DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE N.Ç. c. TURQUIE
(Requête no 40591/11)
ARRÊT
Art 3 + 8 • Enquête effective • Vie privée • Obligations positives • Défaut de protection de l’intégrité personnelle d’une enfant vulnérable lors d’une procédure pénale d’une durée excessive relative à des abus sexuels • Art 3 + 8 applicables • Intégrité physique et morale • Cas graves de victimisation secondaire • Absence d’assistance à l’enfant • Manquement à sa protection face aux accusés • Reconstitution inutile des viols • Nombre excessif d’examens médicaux intrusifs • Manque de sérénité et de sécurité durant les audiences • Absence d’évaluation contextuelle du consentement de la victime au regard de son âge et la sensibilité de l’affaire • Prescription pénale de deux chefs d’accusation • Affaire ayant mérité une attention particulière et une priorité absolue • Comportement des autorités nationales non conforme à l’obligation de protéger l’intérêt supérieur d’un enfant victime d’exploitation et d’abus sexuels • Application ineffective du droit pénal
STRASBOURG
9 février 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire N.Ç. c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 janvier 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne les lacunes d’une procédure pénale menée à propos de la prostitution d’un enfant de quatorze ans. Elle comporte des griefs relatifs aux articles 3, 8 et 14 de la Convention.
2. Le 13 novembre 2012, la requérante obtint la modification de son nom de famille par une décision du tribunal de grande instance d’Istanbul. La Cour maintiendra néanmoins le nom de la requête tel que mentionné ci-dessus et, au vu de l’intérêt supérieur de protéger la vie privée de la requérante, n’indiquera dans cet arrêt ni le nouveau nom, ni les nouvelles initiales de la requérante.
EN FAIT
3. La requérante est née le 2 janvier 1990 d’après sa pièce d’identité nationale. Elle réside à Istanbul et est représentée par Me R. Yalçındağ Baydemir, avocate.
4. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
5. Aux environs de juillet 2002, deux femmes, E.A. et T.T., contraignirent la requérante à se prostituer en collaboration avec elles.
1. LA PROCÉDURE PÉNALE POUR SÉQUESTRATION ET VIOL
6. Le 8 janvier 2003, la requérante se rendit à la direction de sûreté de Mardin et porta plainte contre les deux femmes en question, ainsi que les hommes avec lesquels elle avait eu des relations sexuelles. Le père de la requérante semble l’avoir accompagné à son départ du commissariat.
7. Le procureur de Mardin déclencha une enquête pénale. Les 8, 13 et 19 janvier 2003, la déposition de la requérante fut à nouveau recueillie par les policiers, sans assistance quelconque. La police procéda à l’identification des suspects dont le nombre s’élevait à vingt-huit.
1. Les rapports médicaux concernant la requérante
8. La requérante subit plusieurs examens médicaux. La plupart des rapports indiqués ci-dessous furent établis pour répondre à des questions spécifiques posées par la cour d’assises compétente.
9. Des rapports médicaux du 13 janvier 2003 de l’hôpital de Mardin indiquèrent que l’hymen de la requérante portait un signe ancien de perforation. Ils signalèrent également la présence de signes de rapports anaux chroniques sur la requérante tels que des pétéchies, bleus et un élargissement de l’anus. Un second rapport du même jour indiqua que les données neurologiques de la requérante étaient normales.
10. Le rapport médical du 16 janvier 2003 indiqua que, d’après les examens radiologiques, l’âge biologique de la requérante était d’environ quatorze ans et onze mois à cette date.
11. Des examens radiologiques supplémentaires pour établir l’âge de la requérante, réalisés le 28 janvier 2003, indiquèrent en particulier que les lignes ossuaires épiphyses des mains et pieds de la requérante étaient fermées et que le restant des lignes ossuaires épiphyses était presque entièrement formé.
12. Le rapport du 3 février 2003 établi par les services médicaux de l’Institut médicolégal indiqua que l’hymen de la requérante était de forme annulaire et intact, que le tonus anal et le sphincter étaient normaux, que la requérante présentait une physionomie pouvant être évaluée à être entre quinze et seize ans, et qu’elle ne présentait pas de dysfonctionnement psychopathologique de nature à affecter son comportement moral.
13. Le rapport du 18 mars 2003 de l’hôpital de Mardin indiqua ce qui suit : « bien que des signes avaient été considérés lors de l’examen du 13 janvier 2003 comme indiquant des rapports anaux chroniques, le médecin gynécologue ne pouvait pas réaliser l’examen du tonus anal et du sphincter comme aurait pu le faire un chirurgien ».
14. Le 9 mai 2003, la 2ème chambre de l’Institut médicolégal conclut que la morphologie vaginale de la requérante n’étant pas adaptée à une pénétration qui ne causerait pas la perforation de l’hymen, celle-ci n’avait pas été pénétrée de la sorte. Elle conclut également après une longue explication que les constats du 13 janvier 2003 étaient insuffisants pour conclure à des rapports anaux puisque l’examen avait eu lieu environ six mois après le dernier rapport anal déclaré.
15. Le 28 mai 2003, la 4ème chambre de l’Institut médicolégal conclut que la requérante avait un développement mental suffisant qui lui aurait permis de s’opposer aux actes en question. Elle conclut également qu’il n’y avait aucun empêchement médical pour prendre en considération les dépositions de la requérante. Ce rapport, ainsi que celui établi le 3 décembre 2003 par la 6ème chambre de l’Institut médicolégal, confirmèrent que la requérante avait seize ans à la date à laquelle les actes de radiologies avaient été réalisés, à savoir le 28 janvier 2003, et qu’à la période demandée par le tribunal, à savoir « juillet 2002 et [les semaines] suivantes », la requérante avait quinze ans non révolus.
16. Le 31 décembre 2004, la 6ème chambre de l’Institut médicolégal confirma à nouveau de manière identique l’âge de la requérante et indiqua qu’il était médicalement impossible de déterminer le jour où elle avait quinze ans révolus. Elle indiqua également que la requérante avait refusé l’examen anal le 27 décembre 2004 et, reprenant les constats des rapports médicaux précédents, dit que l’absence de signes chroniques de pénétration anale ne signifiait pas nécessairement que la patiente n’avait pas fait l’objet de multiples pénétrations de la sorte.
17. Un rapport psychiatrique du 9 août 2005 indiqua que la requérante fit l’objet d’un suivi entre le 4 juin 2003 et le 1er août 2005 à l’hôpital universitaire d’Istanbul. Le rapport très détaillé cita notamment deux tentatives de suicide et conclut à un stress chronique posttraumatique nécessitant un suivi.
18. Le 13 juillet 2010, les représentants de la requérante versèrent au dossier un rapport établi par une psychiatre. Ce médecin indiquait dans son rapport qu’elle suivait la requérante depuis le 14 décembre 2005, décrivait les souffrances que celle-ci endurait tout en exprimant de l’espoir pour une éventuelle guérison à long terme.
19. La requérante affirma avoir subi quatre interventions chirurgicales des intestins et de l’anus durant son séjour à l’Institution de protection des enfants d’Istanbul. Le dossier ne contient pas de détails ou rapports médicaux à cet égard. La requérante fournit la publication d’un reportage du 3 novembre 2011 réalisé avec le directeur de l’Institution, lequel faisait référence à ces interventions chirurgicales.
2. L’enquête pénale
20. Entre les 14 et 21 janvier 2003, vingt-sept suspects furent placés en détention provisoire par les juges d’instruction de différents tribunaux.
21. Le 20 janvier 2003, le procureur introduisit un acte d’accusation contre vingt‑huit personnes pour viol d’une fille de moins de quinze ans, de « séquestration pour désir sexuel », d’incitation à la prostitution et de participation à la séquestration, sur le fondement des articles 414 §§ 1 et 2, 430 § 1, 435 § 1, 65 § 3 et 80 du code pénal no 756, alors en vigueur. Durant la procédure, quatre autres personnes furent rajoutées au rang des accusés.
22. Le 24 janvier 2003, la cour d’assises de Mardin examina l’affaire, confirma le placement en détention provisoire de vingt-sept accusés et décida de tenir une audience.
23. La requérante, ses parents, ainsi que l’agence de la protection de l’enfance, rattaché au Ministère de la famille, se constituèrent partie intervenante à la procédure pénale.
24. Le 24 février 2003, la requérante, son père, vingt-huit accusés et les représentants des parties comparurent devant la cour d’assises de Mardin qui tint sa première audience en interdisant l’accès du public à la salle d’audience eu égard à la nature sensible de l’affaire. Au vu des débats sur les détails factuels, les représentants de la requérante et le père de N.Ç. lui-même demandèrent à ce que le père soit exclu de l’audience pour le bon déroulement de la procédure, ce qui fut accepté par les juges.
25. Lors de cette audience, devant les accusés et leurs représentants, la requérante expliqua, en détail, sa version des faits concernant les viols ainsi que les menaces et les coups reçus de la part des deux femmes, E.A. et T.T., et différents actes d’autres accusés. Multiples interrogatoires eurent lieu sur le déroulement des faits, les actes et les lieux auxquels ces faits avaient eu lieu. Le procès-verbal de cette audience indiqua en résumé les négations des accusés, et les allégations détaillées de la requérante selon lesquelles elle avait été forcée tant physiquement que psychologiquement par E.A. et T.T., emmenée par ces personnes à différents endroits, tels que des domiciles, des bureaux et parfois des endroits reculés dans la nature pour des actes sexuels commis par le restant des accusés contre de l’argent et une fois, une paire de chaussures.
