GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE HANAN c. ALLEMAGNE
(Requête no 4871/16)
ARRÊT
Art. 1 • Existence d’un lien juridictionnel de nature à déclencher l’obligation d’enquêter sur des décès de civils causés par une frappe aérienne ordonnée lors d’une phase d’hostilités actives d’un conflit armé extraterritorial • Existence de « circonstances propres » établissant un lien : compétence exclusive de l’Allemagne à l’égard des infractions graves commises par ses troupes et obligation d’enquêter en vertu du droit international humanitaire (DIH) et du droit interne • Impossibilité juridique pour les autorités afghanes d’ouvrir une enquête
Art. 2 (volet procédural) • Caractère adéquat, promptitude, célérité raisonnable et indépendance de l’enquête • Absence de conflit de normes matériel entre le DIH et l’art 2 • Faits établis de manière fiable, à l’issue d’un examen approfondi, en vue d’apprécier la licéité du recours à la force létale • Participation des proches et contrôle du public • Existence d’un recours effectif pour contester l’effectivité de l’enquête
STRASBOURG
16 février 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Hanan c. Allemagne,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ksenija Turković,
Paul Lemmens,
Yonko Grozev,
Helen Keller,
Aleš Pejchal,
Faris Vehabović,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Tim Eicke,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia,
Arnfinn Bårdsen,
Erik Wennerström,
Saadet Yüksel,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 février 2020 et le 2 décembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4871/16) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont un ressortissant afghan, M. Abdul Hanan (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 janvier 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me W. Kaleck, avocat à Berlin. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par deux de ses agents, Mme A. Wittling-Vogel et Mme N. Wenzel, du ministère fédéral de la Justice et de la Protection des consommateurs.
3. Dans sa requête, le requérant alléguait que l’État défendeur n’avait pas mené une enquête effective sur la frappe aérienne opérée le 4 septembre 2009 près de Kunduz (Afghanistan), dans laquelle plusieurs personnes, dont ses deux fils, avaient été tuées. Il invoquait à cet égard le volet procédural de l’article 2 de la Convention. Il se plaignait également, sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 2, de ne pas avoir disposé d’un recours interne effectif pour contester la décision de clôture de l’enquête pénale prise par le procureur général allemand (Generalbundesanwalt).
4. La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 2 septembre 2016, elle a été communiquée au Gouvernement. Le 27 août 2019, une chambre de la cinquième section, composée de Yonko Grozev, président, Angelika Nußberger, André Potocki, Carlo Ranzoni, Mārtiņš Mits, Lәtif Hüseynov et Lado Chanturia, juges, ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section, a décidé de se dessaisir en faveur de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. La décision a par ailleurs été prise d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de la requête (article 29 § 1 de la Convention). Lors des deuxièmes délibérations, Faris Vehabović et Arnfinn Bårdsen, juges suppléants, ont remplacé André Potocki et Robert Spano, empêchés (article 24 § 3 du règlement). Au cours de la procédure, Jon Fridrik Kjølbro a succédé à Linos-Alexandre Sicilianos en tant que président de la Grande Chambre.
6. Tant le requérant que le Gouvernement ont soumis des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
7. Des observations ont également été reçues des gouvernements britannique, danois, français, norvégien et suédois, du Centre des droits de l’homme de l’université d’Essex, de l’Institut d’études internationales de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan, d’Open Society Justice Initiative et de Rights Watch (UK), que le président de la Grande Chambre avait autorisés à intervenir en qualité de tierces parties dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 71 § 1 et 44 § 3 du règlement). Les parties ont répondu à ces observations dans leurs plaidoiries à l’audience (articles 71 § 1 et 44 § 6 du règlement).
8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 26 février 2020 (articles 71 et 59 § 3 du règlement). Sur autorisation du président, les gouvernements britannique et français ainsi que Rights Watch (UK) ont participé à la procédure orale devant la Grande Chambre.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mmes A. Wittling-Vogel,
N. Wenzel, agents,
H. Krieger, conseil,
S. Weinkauff,
M.S. Sohm,
Mmes M. Wittenberg,
J. Drohla,
M.C. Ritscher,
Mmes D. Gmel,
S. Heine,
M.C. Barthe, conseillers ;
pour le requérant
MM.W. Kaleck, avocat,
D. Akande,conseils,
F. Jessberger,
Mme C. Meloni,
M.A. Schüller,
Mme I. Sychenkova,conseillers ;
pour le gouvernement français, tiers intervenant
M.F. Alabrune,agent,
Mme E. Leblond,
MM.R. Stamminger,
E. Gouin,conseillers ;
pour le gouvernement britannique, tiers intervenant
M.C. Wickremasinghe,agent,
SirJames Eadie QC,conseil,
M.J. Swords,conseiller ;
pour Rights Watch (UK), tiers intervenant
MM.S. Wordsworth QC,conseil,
C. Yeginsu,
Mme G. Schumacher,conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Wittling-Vogel, Mme Krieger, Me Kaleck, M. Akande, M. Alabrune, Sir James Eadie et M. Wordsworth et, en leurs réponses aux questions posées par les juges, Mme Krieger, Me Kaleck, M. Akande, Sir James Eadie et M. Alabrune.
EN FAIT
1. LA GENÈSE DE L’AFFAIRE
9. Le requérant est né et réside à Omar Khel (Afghanistan).
10. Après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis, auxquels s’était joint le Royaume-Uni, s’engagèrent le 7 octobre 2001 dans une intervention militaire en Afghanistan. Cette opération, appelée « Liberté immuable » (Operation Enduring Freedom), leur permit de détruire des camps d’entraînement et des infrastructures terroristes, de capturer des chefs de file d’Al-Qaïda et de faire tomber le régime taliban.
11. Le 16 novembre 2001, le Parlement allemand autorisa le déploiement d’un maximum de 3 900 soldats allemands dans le cadre de l’opération Liberté immuable. Le contingent comprenait une centaine de soldats des forces spéciales allemandes, qui furent appelés à participer à des opérations de lutte contre le terrorisme en Afghanistan.
12. Au début du mois de décembre 2001, vingt-cinq leaders afghans de premier plan se rencontrèrent à Bonn sous l’égide des Nations unies afin de décider d’un plan pour le gouvernement du pays. Ils instaurèrent une autorité intérimaire afghane et en choisirent le dirigeant. Le 5 décembre 2001, ils parvinrent à un accord (« l’Accord de Bonn », paragraphe 71 ci‑dessous), dans lequel ils demandaient l’assistance de la communauté internationale pour le maintien de la sécurité en Afghanistan et prévoyaient la création de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS).
13. Le 20 décembre 2001, le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (respectivement, « le Conseil de sécurité », « l’ONU ») autorisa la constitution de la FIAS. Celle-ci devait aider l’Autorité intérimaire afghane à maintenir la sécurité à Kaboul et dans ses environs, de telle sorte que l’Autorité intérimaire et le personnel des Nations unies puissent travailler dans un environnement sûr. Sa mission principale était de maintenir la sécurité, tandis que celle des forces engagées dans l’opération Liberté immuable restait de mener des activités de lutte contre le terrorisme et de contre-insurrection.
14. Le 22 décembre 2001, le Parlement allemand autorisa le déploiement de forces armées allemandes au sein de la FIAS (paragraphe 91 ci-dessous).
15. Le 11 août 2003, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) prit le commandement de la FIAS. Par la suite, la mission de la FIAS fut étendue au-delà de la région de Kaboul. À la fin de l’année 2006, la FIAS était responsable de la sécurité de tout le territoire afghan.
16. Après que la FIAS fut passée sous le commandement de l’OTAN, son quartier général (« le QG de la FIAS ») et son commandant (« le commandant de la force ») furent placés sous le commandement allié de forces interarmées et le commandant suprême des forces alliées en Europe de l’OTAN. Du QG de la FIAS relevaient cinq commandements régionaux (« CR »), qui coordonnaient au niveau régional toutes les activités civilo‑militaires menées par les éléments militaires des équipes de reconstruction provinciale[1] (« PRT ») dans leurs zones de responsabilité respectives. Si le QG de la FIAS et le commandant de la force conservaient le contrôle opérationnel, les PRT étaient placées du point de vue tactique sous le commandement régional dont elles relevaient.
17. Les troupes allemandes furent déployées sous l’autorité du CR Nord, qui était dirigé par l’Allemagne. Au moment des faits, le commandant du CR Nord était le général de brigade allemand V. La PRT de Kunduz, qui faisait partie du CR Nord, était commandée par le colonel K., de l’armée allemande.
18. Parallèlement à la structure de commandement de la FIAS, le commandement et le contrôle disciplinaires et administratifs demeuraient assurés par les différents États qui avaient fourni des troupes (paragraphe 75 ci-dessous). Les soldats déployés dans la PRT de Kunduz relevaient donc à cet égard du commandement et du contrôle du colonel K., qui relevait lui‑même du commandement et du contrôle du général de brigade V. Celui‑ci assurait également le commandement de tout le contingent allemand de la FIAS en Afghanistan. Il relevait – par l’intermédiaire du commandant des opérations des forces interarmées au sein de la Bundeswehr – du ministère fédéral de la Défense.
19. Au moment des faits, le CR Nord comptait environ 5 600 équipiers, dont 4 245 soldats allemands. Quelque 1 500 soldats étaient affectés à la PRT de Kunduz, qui comprenait deux unités d’opération spéciale allemandes.
20. À partir du mois d’avril 2009, la sécurité se dégrada dans la province de Kunduz. Au moment des élections en août et en septembre 2009 notamment, les troupes de la FIAS subirent un nombre d’attaques accru et essuyèrent plusieurs pertes. À cet égard, le colonel K. a déclaré devant une commission d’enquête parlementaire allemande que pendant cette période, les troupes devaient s’attendre à être attaquées à chaque fois qu’elles quittaient leur base.
2. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
1. La frappe aérienne du 4 septembre 2009
21. Le 3 septembre 2009, des insurgés s’emparèrent de deux camions‑citernes, tuant l’un des deux conducteurs. Un peu plus tard ce jour‑là, les deux camions-citernes restèrent immobilisés sur un banc de sable de la rivière Kunduz à sept kilomètres environ de la base de la PRT de Kunduz. Afin de parvenir à les dégager, les insurgés firent venir des habitants des villages voisins pour qu’ils siphonnent (en partie) le carburant des citernes.
22. Vers 20 heures, la PRT de Kunduz fut avertie par un informateur du vol des camions. Elle reçut officiellement confirmation de l’information aux alentours de 21 heures. À 21 h 55, un avion qui avait été envoyé sur une autre opération reçut pour mission de localiser les camions. Vers minuit quinze, il les repéra. La vidéo transmise par l’avion au centre de commandement montrait les deux camions ainsi que plusieurs véhicules et de nombreuses personnes près du banc de sable. Dans la nuit, le capitaine X – qui était présent au centre de commandement avec les sergents-chefs W et Y – sollicita à plusieurs reprises l’interprète de permanence pour obtenir des informations directes de l’informateur qui avait averti la PRT de Kunduz du vol des camions et/ou pour lui transmettre des questions du colonel K. Vers minuit trente, l’informateur indiqua que les insurgés armés avaient partiellement vidé les camions, et qu’il n’y avait pas de civils sur le banc de sable. Sa description de la situation correspondait à ce que l’on pouvait voir sur la vidéo. À 0 h 48, l’avion de surveillance dut rentrer à la base car il n’avait plus assez de carburant. Peu après, le sergent-chef W contacta le QG de la FIAS pour demander l’envoi d’un autre avion. On lui répondit qu’un appui aérien ne pouvait être fourni que si les troupes de la FIAS étaient « au contact » avec des insurgés, c’est-à-dire face à eux. Vers 1 heure, le colonel K. déclara que les troupes étaient « au contact », bien qu’il n’y eût pas de face à face avec l’ennemi au sens propre du terme, et deux avions F‑15 de l’US Air Force furent envoyés au-dessus du banc de sable, où plusieurs personnes continuaient de siphonner les camions, toujours immobilisés.
23. Les avions F‑15 arrivèrent au-dessus du banc de sable vers 1 h 10. Il y eut débat entre les pilotes et le centre de commandement sur la question de savoir s’il fallait utiliser des bombes de 500 livres ou de 2 000 livres et sur le risque de dommages à des biens de caractère civil proches du banc de sable. En réponse aux interrogations répétées du colonel K., l’informateur confirma qu’il n’y avait près du banc de sable que des insurgés et aucun civil. Les pilotes proposèrent à plusieurs reprises de faire une « démonstration de force » en passant à basse altitude pour disperser les individus présents sur place. Le colonel K. refusa et leur ordonna de bombarder les camions-citernes, qui étaient toujours immobilisés. Deux bombes de 500 livres furent larguées à 1 h 49.
