elle était dans la salle de bain et mordait sa mère.
18. Le rapport précise que le premier requérant, qui fut reçu après eux, éprouvait des difficultés à s’exprimer en italien et demanda que son père adoptif assistât à l’entretien. Celui-ci aida l’enfant à expliquer ce qu’il voulait dire.
19. D’après le rapport, le premier requérant relata que l’un des garçons de l’orphelinat, D., se livrait la nuit à des attouchements sur certains des plus petits pendant que les autres devaient regarder, assis en cercle, comme dans une sorte de rituel. Dans les passages du récit du premier requérant cités littéralement, celui-ci décrivait les actes en cause avec peu de mots ; il disait par exemple : « [D.] faisait lécher le derrière et les pieds et puis tapait », « il faisait pipi dans la bouche et puis derrière ». Le premier requérant indiquait qu’il avait signalé ces faits à la directrice de l’orphelinat, qu’il appelait E. (sur la confusion concernant ce prénom, voir le paragraphe 32 ci-dessous), et que celle-ci lui avait assuré qu’elle appellerait la police si cela se reproduisait. Il admettait qu’il avait eu des jeux à caractère sexuel avec ses sœurs, même après leur arrivée en Italie : « j’ai fait pipi dans la bouche de Z et j’ai léché le derrière, puis Y m’a dit de toucher là où elle fait pipi, puis elle à moi, et j’ai mis le doigt dans son derrière ». Il répéta à plusieurs reprises « c’est de ma faute ». Il ajouta qu’il avait regardé sa sœur, la deuxième requérante, « faire le sexe » avec un garçon de l’orphelinat.
20. Le rapport relate que les deuxième et troisième requérantes furent entendues ensemble. À la question de la psychologue concernant d’éventuels problèmes à la maison, Y répondit « X m’a touché le derrière puis à Z, et a fait pipi dans la bouche ».
21. En ce qui concerne la deuxième requérante, le rapport mentionne ce qui suit : « Y semble avoir vécu tout cela comme un jeu et n’a pas donné de connotation négative aux évènements : « j’ai vu M. et B. faire le sexe et je l’ai fait avec [mon frère] ». Le rapport précise qu’en revanche, les deux sœurs apparaissaient inquiètes pour leur frère, qui avait été victime de violences à plusieurs reprises : « plus de coups pour X, pas beaucoup pour moi ». Le rapport ne dit pas qui aurait été l’auteur de ces coups. Il indique que la troisième requérante est intervenue un peu plus tard dans la discussion pour évoquer une autre situation, dans laquelle les enfants de l’orphelinat auraient été emmenés dans une « discothèque », où ils auraient dansé et dans laquelle des hommes seraient ensuite venus et auraient « joué » avec eux dans des chambres. La troisième requérante aurait été la seule à se débattre : « j’ai crié fort et je lui ai donné des coups ».
22. Le rapport relate que pendant les entretiens, les requérants se servirent des poupées anatomiques que les psychologues leur avaient présentées pour mimer les scènes qu’ils décrivaient. Les psychologues conclurent que les enfants savaient faire la différence entre l’imaginaire et la réalité et entre le mensonge et la vérité, qu’ils livraient des récits apparemment crédibles et non façonnés par des influences extérieures, et qu’ils étaient structurés dans l’espace et le temps. Le rapport précise que, les enfants considérant ce type de comportement comme normal, ou à tout le moins acceptable, les psychologues recommandèrent une psychothérapie associée à une aide éducative pour les parents.
3. Le procès-verbal des entretiens avec les psychologues dressé par la police à partir des enregistrements vidéo
23. Ces premiers entretiens des requérants avec les psychologues firent également l’objet d’un procès-verbal, dressé le 25 mars 2013 par la police judiciaire près le parquet pour mineurs de R. à partir des enregistrements vidéo effectués par les psychologues (paragraphe 81 ci-dessous). Ce procès‑verbal apparaît plus détaillé que le rapport des psychologues daté du 31 octobre 2012.
24. Il ressort de ce procès-verbal que le père des requérants assista à l’entretien réalisé le 11 octobre 2012 avec le premier requérant et qu’il intervint occasionnellement dans la discussion.
25. Le procès-verbal indique que lors de cet entretien, le premier requérant relata que la nuit l’un des garçons plus âgés, D., allumait les lumières et faisait asseoir les enfants par terre. Le procès-verbal précise que le premier requérant ne pouvait pas bien expliquer ce qui s’était passé, mais qu’il a montré à l’aide des poupées anatomiques qu’une fillette avait léché les parties intimes d’un garçon, sur l’ordre de D. Ce dernier aurait également frappé la fillette d’un coup de poing au visage. Il aurait dit aux autres enfants de ne pas regarder, mais le premier requérant aurait néanmoins jeté un regard sur la scène. Le garçon aurait été nu, mais pas les autres. Le premier requérant en aurait informé la directrice, E. (sur la confusion concernant ce prénom, voir le paragraphe 32 ci-dessous), qui aurait grondé D. en le menaçant d’appeler la police si cela se reproduisait. Selon le récit du requérant, D. maltraitait tous les autres, mais les éducateurs ne remarquaient rien. D. aurait ainsi obligé un garçon à lui lécher les pieds et lui aurait donné des coups ; il aurait frappé le premier requérant, « fait pipi dans [sa] bouche » et « pipi dans [son] derrière pendant qu’il dormait » et il aurait « mis le zizi dans [son] derrière, ce qui lui a[ur]ait fait mal ». D. aurait fait cela uniquement à lui et à une fillette. Un autre garçon, G., aurait également « fait pipi dans [sa] bouche et dans [son] derrière » et aurait frappé les autres. Les dames de l’orphelinat auraient dit que ce n’était pas bien de frapper.
26. Selon le procès-verbal, le premier requérant raconta qu’après leur arrivée en Italie, il avait « fait pipi dans la bouche et dans le derrière » de sa sœur Z et que l’autre sœur, Y, lui avait dit de toucher ses parties intimes et qu’il lui avait dit de toucher les siennes. Il ajouta finalement qu’en Bulgarie, G. avait « fait le sexe » avec sa sœur Y, contre la volonté de celle‑ci.
27. Les psychologues entendirent ensuite les deux sœurs. Il ressort du procès-verbal que le père était dans la pièce durant l’entretien, mais qu’il n’a pas pris la parole. La deuxième requérante raconta l’incident survenu le 30 septembre 2012 : elle aurait demandé à son frère de « toucher son derrière » et celui-ci aurait « mis le doigt dans son derrière » ; il aurait fait la même chose à leur petite sœur et aurait « fait pipi dans la bouche » de celle‑ci. La troisième requérante confirma les dires de sa sœur.
28. Le procès-verbal rapporte que lorsqu’une psychologue lui demanda si de telles choses étaient arrivées à l’orphelinat en Bulgarie, la deuxième requérante acquiesça et dit qu’elle avait « fait le sexe » avec son frère et d’autres enfants. Elle mentionna deux garçons, D. et G., mais indiqua qu’elle n’avait rien fait avec eux. Les deux fillettes dirent qu’elles s’étaient fait frapper mais que c’était surtout leur frère qui recevait des coups. La deuxième requérante ajouta qu’elle avait vu un garçon et une fille, B. et M., « faire le sexe » et que son frère lui avait dit qu’ils pouvaient le faire également.
29. Toujours selon le procès-verbal, lors d’un second entretien avec les deux sœurs qui eut lieu le 18 octobre 2012, une psychologue invita la deuxième requérante à révéler ce qu’elle avait dit à son père au sujet d’une discothèque. Y raconta qu’elle avait dansé avec un garçon, Br., dans la discothèque et que son frère et sa sœur avaient eux aussi dansé en duo avec d’autres enfants. Elle ajouta qu’après, il y avait eu un gâteau et qu’ils étaient allés se coucher. La psychologue demanda ce qu’ils avaient fait après cela. Y répondit, en s’aidant des poupées anatomiques, qu’elle avait « fait le sexe » avec le garçon avec qui elle avait dansé, qu’il était sur elle et qu’elle avait eu mal. Elle relata qu’elle l’avait poussé à un moment et qu’il lui avait fermé la bouche. Elle rapporta que par la suite, elle avait fait la même chose avec d’autres garçons. Elle précisa qu’ils étaient allés à la discothèque à trois reprises.
30. La troisième requérante indiqua que personne n’avait fait ces choses avec elle et qu’elle avait crié à sa sœur et à Br. que ce n’était pas bien. Les deux sœurs déclarèrent que les autres filles de l’orphelinat, même les plus jeunes, faisaient cela.
31. Le procès-verbal résume également un entretien qui s’est tenu le 5 novembre 2012 avec le premier requérant, en présence de son père, à qui le garçon avait apparemment fait de nouvelles révélations. La psychologue commença par rassurer le premier requérant en lui disant que ce n’était pas lui qui était méchant, mais que c’étaient les grandes personnes qui lui avaient appris à faire « certaines choses » qui l’étaient. Le premier requérant mentionna alors un homme, N., ainsi qu’un autre, Ma., qui avait selon lui battu sa sœur avec une canne.
32. Selon le procès-verbal, la psychologue demanda à l’enfant s’il se rappelait ce que faisaient « les grandes personnes » à l’orphelinat. Le premier requérant répondit qu’ils étaient allés plusieurs fois dans une discothèque et que les grands dansaient avec eux. Sa sœur Y lui aurait raconté que N. l’avait forcée à « faire le sexe » dans la salle de bain. Le premier requérant en aurait fait part à E.D., une assistante sociale de l’orphelinat (qui avait été dans un premier temps présentée par erreur comme la directrice, voir les paragraphes 19 et 25 ci-dessus), qui en aurait parlé à la directrice. N. aurait promis de ne plus faire ces choses, mais il aurait quand même recommencé.
33. Le père des requérants dit alors que N., qu’il pensait être l’un des employés de l’orphelinat, avait d’abord abusé du premier requérant, puis d’autres enfants, et que d’autres adultes étaient également impliqués selon lui. Le premier requérant précisa alors les noms de ces adultes : K., Da., O., et P.
34. D’après le procès-verbal, le premier requérant raconta que N. l’avait forcé à « faire le sexe » dans la salle de bain, qu’il avait mis son sexe « dans son derrière » et avait « fait pipi dans sa bouche », et que K. et Da. lui avaient fait la même chose. Il ajouta que certaines des « dames » de l’orphelinat « faisaient le sexe » avec les enfants et que lui l’avait fait avec l’une d’entre elles, qu’il avait pleuré et qu’elle l’avait frappé. Il indiqua enfin que la police était venue une fois à l’orphelinat et une fois à l’école pour parler avec les enfants, mais qu’il n’avait rien dit, car ces choses ne se seraient pas reproduites.
4. Les appels du père des requérants à Telefono Azzurro
35. Le 6 novembre 2012, le père des requérants contacta le numéro d’appel italien pour l’enfance en danger qui était géré par une association d’utilité publique, Telefono Azzurro. D’après le compte rendu détaillé établi par la conseillère, il indiqua que les requérants avaient fait part aux psychologues qui les suivaient de faits d’abus sexuels selon lui graves qui auraient été commis sur eux et sur l’ensemble des enfants de l’orphelinat dans lequel ils avaient vécu en Bulgarie. Il précisa que les requérants avaient désigné comme auteurs de ces abus allégués huit adultes, à savoir cinq hommes qui effectuaient divers travaux dans l’établissement et trois femmes qui s’occupaient des enfants. Il ajouta que les requérants avaient également évoqué des abus et des pratiques sexuelles selon lui déviantes qui auraient été perpétrés par des adultes extérieurs à l’orphelinat dans une sorte de discothèque au cours de vacances organisées par l’orphelinat. D’après leur père, les requérants avaient également relaté que des faits de violences et d’abus sexuels entre les enfants, les plus âgés maltraitant les plus jeunes, avaient systématiquement lieu dans l’orphelinat la nuit, alors que les enfants auraient été laissés sans surveillance par le personnel, qui aurait dormi à l’étage supérieur.
36. Le premier requérant aurait raconté qu’il avait été victime d’abus pour la première fois à l’âge de six ans. Il aurait été violé par l’un des ouvriers travaillant dans l’orphelinat, un certain N. Il se serait par la suite plaint à la directrice, qui aurait appelé la police. Devant la police, X aurait cependant retiré ses accusations, car il aurait été menacé et frappé au visage par N.
37. Toujours selon le compte rendu, le père des requérants demanda à être conseillé sur les démarches à entreprendre. La possibilité d’informer le parquet de Milan, où se trouvait le siège de l’association AiBi ayant servi d’intermédiaire pour l’adoption, ainsi que la Commission italienne pour les adoptions internationales (CAI), sise à Rome, en tant qu’autorité centrale désignée en application de la Convention de La Haye sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale, fut évoquée. Le père des requérants indiqua qu’il ne souhaitait pas saisir les autorités judiciaires du lieu de résidence de la famille afin de préserver l’anonymat de ses enfants.
38. Lors d’un nouvel appel en date du 15 novembre 2012, le père des requérants indiqua qu’après avoir pris conseil auprès d’un avocat et d’un procureur qu’il connaissait, il ne souhaitait pas saisir la justice italienne parce que, selon lui, celle-ci n’avait pas compétence pour traiter l’affaire et qu’il voulait éviter de porter atteinte à la vie privée de la famille. Il signala qu’il avait fait part des révélations des requérants à une représentante de l’association AiBi de Milan, que celle-ci lui avait dit n’avoir jamais eu connaissance de faits aussi graves et qu’elle les signalerait aux « autorités locales », sans préciser lesquelles.
39. Le requérant demanda si Telefono Azzurro pouvait alerter les médias, mais la conseillère attira son attention sur le risque d’atteinte à la vie privée de la famille et ajouta qu’à ce stade il était important de porter l’affaire devant les autorités.
40. À l’occasion d’un nouvel appel en date du 20 novembre 2012, le père des requérants indiqua qu’il avait tenté d’appeler un numéro d’urgence pour la protection de l’enfance en Bulgarie et que, suivant le conseil qui lui aurait été donné, il avait envoyé un courrier électronique à l’agence bulgare de la protection de l’enfance, mais qu’il n’avait pas reçu de réponse (voir le paragraphe 42 ci-dessous). Il dit que les requérants avaient raconté de nouveaux épisodes d’abus desquels il ressortait que les enfants de l’orphelinat auraient été soumis à des pratiques sexuelles qu’il qualifia de perverses, et qu’ils auraient désigné dix responsables, sept hommes et trois femmes.
41. Lors d’un appel en date du 26 novembre 2012, il fut convenu que Telefono Azzurro effectuerait un signalement auprès du parquet de Milan, et que le père des requérants saisirait la CAI italienne ainsi que le ministère de la Justice bulgare, qui étaient les autorités centrales responsables des adoptions internationales dans les deux pays.
5. Les signalements effectués auprès des autorités bulgares
42. Le 16 novembre 2012, le père adoptif des requérants adressa un courrier électronique à l’Agence nationale pour la protection de l’enfance (ANPE) en Bulgarie, demandant qu’on lui communiquât un numéro de téléphone à appeler lorsque l’on voulait dénoncer des faits d’abus survenus dans un orphelinat. Il ne donna pas de détails ni même le nom de l’établissement en cause, mais son nom à lui figurait dans son adresse électronique.
43. Le même jour, l’association Telefono Azzurro adressa un courrier électronique à une fondation bulgare spécialisée dans la protection de l’enfance en danger qui gérait le numéro national d’urgence, le Centre Nadja, et l’informa qu’elle avait été contactée par un ressortissant italien qui avait adopté trois enfants en Bulgarie et souhaitait dénoncer de graves abus que les enfants auraient subis. Le message ne contenait ni le nom des requérants ni aucun détail permettant de les identifier. Le 20 novembre, le Centre Nadja transmit ce message à l’ANPE. Le 23 novembre, l’ANPE en informa le ministère de la Justice bulgare en indiquant que, ne connaissant ni le nom des enfants ni celui de l’institution en cause, elle ne pouvait pas effectuer de vérifications. Elle demanda au ministère d’ouvrir une enquête dans le cadre de ses compétences.
44. Par une lettre rédigée en bulgare et datée du 23 novembre 2012, qui fut scannée et adressée par courrier électronique au père des requérants le 26 novembre 2012, l’ANPE fit savoir à ce dernier qu’elle avait été informée de son signalement d’abus présumés, mais qu’elle avait besoin d’informations complémentaires, notamment du nom de l’établissement en cause et des noms bulgares des enfants, pour pouvoir procéder à des vérifications. Le père répondit qu’il ne comprenait pas ce courriel et demanda qu’on le lui envoyât sous la forme d’un fichier Word pour qu’il pût le faire traduire. Aucune suite ne fut donnée à cet échange de part et d’autre.
6. Les plaintes adressées aux autorités italiennes
45. Le 22 novembre 2012, les parents des requérants adressèrent à la CAI une plainte dans laquelle ils exposaient les faits mentionnés dans le rapport des psychologues du CTR daté du 31 octobre 2012 ainsi que les faits déjà relatés à Telefono Azzurro (paragraphes 16-22 et 35-41 ci-dessus). Ils indiquèrent notamment les prénoms de sept hommes, dont N., et quatre femmes qui, selon eux, avaient été désignés par les requérants comme étant les auteurs des abus, et expliquèrent que certains d’entre eux faisaient partie du personnel de l’orphelinat tandis que d’autres étaient extérieurs à celui-ci. Les parents alléguèrent que les enfants de l’orphelinat avaient été emmenés par groupes « en vacances » dans un village où ils auraient fréquenté un endroit qu’ils appelaient « discothèque » et où ils auraient subi des attouchements et des violences sexuelles de la part de personnes extérieures à l’orphelinat. Le premier requérant aurait été contraint d’assister au viol de ses sœurs. Par la suite, les enfants, qui auraient été laissés sans surveillance la nuit à l’orphelinat, auraient reproduit avec les plus petits les comportements dont ils auraient eux‑mêmes été victimes.
46. Par ailleurs, le 1er décembre 2012, l’association Telefono Azzurro transmit au procureur de la République de Milan les comptes rendus des conversations téléphoniques menées avec le père des requérants, une lettre dans laquelle celui-ci exposait les faits allégués, et le rapport des psychologues du CTR daté du 31 octobre 2012.
47. Dans sa lettre, le père des requérants alléguait que l’ensemble des enfants de l’orphelinat avaient fait l’objet de sévices de la part d’employés (les noms de onze d’entre eux, huit hommes et trois femmes, étaient cités), que lors de séjours dans un centre de vacances, les enfants étaient emmenés dans une « discothèque » où des membres du personnel et des personnes extérieures les auraient obligés à se soumettre à des pratiques sexuelles qu’il qualifiait de perverses, que le premier requérant avait été contraint d’assister au viol de ses sœurs et que pendant la nuit, les enfants plus âgés reproduisaient ces comportements et abusaient des plus jeunes. Le père précisait que, pendant la nuit, à l’orphelinat, les enfants étaient laissés sans surveillance et qu’ils n’étaient pas séparés, et que l’ensemble du personnel, y compris la directrice, était au courant des abus qui auraient été perpétrés. Selon lui, la directrice avait été alertée de ces abus mais elle se serait contentée de gronder les enfants qu’elle jugeait responsables. La directrice et la représentante de l’association AiBi en Bulgarie auraient par ailleurs prévenu les requérants qu’ils ne devaient pas raconter à leurs futurs parents adoptifs ce qui s’était passé, ajoutant que s’ils le faisaient, les parents risquaient de les renvoyer à l’orphelinat.
48. Le 21 décembre 2012, le père des requérants prit également contact avec le service de la police italienne spécialisé dans la lutte contre la pédopornographie en ligne et lui fit part des allégations des requérants, en soulignant que les sévices dont ceux-ci auraient fait l’objet auraient été filmés par des personnes au visage masqué par des cagoules. Il produisit devant ce service le rapport des psychologues daté du 31 octobre 2012, la plainte déposée auprès de la CAI ainsi qu’une liste des profils Facebook des responsables supposés et une liste des enfants victimes présumées, en précisant que certains d’entre eux avaient été adoptés en Italie. Les requérants n’ont pas indiqué quelle suite a été donnée à cette plainte.
49. Le 8 janvier 2013, l’association Telefono Azzurro transmit au procureur de Milan des informations complémentaires fournies par le père des requérants concernant d’autres faits de violences que les enfants auraient relatés. Selon ces récits, des enfants de l’orphelinat avaient été emmenés dans des appartements privés où auraient été présents les hommes et certaines des femmes travaillant à l’orphelinat, dont le susmentionné N., un photographe et l’épouse de celui-ci, et où les enfants auraient été soumis à des sévices sexuels. Les adultes auraient eu le visage masqué par des cagoules et les scènes auraient été filmées et diffusées sur un écran. Les requérants auraient également indiqué que de tels sévices avaient aussi eu lieu dans les toilettes de l’orphelinat et avaient également été filmés. Le père des requérants se plaignait aussi de l’attitude de l’association AiBi, à laquelle il reprochait de ne pas lui avoir apporté le soutien qu’il avait attendu.
7. L’article publié dans L’Espresso
50. Le père des requérants prit par ailleurs contact avec un journaliste d’investigation italien. Le 11 janvier 2013, l’hebdomadaire L’Espresso publia un article intitulé « Bulgarie, dans la tanière des ogres » (dont une version parut sur Internet sous le titre : « Bulgarie, dans la tanière des pédophiles »), qui rapportait les allégations du père des requérants, sans toutefois citer les noms des intéressés ni celui de l’orphelinat en cause. L’article exposait que des dizaines d’enfants de l’orphelinat dans lequel les requérants avaient été placés en Bulgarie avaient été soumis à des abus sexuels systématiques de la part de membres du personnel et de personnes extérieures, notamment dans une discothèque qui se serait située dans un village de vacances. Il décrivait un réseau organisé, des actes de pédophilie et de violence, notamment des menaces avec des armes, qui auraient été commis par des hommes masqués, et ajoutait que des scènes avaient été filmées au moyen d’une caméra. Il indiquait que les enfants les plus jeunes avaient été victimes de l’un des plus âgés, qui se serait introduit dans leur dortoir la nuit, et que le premier requérant avait dénoncé ces agissements à la directrice de l’orphelinat, laquelle n’aurait apparemment rien fait pour y mettre fin. L’auteur de l’article ajoutait qu’il s’était rendu en Bulgarie en décembre 2012 et qu’il était en mesure de confirmer l’existence des endroits et des personnes décrits par les requérants, qui correspondaient selon lui à leur récit. Il signalait qu’il avait rencontré la police locale, qui aurait dit n’être au courant de rien. Il précisait que des psychologues avaient considéré que les récits livrés par les requérants étaient crédibles.
51. À compter du 12 janvier 2013, l’article paru dans L’Espresso fut relayé par plusieurs articles publiés dans les médias bulgares.
3. LES MESURES PRISES PAR LES AUTORITÉS BULGARES ET ITALIENNES
1. Les premières investigations et la première enquête préliminaire ouverte en Bulgarie
52. À la suite des messages envoyés par le père des requérants et par le Centre Nadja (paragraphes 42-44 ci-dessus) ainsi que de la publication dans les médias bulgares des informations qui avaient été révélées par l’article de L’Espresso, l’ANPE procéda à des vérifications qui lui permirent de découvrir l’identité des requérants.
53. Parallèlement, le ministère de la Justice bulgare prit contact avec l’association AiBi, dont le nom avait été mentionné dans l’article de presse. Le 14 janvier 2013, cette association informa le ministère de l’identité des requérants et lui adressa deux rapports, rédigés respectivement le 27 septembre et le 3 octobre 2012 (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). Le ministère transmit cette information à l’ANPE.
54. Le 14 janvier 2013, le président de l’ANPE ordonna que l’orphelinat fît l’objet d’une inspection. Cette inspection fut menée les 14 et 15 janvier 2013 par la direction régionale des droits de l’enfant compétente. Selon le compte rendu établi par les inspecteurs le 21 janvier 2013, tel que transmis à la Cour (le document ne contient pas de pièces jointes et ne précise pas si des procès-verbaux ou des enregistrements audio ou vidéo des auditions ont été réalisés), ceux-ci avaient contrôlé la tenue des documents et la sécurité des bâtiments. Ils s’étaient entretenus avec le maire de la commune, qui était chargé de la gestion de l’orphelinat, ainsi qu’avec la directrice, le médecin traitant, l’assistante sociale, la psychologue, l’infirmière et d’autres membres du personnel qui étaient de service au moment de l’inspection. Les inspecteurs alléguaient dans leur compte rendu qu’ils avaient entendu les enfants par groupes de quatre ou cinq, dans le cadre de conversations informelles qui avaient progressivement été orientées vers des questions concernant d’éventuels actes de violence ou contacts physiques non désirés. Les pensionnaires plus âgés et sachant lire et écrire s’étaient vu soumettre un questionnaire anonyme qu’ils avaient pu remplir – toujours selon le compte rendu – hors de la présence des membres du personnel. Ce questionnaire, conçu par l’ANPE comme un outil d’aide aux enquêtes auprès d’enfants vivant en institution, comportait sept questions, la plupart à choix multiples, par lesquelles les enfants étaient invités à dire s’ils avaient fait l’objet d’insultes ou d’actes de violence, ou si quelqu’un avait touché leur corps « d’une manière qui ne [leur] avait pas plu », et s’ils savaient vers qui se tourner en cas de problème.
55. Selon le même compte rendu, cinquante-deux enfants résidaient à l’orphelinat au moment de l’inspection, dont vingt-quatre filles et vingt-huit garçons. Vingt et un enfants étaient alors âgés de deux à sept ans et trente et un de huit à treize ans. Trente‑quatre personnes travaillaient dans l’institution, dont trois hommes (un gardien, un chauffagiste et un chauffeur) dont les postes n’impliquaient pas de contact avec les enfants et qui n’avaient pas accès à leurs dortoirs. Le compte rendu indiquait que, selon les éléments recueillis, les enfants de l’orphelinat n’étaient jamais laissés sans surveillance, qu’ils étaient accompagnés par une éducatrice lorsqu’ils se rendaient à l’école, que l’accès des personnes extérieures était contrôlé et que les extérieurs de l’établissement étaient équipés de caméras de surveillance dont les enregistrements étaient visionnés régulièrement. Le compte rendu précisait que les enfants étaient répartis dans sept dortoirs par âge et, pour les plus grands, par sexe, et que la disposition des dortoirs les empêchait de passer de l’un à l’autre sans être vus par le personnel de garde. Les questionnaires anonymes et les entretiens avec les enfants ne faisaient état ni de violences ni d’abus sexuels, mais seulement de disputes et parfois de coups de la part d’autres enfants, le plus souvent à l’école.
56. Le compte rendu indiquait en outre que, selon la psychologue qui rédigeait un rapport trimestriel sur les enfants inscrits au registre des enfants adoptables et avait notamment assuré le suivi des requérants, ni eux ni les autres pensionnaires n’avaient jamais parlé de mauvais traitements ni d’abus sexuels et n’en avaient pas montré de signes. Il ressortait des éléments recueillis par ailleurs que les enfants faisaient occasionnellement preuve d’agressivité entre eux, ce qui était perçu comme normal à leur âge. De l’avis des membres du personnel, les enfants se confiaient facilement. Certains employés avaient cité l’exemple d’une fillette, M., qui aurait raconté des histoires d’abus sexuels dans son milieu familial aux autres enfants, lesquels en auraient immédiatement fait part aux membres du personnel, ce qui aurait entraîné l’ouverture d’une enquête. Selon la directrice, la deuxième requérante avait même relaté ces faits comme si cela lui était arrivé personnellement. La directrice avait émis l’hypothèse que cet épisode aurait pu être à l’origine des allégations des requérants.
57. Sur la base de ce compte rendu, l’ANPE conclut à l’absence d’éléments laissant penser que des enfants de l’orphelinat eussent été soumis aux traitements dénoncés dans L’Espresso. Toutefois, compte tenu de la gravité des faits dénoncés, elle transmit le dossier au parquet de district et au parquet régional de Veliko Tarnovo. Après l’inspection, l’ANPE délégua une équipe de psychologues à l’orphelinat du 18 au 24 janvier 2013. Cette équipe ne constata elle non plus rien d’alarmant.
58. La publication du magazine L’Espresso suscita l’intérêt des médias bulgares qui cherchèrent à obtenir des éclaircissements de la part de l’ANPE ou des responsables de l’orphelinat. Un article paru le 16 janvier 2013 sur le site d’information Vesti, intitulé « Les allégations d’abus sexuels dans un orphelinat sont une invention » rapporta les déclarations faites par le président de l’ANPE devant des chaînes de télévision dans les termes suivants :
« Les publications dans la presse italienne concernant des violences qui auraient été commises contre des enfants dans un orphelinat en Bulgarie sont une calomnie et une invention. (...)
Le magazine n’indique pas où se trouve l’institution sociale, de sorte que l’ANPE a fait sa propre enquête.
Selon l’ANPE, il s’agit du foyer pour enfants privés de soins parentaux se trouvant dans le village de (...).
L’agence a mené une inspection dans ce foyer, qui a duré moins de deux jours. Cependant, l’ANPE est désormais certaine que ces accusations ne sont pas fondées. (...)
Selon son président, les accusations n’ont probablement pas été inventées par les enfants, mais par leurs nouveaux parents en Italie.
[Le président] a déclaré qu’en dépit de la brièveté de l’inspection effectuée, les résultats sont catégoriques. (...)
(...) [les services] de l’orphelinat ont souligné que l’intention de la famille italienne (...) était d’adopter deux filles. Elle a fait une concession en prenant aussi le frère de onze ans. Puis les nouveaux « parents » ont voulu renvoyer le garçon. C’est pour cela que le père a menti en disant que le garçon et ses sœurs jouaient « au docteur », suppose [le président].
Selon ses mots, « il s’agit très probablement d’une manipulation de la part d’un parent adoptif, dictée peut-être par son impréparation » à gérer trois enfants âgés de huit à onze ans.
« J’étais personnellement chez les enfants hier et je peux vous dire que je suis beaucoup plus serein », a déclaré le président de l’ANPE.
Il est impossible qu’il y ait eu des abus de la part des plus grands enfants envers les plus petits en raison du jeune âge de tous les pensionnaires, a-t-il ajouté. Devant BTV, le président a déclaré : « Il y a des foyers pour enfants (...) où des violences sexuelles et physiques sont commises, mais ce n’est pas le cas ici ». »
59. Le 29 janvier 2013, le site d’information Darik News relata, photographie à l’appui, que deux membres du Parlement bulgare s’étaient rendus à l’orphelinat accompagnés du maire et du président du conseil municipal et y avaient été accueillis par la directrice. L’article rappelait la publication parue dans la presse italienne, qui avait rapporté que trois enfants résidant à l’orphelinat avaient été abusés sexuellement, et faisait état de « l’indignation » exprimée par les parlementaires, selon lesquels la presse italienne aurait « fait circuler des inventions ». L’un des parlementaires était cité pour avoir déclaré aux éducateurs : « [n]ous savons tous que cette publication est une calomnie ». L’article indiquait également qu’à la fin de la visite les villageois avaient été reçus à l’orphelinat et qu’ils avaient « exprimé une vive indignation face à la calomnie ».
60. Le 28 janvier 2013, le parquet de district de Veliko Tarnovo ouvrit un dossier d’enquête préliminaire (преписка) concernant le signalement de l’ANPE, sous la référence no 222/2013. Estimant que ce signalement ne contenait pas d’éléments révélateurs d’une commission d’infractions pénales, le parquet demanda à l’ANPE si elle disposait d’autres éléments. L’ANPE confirma que l’inspection qui avait été effectuée ne laissait pas penser que des abus eussent été commis. Par une ordonnance du 18 novembre 2013, le parquet décida qu’il n’y avait pas lieu d’engager de poursuites pénales et classa l’affaire sans suite sur la seule base du rapport de l’ANPE, sans que d’autres actes d’enquête eussent été réalisés. L’ordonnance était rédigée comme suit :
« Le dossier a été ouvert en relation avec les éléments envoyés par l’ANPE, qui a effectué un contrôle sur un signalement (...) concernant des allégations d’abus sexuels sur trois pensionnaires qui ont ultérieurement été adoptés en Italie en 2012. L’inspection n’a pas permis de recueillir de preuves qui auraient confirmé la réalité de tels abus ou la commission d’autres infractions.