26. Le dossier ne permet pas de comprendre si E.A. et T.T. ou une autre personne touchait de l’argent en lien avec la requérante.
27. Ce procès-verbal indiqua aussi ce qui suit dans sa partie relative à la déposition de la requérante :
- l’accusé E.A. a fait le geste de cracher dans la direction de la plaignante[1];
- « la victime reproduisit les positions dans lesquelles, en général, elle avait eu des relations avec les accusés, en s’accroupissant sur ses genoux et en mettant ses mains au sol »[2].
28. Durant les audiences, E.A. expliqua que sa fille avait fugué avec la requérante et qu’elle avait battu cette dernière pour ce motif. T.T. expliqua qu’elle avait battu la requérante au motif qu’elle avait donné une lettre d’amour à son fils de dix ans.
29. Le 24 mars 2003, en raison de l’insécurité qui régnait à leurs égards, les représentants de la requérante demandèrent à la cour d’assises de délocaliser le procès dans un autre département. Ils lui demandèrent également de se dessaisir et de transférer l’affaire à une cour spécialisée en raison du fait que le crime reproché avait été commis en bande organisée et que parmi les suspects figuraient des fonctionnaires publics. La cour d’assises rejeta les demandes. Elle décida par ailleurs de remettre en liberté six des accusés.
30. Le même soir, après l’audience, des proches de certains accusés agressèrent la requérante et ses représentants à la sortie du palais de justice. Une demande verbale supplémentaire de la part des avocats de la requérante afin que des mesures de protection soient prises demeura sans réponse. Les représentants de la requérante appelèrent le président d’une association des droits de l’homme qui à son tour contacta le préfet de Mardin. Le préfet envoya des policiers qui accompagnèrent les intéressés hors de la ville.
31. Le 14 mai 2003, les représentants de la requérante réitérèrent leur demande de délocaliser le procès en raison des problèmes de sécurité. La cour d’assises rejeta à nouveau cette demande. Elle décida aussi, à la majorité, de mettre en liberté seize accusés. Les 15 mai et 26 juin 2003, le restant des accusés furent libérés.
32. Le 12 mai 2004, la requérante fut entendue par commission rogatoire par le biais de la cour d’assises de Bakırköy, en présence d’une psychologue.
33. Le 29 juin 2005, les représentants de la requérante portèrent plainte au motif que les proches des accusés les avaient menacés, insultés et intimidés durant ou à la suite de plusieurs audiences qu’elles citèrent spécifiquement. Cette plainte se solda par un non-lieu à une date non précisée.
34. Les parties n’ont pas fourni de détails sur le déroulement de la procédure durant la période située entre juillet 2005 et juin 2010. Le dossier ne contient pas non plus les procès-verbaux des audiences qui eurent lieu durant cette période.
35. Le 1er juin 2010, les accusations envers İ.K. et O.Ç. furent disjointes au motif que des rapports médicaux étaient nécessaires pour établir la capacité pénale de ces accusés.
36. Le 28 septembre 2010, à l’issue de sa trente-cinquième audience, la cour d’assises de Mardin acquitta Ş.AN., A.A. et S.A. de l’accusation de viol sur mineur, pour insuffisance de preuves.
37. Concernant l’accusation de « séquestration forcée pour désir sexuel » pour chacun des lieux où la requérante fut retenue au moment des actes sexuels, la cour d’assises requalifia ces faits et considéra que la requérante fut consentante pour rester dans les locaux ou lieux en question. Elle nota ensuite que le délai de la prescription pénale maximale pour « séquestration consentante » était de sept ans et six mois. Ce délai étant passé, elle décida de rayer de son rôle cette partie des accusations[3] à l’égard de tous les accusés.
38. Concernant le chef d’accusation d’incitation à la prostitution à l’égard de Ş.AN., Ş.A. et H.U., qui avait collaboré avec E.A. et T.T. pour présenter la requérante aux autres accusés, elle constata également la prescription pénale et raya du rôle cette partie des accusations à leur égard.
39. Ensuite, la cour d’assises considéra que l’ancien code pénal (loi no 765, ci-après « code pénal ») en vigueur jusqu’au 1er juin 2005 était favorable aux accusés. Elle souligna aussi que l’acte sexuel sur mineur de moins de quinze ans était dans tous les cas prohibé par l’article 414 de ce code, mais qu’il était nécessaire d’établir si la victime était consentante ou non pour décider d’appliquer le premier ou le second paragraphe de cette disposition, ce dernier constituant la version qualifiée (nitelikli) du crime. Un alourdissement de la peine était ainsi prévu par ce deuxième paragraphe, selon les cas de menace ou violence à l’égard de la victime, d’abus de maladie physique ou mentale, ou encore, le recours à un moyen frauduleux qui mettrait la victime dans un état qui ne lui permettrait pas de résister à l’acte. La cour d’assises nota également que, d’après le rapport de la 4ème chambre de l’Institut médicolégal du 28 mai 2003, « la requérante était consciente de l’immoralité de ses actes et avait aussi la force mentale d’y résister (...) » (paragraphe 15 ci-dessus)[4]. Elle indiqua également qu’il avait été établi que la requérante avait, dans un premier temps, refusé d’entreprendre des relations sexuelles avec Ş.AN. et T.S., mais que plus tard, elle en avait eu avec ces accusés aussi, ce qui indiquait qu’il n’y avait pas une absence totale de volonté de sa part[5]. La cour d’assises conclut qu’il n’y avait aucune preuve permettant de dire que les accusés avaient forcé la requérante dans ses actes.
40. S’agissant de l’accusé R.B., qui, afin obtenir des relations sexuelles, avait menacé la requérante d’informer sa famille du fait qu’elle se prostitue, la cour d’assises indiqua ce qui suit : « même si cette situation pourrait être, dans un premier temps, admise comme une menace, selon l’arrêt du 16 février 1983 de la Cour de cassation, la menace ne doit pas être liée à l’activité de la plaignante. En effet, dans cette affaire, il était question de menacer une femme d’informer son mari des activités extra conjugale de cette dernière, en vue d’obtenir des relations sexuelles, situation qui ne fut pas considérée comme constitutive d’une menace »[6].
41. La cour d’assises décida donc d’appliquer le premier paragraphe de l’article 414 et la peine minimale prévue par cette disposition à tous les accusés, à l’exception d’E.A. et T.T., puis prononça diverses peines de réclusion criminelle en application de différentes dispositions dudit code.
42. Le 19 octobre 2011, la Cour de cassation confirma partiellement ce jugement. Ainsi, à l’issue de ces procédures, la condamnation de cinq accusés pour viol sur mineur (article 414 § 1 du code pénal) fondé sur la peine minimale de cinq ans prévue par cette disposition, et en application de diverses dispositions de majoration et minoration selon les actes établis (article 80 (majoration de 1/6 jusqu’à 1/2 pour la pluralité des actes), article 417 (majoration de moitié pour commission de l’acte en bande organisée) et article 61 (tentative au crime)) devint définitive comme il suit :
- M.G. et S.D., quatre ans et deux mois de réclusion criminelle,
- K.A. et R.S., quatre ans, dix mois et dix jours de réclusion criminelle,
- R.B., trois ans, deux mois et vingt-six jours de réclusion criminelle (cette personne bénéficia d’une atténuation de peine pour circonstance de minorité).
43. Toutes ces condamnations furent calculées après une atténuation de la peine d’un sixième pour bonne conduite durant les audiences, en application de l’article 59 § 2 du code pénal[7].
44. La partie de la décision relative aux accusations rayées du rôle pour prescription pénale et les acquittements de Ş.AN., A.A. et S.A. du chef de viol sur mineur (paragraphes 36 et 37 ci-dessus), devint également définitive.
45. Par la même décision du 19 octobre 2011, la Cour de cassation infirma partiellement le jugement. Elle constata notamment que E.A. et T.T. qui avaient contraint la requérante à se prostituer avaient souvent été présentes sur les lieux lors des viols, mais que la cour d’assises n’avait pas pris en considération cet élément pour augmenter les peines de ces accusées. Elle indiqua aussi que la répétition des actes de viol par certains accusés n’avait pas non plus été prise en considération. Enfin, elle infirma aussi le constat de prescription du chef d’accusation d’incitation à la prostitution à l’égard de Ş.AN., Ş.A. et H.U. (paragraphe 38 ci-dessus).