24. Les pilotes de l’US Air Force firent une première reconnaissance post-attaque immédiatement après la frappe puis, vers 8 heures, un avion sans pilote inspecta le site.
25. Le bombardement avait détruit les deux camions-citernes et tué plusieurs personnes, dont les deux fils du requérant, Abdul Bayan (douze ans) et Nesarullah (huit ans). Le nombre total de victimes n’a jamais été établi (paragraphes 40 et 65‑69 ci-dessous). Le gouvernement allemand a versé à titre gracieux 5 000 dollars américains par personne aux familles de 91 morts et à onze blessés.
2. Les investigations menées sur la frappe
1. L’enquête menée sur place
26. Plus tard dans la matinée du 4 septembre 2009, après avoir été informé de la frappe, le général de brigade V. dépêcha une équipe d’enquête de la police militaire allemande (Feldjäger) de Masar-i-Sharif à Kunduz pour appuyer la PRT de Kunduz dans son enquête.
27. Le même jour à 12 h 34, une équipe de la PRT de Kunduz, partie à 12 h 13, arriva sur les lieux du bombardement. L’équipe de Masar-i-Sharif, qui avait quitté sa base à 12 h 24, n’avait pas encore atteint la base de la PRT de Kunduz. Par conséquent, aucun de ses membres n’était présent lors de l’inspection des lieux du bombardement. L’équipe de la PRT de Kunduz, qui était accompagnée d’une centaine de membres des forces de sécurité afghanes chargés d’assurer sa protection, trouva un site fortement modifié, où il ne restait que les épaves de quelques voitures et plus aucun corps. Elle fut attaquée mais, après un échange de tirs, elle put reprendre ses investigations. Elle retourna ensuite à la base, où elle arriva à 14 h 23. À 14 h 45 débuta une réunion d’évaluation à laquelle participèrent le colonel K. ainsi que des membres de l’équipe d’enquête de la police militaire de Masar-i-Sharif, qui était arrivée entre-temps.
28. Les 4 et 5 septembre 2009, des membres de la PRT de Kunduz, de la police militaire et de l’« équipe d’action initiale » de la FIAS (paragraphe 65 ci-dessous) se rendirent dans les hôpitaux et villages de la région et recueillirent les témoignages de plusieurs personnes sur la frappe aérienne. Le colonel K. participa en partie à certains entretiens et fut tenu informé de l’enquête.
29. La police militaire rendit son rapport au général de brigade V. le 9 septembre 2009.
2. L’enquête menée par les autorités de poursuite allemandes
30. Le directeur des affaires juridiques des forces armées informa le parquet de Potsdam (Potsdam étant la ville siège du commandement opérationnel de la Bundeswehr) de la frappe le jour où elle eut lieu. Celui-ci ouvrit le 7 septembre 2009 une enquête préliminaire, qui fut par la suite transférée au parquet de Leipzig (Leipzig étant le lieu d’affectation du colonel K.) puis au parquet général de Dresde (dont relevait le parquet de Leipzig). Le 5 novembre 2009, à l’issue de travaux préparatoires complémentaires, dont des échanges avec le ministère fédéral de la Défense au sujet du cadre juridique applicable au déploiement de troupes en Afghanistan et sur la question de savoir s’il y avait en l’espèce un fait justificatif (Rechtfertigungsgrund), le parquet général de Dresde pria le procureur général près la Cour fédérale de justice d’examiner la possibilité de se saisir de l’affaire eu égard à la commission potentielle d’une infraction au code des crimes de droit international (paragraphes 94‑95 et 101 ci‑dessous). À ce stade, le procureur général avait déjà ouvert une enquête préliminaire, le 8 septembre 2009, et entrepris de vérifier sa compétence.
31. Dans le cadre de l’enquête préliminaire, le procureur général demanda par une lettre du 27 novembre 2009 au commandement opérationnel de la Bundeswehr de lui transmettre toutes les conclusions factuelles relatives à la frappe, afin de lui permettre d’en déterminer plus clairement les circonstances. Trois jours plus tard, le commandement opérationnel de la Bundeswehr lui fit parvenir un nombre considérable de rapports. Le 16 décembre 2009, il lui communiqua des documents complémentaires. Par une lettre du 8 décembre 2009, le procureur général demanda une copie des pièces communiquées à la commission d’enquête parlementaire (paragraphe 69 ci-dessous). On lui fit parvenir ces documents ainsi que la copie des transcriptions des auditions de la commission. Le 21 décembre 2009, le procureur général adressa une liste de questions détaillées au commandement opérationnel de la Bundeswehr. Celui-ci y répondit par une lettre du 8 février 2010. Le 23 février 2010, le procureur général adressa des questions complémentaires au ministère fédéral de la Défense, qui y répondit.
32. Le 12 mars 2010, le procureur général ouvrit une enquête pénale dirigée contre le colonel K. et le sergent-chef W (qui avait assisté le colonel la nuit de la frappe), sur la base des conclusions factuelles établies jusqu’alors. Du 22 au 25 mars 2010, il interrogea les deux suspects et entendit deux témoins (le capitaine X et le sergent-chef Y), qui étaient présents au centre de commandement de la base de Kunduz au moment des faits. Les documents recueillis et les vidéos provenant des avions furent également analysés.
33. Le 16 avril 2010, le procureur général clôtura l’enquête pénale, concluant qu’il n’y avait pas de motifs suffisants pour engager la responsabilité pénale des mis en cause, que ce fût au regard du code des crimes de droit international ou au regard du code pénal. Il estimait que la situation en Afghanistan au moment des faits – tout du moins dans le nord du pays, où les forces armées allemandes étaient déployées – était celle d’un conflit armé non international au sens du droit international humanitaire, nonobstant la participation de troupes internationales. Il parvenait à la conclusion que l’Afghanistan avait consenti valablement au regard du droit international au déploiement de la FIAS, et que celle-ci combattait au nom des autorités afghanes. Il ajoutait que les insurgés talibans et les groupes qui y étaient liés – dont il fournissait une description détaillée dans sa décision – devaient être considérés au regard du droit international comme « parties au conflit ». Il estimait que cette situation de conflit armé non international déclenchait l’applicabilité du droit international humanitaire (voir aussi l’article 25 de la Loi fondamentale, au paragraphe 93 ci-dessous) et du code allemand des crimes de droit international. Il considérait que les soldats allemands de la FIAS étaient des combattants réguliers et ne pouvaient dès lors voir leur responsabilité pénale engagée à raison d’actes de guerre conformes au droit international. Il concluait que le colonel K. n’avait pas eu l’intention de tuer ou de blesser des civils ni d’endommager des biens de caractère civil et que, l’élément intentionnel étant nécessaire à la constitution de l’infraction, sa responsabilité ne pouvait donc pas être engagée sur le terrain du code des crimes de droit international, et notamment de l’article 11 § 1 point 3 de ce code (paragraphe 95 ci-dessous). Il considérait en outre qu’il était exclu d’engager la responsabilité du colonel K. en vertu du code pénal, que ce fût pour meurtre ou pour n’importe quelle autre infraction, car la licéité de la frappe au regard du droit international était constitutive d’un fait justificatif.
34. Le 19 avril 2010, les autorités émirent un communiqué de presse dans lequel elles résumaient les principales conclusions du procureur général et indiquaient que la plupart des informations factuelles étaient classées secret-défense. Une version expurgée de la décision de clôture de la procédure fut établie le 13 octobre 2010.
35. Il y était indiqué que les pièces suivantes avaient été examinées :
le rapport d’enquête du commandant de la force ainsi que toutes ses annexes ;
les textes applicables à l’OTAN et à la FIAS (instructions permanentes, règles d’engagement, directives tactiques, matrice d’évaluation du renseignement, instructions spéciales relatives aux opérations aériennes) ;
le rapport de la police militaire en date du 9 septembre 2009, accompagné de 44 annexes (qui comprenaient des vidéos et des photographies) ;
– la déposition écrite du colonel K. à l’intention du chef d’état-major des forces armées allemandes, en date du 5 septembre 2009 ;
– le rapport du colonel N., membre de l’équipe d’établissement des faits de la FIAS, en date du 6 septembre 2009 ;
– le rapport du représentant de la région du Kunduz au président afghan, en date du 4 septembre 2009 ;
– le rapport de la commission d’enquête afghane au président afghan ;
– la liste des victimes civiles potentielles de la frappe établie par la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (MANUA) ;
– un rapport d’ONG en date du 5 septembre 2009 [classé secret-défense] ;
– le rapport de l’équipe d’action initiale de la FIAS, en date du 6 septembre 2009 ;
– les procès-verbaux des échanges qu’avait eus la PRT de Kunduz avec la commission d’enquête afghane, des représentants locaux et une délégation de l’équipe d’action initiale ;
– la réponse écrite du commandement opérationnel des forces armées allemandes en date du 8 février 2010 aux questions posées le 21 décembre 2009 par le procureur général près la Cour fédérale de justice ;
– cent soixante-quatre dossiers du ministère fédéral de la Défense ;
– les procès-verbaux des auditions des deux mis en cause et du capitaine X devant la commission parlementaire chargée de la défense siégeant en première commission d’enquête ;
– les procès-verbaux des auditions des deux mis en cause et des témoins (le capitaine X et le sergent-chef Y) devant le procureur général ;
– les transcriptions des échanges radio entre les pilotes des avions F‑15 et le sergent-chef W et les vidéos correspondantes.
36. Dans sa décision de clôture, le procureur général considérait que deux points en particulier devaient être éclaircis : l’appréciation subjective que le colonel K. avait faite de la situation lorsqu’il avait ordonné la frappe aérienne, et le nombre exact de personnes qui avaient été blessées ou tuées par la frappe.
37. La version du colonel K. était que lorsqu’il avait ordonné la frappe, il croyait qu’il n’y avait près des camions-citernes aucun civil mais seulement des insurgés talibans. Le procureur général estimait cette version crédible et corroborée par tout un faisceau d’éléments objectifs, par les dépositions des personnes qui étaient présentes au centre de commandement au moment des faits et par les vidéos prises depuis les avions avant et pendant la frappe.
38. Le procureur général était d’avis que, étant donné que le largage des bombes avait eu lieu dans la nuit à 1 h 49, pendant le Ramadan, à 850 m au moins du village le plus proche et dans une zone qui était un bastion des insurgés, un observateur objectif aurait estimé improbable la présence de civils sur place à ce moment-là. Il tenait compte également des éléments suivants. Les militaires avaient été informés que les insurgés projetaient d’attaquer la base allemande avec des véhicules bourrés d’explosifs ; de nombreux attentats de ce type avaient déjà été commis en Afghanistan dans les mois précédant le 4 septembre 2009 ; le colonel K. n’avait pas de raison de douter de l’exactitude des renseignements fournis par l’informateur, celui-ci lui ayant fourni seulement quelques jours plus tôt des informations fiables ; le capitaine X, qui avait appelé l’informateur sur ordre du colonel K. au moins sept fois pour vérifier l’évolution de la situation et obtenir confirmation de ce que seuls des insurgés se trouvaient sur les lieux, considérait lui-même que l’informateur était fiable ; et les renseignements donnés par l’informateur correspondaient aux images vidéo provenant des avions. Ainsi, le procureur général considérait que le colonel avait exercé dans la situation en cause la même diligence que lorsque, en de précédentes occasions, il avait eu à prendre des décisions concernant des opérations susceptibles de faire des victimes civiles collatérales.
39. Le procureur général notait en outre que les autres personnes présentes au poste de commandement avaient toutes témoigné de manière crédible qu’elles avaient agi avec la conviction qu’il n’y avait sur place que des insurgés, et aucun civil. Il lui paraissait improbable qu’interroger d’autres témoins permît d’obtenir des informations supplémentaires sur le point de savoir si le colonel K. avait ou n’avait pas pensé faire de victimes civiles lorsqu’il avait ordonné la frappe, d’autant que la seule personne présente au moment de la transmission des renseignements de l’informateur était le capitaine X, qui avait lui aussi été entendu, et qu’il n’y avait aucun signe de défaillance au niveau de cette transmission. À son avis, rien dans la communication radio entre les pilotes et le centre de commandement ne permettait de dire que le colonel K. eût pensé faire des victimes civiles. Le procureur général notait également qu’il n’était pas contesté que les camions-citernes se trouvaient à ce moment-là aux mains des combattants talibans et que rien ne laissait penser que ceux-ci ne se trouvaient plus à proximité des camions au moment de la frappe. Il ajoutait que la tenue des talibans ne permettait pas de les distinguer des civils et que, dès lors, il était impossible pour les pilotes de dire s’il paraissait y avoir des civils parmi les personnes qu’ils voyaient à proximité des camions.