Compte tenu de ce qui précède, j’estime qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments attestant de la commission d’une infraction, au sens du code de procédure pénale, pour pouvoir engager une procédure pénale. Il y a donc lieu de clôturer la procédure.
En conséquence (...) :
Je refuse d’engager des poursuites pénales et je clôture le dossier no 222/2013 (...) »
2. La visite des représentants d’AiBi en Bulgarie
61. Parallèlement aux faits décrits ci-dessus, des représentants de l’association AiBi effectuèrent une visite en Bulgarie du 23 au 26 janvier 2013. Il ressort du rapport établi à la suite de cette visite qu’ils y rencontrèrent l’ambassadeur d’Italie, la vice-ministre de la Justice bulgare et une représentante de l’ANPE. Ces dernières se plaignirent de ne pas avoir reçu suffisamment d’éléments de la part de l’Italie et dirent ne disposer que du signalement – non circonstancié – émanant du père des requérants, lequel n’aurait pas donné suite à leur demande d’informations, et de l’article de L’Espresso. Elles ajoutèrent qu’une inspection avait néanmoins été diligentée lorsque l’orphelinat en cause avait été identifié, et la représentante de l’ANPE présenta le rapport d’inspection, qui révélait qu’aucun élément propre à corroborer les dires des requérants n’avait été découvert (paragraphe 54 ci-dessus). Les représentants d’AiBi se rendirent également à l’orphelinat. Ils y rencontrèrent le maire, qui était l’autorité administrative responsable de la gestion de l’établissement, et visitèrent les lieux avec la directrice. Le rapport relevait que les personnes rencontrées étaient préoccupées par les accusations proférées, par la mise en cause des institutions bulgares et par l’inaction des autorités italiennes. Il émettait de sérieuses critiques quant à la manière dont les parents adoptifs avaient géré la situation.
3. Les échanges entre les autorités bulgares et italiennes
62. Dans le cadre d’un échange de correspondance, la CAI italienne et le ministère de la Justice bulgare partagèrent les informations dont ils disposaient. Par une lettre du 23 janvier 2013, la CAI demanda formellement que les autorités bulgares prissent des mesures appropriées pour la protection des enfants vivant à l’orphelinat. La représentante de la CAI s’exprima dans les termes suivants :
« (...) il est apparu que les faits suivants ont eu lieu à [l’orphelinat], impliquant de nombreuses personnes, membres du personnel de l’institution ou extérieures, dont les enfants ont indiqué les noms et les rôles.
Selon les récits des [requérants], périodiquement, les enfants « les plus méritants » étaient conduits dans le village voisin de L, dans une discothèque, où, au début, ils dansaient et s’amusaient. Puis, après le gâteau, ils étaient emmenés dans des chambres où des hommes étaient présents et « jouaient » avec eux.
Ces enfants ont été contraints de subir des violences et d’être témoins de violences perpétrées sur les autres.
Les enfants victimes de ces violences répétées les ont reproduites sur les plus petits, lorsqu’ils restaient seuls la nuit.
Compte tenu de ce qui précède, la [CAI] demande à l’autorité centrale [le ministère de la Justice bulgare] de mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires à la protection des enfants de l’orphelinat. »
La vice-ministre de la Justice bulgare exprima quant à elle son inquiétude concernant le bien-être des requérants au sein de leur famille adoptive, notamment au sujet du risque que les parents abandonnent les enfants. La représentante de la CAI répondit que les parents adoptifs avaient émis cette hypothèse dans un moment de panique face à la gravité des faits révélés (paragraphe 14 ci-dessus), mais qu’ils étaient à présent tout à fait dévoués aux enfants.
63. Face aux inquiétudes formulées par le ministère de la Justice bulgare, au début du mois de février 2013 la CAI saisit le tribunal pour mineurs de R., qui était territorialement compétent pour assurer le suivi de l’adoption et prendre d’éventuelles mesures de protection des requérants. Quelques jours auparavant, l’association AiBi avait également signalé les faits au tribunal pour mineurs.
64. Par ailleurs, le 21 janvier 2013, le père des requérants s’était plaint auprès de la CAI de ce que la presse bulgare avait révélé les noms des requérants, notamment dans une interview donnée par la directrice de l’orphelinat. Cette plainte fut transmise au ministère des Affaires étrangères bulgare. Par une note verbale du 24 avril 2013, ce ministère fit savoir à son homologue italien que l’ANPE avait pris des mesures auprès des médias concernés. Par une nouvelle note verbale du 27 septembre 2013, le ministère bulgare indiqua que la Commission bulgare pour la protection des données personnelles avait considéré que la situation en cause n’avait pas entraîné une utilisation abusive de données personnelles dans la mesure où une telle utilisation était justifiée en l’espèce par l’intérêt suscité par l’affaire auprès du public et par les buts poursuivis par le travail journalistique.
4. La deuxième enquête préliminaire menée en Bulgarie
65. Le 15 janvier 2013, le parquet de Milan, qui avait été saisi par l’association Telefono Azzurro (paragraphe 46 ci-dessus), adressa à l’ambassade de Bulgarie à Rome une requête dont les passages pertinents se lisent ainsi :
« (...) je vous transmets copie des documents en ma possession, relatifs à de graves infractions qui auraient été commises sur des mineurs (...).
Les autorités judiciaires italiennes étant en l’espèce incompétentes dès lors que les faits allégués ont été commis à l’étranger, par des ressortissants étrangers, je vous prie de saisir les autorités locales compétentes afin d’évaluer le bien-fondé des allégations en question. »
Le procureur joignit à sa requête le procès-verbal des appels passés par le père des requérants à Telefono Azzurro, une plainte de celui-ci datée du 28 novembre 2012 exposant les allégations des intéressés, ainsi que le rapport des psychologues du CTR daté du 31 octobre 2012 (paragraphes 46‑49 ci‑dessus).
66. Les documents en question furent traduits et transmis à l’ANPE, qui les adressa au parquet régional de Veliko Tarnovo. Ce dernier, qui avait, à la suite de la parution de l’article dans L’Espresso, ouvert une enquête concernant la situation générale dans les orphelinats de la région, considéra cependant que ces documents mettaient en cause des personnes nommément désignées et que c’était donc au parquet de district qu’il appartenait de décider d’éventuelles poursuites. Le dossier fut transmis au parquet de district de Veliko Tarnovo, qui ouvrit le 22 février 2013 une enquête préliminaire sous la référence no 473/2013, alors que la première procédure ouverte (no222/2013) était toujours pendante.
67. Des représentants de la police, des services municipaux et des services régionaux de la santé, de la protection sociale et de la protection de l’enfance menèrent une enquête à l’orphelinat les 25 et 26 février 2013.
68. Selon le rapport établi le 6 mars 2013 par la police, les enquêteurs consultèrent la documentation disponible à l’orphelinat, notamment les dossiers médicaux des enfants, et s’entretinrent avec des membres du personnel (la directrice, la psychologue, deux éducatrices, une garde d’enfants, le chauffeur, le gardien et le chauffagiste), ainsi qu’avec des personnes qui intervenaient occasionnellement dans l’établissement (un photographe prénommé D. et un électricien, dont le diminutif du prénom était N.), et avec quatre enfants (trois garçons, B., G., et A., et une fillette, Bo.) âgés de onze à treize ans que les requérants avaient mentionnés dans leurs récits. Ce rapport décrivait le fonctionnement de l’établissement ainsi que les activités et les soins offerts aux cinquante-trois enfants qui y étaient placés à l’époque. Il indiquait que les visites médicales régulières effectuées par le médecin traitant, extérieur à l’établissement, n’avaient révélé aucune trace de violences physiques ou sexuelles sur les enfants. Il ajoutait que les enfants avaient à leur disposition une boîte à réclamations et un téléphone sur lequel était inscrit le numéro d’appel d’urgence national pour les enfants en danger, et qu’aucun signalement correspondant aux faits décrits par les requérants n’avait été effectué par ce biais.
69. Ce rapport constatait que seuls trois membres du personnel étaient des hommes – le chauffeur Da., le gardien K. et le chauffagiste I. – et qu’ils ne pouvaient accéder aux dortoirs sans être accompagnés par la directrice de l’orphelinat ou par un membre féminin du personnel.
70. Le rapport indiquait également que le service municipal de la protection de l’enfance inspectait régulièrement l’établissement et qu’un policier y effectuait des visites hebdomadaires. Il exposait que des mesures de sécurité étaient en place dans l’établissement, notamment pour l’entrée des personnes extérieures, et qu’aucun incident relatif à des abus sexuels sur des enfants n’avait été signalé, ni à l’occasion des entretiens avec le personnel menés pendant l’enquête ni au cours des années précédentes.
71. Le rapport faisait par ailleurs état des enquêtes effectuées par le parquet et la police au sujet d’incidents survenus à l’orphelinat depuis 2002, notamment un cas de mauvais traitements imputables à une employée, par la suite licenciée, et un cas d’absorption accidentelle de médicaments par des enfants. Il précisait qu’aucun signalement relatif à des abus sexuels n’avait été enregistré.
72. Par une lettre du 8 mai 2013, le parquet de district ordonna à la police de poursuivre l’enquête préliminaire afin d’établir l’identité des personnes mentionnées et la véracité des faits qui étaient allégués dans les documents que les autorités italiennes avaient transmis. Selon un deuxième rapport de police, rédigé le 5 juin 2013, la police avait entendu à cette occasion dans ses locaux la directrice de l’orphelinat, la psychologue, l’assistante sociale, le photographe D. et l’électricien N. Le seul enfant, parmi ceux cités par les requérants, qui résidait encore à l’orphelinat, B., avait également été questionné par un policier en présence de la psychologue de l’institution. Le rapport constatait que les éléments recueillis ne corroboraient pas les faits évoqués par les requérants et relevait notamment que, contrairement à ce que ceux-ci avaient dit, la directrice de l’orphelinat ne s’appelait pas E. (sur la confusion concernant ce prénom, voir les paragraphes 19 et 32 ci-dessus) et que les requérants n’avaient rapporté aucun fait d’abus sexuels ni à elle ni à l’assistante sociale prénommée E. Il indiquait que les enfants n’avaient pas été emmenés dans une « discothèque ». Il ajoutait que la seule occasion lors de laquelle ceux‑ci pouvaient danser était la fête qui avait lieu pendant le séjour annuel en classe verte organisé par une association dans le village de L. D’après ce rapport, les enfants étaient accompagnés à cette fête par les éducatrices de l’orphelinat et la seule personne extérieure qui était présente était un disc‑jockey invité pour la soirée. Toujours selon le rapport, les enfants avaient évoqué leur séjour à L. en termes positifs. La psychologue avait assuré que pendant le temps que la troisième requérante avait passé à l’orphelinat, celle-ci n’avait pas présenté les symptômes évoqués par les parents adoptifs, qui prétendaient que l’enfant poussait des cris pendant son bain ou mordait, et la psychologue avait ajouté que si la troisième requérante était psychologiquement stable, le premier requérant et la deuxième requérante étaient en revanche plus conflictuels et avaient tendance à manipuler les autres, notamment les adultes. La psychologue avait également noté qu’au moment des premières rencontres avec les futurs parents adoptifs, le premier requérant avait été chagriné par le fait que ceux‑ci auraient davantage prêté attention à ses sœurs. Selon le rapport, les témoignages recueillis faisaient également apparaître que D., le garçon que les requérants désignaient comme l’auteur des abus et des sévices allégués (paragraphes 19 et 25 ci-dessus), avait été adopté par des parents italiens dès la fin de l’été 2011, en même temps que sa sœur, alors qu’il était âgé de douze ans. Quant à M., la fillette mentionnée par les requérants (paragraphe 28 ci-dessus), le compte rendu d’un examen gynécologique réalisé en janvier 2012 aurait attesté que son hymen était intact.
73. Un autre rapport, établi le 4 mars 2013 par les services régionaux de la protection de l’enfance à l’occasion de l’inspection de l’orphelinat, reprenait pour l’essentiel les informations déjà contenues dans le rapport consécutif à l’inspection de l’ANPE de janvier 2013 (paragraphe 54 ci‑dessus) et constatait que la réglementation pertinente était dans l’ensemble respectée et qu’aucun élément ne permettait de suspecter une commission d’abus sexuels. Ce rapport formulait plusieurs recommandations, notamment en vue d’améliorer les programmes d’activités proposés aux enfants.
74. Par une ordonnance rendue le 28 juin 2013 à l’issue de l’enquête préliminaire, le parquet de district refusa l’ouverture de poursuites pénales et classa l’affaire sans suite. Selon cette ordonnance, les éléments rassemblés au cours de l’enquête n’avaient pas permis de confirmer les allégations faites par les parents des requérants : les membres masculins du personnel de l’orphelinat ou l’électricien N., qui n’intervenait qu’occasionnellement dans l’établissement, n’avaient pas accès aux enfants sans la présence d’une éducatrice ; les enfants étaient toujours accompagnés lors de leurs sorties à l’extérieur, notamment lors du séjour annuel en classe verte à L., et n’avaient pas pu rencontrer des hommes hors de la présence du personnel féminin de l’établissement ; la directrice ne s’appelait pas E. ; le jeune B., mentionné par les requérants, niait avoir été l’auteur ou la victime d’attouchements à caractère sexuel et la petite M. avait en janvier 2012 fait l’objet d’un examen gynécologique qui montrait que son hymen était intact ; le jeune D. et sa sœur avaient été adoptés en Italie dès l’été 2011. Le parquet concluait que les éléments rassemblés ne permettaient pas de considérer qu’une infraction pénale avait été commise.
5. La procédure devant le tribunal pour mineurs en Italie
75. Plusieurs actes furent accomplis dans le cadre de la procédure que le parquet près le tribunal pour mineurs de R. avait ouverte après avoir été saisi par la CAI et par l’association AiBi (paragraphe 63 ci-dessus). En droit italien, cette procédure de nature civile devant le tribunal pour mineurs, à laquelle prend part un procureur pour mineurs, est destinée à assurer le suivi des adoptions. En l’espèce, elle avait pour objet de surveiller l’intégration des requérants dans la famille compte tenu des évènements survenus et du risque de remise en cause de l’adoption.
76. Le 22 février 2013, le journaliste de L’Espresso fit une déposition devant une procureure pour mineurs. Il expliqua que le père des requérants avait pris contact avec lui et lui avait rapporté les récits des enfants ; le journaliste ajouta qu’il avait séjourné en Bulgarie du 9 au 16 décembre 2012 pour mener une enquête. Il confirma l’existence des lieux et des personnes décrits par les enfants. Il affirma en particulier qu’il avait repéré le studio du photographe D., qu’il était entré en contact avec lui sur Facebook sous un faux nom, et qu’il avait constaté que beaucoup d’adolescents figuraient parmi ses contacts sur ce réseau.
77. Le journaliste relata qu’il avait, par l’intermédiaire d’une journaliste bulgare, rencontré un policier prénommé K. à qui il avait transmis les informations communiquées par le père des requérants. Il indiqua cependant que ce policier lui avait par la suite confié que sa hiérarchie lui avait interdit de s’occuper de l’affaire.
78. Il ressort des documents versés au dossier que l’homme que le journaliste avait présenté comme un policier lui avait dit à l’occasion d’un échange de courriers électroniques qu’il pensait que le récit du père des requérants révélait des faits graves qui justifiaient selon lui l’ouverture d’une enquête pénale, mais que ce récit n’était pas à ses yeux suffisamment circonstancié, et qu’il avait demandé que le rapport des psychologues italiennes lui fût transmis. Par la suite, le journaliste lui adressa un récit plus détaillé ainsi que le rapport des psychologues. L’éventuelle suite qui aurait été donnée par l’un ou l’autre à cet échange n’a pas été versée au dossier.
79. Le 25 février 2013, le père des requérants fut entendu par les services de la police judiciaire près le tribunal pour mineurs de R. Il indiqua que les requérants avaient d’abord relaté des abus qui auraient été commis par les garçons plus âgés, D. et G., sur les plus petits à l’orphelinat. Il ajouta que quelque temps plus tard, les requérants avaient fait part d’abus qu’ils avaient attribués à un ouvrier, N., lequel, selon eux, avait violé des enfants de l’orphelinat des années durant et les avait forcés à des pratiques que le père qualifia d’abjectes. Les requérants auraient par la suite rapporté des faits qui se seraient produits à l’endroit où les enfants étaient emmenés en vacances, où ils auraient subi des violences et des abus de la part de membres du personnel et de personnes extérieures à l’institution. Les requérants auraient affirmé que les enfants étaient attachés avec des menottes, que les adultes portaient des masques et que les scènes étaient filmées par un photographe, D., qui aurait également pris part aux abus. Le premier requérant aurait ajouté qu’il avait été menacé avec un pistolet.
80. Le père des requérants signala par ailleurs qu’il avait tenté de retrouver sur les réseaux sociaux les personnes décrites par les requérants, que ces derniers en avaient reconnu plusieurs et qu’ils les avaient désignées comme étant les responsables des actes qu’ils dénonçaient. Le lendemain de son audition, le père transmit à la police une liste de noms, certains sous forme diminutive, des personnes qui auraient été impliquées dans les abus, ainsi que les profils Facebook qu’il avait pu identifier (paragraphe 48 ci‑dessus). Il précisa que S., la directrice, avait été informée par les enfants des abus qui auraient été commis par les employés et de leur implication alléguée, qu’elle avait promis de prendre des mesures, mais que rien n’avait été fait.
81. À la demande de la procureure pour mineurs, les services de la police judiciaire visionnèrent les enregistrements vidéo réalisés par les psychologues des requérants et rédigèrent un compte rendu synthétique des entretiens que les requérants avaient eus avec celles-ci les 11 et 18 octobre ainsi que le 5 novembre 2012 (voir les paragraphes 23-34 ci-dessus).
82. Le 8 avril 2013, le premier requérant et la deuxième requérante furent entendus par la procureure pour mineurs, en présence d’une psychologue et d’une agente de la police judiciaire. Selon le procès-verbal dressé, les auditions furent filmées et enregistrées sur DVD.
83. Il ressort de la transcription intégrale de ces auditions, produite devant la Cour, que le niveau d’italien des deux enfants, en particulier du premier requérant, était encore assez limité et que les personnes qui les ont interrogés ont dû leur expliquer la signification de certains mots, tels que « déshabiller » ou « seins », qui étaient contenus dans leurs questions. Les réponses des requérants étaient courtes et consistaient souvent en une simple confirmation ou une négation de la question posée, ou bien en la répétition d’une suggestion faite dans la question.
84. Les deux enfants furent d’abord invités à dire comment ils se sentaient et à décrire leur vie à l’orphelinat. Ils ne parlèrent pas spontanément des allégations d’abus sexuels. Ils en firent part lorsque la procureure les interrogea sur les comportements qu’ils n’auraient pas dû avoir ou sur les choses qu’ils avaient racontées à leurs psychologues.
85. Le premier requérant montra dans un premier temps une certaine réticence à parler de la Bulgarie et des faits qui s’étaient produits à l’orphelinat. Questionné à ce sujet de manière parfois directe, il dit qu’un garçon avait léché le derrière d’une fillette et qu’un autre garçon, D., frappait les autres pensionnaires. Il raconta que des adultes étaient venus la nuit, que N. notamment avait touché son derrière et lui avait fait « pipi dans la bouche », de même qu’à d’autres enfants, et que des enfants avaient été attachés, déshabillés et frappés. Ses sœurs auraient été déshabillées, mais pas lui. Il indiqua que pendant ce temps, les dames qui s’occupaient des enfants et la directrice n’entendaient rien, car elles dormaient, et que les enfants n’avaient rien raconté le lendemain, car les hommes le leur avaient interdit.
86. Les transcriptions révèlent que le premier requérant montrait de l’agacement envers les personnes qui l’interrogeaient. Son récit comportait par ailleurs plusieurs contradictions sur la réalité de certains évènements et sur la question de savoir s’il avait été témoin de certains faits ou si ceux‑ci lui avaient été racontés par d’autres enfants.
87. Malgré plusieurs questions posées à ce sujet, le premier requérant ne put expliquer ce qu’il entendait par l’expression « faire le sexe » et il acquiesça en fin de compte aux suggestions que lui faisaient ses interlocutrices. Il déclara que « ces choses‑là » n’étaient arrivées qu’à l’orphelinat et non pendant les séjours organisés pour les vacances. Par ailleurs, il dit à plusieurs reprises qu’il avait été frappé à l’orphelinat.
88. La deuxième requérante, qui avait apparemment une meilleure maîtrise de l’italien que son frère, raconta avec plus de détails sa vie quotidienne à l’orphelinat. Questionnée par la procureure sur l’incident survenu en Italie, elle répondit qu’elle et ses frère et sœur avaient joué à un jeu auquel ils n’auraient pas dû jouer et qu’en Bulgarie son frère avait « fait pipi » dans la bouche de leur petite sœur Z. Elle indiqua que les enfants avaient vu une fois, lorsqu’ils regardaient la télévision à l’orphelinat, un monsieur faire la même chose avec une dame. Elle ajouta que les deux personnes étaient habillées et que la dame criait. Elle précisa qu’elle n’avait pas parlé de ces faits aux membres du personnel.
89. Lorsque la procureure la questionna sur ce qu’elle avait dit aux psychologues du CTR, la deuxième requérante raconta qu’un garçon de l’orphelinat avait mis le doigt dans le derrière d’une fillette et que son frère avait fait la même chose à elle et à leur sœur, à une occasion en Bulgarie et une nouvelle fois après leur arrivée en Italie. Interrogée sur d’éventuels attouchements qui auraient été commis par d’autres enfants, elle relata plusieurs épisodes, expliquant qu’un garçon de l’orphelinat avait « joué à faire le sexe » en se couchant sur elle alors qu’ils auraient été tous les deux habillés, qu’à l’école, deux filles lui avaient demandé de se mettre en culotte et de danser, et qu’elle avait par ailleurs vu deux plus grands s’embrasser à l’école. Elle ajouta qu’un certain N. avait « embrassé sur la bouche et touché » d’autres fillettes la nuit à l’orphelinat, mais fit des déclarations contradictoires sur la question de savoir si N. était un grand enfant ou un adulte, et s’il résidait ou non à l’orphelinat.
90. En réponse à plusieurs questions en ce sens, elle affirma qu’elle n’avait jamais vu d’adulte nu, qu’aucun adulte ne l’avait touchée, qu’elle n’avait jamais été prise en photo et que rien de ce qu’elle avait décrit ne s’était passé pendant les séjours de vacances.
91. Pendant les auditions, la procureure montra plusieurs photographies aux deux requérants, lesquels reconnurent notamment la maison de vacances située à L. ainsi que D., le photographe.
92. Le 24 juin 2013, la procureure transmit les éléments ainsi recueillis au tribunal pour mineurs. Elle nota dans ses conclusions qu’il ressortait des révélations que les requérants avaient faites devant leurs parents et devant leurs psychologues et qu’ils avaient répétées, même partiellement, lors de leur audition, que les enfants avaient été victimes d’abus sexuels et de maltraitances répétés. Elle considéra qu’il n’y avait pas lieu de les interroger de nouveau à ce stade, notamment dans l’éventualité que les autorités bulgares souhaitent les entendre. Elle proposa au tribunal d’ordonner un suivi de la situation des requérants au sein de la famille et du soutien qu’ils recevaient de leurs psychologues, et d’évaluer la nécessité d’apporter une assistance aux parents.
93. Le 9 juillet 2013, le tribunal pour mineurs désigna un médecin expert en neuropsychiatrie pédiatrique, chef du service de neuropsychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’autorité régionale de santé d’une région voisine, afin qu’il évaluât « l’état psychologique et physique [des requérants], l’éventuelle existence de symptômes rattachables à des abus sexuels (maltraitance) survenus lors de la période de leur vie passée en communauté, ainsi que la dynamique relationnelle entre [eux et leurs parents] ». Le tribunal enjoignit à l’expert de « procéder à un examen [des actes de procédure et de la documentation disponible au CTR], en réservant la possibilité, en fonction des conclusions de cet examen préalable et uniquement sur autorisation du tribunal, d’entendre les mineurs ». Sur la base de l’examen des documents écrits, des enregistrements des auditions des requérants et d’un entretien avec les parents, en se fondant sur des méthodes d’évaluation scientifiques appropriées (méthodes dites C.B.C.A., pour Criteria Based Content Analysis), l’expert fit les constatations suivantes :
« Les récits de X et de Y concernant des faits dont ils auraient été victimes pendant leur séjour en institution en Bulgarie apparaissent comme satisfaisant aux critères requis par la littérature scientifique pour que l’on puisse les considérer comme cliniquement crédibles. La relation des mineurs susmentionnés avec leurs parents adoptifs apparaît comme fondamentalement bonne. Ces derniers sont parvenus à gérer et à contenir, sur un plan personnel également, une charge émotionnelle considérable. »
94. Dans une décision du 13 mai 2014, le tribunal pour mineurs observa que les éléments rassemblés, notamment l’évaluation réalisée par l’expert, montraient que les requérants avaient subi des abus sexuels et des mauvais traitements répétés à l’orphelinat en Bulgarie. Il nota que, selon les dépositions des parents, les requérants avaient révélé qu’ils se livraient à des activités sexuelles entre eux, que cela était courant entre les enfants de l’orphelinat, et que les enfants y avaient en outre été victimes d’abus de la part de plusieurs employés qui les auraient forcés à subir des actes sexuels. Il releva que ces abus avaient été commis dans l’orphelinat et dans un lieu où les enfants étaient emmenés en vacances, que les enfants avaient été menacés, notamment avec une arme, que les pratiques dénoncées avaient été filmées par un photographe, D., et que les requérants avaient identifié certaines des personnes qu’ils avaient citées, en particulier le photographe, sur les photographies qu’avait présentées le journaliste de L’Espresso. Il souligna que les requérants avaient répété ces faits lors de leur audition devant la procureure, même si leur récit avait alors été moins détaillé et également émaillé de quelques hésitations.
95. Le tribunal considéra, en se basant notamment sur un dernier rapport des psychologues du CTR daté du 21 novembre 2013, que les parents adoptifs avaient fait preuve de la patience et de l’attention nécessaires, et qu’il n’y avait pas lieu de remettre en cause leur aptitude à prendre soin des enfants et à les éduquer. Il nota cependant que la réaction initiale des parents avait été inadéquate, dans la mesure où ils auraient dû saisir immédiatement le tribunal pour mineurs ou une autre autorité compétente plutôt que de recourir à un journaliste. Il critiqua également l’attitude de l’association AiBi, qui avait tardé à saisir les autorités compétentes après avoir été mise au courant de l’affaire et avoir constaté un problème de sexualité précoce chez les requérants et les autres enfants de l’orphelinat, et qui s’était empressée d’établir un rapport qui blâmait les parents.
96. Dans ces conditions, le tribunal jugea qu’il n’y avait pas lieu d’ordonner une nouvelle audition des requérants, ni de mesure de protection à leur égard ou de contrôle de leur suivi psychologique, et mit fin à la procédure de suivi de l’adoption. La décision du tribunal pour mineurs fut transmise au parquet de Milan en relation avec la procédure pénale pendante au sujet des mêmes faits.
6. La troisième enquête préliminaire ouverte en Bulgarie et les décisions subséquentes du parquet
97. À la fin du mois de janvier 2014, le ministère de la Justice italien adressa aux autorités bulgares une lettre officielle par laquelle il leur transmettait les éléments recueillis par le parquet près le tribunal pour mineurs de R. (paragraphes 75 et suivants ci-dessus) et leur demandait d’ouvrir une enquête sur les faits allégués. Les documents communiqués comprenaient la déposition du père des requérants devant la police judiciaire, sa lettre contenant la liste des noms et des profils Facebook des personnes qu’il considérait comme étant impliquées (paragraphes 48 et 80 ci‑dessus), le procès-verbal établi par la police à partir des enregistrements des entretiens des requérants avec leurs psychologues (paragraphes 23‑34 ci-dessus), ainsi que la transcription des auditions des deux premiers requérants par la procureure pour mineurs (paragraphes 79-91 ci-dessus).
98. Le 14 mars 2014, le parquet près la Cour suprême de cassation bulgare adressa une traduction des documents italiens au parquet régional de Veliko Tarnovo, qui la transmit au parquet de district. Le 4 avril 2014, le parquet de district ouvrit une enquête préliminaire, sous la référence no 910/14. Le 15 avril 2014, il constata que trois procédures avaient été ouvertes concernant les mêmes faits et communiqua les dossiers au parquet régional en proposant leur jonction et l’annulation des ordonnances déjà rendues dans l’affaire.
99. Par une ordonnance du 5 juin 2014, le parquet régional de Veliko Tarnovo ordonna la jonction des trois procédures et annula l’ordonnance du 28 juin 2013 qui avait été prononcée dans la procédure no 473/13 (paragraphe 74 ci‑dessus) au motif que celle-ci avait été rendue alors qu’une première procédure était pendante. L’ordonnance de classement sans suite du 18 novembre 2013, prononcée dans la procédure no 222/13 (paragraphe 60 ci-dessus), resta ainsi en vigueur. Aucun nouvel acte d’investigation ne fut entrepris sur la base des nouveaux documents reçus des autorités italiennes en janvier 2014.
100. En décembre 2014 puis en janvier 2015, un représentant de l’ambassade d’Italie à Sofia s’enquit officiellement de l’avancée de l’enquête. Le 23 janvier 2015, les autorités bulgares informèrent l’ambassade d’Italie que l’enquête pénale avait été clôturée par l’ordonnance du 18 novembre 2013 (paragraphe 60 ci-dessus), dont elles lui adressèrent copie le 28 janvier 2015.
101. Entre-temps, le 19 janvier 2015, le ministère de la Justice italien avait prié son homologue bulgare de lui faire part des résultats de la procédure pénale. Il en fut informé par une lettre du 11 mars 2015.
102. Le 11 décembre 2015, le père des requérants sollicita auprès du ministère de la Justice italien un accès à tous les éléments du dossier. Le 1er février 2016, en réponse à cette demande, les autorités italiennes transmirent aux parents des requérants les décisions rendues par le parquet bulgare, traduites en italien, notamment l’ordonnance du parquet de district de Veliko Tarnovo du 18 novembre 2013. Cette ordonnance indiquait qu’elle était susceptible d’un recours devant le parquet régional.
103. Le 7 juin 2016, le ministère de la Justice italien envoya à son homologue bulgare de nouveaux documents concernant l’affaire, notamment une lettre du père des requérants datée du 2 mai 2016 et adressée au ministère de la Justice italien dans laquelle l’intéressé contestait l’enquête menée en Bulgarie et l’indépendance du parquet de district de Veliko Tarnovo, une liste récapitulative des présumés responsables et des enfants qui étaient censément présents à l’orphelinat au moment des faits, ainsi qu’un article du quotidien local Borba, daté du 4 janvier 2013, dans lequel un jeune homme qui disait avoir fréquenté plusieurs établissements d’accueil dans son enfance et son adolescence dénonçait l’existence présumée de violences et d’activités sexuelles précoces dans ces établissements. Dans sa lettre, le père des requérants mentionnait la décision du tribunal pour mineurs du 13 mai 2014 (paragraphes 94-96 ci-dessus) et demandait qu’elle fût communiquée aux autorités bulgares ; il n’apparaît pas toutefois que cette décision ait effectivement été jointe à l’envoi du ministère italien.