46. Par son arrêt du 16 janvier 2013, la cour d’assises de Mardin se prononça sur la partie infirmée de sa décision. En ce qui concerne E.A. et T.T., elle considéra qu’au vu des actes de ces accusées, les accusations de complicité indirecte au viol et d’incitation à la prostitution devaient être considérées comme constituant un ensemble et qualifiées de complicité active au viol sur personne de moins de quinze ans, entrant ainsi dans le cadre de l’article 414 § 1 du code pénal. La cour d’assises s’écarta de la peine minimale de cinq ans prévue par cette disposition et prit comme point de départ six ans de réclusion criminelle en raison de la manière dont l’infraction avait été commise par ces deux accusées, de la nature de l’acte, du préjudice causé et de l’intensité de l’élément intentionnel[8]. Puis, au vu de la pluralité de l’acte, la cour d’assises décida d’augmenter de moitié cette peine selon l’article 80 du code pénal, et, encore une fois de moitié, en application de l’article 417 au vu de la pluralité des complices. Enfin, elle indiqua que, au vu de leur comportement néfaste durant la procédure et de leurs « efforts de faire vivre à la victime, la même vie obscène que la leur »[9], il n’y avait pas lieu de faire application de l’article 59 § 2 du code pénal qui permettait une atténuation de la peine.
47. Pour le restant des accusés, les motifs furent indiqués comme précédemment. La cour d’assises nota que la Cour de cassation, en approuvant partiellement le jugement précédent à l’égard de certains accusés, avait implicitement confirmé sa décision pour l’application de la peine minimale de cinq ans conformément à l’article 414 § 1 du code pénal et se basa sur celle-ci. Elle appliqua également différents motifs de majoration et minoration, comme indiqué ci-dessus, selon les faits établis pour chacun des accusés. Tous ces accusés bénéficièrent aussi d’une atténuation de peine d’un sixième pour bonne conduite durant les audiences, en application de l’article 59 § 2 dudit code.
48. Pour R.A., la cour d’assises constata la prescription de l’accusation d’incitation à la prostitution.
49. Par son arrêt du 15 janvier 2014, la Cour de cassation confirma ce jugement en rectifiant certains calculs de peines.
50. Ainsi, à l’issue de toutes ces procédures,
- E.A. et T.T. furent condamnés à treize ans et sept mois de réclusion criminelle,
- C.U. fut condamné à quatre ans et deux mois de réclusion criminelle,
- E.E. fut condamné à quatre ans, dix mois et dix jours de réclusion criminelle,
- B.E., M.T., E.A., Ş.D., H.U., T.S., Ş.A., H.A., A.G. furent condamnés à sept ans, trois mois et quinze jours de réclusion criminelle,
- Ş.O., Ü.E., N.D., S.A., S.K., Ş.C., H.AB., M.S., A.A., Ş.AN. furent condamnés à six ans et trois mois de réclusion criminelle,
- A.S. fut condamné à un an et treize mois[10] de réclusion criminelle (peine réduite au motif que l’acte avait été limité à la tentative de viol sur mineur de moins de quinze ans).
51. Quant à İ.K. et O.Ç. pour lesquels la procédure avait été disjointe, après un jugement du 15 février 2011 et une confirmation par rectification du 5 mars 2014 de la Cour de cassation, ces accusés furent condamnés chacun à quatre ans et deux mois de réclusion criminelle selon l’article 414 § 1 du code pénal, peine également calculée après une minoration d’un sixième pour bonne conduite durant les audiences, en application de l’article 59 § 2 dudit code. Les motifs des jugements concernés sont quasi-identiques à ceux résumés ci-dessus. L’accusation concernant la séquestration fut également requalifiée puis considérée comme éteinte pour prescription à l’égard de ces deux accusés.
52. En application de l’article 31 du code pénal, toutes les peines se situant en dessous de cinq ans de réclusion criminelle furent assorties d’une interdiction minimale de trois ans de toute fonction publique. Pour les personnes condamnées à plus de cinq ans de réclusion criminelle, cette interdiction fut à vie. Il s’agit d’une peine accessoire qui est prononcée dans tous les cas, même si le condamné n’est pas un agent public.
53. À différentes dates, des ordonnances d’exécution (müddetname) furent établies pour toutes les personnes condamnées. Les dates auxquelles ces personnes furent libérées ne figurent pas dans le dossier.
2. LES MESURES DE PROTECTION PRISES À L’ÉGARD DE LA REQUÉRANTE
54. Le 13 mars 2003, la requérante fut placée dans une institution spécialisée pour la protection de l’enfance à Malatya. Le 14 mars 2003, elle fut transférée dans une institution similaire à Adana pour un suivi psychiatrique, puis, à Istanbul. Cette mesure fut appliquée jusqu’à la majorité de la requérante. Les parties n’ont pas fourni de détail sur la suite des faits à cet égard.
55. Dans ses observations, la requérante a indiqué ne plus avoir la possibilité de retourner à Mardin car elle fut exclue par son entourage et craignit d’être menacée par les accusés ou leurs proches. Elle a aussi affirmé avoir vécu un sentiment d’avilissement car l’affaire fut médiatisée durant des années en tant que « l’affaire N.Ç. » ou « le procès de la honte ». Elle a indiqué également que pour les mêmes raisons, elle n’avait pas pu se rendre aux funérailles de ses parents.
56. Le 13 novembre 2012, la requérante obtint la modification de son nom de famille par une décision du tribunal de grande instance d’Istanbul.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
57. L’ancien code pénal turc (loi no 765) qui était en vigueur à l’époque des faits prévoyait des distinctions pour les crimes sexuels selon la nature de l’acte (viol ou agression), l’âge de la victime (moins de quinze ans, plus de quinze ans, plus de dix-huit ans) et selon les moyens utilisés par l’agresseur.
58. L’article 414 de ce code était ainsi libellé :
« Toute personne violant (ırzına geçerse) un mineur de moins de quinze ans est sanctionnée d’une réclusion criminelle lourde minimale de cinq ans.
Si l’acte est commis sous la contrainte, la violence, la menace, ou sur une personne qui n’était pas en mesure de résister à l’acte en raison notamment d’une maladie physique ou mentale ou par un moyen frauduleux qui mettrait la victime dans un état qui ne lui permettrait pas de résister à l’acte, la sanction est une réclusion criminelle lourde minimale de dix ans. »
59. L’agression sexuelle sur un mineur de moins de quinze ans était sanctionnée par une peine comprise entre deux et cinq ans de réclusion criminelle par l’article 415 dudit code.
60. L’article 416 § 1 de l’ancien code pénal se lisait ainsi :
« Toute personne violant (ırzına geçen) un mineur de plus de quinze ans sous la contrainte, par la violence ou la menace, ou [en profitant] de l’incapacité de la victime à résister à l’acte en raison d’une maladie physique ou mentale, d’une situation qui ne dérive pas de l’agissement de la victime, ou bien en ayant recours à des moyens frauduleux est sanctionnée d’une réclusion criminelle lourde minimale de sept ans.
L’agression sexuelle commise de la sorte [sur une personne relevant de cette catégorie d’âge] est sanctionnée de trois à cinq ans de réclusion criminelle.
Toute personne ayant une relation sexuelle consentie (rızasıyla cinsi münasebet) avec un mineur est sanctionnée d’une réclusion criminelle allant de six mois à trois ans. »
61. Selon l’article 417 de l’ancien code pénal, si les infractions indiquées aux articles 414 à 416 ont été commises par une personne ayant autorité sur la victime, ou par plusieurs personnes agissant conjointement, la peine était majorée de moitié.
62. L’article 430 § 1 de l’ancien code pénal punissait de cinq à dix ans de réclusion criminelle lourde la séquestration d’un mineur à des fins sexuelles. Selon l’article 430 § 2, si le mineur était consentant (kendi rızası ile), la peine était une réclusion criminelle d’une durée située entre six mois et trois ans.
63. L’article 59 du code pénal se lisait ainsi, en ses parties pertinentes, en l’espèce :
« Si le tribunal considère qu’il y a des circonstances atténuantes autres que celles indiquées dans la loi (...), les (...) peines sont diminuées au maximum d’un sixième. »
64. Pour des explications complémentaires, la pratique des autorités judiciaires en matière de crimes sexuels, ainsi que des informations sur les dispositions pertinentes du nouveau code pénal entré en vigueur le 1er juin 2005, la Cour renvoie à son arrêt G.U. c. Turquie (no 16143/10, §§ 45-48, 18 octobre 2016).
65. Le Gouvernement a fourni des informations sur différentes lois adoptées ultérieurement aux faits. Ainsi, conformément aux lois pénales du 1er juin 2005, la déposition des mineurs victimes d’une infraction ne peut désormais être recueillie qu’en de cas de nécessité absolue et cela en présence d’un psychologue, ou d’un psychiatre, d’un médecin ou de tout autre expert dans le domaine de l’éducation. Selon la circulaire du 4 octobre 2012 relative aux centres de supervision médicale des enfants, les victimes sont examinées une seule fois, par des experts dans le domaine d’abus sexuels sur les enfants, dans des centres hospitaliers prévus à cet effet. Selon le règlement du 24 février 2017 sur les entretiens judiciaires, la déposition de certaines catégories de victimes ou témoins dont la confrontation avec l’accusé poserait problème est recueillie par des experts dans des salles configurées spécialement pour de tels actes.
LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
1. LES NATIONS UNIES
66. La Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations-Unies par sa résolution 44/25 du 20 novembre 1989, et ratifiée par la Turquie le 4 avril 1995, indique ce qui suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 34
« Les États parties s’engagent à protéger l’enfant contre toutes les formes d’exploitation sexuelle et de violence sexuelle. À cette fin, les États prennent en particulier toutes les mesures appropriées sur les plans national, bilatéral et multilatéral pour empêcher :
a) Que des enfants ne soient incités ou contraints à se livrer à une activité sexuelle illégale ;
b) Que des enfants ne soient exploités à des fins de prostitution ou autres pratiques sexuelles illégales ; (...). »
2. LE CONSEIL DE L’EUROPE
67. Ultérieurement aux faits en l’espèce, les instruments internationaux suivants, pertinents en matière de protection des victimes d’atteinte à l’intégrité physique ou mentale et de protection contre la victimisation secondaire furent adoptés :
. la Recommandation Rec (2006)8 du Comité des Ministres aux États membres sur l’assistance aux victimes d’infractions, adoptée par le Comité des Ministres le 14 juin 2006, lors de la 967ème réunion des Délégués des Ministres (voir les articles 1 sur la victimisation secondaire, et 10 sur la protection des victimes),
- la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (« la Convention de Lanzarote », ratifiée par la Turquie le 7 décembre 2011 (voir les articles 18 sur les abus sexuels, 19 sur les infractions se rapportant à la prostitution enfantine, 23 sur la sollicitation d’enfants à des fins sexuelles, 30 sur les principes relatifs à la protection des enfants, 35 sur les auditions de l’enfant, et 36 sur la procédure judiciaire),
- la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Connue sous le nom de « la Convention d’Istanbul » et ratifiée par la Turquie le 14 mars 2012, cette Convention fait obligation aux Parties Contractantes de prendre les mesures législatives et autres nécessaires pour protéger les droits et intérêts des victimes, notamment des mesures pour mettre les victimes à l’abri des risques d’intimidation et de nouvelle victimisation, pour leur permettre d’être entendues et de présenter leurs vues, besoins et préoccupations, pour que ces dernières soient examinées et pour leur donner la possibilité, si le droit interne applicable l’autorise, de témoigner sans la présence de l’auteur présumé de l’infraction.
EN DROIT
68. Invoquant les articles 3, 6, 8 et 13 de la Convention, la requérante se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un soutien professionnel durant la procédure relative à sa plainte de prostitution forcée, d’avoir fait l’objet d’humiliation face aux accusés et d’avoir été menacée par ces derniers au vu et au su des autorités judiciaires. Elle se plaint aussi de ce que deux chefs d’accusation furent rayées du rôle pour prescription pénale, et de ce que les accusés bénéficièrent du motif d’atténuation des peines pour bonne conduite durant les audiences. Elle considère ainsi d’une part qu’elle n’a pas été protégée durant la procédure et d’autre part, que ladite procédure était dénuée d’efficacité tant par sa durée que son résultat.
69. Invoquant l’article 14 de la Convention, la requérante allègue aussi avoir fait l’objet d’une discrimination en raison de son sexe.
1. SUR LA RECEVABILITÉ
1. Thèses des parties
70. Le Gouvernement excipe de quatre motifs d’irrecevabilité. En premier lieu, il indique que la requête a été introduite de manière prématurée puisque la requérante a saisi la Cour alors que la procédure pénale était pendante devant les autorités nationales.
71. En second lieu, il argue de ce que le recours individuel devant la Cour constitutionnelle est entré en vigueur le 23 septembre 2012 pour les affaires qui ont été finalisées après cette date. L’affaire principale et celle disjointe étant devenues définitives respectivement le 15 janvier et le 5 mars 2014, il invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour non-épuisement de ce recours.
72. Troisièmement, le Gouvernement considère que la requérante n’a présenté que des griefs relatifs à l’application des règles de prescription pénale pour certaines accusations et non sur l’inefficacité des sanctions appliquées aux personnes condamnées dans cette affaire. Par conséquent, la Cour ne pourrait pas procéder à un examen sur les sanctions en question. À supposer qu’un tel grief ait été présenté, celle-ci ne peut concerner que la première partie de l’affaire devenue définitive le 19 octobre 2011. Dans le même contexte, si la requérante souhaitait présenter un tel grief pour la deuxième et troisième parties de la procédure pénale devenues définitives en 2014 et déposées au greffe du tribunal de première instance les 7 mars et 8 mai 2014 respectivement, elle aurait dû saisir à nouveau la Cour dans un délai de six mois à partir de ces dates, ce qui n’est pas le cas non plus.
73. Enfin, le Gouvernement considère que les accusés ont été sanctionnés de manière effective, qu’ils ont tous été emprisonnés, et qu’ainsi la requérante n’a plus la qualité de victime devant la Cour.
74. La requérante rétorque que sa requête a été présentée dès le premier jugement du 28 septembre 2010 qui illustrait d’emblée l’ineffectivité des voies de recours internes. En effet, une partie des charges avaient déjà été rayées du rôle pour prescription pénale par cette décision et, bien qu’il s’agissait d’une affaire grave de viols sur mineur de moins de quinze ans, des remises de peines avaient été accordées aux accusés. Par ailleurs, ses requêtes contiennent également une allégation d’impunité envers les personnes condamnées, en particulier en référence à ces points. La requérante explique aussi que les décisions finales ne lui ont jamais été notifiées et considère qu’elle ne peut être tenue d’épuiser le recours individuel devant la Cour constitutionnelle car la première partie de la procédure pénale est devenue définitive avant l’entrée en vigueur dudit recours.
2. Appréciation de la Cour
1. Sur la nature prématurée de la requête
75. La Cour a fréquemment souligné qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, 26 juin 2012).
76. En l’espèce, la Cour relève que la requérante a introduit sa lettre initiale interrompant les six mois en date du 25 mars 2011.
77. La procédure pénale en droit national, quant à elle, a été divisée en trois parties puisque d’une part certaines parties des différents jugements rendus en l’espèce sont devenues définitives en étant partiellement confirmées par la Cour de cassation, et d’autre part, une partie concernant deux accusés a été disjointe. Ainsi, les décisions finales ont été rendues les 19 octobre 2011, 15 janvier 2014 et 5 mars 2014 (paragraphes 36-51 ci-dessus).
78. La Cour rappelle aussi qu’elle tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017).
79. Au vu de ce qui précède, le premier argument du Gouvernement sur la nature prématurée de la requête doit être rejeté.
2. Sur le non-épuisement du recours individuel devant la Cour constitutionnelle
80. La Cour note que la requérante a introduit sa requête le 25 mars 2011, bien avant l’entrée en vigueur du recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque, à savoir, le 23 septembre 2012.
81. Au surplus, une partie de l’affaire en droit interne est devenue définitive avant l’entrée en vigueur dudit recours (voir le paragraphe 77 ci-dessus). Or, la Cour note que le Gouvernement n’a produit aucun exemple dans lequel la Cour constitutionnelle aurait examiné la totalité d’une affaire dont une partie, comme en l’espèce, était devenue définitive avant l’entrée en vigueur du recours en question.
82. Au demeurant, dans une requête où une question se posait sur l’ineffectivité de la procédure pénale dans le cadre de l’article 3 de la Convention, la Cour avait rejeté une exception similaire au vu de la durée excessive de la procédure en question (Şükrü Yıldız c. Turquie, no 4100/10, §§ 42-46, 17 mars 2015). En l’espèce, la procédure pénale initiée en 2003 avait déjà duré plus de sept ans à la date d’introduction de la requête devant la Cour, alors qu’il s’agissait d’une affaire grave de prostitution d’une mineure de moins de quinze ans. Par conséquent, cette exception doit également être rejetée.
3. L’absence de grief et la règle des six mois
83. Sur la troisième exception du Gouvernement relative à l’absence de grief sur l’ineffectivité de l’enquête et de la règle des six mois, la Cour relève que la requérante a soulevé explicitement un grief sur l’application des motifs de réduction de peines accordée aux accusés[11] et qu’elle l’a maintenu lors de ses observations s’agissant de la suite donnée à l’affaire en droit interne. Il convient donc d’admettre que ce grief a été valablement présenté à la Cour. De plus, le Gouvernement a eu l’opportunité de répondre à ce sujet puisque des questions spécifiques lui avaient été posées lors de la communication de la requête.
84. Quant à la question sur le non-respect de la règle des six mois, la Cour note l’absence de notification des décisions finales à la requérante, partie intervenante, alors que cela était prévue par la législation nationale (voir Vatandaş c. Turquie, no 37869/08, § 27, 15 mai 2018).
85. Par ailleurs, pour autant que cet argument concerne les décisions partielles devenues définitives en 2014, la Cour considère qu’une question distincte sur le respect de la règle des six mois ne se pose pas non plus puisque tant le grief initial que le développement de l’affaire en droit interne, ainsi que les observations ultérieures de la requérante ont toujours été en harmonie. Cette conclusion est également cohérente avec la décision de la Cour rendue ci-dessus sur l’exception tirée de la nature prématurée de la requête. Par conséquent, cette exception aussi doit être rejetée.
4. La qualité de victime de la requérante
86. Quant à la dernière exception concernant la condamnation des intéressés à des peines de réclusion qui ont été exécutées et par conséquent, l’absence de la qualité de victime de la requérante, la Cour considère qu’il convient de la joindre à l’examen de la requête sur le fond puisqu’il s’agit d’évaluer l’effectivité de l’enquête litigieuse.