40. Le procureur général poursuivait son raisonnement en indiquant qu’en l’espèce, le nombre de victimes civiles ne constituait pas une preuve indirecte permettant de déduire quelle était la conviction subjective du colonel K. Il notait que l’on n’avait pu établir ni le nombre de personnes tuées ou blessées dans la frappe, ni combien de ces victimes étaient des talibans et combien étaient des civils. Compte tenu des écarts que présentaient les conclusions des différents rapports à cet égard, des différences de mode de calcul entre les uns et les autres et des éléments disponibles, y compris les données vidéo, il estimait que, probablement, une cinquantaine de personnes avaient été tuées ou blessées. Il observait qu’il avait été établi que deux commandants talibans avaient été tués et que l’on pouvait conclure, à la lumière des rapports disponibles, que le bombardement avait fait bien plus de victimes talibanes que de victimes civiles. Il était d’avis qu’il n’était pas possible d’obtenir de réponses plus précises sur cette question, les mœurs sociales et religieuses de la population afghane interdisant l’usage des techniques d’investigation forensique modernes, notamment l’exhumation des corps et les analyses ADN. Il considérait qu’en toute hypothèse, le nombre de personnes présentes sur place au moment de la frappe ne permettait pas de mettre en doute la conviction du colonel K. quant au fait qu’il avait affaire exclusivement à des combattants talibans.
41. Sur la question de la responsabilité du colonel K. au regard du code des crimes de droit international, le procureur général considérait que la frappe aérienne du 4 septembre 2009 s’inscrivait bien dans le contexte fonctionnel requis mais que, si les éléments constitutifs objectifs de l’infraction visée à l’article 11 § 1 point 3 de ce code étaient réunis, étant donné qu’il s’agissait d’une attaque militaire lancée dans le cadre du conflit armé non international qui se déroulait en Afghanistan, les éléments constitutifs subjectifs, eux, ne l’étaient pas. Il indiquait qu’en effet, pour que l’infraction fût constituée, une intention directe de causer des dommages collatéraux disproportionnés devait être établie. Or, estimait-il, le colonel K. avait déclaré de manière crédible qu’il avait agi sur la foi de renseignements selon lesquels seuls des insurgés étaient présents sur place, et on ne pouvait donc pas dire qu’il pensait alors faire des victimes civiles avec le degré de certitude requis pour que l’infraction fût constituée – il pensait même ne faire aucune victime civile. Le procureur général concluait que la question du caractère disproportionné du dommage collatéral prévu ne se posait donc même pas.
42. Le procureur général observait encore que les camions-citernes avaient été volés par un groupe organisé de combattants talibans armés et que les membres de ce groupe comme les camions eux-mêmes étaient des cibles militaires légitimes au moment où le colonel K. avait ordonné la frappe aérienne. Il expliquait à propos des talibans qu’en vertu du droit international, toute personne qui était fonctionnellement intégrée dans un groupe armé organisé et qui y exerçait une fonction de combat continue perdait la qualité de civil, devenait une cible militaire légitime et, tant qu’elle n’avait pas clairement et durablement abandonné cette fonction de combat, pouvait être attaquée même hors du cadre des hostilités en cours (paragraphe 80 ci-dessous).
43. Notant que le droit pénal général demeurait applicable, le procureur général concluait que sa compétence s’étendait à la poursuite des infractions prévues par le code pénal dans la mesure où l’action militaire relevait de la portée du code des crimes de droit international. Il estimait cependant que le colonel K. ne pouvait pas non plus voir sa responsabilité engagée en vertu du code pénal, et que le sergent-chef W ne pouvait pas être accusé de complicité avec le colonel K. car, même si les éléments constitutifs objectif et subjectif du meurtre étaient réunis, les actions du colonel K. étaient licites au regard du droit international, et il y avait dès lors un fait justificatif à son action militaire.
44. Le procureur général considérait que la qualité des victimes au regard du droit international humanitaire constituait un élément déterminant aux fins de l’appréciation de la licéité de la frappe aérienne. Il expliquait que les combattants armés qui se réclamaient d’une partie non étatique à un conflit armé non international et les civils qui participaient directement aux hostilités constituaient des cibles légitimes pour les attaques militaires, contrairement aux civils qui ne prenaient pas directement part aux hostilités. Observant que les combattants talibans armés qui avaient volé les deux camions-citernes étaient membres d’un groupe armé organisé qui était partie au conflit armé et estimant qu’ils constituaient probablement la majorité des victimes de la frappe, il concluait que celle-ci avait bien été dirigée contre des cibles militaires légitimes, dont la « destruction » était admissible dans les limites de la nécessité militaire, laquelle n’appelait selon lui aucune restriction en l’espèce.
45. Le procureur général reconnaissait que la frappe avait également tué des civils qui étaient protégés en vertu du droit international humanitaire et qui n’étaient donc pas des cibles légitimes pour une attaque militaire. Il admettait que l’on pouvait partir du principe que toutes les victimes de la frappe qui n’étaient pas des combattants talibans étaient des civils qui ne participaient pas directement aux hostilités, même les personnes qui aidaient les talibans à dégager les camions-citernes du banc de sable ou qui essayaient d’obtenir du carburant pour leur propre bénéfice. Il considérait cependant que l’ordre de frappe donné par le colonel K. était légitime au regard du droit international, même si le bombardement avait aussi causé la mort de civils protégés en vertu du droit international humanitaire. À cet égard, il notait que le droit international humanitaire interdisait seulement de lancer des attaques, dirigées contre des civils en tant que tels ou contre un objectif militaire, risquant de manière prévisible au moment où elles étaient ordonnées de causer des dommages civils qui seraient disproportionnés (« excessifs ») par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu (paragraphe 81 ci-dessous). Il soulignait sur ce point que le critère militaire de disproportion, autrement dit l’interdiction de causer des dommages excessifs, ne pouvait être assimilé à la notion plus stricte de déraison, et que la conviction fondée sur des raisons objectives qu’avait le responsable de l’attaque au moment de l’action militaire était déterminante, tant quant à l’avantage militaire tactique que quant aux dommages collatéraux civils prévisibles. Ceux-ci, précisait-il, n’étaient pertinents aux fins de l’appréciation de la proportionnalité que si le commandant n’avait pas pris les « toutes les précautions pratiquement possibles » pour écarter le risque d’un dommage collatéral civil majeur prévisible : ainsi, l’action ne pouvait être jugée disproportionnée qu’en cas d’excès patent.
46. Le procureur général notait qu’en l’espèce, la frappe avait été ordonnée dans le but d’atteindre deux objectifs militaires : d’une part, détruire les camions-citernes et le carburant volés par les talibans et, d’autre part, tuer des combattants talibans. Il estimait qu’au moment des faits, la situation était la suivante. Le colonel K. n’avait pas de raison de soupçonner la présence de civils protégés sur les lieux, compte tenu des circonstances dont il avait connaissance (distance des lieux habités par rapport au banc de sable, heure de la nuit, présence de talibans armés) et des déclarations qu’avait faites l’informateur ; il n’était pas possible de mettre en œuvre suffisamment rapidement une reconnaissance et/ou des mesures de précaution supplémentaires ; le colonel n’était pas obligé d’accepter le risque de voir les talibans s’emparer définitivement des camions-citernes ou du carburant ; et il ressortait suffisamment de la situation que les personnes en question constituaient une cible légitime d’attaque militaire – il n’était pas nécessaire que le colonel fût absolument certain qu’il n’y avait pas de civils sur place.
47. Le procureur général était d’avis que, quand bien même le colonel K. aurait été dans l’obligation de tenir compte du risque de causer la mort de plusieurs dizaines de civils protégés, un tel risque n’aurait pas été hors de toute proportion par rapport à l’avantage militaire attendu, et la règle de l’emploi des moyens les moins lourds possible n’aurait pas été enfreinte. Il observait que cette dernière question avait d’ailleurs fait l’objet d’une discussion entre le colonel K., le sergent-chef W et les pilotes avant la frappe, et que, contrairement à ce que ceux-ci avaient recommandé, le colonel avait opté pour les plus petites bombes disponibles et pour l’utilisation de fusées à explosion retardée, qui en limitaient la portée effective.
48. Le procureur général ajoutait que l’obligation générale d’adresser des avertissements préalables avant d’engager une attaque susceptible de faire des victimes collatérales dans la population civile était sans incidence sur sa conclusion quant à la licéité de l’ordre d’attaque au regard du droit international : non seulement le colonel K. s’était fondé sur la présomption justifiable que la frappe qu’il ordonnait ne toucherait aucun civil, mais encore cette obligation pouvait être levée si les circonstances le commandaient (paragraphe 81 ci-dessous), or en l’espèce, le fait d’adresser un avertissement préalable aurait compromis la réalisation de l’objectif militaire légitime consistant à tuer les combattants talibans.
49. Enfin, le procureur général estimait que même dans l’hypothèse où le colonel n’aurait pas respecté les règles internes de la FIAS, notamment les règles d’engagement, ce manquement aurait été sans pertinence pour l’évaluation de la licéité de sa conduite militaire car ces règles étaient seulement un ensemble de restrictions que la force s’imposait à elle-même dans le but de parvenir à une solution politique à long terme du conflit afghan et elles prévoyaient un niveau de protection de la population civile plus élevé que celui requis en droit international.
3. La participation du requérant aux investigations et ses démarches contre la décision de clôture de la procédure
a) Accès au dossier de l’enquête
50. Le 12 avril 2010, le requérant, par l’intermédiaire de son représentant, saisit le procureur général d’une plainte pénale relative au décès de ses deux fils. Il demanda également l’accès au dossier de l’enquête. Le représentant du requérant avait été dûment mandaté pour agir au nom de l’intéressé et des proches de 113 autres personnes supposément tuées par le bombardement. Par une lettre du 27 avril 2010, le procureur général informa le représentant du requérant que l’enquête pénale avait été close – sans que le requérant eût été entendu – et que, pour se prononcer sur la demande d’accès au dossier de l’enquête, les autorités devraient examiner de manière plus approfondie la qualité de victime du requérant. Par des lettres des 9 juin et 7 juillet 2010, le requérant communiqua des observations au parquet. Le procureur général rejeta ces observations pour défaut de fondement par des lettres des 16 juillet et 3 septembre 2010. Le 1er septembre 2010, le représentant du requérant restreignit sa demande d’accès au dossier de l’enquête, ne la sollicitant plus que pour le requérant et non pour toutes les personnes qu’il représentait. Le 3 septembre 2010, le requérant se vit accorder l’accès aux parties du dossier de l’enquête qui ne relevaient pas du secret-défense. Une version expurgée de la décision de clôture fut communiquée à son représentant le 15 octobre 2010, deux jours après qu’elle eut été établie. Le représentant du requérant consulta le dossier dans les locaux du parquet général près la Cour fédérale de justice le 26 octobre 2010.
b) La demande d’ouverture de poursuites introduite par le requérant
51. Le 15 novembre 2010, le requérant saisit la cour d’appel de Düsseldorf d’une demande par laquelle il sollicitait l’inculpation des mis en cause ou, à défaut, la poursuite par le parquet compétent des investigations visant à déterminer leur responsabilité au regard du code pénal. Il soutenait notamment que pour établir l’ensemble des circonstances objectives de la frappe, il était nécessaire de prendre certaines mesures d’enquête complémentaires.
52. Le 13 décembre 2010, le procureur général rendit ses observations sur la demande du requérant. Il estimait que cette demande devait être déclarée irrecevable pour non-respect des règles de forme ou, à défaut, pour défaut de fondement, au motif que les observations du requérant ne permettaient pas d’établir l’existence d’un motif suffisant pour envisager la responsabilité pénale des mis en cause. Récusant les allégations de défaillances dans l’enquête, il affirmait que toutes les mesures d’investigation nécessaires et offrant une perspective de succès avaient été prises. Il ajoutait que, même à supposer que les déclarations factuelles du requérant fussent exactes, il n’y aurait pas eu violation du droit international humanitaire.