104. Ces documents furent transmis au parquet de district de Veliko Tarnovo le 1er août 2016. Le 2 août 2016, le procureur chargé du dossier s’en dessaisit en réaction à la remise en cause, exprimée par le père des requérants, de son traitement de l’affaire. Un autre procureur fut désigné. Estimant que la lettre du père des requérants devait être considérée comme un recours contre l’ordonnance du parquet de district du 18 novembre 2013, il transmit le dossier au parquet régional.
105. Par une ordonnance du 30 septembre 2016, le procureur régional confirma l’ordonnance de classement sans suite du 18 novembre 2013. Il constata que cette ordonnance se fondait sur une inspection effectuée par l’ANPE qui n’avait pas constaté de dysfonctionnements dans l’orphelinat ni d’atteinte aux droits des enfants, et que le procureur de district en avait conclu que les éléments exposés dans l’article de l’hebdomadaire italien n’étaient pas corroborés.
106. Le procureur régional constata ensuite les points suivants. À l’occasion de la deuxième procédure, qui avait été ouverte après le signalement effectué par l’association Telefono Azzurro, la police et différents services compétents avaient mené une enquête. Dans ce cadre, divers membres du personnel de l’orphelinat avaient été entendus : la directrice, la psychologue, deux éducatrices, le chauffeur, le chauffagiste, le gardien et une garde d’enfants, ainsi que quatre enfants. Des personnes extérieures qui étaient intervenues dans l’orphelinat – un photographe et un électricien – avaient également été entendues à cette occasion. Les enquêteurs de la police avaient ensuite procédé aux auditions de la directrice, de la psychologue, de l’assistante sociale et d’un enfant, ainsi qu’à celles de l’électricien, du photographe et d’un employé de la municipalité chargé de l’informatique, qui étaient tous intervenus dans l’orphelinat. Ces auditions n’avaient pas permis de recueillir d’éléments qui auraient révélé que des pensionnaires de l’orphelinat eussent été victimes de violences psychologiques, physiques ou sexuelles. Il ressortait des résultats de l’enquête que les enfants étaient surveillés la nuit et qu’ils ne pouvaient avoir de contacts avec des personnes extérieures hors de la présence d’une garde d’enfants ou d’une éducatrice de l’établissement. Il apparaissait par ailleurs qu’une fois par an, en été, les enfants, accompagnés de membres du personnel éducatif, partaient en colonie de vacances pour un séjour qui se concluait habituellement par une fête, à laquelle n’aurait participé qu’une seule personne extérieure, à savoir un disc-jockey.
107. Le procureur nota que seuls trois employés de l’orphelinat étaient des hommes et qu’ils n’avaient pas accès aux locaux réservés aux enfants, que le photographe extérieur intervenait uniquement pour prendre des photographies ou faire des films pour les besoins des dossiers d’adoption ou au cours de fêtes ou de cérémonies, qu’aucun employé ne s’appelait N., la seule personne de ce nom étant un électricien qui était intervenu occasionnellement pour réparer les équipements de la cuisine, et qu’il n’y avait jamais eu de directrice appelée E. (sur la confusion concernant ce prénom, voir les paragraphes 19 et 32 ci-dessus).
108. En conséquence, le procureur estima que rien dans les éléments recueillis n’indiquait que des infractions eussent été commises contre les trois requérants.
109. Le procureur constata par ailleurs que les nouveaux documents envoyés par les autorités italiennes confirmaient les éléments qui étaient contenus dans les envois précédents et qu’ils ne renfermaient aucun fait nouveau. Il en conclut qu’il n’y avait pas lieu d’engager de poursuites pénales et confirma l’ordonnance de classement sans suite du 18 novembre 2013.
110. Le 17 novembre 2016, cette décision fut validée par le parquet d’appel de Veliko Tarnovo dans le cadre d’un contrôle d’office.
111. Le 27 janvier 2017, à la suite de la communication de la présente requête au gouvernement défendeur, le parquet près la Cour suprême de cassation bulgare ordonna un contrôle d’office de l’ordonnance du parquet d’appel. Le contrôle effectué par une procureure de ce parquet conclut que l’enquête qui avait été conduite était apparemment complète et qu’elle n’avait pas permis de révéler que les requérants eussent fait l’objet de mauvais traitements à l’orphelinat, de sorte qu’aucun motif ne justifiait l’annulation de l’ordonnance du parquet d’appel. La procureure dressa les constats suivants :
« Des vérifications approfondies ont été effectuées dans le dossier no 222/2013 du parquet de district de Veliko Tarnovo, au cours desquelles aucun indice de violences physiques ou sexuelles sur les enfants de [l’orphelinat] n’ont été recueillies.
Après avoir pris connaissance des pièces envoyées par le parquet près le tribunal de Milan à l’ambassade de Bulgarie, lesquelles contenaient les avis d’expert d’un psychologue, d’un psychothérapeute et d’un médecin consultant clinique établis à la demande des [parents des requérants], ainsi que du signalement de l’association Telefono Azzurro, spécialisée dans la prévention des abus sur mineurs, adressé au parquet de Milan, qui avait été transmis au service international du parquet de cassation par le ministère de la Justice, ainsi que des pièces concernant l’audition des mineurs X et Y, contenant la transcription des auditions de X et Y par la procureure (...), l’agente de police (...) et la psychologue (...), j’ai constaté que ces auditions ne permettaient pas de conclure que les enfants avaient subi des abus de la part d’adultes pendant leur séjour à [l’orphelinat], mais qu’elles indiquaient qu’ils avaient probablement été témoins d’actes d’attouchements sexuels entre des pensionnaires de l’orphelinat, que X avait reproduits en Italie sur ses sœurs. Les enfants eux‑mêmes livrent des versions différentes des circonstances dans lesquelles ils auraient été témoins d’actes à caractère sexuel – à la télévision ou de la part d’un autre enfant plus âgé.
Le premier récit de X à ses parents adoptifs concernant des violences dont il aurait été victime en Bulgarie vise plutôt à attirer leur attention sur des évènements qui n’ont pas eu lieu et à justifier les actes qu’il a commis sur ses sœurs, au sujet desquels les parents ont montré une vive réprobation.
Une partie des premiers récits [des requérants] devant leurs parents et les psychologues n’a pas été confirmée au cours de l’interrogatoire détaillé réalisé par la procureure du tribunal pour mineurs italien.
Les trois enfants ayant eu peur d’être rejetés par leurs parents adoptifs, lesquels désapprouvaient vivement leur comportement immoral dans le nouveau cercle familial, au sein duquel ils reçoivent beaucoup d’attention et d’amour, ils ont cherché à susciter de la compassion et à minimiser leurs actes en relatant des évènements qui n’avaient pas eu lieu, dans lesquels ils étaient victimes de crimes.
Au vu de ce qui précède, je considère que l’ordonnance du parquet d’appel de Veliko Tarnovo est justifiée et conforme à la loi. »
4. AUTRES INFORMATIONS PERTINENTES
112. Outre les inspections conduites à l’orphelinat à la suite des allégations des requérants, un autre contrôle fut effectué par les services régionaux de la protection de l’enfance en juin 2013, après qu’une association, le Comité Helsinki bulgare, eut, dans un signalement, émis des doutes concernant la qualité des activités éducatives de l’établissement et allégué que des enfants d’un âge supérieur à celui prévu par la réglementation vivaient à l’orphelinat, que le chauffagiste entrait dans les locaux réservés aux enfants, en infraction avec le règlement, et qu’il avait entretenu une relation avec l’une des employées. Le rapport établi par ces services observait notamment que l’âge réglementaire des enfants était respecté et que le chauffagiste ne s’était pas rendu dans les locaux des enfants sans être accompagné par un autre membre du personnel. En revanche, selon ce rapport, la directrice de l’orphelinat avait constaté qu’une employée avait pu tenir devant les enfants des propos inappropriés concernant des relations amoureuses entre adultes, et la directrice avait réprimandé cette personne. Il était par ailleurs ressorti du contrôle effectué par les services sociaux que l’infirmière n’avait pas organisé de séances d’information sur le thème de la santé, comme elle en avait l’obligation, mais que des cours d’éducation sexuelle et médicale avaient été dispensés par les éducatrices.
113. En 2013, le parquet de district de Veliko Tarnovo ouvrit par ailleurs une enquête pénale, sous la référence no 407/2013, à la suite d’un signalement effectué par la direction régionale de l’aide sociale en réaction aux plaintes de plusieurs parents dont les enfants, M., S. et Y., avaient résidé de manière temporaire à l’orphelinat en 2011-2012 et avaient déclaré avoir reçu des coups de bâton de la part d’une garde d’enfants. Le parquet ordonna à la police et au service de la protection de l’enfance territorialement compétent de procéder à une vérification. Sur décision du maire, les services sociaux de la commune effectuèrent eux aussi une vérification concernant le même signalement. Par une ordonnance du 19 juin 2013, le parquet de district classa l’affaire sans suite, constatant qu’il n’y avait pas d’éléments suffisants pour pouvoir considérer que les enfants avaient été maltraités par des membres du personnel. Au sujet de la jeune M., qui est l’un des enfants mentionnés dans les récits des requérants (paragraphes 21, 28, 56 et 72 in fine ci-dessus), l’ordonnance relatait également un autre épisode : au moment de son retour à l’orphelinat après un séjour chez ses parents en janvier 2012, la fillette s’était plainte d’atteintes sexuelles dans son milieu familial et en avait fait part aux autres enfants. La directrice avait évoqué cet épisode à l’occasion des enquêtes concernant la présente affaire (paragraphe 56 ci-dessus in fine) et dans ses déclarations à la presse, pour expliquer l’éventuelle origine des récits d’abus sexuels faits par les requérants.
114. L’orphelinat fut fermé en juillet 2015, dans le cadre d’une politique de désinstitutionnalisation visant à placer un maximum d’enfants dans un cadre familial.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
1. Le code pénal
115. Les dispositions pertinentes du code pénal, telles qu’en vigueur à l’époque des faits de l’espèce, étaient ainsi libellées :
Article 31
« 1) Toute personne âgée de plus de dix-huit ans qui commet une infraction alors qu’elle est capable de discernement est pénalement responsable.
2) Une personne âgée de quatorze à dix-huit ans est pénalement responsable si, au moment des faits, elle était en mesure de comprendre la nature et les conséquences de ses actes et de les maîtriser. »
Article 149
« 1) Quiconque se livre sur un mineur de moins de quatorze ans à des actes visant à susciter ou à satisfaire une pulsion sexuelle sans accouplement est puni d’une peine allant d’un à six ans d’emprisonnement pour atteinte sexuelle (блудство).
2) Quiconque commet une atteinte sexuelle en recourant à la force ou à la menace, en abusant de la situation de vulnérabilité de la victime ou en plaçant la victime dans une telle situation, ou en abusant d’une position de dépendance ou d’autorité, est puni d’une peine allant de deux à huit ans d’emprisonnement.
(...)
4) La peine encourue est de trois à quinze ans d’emprisonnement :
1. si les actes sont commis par deux ou plusieurs personnes ;
(...)
5) La peine encourue est de cinq à vingt ans d’emprisonnement :
1. si les actes sont commis à l’égard de deux ou plusieurs mineurs.
(...) »
Article 151
« 1) Quiconque commet un acte d’accouplement avec un mineur de moins de quatorze ans, pour autant que l’acte ne constitue pas l’infraction visée à l’article 152, est puni d’une peine allant de deux à six ans d’emprisonnement.
(...) »
Article 152
« 1) Quiconque commet un acte d’accouplement avec une personne de sexe féminin :
1. en incapacité de se défendre, lorsqu’elle n’y a pas consenti ;
2. contrainte par la force ou la menace ;
3. mise hors d’état de se défendre par l’agresseur,
est puni pour viol d’une peine allant de deux à huit ans d’emprisonnement.
(...)
4) La peine encourue pour viol est de dix à vingt ans d’emprisonnement :
1. si la victime est âgée de moins de quatorze ans ;
(...) »
Article 155b
« Quiconque incite un mineur de moins de quatorze ans à prendre part à des actes sexuels réels, virtuels ou simulés entre personnes de même sexe ou de sexe opposé, ou à des actes d’exhibition lascive d’organes sexuels, de sodomie, de masturbation, de sadisme ou masochisme sexuel, ou à observer de tels actes est puni d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement ou d’une peine de mise à l’épreuve. »
Article 157
« 1) Quiconque se livre à un acte de pénétration sexuelle ou à un acte de satisfaction sexuelle avec une personne de même sexe en recourant à la force ou à la menace, en abusant d’une position de domination ou d’autorité ou en abusant de l’incapacité à se défendre d’une personne, est puni d’une peine allant de deux à huit ans d’emprisonnement.
2) Lorsque la victime est âgée de moins de quatorze ans, la peine encourue est de trois à vingt ans d’emprisonnement.
3) Quiconque se livre à un acte de pénétration sexuelle ou à un acte de satisfaction sexuelle avec une personne de même sexe âgée de moins de quatorze ans est puni d’une peine allant de deux à six ans d’emprisonnement.
(...) »
Article 159
« 1) Quiconque crée, expose, diffuse, propose, vend, loue ou propage de toute autre manière du matériel pornographique est puni d’une peine allant jusqu’à un an d’emprisonnement et d’une amende allant de 1 000 à 3 000 levs [l’équivalent de 500 à 1 500 euros environ].
(...)
4) Les infractions visées aux alinéas 1 à 3 sont punies d’une peine allant jusqu’à six ans d’emprisonnement et d’une amende allant jusqu’à 8 000 levs [environ 4 000 euros] lorsqu’une personne âgée de moins de dix-huit ans ou paraissant comme telle a été utilisée pour la fabrication du matériel pornographique. (...) »
2. Le code de procédure pénale
116. En application des articles 207 à 211 du code de procédure pénale de 2006, une procédure pénale est engagée lorsque les autorités sont en présence d’un motif légal (законен повод) et d’éléments suffisants (достатъчно данни) indiquant qu’une infraction pénale a été commise. Le motif légal peut être un signalement (съобщение) alléguant la commission d’une infraction adressé au procureur ou à un autre organe compétent, une publication dans la presse, les déclarations faites par l’auteur d’une infraction ou la constatation directe de la commission d’une infraction par les autorités de poursuite.
117. Afin de décider s’il doit engager ou non des poursuites pénales, le parquet ouvre un dossier (преписка) et effectue une enquête préliminaire (проверка). Dans ce cadre, il peut, personnellement ou par délégation aux autorités publiques compétentes et notamment à la police, recueillir tous documents, informations, auditions, avis d’experts ou autres éléments pertinents (article 145 de la loi sur le pouvoir judiciaire).
118. Lorsqu’il décide de ne pas engager de poursuites pénales et classe l’affaire sans suite (отказ да се образува досъдебно производство), le procureur en informe la victime de l’infraction présumée ou ses héritiers, la personne morale lésée, le cas échéant, et l’auteur du signalement (article 213 du code de procédure pénale). Le procureur de rang supérieur peut, sur recours des personnes susmentionnées ou dans le cadre d’un examen d’office, annuler l’ordonnance de classement sans suite et ordonner l’ouverture d’une procédure pénale (article 46, alinéa 3, et article 213, alinéa 2, du code).
119. En vertu de l’article 160 du code de procédure pénale, une perquisition peut être ordonnée dans le cadre d’une procédure pénale lorsqu’il existe des raisons plausibles de considérer que des objets, des documents ou des systèmes informatiques contenant des éléments pouvant se révéler pertinents pour l’affaire sont susceptibles de se trouver dans un lieu donné. La réalisation d’une perquisition nécessite l’autorisation d’un juge, sauf dans les situations d’urgence, lorsque la perquisition immédiate constitue l’unique moyen de recueillir et de préserver des preuves (article 161 du code).
120. Selon l’article 172 du code, les autorités de poursuite ne peuvent recourir à des moyens spéciaux de renseignement, notamment à des écoutes téléphoniques, dans les enquêtes sur des infractions graves, y compris celles visées aux articles 149 à 159 du code pénal, que lorsque les circonstances pertinentes ne peuvent être établies d’une autre manière ou que leur établissement serait particulièrement difficile si les autorités ne recouraient pas à ces moyens. L’utilisation de procédés et moyens spéciaux de renseignement doit être autorisée par un juge sur demande motivée du procureur chargé de l’enquête (article 173).
3. La loi sur la protection de l’enfance
121. La loi sur la protection de l’enfance, adoptée en 2000, a pour objectif d’assurer le respect des droits et la protection des enfants. Son article 3 fait du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant l’un des principes qui régissent la protection de l’enfance. L’article 11 proclame que tout enfant a le droit à être protégé, notamment, contre des méthodes éducatives contraires à sa dignité et contre toute forme de violence physique, psychologique ou autre.
122. L’ANPE est la principale autorité chargée de la protection de l’enfance, en collaboration avec les services sociaux, les différents ministères, les maires des communes et les services d’aide sociale municipaux. Aux termes de l’article 17a, alinéa 1, de la loi, le président de l’ANPE est compétent, parmi d’autres attributions, pour contrôler le respect des droits des enfants par les écoles, les établissements de soins ou les institutions spécialisées telles que les orphelinats. En cas de non-respect de ces droits ou de la réglementation applicable, il donne des instructions obligatoires visant à remédier aux dysfonctionnements constatés. Il est compétent, de même que les services d’aide sociale municipaux, pour saisir la police, le parquet ou les juridictions lorsqu’un enfant se trouve en situation de danger.
2. LE DROIT INTERNATIONAL
1. Le cadre des Nations Unies
123. La Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), ou Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée le 20 novembre 1989 et ratifiée par la quasi-totalité des États membres de l’Organisation des Nations unies, a pour but de reconnaître et protéger les droits spécifiques des enfants, élargissant aux enfants le concept de droits de l’homme tel que prévu par la Déclaration universelle des droits de l’homme.
124. Les dispositions pertinentes de la CIDE se lisent comme suit :
Article 3
« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.
(...) »
Article 19
« 1. Les États parties prennent toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle, pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux, de son ou ses représentants légaux ou de toute autre personne à qui il est confié.
2. Ces mesures de protection doivent comprendre, selon qu’il conviendra, des procédures efficaces pour l’établissement de programmes sociaux visant à fournir l’appui nécessaire à l’enfant et à ceux à qui il est confié, ainsi que pour d’autres formes de prévention, et aux fins d’identification, de rapport, de renvoi, d’enquête, de traitement et de suivi pour les cas de mauvais traitements de l’enfant décrits ci-dessus, et comprendre également, selon qu’il conviendra, des procédures d’intervention judiciaire. »
125. Le Comité des droits de l’enfant contrôle l’application de cette convention. Il a dressé, dans son Observation générale no 13 du 18 avril 2011 intitulée « Le droit de l’enfant d’être protégé contre toutes les formes de violence » et motivée par le fait que « l’ampleur et l’intensité de la violence exercée contre les enfants sont alarmantes », les constats suivants concernant l’article 19 de la CIDE :
. l’article 19 § 1 interdit toute forme de violence, y compris les brimades et le bizutage physiques de la part d’adultes ou d’autres enfants ;
. les violences sexuelles comprennent toutes les activités sexuelles imposées par un adulte à un enfant, ou « commises contre un enfant par un autre enfant, si l’auteur des faits est sensiblement plus âgé que la victime ou fait usage de son pouvoir, de menaces ou d’autres moyens de pression » ;
. l’article 19 § 1 interdit « le fait de prendre, de produire, d’autoriser à prendre, de distribuer, de montrer, de posséder et ou de publier des photographies (...) et des vidéos d’enfants qui sont indécentes (...) » ;
. l’article 19 § 2 impose des mesures de détection et de signalement de la violence, d’enquête et d’intervention judiciaire.
126. En ce qui concerne les enquêtes, l’Observation générale no 13 dispose ce qui suit :
« Les enquêtes portant sur des cas de violence signalés par l’enfant, un représentant ou un tiers doivent être menées par des professionnels qualifiés qui ont reçu une formation complète et spécifique à leurs fonctions et s’appuyer sur une approche fondée sur les droits de l’enfant et adaptée à ses besoins. L’adoption de procédures rigoureuses mais adaptées aux enfants facilite le repérage des cas de violence et l’apport d’éléments de preuve pour les procédures administratives, civiles et pénales et pour les procédures de protection de l’enfant. Il convient de faire preuve d’une extrême prudence pour éviter d’exposer l’enfant à un nouveau préjudice pendant l’enquête. À cette fin, toutes les parties sont tenues de solliciter l’opinion de l’enfant et de lui donner tout le poids nécessaire. »
L’observation générale précise que l’intervention judiciaire peut inclure des procédures pénales, « qui doivent être strictement appliquées pour mettre un terme à la pratique généralisée de l’impunité de jure ou de facto, en particulier des acteurs étatiques ».
2. Le cadre du Conseil de l’Europe
1. La Convention de Lanzarote
127. La Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (dite « Convention de Lanzarote »), adoptée par le Comité des Ministres le 12 juillet 2007 et entrée en vigueur le 1er juillet 2010, a pour objet de prévenir et de combattre l’exploitation et les abus sexuels concernant des enfants, de protéger les droits des enfants victimes d’exploitation et d’abus sexuels et de promouvoir la coopération nationale et internationale contre l’exploitation et les abus sexuels concernant des enfants. Elle est entrée en vigueur le 1er avril 2012 à l’égard de la Bulgarie et le 1er mai 2013 à l’égard de l’Italie. Elle exige notamment la criminalisation de toutes les formes d’exploitation et d’abus sexuels des enfants (articles 18 à 24) et l’adoption de mesures visant à assurer l’assistance aux victimes. Elle formule également des exigences auxquelles doivent répondre les enquêtes et les procédures pénales engagées pour de tels faits. Les passages de la convention pertinents en l’espèce disposent ce qui suit :
Chapitre IV – Mesures de protection et assistance aux victimes
Article 11 – Principes
« 1. Chaque Partie établit des programmes sociaux efficaces et met en place des structures pluridisciplinaires visant à fournir l’appui nécessaire aux victimes, à leurs parents proches et à ceux auxquels elles sont confiées.
(...) »
Article 12 – Signalement des soupçons d’exploitation ou d’abus sexuels
« (...)
2. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour encourager toute personne ayant connaissance ou suspectant, de bonne foi, des faits d’exploitation ou d’abus sexuels concernant des enfants à les signaler aux services compétents.
(...) »
Article 13 – Services d’assistance
« Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour encourager et soutenir la mise en place de services de communication, tels que des lignes téléphoniques ou internet, permettant de prodiguer des conseils aux appelants, même confidentiellement ou dans le respect de leur anonymat. »
Article 14 – Assistance aux victimes
« (...)
3. Lorsque les parents ou les personnes auxquelles l’enfant est confié sont impliqués dans les faits d’exploitation ou d’abus sexuels commis à son encontre, les procédures d’intervention prises en application du paragraphe 1 de l’article 11 comportent :
– la possibilité d’éloigner l’auteur présumé des faits ;
(...) »
Chapitre VI – Droit pénal matériel
Article 18 – Abus sexuels
« 1. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour ériger en infraction pénale les comportements intentionnels suivants :
a) le fait de se livrer à des activités sexuelles avec un enfant qui, conformément aux dispositions pertinentes du droit national, n’a pas atteint l’âge légal pour entretenir des activités sexuelles ;
b) le fait de se livrer à des activités sexuelles avec un enfant :
– en faisant usage de la contrainte, de la force ou de menaces ; ou
– en abusant d’une position reconnue de confiance, d’autorité ou d’influence sur l’enfant, y compris au sein de la famille ; ou
– en abusant d’une situation de particulière vulnérabilité de l’enfant, notamment en raison d’un handicap physique ou mental ou d’une situation de dépendance. (...) »
Article 25 – Compétence
« 1. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour établir sa compétence à l’égard de toute infraction pénale établie conformément à la présente Convention, lorsque l’infraction est commise :
a) sur son territoire ; ou
(...)
d) par un de ses ressortissants ; ou
e) par une personne ayant sa résidence habituelle sur son territoire. »
Article 27 – Sanctions et mesures
« 1. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les infractions établies conformément à la présente Convention soient passibles de sanctions effectives, proportionnées et dissuasives, tenant compte de leur gravité. Celles-ci incluent des sanctions privatives de liberté pouvant donner lieu à l’extradition.
(...)
3. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires :
a) pour permettre la saisie et la confiscation :
– de biens, documents et autres moyens matériels utilisés pour commettre les infractions établies conformément à la présente Convention ou en faciliter la commission ;
– du produit de ces infractions ou des biens dont la valeur correspond à ces produits ;
b) pour permettre la fermeture temporaire ou définitive de tout établissement utilisé pour commettre l’une des infractions établies conformément à la présente Convention, sans préjudice des droits des tiers de bonne foi, ou interdire à l’auteur de ces infractions, à titre temporaire ou définitif, l’exercice de l’activité, professionnelle ou bénévole, impliquant un contact avec des enfants, à l’occasion de laquelle celles-ci ont été commises.
(...) »
Chapitre VII – Enquêtes, poursuites et droit procédural
Article 30 – Principes
« 1. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les enquêtes et procédures pénales se déroulent dans l’intérêt supérieur et le respect des droits de l’enfant.
2. Chaque Partie veille à adopter une approche protectrice des victimes, en veillant à ce que les enquêtes et procédures pénales n’aggravent pas le traumatisme subi par l’enfant et que la réponse pénale s’accompagne d’une assistance, quand cela est approprié.
3. Chaque Partie veille à ce que les enquêtes et procédures pénales soient traitées en priorité et sans retard injustifié.
4. Chaque Partie veille à ce que les mesures adoptées conformément au présent chapitre ne portent pas préjudice aux droits de la défense et aux exigences d’un procès équitable et impartial, conformément à l’article 6 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.
5. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour, conformément aux principes fondamentaux de son droit interne :
– garantir des enquêtes et des poursuites efficaces des infractions établies conformément à la présente Convention, permettant, s’il y a lieu, la possibilité de mener des enquêtes discrètes ;
– permettre aux unités ou services d’enquêtes d’identifier les victimes des infractions établies conformément à l’article 20, notamment grâce à l’analyse des matériels de pornographie enfantine, tels que les photographies et les enregistrements audiovisuels, accessibles, diffusés ou transmis par le biais des technologies de communication et d’information. »
Article 31 – Mesures générales de protection
« 1. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour protéger les droits et les intérêts des victimes, notamment en tant que témoins, à tous les stades des enquêtes et procédures pénales, en particulier :
a) en les tenant informées de leurs droits et des services à leur disposition et, à moins qu’elles ne souhaitent pas recevoir une telle information, des suites données à leur plainte, des chefs d’accusation retenus, du déroulement général de l’enquête ou de la procédure et de leur rôle au sein de celle-ci ainsi que de la décision rendue ;
(...)
c) en leur donnant, d’une manière conforme aux règles de procédure du droit interne, la possibilité d’être entendues, de fournir des éléments de preuve et de choisir les moyens selon lesquels leurs vues, besoins et préoccupations sont présentés et examinés, directement ou par recours à un intermédiaire ;
d) en leur fournissant une assistance appropriée, pour que leurs droits et intérêts soient dûment présentés et pris en compte ;
e) en protégeant leur vie privée, leur identité et leur image et en prenant des mesures conformes au droit interne pour prévenir la diffusion publique de toute information pouvant conduire à leur identification ;
(...)
2. Chaque Partie garantit aux victimes, dès leur premier contact avec les autorités compétentes, l’accès aux informations sur les procédures judiciaires et administratives pertinentes.
(...) »
Article 32 – Mise en œuvre de la procédure
« Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les enquêtes ou les poursuites concernant les infractions établies conformément à la présente Convention ne soient pas subordonnées à la déclaration ou à l’accusation émanant d’une victime et que la procédure puisse se poursuivre même si la victime se rétracte. »
Article 34 – Enquêtes
« 1. Chaque Partie adopte les mesures nécessaires pour que des personnes, des unités ou des services en charge des enquêtes soient spécialisés dans la lutte contre l’exploitation et les abus sexuels concernant des enfants ou que des personnes soient formées à cette fin.
(...) »
Article 35 – Auditions de l’enfant
« 1. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que:
a) les auditions de l’enfant aient lieu sans retard injustifié après que les faits ont été signalés aux autorités compétentes ;
b) les auditions de l’enfant se déroulent, s’il y a lieu, dans des locaux conçus ou adaptés à cet effet ;
c) les auditions de l’enfant soient menées par des professionnels formés à cette fin ;
d) dans la mesure du possible et lorsque cela est approprié, l’enfant soit toujours interrogé par les mêmes personnes ;
e) le nombre des auditions soit limité au minimum et dans la mesure strictement nécessaire au déroulement de la procédure ;
f) l’enfant puisse être accompagné par son représentant légal ou, le cas échéant, par la personne majeure de son choix, sauf décision contraire motivée prise à l’égard de cette personne.
2. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les auditions de la victime ou, le cas échéant, celles d’un enfant témoin des faits, puissent faire l’objet d’un enregistrement audiovisuel et que cet enregistrement puisse être admissible comme moyen de preuve dans la procédure pénale, selon les règles prévues par son droit interne.
(...) »
Article 36 – Procédure judiciaire
« 1. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires, dans le respect des règles qui régissent l’autonomie des professions judiciaires, pour que des formations en matière de droits de l’enfant, d’exploitation et d’abus sexuels concernant des enfants, soient disponibles au profit des acteurs de la procédure judiciaire, notamment les juges, les procureurs et les avocats.
(...) »
Chapitre IX – Coopération internationale
Article 38 – Principes généraux et mesures de coopération internationale
« 1. Les Parties coopèrent, conformément aux dispositions de la présente Convention, en application des instruments internationaux et régionaux pertinents applicables, des arrangements reposant sur des législations uniformes ou réciproques et de leur droit interne, dans la mesure la plus large possible aux fins :
a) de prévenir et de combattre l’exploitation et les abus sexuels concernant des enfants ;
b) de protéger et d’assister les victimes ;
c) de mener des investigations ou des procédures concernant les infractions établies conformément à la présente Convention.
2. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les victimes d’une infraction établie conformément à la présente Convention et commise sur le territoire d’une Partie autre que celui dans lequel elles résident puissent porter plainte auprès des autorités compétentes de leur État de résidence.
(...) »
2. Le rapport explicatif de la Convention de Lanzarote
128. Le rapport explicatif de la Convention de Lanzarote souligne que l’article 18 de cette convention, qui définit l’infraction d’abus sexuel sur un enfant, exige que les enfants soient, quel que soit leur âge, protégés dans les « situations dans lesquelles les personnes impliquées abusent d’une relation de confiance avec l’enfant résultant d’une autorité naturelle, sociale ou religieuse qui leur permet de contrôler, punir ou récompenser l’enfant, sur les plans émotionnel, économique ou même physique. »
129. En ce qui concerne l’article 30 de la Convention de Lanzarote, relatif aux principes en matière d’enquête, le rapport explicatif précise les points suivants :
. selon le paragraphe 3 de cet article, les enquêtes et les procédures « doivent être traitées en priorité et sans retards injustifiés, la lenteur excessive des procédures pouvant être ressentie par l’enfant victime comme une négation de sa parole ou un refus de l’entendre et pourrait aggraver le traumatisme qu’il a déjà subi » ;
. le paragraphe 5, premier tiret, prévoit que « les Parties doivent prendre les mesures législatives ou autres nécessaires pour garantir des enquêtes et des poursuites efficaces des infractions établies (...). Il appartient aux Parties de décider les méthodes d’investigation à mener. Cependant, les États devraient permettre, s’il y a lieu et conformément aux principes fondamentaux de leur droit interne, la possibilité de mener des enquêtes discrètes. » (...) ;
. le deuxième tiret invite les parties « à développer des techniques d’examen des matériels comportant des images pornographiques afin de faciliter l’identification des victimes ».