5. Conclusion
87. La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que la requête pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’ayant été relevé, la Cour déclare la requête recevable.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 et 8 DE LA CONVENTION
88. Invoquant les articles 3, 6, 8 et 13 de la Convention, la requérante se plaint de l’absence de protection à son égard durant la procédure relative à sa plainte de prostitution forcée, ainsi que de l’ineffectivité de ladite procédure. En particulier, elle se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un soutien professionnel durant la procédure et d’avoir été humiliée et menacée lors des audiences. Elle se plaint aussi du bénéfice accordé aux accusés d’une part par la radiation du rôle pour prescription pénale d’une partie des charges, et d’autre part, par l’application du motif d’atténuation des peines pour bonne conduite durant les audiences.
89. Le Gouvernement conteste les thèses de la requérante et renvoie aux sanctions effectives appliquées aux intéressés.
90. La Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, la Cour note que la requérante n’invoque pas, ni expressément ni en substance, l’article 4 de la Convention. L’affaire ne comporte pas non plus une connotation de traite d’êtres humains relevant de l’article 4 dans la mesure où les actes ou les moyens coercives sur la requérante, ni la circulation de l’argent (voir le paragraphe 26 ci-dessus) ou la collecte d’autres bénéfices liés aux activités en question ne sont pas manifestement établis (comparer avec S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, §§ 241-242 et 303, 25 juin 2020). Notant au surplus que dans les circonstances de la présente affaire, les questions liées à l’âge de la requérante et à sa victimisation secondaire prévalent par rapport à d’autres points, la Cour estime qu’il convient d’examiner les griefs de la requérante sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention, ainsi libellés :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...). »
1. Thèses des parties
91. La requérante présente concrètement les arguments suivants :
- après avoir déposé plainte, elle fut remise à son père par les policiers,
- elle ne bénéficia pas de l’assistance d’un expert ou d’un psychologue durant ses dépositions devant la police, le procureur, et la cour d’assises,
- durant la première audience du 25 février 2003, elle dut expliquer devant tous les accusés et leurs avocats, ainsi que devant ses parents, les menaces et les coups dont elle fit l’objet de la part de E.A. et T.T., ainsi que les menaces, coups et actes sexuels par le restant des accusés,
- suite à la question du président de la cour d’assises, elle fut obligée de reproduire devant toutes ces personnes les positions dans lesquelles elles se trouvait durant certains actes sexuels,
. elle subit ainsi une humiliation extrême tant durant les audiences et tant par la couverture médiatique de cette procédure au fil des années,
- la requérante et ses avocats furent menacés et bousculés par les proches des accusés à la sortie de plusieurs audiences ; après l’audience du 24 mars 2003, lequel avait pris fin vers 23 heures, les proches des accusés, armés de bâtons et d’armes à feu, avaient encerclé le palais de justice, de sorte que la requérante et ses avocats ne purent quitter les lieux qu’avec une escorte policière ; malgré tout cela, les demandes successives de délocalisation du procès pour motifs de sécurité furent rejetées,
- tous les accusés furent libérés en 2003 et les audiences suivantes se déroulèrent sans avancement significatif dans l’enquête,
- la durée de la procédure fut excessive,
- les accusations de séquestration et d’incitation à la prostitution furent rayées du rôle pour prescription pénale,
- tant pour l’accusation de séquestration forcée que pour le viol sur mineur, le prétendu consentement de la requérante fut décisif alors que le consentement d’une mineure de moins de quinze ans ne pourrait pas être prise en compte selon la loi,
- des atténuations de peines pour bonne conduite durant la procédure furent accordées aux accusés,
- l’aspect dissuasif des lois de par leur application effective fut amoindri pour ces raisons mais aussi par le fait que les autorités nationales n’engagèrent pas d’enquête administrative à l’encontre des fonctionnaires accusés dans cette procédure.
92. Le Gouvernement considère que la législation nationale, ainsi que les moyens mis en place pour l’application des lois et règlements en matière de viol et d’abus sexuels étaient suffisants pour protéger les enfants victimes de tels actes. À cet égard, il souligne que la cour d’assises décida d’interdire au public l’accès à la salle d’audience dans l’intérêt de la requérante. La requérante fut aussi placée dans une institution spécialisée dans la protection de l’enfance, suivie par des psychiatres, et bénéficia aussi de l’assistance d’un psychologue durant sa déposition par commission rogatoire qui eut lieu le 12 mai 2004. Le Gouvernement fait aussi référence à la législation et pratique introduite à partir de 2005 (paragraphes 65 ci-dessus). Quant à la durée de la procédure, il indique qu’il n’y eut aucun manque de diligence dans la conduite de celle-ci car le nombre d’accusés, ainsi que la collecte de documents et de témoignages complexes causèrent des prolongations de délai. L’enquête sur deux accusés pour lesquels il fut nécessaire d’établir leurs capacités pénales fut disjointe précisément pour ne pas prolonger davantage la procédure. Au demeurant, les accusés furent sanctionnés de manière effective et les peines de réclusion criminelle d’une durée située entre environ deux et treize ans furent exécutées.
2. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
93. Pour les principes généraux en la matière, et en particulier les obligations procédurales sous l’angle des articles 2, 3 et 4 de la Convention, la Cour renvoie à son arrêt S.M. c. Croatie, précité (§§ 308-320).
94. La Cour rappelle que l’obligation positive qui incombe à l’État en vertu des articles 3 et 8 de la Convention de protéger l’intégrité physique de l’individu, même contre les agissements des particuliers, nécessite, dans des cas aussi graves que le viol et les abus sexuels sur des enfants, des dispositions pénales efficaces, et peut s’étendre par conséquent aux questions concernant l’effectivité de l’enquête pénale qui a pour but de mettre en œuvre cette législation (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 148-166, CEDH 2003‑XII).
95. Les dispositions en jeu impliquent une prise en charge adéquate de la victime durant la procédure pénale, ceci dans le but de la protéger d’une victimisation secondaire (Y. c. Slovénie, no 41107/10, §§ 97 et 101, CEDH 2015 (extraits), A et B c. Croatie, no 7144/15, §§ 106-121, 20 juin 2019).
96. Quant à l’obligation de mener une enquête effective, la Cour rappelle qu’il s’agit là d’une obligation de moyens et non de résultat. Si cette exigence n’impose pas que toute procédure pénale doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes, pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance d’actes illégaux. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans ce contexte. Indépendamment de l’issue de la procédure, les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui sont soumises aux autorités (voir Ebcin c. Turquie, no 19506/05, § 40, 1er février 2011, M.N. c. Bulgarie, no 3832/06, §§ 46-49, 27 novembre 2012, Stoev et autres c. Bulgarie, no 41717/09, § 48, 11 mars 2014, S.Z. c. Bulgarie, no 29263/12, §§ 42-47, 3 mars 2015, M.G.C. c. Roumanie, no 61495/11, §§ 54-75, 15 mars 2016, G.U. c. Turquie précité, §§ 59-66 et les références qui figurent dans ces arrêts ; voir aussi, X et autres c. Bulgarie, no 22457/16, §§ 84-93, 17 janvier 2019, affaire renvoyée devant la Grande Chambre).
97. Dans le contexte des articles 2 et 3 de la Convention, la Cour a dit que toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme requise d’effectivité. À cet égard toutefois, il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés. En d’autres termes, il y a lieu d’apprécier le respect de l’obligation procédurale sur la base de plusieurs paramètres essentiels, tels que l’ouverture rapide d’une enquête dès que les faits ont été portés à la connaissance des autorités, la capacité de cette enquête à analyser méticuleusement de manière objective et impartiale tous les éléments pertinents, de conduire à l’établissement des faits et à permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables. Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête (S.M. c. Croatie, précité, §§ 313-320 et les références qui y figurent).
98. La Cour rappelle par ailleurs que la notion de « vie privée » visée à l’article 8 de la Convention couvre l’intégrité physique et morale d’une personne (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 22, série A no 91, M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 110, 15 novembre 2011, et V.C. c. Italie, no 54227/14, § 85, 1er février 2018, A et B c. Croatie, précité, § 106).
2. Application en l’espèce
99. La Cour observe que les griefs dans la présente affaire concernent d’une part la protection de l’intégrité personnelle de la requérante dans le cadre de la procédure pénale relative aux abus sexuels subis par elle, et d’autre part, l’effectivité de cette même enquête.
100. En l’espèce, il n’est pas contesté que le seuil de gravité nécessaire pour l’applicabilité de l’article 3 de la Convention ait été atteint à l’égard de la requérante. La Cour confirme que, au vu de son jeune âge au moment des faits, la requérante était dans une situation de vulnérabilité. Dans ce contexte, les abus sexuels sur elle, tels qu’établis par les autorités nationales, ainsi que les allégations de victimisation secondaire, c’est-à-dire les manquements dans la procédure pénale pour assurer la protection de la requérante sont suffisamment importants pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. Aussi, au vu des répercussions des deux aspects susmentionnés des griefs de la requérante sur son intégrité physique et morale, les faits dénoncés par la requérante tombent également sous le coup de l’article 8 de la Convention (voir entre autres, les arrêts précités M.C. c. Bulgarie, § 167, et A et B c. Croatie, § 106).