53. Le 16 février 2011, la cour d’appel de Düsseldorf déclara la demande d’ouverture de poursuites irrecevable pour non-respect des règles de forme (paragraphe 99 ci-dessous). Elle considérait que le requérant n’avait pas suffisamment ou pas du tout commenté certains des éléments sur lesquels le procureur général avait expressément fondé sa décision de clôture de la procédure du 13 octobre 2010. Elle notait également que les observations du requérant ne permettaient pas de distinguer les éléments auxquels il avait eu accès de ceux auxquels il n’avait pas eu accès. Elle ajoutait que le requérant s’était borné à présenter certaines parties de certains éléments de preuve, en particulier celles qui lui paraissaient corroborer les accusations qu’il portait, et qu’il avait ainsi manqué à l’obligation qui lui incombait de mentionner aussi les éléments susceptibles de disculper les mis en cause. Ainsi, elle observait qu’il n’avait commenté de manière approfondie ni la déposition de deux pages du colonel K. à l’intention du chef d’état-major en date du 5 septembre 2009, ni le rapport de la police militaire en date du 9 septembre 2009, ni la transcription des échanges radio qu’avaient eus les pilotes et le sergent-chef W immédiatement avant le largage des bombes, ni la vidéo émanant des avions F‑15. Elle considérait par ailleurs qu’il n’avait avancé aucun argument à l’effet de démontrer que le procureur général eût mal apprécié ces éléments de preuve. En particulier, elle constatait qu’il avait souligné que le rapport d’ONG, auquel il avait eu accès, concluait que la frappe avait été illicite et contraire au droit international humanitaire, mais qu’il n’avait pas exposé les principales considérations sur lesquelles reposait cette appréciation, et qu’il en allait de même pour la note du général de brigade V. en date du 4 septembre 2009. Elle concluait que ces observations sur les faits ne lui permettaient pas de déterminer, sur la seule base du mémoire du requérant, s’il existait des motifs suffisants pour soupçonner les mis en cause de s’être rendus coupables d’une infraction et, partant, pour ouvrir des poursuites. De plus, elle considérait que le requérant n’avait pas suffisamment, voire pas du tout, prouvé la véracité de plusieurs de ses déclarations contre les mis en cause, notamment de l’allégation selon laquelle l’informateur local n’était pas présent sur le banc de sable, que les pilotes des avions F‑15 avaient insisté pour procéder à une reconnaissance supplémentaire, que beaucoup de civils étaient dehors la nuit de la frappe car c’était le Ramadan et que les insurgés talibans agissaient normalement en groupes de dix individus au plus.
c) Le recours en audition introduit par le requérant
54. Le 28 mars 2011, le requérant introduisit un recours en audition (Gehörsrüge) relativement à la décision de la cour d’appel. Il alléguait que la cour d’appel avait rendu sa décision sans lui laisser l’occasion de commenter les observations du procureur général ni celles de l’avocat de la défense. Il ajoutait qu’il ne pouvait pas prévoir qu’on lui reprocherait de ne pas avoir exposé plus précisément ce qu’il savait des différents éléments de preuve sur lesquels s’était appuyé le procureur général ou de ne pas avoir rappelé l’essentiel de la teneur de ces documents. Il estimait d’une part qu’il eût fallu que la cour d’appel lui demandât de préciser ses observations avant de rejeter sa demande et d’autre part que, en toute hypothèse, exiger de lui qu’il commente chacune des pièces sur lesquelles le procureur général s’était appuyé revenait à rendre la demande d’ouverture de poursuites ineffective, compte tenu de l’ampleur du dossier.
55. Par une décision du 31 mars 2011, la cour d’appel rejeta le recours du requérant pour défaut de fondement, au motif que la décision du 16 février 2011 reposait exclusivement sur les observations du requérant en tant que telles et ne portait que sur le respect des règles de forme. Elle précisa que, lorsqu’ils avaient pris la décision contestée, les juges avaient eu égard au fait que le requérant n’avait eu qu’un accès limité au dossier de l’enquête, et ils n’étaient pas tenus d’indiquer spécifiquement quels étaient les défauts que présentaient les observations de l’intéressé car le délai de soumission de la demande d’ouverture de poursuites avait expiré et les défauts de forme ne pouvaient dès lors plus être rectifiés.
4. La procédure menée devant la Cour constitutionnelle fédérale
56. Les 17 mars et 27 avril 2011, le requérant, représenté par un avocat, introduisit deux recours constitutionnels devant la Cour constitutionnelle fédérale. Dans le second recours, il ajoutait au premier un recours contre la décision rendue par la cour d’appel le 31 mars 2011. Dans l’un et l’autre recours, il alléguait que l’enquête pénale avait été ineffective, et en particulier que l’on n’avait pas pris toutes les mesures d’enquête nécessaires pour établir l’ensemble des circonstances objectives de la frappe. Il affirmait à cet égard que ni lui, ni les témoins oculaires, ni aucun expert militaire n’avaient été entendus aux fins de déterminer d’une part si la décision d’ordonner la frappe sur la base des informations dont disposaient les mis en cause au moment des faits était justifiable et d’autre part si des mesures de précaution suffisantes avaient été prises. Il ajoutait que le nombre de victimes n’avait pas été établi et qu’il n’y avait eu aucun rapport médical sur la cause du décès des personnes qui avaient perdu la vie. Par ailleurs, il estimait qu’en tant que plus proche parent de deux des victimes de la frappe, il avait été insuffisamment associé à l’enquête. Il soutenait en effet qu’il n’avait eu accès que partiellement et tardivement au dossier de l’enquête, qu’il n’avait pas été entendu, que la décision de clôture de la procédure ne lui avait été communiquée que tardivement et que la cour d’appel avait appliqué des conditions de recevabilité excessives.
57. Le 8 décembre 2014, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’accueillir le recours constitutionnel pour autant qu’il concernait l’accès au dossier de l’enquête (décision no 2 BvR 627/14). Le requérant n’a pas contesté cette décision dans le cadre de sa requête devant la Cour.
58. Le 19 mai 2015, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’accueillir le recours constitutionnel pour autant qu’il concernait l’effectivité de l’enquête pénale (décision no 2 BvR 987/11), jugeant qu’en toute hypothèse, cette partie du recours était dépourvue de fondement. Elle précisa que le requérant avait certes droit à ce que fût menée une enquête pénale effective mais que tant la décision de clôture de la procédure prise par le procureur général que la décision rendue par la cour d’appel de Düsseldorf à l’égard de la demande d’ouverture de poursuites introduite par le requérant étaient conformes aux exigences applicables.
59. Le raisonnement de la Cour constitutionnelle était le suivant. Le procureur général n’avait méconnu ni l’importance du droit à la vie et l’obligation conséquente pour l’État de le protéger ni l’obligation de mener une enquête effective sur les cas de décès conformément à la jurisprudence des juges constitutionnels allemands et de la Cour européenne des droits de l’homme ; il avait décrit les investigations qu’il avait menées avant de conclure à l’absence d’indices suffisants pour permettre de penser raisonnablement qu’une infraction avait peut-être été commise, et il avait fondé sa décision principalement sur la présomption qu’au moment où la frappe avait été ordonnée, les mis en cause avaient la conviction que les personnes se trouvant à proximité immédiate des camions étaient des insurgés armés, ce qui excluait l’intention sans laquelle l’infraction visée à l’article 11 § 1 point 3 du code des crimes de droit international n’était pas constituée ; dans ces conditions, sa conclusion n’était pas arbitraire et, dès lors, elle n’était pas contestable du point de vue du droit constitutionnel.
60. La Cour constitutionnelle estimait que des mesures d’enquête supplémentaires, telles que l’audition de témoins oculaires de la frappe, n’auraient rien changé à la situation, pour les raisons suivantes. Le bombardement en lui-même et le fait qu’il avait tué de nombreux civils n’avaient jamais été mis en doute ; la décision de clore l’enquête avait été prise principalement parce qu’il n’était pas possible de prouver que les mis en cause aient su avec certitude que la frappe blesserait ou même tuerait des civils ; ni cette conclusion en elle-même ni les investigations qui y avaient abouti ne posaient problème d’un point de vue constitutionnel ; enfin, en considérant que sa compétence s’étendait aux infractions au code pénal potentiellement constituées par le même acte que celui qui l’avait conduit à rechercher la présence d’infractions au code des crimes de droit international, le procureur général n’avait pas émis une conclusion arbitraire.
61. La Cour constitutionnelle considérait en outre que la décision de la cour d’appel de Düsseldorf en date du 16 février 2011 ne soulevait elle non plus aucune question d’ordre constitutionnel : les investigations qui avaient été menées et les comptes rendus qu’en avait faits le procureur général étant conformes aux exigences constitutionnelles, une décision rendue ultérieurement par un tribunal à cet égard ne pouvait pas donner lieu à une violation du droit à une enquête pénale effective. À cet égard, il n’était pas déterminant que les juges eussent rejeté la demande d’ouverture de poursuites pour irrecevabilité ou pour défaut de fondement, puisqu’ils avaient examiné la décision de clôture contestée. La Cour constitutionnelle estimait que même si la cour d’appel avait rejeté la demande pour irrecevabilité, la manière dont elle avait justifié ce rejet et la portée de son raisonnement montraient qu’elle avait examiné en détail la décision de clôture prise par le procureur général et les investigations qui y étaient relatées.
62. La Cour constitutionnelle fédérale jugea également que la cour d’appel n’avait pas méconnu l’importance ni la portée du droit du requérant à une protection effective de ses intérêts juridiques (Grundrecht auf effektiven Rechtsschutz) et que les exigences qu’elle avait appliquées quant au contenu de la demande d’ouverture de poursuites ne posaient pas problème d’un point de vue constitutionnel à cet égard. Elle estimait en effet qu’étant donné qu’il avait dans une large mesure fondé sa demande d’ouverture de poursuites sur le contenu du dossier de l’enquête, le requérant devait exposer dans cette demande l’essentiel du contenu des éléments de preuve qu’il citait, à défaut de quoi l’intention du législateur – selon laquelle le juge devait être en mesure d’examiner le bien-fondé de la demande sur la seule base du mémoire du demandeur – n’aurait pas été respectée. Selon la Cour constitutionnelle, une présentation sélective, voire déformée, de certaines parties de la version des mis en cause ou du récit des témoins aurait risqué de donner du résultat de l’enquête une image faussée qu’il aurait été difficile de rectifier, et l’auteur de la demande de poursuites pouvait, pour cette raison, être tenu de présenter non seulement les éléments à charge mais aussi les éléments à décharge – or, en l’espèce, le requérant n’avait pas satisfait à ces exigences.
63. Enfin, la Cour constitutionnelle jugea que la cour d’appel n’avait pas méconnu le droit du requérant à être entendu. À cet égard, elle souscrivit aux motifs avancés par la cour d’appel dans sa décision du 31 mars 2011.
64. La décision de la Cour constitutionnelle fut communiquée au représentant du requérant le 13 juillet 2015.
5. Les autres investigations
65. Après avoir été informé de la frappe dans la matinée du 4 septembre 2009, le commandant de la force ouvrit une enquête. Une équipe appelée « équipe d’action initiale » arriva à Kunduz en fin d’après-midi. Elle visionna les images vidéo des avions F‑15 et interrogea plusieurs membres de la PRT de Kunduz, dont le colonel K. Le lendemain, elle examina les lieux du bombardement, se rendit dans un hôpital et rencontra des responsables afghans. Dans son rapport du 6 septembre 2009, elle recommanda qu’un comité d’enquête interarmées poursuivît les investigations sur les faits. Le 26 octobre 2009, ce comité rendit son rapport de clôture de l’enquête. Il publia ensuite ses conclusions dans un second rapport (« le rapport d’enquête du commandant de la force »). Ces deux rapports sont classés « confidentiel OTAN/FIAS ».
66. Le 4 septembre 2009, une commission d’enquête fut envoyée à Kunduz sur ordre du président de la République islamique d’Afghanistan. Elle interrogea les témoins de la frappe et recueillit des preuves. Le 10 septembre 2009, elle publia son rapport final. Elle y concluait que la frappe avait fait 99 morts – 69 insurgés et 30 civils – ainsi que des blessés tant chez les civils que chez les insurgés. Elle indiquait également que la frappe visait des insurgés et avait permis d’affaiblir le réseau taliban.
67. La Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (MANUA) recueillit de son côté des informations sur les victimes de la frappe. Elle établit une liste détaillée de victimes (109 morts et 33 blessés). Elle fit également état de la frappe dans son rapport annuel 2009 (Annual Report on Protection of Civilians in Armed Conflict 2009), publié en janvier 2010, en ces termes :
[Traduction du greffe]
Frappe aérienne sur des camions-citernes volés –
district d’Aliabad (province de Kunduz)
« Le 3 septembre, des talibans volèrent deux camions-citernes en en menaçant les conducteurs sur la route qui relie Kunduz à Baghlan. Près du village d’Omarkhel (district d’Aliabad), ils tentèrent de traverser la rivière Kunduz en direction du district de Chahar Dara, mais les camions restèrent coincés dans le lit de la rivière. N’arrivant pas à les en dégager, ils invitèrent les habitants du village à venir prendre le carburant qu’ils transportaient. Quelques heures plus tard, dans la nuit du 3 au 4 septembre, alors que les villageois siphonnaient le carburant, une frappe aérienne fut opérée sur les camions. Les investigations furent compliquées par la boule de feu subséquente, qui carbonisa un grand nombre de personnes, rendant l’identification extrêmement difficile. Il n’est pas contesté qu’il y avait des talibans sur place mais il aurait dû être clair qu’il y avait aussi à proximité des camions bon nombre de civils. Selon les investigations du Groupe des droits de l’homme de la MANUA, la frappe tua 74 civils, dont un nombre important d’enfants. »
68. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) enquêta lui aussi sur la frappe, à partir du 5 septembre 2009. Il remit un rapport confidentiel à la FIAS le 30 octobre 2009.