Concernant la recommandation de mener, le cas échéant, des enquêtes discrètes (en anglais « covert operations »), le rapport précise qu’il « appartient aux Parties de décider quand et dans quelles circonstances de telles méthodes d’investigation seraient permises, en prenant en compte entre autres le principe de la proportionnalité des moyens de preuve au regard de la nature et de la gravité des infractions dont il s’agit d’établir l’existence. »
3. La déclaration du Comité de Lanzarote sur la protection des enfants placés hors du milieu familial contre l’exploitation et les abus sexuels
130. Le Comité des Parties à la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (dit « Comité de Lanzarote ») a pour mission de veiller à la mise en œuvre de ladite convention. À cette fin, il est notamment chargé de faciliter l’usage et la mise en œuvre effectifs de cette convention, y compris l’identification de tout problème en la matière, et d’exprimer un avis sur toute question relative à son application (article 41 §§ 1 et 3 de la Convention de Lanzarote).
131. Le Comité de Lanzarote a adopté lors de sa 25e réunion (15‑18 octobre 2019) une déclaration sur la protection des enfants placés hors du milieu familial contre l’exploitation et les abus sexuels. Les parties pertinentes de cette déclaration se lisent comme suit :
« Le Comité de Lanzarote appelle les États parties à la Convention de Lanzarote à :
(...)
2. veiller à ce que tous les dispositifs de prise en charge hors du milieu familial soient dotés :
(i) de procédures de vérification complètes de toutes les personnes qui s’occupent d’enfants ;
(ii) de mesures spécifiques pour prévenir les abus de la vulnérabilité accrue et de la dépendance des enfants ;
(iii) de mécanismes adéquats pour aider les enfants à signaler tout cas de violence sexuelle ;
(iv) de protocoles garantissant, en cas de divulgation, un suivi effectif en termes d’assistance aux victimes présumées et d’enquête sur les infractions alléguées par les autorités compétentes ;
(v) de procédures claires prévoyant la possibilité de retirer l’auteur présumé de la structure de prise en charge hors du milieu familial dès le début de l’enquête ;
(...)
4. accorder aux victimes d’abus sexuels commis pendant leur prise en charge hors du milieu familial une assistance à long terme sur les plans médical, psychologique et social, ainsi qu’une aide juridique et une indemnisation ;
(...)
8. encourager recherche et action aux niveaux national et international pour :
(i) examiner et analyser le phénomène des abus sexuels commis sur des enfants dans tous les dispositifs de prise en charge hors du milieu familial, notamment la question de la responsabilité des personnes morales ;
(ii) permettre l’écoute et la reconnaissance des survivants ayant subi des abus sexuels dans leur enfance pendant leur prise en charge hors du milieu familial ;
(iii) identifier les bonnes pratiques pour soutenir les survivants ayant subi des abus sexuels dans leur enfance pendant leur prise en charge hors du milieu familial ;
(iv) planifier toute une série de mesures pour remédier aux abus sexuels commis sur des enfants faisant l’objet d’une prise en charge hors du milieu familial, grâce à des mesures efficaces de prévention, des offres de services et des poursuites judiciaires contre les auteurs des infractions. »
4. La Charte sociale européenne
132. La Charte sociale européenne (adoptée en 1961 et révisée en 1996) prévoit en son article 7 que les enfants et les adolescents ont droit à une protection spéciale contre les dangers physiques et moraux auxquels ils sont exposés. L’article 17 de la Charte sociale révisée énonce le droit des enfants et des adolescents à bénéficier d’une protection sur le plan social, juridique et économique. Le paragraphe 1 b) de cette disposition commande en particulier de prendre toutes les mesures nécessaires et appropriées pour les protéger contre la négligence, la violence ou l’exploitation.
5. Les Lignes directrices sur une justice adaptée aux enfants
133. Les Lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants ont été adoptées par le Comité des Ministres le 17 novembre 2010. En voici les passages pertinents en l’espèce :
III. Principes fondamentaux
A. Participation
« 1. Le droit de chaque enfant d’être informé de ses droits, d’avoir un accès approprié à la justice, d’être consulté et entendu dans les procédures le concernant directement ou indirectement devrait être respecté. Cela inclut la prise en considération de l’avis de l’enfant, compte tenu de sa maturité et de ses éventuelles difficultés de communication, de sorte que sa participation ait un sens.
(...) »
B. Intérêt supérieur de l’enfant
« 1. Les États membres devraient garantir la mise en œuvre effective du droit des enfants à ce que leur intérêt supérieur prime sur toute autre considération dans toutes les affaires les concernant directement ou indirectement.
(...) »
D. Protection contre la discrimination
« (...)
2. Une protection et une assistance spéciales peuvent être accordées aux enfants les plus vulnérables, tels que les enfants migrants, réfugiés et demandeurs d’asile, les enfants non accompagnés, les enfants handicapés, les enfants sans abri, les enfants des rues, les enfants Roms et les enfants placés en institution. »
IV. Une justice adaptée aux enfants avant, pendant et après la procédure judiciaire
A. Éléments généraux d’une justice adaptée aux enfants
« 1. Information et conseil
1. Dès leur premier contact avec le système judiciaire ou avec d’autres autorités compétentes (telles que la police, les services de l’immigration, les services éducatifs, sociaux ou de santé) et tout au long de ce processus, les enfants et leurs parents devraient être rapidement et dûment informés, entre autres :
a. de leurs droits, en particulier des droits spécifiques dont jouissent les enfants dans les procédures judiciaires ou non judiciaires les concernant ou pouvant les concerner, ainsi que des instruments de recours disponibles en cas de violation de leurs droits, tels que la possibilité d’engager une procédure judiciaire ou non judiciaire ou d’autres actions. Il peut s’agir d’informations relatives à la durée probable de la procédure ou aux possibilités d’accès aux voies de recours et aux mécanismes de recours indépendants ;
b. du système et des procédures concernés, en tenant compte de la place particulière qu’y occupera l’enfant et du rôle qu’il pourrait y jouer, ainsi que des différentes étapes de la procédure ;
c. des mécanismes d’accompagnement dont dispose l’enfant lors de sa participation aux procédures judiciaire ou non judiciaire ;
d. de l’opportunité et des conséquences possibles d’une procédure judiciaire ou non judiciaire donnée ;
e. le cas échéant, du chef d’accusation ou du suivi donné à leur plainte ;
f. de la date et du lieu de la procédure judiciaire et des autres événements pertinents (tels que les audiences, si l’enfant est personnellement affecté) ;
g. du déroulement général et de l’issue de la procédure ou de l’action ;
(...)
k. de l’existence de services (sanitaires, psychologiques, sociaux, interprétation et traduction, et autres) ou d’organisations pouvant apporter un soutien ainsi que les moyens d’accéder à ces services, le cas échéant, au moyen d’aides financières d’urgence ;
l. de tout arrangement particulier visant à protéger autant que possible leur intérêt supérieur lorsqu’ils sont résidents d’un autre État.
2. Les informations et les conseils devraient être communiqués aux enfants d’une manière adaptée à leur âge et à leur maturité, et dans un langage qu’ils puissent comprendre et qui tienne compte des différences culturelles et de genre.
3. En principe, les informations devraient normalement être données directement à la fois à l’enfant, à ses parents ou à ses représentants légaux. La communication des informations aux parents ne devrait pas se substituer à leur transmission à l’enfant.
(...) »
D. Une justice adaptée aux enfants pendant la procédure judiciaire
« (...)
3. Droit d’être entendu et d’exprimer son point de vue
44. Les juges devraient respecter le droit des enfants d’être entendus dans toutes les affaires les concernant, ou à tout le moins de l’être dès lors qu’ils sont censés être capables de discernement pour ce qui est des affaires en question. Les moyens utilisés à cette fin devraient être adaptés au niveau de compréhension de l’enfant et à sa capacité à communiquer, et prendre en considération les circonstances particulières de l’espèce. Les enfants devraient être consultés sur la manière dont ils souhaitent être entendus.
(...)
48. Les enfants devraient recevoir toute information nécessaire portant sur la manière d’exercer effectivement le droit d’être entendu. Toutefois, il devrait leur être expliqué que leur droit d’être entendu et de voir leur point de vue pris en considération ne détermine pas nécessairement la décision finale.
49. Les arrêts et décisions judiciaires concernant des enfants devraient être dûment motivés et leur être expliqués dans un langage compréhensible pour les enfants, en particulier les décisions pour lesquelles leurs points de vue et avis n’ont pas été suivis.
(...)
5. Organisation des procédures, environnement et langage adaptés à l’enfant
54. Dans toutes les procédures, les enfants devraient être abordés en tenant compte de leur âge, de leurs besoins particuliers, de leur maturité et de leur niveau de compréhension, et en ayant à l’esprit leurs éventuelles difficultés de communication. Les affaires impliquant des enfants devraient être traitées dans des environnements non intimidants et adaptés à l’enfant.
(...)
58. Les enfants devraient pouvoir être accompagnés par leurs parents ou, le cas échéant, par un adulte de leur choix, sauf décision contraire motivée prise à l’égard de cette personne.
59. Des méthodes d’audition telles que les enregistrements vidéo ou audio ou les auditions à huis clos préalables au procès devraient être utilisées et considérées comme preuves recevables.
(...)
6. Preuve / déclarations des enfants
64. Les entretiens et les auditions avec des enfants devraient être conduits par des professionnels qualifiés. Tout devrait être mis en œuvre pour permettre aux enfants de témoigner dans les environnements les plus favorables et les conditions les meilleures, eu égard à leur âge, leur maturité et leur niveau de compréhension, et en tenant compte de leurs éventuelles difficultés de communication.
65. Les déclarations audiovisuelles d’enfants victimes ou témoins devraient être encouragées, tout en respectant le droit des autres parties de contester le contenu de ces déclarations.
66. Lorsque plusieurs interrogatoires s’avèrent nécessaires, il serait préférable qu’ils soient conduits par la même personne afin de préserver la cohérence de l’approche, dans le souci de l’intérêt supérieur de l’enfant.
67. Les interrogatoires devraient être aussi limités que possible en nombre et leur durée devrait être adaptée à l’âge et à la capacité d’attention de l’enfant.
68. Le contact direct, la confrontation ou la communication entre un enfant victime ou témoin et l’auteur présumé d’une infraction devraient, autant que possible, être évités, à moins que l’enfant victime ne le demande.
(...)
70. L’existence de règles moins strictes en matière de témoignage (par exemple dispense de serment ou d’autres déclarations similaires) ou d’autres mesures procédurales adaptées aux enfants ne devraient pas diminuer en soi la valeur accordée au témoignage de l’enfant.
(...)
73. Le témoignage ou la déclaration d’un enfant ne devraient jamais être présumés irrecevables ou non fiables du seul fait de son âge. »
V. La promotion d’autres actions adaptées aux enfants
Les États membres sont encouragés à :
(...)
e. faciliter l’accès des enfants aux tribunaux et aux mécanismes de recours, et à reconnaître et à faciliter davantage le rôle des ONG et des autres institutions ou organes indépendants tels que le médiateur des enfants pour favoriser l’accès effectif des enfants aux tribunaux et aux mécanismes de recours indépendants, tant au niveau national qu’au niveau international ;
(...)
g. développer et à faciliter le recours par les enfants et les autres personnes agissant en leur nom aux mécanismes universels et européens de protection des droits de l’homme et des droits de l’enfant pour l’exercice de la justice et la protection des droits lorsque les voies de recours nationales n’existent pas ou ont été épuisées ;
(...)
j. mettre en place des centres adaptés aux enfants, organismes de tout type, interdisciplinaires, pour les enfants victimes et témoins, où ces derniers pourraient être interrogés et faire l’objet d’un examen médical dans un but médicolégal, être évalués d’une manière détaillée et recevoir de professionnels qualifiés tous les services thérapeutiques nécessaires ;
k. à mettre en place des services gratuits spécialisés et accessibles de soutien et d’information, tels que la consultation en ligne, des lignes d’assistance et des services communautaires locaux ;
(...) »
6. La recommandation Rec (2005) 5 du Comité des ministres relative aux droits des enfants vivant en institution
134. Par cette recommandation, adoptée le 16 mars 2005, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a invité les gouvernements des États membres à adopter les mesures législatives et autres nécessaires afin de garantir l’observation des principes et des normes de qualité qui y sont énoncés, notamment en mettant en place un système efficace de suivi et de contrôle externe des institutions de placement. La recommandation dispose, au titre de principe fondamental, que :
« – toutes mesures de discipline et de contrôle appliquées dans les institutions, y compris celles visant à empêcher les enfants de se nuire à eux-mêmes ou à autrui, doivent se fonder sur la réglementation officielle et sur les normes établies. »
Elle énonce également certains droits spécifiques des enfants vivant en institution, parmi lesquels :
« – le droit au respect de la dignité humaine et à l’intégrité corporelle, et en particulier à des conditions de vie humaines et non dégradantes et à une éducation sans violence y compris la protection contre les punitions corporelles et toute forme d’abus ; (...)
– le droit de s’adresser à une instance identifiable, impartiale et indépendante afin de faire valoir leurs droits fondamentaux. »
3. Le cadre de l’Union européenne
135. La Directive 2011/93/UE du Parlement et du Conseil du 13 décembre 2011 relative à la lutte contre les abus sexuels et l’exploitation sexuelle des enfants, ainsi que la pédopornographie établit des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales et des sanctions dans le domaine des abus sexuels et de l’exploitation sexuelle des enfants, de la pédopornographie et de la sollicitation d’enfants à des fins sexuelles. Elle introduit également des dispositions afin de renforcer la prévention de ce type de criminalité et la protection de ceux qui en sont victimes. Elle contient des dispositions similaires à celles de la Convention de Lanzarote. Le délai de transposition de la directive expirait le 18 décembre 2013, date postérieure aux faits pertinents de la présente espèce.
136. Avant la Directive 2011/93/UE, la décision-cadre 2004/68/JAI du Conseil du 22 décembre 2003 relative à la lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie commandait aux États membres, dans le cadre d’une approche globale comprenant des sanctions effectives proportionnées et dissuasives et s’accompagnant d’une coopération judiciaire aussi étendue que possible, d’ériger en infractions pénales les formes les plus graves d’abus sexuels et d’exploitation sexuelle des enfants et de fournir un niveau minimum d’assistance aux victimes. La décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil du 15 mars 2001 relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales conférait quant à elle un ensemble de droits aux victimes dans le contexte des procédures pénales, y compris le droit à une protection et le droit à réparation.
137. La Convention relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne, entrée en vigueur en 2005 et applicable à l’époque des faits de l’espèce, a pour objet de compléter et de faciliter l’application des dispositions relatives à l’entraide judiciaire entre les États membres de l’Union européenne.
EN DROIT
1. SUR L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE
138. La Cour relève que les parents adoptifs des trois requérants ont introduit la requête initiale au nom de ces derniers et aussi en leur nom propre. Le 5 septembre 2016, la présidente de la section a décidé de porter à la connaissance du gouvernement défendeur les griefs soulevés pour autant qu’ils concernaient les trois requérants mineurs et de déclarer irrecevables les griefs formulés par les parents en leur nom propre (paragraphe 4 ci‑dessus). En vertu de l’article 27 § 2 de la Convention et de l’article 54 § 3 du règlement, la décision de déclarer ces griefs irrecevables est définitive.
139. La chambre a dans son arrêt (ci-après « l’arrêt de la chambre ») rappelé ces circonstances et précisé que celui-ci ne portait pas sur les griefs déclarés irrecevables (X et autres c. Bulgarie, no 22457/16, § 58, 17 janvier 2019).
140. Devant la Grande Chambre, les requérants maintiennent que la Cour devrait examiner les griefs formulés par les parents en leur nom propre. Le Gouvernement s’oppose à cette demande et avance que la décision de déclarer une partie de la requête irrecevable est définitive.
141. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le contenu et l’objet de « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre sont délimités par la décision de la chambre sur la recevabilité et ne portent pas sur les griefs déclarés irrecevables (Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 100, 4 décembre 2018, et Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 84, 24 janvier 2017). Dès lors, l’examen de la Grande Chambre en l’espèce s’attachera uniquement aux griefs qui ont été formulés au nom des trois requérants mineurs et qui ont été déclarés recevables par la chambre.
2. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE SOULEVÉE PAR LE GOUVERNEMENT
142. Le Gouvernement réitère devant la Grande Chambre l’exception d’irrecevabilité pour abus du droit de recours individuel que la chambre a rejetée dans son arrêt (paragraphes 62-64 de l’arrêt de la chambre).
143. D’une part, le Gouvernement soutient que les représentants légaux des requérants ont, à son avis dans le but de tromper la Cour, sciemment exposé des faits inexacts et que leurs allégations sont, d’une manière générale, fantaisistes et non corroborées par des éléments probants tels que des certificats médicaux. D’autre part, il dénonce le langage selon lui irrespectueux et offensant qui serait utilisé dans les observations des requérants à l’égard des autorités bulgares et de personnes physiques que les intéressés qualifieraient de pédophiles et de complices d’actes criminels.
144. Les requérants ne formulent aucun commentaire sur ce point.
145. La Cour rappelle que, selon la jurisprudence, une requête est abusive si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés qui ont pour but de la tromper (voir, parmi d’autres, Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014). En l’espèce, indépendamment de la question de savoir si les accusations d’abus sexuels qui auraient été commis sur les requérants sont fondées, rien ne permet à la Cour de conclure que les représentants de ceux-ci ont sciemment présenté des faits qu’ils savaient inexacts.
146. Une requête peut également être considérée comme abusive lorsque le requérant utilise dans ses communications des expressions particulièrement vexatoires, outrageantes, menaçantes ou provocatrices – que ce soit à l’encontre du gouvernement défendeur, de son agent, des autorités de l’État défendeur, de la Cour elle-même, de ses juges, de son greffe ou des agents de ce dernier. Toutefois, il ne suffit pas que le langage du requérant soit simplement vif, polémique ou sarcastique ; il doit excéder « les limites d’une critique normale, civique et légitime » pour être qualifié d’abusif (voir Zafranas c. Grèce, no 4056/08, § 26, 4 octobre 2011 et les références qui y sont citées). À cet égard, il incombe également aux professionnels du droit représentant des requérants devant la Cour de veiller au respect des règles procédurales et éthiques parmi lesquelles l’usage d’un langage approprié. En l’espèce, la Cour relève que, dans leurs observations, les requérants accusent et traitent de « pédophiles » des personnes physiques identifiées et reprochent aux autorités bulgares, notamment aux agents du Gouvernement, de couvrir des actes criminels. Elle constate certes que le langage utilisé dans les observations des requérants est irrespectueux mais, notant que l’objet et le contexte de la présente affaire ont fait peser sur les parents une charge émotionnelle élevée et que deux des requérants étaient encore mineurs au moment où leurs représentants ont exprimé ces propos, elle considère que ceux-ci ne peuvent pas en être tenus pour responsables et conclut que les propos en question n’ont pas dépassé des limites justifiant de déclarer la requête irrecevable pour ce motif.
147. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il convient de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
148. Invoquant les articles 3, 6, 8 et 13 de la Convention, les requérants allèguent que pendant qu’ils résidaient à l’orphelinat en Bulgarie, ils ont été victimes d’abus sexuels et que les autorités bulgares ont manqué à l’obligation positive qui leur aurait incombé de les protéger contre de tels traitements, ainsi qu’à l’obligation de mener une enquête effective relativement à leurs allégations.
149. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits et qu’elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou le Gouvernement (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018, et S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, §§ 241-243, 25 juin 2020). Eu égard aux circonstances dénoncées par les requérants et à la formulation de leurs griefs, elle estime plus approprié d’examiner ces derniers sous le seul angle de l’article 3 de la Convention (pour une approche similaire, voir S.Z. c. Bulgarie, no 29263/12, § 30, 3 mars 2015).
L’article 3 de la Convention est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
1. L’arrêt de la chambre
150. La chambre a examiné les griefs des requérants sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention, qu’elle a jugés applicables en l’espèce. En ce qui concerne le volet procédural de ces dispositions, elle a estimé que les autorités bulgares avaient enquêté de manière suffisamment prompte, diligente et approfondie dans les circonstances de l’espèce, qu’elles avaient dûment répondu au recours introduit par les parents des requérants et que leurs conclusions ne pouvaient être considérées comme arbitraires ou déraisonnables. Elle a par conséquent conclu à la non-violation des articles 3 et 8 sur ce point (paragraphes 98-106 de l’arrêt de la chambre).
151. Sous le volet matériel de ces dispositions, tout en relevant que les requérants ne remettaient pas en cause le cadre juridique instauré par le droit interne pour la protection des victimes, la chambre a d’abord constaté qu’un certain nombre de mesures d’ordre général destinées à assurer la sécurité des enfants résidant à l’orphelinat avaient été prises. Elle a ensuite recherché si les autorités bulgares avaient manqué à une obligation de prendre des mesures préventives concrètes pour protéger les requérants d’un risque de subir des mauvais traitements. Ayant constaté qu’il n’avait pas été établi que les autorités compétentes avaient ou auraient dû avoir connaissance d’un risque réel et immédiat qu’auraient couru les intéressés, elle a considéré que la situation n’avait pas fait naître pareille obligation à l’égard des autorités en cause. Elle a dès lors conclu qu’il n’y avait pas eu violation du volet matériel de ces dispositions (paragraphes 107-110 de l’arrêt de la chambre).
2. Thèses des parties devant la Grande Chambre
1. Les requérants
152. Les requérants allèguent qu’ils ont été victimes d’abus sexuels et de violences pendant qu’ils résidaient à l’orphelinat en Bulgarie et se trouvaient sous la responsabilité des autorités publiques. Ils avancent que leurs récits ont été jugés crédibles, sur la base de méthodes scientifiques, par les psychologues assurant leur suivi et par les autorités judiciaires italiennes, qui ont demandé aux autorités bulgares d’engager des poursuites. Ils se réfèrent également aux enquêtes journalistiques ayant abouti à l’article paru dans L’Espresso et à un reportage diffusé en 2016 à la télévision italienne, lesquels confirmeraient leurs allégations.
153. Ils soutiennent que la Bulgarie est un pays corrompu et une destination du tourisme sexuel pédophile. Ils estiment que l’emplacement de l’orphelinat, dans un petit village isolé, favorise la survenue de faits de ce type.
154. Selon les requérants, l’orphelinat n’avait rien de l’institution modèle qui serait décrite dans les rapports et les observations du Gouvernement. Ils soutiennent, en faisant notamment référence au témoignage d’une autre famille adoptive italienne qu’ils ont trouvé sur un forum sur Internet, que les enfants n’étaient pas surveillés en permanence et ne dormaient pas dans des dortoirs séparés, que des ouvriers de sexe masculin étaient en contact avec les enfants et que des pensionnaires ayant dépassé l’âge réglementaire pour ce type d’établissement y résidaient. Ils arguent que l’orphelinat a d’ailleurs été fermé quelques années après les faits.
155. Ils indiquent que d’autres enfants avaient déjà formulé des allégations d’abus sexuels avant les faits de la présente espèce et que rien n’avait été fait, et ils considèrent que l’explication donnée par la directrice, laquelle aurait argué d’un transfert émotionnel collectif qui se serait opéré à la suite des récits de la jeune M., n’est pas convaincante (paragraphe 113 ci‑dessus, in fine).
156. Les requérants soutiennent que l’absence de certificat médical, dont l’établissement aurait au demeurant impliqué des examens invasifs, ne remet pas en cause leurs dires, et ils avancent que les abus sexuels ne laissent pas toujours de traces physiques et que celles-ci auraient en tout état de cause tendance à disparaître avec le temps. De même, ils affirment que ce n’est pas parce que le médecin traitant n’a pas relevé d’indices de violences ou d’abus sexuels que l’existence de ces violences ou abus doit être exclue et ils assurent qu’il est tout à fait possible que les enfants qui portaient des traces de violences n’aient pas été présentés au médecin pour examen ou que celui-ci ait été complice des responsables.
157. Les requérants soutiennent par ailleurs que les autorités bulgares n’ont pas mené une enquête effective qui aurait été capable d’éclaircir les faits et d’identifier les responsables, mais qu’elles se sont plutôt empressées de prouver que la Bulgarie ne pouvait être en cause et de remettre en question les capacités éducatives de leurs parents. Ils mentionnent plusieurs défaillances présumées dans les investigations menées, et font en particulier référence à l’analyse qu’aurait livrée sur son blog un dénommé S.S., qui serait un spécialiste bulgare des droits de l’enfant du secteur non gouvernemental.
158. Les requérants allèguent tout d’abord que les autorités bulgares n’ont pas agi avec promptitude et qu’elles ont attendu plusieurs semaines et la parution de l’article dans L’Espresso avant d’ordonner une enquête. Ils précisent à cet égard que la dénonciation faite à l’ANPE le 16 novembre 2012 n’était pas anonyme et en veulent pour preuve la mention du nom de leur père dans le message ; ils ajoutent que, par ailleurs, aucune suite n’a été donnée à la demande de traduction de la réponse rédigée en bulgare. Ils soulignent en outre que le journaliste de L’Espresso avait transmis des éléments selon eux concrets au policier K. dès le 19 décembre 2012 et que le parquet de Milan avait lui aussi communiqué à l’ambassade bulgare des éléments concrets, notamment les noms des responsables, dès le 15 janvier 2013.
159. Ils reprochent aux autorités bulgares d’avoir révélé à la presse leur identité et le nom de l’orphelinat en cause et d’avoir ainsi donné de la publicité aux faits de l’espèce, ce qui aurait eu pour effet, d’une part, de méconnaître leur droit à la confidentialité et, autre part, de prévenir les personnes responsables.
160. Ils critiquent la manière dont les autorités bulgares ont mené l’enquête et leur reprochent en particulier d’avoir organisé les auditions des enfants dans les locaux de l’orphelinat et en présence des membres du personnel, qui auraient été les auteurs potentiels des abus, et de ne pas avoir appliqué de méthodes scientifiques pour ce faire. Ils estiment que pour que les investigations fussent effectives, il aurait fallu prendre des mesures telles que des écoutes téléphoniques, une surveillance par des agents infiltrés, une perquisition de l’institution et des domiciles des employés, un prélèvement d’échantillons d’ADN des enfants et des employés et une suspension temporaire de la directrice afin d’éviter des pressions sur les enfants. Ils considèrent que les autorités auraient également dû demander à entendre les requérants, leurs parents et d’autres témoins potentiels.
161. Les requérants assurent qu’en agissant de la sorte les autorités bulgares ont également méconnu les obligations que leur auraient imposées les conventions internationales protectrices des droits des enfants telles que la CIDE ou la Convention de Lanzarote. Ils soutiennent en particulier que la Bulgarie n’a pas pris les mesures de protection d’ordre général qu’aurait exigées la Convention de Lanzarote, comme la mise en place d’un fichier national des personnes condamnées pour pédophilie ou l’interdiction faite à de telles personnes d’exercer des métiers impliquant un contact avec des enfants, et que, dans le cadre de l’enquête menée en l’espèce, les autorités ont méconnu le droit des victimes, qui serait prévu par cette convention, d’être informées des suites de leur plainte, d’être entendues, de recevoir une assistance appropriée et de ne pas voir leur identité révélée.
2. Le Gouvernement
162. Le Gouvernement considère que les faits de l’espèce ne mettent pas en évidence de violation de la Convention et invite la Grande Chambre à confirmer les conclusions rendues par la chambre à cet égard.
163. Il estime qu’il ne fait pas de doute qu’il existe en Bulgarie un cadre légal, notamment de nature pénale, qui sanctionne des actes tels que ceux dénoncés en l’espèce, et qui satisfait aux exigences découlant des instruments internationaux pertinents à cet égard. Il assure qu’avant 2012, le pays avait déjà introduit dans son droit interne un certain nombre de dispositions lui permettant de se mettre en conformité avec la CIDE. Quant à la Convention de Lanzarote, il précise que celle-ci est entrée en vigueur à l’égard de la Bulgarie le 1er avril 2012 et qu’elle n’était donc pas applicable pendant la plus grande partie de la période durant laquelle les requérants auraient selon leurs dires subi des abus. Le Gouvernement argue cependant que la majorité des normes matérielles et procédurales préconisées par cette Convention ont été adoptées dans la période 2009-2011.
164. En ce qui concerne les allégations de violences physiques et sexuelles qui auraient été perpétrées sur les requérants à l’orphelinat, le Gouvernement déclare que les enquêtes menées par les autorités bulgares n’ont pas mis au jour d’indice laissant penser que de tels agissements eussent réellement eu lieu, que ce fût à l’égard des requérants ou d’autres enfants de l’orphelinat, et encore moins qu’il eût existé une organisation criminelle opérant de manière systématique. Il indique que ces accusations se fondent uniquement sur les déclarations des requérants, lesquelles sont selon lui très peu circonstanciées et comporteraient des contradictions qui auraient été relevées par le parquet bulgare. Il ajoute que les allégations des requérants ont varié même devant la Cour, la requête initiale dénonçant selon lui principalement des abus de la part d’autres enfants, alors que la demande de renvoi devant la Grande Chambre contiendrait des affirmations beaucoup plus graves concernant l’existence d’un réseau criminel organisé.
165. Par ailleurs, le Gouvernement expose avec insistance que les intéressés n’ont pas produit de certificat médical qui aurait corroboré, en particulier, leurs allégations de viol. Se fondant sur un avis d’expert, il soutient que de tels examens ne revêtent pas un caractère invasif ou traumatisant.
166. Il estime également que, si les allégations de violences à ses yeux très graves formulées par les requérants étaient vraies, le médecin traitant, qui, selon lui, était extérieur à l’établissement et effectuait deux visites par semaine à l’orphelinat, aurait forcément remarqué des traces de ces violences lors des examens de contrôle. Il ajoute qu’aucune plainte concernant pareils actes n’a été rapportée à la psychologue ou à un autre membre du personnel. Il précise que les récits de la jeune M. portaient sur un viol qui aurait eu lieu dans sa famille et qu’un examen médical avait été immédiatement pratiqué à la suite de ses allégations.
167. Il considère en outre que, contrairement à ce que soutiendraient les requérants, les décisions des autorités judiciaires italiennes, en particulier la décision du tribunal pour mineurs du 13 mai 2014 (paragraphes 94‑96 ci‑dessus), ne constatent nullement que les requérants aient été victimes d’infractions pénales. Il allègue que cette décision ne fait que reprendre les déclarations des requérants et ordonner la clôture de la procédure. Il précise que, en tout état de cause, cette décision n’a pas été communiquée aux autorités bulgares chargées de l’enquête.
168. Le Gouvernement soutient que l’orphelinat avait pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité des pensionnaires. Il expose que l’établissement était équipé de caméras de surveillance et que l’accès des personnes extérieures était contrôlé. Selon le Gouvernement, les enfants avaient en outre la possibilité de signaler d’éventuels abus ; il indique qu’ils avaient à leur disposition un téléphone et le numéro national d’appel d’urgence pour les enfants en danger et qu’ils avaient accès à la psychologue de l’établissement ; il ajoute que les enfants allaient à l’école et que certains d’entre eux rentraient périodiquement dans leurs familles, de sorte qu’ils entretenaient selon lui des contacts avec l’extérieur.
169. Le Gouvernement indique par ailleurs que, compte tenu de la gravité des allégations des requérants, après la première inspection réalisée en janvier 2013, une équipe de psychologues a été envoyée dans l’établissement pendant une semaine pour apporter l’aide nécessaire aux enfants.
170. En ce qui concerne les obligations procédurales pouvant découler des dispositions pertinentes de la Convention, le Gouvernement soutient que les autorités bulgares compétentes ont agi rapidement après avoir eu connaissance des allégations des requérants par le biais des articles parus dans la presse. Il argue que ce n’est qu’à ce moment-là, lorsque le nom de l’organisation intermédiaire AiBi a été rendu public, que les autorités ont obtenu de cette organisation l’identité des requérants. Il expose qu’avant cette date, les éléments fournis par le père des requérants dans son message électronique ainsi que par le Centre Nadja n’étaient pas suffisamment précis pour permettre d’ouvrir une enquête.