101. La Cour doit donc examiner si le respect par les autorités internes des règles de procédure pertinentes, ainsi que la manière dont les mécanismes de droit pénal ont été mis en œuvre étaient défectueux au point de constituer une violation des obligations procédurales de l’État défendeur au titre des articles 3 et 8 de la Convention. À cet égard, la Cour vérifiera si les autorités ont placé au rang de considération primordiale l’intérêt supérieur de l’enfant et pris en considération sa vulnérabilité particulière en tant qu’enfant victime d’exploitation sexuelle, afin de la protéger d’une victimisation secondaire (A et B c. Croatie, précité, § 121).
102. Dans ce contexte, aux fins d’un examen complet de tous les aspects de la présente affaire, la Cour rappelle également avoir dit que s’agissant des conflits qui peuvent opposer les intérêts de la défense et ceux des témoins dans le cadre d’une procédure pénale, celle-ci devait se dérouler de manière à ne pas mettre indûment en péril la vie, la liberté ou la sécurité des témoins, et en particulier celles des victimes appelées à déposer. Les intérêts de la défense doivent donc être mis en balance avec ceux des témoins ou des victimes en question. Les procédures pénales relatives à des infractions à caractère sexuel sont souvent vécues comme une épreuve par la victime, en particulier lorsque celle-ci est confrontée contre son gré au prévenu. Ces aspects prennent encore plus de relief dans une affaire impliquant un mineur. Par conséquent, dans le cadre de pareilles procédures pénales, certaines mesures peuvent être prises afin de protéger la victime, pourvu que ces mesures puissent se concilier avec un exercice adéquat et effectif des droits de la défense (Aigner c. Autriche, no 28328/03, § 35, 10 mai 2012, et Y. c. Slovénie, précité, § 103-106).
a) La protection de la requérante durant la procédure
103. La Cour est appelée à examiner si, dans le cadre de la procédure pénale relative aux violences sexuelles dont la requérante avait été victime, l’État a suffisamment protégé son intégrité personnelle. Se trouve donc en cause, non pas un acte de l’État, mais l’absence ou l’insuffisance alléguée de mesures visant à protéger les droits de la victime au cours de la procédure pénale (Y. c. Slovénie, précité, § 101, A et B c. Croatie, précité, §§ 105 et 121).
104. En l’espèce, la Cour note qu’une enquête fut déclenchée rapidement à la suite de la plainte de la requérante et qu’au demeurant, la majorité des accusés furent frappé de réclusions criminelles d’une durée comprise entre deux ans et un mois, et treize ans et sept mois (paragraphes 42, 50 et 51 ci-dessus). Néanmoins, dans une affaire aussi grave concernant l’exploitation sexuelle d’une mineure de moins de quinze ans, la Cour ne peut se contenter de cette constatation générale afin de dire si l’État défendeur a rempli ou non ses obligations au titre des articles 3 et 8 de la Convention. Elle examinera par conséquent les points soulevés par la requérante et ceux qui ressortent du dossier, sachant qu’elle peut tenir compte de toutes les omissions de l’enquête qu’elle considère comme pertinentes pour son appréciation globale d’un grief procédural formulé par un requérant concernant une application ineffective des mécanismes du droit pénal (S.M. c. Croatie [GC], précité, §§ 225-228, 25 juin 2020).
1. L’absence d’assistance à la requérante durant la procédure
105. La Cour rappelle que plusieurs instruments internationaux en matière de protection des victimes d’atteinte à l’intégrité physique ou mentale et de protection contre la victimisation secondaire réglementent l’assistance aux enfants victimes d’abus et d’exploitations sexuels (voir les paragraphes 66 et 67 ci-dessus). En l’espèce, la Cour note que, à partir de sa plainte déposée le 8 janvier 2003, la requérante ne fut, à aucun moment, accompagnée par un assistant social, un psychologue ou un quelconque expert, ni devant la police, ni devant le procureur, ni durant les audiences devant la cour d’assises, et ceci jusqu’au 12 mai 2004 (voir le paragraphe 32 ci-dessus). Ce constat est suffisant pour conclure que la requérante n’a pas été prise en charge de manière adéquate durant la procédure en question.
2. Le manquement à la protection de la requérante face aux accusés
106. La situation de la requérante s’aggrava durant les audiences de la cour d’assises de Mardin puisqu’aucune mesure, ne serait-ce que d’ordre pratique ne fut prise pour séparer la requérante des accusés. Durant plusieurs audiences et ce, jusqu’au 26 juin 2003, la requérante se retrouva en face des accusés, et fut contrainte d’expliquer en détail les agressions, menaces et viols dont elle avait fait l’objet (paragraphes 25-28 ci-dessus), ce qui a sans nul doute constitué un environnement extrêmement intimidant pour elle. Or le dossier ne contient aucun élément indiquant que la victime eût souhaité cette confrontation ou encore que cela avait été nécessaire pour un exercice adéquat et effectif des droits de la défense, de sorte que la Cour ne peut conclure qu’une mise en balance adéquate avait été faite en la matière (voir Aigner précité, § 35, et Y. c. Slovénie, précité, §§ 103-106). Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu manquement à protéger la requérante face aux accusés dans cette affaire grave de prostitution et d’abus sexuel sur un mineur de moins de quinze ans.
3. La reconstitution inutile des viols
107. La Cour relève que la requérante dut reproduire, devant tous les accusés et leurs représentants, les positions dans lesquels les actes sexuels avaient eu lieu (paragraphe 27 ci-dessus).
108. Le dossier ne contient aucune indication permettant de conclure si la reconstitution en question eut lieu à la demande des juges, tel qu’allégué par la requérante, ou si la requérante avait décidé elle-même d’expliquer les faits ainsi. Il n’en reste pas moins que la cour d’assises n’avait pris aucune mesure pour cette partie de la procédure pour parer à l’humiliation que la requérante estime légitimement avoir subie de ce fait.
109. Par ailleurs, aucun élément dans le dossier n’explique non plus pourquoi la reconstitution des positions dans lesquels les actes sexuels s’étaient déroulés avait été nécessaire pour l’établissement ou la qualification juridique des faits.
110. Ainsi, pour la requérante, le caractère traumatisant de ces débats a dû atteindre un niveau extrême, et la seule décision de procéder aux audiences en y interdisant l’accès du public ne fut pas suffisante à protéger la requérante des atteintes à sa dignité et à sa vie privée. Ces débats eurent un effet négatif sur l’intégrité personnelle de la requérante et entraînèrent une gêne très supérieure à celle inhérente au fait de témoigner en qualité de victime d’exploitation et d’abus sexuels. Ils ne pouvaient donc aucunement être justifiés par les exigences d’un procès équitable à l’égard des accusés.
4. Les examens médicaux répétitifs
111. La Cour relève aussi que la requérante fut examinée dix fois à la demande des autorités judiciaires, soit pour établir son âge exacte, soit pour établir les séquelles liées aux viols dont elle avait fait l’objet (paragraphes 9-16 ci-dessus). Le dossier ne contient pas les motifs invoqués par les autorités judiciaires pour justifier ces examens médicaux répétitifs. Aux yeux de la Cour, il s’agit là d’un nombre excessif et inexpliqué d’examens médicaux, souvent extrêmement intrusifs, lesquels constituaient ainsi une atteinte inacceptable à l’intégrité physique et psychologique de la requérante.
5. Le manque de sécurité
112. À l’issue des audiences, la requérante dut aussi faire face à l’agressivité des proches des accusés, à tel point que le 24 mars 2003, une escorte policière fut nécessaire pour lui faire quitter la ville (paragraphe 30 ci-dessus). D’ailleurs, aucune mesure préventive ne semble avoir été prise par les autorités à cet égard. Le dossier ne permet pas non plus de comprendre pourquoi la cour d’assises avait refusé de délocaliser le procès, pratique pourtant courante dans des affaires pénales sensibles (voir par exemple Aydemir c. Turquie, no 17811/04, § 26, 24 mai 2011), ce qui aurait pu contribuer à la sérénité des audiences et la sécurité de la requérante.
6. L’évaluation du consentement de la victime
113. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I). Néanmoins, pour autant que la requérante conteste la validité de son consentement en avançant son très jeune âge aux moments des faits, la Cour doit rechercher si oui ou non la législation et son application en l’espèce, associées aux insuffisances alléguées de l’enquête, ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu des articles 3 et 8 de la Convention, sans pour autant se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits ou statuer sur la responsabilité pénale des accusés (M.C. c. Bulgarie précité, §§ 167-168). Dans ce contexte, la Cour rappelle que la dignité humaine et l’intégrité psychologique nécessitent une attention particulière lorsqu’il s’agit d’un enfant victime d’abus sexuels et les obligations de l’État sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention requièrent la mise en œuvre effective des droits de l’enfant. Dans pareils cas, l’intérêt supérieur de l’enfant doit prévaloir et les autorités nationales doivent répondre de manière adéquate aux besoins découlant de la vulnérabilité particulière de l’enfant. L’absence d’un effort substantiel de la part des autorités nationales en vue d’établir toutes les circonstances entourant les faits et de ne pas procéder à une évaluation contextuelle du consentement de la victime pourrait engendrer des problèmes vis-à-vis des dispositions en jeu (Z c. Bulgarie, no 39257/17, §§ 68-70 et 74, 28 mai 2020).