69. Le 16 décembre 2009, le Parlement allemand instaura une commission d’enquête dont la mission était de déterminer notamment si la frappe avait été opérée conformément au mandat qu’il avait donné aux forces armées allemandes, à la planification opérationnelle et aux ordres et règles d’engagement applicables. Le 20 octobre 2011, la commission acheva son enquête et rendit son rapport. Concernant le nombre de victimes, elle nota qu’il ressortait de différents rapports que la frappe aérienne avait fait entre 14 et 142 morts (dont 14 à 113 civils) et entre 10 et 33 blessés (dont 4 à 9 civils). Sur la question du respect des ordres et règles d’engagement applicables, elle conclut que, lorsqu’il avait ordonné la frappe, le colonel K. avait commis certaines erreurs de procédure et partiellement enfreint les règles d’engagement de la FIAS applicables en l’espèce. Elle considéra qu’il découlait des informations dont elle disposait que cette frappe ne pouvait pas être considérée comme proportionnée et n’aurait pas dû être ordonnée mais que, au moment des faits, le colonel K. avait agi sur la base des informations qu’il avait alors, dans le but de protéger « ses » soldats, et que dès lors, sa décision d’ordonner la frappe était compréhensible.
6. L’action civile en indemnisation
70. Le requérant et une autre personne introduisirent une action civile contre la République fédérale d’Allemagne afin d’obtenir réparation de la mort de leurs proches dans la frappe aérienne du 4 septembre 2009. Le 6 octobre 2016, après que le tribunal régional de Bonn puis la cour d’appel de Cologne eurent repoussé l’action des plaignants, la Cour fédérale de justice rejeta pour défaut de fondement le pourvoi dont ceux-ci l’avaient saisie. Elle ne trancha pas la question de savoir si l’Allemagne pouvait être poursuivie pour des opérations militaires extraterritoriales menées par la Bundeswehr sous le commandement opérationnel de l’OTAN. En revanche, elle conclut, d’une part, que les plaignants ne pouvaient à titre individuel demander réparation à l’Allemagne pour violation du droit international humanitaire en invoquant directement le droit international, seuls les États pouvant se prévaloir directement d’une règle de droit international, et, d’autre part, qu’en droit allemand la responsabilité de l’État ne pouvait être engagée au titre d’un préjudice causé à des ressortissants étrangers par les forces armées allemandes déployées dans un conflit armé à l’étranger. Elle considéra qu’en tout état de cause, indépendamment de cette question d’applicabilité, le recours introduit par les plaignants ne pouvait être accueilli, car aucun soldat allemand ni aucune autorité allemande n’avait manqué aux obligations liées à ses fonctions officielles, et notamment le colonel K. n’avait commis aucun manquement fautif aux règles du droit international humanitaire. Elle jugea que la cour d’appel n’avait pas méconnu le droit applicable lorsqu’elle avait conclu, sur la base des faits établis par le tribunal régional, que le colonel K. ne pouvait objectivement pas prévoir la présence de civils sur place lorsqu’il avait donné l’ordre de lancer la frappe aérienne et que toutes les mesures de précaution disponibles avaient été prises. La Cour constitutionnelle fédérale a refusé de connaître du recours constitutionnel dont le requérant l’avait saisie relativement à cette procédure civile (no 2 BvR 477/17, décision du 18 novembre 2020, prononcée le 16 décembre 2020).
Le cadre et la pratique juridique pertinents
1. éléments de droit international
1. Les résolutions du Conseil de sécurité et les accords internationaux relatifs à l’Afghanistan et à la FIAS
1. L’accord du 5 décembre 2001 définissant les arrangements provisoires applicables en Afghanistan en attendant le rétablissement d’institutions étatiques permanentes (« Accord de Bonn »)
71. Les passages pertinents de cet accord sont ainsi libellés :
« Les participants aux pourparlers des Nations Unies sur l’Afghanistan
(...)
Réaffirmant l’indépendance, la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale de l’Afghanistan,
Reconnaissant le droit du peuple afghan à déterminer librement son propre avenir politique conformément aux principes de l’islam, de la démocratie, du pluralisme et de la justice sociale,
(...)
Conscients que la constitution d’une nouvelle force afghane de sécurité pleinement opérationnelle pourrait demander un certain temps et qu’en conséquence, d’autres arrangements en matière de sécurité, dont le détail est donné à l’annexe I au présent accord, devront être mis en place dans l’intervalle,
(...)
Sont convenus de ce qui suit :
L’AUTORITÉ INTÉRIMAIRE
(...)
V. Dispositions finales
(...)
3. L’Autorité intérimaire collaborera avec la communauté internationale dans la lutte contre le terrorisme, la drogue et le crime organisé. Elle s’engagera à respecter le droit international et à entretenir des relations pacifiques et amicales avec les pays voisins et avec le reste de la communauté internationale.
(...)
ANNEXE I
FORCE INTERNATIONALE DE SÉCURITÉ
1. Les participants aux pourparlers des Nations Unies sur l’Afghanistan considèrent que la responsabilité du maintien de la sécurité et de l’ordre public dans tout le pays incombe aux Afghans eux-mêmes. À cette fin, ils s’engagent résolument à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour assurer cette sécurité, y compris pour tout le personnel des Nations Unies et des organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales déployé en Afghanistan.
2. Ayant cet objectif à l’esprit, les participants demandent l’assistance de la communauté internationale pour aider les nouvelles autorités afghanes à établir et à entraîner de nouvelles forces de sécurité et forces armées afghanes.
3. Conscients du fait qu’il faudra un certain temps pour que les nouvelles forces de sécurité et forces armées afghanes soient pleinement constituées et opérationnelles, les participants aux pourparlers des Nations Unies sur l’Afghanistan prient le Conseil de sécurité de l’ONU d’envisager d’autoriser le déploiement rapide en Afghanistan d’une force mandatée par l’Organisation des Nations Unies. Cette force contribuera au maintien de la sécurité à Kaboul et dans les environs. Ses activités pourraient, le cas échéant, être progressivement étendues à d’autres centres urbains et d’autres zones.
4. Les participants aux pourparlers des Nations Unies sur l’Afghanistan s’engagent à retirer toutes les unités militaires de Kaboul et des autres centres urbains ou zones dans lesquels sera déployée la force mandatée par l’Organisation des Nations Unies. Il serait également souhaitable que cette force contribue à la remise en état de l’infrastructure de l’Afghanistan. »
2. La résolution 1386 (2001) du Conseil de sécurité
72. La résolution 1386 (2001) du Conseil de sécurité sur la situation en Afghanistan (20 décembre 2001, ONU, documents officiels, S/RES/1386) est ainsi libellée :
« Le Conseil de sécurité,
Réaffirmant ses résolutions antérieures sur l’Afghanistan, en particulier les résolutions 1378 (2001) du 14 novembre 2001 et 1383 (2001) du 6 décembre 2001,
Appuyant l’action internationale entreprise pour extirper le terrorisme, conformément à la Charte des Nations Unies, et réaffirmant également ses résolutions 1368 (2001) du 12 septembre 2001 et 1373 (2001) du 28 septembre 2001,
Se félicitant de l’évolution de la situation en Afghanistan, qui permettra à tous les Afghans, affranchis de l’oppression et de la terreur, de jouir de leurs droits et de leurs libertés inaliénables,
Conscient que c’est aux Afghans eux-mêmes que revient la responsabilité d’assurer la sécurité et de maintenir l’ordre dans tout le pays,
Réaffirmant qu’il a fait sien l’Accord sur les arrangements provisoires applicables à l’Afghanistan en attendant le rétablissement d’institutions étatiques permanentes, signé à Bonn le 5 décembre 2001 (S/2001/1154) (l’« Accord de Bonn »),
Prenant acte de la demande adressée au Conseil de sécurité au paragraphe 3 de l’annexe I à l’Accord de Bonn d’envisager le déploiement rapide en Afghanistan d’une force de sécurité internationale et du compte rendu que le Représentant spécial du Secrétaire général a fait le 14 décembre 2001 sur ses entretiens avec les autorités afghanes, au cours desquels celles-ci ont dit se féliciter du déploiement en Afghanistan d’une force internationale de sécurité autorisée par les Nations Unies,
Prenant acte de la lettre du 19 décembre 2001, adressée au Président du Conseil de sécurité par M. Abdullah Abdullah (S/2001/1223),
Se félicitant de la lettre en date du 19 décembre 2001, adressée au Secrétaire général par le Secrétaire d’État aux affaires étrangères et au Commonwealth du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (S/2001/1217), et prenant acte de l’offre qui y est faite par le Royaume-Uni de diriger l’organisation et le commandement d’une force internationale d’assistance à la sécurité,
Soulignant que toutes les forces afghanes doivent se conformer strictement aux obligations qui leur incombent en vertu des droits de l’homme, notamment le respect des droits des femmes, et en vertu du droit international humanitaire,
Réaffirmant son profond attachement à la souveraineté, à l’indépendance, à l’intégrité territoriale et à l’unité nationale de l’Afghanistan,
Constatant que la situation en Afghanistan demeure une menace pour la paix et la sécurité internationales,
Résolu à faire pleinement exécuter le mandat de la Force internationale d’assistance à la sécurité, en consultation avec l’Autorité intérimaire afghane établie par l’Accord de Bonn,
Agissant à ces fins en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies,
1. Autorise, comme prévu à l’annexe I à l’Accord de Bonn, la constitution pour six mois d’une force internationale d’assistance à la sécurité pour aider l’Autorité intérimaire afghane à maintenir la sécurité à Kaboul et dans ses environs, de telle sorte que l’Autorité intérimaire afghane et le personnel des Nations Unies puissent travailler dans un environnement sûr ;
2. Demande aux États Membres de fournir du personnel, du matériel et des ressources à la Force internationale d’assistance à la sécurité, et invite les États Membres intéressés à se faire connaître auprès du commandement de la Force et du Secrétaire général ;
3. Autorise les États Membres qui participent à la Force internationale d’assistance à la sécurité à prendre toutes les mesures nécessaires à l’exécution du mandat de celle‑ci ;
4. Demande à la Force internationale d’assistance à la sécurité de travailler en consultation étroite avec l’Autorité intérimaire afghane pour l’accomplissement de son mandat, ainsi qu’avec le Représentant spécial du Secrétaire général ;
5. Appelle tous les Afghans à coopérer avec la Force internationale d’assistance à la sécurité et les organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales, et se félicite que les parties à l’Accord de Bonn se soient engagées à tout faire dans les limites de leurs moyens et de leur influence pour assurer la sécurité, notamment en assurant la sûreté, la sécurité et la liberté de mouvement de tous les membres du personnel des Nations Unies et de tout le personnel international des organisations gouvernementales et non gouvernementales présentes en Afghanistan ;
6. Note que les parties afghanes à l’Accord de Bonn se sont engagées à l’annexe I audit accord à retirer toutes les unités militaires de Kaboul, et leur demande de respecter cet engagement en coopération avec la Force internationale d’assistance à la sécurité ;
7. Encourage les États voisins et les autres États Membres à accorder à la Force internationale d’assistance à la sécurité toute l’aide nécessaire qu’elle pourrait demander, notamment les autorisations de survol et de transit ;
8. Souligne que les dépenses de la Force internationale d’assistance à la sécurité seront prises en charge par les États Membres participants concernés, prie le Secrétaire général de créer un fonds d’affectation spéciale par lequel les États ou les opérations intéressés pourront recevoir des contributions, et encourage les États Membres à verser des contributions au fonds en question ;
9. Prie le commandement de la Force internationale d’assistance à la sécurité de lui faire périodiquement rapport sur l’exécution du mandat de celle-ci, par l’intermédiaire du Secrétaire général ;
10. Demande aux États Membres participant à la Force internationale d’assistance à la sécurité d’aider l’Autorité intérimaire afghane à constituer et à former de nouvelles forces afghanes de défense et de sécurité ;
11. Décide de rester activement saisi de la question. »
3. Les résolutions subséquentes du Conseil de sécurité
73. Dans sa résolution 1510 (2003) du 13 octobre 2003, le Conseil de sécurité étendit le mandat de la FIAS aux zones afghanes situées en dehors de Kaboul et de ses environs.