171. Le Gouvernement soutient que l’enquête qui a été menée était indépendante, approfondie et complète. Il indique en particulier que l’ANPE et toutes les personnes ayant pris part aux investigations étaient hiérarchiquement indépendantes des responsables potentiels. Il explique que l’ANPE a édicté des instructions méthodologiques détaillées pour la conduite des inspections portant sur le respect des droits des enfants dans les écoles, les institutions spécialisées et tous les établissements accueillant des enfants. Selon ces instructions, les experts chargés du contrôle doivent, parmi d’autres exigences, être objectifs et indépendants, se conformer aux règles déontologiques, veiller au respect de la personnalité et de la dignité des enfants et assurer la confidentialité des données à caractère personnel recueillies. Les méthodes préconisées pour la conduite des inspections comprennent le contrôle des dossiers, l’entretien, l’enquête écrite, l’observation, l’étude des bonnes pratiques, les discussions de groupe et les jeux de rôle.
172. Concernant le caractère approfondi des investigations, il avance que l’obligation pesant sur l’État est une obligation de moyens et non de résultat. Il argue qu’en l’espèce les différents services compétents ont effectué plusieurs contrôles à l’orphelinat et ont demandé des explications aux personnes visées par les allégations des requérants. Aux fins de la manifestation de la vérité, ils auraient comparé les résultats de ces investigations et les allégations des requérants.
173. À cet égard, le Gouvernement formule une objection de principe à une prise en compte des déclarations de S.S., qui auraient été reprises par les requérants (paragraphe 157 ci-dessus), estimant que cette personne n’a aucun lien avec l’enquête et n’a pas qualité pour exprimer une opinion.
174. En ce qui concerne les perquisitions, le Gouvernement explique que l’on ne peut recourir à de telles mesures que lorsque des poursuites pénales ont été engagées et lorsqu’il existe des raisons plausibles de considérer que des éléments de preuve sont susceptibles de se trouver dans un lieu donné ; il précise que leur mise en œuvre nécessite l’autorisation d’un juge, sauf dans les situations d’urgence. Le Gouvernement estime qu’en l’espèce les allégations des requérants et les enquêtes qui ont été effectuées n’ont pas révélé d’éléments de nature à justifier des perquisitions. S’agissant du recours à des mesures d’enquête secrètes, le Gouvernement souligne que les requérants ont rendu l’affaire publique avec la parution de l’article dans L’Espresso. Il ajoute que les requérants n’ont à aucun moment demandé d’actes d’enquête complémentaires, notamment dans leur recours contre l’ordonnance de classement sans suite.
175. Concernant l’information fournie aux requérants, le Gouvernement expose que les procédures en Bulgarie n’ont pas été ouvertes à la demande des parents adoptifs, mais d’office, et que les décisions rendues ont été communiquées aux autorités italiennes en janvier 2015, lorsque celles‑ci l’auraient demandé. Selon lui, rien n’empêchait les parents des requérants de solliciter auprès du parquet de plus amples informations ou la mise en œuvre d’autres mesures d’enquête ; les observations que les requérants ont pu formuler auraient d’ailleurs été examinées par le parquet de rang supérieur.
3. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
176. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 116, 25 juin 2019).
177. Combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (voir, parmi d’autres, O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 144, CEDH 2014 (extraits), et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 149, CEDH 2003‑XII). Les enfants et autres personnes vulnérables, en particulier, doivent bénéficier d’une protection effective (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, M.C. c. Bulgarie, précité, § 150, et A et B c. Croatie, no 7144/15, § 106, 20 juin 2019).
178. Il ressort de la jurisprudence de la Cour qui se trouve exposée dans les paragraphes qui suivent que les obligations positives qui pèsent sur les autorités en vertu de l’article 3 de la Convention comportent, premièrement, l’obligation de mettre en place un cadre législatif et réglementaire de protection, deuxièmement, dans certaines circonstances bien définies, l’obligation de prendre des mesures opérationnelles pour protéger des individus précis face à un risque de traitements contraires à cette disposition et, troisièmement, l’obligation de mener une enquête effective sur des allégations défendables d’infliction de pareils traitements. De manière générale, les deux premiers volets de ces obligations positives sont qualifiés de « matériels », tandis que le troisième correspond à l’obligation positive « procédurale » qui incombe à l’État.
a) L’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et réglementaire approprié
179. L’obligation positive découlant de l’article 3 de la Convention commande en particulier l’instauration d’un cadre législatif et réglementaire permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri d’atteintes à leur intégrité physique et morale, notamment, pour les cas les plus graves, par l’adoption de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique (S.Z. c. Bulgarie, précité, § 43, et A et B c. Croatie, précité, § 110). S’agissant plus spécifiquement d’actes aussi graves que le viol et les abus sexuels sur des enfants, il appartient aux États membres de se doter de dispositions pénales efficaces (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 82, CEDH 2013, et M.C. c. Bulgarie, précité, § 150). Cette obligation découle aussi d’autres dispositions internationales telles que, notamment, les articles 18 à 24 de la Convention de Lanzarote (paragraphe 127 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle que la Convention doit s’appliquer en accord avec les principes du droit international, en particulier ceux relatifs à la protection internationale des droits de l’homme (Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], no 34044/96 et 2 autres, § 90, CEDH 2001-II, et Al‑Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI).
180. L’obligation positive de protection prend un relief tout particulier dans le cadre d’un service public chargé d’assumer un devoir de protection de la santé et du bien-être des enfants, surtout lorsque ceux-ci sont particulièrement vulnérables et qu’ils se trouvent sous le contrôle exclusif des autorités (voir, dans le contexte de l’enseignement primaire, O’Keeffe, précité, § 145, et, dans le contexte d’un foyer pour enfants handicapés et sous l’angle de l’article 2 de la Convention, Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, §§ 106-116 et 119-120, 18 juin 2013). Elle peut, le cas échéant, nécessiter l’adoption de mesures et de garanties spéciales. La Cour a ainsi eu l’occasion de préciser, concernant les cas d’abus sexuels sur mineurs, en particulier lorsque l’auteur de ces abus se trouve en position d’autorité par rapport à l’enfant, que l’existence de mécanismes utiles de détection et de signalement représente une condition fondamentale à une mise en œuvre effective des lois pénales applicables (O’Keeffe, précité, § 148).
b) L’obligation positive de prendre des mesures de protection opérationnelles
181. Comme l’article 2 de la Convention, l’article 3 peut, dans certaines circonstances, imposer à l’État de prendre des mesures concrètes pour protéger les victimes avérées ou potentielles de mauvais traitements (voir, mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII).
182. Il faut toutefois interpréter cette obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, eu égard à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources. Dès lors, tout risque de mauvais traitement n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Cependant, les mesures requises doivent au moins permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (O’Keeffe, précité, § 144).
183. Pour que l’on puisse parler d’une obligation positive, il doit dès lors être établi que les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance à l’époque de l’existence d’un risque réel et immédiat pour un individu identifié de subir des mauvais traitements du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles sont restées en défaut de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, des mesures qui auraient raisonnablement pu être réputées de nature à éviter ce risque (Đorđević c. Croatie, no 41526/10, § 139, CEDH 2012, et Buturugă c. Roumanie, no 56867/15, § 61, 11 février 2020).
c) L’obligation procédurale de mener une enquête effective
184. L’article 3 de la Convention impose en outre, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à cette disposition, le devoir pour les autorités nationales de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition, le cas échéant, des personnes responsables. Une telle obligation ne saurait être limitée aux seuls cas de mauvais traitements infligés par les agents de l’État (S.Z. c. Bulgarie, précité, § 44, et B.V. c. Belgique, no 61030/08, § 56, 2 mai 2017).
185. Pour être effective, l’enquête menée doit être suffisamment approfondie. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits en question (S.Z. c. Bulgarie, précité, § 45). Elles doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 123, CEDH 2015, et B.V. c. Belgique, précité, § 60). Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les faits ou l’identité des responsables, risque de ne pas répondre à cette norme (Bouyid, précité, § 120, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004‑IV (extraits)).
186. Cependant, l’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat. Il n’existe pas un droit absolu à obtenir l’ouverture de poursuites contre une personne donnée, ou la condamnation de celle-ci, lorsqu’il n’y a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes (A, B et C c. Lettonie, no 30808/11, § 149, 31 mars 2016, et M.G.C. c. Roumanie, no 61495/11, § 58, 15 mars 2016). Il n’appartient au demeurant pas à la Cour de se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête ; elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur la responsabilité pénale de l’agresseur présumé (B.V. c. Belgique, précité, § 61, et M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 113, 27 septembre 2011). Il ne revient pas non plus à la Cour de remettre en question les pistes suivies par les enquêteurs ou les constatations de fait auxquelles ils sont parvenus, sauf dans le cas où celles-ci sont arbitraires ou ne reposent manifestement pas sur des éléments pertinents (S.Z. c. Bulgarie, précité, § 50, et Y c. Bulgarie, no 41990/18, § 82, 20 février 2020). La mise à l’écart d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence peut néanmoins compromettre de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables (M.N. c. Bulgarie, no 3832/06, § 48, 27 novembre 2012, et Y c. Bulgarie, précité, § 82).
187. Par ailleurs, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, les personnes et les institutions qui en sont chargées doivent être indépendantes des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (voir, parmi d’autres, Bouyid, précité, § 118).
188. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans l’obligation d’enquêter. À cet égard, la Cour a considéré que la prompte ouverture d’une enquête et la conduite diligente de celle-ci sont essentielles. Indépendamment de l’issue de la procédure, les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui sont soumises aux autorités (W. c. Slovénie, no 24125/06, § 64, 23 janvier 2014, S.Z. c. Bulgarie, précité, § 47, et V.C. c. Italie, no 54227/14, § 95, 1er février 2018).
189. De surcroît, la victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête (Bouyid, précité, § 122, et B.V. c. Belgique, précité, § 59). En outre, l’enquête doit être accessible à la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes (voir, dans le contexte de l’article 2, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 303, CEDH 2011 (extraits)).
190. Les conclusions de l’enquête doivent quant à elles se fonder sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de l’ensemble des éléments pertinents (A et B c. Croatie, précité, § 108). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (voir, mutatis mutandis, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 234, 30 mars 2016).
191. L’exigence d’effectivité de l’enquête peut inclure dans certaines circonstances pour les autorités qui en sont chargées une obligation de coopérer avec les autorités d’un autre État, impliquant une obligation de solliciter une assistance ou une obligation de prêter son assistance. La nature et l’étendue de ces obligations dépendront inévitablement des circonstances de chaque espèce, par exemple du point de savoir si les principaux éléments de preuve se trouvent sur le territoire de l’État contractant concerné ou si les suspects s’y sont réfugiés (voir, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 233, 29 janvier 2019). Cela signifie que les États concernés doivent prendre toutes les mesures raisonnables envisageables pour coopérer les uns avec les autres et épuiser de bonne foi les possibilités que leur offrent les instruments internationaux applicables relatifs à l’entraide judiciaire et à la coopération en matière pénale. Bien que la Cour ne soit pas compétente pour surveiller le respect des traités et obligations internationaux autres que la Convention, elle vérifie normalement dans ce contexte si l’État défendeur a fait usage des possibilités que lui offraient ces instruments (Güzelyurtlu et autres, précité, § 235, et les références qui y sont citées).
192. Il ressort enfin de la jurisprudence de la Cour que, dans les cas où des enfants ont été potentiellement victimes d’abus sexuels, le respect des obligations positives découlant de l’article 3 requiert, dans le cadre des procédures internes engagées, la mise en œuvre effective du droit des enfants à ce que leur intérêt supérieur prime, ainsi que la prise en compte de leur particulière vulnérabilité et de leurs besoins spécifiques (A et B c. Croatie, précité, § 111, et M.M.B. c. Slovaquie, no 6318/17, § 61, 26 novembre 2019 ; voir également M.G.C. c. Roumanie, précité, §§ 70 et 73). Ces exigences sont également énoncées dans d’autres instruments internationaux pertinents en l’espèce, tels que la CIDE, la Convention de Lanzarote et les instruments adoptés dans le cadre de l’Union européenne (voir les paragraphes 124-127 et 135-137 ci-dessus). D’une manière plus générale, la Cour estime que l’obligation procédurale de mener une enquête effective découlant de l’article 3 de la Convention doit être interprétée, lorsque des abus sexuels sur des mineurs sont potentiellement en jeu, à la lumière des obligations découlant des autres instruments internationaux applicables et, plus particulièrement, de la Convention de Lanzarote.
2. Application au cas d’espèce
193. La Cour observe que les requérants, en raison de leur jeune âge et de leur situation d’enfants privés de soins parentaux et placés en institution, se trouvaient dans une position de particulière vulnérabilité. Dans ce contexte, les abus sexuels et les violences qu’ils allèguent avoir subis, à les supposer établis, sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention (voir aussi le paragraphe 82 de l’arrêt de la chambre). Elle examinera dès lors si l’État défendeur a respecté en l’espèce les obligations qui lui incombaient en vertu de cette disposition.
a) L’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et réglementaire approprié
194. La Cour note d’emblée que les requérants ne remettent pas en cause l’existence dans le droit interne de l’État défendeur d’une législation pénale destinée à assurer la prévention et la sanction des atteintes sexuelles perpétrées sur des enfants. Elle relève à cet égard que le code pénal bulgare sanctionne les atteintes sexuelles commises sur des mineurs de quatorze ans par des personnes âgées de plus de quatorze ans, même en l’absence de recours à la contrainte, qu’il prévoit des peines aggravées lorsque les violences sexuelles ont été commises sur des mineurs et qu’il réprime des infractions spécifiques telles que l’exposition de mineurs à des actes sexuels ou la diffusion de pornographie (paragraphe 115 ci-dessus). Les textes en question paraissent en mesure de couvrir les faits dénoncés par les requérants en l’espèce.
195. La Cour rappelle ensuite, à la lumière des principes établis dans les arrêts O’Keeffe et Nencheva et autres (voir le paragraphe 180 ci-dessus), que les États ont une obligation renforcée de protection envers des enfants qui, comme les requérants en l’espèce, sont privés de soins parentaux et ont été confiés à un établissement public chargé d’assurer leur sécurité et leur bien-être, et se trouvent de ce fait dans une situation de particulière vulnérabilité. À cet égard, la Cour constate que l’État défendeur soutient qu’un certain nombre de mécanismes de prévention et de détection des mauvais traitements dans les institutions accueillant des enfants avaient été mis en place. Les services compétents ayant effectué des contrôles à l’orphelinat en cause ont en effet affirmé dans leurs rapports respectifs que, en application de la réglementation en vigueur, un certain nombre de mesures destinées à assurer la sécurité des enfants qui y résidaient avaient été prises. Selon ces rapports, un gardien et des caméras de surveillance contrôlaient l’accès des personnes extérieures à l’établissement et les enfants n’étaient en principe pas laissés hors de la surveillance du personnel, notamment la nuit ou lors de leurs déplacements à l’extérieur. Ces rapports indiquent également que les pensionnaires étaient suivis régulièrement par un médecin externe et par la psychologue de l’établissement et qu’ils avaient accès à un téléphone et au numéro d’appel d’urgence destiné aux enfants en danger. Enfin, la Cour relève que l’État défendeur avait créé une institution spécialisée, l’ANPE, qui avait notamment pour mission d’effectuer des contrôles, de manière périodique ou à la suite de signalements, dans les établissements accueillant des enfants et qui était habilitée à prendre des mesures appropriées afin d’assurer la protection de ceux-ci, ou encore à saisir les autorités compétentes aux fins d’engager la responsabilité disciplinaire ou pénale des personnes impliquées (paragraphe 122 ci-dessus).
196. La Cour note que les requérants contestent la réalité ou l’efficacité de certains de ces mesures et mécanismes. Elle observe cependant que les éléments versés au dossier ne lui permettent pas de confirmer ou d’infirmer les constats factuels que les rapports des services compétents ayant inspecté l’orphelinat en l’espèce dressent au sujet de la mise en place de ces mesures. La Cour ne dispose par ailleurs pas d’éléments indiquant qu’il existait à l’époque des faits en Bulgarie, comme le laissent entendre les requérants, un problème systémique lié au tourisme sexuel pédophile ou à des abus sexuels sur de jeunes enfants en institution ou dans le milieu scolaire et qui conduirait à exiger des mesures plus sévères de la part des autorités (comparer avec l’arrêt O’Keeffe, dans lequel la Cour a considéré que l’État défendeur avait connaissance d’un nombre important d’abus sexuels dans les écoles primaires et n’avait pas pris les mesures propres à éviter le risque de perpétration de tels abus (arrêt précité, §§ 157-169)). Au vu de ce qui précède, la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure que le cadre législatif et réglementaire instauré par l’État défendeur pour mettre les enfants vivant en institution à l’abri d’atteintes graves à leur intégrité était défectueux au mépris des obligations découlant de l’article 3 de la Convention à cet égard.
b) L’obligation positive de prendre des mesures opérationnelles préventives
197. Comme la Cour l’a observé ci-dessus, les requérants en l’espèce se trouvaient dans une situation de particulière vulnérabilité et avaient été placés sous la responsabilité exclusive des autorités publiques. Les responsables de l’orphelinat étaient tenus d’assurer, de manière permanente, la sécurité, la santé et le bien-être des enfants confiés à leur garde, dont les requérants. Dans ces circonstances, la Cour estime que l’obligation, que l’article 3 de la Convention fait peser sur les autorités, de prendre des mesures opérationnelles préventives lorsqu’elles ont ou doivent avoir connaissance d’un risque qu’un enfant subisse des mauvais traitements, se trouvait renforcée dans le cas d’espèce et appelait les autorités en cause à une vigilance particulière. Elle doit donc vérifier si, dans le cas concret, les autorités publiques de l’État défendeur savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’il existait un risque réel et immédiat pour les requérants de subir des traitements contraires à l’article 3 et, dans l’affirmative, si ces autorités ont pris toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la matérialisation d’un tel risque (voir, mutatis mutandis, Osman, précité, § 116).
198. La Cour note, sur la base des documents produits par le Gouvernement, que les enquêtes qui ont été menées au niveau interne n’ont pas permis d’établir que la directrice de l’orphelinat, un autre membre du personnel ou une autre autorité auraient été au courant des abus allégués par les requérants. Selon les comptes rendus des enquêteurs, la psychologue et le médecin traitant, qui assuraient un suivi régulier des pensionnaires, ont déclaré devant eux n’avoir décelé aucun signe laissant soupçonner que les requérants ou d’autres enfants eussent fait l’objet de violences ou d’abus sexuels. Quant au cas de la jeune M., mentionné par les requérants, il ressort des éléments versés au dossier qu’il ne concernait pas des abus commis à l’orphelinat (paragraphes 56 et 113 ci-dessus, in fine). Dans ces circonstances, et en l’absence d’indices corroborant l’affirmation selon laquelle le premier requérant avait signalé des faits d’abus à la directrice, la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure que les autorités bulgares savaient ou auraient dû savoir que les requérants étaient exposés à un risque réel et immédiat de subir des mauvais traitements, de manière à faire naître pour elles une obligation de prendre des mesures préventives concrètes afin de les protéger d’un tel risque (voir, a contrario, Đorđević, précité, §§ 144-146, V.C. c. Italie, précité, §§ 99-102, et Talpis c. Italie, no 41237/14, § 111, 2 mars 2017).
199. Au vu des considérations qui précèdent (paragraphes 194-196 et 197-198 ci-dessus), la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en son volet matériel.
c) L’obligation procédurale de mener une enquête effective
200. La Cour observe que, abstraction faite de la question de savoir si les premiers signalements effectués auprès des autorités bulgares étaient suffisamment détaillés, force est de constater que, dès le mois de février 2013, celles-ci avaient reçu de la part du parquet de Milan des éléments plus circonstanciés sur les allégations d’abus sexuels que les requérants disaient avoir subis, au sein de l’orphelinat dans lequel ils avaient été placés, de la part d’autres enfants mais aussi de plusieurs adultes, membres du personnel ou personnes extérieures à l’établissement (paragraphe 65 ci-dessus). Ces éléments montraient, d’une part, que les psychologues assurant le suivi des requérants avaient jugé leurs allégations crédibles et, d’autre part, que l’association spécialisée Telefono Azzurro, la CAI italienne et le parquet de Milan les avaient considérées comme suffisamment sérieuses pour justifier une enquête (paragraphes 22, 62 et 65 ci-dessus).
201. La Cour considère dès lors que les autorités bulgares se trouvaient face à des allégations « défendables », au sens de sa jurisprudence, d’abus graves qui auraient été commis sur des enfants placés sous leur responsabilité et qu’il leur revenait, conformément aux obligations découlant de l’article 3 de la Convention, de prendre dans les meilleurs délais les mesures nécessaires pour en apprécier la crédibilité, éclaircir les circonstances de la cause et identifier les éventuels responsables (M.M.B. c. Slovaquie, précité, § 66, et B.V. c. Belgique, précité, § 66).
202. La Cour observe que, à la suite des articles parus dans la presse, puis de la transmission par le parquet de Milan des éléments recueillis et de la demande adressée au ministère de la Justice bulgare par la CAI italienne, les autorités bulgares ont lancé certaines mesures d’enquête. En effet, l’ANPE et d’autres services intervenant dans le domaine social ont procédé à des contrôles et le procureur a ordonné l’ouverture d’une enquête préliminaire. Sans préjuger de leur efficacité et de leur caractère approfondi (voir les paragraphes 210-223 ci-dessous), il y a lieu d’observer que ces mesures apparaissent comme adéquates et aptes, en principe, à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et le châtiment des éventuels responsables. En effet, en fonction de leurs résultats, ces enquêtes pouvaient aboutir à l’ouverture de poursuites pénales contre des individus soupçonnés d’avoir commis des violences ou des abus sexuels sur les requérants, mais aussi à l’adoption d’autres mesures, telles que des sanctions disciplinaires à l’égard d’employés qui auraient manqué à leur devoir d’assurer la sécurité des pensionnaires, ou des mesures appropriées à l’égard d’enfants qui auraient commis des actes répréhensibles mais n’auraient pas été pénalement responsables. La Cour examinera dès lors si les investigations réalisées étaient suffisamment effectives au regard de l’article 3 de la Convention.
203. En ce qui concerne tout d’abord la promptitude et la célérité attendues des autorités, la Cour relève qu’une première inspection ordonnée par l’ANPE a été effectuée à l’orphelinat dès le lundi 14 janvier 2013, soit le premier jour ouvrable suivant la parution dans la presse bulgare des articles qui reprenaient celui de L’Espresso. Elle observe à cet égard que le contact informel du journaliste de l’hebdomadaire italien avec un policier non identifié (paragraphe 77 ci-dessus) n’atteste pas de manière suffisante que les allégations des requérants avaient été portées à l’attention des autorités, au sens de la jurisprudence de la Cour. Certes, le père des requérants avait écrit à l’ANPE dès le 16 novembre 2012 et le Centre Nadja avait fait part à cette agence de l’appel de l’intéressé le 20 novembre 2012. La Cour constate cependant que ces messages ne mentionnaient ni le nom des enfants ni l’appellation de l’orphelinat en cause et que le message du père ne formulait aucune allégation précise (paragraphes 42-44 ci‑dessus). Il est vrai que l’ANPE pouvait procéder à des vérifications et elle a d’ailleurs engagé à cet égard certaines démarches, lesquelles n’ont cependant pas abouti avant la publication de l’article dans L’Espresso. Dans ces circonstances, il serait difficile de reprocher aux autorités le délai de quelques semaines qui s’est écoulé avant la mise en œuvre d’une inspection.
204. La Cour constate également que l’ANPE a rapidement informé le parquet des révélations faites par l’hebdomadaire italien et des résultats de la première inspection qu’elle avait effectuée. Après avoir reçu en janvier 2013 du parquet de Milan de nouveaux éléments plus concrets et révélant cette fois les noms de personnes potentiellement impliquées dans les abus allégués, le parquet de Veliko Tarnovo a rapidement ordonné l’ouverture d’une enquête de police et de nouveaux contrôles par les services de la protection de l’enfance. La Cour considère que l’ensemble de ces mesures d’enquête ont été menées dans des délais raisonnables étant donné les circonstances de l’espèce, compte tenu notamment du temps plus long nécessaire, dans un contexte de coopération internationale, pour la transmission des informations entre les différents services impliqués ou pour la traduction des documents. Les deux procédures ouvertes par le parquet bulgare ont en effet été menées à bien en quelques mois, respectivement en juin et en novembre 2013, et ont conduit les autorités à conclure que les éléments recueillis ne donnaient pas matière à engager des poursuites pénales.
205. Certes, des délais plus importants se sont par la suite écoulés avant que les résultats de l’enquête ne fussent transmis aux autorités italiennes et aux parents des requérants. La Cour considère cependant que ces délais n’ont pas compromis l’effectivité de l’enquête, qui était achevée dès 2013 (voir les paragraphes 100-102 ci-dessus).
206. Au vu de ces éléments, la Cour considère que la promptitude et la célérité avec lesquelles les autorités bulgares ont agi ne sauraient être remises en cause.
207. Concernant ensuite le défaut d’indépendance et d’objectivité que les requérants reprochent à l’ANPE, la Cour observe que cette agence est une autorité administrative spécialisée dans la protection de l’enfance, qui est compétente pour contrôler le respect de la réglementation applicable dans les institutions accueillant des enfants, pour détecter de possibles dysfonctionnements dans la sécurité ou les soins apportés à ceux-ci et pour prendre des mesures en vue d’y remédier. La Cour relève que ni l’ANPE ni ses employés n’ont été mis en cause dans l’affaire et que, par ailleurs, rien dans les éléments versés au dossier ne permet de douter de leur indépendance. Quant au défaut d’objectivité allégué de l’ANPE, la Cour s’y penchera ci-après (voir le paragraphe 224 ci-dessous).
208. Les requérants reprochent en outre aux autorités bulgares de ne pas avoir suffisamment tenu leurs représentants légaux informés des avancées de l’enquête. La Cour observe à cet égard que la Convention de Lanzarote prévoit en son article 31 § 1, a), c) et d) l’obligation d’informer les victimes de leurs droits et des services à leur disposition et, à moins qu’elles ne souhaitent pas recevoir une telle information, du déroulement des procédures engagées, ainsi que de leur droit d’être entendus, en leur fournissant, le cas échéant, une assistance appropriée (paragraphe 127 ci‑dessus). Elle note qu’en l’espèce, les parents des requérants n’ont pas formellement porté plainte en Bulgarie et ne se sont pas manifestés auprès des autorités du parquet chargées de l’enquête pénale, laquelle a été ouverte à la suite des signalements effectués par l’ANPE même en l’absence de plainte formelle, conformément aux préconisations de la Convention de Lanzarote. Cependant, même si les parents des requérants n’ont pas cherché à être associés à l’enquête, la Cour regrette que les autorités bulgares n’aient pas tenté de prendre contact avec eux pour leur fournir les informations et l’assistance nécessaires. En effet, si les intéressés ont bien été informés de l’issue de l’enquête pénale par l’intermédiaire des autorités italiennes (paragraphes 100-102 ci-dessus), l’absence d’information et d’assistance en temps utile les a empêchés de prendre activement part aux différentes procédures, de sorte qu’ils n’ont pu introduire un recours que bien après la fin des investigations (paragraphes 104-109 ci-dessus).
209. Par ailleurs, pour autant que les requérants reprochent aux autorités d’avoir divulgué leurs noms dans la presse, la Cour note que les requérants ne formulent pas de grief distinct à cet égard, notamment sous l’angle de l’article 8 de la Convention, mais qu’ils soutiennent que cette circonstance constitue un aspect du défaut d’effectivité qui entache selon eux l’enquête menée. À cet égard, la Cour ne dispose pas d’élément indiquant qu’une telle divulgation aurait été le fait des autorités chargées de l’enquête ou qu’elle aurait nui à l’effectivité de celle-ci. Elle relève au demeurant que l’ANPE a allégué avoir pris certaines mesures à la suite de la plainte formulée par les parents des requérants (paragraphe 64 ci-dessus).
210. En ce qui concerne le caractère approfondi de l’enquête, la Cour rappelle pour commencer que l’obligation procédurale de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat et que dès lors, le seul fait que les investigations en l’espèce n’aient pas abouti à la mise en cause de la responsabilité pénale, notamment, d’individus spécifiques ne saurait remettre en question leur effectivité (A et B c. Croatie, précité, §§ 110 et 129, et M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 111, 15 novembre 2011).
211. Elle observe sur ce point que les autorités internes compétentes ont adopté un certain nombre de mesures d’enquête. Lors de la première inspection, effectuée en janvier 2013 à la suite de la révélation de l’affaire dans la presse et de l’identification des requérants, les services de la protection de l’enfance se sont rendus sur place pour contrôler le bon fonctionnement de l’orphelinat et, selon les rapports rédigés à cette occasion par les enquêteurs, ont consulté les dossiers, notamment médicaux, des requérants et des autres enfants qui y avaient résidé à l’époque considérée. Ils se sont entretenus avec la directrice de l’établissement, les autres membres du personnel, le médecin traitant et le maire de la commune, lequel était responsable de la gestion de l’orphelinat. Ils ont également entendu les pensionnaires, en organisant des entretiens – bien que dans un format non adapté à leur âge et à leur maturité et sans enregistrement audiovisuel – et en soumettant un questionnaire anonyme aux plus âgés (voir, en ce qui concerne notamment la nécessité d’auditionner les mineurs dans des locaux adaptés et de procéder à un enregistrement audiovisuel de leurs dépositions, l’article 35 §§ 1 et 2 de la Convention de Lanzarote au paragraphe 127 ci-dessus). Lors de la deuxième enquête, conduite par un panel d’experts des différentes administrations concernées et par la police en février 2013, après la réception des éléments plus circonstanciés transmis par le parquet de Milan, des vérifications sur pièces furent de nouveau réalisées et plusieurs personnes concernées furent entendues. La police interrogea en particulier des hommes qui pouvaient correspondre au signalement des auteurs des abus qui avaient été désignés par les requérants, dont certains, comme le chauffeur Da., le gardien K. et le chauffagiste I., étaient des employés de l’orphelinat, et d’autres, tels que le photographe D. et l’électricien N., y étaient intervenus occasionnellement. Quatre enfants cités par les requérants qui résidaient toujours à l’orphelinat furent également entendus même si, de nouveau, leurs dépositions ne furent pas enregistrées et que le jeune B. dût être interrogé une seconde fois par la police (voir les paragraphes 68 et 72 ci-dessus et l’article 35 §§ 1 et 2 de la Convention de Lanzarote).
212. La Cour note en outre que les autorités semblent avoir négligé de poursuivre certaines pistes d’investigation qui auraient pu se révéler pertinentes dans les circonstances de l’espèce, et de prendre certaines mesures d’enquête.
213. Elle rappelle à cet égard que l’obligation de mener une enquête suffisamment approfondie pèse sur les autorités à partir du moment où elles ont été saisies d’allégations défendables d’abus sexuels. Une telle obligation ne saurait se borner à imposer de répondre à d’éventuelles demandes formulées par la victime ou à laisser à cette dernière l’initiative d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (voir S.M. c. Croatie, précité, § 314, et Y c. Bulgarie, précité, § 93 ; voir aussi l’arrêt S.Z. c. Bulgarie (précité, § 50), dans lequel la Cour a tenu rigueur aux autorités de ne pas avoir poursuivi certaines pistes d’investigation alors même que la requérante n’avait pas contesté une décision d’abandon partiel des poursuites, et l’affaire M. et autres c. Italie et Bulgarie (no 40020/03, § 104, 31 juillet 2012), dans laquelle la Cour a identifié certains témoins que les autorités auraient dû interroger, sans que cette question ait été soulevée dans la procédure interne).