114. La Cour observe qu’en pratique, tel qu’expliqué par la cour d’assises (paragraphes 39 et suivants ci-dessus), l’article 414 § 1 de l’ancien code pénal appliqué en l’espèce, lequel comportait le terme viol (ırzına geçerse), était interprétée par les autorités judiciaires comme réprimant toute relation sexuelle, même consentie, avec un mineur de moins de quinze ans. L’article 414 § 2 indiquait la contrainte, la violence, la menace, ou l’impossibilité de résister à l’acte en raison notamment d’une maladie physique ou mentale ou d’un moyen frauduleux, comme des motifs de sévérité de la peine (paragraphe 58 ci-dessus). Ces notions étaient interprétées par les autorités nationales comme des situations « d’absence de consentement » de la victime (paragraphe 39 ci-dessus), ce qui en l’espèce fut le motif principal pour l’application de l’article 414 § 1 du code pénal.
115. Or, la Cour considère que l’attribution au consentement d’un mineur de moins de quinze ans d’un poids équivalent à celui d’un adulte ne peut en aucun cas être admissible dans le cadre d’une affaire d’exploitation et d’abus sexuels. En effet, dans des cas pareils, l’enquête et ses conclusions doivent porter avant tout sur la question de l’absence de consentement (M.C. c. Bulgarie précité, § 181, M.G.C. c. Roumanie, précité, § 72). De fait, la Cour note avec intérêt l’absence dans le libellé de l’article 414 du code pénal du terme « consentement » ou « volonté » ou de tout synonyme (voir le paragraphe 58 ci-dessus).
116. Cette approche semble par ailleurs être soutenue par le dernier paragraphe de l’article 416 du code pénal, lequel réprimait la relation sexuelle consentie même avec un mineur de plus de quinze ans (voir le paragraphe 60 ci-dessus). En effet, l’acte était indiqué comme étant un « viol » (ırzına geçerse) par l’article 414, alors que l’article 416 § 3 parlait de « relation sexuelle consentie » (rızasıyle cinsi münasebet), élément qui appuie davantage la nécessité de ne pas prendre en considération le consentement lorsqu’il s’agit d’un mineur de moins de quinze ans.
117. Néanmoins, tel qu’expliqué par la cour d’assises (voir le paragraphe 39 ci-dessus), les juridictions nationales accordèrent un poids décisif au « consentement » de la requérante pour conclure à l’application du premier paragraphe de l’article en question, sans toutefois indiquer pourquoi en l’espèce, tant les menaces et coups allégués de la part de E.A. et T.T., que les paiements effectués par les autres accusés, n’étaient pas considérés comme correspondant aux critères désignés au second paragraphe de l’article 414. Cette disposition prévoyait en effet une réclusion criminelle plus importante en faisant référence à « la contrainte, la violence, la menace » ou « un moyen frauduleux qui mettrait la victime dans un état qui ne lui permettrait pas de résister à l’acte », ce dernier critère ne décrivant aucune limite sur la nature physique, psychologique ou matériel du moyen frauduleux.
118. L’interprétation controversée des autorités judiciaires alla même à l’extrême s’agissant de l’accusé R.B. qui avait menacé la requérante d’informer sa famille de ses activités afin d’obtenir à plusieurs reprises des relations sexuelles de sa part. Se référant à une jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle les éléments constitutifs de la menace ne seraient pas réunis si la menace dérivait des activités de la personne concernée, la cour d’assises considéra que l’agissement de cet accusé ne pouvait pas être qualifié de menace, ce qui empêchait l’application du deuxième paragraphe de l’article 414 (paragraphe 40 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, cette interprétation pourrait avoir éventuellement une logique dans un contexte appropriée, par exemple, lorsqu’il s’agit de menacer un criminel de dénoncer son activité pour obtenir un bénéfice. La Cour considère cependant qu’il est absolument inacceptable de faire une analogie pareille lorsqu’il s’agit de la menace dirigée contre la victime dans un contexte d’exploitation sexuelle et de viol d’un enfant (voir, mutatis mutandis, M.G.C. c. Roumanie, précité, §§ 73-75).
119. La Cour relève ainsi que les autorités judiciaires avaient déployé d’énormes efforts pour éviter l’application de l’article 414 § 2 qui prévoyait une réclusion criminelle plus lourde et ne s’étaient à aucun moment préoccupé de la vulnérabilité de la requérante qui avait moins de quinze ans aux moments des faits. Cette interprétation restrictive qui ne prenait pas en considération l’âge de la victime ne correspondait aucunement à une évaluation objective du contexte sensible de cette affaire, ni à la protection d’un enfant victime d’exploitation et d’abus sexuels.
b) L’effectivité de l’enquête
120. La Cour observe que le droit turc érige le viol et les abus sexuels en infractions pénales. Tant les dispositions de l’ancien code pénal – qui était en vigueur à l’époque des faits – que celles du nouveau code pénal répriment les agissements dénoncés par la requérante. Celle-ci n’allègue d’ailleurs pas que les autorités turques avaient omis de mettre en place un cadre législatif de protection.
121. Il reste donc à rechercher si l’État a satisfait à son obligation de mise en œuvre des dispositions en question au moyen d’une enquête effective, et en particulier, répondant aux critères de célérité et de diligence raisonnables (paragraphe 96 ci-dessus).
122. En l’espèce, la Cour relève que la procédure pénale a duré environ onze ans, pour deux degrés de juridiction saisis à quatre reprises. Même si l’affaire était complexe tant par la difficulté d’établir les faits que par le nombre d’accusés, la Cour note d’emblée qu’aucun délai ne semble attribuable au comportement de la requérante ou de ses avocats.
123. La Cour note aussi que la multiplicité inexpliquée des examens médicaux entraîna des retards considérables dans la procédure. Puis une période inexpliquée d’inactivité eut lieu entre juillet 2005 et juin 2010 (paragraphe 34 ci-dessus). Les délais d’attente du dossier devant la Cour de cassation (du 28 septembre 2010 au 19 octobre 2011 et du 16 janvier 2013 au 15 janvier 2014) sont aussi inexpliqués.
124. Dans un contexte analogue, la Cour observe que, à l’égard de tous les accusés, l’accusation de séquestration (paragraphe 37 et 51 ci-dessus), et à l’égard de R.A., l’accusation d’incitation à la prostitution (paragraphe 48 ci-dessus), furent rayées du rôle pour prescription pénale.
125. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que le comportement des autorités judiciaires ne cadrait aucunement avec l’exigence de célérité et de diligence nécessaire dans cette affaire qui méritait une attention particulière et une priorité absolue, en vue d’assurer la protection d’un enfant.
c) Le restant des arguments
126. La Cour considère que le grief concernant l’application des motifs d’atténuation de la peine pour bonne conduite durant les audiences n’a pas eu une conséquence suffisamment importante sur le résultat de l’enquête pénale (pour des considérations et les moyens dont dispose les juges pour assurer le bon déroulement des audiences, voir l’arrêt Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, CEDH 2005‑XIII). Consciente de son rôle subsidiaire et tenant compte des sanctions de réclusion criminelle imposées en l’espèce, la Cour estime que ce dernier point n’a pas eu pour conséquence d’amenuiser l’effet dissuasif du système judiciaire mis en place et le rôle qu’il est tenu d’exercer dans la prévention des atteintes contre l’intégrité physique d’une personne vulnérable.
127. L’argument selon lequel la requérante fut remise à son père à l’issue de sa déposition devant la police n’est aucunement étayé. S’il est vrai que dans certaines sociétés, des atteintes à la vie dites « crimes d’honneur » sont commises par les membres de la famille, à l’égard de la victime d’agressions sexuelles ou de viol, la requérante n’a pas développé son argument en ce sens. Elle n’a pas non plus indiqué avoir fait l’objet de menaces ou avoir été mise en danger par sa famille. Au demeurant, la Cour observe que le père de la requérante semble l’avoir même accompagnée aux audiences. Cet argument ne nécessite donc pas un examen plus avancé.
128. S’agissant de l’argument relatif à l’aspect médiatique de cette affaire qui aurait causé l’humiliation de la requérante, la Cour observe que la requérante n’explique pas si sa photographie avait été publiée, ou si son nom avait été rendu public en toutes lettres ou de toute autre manière qui aurais permis de l’identifier. Elle n’indique pas davantage si les publications avaient eu lieu à la suite d’une négligence ou d’une faute des autorités, ni si elle avait introduit un recours ou une plainte quelconque à cet égard. Par conséquent, ce grief n’est pas suffisamment étayé pour un examen conclusif.
129. Quant à l’argument selon lequel les fonctionnaires qui figuraient parmi les accusés n’auraient pas fait l’objet d’une enquête administrative, la Cour note que les condamnations prononcées par les autorités judiciaires étaient assorties d’une interdiction de trois ans ou bien d’une interdiction à vie de toute fonction publique (paragraphe 52 ci-dessus).
130. S’agissant de la libération provisoire des accusés en 2003 et le manque de progrès significatif dans l’enquête après cela, la Cour considère que cet aspect de l’affaire a été suffisamment couvert par ses conclusions précédentes (paragraphes 120-125 ci-dessus).