74. De plus, il renouvela à plusieurs reprises le mandat qu’il avait donné à la FIAS par la résolution 1386 (2001). Au moment des faits, il l’avait prorogé pour une durée de douze mois à compter du 13 octobre 2008, par la résolution 1833 (2008) du 22 septembre 2008, dont les passages pertinents sont ainsi libellés :
« Le Conseil de sécurité,
(...)
Conscient qu’il incombe aux autorités afghanes de pourvoir à la sécurité et au maintien de l’ordre dans tout le pays, soulignant le rôle que joue la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) s’agissant d’aider le Gouvernement afghan à améliorer les conditions de sécurité et se félicitant de la coopération du Gouvernement afghan avec la FIAS,
(...)
Mettant l’accent sur le rôle central et impartial que l’Organisation des Nations Unies continue de jouer pour promouvoir la paix et la stabilité en Afghanistan en dirigeant les activités de la communauté internationale, prenant note, dans ce contexte, de la complémentarité des objectifs de la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA) et de la FIAS et soulignant qu’il importe de renforcer la coopération, la coordination et l’appui mutuel, compte dûment tenu des tâches assignées à l’une et à l’autre,
(...)
S’inquiétant également des incidences néfastes des actes de violence et de terrorisme qui sont le fait des Taliban, d’Al-Qaida et d’autres groupes extrémistes sur l’aptitude du Gouvernement afghan à garantir la primauté du droit, à assurer au peuple afghan la sécurité et les services essentiels et à veiller au plein exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
Renouvelant son appui au Gouvernement afghan en ce qu’il continue, avec l’aide de la communauté internationale, notamment la FIAS et la coalition de l’opération Liberté immuable, d’œuvrer à améliorer la situation sur le plan de la sécurité et de faire front à la menace créée par les Taliban, Al-Qaida et d’autres groupes extrémistes, et soulignant à ce propos à quel point il importe de poursuivre les efforts déployés à l’échelle internationale, notamment ceux de la FIAS et de la coalition de l’opération Liberté immuable,
(...)
Saluant l’action menée par la FIAS et les autres forces internationales pour réduire au minimum les risques de pertes civiles, et leur demandant d’intensifier cette action notamment en réexaminant constamment leurs tactiques et procédures, en faisant avec le Gouvernement afghan le bilan de toute intervention qui aurait causé des pertes civiles et en procédant à une enquête en pareil cas lorsque le Gouvernement [afghan] estime qu’une investigation conjointe est nécessaire,
(...)
Rappelant le rôle de premier plan que les autorités afghanes joueront dans l’organisation des prochaines élections présidentielles avec l’assistance de l’Organisation des Nations Unies, et soulignant l’importance de l’assistance que la FIAS apportera aux autorités afghanes pour instaurer un environnement sûr propice à la tenue de ces élections,
(...)
Saluant le rôle de premier plan joué par l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la contribution apportée par de nombreux pays à la FIAS et à la coalition de l’opération Liberté immuable, y compris sa composante d’interception maritime, qui agit dans le cadre des opérations antiterroristes en Afghanistan et conformément aux règles applicables du droit international,
Considérant que la situation en Afghanistan continue de menacer la paix et la sécurité internationales,
Résolu à faire en sorte que la FIAS s’acquitte pleinement de sa mission en coordination avec le Gouvernement afghan,
Agissant à ces fins en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies,
1. Décide de proroger l’autorisation de la Force internationale d’assistance à la sécurité, telle que définie dans les résolutions 1386 (2001) et 1510 (2003), pour une période de 12 mois au-delà du 13 octobre 2008 ;
2. Autorise les États Membres participant à la FIAS à prendre toutes mesures nécessaires à l’exécution de son mandat ;
(...)
5. Demande à la FIAS de continuer d’agir, dans l’exécution de son mandat, en étroite consultation avec le Gouvernement afghan et le Représentant spécial du Secrétaire général ainsi qu’avec la coalition de l’opération Liberté immuable ;
6. Prie le commandement de la FIAS de le tenir régulièrement informé, par l’intermédiaire du Secrétaire général, de l’exécution du mandat de la Force, notamment en lui présentant des rapports trimestriels ;
7. Décide de rester activement saisi de la question. »
4. L’accord technique militaire conclu entre la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) et l’Administration intérimaire afghane (« l’Administration intérimaire ») le 4 janvier 2002
75. En ses parties pertinentes, cet accord est ainsi libellé :
« Article premier : Obligations générales
(...)
4. Aux fins du présent Accord technique militaire, les termes et expressions ci-après s’entendent comme suit :
(...)
g) La « Zone de responsabilité » (ZDR) s’entend de la zone délimitée sur la carte jointe en annexe B ;
(...)
i) Une « action offensive » s’entend de tout usage de la force militaire armée.
(...)
Article II : Statut de la Force internationale d’assistance à la sécurité
1. Les dispositions relatives au statut de la FIAS figurent à l’annexe A.
Article III : Maintien de la sécurité et de l’ordre public
1. L’Administration intérimaire convient que le maintien de la sécurité et de l’ordre public relève de sa compétence. Il s’agit notamment de maintenir et d’entretenir une force de police reconnue opérant conformément aux normes internationalement reconnues et au droit afghan ainsi que dans le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales reconnus sur le plan international, toutes autres mesures nécessaires pouvant être prises.
2. L’Administration intérimaire veillera à ce que toutes les unités militaires afghanes relèvent de son commandement et soient placées sous son contrôle, conformément à l’Accord de Bonn. L’Administration intérimaire convient d’envoyer aussitôt que possible toutes les unités militaires basées à Kaboul dans les cantonnements désignés précisés à l’annexe C. Ces unités ne pourront quitter ces cantonnements qu’avec l’assentiment préalable de l’Administration intérimaire et après notification du commandant de la FIAS par le Président de l’Administration intérimaire.
3. L’Administration intérimaire s’abstiendra de toute action offensive à l’intérieur de la Zone de responsabilité.
(...)
ANNEXE A
Arrangements relatifs au statut de la Force internationale d’assistance à la sécurité (« accord de statut des forces de la FIAS »)
Article 1 : Juridiction
1. Les dispositions de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies en date du 13 février 1946 concernant les experts en mission s’appliquent mutatis mutandis aux membres de la Force internationale d’assistance à la sécurité et du personnel d’appui, y compris le personnel de liaison associé.
(...)
3. Les membres de la FIAS et du personnel d’appui, y compris le personnel de liaison associé, relèvent en toute circonstance et en toute occasion de la juridiction exclusive de leurs éléments nationaux respectifs pour toute infraction pénale ou faute disciplinaire commise sur le territoire de l’Afghanistan. L’Administration intérimaire aide les nations qui participent à la FIAS à exercer leur juridiction respective.
4. Les membres de la FIAS et du personnel d’appui, y compris le personnel de liaison associé, ne peuvent être arrêtés ou détenus. Les membres de la FIAS et du personnel d’appui, y compris le personnel de liaison associé, qui sont arrêtés ou détenus par erreur sont immédiatement remis aux autorités de la FIAS. L’Administration intérimaire convient que les membres de la FIAS et du personnel d’appui, y compris le personnel de liaison associé, ne peuvent être remis ou transférés d’aucune façon à un tribunal international, une autre entité quelconque ou un État sans l’assentiment exprès de la nation participante. Les troupes de la FIAS respectent les lois et la culture de l’Afghanistan.
(...) »
2. Le droit international et la pratique internationale
1. La Convention de Vienne sur le droit des traités
76. L’article 31 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (« la Convention de Vienne ») est ainsi libellé :
Article 31. Règle générale d’interprétation
« 1. Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.
2. Aux fins de l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus :
a) Tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité ;
b) Tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité.
3. Il sera tenu compte, en même temps que du contexte :
a) De tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions ;
b) De toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ;
c) De toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.
4. Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties. »
2. La jurisprudence de la Cour internationale de justice (CIJ)
77. Dans son avis consultatif du 8 juillet 1996 sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires (CIJ Recueil 1996, p. 226), la Cour internationale de justice a dit ceci :
« 25. La Cour observe que la protection offerte par le pacte international relatif aux droits civils et politiques ne cesse pas en temps de guerre, si ce n’est par l’effet de l’article 4 du pacte, qui prévoit qu’il peut être dérogé, en cas de danger public, à certaines des obligations qu’impose cet instrument. Le respect du droit à la vie ne constitue cependant pas une prescription à laquelle il peut être dérogé. En principe, le droit de ne pas être arbitrairement privé de la vie vaut aussi pendant des hostilités. C’est toutefois, en pareil cas, à la lex specialis applicable, à savoir le droit applicable dans les conflits armés, conçu pour régir la conduite des hostilités, qu’il appartient de déterminer ce qui constitue une privation arbitraire de la vie. Ainsi, c’est uniquement au regard du droit applicable dans les conflits armés, et non au regard des dispositions du pacte lui-même, que l’on pourra dire si tel cas de décès provoqué par l’emploi d’un certain type d’armes au cours d’un conflit armé doit être considéré comme une privation arbitraire de la vie contraire à l’article 6 du pacte.
(...)
41. La soumission de l’exercice du droit de légitime défense aux conditions de nécessité et de proportionnalité est une règle du droit international coutumier. Ainsi que la Cour l’a déclaré dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), il existe une « règle spécifique ... bien établie en droit international coutumier » selon laquelle « la légitime défense ne justifierait que des mesures proportionnées à l’agression armée subie, et nécessaires pour y riposter » (C.I.J. Recueil 1986, p. 94, par. 176). Cette double condition s’applique également dans le cas de l’article 51 de la Charte, quels que soient les moyens mis en œuvre. »
78. Dans son avis consultatif du 9 juillet 2004 sur les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (CIJ Recueil 2004, p. 136), la Cour internationale de justice, rejetant la thèse israélienne de l’inapplicabilité dans le territoire occupé des instruments de protection des droits de l’homme auxquels Israël était partie, s’est exprimée comme suit :
« 106. (...) la Cour estime que la protection offerte par les conventions régissant les droits de l’homme ne cesse pas en cas de conflit armé, si ce n’est par l’effet de clauses dérogatoires du type de celle figurant à l’article 4 du pacte international relatif aux droits civils et politiques. Dans les rapports entre droit international humanitaire et droits de l’homme, trois situations peuvent dès lors se présenter : certains droits peuvent relever exclusivement du droit international humanitaire ; d’autres peuvent relever exclusivement des droits de l’homme ; d’autres enfin peuvent relever à la fois de ces deux branches du droit international. Pour répondre à la question qui lui est posée, la Cour aura en l’espèce à prendre en considération les deux branches du droit international précitées, à savoir les droits de l’homme et, en tant que lex specialis, le droit international humanitaire. »
79. Dans son arrêt Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) du 19 décembre 2005 (CIJ Recueil 2005, p. 168), la Cour internationale de justice a dit ceci :
« 215. Ayant établi que le comportement des UPDF [Forces de défense du peuple ougandais], de leurs officiers et de leurs soldats était attribuable à l’Ouganda, la Cour doit maintenant examiner la question de savoir si ce comportement constitue, de la part de l’Ouganda, un manquement à ses obligations internationales. La Cour doit pour ce faire déterminer quels sont les règles et principes du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire qui sont pertinents à cet effet.
216. La Cour rappellera tout d’abord qu’elle a déjà été amenée, dans son avis consultatif du 9 juillet 2004 sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, à se prononcer sur la question des rapports entre droit international humanitaire et droit international relatif aux droits de l’homme et sur celle de l’applicabilité des instruments relatifs au droit international des droits de l’homme hors du territoire national. Elle y a estimé que
« la protection offerte par les conventions régissant les droits de l’homme ne cesse pas en cas de conflit armé, si ce n’est par l’effet de clauses dérogatoires du type de celle figurant à l’article 4 du pacte international relatif aux droits civils et politiques. Dans les rapports entre droit international humanitaire et droits de l’homme, trois situations peuvent dès lors se présenter : certains droits peuvent relever exclusivement du droit international humanitaire ; d’autres peuvent relever exclusivement des droits de l’homme ; d’autres enfin peuvent relever à la fois de ces deux branches du droit international. » (C.I.J. Recueil 2004, p. 178, par. 106.)