214. Dans le même sens, il est important de souligner que d’autres instruments internationaux tels que la CIDE et la Convention de Lanzarote ont intégré l’acquis de la jurisprudence de la Cour dans le domaine de la violence à l’égard des mineurs, notamment en ce qui concerne l’obligation procédurale de mener une enquête effective (voir l’article 19 § 2 de la CIDE, tel qu’interprété par le Comité des droits de l’enfant, paragraphes 124-126 ci-dessus, ainsi que les articles 12 à 14 et 30 à 38 de la Convention de Lanzarote, à lire conjointement avec le rapport explicatif de cette convention, paragraphes 127-128 ci-dessus). En vertu de ces textes, dont l’applicabilité ratione temporis aux enquêtes menées dans la présente espèce n’a pas été contestée (voir le paragraphe 163 ci-dessus), les États sont tenus de prendre les mesures législatives ou autres requises pour fournir l’appui nécessaire à l’enfant et à ceux à qui il est confié aux fins de signalement, d’identification et d’enquête (article 19 de la CIDE), en vue de les soutenir, assister et conseiller (articles 11-14 de la Convention de Lanzarote), tout en protégeant leur anonymat (article 13 de la Convention de Lanzarote, qui se réfère également au signalement par le biais d’Internet et de lignes téléphoniques confidentielles). L’objectif de ces dispositions est de faire en sorte que les enquêtes, tout en garantissant les droits de la défense de l’accusé, soient menées dans l’intérêt supérieur de l’enfant (article 30 §§ 1, 4 et 5 de la Convention de Lanzarote). La Convention de Lanzarote prévoit également la nécessité de donner aux mineurs « la possibilité d’être entendu[s], de fournir des éléments de preuve et de choisir les moyens selon lesquels leurs vues, besoins et préoccupations sont présentés et examinés, directement ou par recours à un intermédiaire » (article 31 § 1 c) de ladite convention), notamment à travers l’accompagnement de l’enfant par son représentant légal. Aux fins de réduire au minimum la réitération des dépositions et d’éviter ainsi des traumatismes, ladite convention prévoit également le recours à l’enregistrement audiovisuel et recommande que celui-ci puisse être utilisé à titre de preuve (article 35).
215. Dans la présente espèce, la Cour note que les récits des requérants, tels que recueillis et enregistrés par les psychologues du CTR avec l’aide du père des requérants, puis ceux livrés devant la procureure pour mineurs italienne, qui ont également été enregistrés sur DVD, avaient été jugés crédibles par les autorités italiennes sur la base d’analyses faites par des spécialistes, contenaient certains éléments précis et désignaient nommément des personnes comme auteurs des abus. La majorité des documents disponibles ont été progressivement transmis aux autorités bulgares à l’occasion de plusieurs demandes d’ouverture d’une procédure pénale formulées par le procureur de Milan par le biais des autorités diplomatiques, puis par le ministère de la Justice et la CAI italiens (voir les paragraphes 62, 65 et 97 ci-dessus). Si les autorités bulgares avaient des doutes concernant la crédibilité de ces allégations, notamment à cause de certaines contradictions relevées dans les récits successifs des requérants ou de la possibilité que leurs parents les aient influencés, elles auraient pu tenter de clarifier les faits en demandant à entendre les requérants et leurs parents (voir, pour une situation comparable, G.U. c. Turquie, no 16143/10, § 71, 18 octobre 2016). Cela aurait permis d’évaluer la crédibilité des allégations des requérants et de recueillir éventuellement des précisions concernant certaines d’entre elles. En tant que professionnels ayant recueilli les témoignages d’enfants, les différents psychologues qui avaient entendu les requérants en Italie auraient également été en mesure de fournir des informations pertinentes.
216. Certes, une audition des requérants par les autorités bulgares – dont la possibilité avait été laissée ouverte par la procureure italienne, laquelle avait déconseillé de poursuivre les interrogatoires des requérants compte tenu de l’éventualité de nouvelles auditions par les autorités bulgares (paragraphe 92 ci-dessus) – n’était peut-être pas souhaitable dès lors qu’elle comportait le risque, d’une part, d’accentuer un éventuel traumatisme chez les intéressés et, d’autre part, de se révéler infructueuse compte tenu du temps écoulé depuis leurs premières révélations et de la possibilité que leurs récits fussent contaminés par des chevauchements de souvenirs ou par des influences extérieures. La Cour estime toutefois qu’il appartenait, dans ces circonstances, aux autorités bulgares d’évaluer la nécessité de demander une telle audition. Or les décisions du parquet ne renferment aucune motivation à cet égard et il n’apparaît pas que la possibilité d’interroger les requérants ait été envisagée, vraisemblablement au seul motif que les intéressés ne résidaient pas en Bulgarie. La Cour observe à cet égard que la Convention de Lanzarote prévoit, en son article 38 § 2, que les victimes ont le droit de signaler les abus qu’elles auraient subis aux autorités de leur domicile et que l’on ne pourrait exiger d’elles qu’elles se déplacent à l’étranger. L’article 35 de cette convention dispose quant à lui que les mineurs doivent, dans la mesure du possible, être toujours entendus par les mêmes personnes et que les enregistrements audiovisuels doivent si possible être utilisés comme preuves. En l’espèce, les autorités bulgares auraient donc pu mettre en place, guidées par les principes contenus dans les instruments internationaux, des actions d’assistance et de soutien envers les requérants en leur double qualité de victimes et témoins, et se déplacer en Italie dans un cadre d’entraide judiciaire ou bien demander aux autorités italiennes de les entendre de nouveau.
217. La Cour rappelle en effet que, en vertu de sa jurisprudence, dans des affaires transnationales l’obligation procédurale d’enquêter peut impliquer une obligation de solliciter la coopération d’autres États aux fins de mener des investigations et des poursuites (paragraphe 191 ci‑dessus). La possibilité d’avoir recours à la coopération internationale pour les investigations menées sur des infractions d’abus sexuels à l’égard des enfants est également prévue de manière explicite par l’article 38 de la Convention de Lanzarote (paragraphe 127 ci-dessus). En l’espèce, bien que le procureur de Milan se fût déclaré incompétent faute d’un lien suffisant de la juridiction italienne avec les faits, l’audition des requérants était possible en application des mécanismes de coopération judiciaire existants, notamment au sein de l’Union européenne (paragraphe 137 ci-dessus).
218. Même sans chercher à entendre directement les requérants, les autorités bulgares auraient à tout le moins pu demander aux autorités italiennes les enregistrements vidéo qui avaient été réalisés lorsque les intéressés s’étaient entretenus avec les psychologues du CTR et avaient été entendus par la procureure pour mineurs (voir les paragraphes 16 et 82 ci‑dessus). Du fait de cette omission de l’enquête, qui aurait été très simple à éviter, les autorités bulgares n’ont pas été en mesure d’inviter des professionnels « formés à cette fin » à visionner le matériel audiovisuel et à évaluer la crédibilité des récits (voir les articles 34 § 1 et 35 § 1 c) de la Convention de Lanzarote).
219. De manière analogue, les requérants n’ayant pas produit de certificat médical, les autorités bulgares auraient pu demander, toujours dans le cadre de la coopération judiciaire internationale, que les intéressés fussent soumis à un examen médical qui aurait permis de confirmer ou d’écarter certaines hypothèses, en particulier les allégations de viol formulées par le premier requérant.
220. La Cour note par ailleurs que les récits des requérants et les éléments fournis par leurs parents contenaient aussi des informations concernant d’autres enfants qui auraient été victimes d’abus ainsi que des enfants qui auraient commis des abus. Elle observe à cet égard que même s’il n’était pas envisageable d’engager des poursuites pénales contre des enfants qui n’avaient pas atteint l’âge de la majorité pénale, certains des actes décrits par les requérants comme ayant été perpétrés par d’autres enfants étaient constitutifs de mauvais traitements au sens de l’article 3 de la Convention et de violence au sens de l’article 19 de la CIDE (paragraphe 124 ci‑dessus) ; les autorités étaient donc tenues par l’obligation procédurale de faire la lumière sur les faits allégués par les intéressés. Or, en dépit de ces signalements, les enquêtes se sont limitées à l’audition et à la soumission de questionnaires à quelques enfants résidant encore à l’orphelinat, dans un environnement susceptible d’influencer leurs réponses (voir, en ce qui concerne les conditions de ces auditions, le paragraphe 211 ci-dessus) ; la Cour note en effet que les autorités bulgares n’ont pas cherché à entendre tous ceux que les requérants avaient nommément désignés et qui avaient entre-temps quitté l’établissement (voir, par exemple, les paragraphes 25 et 28 in fine ci-dessus), que ce fût directement ou en recourant si besoin aux mécanismes de coopération judiciaire internationale.
221. En outre, eu égard à la nature et à la gravité des abus allégués, comme le suggèrent les requérants, des mesures d’enquête plus discrètes, telles qu’une surveillance des environs de l’orphelinat, des écoutes téléphoniques ou une interception de messages téléphoniques et électroniques, ainsi qu’un recours à des agents infiltrés, auraient dû être envisagées. De telles mesures « discrètes » (en anglais, « covert operations ») sont expressément visées à l’article 30 § 5 de la Convention de Lanzarote et largement utilisées en Europe dans les enquêtes portant sur des abus sur mineurs. À cet égard, la Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel de tels actes sont susceptibles de porter atteinte au droit au respect de la vie privée des personnes concernées et nécessitent l’autorisation d’un juge fondée sur des éléments plausibles montrant qu’une infraction a été commise. Elle rappelle que des considérations liées au respect des garanties découlant de l’article 8 de la Convention peuvent en effet légitimement limiter l’étendue des actes d’investigations (Đorđević, précité, § 139). Néanmoins, en l’espèce, de telles mesures apparaissent comme appropriées et proportionnées étant donné que les requérants avaient allégué qu’un réseau organisé était en cause et que des individus identifiables avaient été désignés. Il aurait été possible de mettre en œuvre de telles mesures de manière progressive, en commençant par celles produisant le moins d’impact sur la vie privée des individus, comme la surveillance externe des entrées et sorties de l’orphelinat, pour passer ensuite, si nécessaire et sur la base d’une autorisation du juge compétent, à des mesures plus invasives telles que les écoutes téléphoniques, de manière à assurer le respect des droits des personnes mises en cause découlant de l’article 8 de la Convention, qui doivent également être pris en compte.
222. Même si la Cour ne saurait spéculer sur le déroulement et les résultats d’une enquête qui aurait été menée différemment, elle regrette néanmoins qu’à la suite du courrier électronique envoyé par le père des requérants à l’ANPE et du signalement effectué par le Centre Nadja en novembre 2012, l’ANPE se fût contentée d’adresser à l’intéressé une lettre rédigée en bulgare pour demander des informations complémentaires (paragraphes 42-44 ci-dessus). Elle rappelle que la Convention de Lanzarote d’une part encourage la prise en compte des signalements effectués par le biais d’Internet ou de lignes téléphoniques dédiées et, d’autre part, ne subordonne pas l’ouverture d’une enquête aux déclarations des victimes. Dans les circonstances de l’espèce, l’ANPE aurait pu, dans un cadre garantissant l’anonymat des victimes potentielles, demander tous les détails nécessaires au Centre Nadja, qui était en contact avec Telefono Azzurro, ce qui aurait permis d’identifier l’orphelinat en cause et de prendre des mesures d’enquête discrètes avant même la parution de l’article de L’Espresso en janvier 2013. S’il est vrai, comme le souligne le Gouvernement, que l’article de L’Espresso qui a été relayé dans la presse bulgare avait pu alerter les éventuels auteurs des abus, la Cour estime toutefois qu’il ne saurait être exclu que ceux-ci entrent en contact téléphonique ou par messagerie précisément en raison de cette publication, ce qui ne peut que démontrer la pertinence de telles mesures d’enquête.
223. Il y a également lieu de remarquer que, malgré les récits livrés par les requérants concernant les photographies et les films qui auraient été réalisés par le photographe D., les enquêteurs n’ont pas envisagé de perquisitionner le studio de celui-ci, en s’appuyant, si nécessaire, sur une autorisation sollicitée auprès du juge compétent, et de saisir des supports sur lesquels de telles images auraient pu se trouver. Plus généralement, la saisie de téléphones, d’ordinateurs, d’appareils photographiques, de caméras vidéo ou d’autres supports utilisés par les personnes spécifiquement désignées dans les listes qui avaient été établies par le père des requérants et transmises aux autorités bulgares (paragraphes 65 et 97 ci-dessus) aurait pu permettre d’obtenir, sinon la preuve des abus qui auraient été commis sur les requérants plusieurs mois auparavant, du moins des indices concernant la commission de tels abus sur d’autres enfants.
224. La Cour note par ailleurs que, malgré l’ouverture de trois enquêtes à la suite de la parution des articles dans la presse ou des demandes formulées par les autorités italiennes, les autorités bulgares se sont contentées d’interroger les personnes qui étaient présentes à l’orphelinat ou dans les environs, et qu’elles ont clôturé les dossiers sur la base de cette seule modalité d’investigation, répétée sous des formes différentes dans les trois enquêtes. À cet égard, la Cour estime inacceptable que, avant même que les résultats de la première inspection effectuée par l’ANPE à l’orphelinat les 14 et 15 janvier 2013, qui s’est révélée très limitée au regard des actes d’investigation accomplis, ne fussent consignés dans un compte rendu et portés à la connaissance de l’autorité judiciaire, le président de l’ANPE avait accusé les parents des requérants devant des chaînes de télévision de calomnie, de manipulation et d’incompétence parentale (paragraphe 58 ci‑dessus). Quelques jours plus tard, alors que les résultats de l’enquête pénale n’étaient toujours pas connus, des parlementaires en visite à l’orphelinat avaient adopté une attitude similaire (paragraphe 59 ci‑dessus). De telles déclarations entachent inévitablement l’objectivité – et donc la crédibilité – des enquêtes menées par l’ANPE et de l’institution elle‑même (voir le paragraphe 207 ci-dessus).
225. Certes, il est indéniable que les autorités bulgares, par le biais des trois enquêtes en question, ont formellement répondu aux demandes des autorités italiennes et, indirectement, à celles des parents des requérants. La Cour estime cependant important de souligner que, depuis les premières déclarations du président de l’ANPE le 16 janvier 2013 et jusqu’à la dernière ordonnance adoptée par le parquet général près la Cour suprême de cassation le 27 janvier 2016 à la suite de la communication de la présente requête par la Cour (paragraphe 111 ci‑dessus), la motivation des décisions des autorités est révélatrice du caractère limité des enquêtes qui ont été menées.
226. La première enquête a en effet été clôturée sur la base du seul rapport de l’ANPE (paragraphes 54 et 60 ci-dessus). Dans la deuxième et la troisième enquêtes, les autorités, sans avoir entendu directement les requérants ni même visionné les enregistrements vidéo, ont accordé un poids prépondérant aux explications qui avaient été livrées par les personnes interrogées et aux contradictions qui avaient été relevées dans les propos des requérants, en particulier au sujet des noms et des fonctions des personnes qu’ils avaient désignées, alors que certaines de ces incohérences, concernant notamment le prénom E., étaient facilement surmontables (voir les paragraphes 74, 105-109 et 32 ci‑dessus). La dernière ordonnance prise le 27 janvier 2016 par la plus haute instance du parquet expliquait que les requérants avaient formulé des allégations d’abus parce qu’ils « [avaient] eu peur d’être rejetés par leurs parents adoptifs, lesquels désapprouvaient vivement leur comportement immoral (...) [et avaient] cherché à susciter de la compassion (...) en relatant des évènements qui n’[avaient] pas eu lieu, dans lesquels ils [étaient] victimes de crimes », mais cette ordonnance – qui semble calquée sur la déclaration faite par le président de l’ANPE quelques heures après le début des investigations trois ans auparavant (paragraphes 207 et 224 ci-dessus) – ne précisait aucunement sur quelles circonstances factuelles se fondaient ces conclusions.
227. L’analyse des éléments recueillis et la motivation des décisions rendues révèlent de l’avis de la Cour des défaillances qui ont pu nuire à l’effectivité de l’enquête menée en l’espèce. La motivation avancée n’apparaît pas comme résultant d’une analyse minutieuse des éléments rassemblés et semble faire apparaître que, plutôt que d’éclaircir l’ensemble des faits pertinents, l’objectif des autorités chargées des enquêtes était d’établir que les accusations des requérants étaient fausses en pointant les inexactitudes qu’elles contenaient, notamment sur le nom de la directrice ou sur le fait qu’un dénommé N. ne travaillait pas à l’orphelinat mais était un intervenant extérieur.
228. Pour la Cour, l’ensemble de ces éléments tend à indiquer que les autorités d’enquête, qui se sont abstenues notamment de recourir aux mécanismes disponibles d’investigation et de coopération internationale, n’ont pas pris toutes les mesures raisonnables pour faire la lumière sur les faits de l’espèce, et ne se sont pas livrées à une analyse minutieuse et complète des éléments dont elles disposaient. Les omissions relevées apparaissent comme suffisamment sérieuses pour que l’on puisse considérer que l’enquête qui a été menée ne présentait pas l’effectivité requise par l’article 3 de la Convention, interprété à la lumière des autres instruments internationaux applicables et en particulier de la Convention de Lanzarote. Il s’ensuit qu’il y a eu violation du volet procédural de cette disposition.
4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
229. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
230. Les requérants demandent chacun 1 600 000 euros (EUR) pour dommage moral. Le Gouvernement juge les prétentions des requérants excessives et invite la Cour à les rejeter.
231. La Cour estime que les requérants ont subi un dommage moral du fait de la violation procédurale de l’article 3 de la Convention constatée en l’espèce. Eu égard aux circonstances de l’affaire, elle alloue à chacun d’eux 12 000 EUR à ce titre.
2. Frais et dépens
232. Les requérants n’ayant pas formulé de demande de remboursement de leurs frais et dépens, aucun montant n’est à allouer à ce titre.
3. Intérêts moratoires
233. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en son volet matériel ;
3. Dit, par neuf voix contre huit, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en son volet procédural ;
4. Dit, par dix voix contre sept,
a) que l’État défendeur doit verser à chaque requérant, dans les trois mois, 12 000 EUR (douze mille euros) pour dommage moral, soit un total de 36 000 EUR (trente-six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 2 février 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Marialena TsirliRobert Spano
GreffièrePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante commune aux juges Turković, Pinto de Albuquerque, Bošnjak et Sabato ;
– opinion en partie concordante du juge Serghides ;
– opinion en partie concordante et en partie dissidente commune aux juges Spano, Kjølbro, Lemmens, Grozev, Vehabović, Ranzoni, Eicke et Paczolay.
R.S.O.
M.T.
OPINION CONCORDANTE
COMMUNE AUX JUGES TURKOVIĆ, PINTO DE ALBUQUERQUE, BOŠNJAK ET SABATO
(Traduction)
I. Introduction
1. Nous souscrivons à ce qui est énoncé dans l’arrêt de Grande Chambre. À notre avis, certaines considérations méritent toutefois d’être développées si l’on veut apporter un éclairage supplémentaire sur le constat de violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») en son volet procédural que dresse la Cour en l’espèce.
2. Nous souhaitons tout d’abord exposer par une première série de remarques en quoi le traitement de cette affaire a demandé à la Cour de faire preuve d’une délicatesse particulière dans son rôle de garant de l’application des droits de l’homme en Europe.
3. L’affaire dont la Grande Chambre se trouvait saisie concernait en effet des personnes très vulnérables, puisque les requérants, des enfants, disaient avoir été victimes d’abus sexuels lorsqu’ils résidaient dans un orphelinat. À cet égard, bien que l’on observe dans toute l’Europe un mouvement résolu de transition du placement des enfants en institution vers une prise en charge par des familles ou des structures de proximité (« désinstitutionnalisation »), des orphelinats subsistent néanmoins, et la pauvreté demeure l’une des principales raisons expliquant cet état de fait. Le recours au placement en institution traduit également la discrimination qui s’opère actuellement à l’égard d’enfants atteints de handicaps, qui, bien souvent, ne trouvent pas d’autres possibilités et qui doivent parfois vivre dans des établissements destinés aux adultes[1]. Il est donc très important que la Cour se soit ainsi vu offrir la possibilité d’examiner au moins certains des problèmes de droits de l’homme que rencontrent les enfants vivant en institution.
4. Par ailleurs, alors que l’affaire concerne des abus sexuels qui auraient été commis en institution, nous considérons que les principes développés dans cet arrêt, découlant de l’article 3 de la Convention, peuvent également trouver à s’appliquer, mutatis mutandis, aux abus commis sur des enfants pris en charge selon d’autres modalités (y compris dans des familles ou dans des structures non familiales).
5. Les enfants requérants étaient également vulnérables d’un autre point de vue. En l’espèce, les abus auraient été commis non seulement dans un lieu où les enfants avaient été placés par les autorités, mais aussi par des individus qui se trouvaient dans le « cercle de confiance » de ces enfants, notion qui fait référence à des abus commis par des personnes exerçant des fonctions de prise en charge, y compris des pairs[2].
6. En corollaire à cette remarque, certains des principes énoncés dans l’arrêt peuvent s’étendre à toutes les allégations d’abus sexuels qui auraient été commis dans le cercle de confiance de mineurs, y compris dans la famille et entre pairs. À notre avis, cela ne fait qu’ajouter à l’importance des conclusions rendues par la Cour dans cette affaire.
7. Dans les institutions comme dans les structures de prise en charge non institutionnelles, et dans tout cercle de confiance y compris la famille, le danger peut venir de personnes qui sont chargées de s’occuper des enfants, mais aussi d’autres enfants. Nous reviendrons spécifiquement sur ce point. Nous souhaitons toutefois préciser d’ores et déjà que nous pensons que certains des principes développés doivent concerner les abus sur enfant commis par des adultes, mais aussi par des enfants.
8. Au vu de ce qui précède, nous souhaitons souligner que « les recherches internationales montrent que le placement en structure d’accueil ou en institution met les enfants dans une situation de vulnérabilité, dans laquelle ils risquent davantage d’être victimes d’abus sexuels commis par des professionnels ou des bénévoles qui s’occupent d’eux, ou par d’autres enfants (...) »[3] ; la recherche et les politiques publiques internationales préconisent également des stratégies spécifiquement destinées à lutter contre les abus sexuels sur enfant dans le cercle de confiance. Il a ainsi été suggéré d’opter pour une approche holistique de lutte contre les abus sur enfant qui présente les caractéristiques susmentionnées et qui englobe la prévention, une assistance pluridisciplinaire aux victimes, le traitement des signalements faits par les victimes, les enquêtes, les poursuites, les sanctions pénales et autres, ainsi que la coopération internationale.
9. Pour conclure cette première série de considérations, il semble important de dire qu’à notre avis, précisément parce que les approches scientifiques et de politiques publiques susmentionnées ont été entérinées par les États parties à la Convention de Lanzarote et à d’autres instruments internationaux et européens cités dans l’arrêt, la Grande Chambre a pu, au paragraphe 192, réaffirmer et développer sa jurisprudence en concluant que l’obligation procédurale de mener une enquête effective découlant de l’article 3 de la Convention devait être interprétée à la lumière des obligations découlant des autres instruments internationaux applicables et, plus particulièrement, de la Convention de Lanzarote.
II. La Convention et la Convention de Lanzarote
10. Voilà qui nous amène à un deuxième ensemble de considérations, destinées à souligner que – au-delà de ce qui est exposé dans l’arrêt – les principes énoncés dans la Convention de Lanzarote (ainsi que dans les documents établis par le Comité de Lanzarote dans le sillage de cet instrument international), et dans d’autres textes du Conseil de l’Europe auxquels l’arrêt fait référence, ont joué un rôle crucial dans notre examen de cette affaire. Nous pensons que ces principes peuvent, dans une large mesure, être considérés comme découlant de l’article 3 de la Convention.
11. À cet égard, nous souhaitons rappeler que bien que le rôle de la Cour ne consiste pas à « contrôler le respect par les gouvernements d’autres conventions que la Convention européenne des Droits de l’Homme et ses Protocoles », et en particulier la Convention de Lanzarote – « qui a, du reste, été élaborée, comme la Convention elle-même, dans le cadre du Conseil de l’Europe » – la Convention de Lanzarote peut « être une source d’inspiration », « comme d’autres instruments internationaux » (voir, par exemple, par référence à la Charte sociale européenne, Zehnalová et Zehnal c. République tchèque (déc.), no 38621/97, CEDH 2002-V). Par ailleurs, la Convention ne doit pas être interprétée isolément, mais de manière à se concilier avec les principes généraux du droit international ; il convient en effet, en vertu de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités, de tenir compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », en particulier celles relatives à la protection internationale des droits de l’homme (voir, parmi beaucoup d’autres, National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. Royaume-Uni, no 31045/10, § 76, CEDH 2014, qui fait référence à une Convention de l’OIT et à la Charte sociale européenne). Dans la même veine, la Cour n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient (voir, parmi beaucoup d’autres, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §§ 65-86, CEDH 2008, et Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, §§ 123-125, 8 novembre 2016). Nous souhaitons préciser à cet égard que la Cour a déjà fait référence à la Convention de Lanzarote comme source d’inspiration dans un contexte similaire à celui du cas d’espèce (A et B c. Croatie, no 7144/15, §§ 78, 80 et 116, 20 juin 2019). La présente affaire nous offre la possibilité de mettre en avant la relation qui existe entre la Convention européenne des droits de l’homme et ses protocoles, d’une part, et la Convention de Lanzarote, l’autre part, et cela s’applique aussi, mutatis mutandis, aux autres textes mentionnés dans l’arrêt. Nous pouvons nous abstenir de nous appesantir davantage sur cette relation, mais, là encore, il s’agit d’un point crucial dans notre examen de cette affaire.
III. Les insuffisances de l’enquête
12. Une troisième série de clarifications doit, à notre avis, porter sur les insuffisances qui ont émaillé les enquêtes conduites dans l’État défendeur, envisagées sous l’angle spécifique de l’obligation procédurale susmentionnée de mener une enquête officielle effective en réponse à des allégations défendables d’abus sur enfant (voir, dans le contexte de l’article 4, l’arrêt S.M. c. Croatie ([GC], no 60561/14, §§ 324-325, 332, et 336, 25 juin 2020), dans lequel il est explicitement déclaré que l’approche adoptée par la Cour concorde pour l’essentiel avec celle retenue dans des affaires relatives à l’article 3). Comme la Grande Chambre l’observe dans le présent arrêt, bien qu’il s’agisse d’une obligation de moyens et non de résultat, les omissions des autorités de l’État défendeur revêtaient incontestablement une certaine gravité, de sorte que l’on pouvait considérer que l’enquête qui avait été menée ne présentait pas « l’effectivité requise par l’article 3 de la Convention, interprété à la lumière des autres instruments internationaux applicables et en particulier de la Convention de Lanzarote » (paragraphe 228 de l’arrêt). La Cour peut uniquement se désintéresser des erreurs ou omissions particulières (paragraphe 186) ; elle doit en revanche assurer son contrôle dans les affaires, comme le cas d’espèce, dans lesquelles les autorités internes ont négligé de mettre en œuvre certaines pratiques procédurales (en particulier d’enquête) qui sont bien établies dans le contexte de la lutte contre les abus commis sur des enfants, voire qui sont imposées par les textes internationaux (paragraphes 208 et 211-226 de l’arrêt). Nous saisissons cette occasion pour nous attarder sur les insuffisances les plus importantes, en particulier celles qui impliquent certaines spécificités de la relation susmentionnée entre l’application de l’article 3 de la Convention et d’autres textes internationaux.
13. À notre avis, pour que des investigations puissent passer pour minutieuses, elles doivent réunir toutes les mesures raisonnables permettant d’obtenir les dépositions de témoins oculaires et des expertises médicolégales/scientifiques. Lorsque la protection de personnes vulnérables – comme les victimes alléguées d’abus sur enfant – est en jeu, la passivité des autorités ne saurait être tolérée. Naturellement, dans le domaine des abus sur enfant aussi, il faut qu’il existe une « allégation défendable » pour qu’entre en jeu l’obligation d’enquêter découlant de l’article 3 (paragraphes 184 et 201 de l’arrêt). De même, dans ce domaine également, pour établir si une obligation procédurale est née à l’égard des autorités internes, il y a lieu de s’appuyer sur les circonstances telles qu’elles se présentaient au moment où les allégations en question ont été formulées, et non sur les résultats obtenus ultérieurement, à l’issue de l’enquête ou de la procédure en cause (voir, mutatis mutandis, S.M. c. Croatie, précité, § 325). Mais à notre avis, le rappel de ce principe doit s’accompagner d’une nécessaire clarification : dans une affaire d’abus sur enfant, l’État, qui se trouve tenu par un certain nombre d’obligations accessoires relatives à l’assistance et au soutien dus aux victimes et à leurs représentants, doit activement aller « recueillir » l’allégation défendable au lieu de se contenter de la « recevoir » passivement, afin de faciliter la formulation de griefs qui resteraient sinon tus ; cela permet également d’éviter que des griefs défendables échappent à l’examen mené par la Cour au regard de la Convention (voir, mutatis mutandis, ibidem).
14. Le présent arrêt rappelle qu’il convient d’apporter aux enfants et à ceux à qui ils sont confiés l’appui nécessaire aux fins du signalement, de l’identification et de l’enquête dans le but de leur prodiguer une assistance et des conseils tout en protégeant leur anonymat ; à cette fin, il y a lieu de recourir à des outils spécifiques tels que les services confidentiels d’assistance téléphonique et sur Internet (articles 11, 12 et 13 de la Convention de Lanzarote). La Grande Chambre met aussi en exergue le droit des enfants d’être entendus, de fournir des éléments de preuve et de choisir les moyens selon lesquels leurs vues, besoins et préoccupations sont présentés, directement ou par recours à un intermédiaire (article 31 § 1 c) de la Convention de Lanzarote), normalement leur représentant légal. L’arrêt souligne aussi que les auditions d’enfants doivent pouvoir faire l’objet d’un enregistrement audiovisuel, ce qui permet de disposer d’une source de preuve qui puisse être visionnée autant que nécessaire et qui évite la répétition des auditions (article 35 de la Convention de Lanzarote).
15. Nous souhaitons mettre en évidence la relation étroite qui existe entre ces principes et les autres principes relatifs à la nécessité que les enquêtes ne soient pas subordonnées à la déclaration émanant de la victime alléguée et que la procédure puisse se poursuivre même si la victime se rétracte (article 32 de la Convention de Lanzarote), et – lorsqu’un enfant qui signale un abus se trouve sur le territoire d’un État alors que l’infraction alléguée a été commise sur le territoire d’un autre État – avec les principes concernant le droit procédural des enfants à porter « plainte auprès des autorités compétentes de leur État de résidence » (article 38 § 2 de la Convention de Lanzarote). À cet égard, les autorités des deux États sont tenues de coopérer pour assister les victimes (article 38 § 1 de la Convention de Lanzarote). La coopération étroite entre les services d’assistance téléphonique et sur Internet est du reste devenue une réalité en Europe et à l’échelle internationale.
16. Les principes susmentionnés, sur lesquels repose directement ou indirectement l’arrêt de la Cour, répondent à notre avis à l’une des principales caractéristiques des affaires d’abus sur enfant, à savoir le fait que le signalement émane d’une personne vulnérable qui se trouve souvent dans un cercle de confiance nouveau, dans un contexte caractérisé par des attitudes conflictuelles tant de la part de l’enfant que des membres de ce cercle à l’égard de l’environnement dans lequel l’abus présumé a été commis, surtout s’il agit d’un cercle de confiance du passé. La nécessité de préserver le développement de l’enfant, de regarder vers l’avenir au lieu de se retourner vers un passé sombre, ainsi que les incertitudes qui sont naturelles pour un enfant lorsqu’il raconte une histoire dont il se sent souvent responsable, comptent parmi les nombreux facteurs qui entravent la révélation complète d’un abus commis sur un enfant, surtout lorsque le recueil et l’appréciation des informations ne sont pas confiés à des professionnels. L’assistance et l’appui à la victime alléguée ainsi qu’aux personnes auxquelles elle est confiée jouent donc un rôle crucial, de même que l’impératif de préserver la confidentialité.