131. La Cour conclut donc que les points susmentionnés n’ont pas sapé l’effectivité de l’enquête.
3. Conclusion
132. La Cour estime que les facteurs analysés sous les titres a) et b) ci-dessus, à savoir, l’absence d’assistance à la requérante, le manquement à sa protection face aux accusés, la reconstitution inutile des viols, les examens médicaux répétitifs, le manque de sérénité et de sécurité durant les audiences, l’évaluation du consentement de la victime, la durée excessive de la procédure, et enfin, la prescription pénale de deux chefs d’accusation ont constitué des cas graves de victimisation secondaire de la requérante.
133. Aux yeux de la Cour, le comportement des autorités nationales, tel que décrit ci-dessus, ne fut pas conforme à l’obligation de protéger un enfant victime d’exploitation et d’abus sexuels. Il appartenait au premier chef aux juges de la cour d’assises de veiller à ce que le respect de l’intégrité personnelle de la requérante fût correctement protégée durant le procès. Compte tenu du caractère intime du sujet en cause et de l’âge de la requérante, l’affaire revêtait inexorablement une sensibilité particulière dont les autorités auraient dû tenir compte dans la conduite de la procédure pénale.
134. Quant aux améliorations introduites à partir de 2005 dans le système judiciaire turc (paragraphes 65 ci-dessus) auxquelles le Gouvernement défendeur fait référence, la Cour considère que celles-ci n’entrent pas en jeu en l’occurrence puisque, mis à part l’assistance d’une psychologue durant le recueil de la déposition de la requérante le 12 mai 2004 par commission rogatoire, ces amendements n’avaient pas été appliqués au cas de la requérante.
135. Au vu de ce qui précède, la Cour considère qu’en l’espèce la conduite de la procédure n’a pas assuré l’application effective du droit pénal vis-à-vis de l’atteinte portée aux valeurs protégées par les articles 3 et 8 de la Convention. Elle rejette donc l’exception concernant l’absence de la qualité de victime de la requérante (paragraphe 86 ci-dessus) et conclut à la violation de ces dispositions.
3. SUR L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
136. La requérante se plaint également d’avoir subi une discrimination en raison de son sexe. Elle allègue que les juges qui avaient entendu sa cause avaient été influencés par une société à domination masculine car ils avaient souligné dans leur jugement qu’elle avait été « consentante », ceci pour protéger les auteurs des crimes.
137. La Cour considère que cet argument est insuffisamment étayé. Rien ne permet de dire que l’évaluation du consentement de la requérante en droit interne avait été liée à son sexe ou à un statut quelconque de celle-ci. Au demeurant, la Cour souligne que les accusés furent condamnés à des peines de réclusion criminelle de durées comprises entre deux ans et un mois, et treize ans et sept mois, lesquelles furent exécutées. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
138. Par ses observations du 3 décembre 2018, la requérante se plaignait, pour la première fois, de l’application de la peine minimale aux accusés de sexe masculin et l’atténuation de leurs peines pour bonne conduite, contrairement aux accusés de sexe féminin. Elle indiquait que la cour d’assises avait considéré, entre autres, l’activité de prostitution de E.A. et T.T. comme étant une obscénité et par conséquent un motif pour se départir du seuil minimum de la peine, ainsi qu’un motif pour ne pas réduire leurs peines ; pourtant, les actes des hommes consistant en un viol sur un mineur de moins de quinze ans n’avaient pas été considérés de la sorte.
139. À supposer que la requérante puisse être admise comme une victime indirecte de la distinction basée sur le sexe des accusés tel qu’allégué, ce qui aurait causé selon la requérante l’application de peines plus clémentes aux accusés de sexe masculin, la Cour observe que ce grief, présenté le 1er décembre 2018, est tardif puisque la dernière partie de la procédure en droit interne avait pris fin le 15 janvier 2014 (paragraphe 49 ci-dessus), et, s’agissant de la partie disjointe de cette procédure, le 5 mars 2014 (paragraphe 50 ci-dessus). Il s’ensuit que ce grief est tardif et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
140. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
141. La requérante demande 10 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel lié en particulier aux frais de soins médicaux et de modification de son nom. Elle demande également 80 000 EUR pour le dommage moral qu’elle estime avoir subi.
142. Le Gouvernement conteste ces demandes.
143. La Cour observe que la requérante ne présente aucun document attestant des frais qu’elle avance au titre du dommage matériel et par conséquent rejette la demande formulée à ce titre. En revanche, elle octroie à la requérante 25 000 EUR pour dommage moral.
2. Frais et dépens
144. Pour les frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, la requérante présente un contrat signé entre elle et sa représentante pour l’introduction de la requête devant la Cour, d’un montant de 8 250 livres turques (TRY – environ 1 400 EUR à la date de la demande, à savoir le 3 décembre 2018). Elle présente également un décompte d’heures de travail établi par son avocate, ventilé selon les heures de travail pour les entretiens et la préparation des observations en réplique. Elle réclame au total 4 584 EUR à ce titre. Elle réclame également 63,49 EUR au titre de frais de photocopies et d’envoi postaux et présente trois factures de poste.
145. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes car elles ne sont pas suffisamment documentées. Les heures de travail ne sont pas détaillées selon les dates pertinentes mais sont simplement estimés en bloc.
146. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, aux termes de l’article 60 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour, il doit soumettre des prétentions chiffrées et ventilées par rubriques et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi la Cour peut rejeter tout ou partie de celles-ci (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 122, CEDH 2011 (extraits)). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 3 000 EUR tous frais confondus.
3. Intérêts moratoires
147. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la qualité de victime de la requérante et la rejette ;
2. Déclare, la requête recevable quant aux griefs concernant les articles 3 et 8 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
3. Dit, qu’il y a eu violation des articles 3 et 8 de la Convention ;
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 février 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan BakırcıJon Fridrik Kjølbro
Greffier adjointPrésident
* * *
[1] Page 38 du procès-verbal : « (...) bu sırada sanık E.A.mağdureye tu diyerek tükürme şeklinde bir harekette bulundu (...) ».
[2] Page 40 du procès-verbal : « (...) Ayrıca mağdure, ellerini yere koyup dizinin üzerine çökerek, sanıklarla genel olarak ilişkide bulunduğu pozisyonları gösterdi (...) ».
[3] « kamu davasının ortadan kaldırılması ».
[4] « ( ..) olayların ahlaki redaetinin farkında olduğu, olaylara manevi olarak karşı koyabilecek durumda olduğu (...) ».
[5] « (...) Bu hali ile mağdurenin meydana gelen olaylarda tamamen iradesiz olmadığı (...) ».
[6] « ( ..) Sanığın, N’nin para karşılığı girdiği ilişkileri ailesine söyleyeceğini söyleyerek mağdureyi cinsel ilişkiye razı etmesi bir an tehaitit olarak algılansa bile, Yargıtay 5. Ceza dairesinin 16.02.1983 tarih ve 153/488 tarihli kararında da belirttiği gibi tehdit unsurunun mağdurun eyleminden kaynaklanmaması gerektiği belirtilmiştir. Anılan kararda da başkalarıyla cinsel ilişkide bulunan evli kadına, bu durumu kocasına söyleyeceğini beyan ederek onu cinsel ilişkiye razı eden sanığın eyleminde tehdit unsurunun bulunmadığı belirtilmiştir (...) ».
[7] « ( ..) sanığın duruşmalardaki olumlu tutum ve davranışları lehine takdiri indirim sebebi kabul edilerek cezasından 765 sayılı TCK’nın 59/2. fıkrası uyarınca takdiren 1/6 oranında indirim yapılarak (...) ».
[8] « Her ne kadar sanık hakkında 23 kez ırza geçmeye fer’i iştirak ve fuhşiyata tahrik suçlarından cezalandırılması talebiyle kamu davası açılmış ise de, sanığın eyleminin 765 sayılı TCK’nın 79. maddesindeki fikrî içtima kuralları gereğince ırza geçmeye doğrudan katılma suçu kapsamında kaldığı anlaşıldığından 15 yaşını bitirmeyen mağdurenin ırzına geçmek şeklindeki eylemine uyan 765 sayılı TCK’nın 414/1. fıkrası uyarınca, suçun işleniş biçimi, fiilin özellikleri meydana gelen zararın ağırlığı ve sanığın kastının yoğunluğu dikkate alınarak taktiren ve teşdiden ayrı ayrı 6 yıl hapis cezası ile cezalandırılmalarına (...) ».
[9] « ( ..) sanıklar hakkında duruşmadaki olumsuz tavırları, kendi yaşadıkları iffetsiz hayatı onüç yaşındaki bir çocuğa da yaşatmak şeklinde gözüken olumsuz tutum ve davranışları gözönüne alınarak (...) »
[10] Indiqué en tant que tel dans la décision nationale.
[11] « ( ..) sanıklar lehine zamanaşımı hükümleri uygulanmış ve hem de ciddi indirimler uygulanmıştır », « kız çocuğunu alıkoymak suçundan dolayı sanıklar lehine zamanaşımı uygulanmış ve tecavüz bakımından da tüm lehe hükümler uygulanmıştır (...) ».