La Cour a donc conclu que ces deux branches du droit international, à savoir le droit international relatif aux droits de l’homme et le droit international humanitaire, devaient être prises en considération. Elle a en outre déclaré que les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme étaient applicables « aux actes d’un État agissant dans l’exercice de sa compétence en dehors de son propre territoire », particulièrement dans les territoires occupés (ibid., p. 178-181, par. 107‑113). »
3. Le droit international humanitaire
80. Le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), adopté le 8 juin 1977 (« le premier Protocole additionnel »), qui s’applique aux conflits armés internationaux, définit en son article 50 la personne civile comme toute personne qui n’est pas membre des forces armées. Le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), adopté le même jour (« le deuxième Protocole additionnel »), qui s’applique aux conflits armés non internationaux, ne renferme quant à lui aucune définition de ce terme. La définition des personnes civiles qui figure dans le premier Protocole additionnel constitue une norme de droit international coutumier, applicable aussi aux conflits armés non internationaux (règle 5 de l’étude commentée du CICR sur le droit international humanitaire coutumier, ci-après « l’étude sur le droit international humanitaire coutumier », et commentaires y relatifs[2]). Dans les conflits armés non internationaux, les personnes civiles sont protégées contre les attaques, sauf si elles participent directement aux hostilités et pendant la durée de cette participation (article 13 § 3 du deuxième Protocole additionnel et règle 6 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier). En ce qui concerne ce type de conflit, l’étude sur le droit international humanitaire coutumier indique que la pratique n’est pas tranchée sur le point de savoir si les membres de groupes d’opposition armés doivent être considérés comme des civils, de sorte qu’une attaque lancée contre eux ne serait légitime que pendant la durée de leur participation directe aux hostilités, ou si au contraire, en raison de leur appartenance à un tel groupe, on peut considérer soit qu’ils participent directement aux hostilités en permanence soit qu’il ne s’agit pas de personnes civiles (commentaire sur les règles 5 et 6). En 2009, le CICR a publié un guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités en droit international humanitaire[3], où il est notamment expliqué que dans les conflits armés non internationaux, les groupes armés organisés constituent les forces armées d’une partie non étatique au conflit et ne se composent que de personnes ayant pour fonction continue de participer directement aux hostilités (« fonction de combat continue »). Ainsi, selon ce guide, les membres de groupes armés organisés appartenant à une partie non étatique au conflit armé ne sont plus des civils et, par conséquent, ils perdent le bénéfice de l’immunité contre les attaques directes aussi longtemps qu’ils assument leur fonction de combat continue.
81. L’interdiction des attaques sans discrimination énoncée à l’article 51 § 4 du premier Protocole additionnel est reconnue comme une norme de droit international coutumier applicable dans les conflits armés tant internationaux que non internationaux (règles 11 à 13 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier et commentaires y relatifs). Le principe de la proportionnalité dans l’attaque, codifié dans l’article 51 § 5 b) et réaffirmé à l’article 57 § 2 a) iii du premier Protocole additionnel, est reconnu comme une norme de droit international coutumier applicable dans les conflits armés tant internationaux que non internationaux (paragraphe 77 ci-dessus et règle 14 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier). En vertu de ce principe, il est interdit de lancer des attaques dont on peut attendre qu’elles causent incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages, qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu. Il ressort de la pratique des États que c’est la perspective ex ante qui est déterminante à cet égard, et l’Allemagne a fait une déclaration en ce sens lorsqu’elle a ratifié le premier Protocole additionnel. Le principe des précautions dans l’attaque, qui est défini à l’article 57 du premier Protocole additionnel, est une norme de droit international coutumier applicable dans les conflits armés tant internationaux que non internationaux (règles 15 à 21 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier et commentaires y relatifs). En vertu de ce principe, il faut, dans la conduite des opérations militaires, veiller constamment à épargner la population civile, les personnes civiles et les biens de caractère civil, et prendre toutes les précautions pratiquement possibles, notamment quant au choix des moyens et méthodes d’attaque, en vue d’éviter et, en tout cas, de réduire au minimum les pertes en vies humaines dans la population civile, les blessures aux personnes civiles et les dommages aux biens de caractère civil qui pourraient être causés incidemment. Ceux qui préparent ou décident une attaque doivent faire tout ce qui est pratiquement possible pour vérifier que les objectifs à attaquer sont des objectifs militaires et pour déterminer si l’on peut s’attendre à ce que l’attaque cause incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages, qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu. Chaque partie au conflit doit, dans le cas d’attaques pouvant affecter la population civile, donner un avertissement en temps utile et par des moyens efficaces, à moins que les circonstances ne le permettent pas, par exemple dans les cas où l’élément de surprise est essentiel au succès d’une opération ou à la sécurité des forces attaquantes. L’obligation de prendre toutes les précautions « pratiquement possibles » a été interprétée par de nombreux États comme limitée aux précautions qui sont matériellement ou pratiquement possibles, compte tenu de toutes les circonstances du moment, y compris des considérations d’ordre humanitaire et militaire.
82. Les quatre Conventions de Genève de 1949 et leur premier Protocole additionnel, qui ne sont applicables qu’aux conflits armés internationaux (à l’exception de l’article 3 commun aux quatre conventions), imposent à chaque Haute Partie contractante l’obligation d’enquêter sur les allégations de violations graves des conventions, dont l’homicide intentionnel de personnes protégées, et d’en poursuivre les auteurs[4]. Il n’y a pas de disposition analogue dans le deuxième Protocole additionnel. Cet instrument pose en son article 6 certaines garanties à respecter dans le cadre de la poursuite et de la répression des infractions pénales commises en relation avec le conflit armé, notamment celle d’un tribunal « offrant les garanties essentielles d’indépendance et d’impartialité » et celle que l’accusé soit « informé sans délai » des détails de l’infraction qui lui est imputée.
83. L’obligation pour les États d’enquêter sur les crimes de guerre supposément commis par leurs ressortissants ou par leurs forces armées, ou sur leur territoire, et, le cas échéant, de poursuivre les suspects est une norme bien établie du droit international humanitaire coutumier, applicable aussi aux conflits armés non internationaux. Les États doivent également enquêter sur les autres crimes de guerre relevant de leur compétence et, le cas échéant, en poursuivre les suspects (règle 158 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier et commentaire y relatif). Les États qui participent à des opérations multinationales menées sous l’égide d’une organisation internationale doivent veiller au respect par leur contingent national du droit international humanitaire dans son ensemble, y compris le droit international humanitaire coutumier, notamment par l’exercice des pouvoirs qu’ils conservent en matière disciplinaire et pénale[5].
84. Les commandants militaires sont tenus en vertu du droit international humanitaire d’en faire respecter les règles, notamment en engageant, le cas échéant, une action disciplinaire ou pénale à l’encontre des personnes placées sous leur commandement ou leur autorité (article 87 du premier Protocole additionnel et commentaire y relatif du CICR[6], voir aussi la règle 153 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier et le commentaire y relatif, sur la responsabilité des commandants qui n’ont pas empêché, sanctionné ou signalé des crimes de guerre).
85. En 2019, le CICR et l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains à Genève ont publié des lignes directrices en matière d’enquête sur les violations du droit international humanitaire (Guidelines on investigating violations of IHL: Law, policy and good practice). Notant que le droit international humanitaire renferme peu de dispositions quant à la manière dont, concrètement, les enquêtes doivent être menées, les auteurs s’appuient sur les principes internationalement reconnus dont le respect est généralement jugé nécessaire à l’effectivité de l’enquête (l’indépendance, l’impartialité, le caractère approfondi et la célérité de l’enquête ainsi que, sous une forme modifiée, la transparence), et ils en précisent l’application pratique aux enquêtes menées sur des faits survenus dans le cadre d’un conflit armé.
4. Les principes fondamentaux et directives des Nations unies concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire (« les principes fondamentaux et directives des Nations unies »)
86. Ces principes fondamentaux et directives ont été adoptés par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 60/147 du 16 décembre 2005 (ONU, documents officiels, A/RES/60/147). Ils comprennent l’obligation pour les États d’enquêter de manière « efficace, rapide, exhaustive et impartiale » sur les violations du droit international humanitaire (section II, point 3 b)).
5. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies
87. Dans son observation générale no 36 sur l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, concernant le droit à la vie, adoptée le 30 octobre 2018 (ONU, documents officiels, CCPR/C/GC/36), le Comité des droits de l’homme a dit ceci :
« 63. Eu égard au paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte, un État partie a l’obligation de respecter et de garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire, et à toutes les personnes relevant de sa compétence, c’est-à-dire à toutes les personnes dont la jouissance du droit à la vie dépend de son pouvoir ou de son contrôle effectif, les droits reconnus à l’article 6. Cela inclut les personnes se trouvant à l’extérieur de tout territoire effectivement contrôlé par l’État mais dont le droit à la vie est néanmoins affecté par ses activités militaires ou autres de manière directe et raisonnablement prévisible (...)
64. Comme le reste du Pacte, l’article 6 demeure également applicable dans les situations de conflit armé régies par les règles du droit international humanitaire, y compris à la conduite des hostilités. Si les règles du droit international humanitaire peuvent être pertinentes pour l’interprétation et l’application de l’article 6 lorsque la situation rend leur application nécessaire, ces deux sphères du droit ne s’excluent pas mutuellement mais sont complémentaires. Une utilisation de la force létale conforme au droit international humanitaire et aux autres normes de droit international applicables est, en règle générale, non arbitraire. Par contre, les pratiques contraires au droit international humanitaire, qui représentent un risque pour la vie de civils ou d’autres personnes protégées par le droit international humanitaire, notamment le fait de prendre pour cible des civils, des biens civils ou des biens indispensables à la survie de la population civile, les attaques aveugles, le fait de ne pas appliquer les principes de précaution et de proportionnalité, et l’utilisation de boucliers humains constitueraient également une violation de l’article 6 du Pacte. Les États parties devraient, en général, faire connaître les critères retenus pour l’utilisation de la force létale contre des personnes ou des objets dont la prise pour cible aura pour résultat prévisible la privation de la vie, y compris le fondement juridique de certaines attaques, la procédure d’identification d’objectifs militaires et de combattants ou de personnes participant activement aux hostilités, les circonstances dans lesquelles les moyens et méthodes de guerre concernés ont été employés et le point de savoir si d’autres solutions moins agressives ont été envisagées. Ils doivent également enquêter sur les allégations ou soupçons de violations de l’article 6 dans les situations de conflit armé conformément aux normes internationales pertinentes (...) »
6. Le Protocole du Minnesota
88. En 2017, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a publié une version révisée du Protocole du Minnesota relatif aux enquêtes sur les décès résultant potentiellement d’actes illégaux (« le Protocole du Minnesota »). Cet ensemble de lignes directrices internationales prévoit ceci :
« 21. Lorsque, pendant la conduite d’hostilités, il semble qu’une attaque ait fait des victimes, une enquête devrait être menée après l’opération pour établir les faits, y compris la précision des cibles visées. S’il existe des motifs raisonnables de suspecter qu’un crime de guerre a été commis, l’État doit conduire une enquête exhaustive et poursuivre les auteurs du crime. Lorsqu’il est soupçonné ou allégué qu’un homicide puisse être lié à une violation du DIH [droit international humanitaire] qui ne serait pas constitutive d’un crime de guerre et lorsqu’une enquête (« enquête officielle ») sur cet homicide n’est pas expressément requise en application du DIH, il est nécessaire de mener une enquête plus approfondie. En tout état de cause, s’il existe des preuves d’un comportement illégal, une enquête exhaustive devrait être conduite. »
7. La Cour interaméricaine des droits de l’homme
89. Dans son arrêt (fond, réparations et frais et dépens, 15 septembre 2005, série C, no 134) rendu dans l’affaire Massacre de Mapiripán c. Colombie, qui concernait un massacre de civils perpétré par un groupe paramilitaire, supposément avec l’assistance des autorités de l’État, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a reconnu l’existence d’un conflit armé non international et dit qu’elle tiendrait compte du droit international humanitaire dans son interprétation de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (ibidem, §§ 114‑115). Elle a ensuite estimé que la norme à l’aune de laquelle elle devait apprécier les enquêtes menées sur les exécutions extrajudiciaires était celle du caractère sérieux, impartial et effectif de l’enquête, celle-ci ne devant pas être conduite comme une simple formalité destinée d’avance à ne pas aboutir (ibidem, § 223). Elle a précisé que les enquêteurs devaient tirer parti de tous les moyens disponibles pour faire émerger la vérité dans un délai raisonnable, compte tenu de la complexité des faits et du contexte sur lesquels portaient leurs investigations (voir aussi, notamment, Communautés afro-descendantes déplacées du bassin de la rivière Cacarica (Opération « Genesis ») c. Colombie, exceptions préliminaires, fond, réparations et frais et dépens, arrêt du 20 novembre 2013, série C no 270, §§ 370‑373).