17. Sur cette toile de fond, nous devons souligner que, dans les circonstances de la présente espèce, une allégation défendable pertinente, au sens où l’entend la jurisprudence de la Cour telle que spécifiée ci-dessus, a été portée à l’attention des autorités bulgares dès l’instant où le père des requérants a appelé le service d’assistance téléphonique dans le pays de résidence de la famille et lui a communiqué toutes les informations pertinentes (paragraphes 35 et suiv. de l’arrêt) et où celui-ci a pris contact avec le service d’assistance téléphonique bulgare le 16 novembre 2012 (paragraphe 43 de l’arrêt). Selon les principes applicables qui interdisent la passivité et imposent de faire jouer la coopération internationale, les enquêteurs sont tenus de se procurer sans délai toute nouvelle information apparaissant dans le contexte d’une coopération entre services d’assistance téléphonique, tout en préservant intégralement la confidentialité et en surmontant la barrière de la langue, le cas échéant. Il ne doit pas être considéré comme nécessaire que la plainte soit complète dès le stade initial pour que les autorités de l’État défendeur commencent à prêter assistance aux victimes présumées, l’assistance et l’appui au signalement impliquant en fait que les plaintes puissent initialement être incomplètes. Selon le régime de meilleures pratiques décrit ci-dessus, qui est propre aux enquêtes relatives aux abus sur enfant, comme nous l’avons déjà indiqué, l’État doit activement aller « recueillir » les allégations défendables au lieu de se contenter de les recevoir passivement. Malheureusement, c’est une approche toute différente, bureaucratique plutôt que proactive (paragraphe 44 de l’arrêt), que les autorités de l’État défendeur ont adoptée en l’espèce.
18. Nous avons déjà précisé le rôle fondamental que joue l’audition de l’enfant ainsi que des personnes à qui il est confié dans ce processus de recueil des preuves d’abus sur enfant. La littérature consacrée à ce sujet est abondante et les textes internationaux reconnaissent l’importance cruciale d’appliquer des standards rigoureux lorsque l’on entend les personnes qui signalent un abus. Dans de nombreux pays, conformément aux principes énoncés par la Convention de Lanzarote, des équipes chargées de la protection de l’enfance interviennent lorsqu’un soupçon d’abus sur enfant apparaît ; ces équipes sont composées de professionnels de la médecine, de la psychologie, de la justice pénale, du travail social et de l’éducation. Ainsi, dès lors qu’elles sont formulées pour la première fois dans le cercle de confiance (habituellement en famille, à l’école ou devant un membre du corps médical), les déclarations de l’enfant sont normalement « recueillies » officiellement dans un environnement légal avec l’aide de certains ou de tous ces professionnels et de leurs compétences.
19. Même lorsque la révélation des abus en cause a lieu dans l’État dans lequel ils sont censés avoir été commis, le rôle joué par le cercle de confiance de l’enfant revêt naturellement une importance primordiale : les membres de ce cercle peuvent recevoir des indices ou des informations vagues, ou encore observer des symptômes physiques ou psychologiques, qui doivent tous être éclaircis et compris. Il est très rare que, lorsqu’un cadre légal est mis en place, les autorités recueillent des déclarations d’enfants qui disent avoir subi des abus mais qui n’ont pas encore raconté leur histoire ni répondu à des questions de clarification, et qui n’ont donc pas encore été soumis à une influence extérieure. L’application de critères scientifiques par des professionnels dûment formés permet toutefois d’évaluer la crédibilité des témoignages livrés par les enfants. Les parents et les membres du cercle de confiance qui ont été les premiers destinataires des révélations sont aussi entendus dans le respect de ces mêmes critères. La Convention de Lanzarote a résisté à la tentation de qualifier de viciées toutes les déclarations par lesquelles des enfants ont révélé des faits à leur cercle de confiance. Comme nous l’avons déjà indiqué, la Convention de Lanzarote considère de manière générale comme une obligation, et non comme un vice de procédure, la fourniture d’une assistance et d’un appui avant l’audition des enfants, et même la possibilité pour un enfant de faire des dépositions ou d’exprimer un point de vue par l’intermédiaire ou accompagné d’un adulte de son choix, d’ordinaire son représentant légal (articles 11-14, 31 § 1 c) et 35 § 1 f) de la Convention de Lanzarote ; voir le paragraphe 214 de l’arrêt). Avancer le contraire reviendrait à refuser aux enfants qui révèlent pour la première fois un abus le soutien et l’assistance dont ils ont besoin. Si l’approche inverse était retenue, les parents, les médecins et les psychologues qui, souvent sans en avoir préalablement été avertis, seraient appelés à traiter un enfant présentant des symptômes d’abus sexuels, devraient s’abstenir de tout contact avec l’enfant, le laisser seul sous une cloche de verre et attendre qu’une autorité décide, forcément après l’écoulement d’un certain délai, que le moment est venu d’entendre l’enfant en recourant à des techniques scientifiques. Si, au contraire, ils décidaient de soutenir l’enfant et de l’aider à s’exprimer et à se souvenir, non seulement les dépositions de l’enfant seraient viciées, mais elles seraient contaminées pour toujours et l’enfant perdrait ainsi le droit d’être entendu. Voilà les conséquences absurdes que les principes ci-dessus cherchent à faire disparaître, tout en veillant à ce qu’une fois que l’incident a été rapporté aux autorités compétentes, les démarches scientifiques appropriées soient organisées selon un calendrier qui évite le plus possible que les preuves soient viciées.
20. Bien sûr, lorsqu’un abus présente un caractère transfrontière, du fait de la coopération internationale, le risque que le témoignage de l’enfant soit contaminé par des influences extérieures est nécessairement encore plus élevé, puisque le transfert de l’information fait intervenir plusieurs personnes et institutions et allonge également les délais.
21. Sur ce point, nous exprimons notre franc désaccord avec le Gouvernement lorsqu’il allègue que, les requérants ayant parlé des faits à de nombreuses occasions avec leurs parents, leurs psychologues et les autorités italiennes, tout témoignage qu’ils auraient livré aux autorités bulgares aurait immanquablement été faussé et aurait donc été inutile, sans même qu’il fallût essayer d’organiser une forme d’audition.
22. La question du recueil des signalements d’abus sur enfant dans un contexte international appelle quelques réflexions concernant les « preuves » recueillies dans l’État de résidence. Nous considérons que, dans le cadre général de la coopération internationale envisagée à titre d’élément des obligations procédurales découlant de l’article 3 de la Convention (paragraphe 217 de l’arrêt), tout document probant produit dans l’État de résidence doit être considéré comme un document venant appuyer le grief (grief qui, comme indiqué ci-dessus, peut être présenté à l’autorité de l’État de résidence – article 38 § 2 de la Convention de Lanzarote – et qui, dans le cas d’espèce, a pu être identifié dès que le père des requérants a appelé le service d’assistance téléphonique).
23. De la même manière, nous ne pouvons pas souscrire à l’idée que les professionnels qui ont aidé les enfants, que ce fussent les psychologues sollicités par les représentants légaux des requérants ou par la procureure du tribunal pour mineurs en Italie et qui ont recueilli le témoignage des victimes respectivement à des fins privées (paragraphes 16-34 de l’arrêt) et dans le contexte de la procédure civile relative au suivi de l’adoption (paragraphes 81-96 de l’arrêt), auraient dû observer les protocoles scientifiques applicables à l’audition des victimes d’abus sur enfant pour que ces auditions eussent pu être prises en considération aux fins de l’administration des preuves (paradoxalement, cet argument a également été mis en avant au sujet de conversations avec les psychologues agissant en qualité de particuliers).
24. Comme nous l’avons indiqué, dans le cadre de la coopération internationale, tout document probant produit dans l’État de résidence doit être considéré comme un document venant appuyer le grief. Une conclusion différente s’appliquerait naturellement si les autorités de l’État en question, affirmant leur juridiction, avaient engagé une procédure pénale pour l’abus en cause. Comme cela n’a pas été le cas en l’espèce, un grief reste un grief, et, même s’il a été transmis par l’intermédiaire de l’autorité locale, il n’en perd pas sa caractéristique principale, qui est d’être un acte ex parte, qui doit être examiné indépendamment du volume et/ou de la qualité des preuves produites. Du reste, la jurisprudence de la Cour impose uniquement qu’il soit défendable (voir, mutatis mutandis, S.M. c. Croatie, précité, § 325). Tout au plus, en règle générale, l’absence de preuve à l’appui du grief peut se traduire par le rejet de celui-ci (comme le veut l’adage, une personne qui présente un grief peut légitimement ignorer toutes les raisons pour lesquelles ce grief n’aurait pas dû être présenté : nemo videtur dolo exsequi, qui ignorat causam cur non debeat petere). Le rejet de plano prononcé faute de preuve n’est toutefois pas entièrement applicable dans le domaine des abus sur enfant, où le grief, s’il est défendable même en l’absence de preuves utiles, doit faire l’objet d’une enquête ouverte de leur propre chef par les autorités, et où les enquêtes doivent être menées à leur terme même si la victime présumée se rétracte.
25. Même si, aux seules fins de la discussion, nous devions ne pas considérer que les informations transmises par les parents et ensuite par les autorités italiennes aux autorités bulgares étayaient le grief, et si nous devions par conséquent admettre que ces éléments devaient faire l’objet d’un examen attentif destiné à déterminer s’ils avaient été recueillis dans le respect des règles scientifiques régissant le recueil des preuves auprès de mineurs dans les procédures pénales, nous serions forcés de conclure qu’en l’espèce, ces règles ont été observées.
26. Même si les entretiens que les requérants ont eus avec leurs psychologues ont principalement revêtu une fonction thérapeutique, il nous semble que la façon dont ils ont été conduits a en réalité respecté les règles les plus strictes établies pour l’audition des mineurs. Ces séances ont fait l’objet d’un enregistrement audiovisuel et il n’apparaît pas que la manière dont les questions ont été posées ait de quelque manière que ce fût enfreint les protocoles scientifiques. Le père n’a été qu’occasionnellement présent afin d’apporter son assistance pour la traduction, tandis que le recours aux poupées anatomiques était une pratique courante à l’époque, et le demeure aujourd’hui, puisque la communauté scientifique n’a commencé à critiquer l’utilisation de ces instruments qu’après les faits de la cause et que ces critiques ne font toujours pas l’unanimité aujourd’hui. À notre avis, il convient de souligner qu’il ne fait aucun doute que, même si elles ont eu lieu dans un contexte privé, ces séances ont été conduites avec compétence par des psychologues professionnels.
27. Quant à l’audition de deux des requérants par la procureure du tribunal italien pour mineurs dans le cadre de la procédure civile de suivi de l’adoption, elle s’est, elle aussi, intégralement conformée aux critères scientifiques. L’entretien n’a eu lieu qu’après que la procureure eut ordonné l’obtention des enregistrements des séances au centre de thérapie et d’un compte rendu synthétique de ces séances. Le respect des règles scientifiques a également été assuré grâce à l’enregistrement audiovisuel de cette audition. Même si celle-ci avait pour objectif principal de recueillir davantage d’informations sur les faits et d’évaluer leur impact sur les mineurs et sur leur famille dans une démarche de suivi de l’adoption dans une procédure de caractère civil, la procureure était assistée d’une psychologue. Les poupées anatomiques ont été utilisées lorsque c’était nécessaire, sur les instructions de la psychologue.
28. La Grande Chambre mentionne le fait que certaines des questions posées par la procureure étaient orientées (paragraphes 85 et 87 de l’arrêt). Un examen approfondi de l’audition révèle toutefois (et cela se reflète dans l’arrêt) que le recours très limité à des questions directes ou orientées était conforme aux règles énoncées dans les principaux protocoles régissant l’audition des mineurs (voir, par exemple, la ligne directrice 71 des Lignes directrices du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants, qui suggère uniquement d’éviter les questions orientées mais ne les interdit pas, surtout si cela est conforme aux protocoles ; cette règle est à l’évidence inspirée par l’arrêt S.N. c. Suède (no 34209/96, § 53, CEDH 2002), dans lequel la Cour a simplement demandé que les juges fissent preuve de « la prudence requise » dans leur appréciation des déclarations faites par des enfants en réponse à des questions orientées). Ces questions ont en réalité été posées après que des questions ouvertes et indirectes fussent demeurées sans réponse, dans des circonstances dans lesquelles le mineur était réticent à répondre et l’était resté même après que l’on eut changé de sujet afin d’apaiser les tensions. Ces questions reposaient en tout état de cause sur les éléments fournis par les mineurs eux-mêmes pendant l’audition.
29. Si cela n’est pas suffisant, il y a également lieu de prendre en compte le fait que le tribunal pour mineurs italien ne s’est pas appuyé de manière passive sur les informations communiquées par le centre de thérapie et par la procureure. En réalité, comme indiqué dans l’arrêt (paragraphes 93-95), ce tribunal a ordonné la réalisation d’une expertise par un expert accrédité en neuropsychiatrie pédiatrique, lequel a exposé en détail les critères internationaux utilisés dans l’appréciation de la crédibilité des témoignages des enfants, qu’il a analysés en s’appuyant sur les enregistrements vidéo. L’expert a validé la fiabilité totale du processus par lequel les informations avaient été obtenues et de ses résultats, estimant que les incertitudes et les contradictions dans les récits pouvaient facilement s’expliquer sur la base des mêmes critères scientifiques que ceux utilisés pour l’audition des enfants victimes d’abus. Par conséquent, l’expert n’a pas considéré, en accord avec les instructions données par le tribunal, qu’il était nécessaire de procéder à de nouvelles auditions, car il pensait que les informations existantes étaient suffisantes.
30. Il y a également lieu de formuler une remarque au sujet du contenu de la décision rendue par le tribunal pour mineurs le 12 mai 2014 : se fondant sur l’avis de la procureure et de l’expert, le tribunal a déclaré que la famille adoptive, qui avait fait preuve de patience tout en étant consciente de la nécessité d’être attentive aux difficultés particulières qu’engendrait la situation, était apte à adopter définitivement les enfants. Le tribunal a examiné les informations contenues dans toutes les dépositions disponibles faites par les mineurs au sujet de l’abus et il a aussi étudié l’avis de la procureure et de l’expert ; il a conclu qu’il disposait de suffisamment d’éléments pour transmettre l’information aux autorités chargées des affaires pénales. Le tribunal a également regretté que l’association qui avait servi d’intermédiaire pour l’adoption à l’égard des autorités de l’État défendeur lui eût adressé une note arguant que les parents n’étaient pas des candidats convenables pour l’adoption parce que, de l’avis de l’association, ils avaient mis en œuvre un processus de signalement pour des abus qui n’existaient pas dans le but de dénigrer la procédure qui avait abouti à l’adoption. À notre sens, la teneur de cette décision corrobore l’idée que les allégations des requérants étaient crédibles, et la thèse retenue par l’association a été officiellement rejetée.
31. Comme noté dans l’arrêt (paragraphes 111 et 226), les trois enquêtes préliminaires lancées (et abandonnées) en Bulgarie ont pris fin avec la dernière ordonnance adoptée le 27 janvier 2016 par la plus haute instance du parquet. Le procureur de la Cour suprême de cassation a conclu que les requérants avaient rapporté des abus qui « n’avaient pas eu lieu » parce qu’ils « [avaient] eu peur d’être rejetés par leurs parents adoptifs, lesquels désapprouvaient vivement leur comportement immoral (...) » et qu’ils avaient « cherché à susciter de la compassion (...) » en relatant des évènements « dans lesquels ils [étaient] victimes de crimes ». La Grande Chambre note que ces considérations semblent faire écho à la déclaration inacceptable prononcée devant les médias par le président de l’Agence nationale pour la protection de l’enfance (l’ANPE) quelques heures seulement après le début des investigations trois ans auparavant (paragraphes 207 et 224 de l’arrêt), incident qui a poussé la Cour à conclure que l’autorité d’enquête avait manqué d’objectivité (paragraphe 224 de l’arrêt).
32. À notre avis, le constat ci-dessus dressé par la Grande Chambre pourrait être complété par l’idée que la motivation adoptée par les autorités de poursuite bulgares et l’ANPE a en substance rappelé la théorie avancée par l’association qui avait servi d’intermédiaire pour l’adoption. Lorsque les parents se sont tournés vers eux après la première révélation de l’abus allégué, les représentants de cette association ont commencé à dire que les parents n’étaient pas aptes à adopter les enfants, en fondant leur propos sur le comportement qui aurait été celui des parents pendant une réunion organisée le 2 octobre 2012. La Cour n’a pas été en mesure de vérifier si le rapport établi à l’issue de cette réunion entre le personnel de l’association, les parents et les enfants était authentique, étant donné que devant la Grande Chambre, ce rapport a été vivement contesté par les requérants, qui ont produit un rapport de police attestant que trois représentants de l’association avaient dû fournir des échantillons de leur signature et que le document portait des signatures différentes, qui avaient toutes les trois été inscrites de la même main. De plus, le document présentait apparemment des incohérences textuelles, sous la forme d’ajouts et de ratures, ce que la Cour n’a pas pu vérifier (paragraphe 14 de l’arrêt). Que les autorités bulgares aient ou non eu connaissance d’emblée de cette falsification alléguée, il nous apparaît avec évidence que la falsification du document a été évoquée par les requérants devant la Grande Chambre sans que le Gouvernement défendeur apporte la moindre réponse à ce sujet. Ce point, conjugué au fait que l’association s’est réunie avec des représentants des différentes autorités impliquées, y compris l’ANPE, du 23 au 26 janvier 2013 et a ensuite rédigé un rapport très critique sur la narration des faits livrée par les parents, avant de transmettre ce rapport au tribunal pour mineurs italien (lequel le rejeta plus tard sur le fondement d’une expertise), témoigne du rôle central joué par cette association dans l’instauration d’une atmosphère de conflit qui n’était pas propice à l’ouverture d’investigations effectives.
33. L’une des insuffisances les plus graves – qui, selon nous, a certainement entravé la capacité de l’enquête à établir les faits, et qui a constitué un facteur important dans le constat de violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 3 – réside dans l’absence de toute audition officielle des requérants (paragraphes 214-218 de l’arrêt). Outre l’obligation susmentionnée d’apporter assistance et soutien aux enfants victimes afin de recueillir leur déposition, le droit des enfants à être entendus est inscrit dans plusieurs textes internationaux, dont certains sont expressément cités dans le présent arrêt (voir aussi les Lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants, lignes directrices 58, 70 et 73, ainsi que le rapport explicatif sur ces Lignes directrices, et particulièrement le paragraphe 102 ; voir aussi, de la même manière, l’Observation générale no 12 du Comité des droits de l’enfant des Nations unies, § 132, et les Lignes directrices de l’Organisation des Nations Unies en matière de justice dans les affaires impliquant les enfants victimes et témoins d’actes criminels, articles 20 et 21). Tous ces documents insistent fortement sur l’importance cruciale d’attacher un poids adéquat aux opinions de l’enfant victime d’un abus, ce que les autorités de l’État défendeur n’ont pas fait. De même, ces textes soulignent l’importance de l’obligation supplémentaire d’informer rapidement les enfants victimes ainsi que leurs parents et leurs représentants légaux de l’avancée de leur affaire, obligation qui a aussi été totalement méconnue dans les circonstances de l’espèce (paragraphe 208 de l’arrêt).
34. Nous souhaitons de plus noter que l’arrêt (paragraphe 215) mentionne le fait que les autorités bulgares se sont désintéressées des enfants au point de ne pas prendre contact avec eux. Les meilleures pratiques ne s’accompagnent pas de l’interdiction absolue de conduire de multiples auditions des victimes si ces auditions sont nécessaires (paragraphe 216 de l’arrêt). Dans le cas d’espèce, rien ne justifiait d’omettre complètement d’entendre les enfants, et aucun des documents versés au dossier n’étaye le souhait allégué des autorités bulgares d’éviter le traumatisme associé à une réitération des auditions. Nous estimons que dans les affaires transnationales d’abus d’enfant, il est souvent nécessaire de procéder à des auditions supplémentaires, surtout lorsque l’État de résidence n’a pas été capable d’ouvrir une enquête pénale officielle. Dans la présente affaire, la procureure pour mineurs en Italie a clairement indiqué qu’aucune autre audition n’avait été effectuée afin de ne pas empiéter sur la compétence des autorités bulgares (paragraphes 92 et 216 de l’arrêt).
35. La détermination des autorités bulgares à éviter tout contact avec les enfants ayant signalé l’abus est allée encore plus loin, puisque les autorités n’ont même pas demandé à consulter les enregistrements vidéo de leurs dépositions et qu’elles n’ont même pas envisagé la possibilité d’entendre au moins leurs parents, qui s’étaient aussi (en particulier le père) positionnés en qualité de plaignants, ni d’entendre les professionnels (les psychologues, la procureure ou les policiers) qui avaient recueilli la déposition des enfants. En particulier, nous estimons que dans les circonstances de la présente espèce, l’audition des parents et des psychologues aurait constitué un moyen précieux, quoiqu’indirect, d’établir certains faits ; de plus, le recueil de ce type de preuves indirectes constitue une pratique courante dans les affaires de ce genre.
36. En outre, il ressort du dossier que, si certains experts ont pris part aux auditions des enfants à l’orphelinat (lesquelles, à bien d’autres égards, n’étaient pas conformes aux règles applicables à ce type d’auditions – paragraphe 211 de l’arrêt), dans le cadre des investigations les dépositions des requérants n’ont pas été examinées par des professionnels (par exemple, un psychologue ou un médecin ayant l’expérience des auditions d’enfants) ce qui aurait permis d’obtenir une appréciation pluridisciplinaire de certaines incohérences alléguées ; par conséquent, la motivation du procureur bulgare mentionnée ci-dessus (§ 31 de cette opinion) contient une analyse psychologique qui n’est pas fondée sur un avis d’expert. Cela nous paraît incompatible avec le standard applicable aux enquêtes sur les abus sur enfant qui découle de l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, l’article 35 § 1 c) de la Convention de Lanzarote et les lignes directrices 64 et suivantes des Lignes directrices sur une justice adaptée aux enfants, qui préconisent l’intervention de professionnels pour la conduite des auditions des enfants et leur traitement). Le rôle joué par l’ANPE ne saurait être considéré comme pouvant se substituer à l’intervention de professionnels indépendants dans l’appréciation de la crédibilité des victimes ; par ailleurs, l’absence d’objectivité de cette agence dans cette affaire a déjà été mentionnée (voir le paragraphe 31 de cette opinion et le paragraphe 224 de l’arrêt).
37. À notre avis, une dernière remarque s’impose concernant l’idée selon laquelle les faits relevaient d’un « simple » phénomène de sexualisation précoce provoqué par la cohabitation d’enfants dans un orphelinat. Si l’on suit cette idée, il en résulterait qu’il n’était pas nécessaire d’enquêter puisque seuls des mineurs étaient responsables des contacts sexuels et qu’aucune responsabilité pénale ne pouvait leur être attribuée. Premièrement, nous notons une fois de plus qu’il s’agit là de la théorie avancée par l’association qui a servi d’intermédiaire dans l’adoption. Deuxièmement, même lorsque les faits ont été révélés pour la première fois, il y a eu des signalements de contacts sexuels violents dont des mineurs avaient pris l’initiative. À cet égard, nous devons indiquer que les instruments internationaux pertinents (paragraphes 124 et 220 de l’arrêt) considèrent aussi la violence qui est infligée par des pairs comme de la violence contre des mineurs, et que dans ce cas, la responsabilité pénale des enfants violents n’est pas mise en cause, mais les personnes qui sont chargées de les surveiller et d’organiser le fonctionnement de la prise en charge hors du milieu familial se voient pénalement reprocher de ne pas avoir adopté de mesures qui auraient permis d’empêcher pareil comportement. Ce point garde à notre avis toute sa pertinence également sous l’angle de l’article 3 de la Convention, dans le contexte des instruments internationaux qui considèrent ces abus entre pairs non comme une conséquence « naturelle » et acceptable de la prise en charge hors du milieu familial, mais comme un phénomène inquiétant qui doit être enrayé, et qui attribuent de vastes responsabilités à cet égard aux éducateurs, aux psychologues et aux travailleurs sociaux. Il est selon nous très significatif que la Convention de Lanzarote oblige les États à permettre que la personne morale puisse être tenue pour responsable (article 26 de la Convention de Lanzarote), ce qui pourrait se produire lorsque des entités responsables de la prise en charge des enfants tirent un bénéfice des économies qu’elles réalisent sur les dépenses de personnel et de matériel en supprimant ou en allégeant la surveillance des enfants et le soutien et l’accompagnement éducatif/psychologique. Ainsi, le droit international exige, dans la mesure où un placement à long terme hors du milieu familial est nécessaire, qu’il soit mis en place d’une manière à assurer la pleine protection de l’intérêt supérieur des enfants, y compris en relation avec leurs pairs.
IV. Conclusion
38. En résumé, nous nous rallions sans réserve aux conclusions rendues dans l’arrêt ainsi qu’à sa motivation. Nous considérons néanmoins qu’il est crucial de souligner l’importance du contexte s’agissant de la prise en charge des enfants hors du milieu familial, de la relation entre droits de l’homme et instruments internationaux concernant les abus sur enfant, ainsi que des enquêtes effectives sur ces abus. Ce faisant, nous sommes certains que les multiples insuffisances qui ont émaillé la procédure interne pourront être évitées dans les futurs cas d’abus sur enfant, lesquels demeurent, sous leurs différentes formes, un fléau répandu. La Convention oblige les États à prendre les devants pour recueillir toutes les preuves pertinentes, à prendre au sérieux la voix et les opinions des victimes et à habiliter les professionnels de la médecine, de la psychologie, de l’éducation et des sciences sociales à aider les enfants à parler librement.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE
DU JUGE SERGHIDES
(Traduction)
Non seulement la Convention évolue, mais c’est aussi le cas de l’environnement dans lequel elle évolue
1. La présente affaire porte sur le manquement de l’État défendeur à l’obligation procédurale que lui imposait l’article 3 de la Convention de mener une enquête effective sur les allégations d’abus sexuels sur enfants qui avaient été formulées par les requérants. Au moment des abus sexuels allégués, les requérants étaient des enfants qui résidaient dans un orphelinat bulgare dans lequel l’État défendeur les avait placés et où ils vécurent jusqu’à leur adoption, en juin 2012, et leur départ pour l’Italie. Les parents adoptifs des requérants rapportèrent ces allégations aux autorités bulgares compétentes après l’arrivée des intéressés en Italie. Même si l’État défendeur a ouvert une enquête, l’arrêt confirme à juste titre que les mesures prises n’ont pas présenté le niveau d’effectivité requis de la part des États parties aux fins du respect des obligations procédurales leur incombant en vertu de l’article 3. En particulier, l’État défendeur s’est abstenu de suivre des pistes d’enquête qui auraient pu se révéler pertinentes dans les circonstances de l’espèce (paragraphes 212-228 du présent arrêt).
2. Je suis d’accord avec le point 3 du dispositif de l’arrêt, qui conclut à une violation de l’article 3 de la Convention en son volet procédural, de même qu’avec tous les autres points du dispositif. La présente opinion en partie concordante a pour objectif de clarifier et de développer la question des relations harmonieuses entre l’interprétation et l’application de la Convention, d’une part, et d’autres traités du Conseil de l’Europe, comme la Convention du Conseil de l’Europe de 2007 sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (« la Convention de Lanzarote »), ainsi que d’autres traités internationaux, comme la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant de 1989, d’autre part. En l’espèce, pour interpréter et appliquer l’article 3 de la Convention et conclure à une violation de cette disposition, la Cour a pris en compte les normes énoncées dans les deux traités susmentionnés, et en particulier la Convention de Lanzarote, ainsi que dans d’autres instruments internationaux cités dans l’arrêt. Je tiens toutefois à souligner que ces traités doivent être envisagés comme faisant partie intégrante de l’environnement même dans lequel évoluent les dispositions de la Convention, en l’espèce l’article 3, et que cet environnement évolue lui aussi. Cette unité d’environnement dans laquelle la Convention cohabite avec d’autres traités peut également s’expliquer par le fait que la Convention s’inscrit dans le droit international[4] et que le droit international n’est pas fragmenté.
3. Peter Steven a dit que la nature de l’espace n’était pas une sorte de vide ou de rien, mais qu’elle présentait elle-même une structure qui influençait la forme de toute chose existante[5]. Selon lui, il y a une interrelation entre les êtres vivants et leur environnement ; par exemple, un oiseau subit l’effet de l’air dans lequel il s’envole et un poisson celui de l’eau dans laquelle il nage. Par analogie, comme toutes les choses vivantes, la Convention, qui est un instrument vivant, reçoit l’effet de l’environnement dans lequel elle s’épanouit. L’espace, ou l’environnement[6], de la Convention n’est ni vide ni statique, pas plus qu’il n’existe dans le vide, mais il dispose au contraire de sa structure, de sa dynamique et de sa vie propres, qui reposent en particulier sur le but premier de la Convention, à savoir la protection effective des droits de l’homme, but que l’environnement de la Convention contribue lui aussi à atteindre. De fait, l’environnement de la Convention s’inscrit dans le contexte et dans le cadre foisonnants des développements juridiques que connaissent le droit international et le droit constitutionnel des États européens et surtout, la Convention y coexiste avec d’autres traités du Conseil de l’Europe plus récents qui garantissent des droits humains spécifiques à la lumière des conditions actuelles et des besoins modernes de protection des droits de l’homme. Pour rappel, l’idée avancée est que, à l’instar de la Convention, son environnement évolue lui aussi et il influence toutes les dispositions de la Convention ainsi que leurs relations avec les conditions de la vie réelle, et renforce ainsi le but premier de la Convention.
4. La présente affaire illustre les relations réciproques qui existent a) entre la Convention et un autre traité du conseil de l’Europe, à savoir la Convention de Lanzarote, et b) entre la Convention et un autre traité international, à savoir la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant de 1989. Les rédacteurs de la Convention de Lanzarote et de ladite Convention des Nations unies avaient à l’esprit les normes établies par la jurisprudence de la Cour relativement aux violences à l’égard des enfants, et en particulier à l’obligation procédurale de mener une enquête effective (paragraphe 214 de l’arrêt). À son tour, dans son interprétation de l’article 3 de la Convention, le présent arrêt s’appuie sur la Convention de Lanzarote et sur la convention des Nations unies en question pour éclairer les attentes concernant les obligations procédurales s’imposant aux États, dans une relation harmonieuse à la faveur de laquelle un instrument international influe sur l’interprétation d’un autre. À mesure que les normes du droit international évoluent, s’affinent et progressent et que les États membres du Conseil de l’Europe ratifient de nouveaux traités, la Convention avance elle aussi dans un mouvement synchrone. Pour autant, la Convention reste ferme et inébranlable sur les valeurs essentielles et sur les principes centraux du Conseil de l’Europe, face aux vents changeants qui risquent d’éroder son essence même.
5. Le principe de l’effectivité, qui sous-tend toutes les dispositions de la Convention, n’autorise pas une interprétation qui aille à l’encontre du libellé d’une disposition de la Convention, mais vise au contraire à lui donner plein effet ; parallèlement, ce principe a pour objectif de concrétiser et de réaliser l’objet et le but de la disposition concernée de la Convention ; de plus, il requiert qu’autant que possible la Convention soit interprétée à la lumière des normes de protection des droits de l’homme qui se trouvent énoncées dans d’autres traités du Conseil de l’Europe et dans d’autres instruments internationaux de protection des droits de l’homme, dans une harmonie extérieure avec ces normes. Ainsi, la Convention tend vers son but de réaliser une unité plus étroite entre les états membres et de faire avancer le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales, comme proclamé dans son préambule.
6. Cette fonction du principe d’effectivité, qui s’applique à chaque traité, est particulièrement pertinente s’agissant de la Convention. Le but du Conseil de l’Europe est de préserver les trois piliers de la justice en Europe : l’état de droit, la démocratie et les droits de l’homme. Bien que la Cour dispose d’une compétence indépendante sur l’interprétation et l’évolution de la Convention, elle s’inscrit dans le cadre plus vaste du Conseil de l’Europe, et il serait par conséquent contraire aux valeurs démocratiques de l’institution que la Convention n’évolue pas de conserve avec les autres traités adoptés par les quarante-sept États membres. Un organe du Conseil ne peut pas s’engager dans une direction différente des autres, surtout à la lumière de la doctrine de l’instrument vivant, qui veut que la Convention soit en constante évolution afin de représenter les standards modernes de la société et d’y répondre, et de conserver toujours son effectivité au fil du temps.
7. En conclusion, bien que la Cour soit investie de l’autorité ultime s’agissant de l’interprétation et de l’application de la Convention, elle n’en ignore pas pour autant l’environnement dans lequel la Convention opère, qui évolue lui aussi. De plus, les traités et les instruments internationaux pertinents, et en particulier les autres traités et instruments du Conseil de l’Europe, doivent être perçus comme faisant partie de ce même environnement, dans lequel la Convention coopère avec eux à la faveur d’une relation coévolutionnaire.
OPINION en partie concordante et en partie dissidente commune aux JUGES SPANO, KJØLBRO, LEMMENS, GROZEV, VEHABOVIĆ, RANZONI, EICKE et PACZOLAY
(Traduction)
I. Introduction
1. Il s’agit d’une bien triste affaire, qui concerne trois enfants qui avaient été abandonnés par leur mère dans un orphelinat et auxquels une adoption par une famille italienne avait donné l’espoir d’une vie meilleure. Ces requérants comptent parmi les plus vulnérables qui aient saisi cette Cour, et leur intérêt supérieur devait éclairer non seulement la conduite des autorités nationales de leur pays d’origine comme de leur pays d’adoption, mais aussi l’approche retenue par la Cour.
2. Malheureusement, à notre avis, dans sa volonté de répondre à la triste histoire des requérants, la majorité dans cet arrêt a outrepassé les limites du rôle qui sied à cette Cour et elle a engendré ce faisant une incertitude concernant l’étendue de la protection qui est offerte et requise au titre de l’article 8, tant dans un contexte national que devant cette Cour. Une incertitude qui pourrait bien nuire à la protection, garantie par la Convention, du droit au respect de la vie privée contre une surveillance et des investigations déraisonnables. Paradoxalement, elle pourrait même menacer l’intérêt supérieur d’autres enfants qui se trouvent dans une situation de vulnérabilité similaire, en encourageant des mesures d’enquête excessivement intrusives et en fin de compte pas fiables. En réalité, nous ne trouvons pas grand-chose à redire à la motivation et à la conclusion exposées dans l’arrêt que la chambre avait adopté à l’unanimité le 17 janvier 2019. Comme nos collègues de la chambre, nous sommes parvenus à la conclusion claire que rien dans cette affaire ne permet de considérer que les autorités bulgares ont manqué à leur obligation procédurale de mener une enquête effective sur les allégations des requérants (§ 106 de l’arrêt de la chambre). En tant que Cour, cela nous place naturellement dans une position inconfortable et peu enviable : le présent arrêt n’a recueilli le soutien que de la part de neuf des vingt-trois juges de cette Cour qui ont examiné cette requête ; ce facteur aurait dû sonner comme un avertissement pour la Grande Chambre.
3. Cela étant, en réalité, pour une grande part, cet arrêt reflète en substance les principes appliqués par la chambre, auxquels nous souscrivons. Nous pensons nous aussi que dans cette affaire, il n’y a pas eu violation de l’article 3 en son volet matériel, ni concernant l’obligation de mettre en place un cadre législatif et réglementaire approprié (§ 196) ni concernant l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives (ce que l’on appelle le critère Osman, § 199). Nous nous rallions aussi en général aux principes généraux exposés aux paragraphes 184‑192 concernant l’obligation procédurale, découlant de l’article 3, de mener une enquête effective.
4. Là où nous prenons nos distances avec la majorité, c’est au sujet de l’application de ces principes aux faits de la cause, en particulier concernant l’appréciation « de l’effectivité » des enquêtes qui ont été menées par les autorités bulgares, ainsi que de l’interprétation que fait la majorité des dispositions pertinentes de la Convention de Lanzarote et du poids qu’elle attache à ces dispositions, en particulier aux paragraphes 200-228 de l’arrêt.
II. La Convention de Lanzarote
5. Loin de nous l’idée de dire que nous considérons que la Convention de Lanzarote est dénuée d’importance, voire de pertinence. Bien au contraire, nous reconnaissons expressément la valeur des standards qui sont énoncés dans la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (« la Convention de Lanzarote »), qui sont le fruit de négociations minutieuses entre les Parties contractantes, de même que nous reconnaissons le travail effectué par le Comité des Parties à la Convention de Lanzarote, établi au titre du chapitre X (« Mécanisme de suivi ») de la Convention, qui est chargé de veiller à la mise en œuvre effective de la Convention de Lanzarote par les Parties et d’identifier les bonnes pratiques, en particulier par des activités d’amélioration des capacités. Ils forment une part importante du cadre plus vaste de protection des droits de l’homme instauré par le Conseil de l’Europe.
6. Cela étant, il est tout aussi important de noter que, d’un côté, la Convention de Lanzarote, contrairement à la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine (la Convention d’Oviedo ; article 29), par exemple, ne confère aucun rôle à la Cour, que ce soit pour l’interprétation de ses dispositions ou pour l’application de ses standards ; et que d’un autre côté, la Cour elle-même a toujours, à juste titre, souligné que sa mission consistait à interpréter et à appliquer les droits protégés par et en vertu de la Convention et ses Protocoles. Si, ce faisant, la Cour se fonde sur le caractère « vivant » de la Convention, à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles, notamment en tenant compte de l’évolution des normes de droit national et international, elle tend aussi vers une interprétation harmonieuse de la Convention avec d’autres instruments de droit international (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §§ 67 et 68, CEDH 2008, et S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, § 290, 25 juin 2020) ; la Convention elle‑même demeure toutefois toujours au centre de son attention.
7. Dans son appréciation de l’« effectivité » des enquêtes menées par les autorités bulgares, la majorité s’appuie beaucoup sur les articles 11‑14 (« Mesures de protection et assistance aux victimes »), 30-36 (« Enquêtes, poursuites et droit procédural ») et 38 (« Principes généraux et mesures de coopération internationale ») de la Convention de Lanzarote. Nous ne pensons pas que ces dispositions soient en mesure de supporter le poids que la majorité cherche à leur attacher aux fins de donner du contenu à l’obligation d’enquêter découlant de l’article 3. Cela étant, nous admettons qu’elles sont pertinentes lorsqu’il s’agit de parvenir à l’interprétation harmonieuse, susmentionnée, de la Convention en général, et de l’article 3 en particulier, mais nous estimons qu’il importe, lorsqu’on les invoque dans ce but, de prêter une grande attention aux termes dans lesquels ces dispositions sont libellées et au contexte qui a présidé à leur adoption.
8. À cet égard, la première chose à noter est que ces dispositions ne sont pas rédigées sous une forme qui envisage ou anticipe une application ou des effets directs. Elles sont délibérément formulées en termes programmatiques et ressemblent à une loi-cadre conçue pour aboutir à la création d’un cadre législatif et administratif approprié. Après tout, la grande majorité d’entre elles commencent par les mots « [c]haque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour (...) » ou « [c]haque Partie établit (...) ». Cependant, s’il s’agit là de leur objectif primaire, celui-ci complète l’une des obligations matérielles qui découlent de l’article 3 selon la jurisprudence de la Cour : une obligation matérielle dont nous estimons tous qu’elle a été honorée dans la présente affaire. En fait, nous observons que le présent arrêt parvient à aboutir à cette conclusion sans renvoyer une seule fois à la Convention de Lanzarote ; un constat qui sert à démontrer la complémentarité naturelle entre ces deux instruments.
9. Nous notons de plus que cette complémentarité est également reconnue dans le rapport explicatif de la Convention de Lanzarote, lequel affirme expressément que les mesures prises sont « sans préjudice des obligations positives qui incombent aux États pour la sauvegarde des droits reconnus par la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales » (rapport explicatif, § 36). La Convention de Lanzarote elle-même voit dans la Convention européenne des droits de l’homme une limite expresse aux mesures qui pourraient être prises en conformité avec elle. à titre d’exemple, l’article 30 § 4 de la Convention de Lanzarote indique clairement (et son rapport explicatif réaffirme aux paragraphes 213, 216 (article 30) et 226 (article 31)) que « [c]haque Partie veille à ce que les mesures adoptées conformément au présent chapitre ne portent pas préjudice aux droits de la défense et aux exigences d’un procès équitable et impartial, conformément à l’article 6 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ». Nous souhaiterions ajouter que cela doit également valoir pour les droits protégés par l’article 8 de la Convention.
10. Ce dernier point revêt naturellement une pertinence particulière dans le contexte de la référence que fait la majorité à l’article 30 § 5 de la Convention de Lanzarote (§§ 213-215). L’article 30 § 5, alinéa premier, dispose que « [c]haque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour, conformément aux principes fondamentaux de son droit interne : garantir des enquêtes et des poursuites efficaces des infractions établies conformément à la présente Convention, permettant, s’il y a lieu, la possibilité de mener des enquêtes discrètes ». Ainsi, non seulement cette disposition prévoyant des mesures discrètes invite à instaurer un cadre législatif et administratif approprié destiné à permettre l’adoption de pareilles mesures (au lieu d’en poser l’exigence), mais l’obligation requise par cette disposition fait également l’objet de deux réserves très importantes : 1) elle doit être imposée « conformément aux principes fondamentaux de son droit interne » et 2) elle doit être déployée « s’il y a lieu ». Le rapport explicatif de la Convention de Lanzarote (§ 217) souligne là encore expressément ce point :
« Il appartient aux Parties de décider quand et dans quelles circonstances de telles méthodes d’investigation seraient permises, en prenant en compte entre autres le principe de la proportionnalité des moyens de preuves au regard de la nature et de la gravité des infractions dont il s’agit d’établir l’existence. »
11. Dans la présente affaire, il ne fait naturellement aucun doute que le droit bulgare prévoit le recours à des mesures discrètes (voir, entre autres, les sections V et VIII du code de procédure pénale bulgare) mais, à juste titre à notre avis, il les soumet à des garanties appropriées (y compris la nécessité d’une autorisation judiciaire préalable). La seule question qui préoccupe la majorité est celle de savoir si un recours à ces mesures aurait dû être envisagé dans la présente affaire. La majorité affirme au paragraphe 221 (sans se livrer à une analyse poussée) qu’« en l’espèce, de telles mesures apparaissent comme appropriées et proportionnées », mais si elle le dit, c’est finalement au motif que cela « aurait pu permettre d’obtenir, sinon la preuve des abus qui auraient été commis sur les requérants plusieurs mois auparavant, du moins des indices concernant la commission de tels abus sur d’autres enfants » (§ 223).
12. En désaccord fondamental avec la majorité, nous ne pensons pas qu’il était juste ou approprié de parvenir à cette conclusion en l’espèce. En effet, 1) même si l’on suit le raisonnement de la majorité, cela n’aurait ni servi les requérants ni approfondi l’enquête sur les abus qu’ils disaient avoir subis, et 2) cette conclusion laisse complètement de côté les garanties qui sont préconisées à juste titre par la Convention de Lanzarote et décrites dans son rapport explicatif, mais qui sont aussi, naturellement, inhérentes aux droits que la Convention garantit à toute cible éventuelle de ces mesures discrètes. Par ailleurs, pour les raisons que nous évoquerons ci-après, au vu des circonstances concrètes de la présente espèce, nous ne pensons pas non plus, contrairement à la majorité, que le fait que « les requérants avaient allégué qu’un réseau organisé était en cause et que des individus identifiables avaient été désignés » était de nature à fournir une base suffisante pour l’adoption de pareilles mesures.
III. L’« effectivité » des enquêtes
13. Le paragraphe 186 de l’arrêt délimite avec clarté et justesse le rôle de la Cour dans l’appréciation de l’effectivité d’une enquête interne en vertu de l’article 3 en exposant que « l’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat » ; qu’« [il] n’existe pas un droit absolu à obtenir l’ouverture de poursuites contre une personne donnée, ou la condamnation de celle-ci, lorsqu’il n’y a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes » et qu’« [il] n’appartient au demeurant pas à la Cour de se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête ; elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur la responsabilité pénale de l’agresseur présumé ».
14. De plus, au paragraphe 184, l’arrêt souligne à juste titre que l’obligation de mener une « enquête effective » n’entre en jeu que « lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à [l’article 3] ».
15. La nature de l’allégation et la qualité des preuves sur lesquelles elle se fonde revêtent par conséquent une importance fondamentale à la fois pour son caractère défendable (et par conséquent pour son aptitude à faire entrer en jeu l’obligation d’enquêter découlant de l’article 3) ainsi que pour toute appréciation ultérieure du caractère effectif de l’enquête y relative. La majorité évite toutefois de procéder à un examen détaillé ou minutieux des allégations sous-jacentes et des éléments de preuve sur lesquels elles reposent en faisant « [a]bstraction (...) de la question de savoir si les premiers signalements effectués auprès des autorités bulgares étaient suffisamment détaillés » et en s’appuyant sur une assertion d’ordre général exposant que les allégations avaient été jugées crédibles par les autorités italiennes, lesquelles ont transmis des éléments plus circonstanciés « dès le mois de février 2013 » (§ 200). Ces assertions appellent quelques explications, d’autant plus que la majorité finit par critiquer les autorités bulgares non seulement pour les mesures prises après cette date (pour autant que l’on peut s’y fier), mais aussi pour leur comportement avant cette date.
16. Lorsque l’on se penche sur la date mentionnée (février 2013), il y a lieu de noter premièrement qu’elle intervient après que l’Agence nationale (bulgare) pour la protection de l’enfance (l’« ANPE ») eut conclu sa première investigation détaillée et pluridisciplinaire (14-15 janvier et 18‑24 janvier 2013 ; voir les §§ 54 et 58) motivée par les articles qui étaient parus dans la presse italienne et bulgare, et après que le parquet régional de Veliko Tarnovo eut ouvert, le 28 janvier 2013, un premier dossier d’enquête préliminaire (pénale) au sujet des constats de l’ANPE (référence 222/2013 ; § 60). Cette enquête a été ouverte d’office et la seule preuve disponible a été obtenue par le ministère de la Justice bulgare qui avait pris contact avec l’association Amici dei Bambini (« AiBi »), laquelle avait été mentionnée dans l’article de presse et lui avait communiqué ses deux rapports des 27 septembre et 3 octobre 2012.
17. Deuxièmement, il y a lieu de noter que l’assertion de la majorité semble se référer à la requête, adressée par le parquet de Milan à l’ambassade de Bulgarie à Rome, « de saisir les autorités locales compétentes afin d’évaluer le bien-fondé des allégations en question » (§ 65), qui a été reçue par le parquet régional de Veliko Tarnovo en février 2013. Cette requête était accompagnée du procès-verbal des appels passés par le père des requérants à Telefono Azzurro, d’une plainte déposée par le père en date du 28 novembre 2012 « exposant les allégations des intéressés », ainsi que du rapport établi par les psychologues du centre de thérapie relationnelle (« CTR ») daté du 31 octobre 2012, mais elle ne donnait aucune indication au sujet de la « crédibilité » des différentes allégations formulées par le père des requérants. Néanmoins, et bien qu’une enquête fût déjà en cours, le parquet ouvrit en réponse une nouvelle enquête (sous la référence 473/2013).
18. Le « grief » tel qu’il est parvenu aux autorités bulgares – que ce fût celui émanant du père (de novembre 2012), celui rapporté par la presse italienne et bulgare (11 janvier 2013) ou celui communiqué par les autorités italiennes (à partir de février 2013) – pose une difficulté plus profonde, qui doit à notre avis être prise en compte dans toute appréciation de l’effectivité des investigations menées sur ces allégations. Cette difficulté tient à la nature et à la « crédibilité » des différents éléments de ce grief.
19. Il ressort clairement des éléments dont dispose la Cour que les allégations formulées par les requérants et/ou leur père comportaient au moins deux éléments distincts. Le premier élément est celui du comportement sexuel inapproprié entre les enfants à l’orphelinat et de la possibilité d’un abus que d’autres enfants auraient fait subir aux requérants (ou à certains d’entre eux) ; le second élément est celui des abus sexuels que les enfants auraient subis de la part des adultes auxquels ils avaient été confiés à l’orphelinat et/ou de leurs complices et prestataires. L’examen de la crédibilité de ces différents composants du « grief » tel qu’il est parvenu aux autorités bulgares requiert inévitablement d’analyser scrupuleusement la manière dont les allégations des requérants ont été présentées aux autorités italiennes et dont celles-ci ont enquêté à leur sujet, et aussi la manière dont ces allégations ont été communiquées aux autorités bulgares. Après tout, la réponse des autorités bulgares – surtout dans le contexte de l’entraide judiciaire internationale – ne peut être appréciée (et finalement) jugée que par référence à la nature et à la qualité des informations/des preuves que leur ont fournies les autorités de l’État de résidence des victimes alléguées. Or la majorité s’est complètement abstenue d’entreprendre pareille analyse.
20. Au vu des éléments tels que résumés dans l’arrêt, et bien entendu sans avoir entendu la thèse du gouvernement italien, il nous apparaît clairement que la manière dont les allégations des requérants se sont fait jour et dont les autorités italiennes ont enquêté à leur sujet a été entachée de graves déficiences qui ont contaminé (faute d’un meilleur verbe) la réaction des autorités bulgares. Les faits en cause sont les suivants :
a) Les allégations initiales de septembre/octobre 2012, que les requérants semblent avoir formulées assez spontanément, portaient uniquement sur un comportement sexuel inapproprié entre les membres de la fratrie et entre d’autres enfants à l’orphelinat (§§ 19-28) ;
b) le premier entretien avec les requérants, en octobre 2012, qui fit certes l’objet d’un enregistrement vidéo, n’a pas été mené par les autorités italiennes compétentes ou pour leur compte (en fait, le père des requérants avait décidé de ne pas s’adresser aux autorités ; § 38), ni dans des locaux conçus ou adaptés à cette fin, ni par des professionnels formés à la conduite de ces entretiens d’enquête. Il apparaît en réalité que les requérants ont été entendus dans un centre thérapeutique et que, si les psychologues qui les ont interrogés étaient spécialisés dans les affaires d’abus sur mineurs (§ 15), leur rôle était au mieux un rôle mixte de conseil/enquête. En fait, il est apparu clairement lorsqu’ils ont comparu devant la Grande Chambre en qualité de membres de l’équipe des conseillers des requérants et qu’ils ont tenté de répondre aux questions posées par les juges que leur rôle n’était à l’évidence ni distancié ni indépendant [7] ;
c) Concernant ce premier entretien, l’arrêt relève que le premier requérant « éprouvait des difficultés à s’exprimer en italien et demanda que son père adoptif assistât à l’entretien. Celui-ci aida l’enfant à expliquer ce qu’il voulait dire » (§ 18). Le rôle du père, qui, à l’évidence, parlait peu ou ne parlait pas du tout le bulgare et dont la nature de l’aide pour la « traduction » à l’intention des requérants est obscure, occupe par conséquent une place assez centrale dans les allégations telles qu’elles ont été formulées.
d) Il est donc pertinent que ce fût également le père auquel ou par lequel les allégations d’abus sexuels qui auraient été commis par des adultes ont été communiquées pour la première fois, dans un premier temps eu égard à ce qui s’était passé à la « discothèque ». Ce n’est que lorsque les requérants ont dû répondre à des questions orientées concernant « ce que faisaient « les grandes personnes » à l’orphelinat » (§ 32) qu’ils ont commencé à parler d’un comportement sexuel inapproprié de la part d’adultes. Cependant, comme l’observe l’arrêt au paragraphe 33, c’était « [l]e père des requérants [qui] dit alors que N., qu’il pensait être l’un des employés de l’orphelinat, avait d’abord abusé du premier requérant, puis d’autres enfants, et que d’autres adultes étaient également impliqués selon lui ». Ce n’est qu’ensuite que le premier requérant a désigné les adultes K., Da., O. et P. ;
e) Entre aussi toutefois dans le contexte pertinent tel que communiqué aux autorités bulgares, et donc tel que connu d’elles, le fait que dès que les parents adoptifs ont eu connaissance des allégations de comportement sexuel inapproprié entre les enfants, leur réaction instantanée a été de menacer le premier requérant de le renvoyer en Bulgarie. Ce fait a été consigné pour la première fois dans le rapport établi à l’issue d’une entrevue qui avait eu lieu le 2 octobre 2012 entre les requérants et une psychologue ainsi qu’une pédagogue (§ 14). Si l’authenticité de cette mention a été contestée pendant la procédure devant la Grande Chambre, elle ne l’a jamais été devant les autorités bulgares (ni devant la chambre de cette Cour) et elle a été communiquée officiellement aux autorités bulgares en janvier/février 2013. La réaction des parents a également été confirmée par une représentante de la Commission italienne pour les adoptions internationales (CAI), qui, d’après le procès-verbal, aurait dit que les parents adoptifs avaient émis cette hypothèse dans un moment de panique face à la gravité des faits révélés (§ 62). Cela concorde naturellement avec les informations communiquées par l’orphelinat lui-même au cours de la première enquête menée par l’ANPE, selon lesquelles « l’intention de la famille italienne (...) était d’adopter deux filles. Elle a fait une concession en prenant aussi le frère de onze ans », ainsi qu’avec la déclaration de la psychologue de l’orphelinat, enregistrée dans le rapport de police du 5 juin 2013, selon laquelle « au moment des premières rencontres avec les futurs parents adoptifs, le premier requérant avait été chagriné par le fait que ceux‑ci auraient davantage prêté attention à ses sœurs » (§ 72) ;
f) Toutes les allégations ultérieures et tous les détails (de plus en plus riches) à propos des abus sexuels présumés qu’auraient subis les requérants (ainsi que d’autres enfants à l’orphelinat) de la part d’adultes sont également provenus du père ou des parents des requérants (voir, par exemple, la plainte adressée le 22 novembre 2012 à la CAI (§ 45), la lettre envoyée par le père à Telefono Azzurro le 1er décembre 2012 (§§ 46-47), ainsi que la plainte déposée à la police italienne le 21 décembre 2012 (§ 48)) ;
g) Même lorsqu’ils ont été entendus par la procureure pour mineurs, en présence d’une psychologue, le 8 avril 2013, le premier requérant comme la deuxième requérante « [avaient un] niveau d’italien (...) encore assez limité et (...) les personnes qui les ont interrogés ont dû leur expliquer la signification de certains mots, tels que « déshabiller » ou « seins », qui étaient contenus dans leurs questions » (§ 83). Point important, même à ce moment-là, « [i]ls ne parlèrent pas spontanément des allégations d’abus sexuels ». Ils n’en firent part que lorsque la procureure leur posa des questions directes et orientées à propos du comportement inapproprié qu’ils avaient eu et/ou des aspects qu’ils avaient mentionnés en octobre 2012, et la déclaration du premier requérant contenait un certain nombre de contradictions (§§ 84-87) ; et
h) Pendant cette même entrevue, « [e]n réponse à plusieurs questions », la deuxième requérante confirma qu’elle n’avait jamais vu d’adulte nu, qu’aucun adulte ne l’avait touchée et qu’elle n’avait jamais été prise en photo (§ 90).
21. Au vu de ce qui précède, nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’en réalité, toute preuve d’abus sexuel allégué qui aurait été subi par les requérants, certainement pour autant qu’elle concerne les abus prétendument perpétrés par des adultes, a été contaminée par la manière dont les parents, les psychologues et les autorités (pour autant qu’elles sont intervenues) ont traité les allégations initiales des requérants en Italie. Cela étant, nous pensons nous aussi que les autorités bulgares se sont trouvées face à des allégations « défendables » de comportement sexuel inapproprié entre enfants à l’orphelinat et d’abus sexuels éventuels commis par d’autres enfants sur certains des requérants.
22. Lorsque l’on examine, sous l’angle de l’article 3, si ces allégations ont fait l’objet d’une enquête appropriée, prompte et indépendante qui a appliqué les principes généraux énumérés ci-dessus, force est de conclure que tel a été le cas. Après tout, avant toute notification officielle de la part des autorités italiennes, l’ANPE et le procureur compétent avaient lancé des investigations pluridisciplinaires détaillées concernant les conditions de vie à l’orphelinat et la gestion de cet établissement. Dès que la demande en fut faite, en février 2013, une autre enquête a été ouverte et elle a donné lieu à d’autres investigations pluridisciplinaires qui ont conduit à la rédaction des rapports de police datés des 6 mars 2013 (§ 68) et 5 juin 2013 (§ 72). L’abandon de ces investigations en novembre 2013 a ensuite fait l’objet d’un contrôle exécuté à la lumière des nouveaux éléments communiqués par les autorités italiennes et a été confirmé tout d’abord par le procureur régional (§ 105) puis par le parquet d’appel compétent (§ 110) et enfin par le parquet près la Cour suprême de cassation (§ 111).
23. Même si, avec le bénéfice du recul, il serait possible de dire que ces enquêtes auraient pu être conduites différemment, il est clair à nos yeux qu’il n’existe pas de base nous permettant de conclure que les autorités bulgares ne se sont pas conformées aux obligations d’enquêter que leur imposait l’article 3 de la Convention.
24. Nous avons davantage de doutes sur la question de savoir si, en réalité, les allégations relatives à des abus sexuels qui auraient été commis par des adultes (telles que communiquées aux autorités bulgares) en l’espèce sont de nature à constituer une allégation suffisamment « défendable » pour faire entrer en jeu l’obligation d’enquêter découlant de l’article 3. Cependant, même à supposer que cela soit le cas, la forme sous laquelle elles sont apparues et elles se sont développées au fil du temps a, à l’évidence, nui à leur crédibilité ; cela n’a pas été sans conséquence s’agissant des mesures d’enquête que cette Cour pouvait légitimement attendre de la part d’autorités nationales tenues de respecter les droits que la Convention garantit aux personnes susceptibles de faire l’objet de ces mesures, y compris le droit des requérants à ne pas être soumis à des mesures inutiles qui entraîneraient inévitablement un risque de leur infliger un nouveau traumatisme.
25. Dans ce contexte, nous estimons également qu’il est difficile de reprocher aux autorités bulgares, comme le fait la majorité (§ 208) de ne pas avoir demandé que les requérants fussent de nouveau entendus. Comme la Convention de Lanzarote le note à juste titre, la bonne pratique consiste à faire en sorte que « le nombre des auditions [d’enfants] soit limité au minimum et (...) strictement nécessaire au déroulement de la procédure » (article 35 § 1 e)). Dans les circonstances spécifiques de cette affaire, on ne saurait dire quelle aurait été la valeur ajoutée de nouvelles auditions. Les requérants avaient déjà été entendus à plusieurs reprises et la dernière audition en date avait été conduite par la procureure du tribunal pour mineurs le 8 avril 2013 ; elle avait du reste fait l’objet d’un enregistrement vidéo. De plus, rien dans le dossier ne laisse penser que de nouvelles auditions auraient permis de lever les contradictions qui émaillaient les déclarations du premier requérant et de résoudre les problèmes de défaut de crédibilité résultant de la manière dont les auditions initiales avaient été conduites ; de surcroît, des éléments montrent clairement que de nouvelles auditions auraient traumatisé le premier requérant (§§ 85-86).
26. Au vu des informations dont dispose la Cour, il nous apparaît donc clairement que les allégations n’étaient pas suffisamment crédibles et étayées pour appeler le type de mesures que la majorité envisage aux paragraphes 208, 211 et 214-223, et par conséquent pour permettre de conclure à une violation de l’obligation d’enquêter découlant de l’article 3 à raison de l’absence de pareilles mesures.
IV. Conclusion
27. Dans l’ensemble, à l’instar de la chambre, nous estimons que, au vu des éléments dont dispose la Cour, on ne saurait « conclure que les autorités bulgares ont méconnu leur obligation procédurale de mener une enquête efficace sur les allégations des requérants. Partant, il n’y a pas eu violation de [l’]article (...) 3 (...) de la Convention sur ce point » (§ 106 de l’arrêt de la chambre).
* * *
[1] Les efforts de l’Union européenne (UE) à cet égard méritent d’être mentionnés. Voir, par exemple, la page Internet de la Commission de l’UE intitulée « Transition des services en institution vers les services de proximité (désinstitutionnalisation) », à l’adresse [https://ec.europa.eu/regional_policy/en/policy/themes/social-inclusion/desinstit/](https://ec.europa.eu/regional_policy/en/policy/themes/social-inclusion/desinstit/). Cette page propose des liens notamment vers les « Lignes directrices européennes communes sur la transition des soins en institution vers les soins de proximité », le « Vade-mecum sur l’utilisation des Fonds européens pour la transition des soins en institution vers les soins de proximité », la « Note d’orientation thématique sur la transition des soins en institution vers les soins de proximité (désinstitutionnalisation) », et la liste de contrôle permettant de veiller à ce que les mesures à financement communautaire contribuent à l’autonomisation grâce au développement de la prise en charge en famille et en structure de proximité et à l’amélioration de l’accès à cette prise en charge.
[2] Comité de Lanzarote, 2e rapport de mise en œuvre, « La protection des enfants contre les abus sexuels commis dans le cercle de confiance », adopté le 31 janvier 2018, consultable à l’adresse [https://rm.coe.int/t-https://rm.coe.int/t-es-2017-12-fr-final-report-cot-strategies-with-executive-summary/1680788770](https://rm.coe.int/t-https://rm.coe.int/t-es-2017-12-fr-final-report-cot-strategies-with-executive-summary/1680788770).
[3] « Déclaration du Comité de Lanzarote sur la protection des enfants placés hors du milieu familial contre l’exploitation et les abus sexuels », 21 octobre 2019, consultable à l’adresse [https://rm.coe.int/declaration-of-the-lanzarote-committee-on-protecting-children-in-out-o/1680985874](https://rm.coe.int/declaration-of-the-lanzarote-committee-on-protecting-children-in-out-o/1680985874), mentionnée au paragraphe 131 de l’arrêt ; cette déclaration énonce la définition des notions de « prise en charge hors du milieu familial », « séjour en structure d’accueil » et « placement en institution », les orphelinats entrant dans la catégorie des « institutions ».
[4]. Voir, entre autres, Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI. Voir aussi l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, qui dispose que, pour l’interprétation d’un traité, il sera tenu compte, en même temps que du contexte, de toute règle pertinente de droit international applicable (voir, à cet égard et en relation avec l’interprétation de la Convention, entre autres, Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 43, Recueil des arrêts et décisions 1996 VI.)
[5]. Peter S. Steven, Patterns in Nature, Londres, 1976, réimprimé en 1977, p. 4.
[6]. Au sujet de l’environnement de la Convention, voir Georgios A. Serghides, « The European Convention on Human Rights as a ‘Living Instrument’ in the Light of the Principle of Effectiveness », in Robert Spano, Iulia Motoc, Branko Lubarda, Paulo Pinto de Albuquerque et Marialena Tsirli (sous la coordination de), avec la collaboration de Aikaterini Lazana, Fair Trial: Regional and International Perspectives – Procès equitable : perspectives régionales et internationales – Liber Amicorum Linos-Alexandre Sicilianos, Limal, 2020, 537, pp. 541-543.
[7] L’annexe au règlement de la Cour prévoit un mécanisme par lequel, à la demande d’une partie ou de son propre chef, la Cour pourrait entendre des experts dans les affaires qui le justifient.