2. Éléments de droit comparé
90. Il ressort des informations dont la Cour dispose, et notamment de la législation et de la pratique de treize États membres du Conseil de l’Europe qui participent à des opérations militaires à l’étranger (Belgique, Espagne, Fédération de Russie, France, Irlande, Italie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Royaume-Uni, Suède, Turquie et Ukraine) que ces États ont tous habilité leurs autorités compétentes à enquêter sur les allégations de crimes de guerre ou d’homicides illicites perpétrés à l’étranger par des membres de leurs forces armées. L’enquête est obligatoire dans huit d’entre eux ; dans trois autres elle est en principe non obligatoire en raison du sens plus large attribué à la notion d’opportunité des poursuites. L’obligation d’enquêter est considérée comme une obligation essentiellement autonome dans sept États ; dans deux autres États, elle dépend dans une plus large mesure de la juridiction de l’État, quoiqu’il semble que l’attribution à celui-ci des faits potentiellement répréhensibles ne soit pas nécessaire. En ce qui concerne les garanties procédurales applicables pendant l’enquête menée sur les infractions pénales supposément commises par des membres des forces armées à l’étranger, le droit interne de dix États renvoie aux garanties procédurales générales applicables dans toute affaire pénale, tandis que deux États appliquent des principes ou des dispositions spécifiques, dont la portée et la nature ne semblent toutefois pas substantiellement différentes de celles des principes et dispositions applicables aux affaires pénales de droit commun.
3. Le droit et la pratique internes
1. L’autorisation de déployer des troupes allemandes au sein de la FIAS
91. Le 22 décembre 2001, le Parlement allemand autorisa le déploiement de troupes allemandes en Afghanistan et la participation de ces troupes à la FIAS. L’autorisation renvoyait à l’Accord de Bonn et à la résolution 1386 (2001) du Conseil de sécurité quant aux tâches et responsabilités des troupes. Elle précisait en ces termes la portée du droit à la légitime défense individuelle et collective :
« L’exercice du droit à la légitime défense individuelle et collective n’est pas affecté [par la participation à la FIAS]. Les troupes déployées dans le cadre de cette opération [de la FIAS] sont également autorisées à faire usage de la force militaire pour la défense d’autrui. »
92. Le 16 octobre 2008, le Parlement allemand prolongea le déploiement des troupes allemandes en Afghanistan jusqu’au 13 décembre 2009.
2. La Loi fondamentale (Grundgesetz)
93. L’article 25 de la Loi fondamentale allemande est ainsi libellé :
« Les règles générales du droit international font partie intégrante du droit fédéral. Elles prévalent sur les lois et créent directement des droits et des obligations pour les résidents du territoire fédéral. »
3. Le code des crimes de droit international (Völkerstrafgesetzbuch)
94. En juin 2002, le code des crimes de droit international fut adopté et entra en vigueur. Il modifiait le droit interne en vue de l’entrée en vigueur du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« le Statut de Rome »), notamment à l’égard de l’Allemagne, le 1er juillet 2002. L’article 153f du code de procédure pénale (paragraphe 96 ci-dessous) fut adopté au même moment. L’un des objectifs centraux de ces modifications législatives était de permettre l’ouverture d’enquêtes et de poursuites au niveau interne à l’égard des infractions relevant de la portée du Statut de Rome, compte tenu en particulier du principe de complémentarité prévu par cet instrument (Publication du Parlement fédéral (Bundestagsdrucksache) no 14/8524, p. 12).
95. Les dispositions pertinentes du code des crimes de droit international, telles qu’en vigueur au moment des faits, se lisaient ainsi :
Article 1
« La présente loi s’applique à toutes les infractions pénales de droit international qui y sont visées ainsi qu’aux crimes qui y sont visés même s’ils ont été commis à l’étranger et ne présentent aucun lien avec l’Allemagne. »
Article 2
« Le droit pénal général s’applique aux infractions visées dans la présente loi, sauf dans la mesure prévue par les dispositions spéciales des articles 1 et 3 à 5. »
Article 11
Crimes de guerre constitués par l’utilisation de méthodes de guerre prohibées
« 1) Quiconque, dans le cadre d’un conflit armé international ou d’un conflit armé non international,
(...)
3. mène par des moyens militaires une attaque dont il prévoit avec certitude qu’elle tuera ou blessera des civils ou qu’elle endommagera des biens de caractère civil dans une mesure hors de proportion avec l’avantage militaire global concret et direct attendu,
(...)
est passible d’une peine d’emprisonnement de trois ans au moins. (...)
2) Lorsque, en commettant une infraction visée aux points 1 à 6 du paragraphe 1, l’auteur des faits tue ou blesse grièvement un civil (article 226 du code pénal) ou une personne protégée en vertu du droit international humanitaire, il est passible d’une peine d’emprisonnement de cinq ans au moins. S’il inflige la mort intentionnellement, il est passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité ou d’une peine d’emprisonnement de dix ans au moins.
(...) »
4. Les enquêtes pénales
96. Les dispositions pertinentes en matière d’enquête pénale du code allemand de procédure pénale sont ainsi libellées :
Article 152
« 1) Le parquet est l’autorité compétente pour engager l’action publique.
2) Sauf dispositions légales à l’effet contraire, il est tenu d’agir à l’égard de toutes les infractions pénales passibles de poursuites dès lors que sont présents des indices factuels suffisants. »
Article 153c
« 1) Le parquet peut renoncer à engager des poursuites à l’égard des infractions pénales ;
1. qui ont été commises hors du champ d’application territorial de la présente loi (...) ;
(...)
Les infractions réprimées par le code des crimes de droit international relèvent de l’article 153f.
(...) »
Article 153f
« 1) Le parquet peut renoncer à engager des poursuites à l’égard des infractions pénales réprimées par les articles 6 à 14 du code des crimes de droit international dans les cas visés au paragraphe 1, points 1 et 2, de l’article 153c lorsque le mis en cause ne réside pas en Allemagne et qu’il n’est pas à prévoir qu’il va y résider. Toutefois, si l’individu potentiellement auteur d’une infraction visée au point 1 du paragraphe 1 de l’article 153c est un ressortissant allemand, [la possibilité de renoncer aux poursuites] ne s’applique que si l’infraction fait l’objet de poursuites devant une cour internationale de justice ou de la part d’un État sur le territoire duquel l’infraction a été commise ou dont un ressortissant en est victime.
2) Le parquet peut en particulier renoncer à engager des poursuites à l’égard des infractions réprimées par les articles 6 à 14 du code des crimes de droit international dans les cas visés au paragraphe 1, points 1 et 2, de l’article 153c lorsque
1. aucun ressortissant allemand n’est soupçonné d’avoir commis l’infraction considérée ;
2. l’infraction n’a pas été commise à l’encontre d’un ressortissant allemand ;
3. aucun suspect ne réside ni ne résidera vraisemblablement en Allemagne ;
4. l’infraction fait l’objet de poursuites devant une cour internationale de justice ou de la part d’un État sur le territoire duquel l’infraction a été commise ou dont un ressortissant en est suspect ou victime.
(...) »
Article 160
« 1) Dès qu’il prend connaissance, par un signalement ou par un autre moyen, du soupçon qu’une infraction pénale ait été commise, le parquet entreprend une enquête sur les faits afin de déterminer s’il y a lieu d’engager l’action publique.
2) Le parquet doit enquêter non seulement à charge mais aussi à décharge, et veiller à ce que soient recueillis les éléments de preuve qui risquent de disparaître. (...) »
Article 170
« 1) S’il ressort des investigations menées qu’il y a suffisamment d’éléments pour engager l’action publique, le parquet procède à la mise en accusation en déposant un acte d’accusation auprès du tribunal compétent.
2) Si tel n’est pas le cas, le parquet met fin à la procédure. Le procureur en avise le mis en cause si celui-ci a été entendu en cette qualité ou s’il a fait l’objet d’un mandat d’arrêt, de même que s’il en a fait la demande ou s’il y a un intérêt particulier à l’en aviser. »
Article 171
« Si le parquet ne donne pas suite à une demande d’ouverture de poursuites ou décide, à l’issue de l’enquête, de mettre fin à la procédure, il en avise l’auteur de la demande, en précisant les motifs de sa décision. Si l’auteur de la demande est également la partie lésée, le parquet l’informe de la possibilité de contester la décision et du délai d’introduction du recours (article 172 § 1). »
97. Selon la pratique interne établie, les indices qui donnent à penser qu’une personne a commis une infraction pénale mais qui ne constituent pas des « indices factuels suffisants » au sens de l’article 152 § 2 du code de procédure pénale ne permettent pas d’ouvrir une enquête pénale en vertu de l’article 160 § 1 du code de procédure pénale. En présence de pareils indices, le parquet peut mener des investigations préliminaires pour rechercher la présence d’un « soupçon initial » (Anfangsverdacht) justifiant l’ouverture d’une enquête pénale. Dans le cadre de ces investigations préliminaires, la personne concernée n’est pas « accusée », et aucune mesure d’enquête coercitive ne peut être prise. Cependant, le parquet peut interroger les témoins et obtenir leur audition par un juge le cas échéant (tribunal régional d’Offenburg, Qs 41/93, 25 mai 1993).
5. Les possibilités de recours contre les décisions de classement sans suite
98. Les décisions de classement sans suite prises par le parquet ne sont pas des décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée. Les poursuites peuvent être rouvertes s’il apparaît de nouveaux éléments ou un nouvel éclairage des mêmes éléments (Cour fédérale de justice, no 2 StR 524/10, arrêt du 4 mai 2011, § 9), par exemple sous la forme d’observations ultérieures d’une partie lésée.
99. La décision de clore l’enquête pénale peut être contestée par toute partie lésée dans un délai d’un mois à compter de la réception de l’avis de clôture, au moyen d’une demande d’ouverture de poursuites (articles 172 et suivants du code de procédure pénale). Le mémoire communiqué à l’appui de cette demande doit indiquer les faits censés étayer les accusations, ainsi que les éléments de preuve de la commission de l’infraction. Cette exigence de forme vise à permettre au tribunal de déterminer sur la seule base du mémoire s’il y a ou non des éléments suffisants pour soupçonner qu’une infraction ait été commise, sans avoir à étudier un dossier ou des annexes (cour d’appel de Hamm, no 3 Ws 209/09, 14 juillet 2009). L’auteur de la demande doit présenter l’essentiel de la décision de clôture prise par le parquet (cour d’appel de Hamm, no 1 Ws 135/11, 28 avril 2011 ; Cour constitutionnelle fédérale, no 2 BvR 967/07, 4 septembre 2008, § 17). S’il souhaite s’appuyer sur des éléments supplémentaires issus du dossier de l’enquête, il doit en exposer l’essentiel dans son mémoire, ce qui peut impliquer qu’il doive présenter également les éléments à décharge (Cour constitutionnelle fédérale, no 2 BvR 2040/15, 27 juillet 2016, § 15). Pour déterminer si des soupçons suffisants pèsent sur le mis en cause, le tribunal peut tenir compte de la probabilité que des poursuites pénales aboutissent à un acquittement en vertu du principe in dubio pro reo (Cour constitutionnelle fédérale, no 2 BvR 2318/07, 13 décembre 2007, § 2).
100. La Cour constitutionnelle fédérale est compétente pour contrôler et, le cas échéant, infirmer les décisions de clôture prises par les procureurs, et elle a déjà statué en ce sens (no 2 BvR 878/05, 17 novembre 2005, § 23). Elle peut conclure à la violation des droits fondamentaux de la personne lorsque la décision de rejet de la demande d’ouverture de poursuites découle d’un excès de formalisme dans l’application des exigences requises (no 2 BvR 912/15, 21 octobre 2015). Dans des affaires concernant des homicides dont la responsabilité était potentiellement attribuable à des agents de l’État, elle s’est alignée sur les exigences découlant de la jurisprudence de la Cour européenne en matière d’effectivité de l’enquête aux fins de l’article 2 de la Convention (no 2 BvR 2307/06, 4 février 2010, et no 2 BvR 2699/10, 26 juin 2014).
6. La loi sur l’organisation judiciaire (Gerichtsverfassungsgesetz)
101. Les dispositions pertinentes de la loi sur l’organisation judiciaire sont ainsi libellées :
Article 120
« 1) En matière pénale, la cour d’appel dans le ressort de laquelle se trouve le siège du gouvernement du Land est compétente au niveau du Land pour examiner et juger en première instance les affaires concernant (...)
8. les infractions pénales réprimées par le code des crimes de droit international.
(...) »
Article 142a
« 1) Le procureur général près la Cour fédérale de justice représente le ministère public devant la cour d’appel dans les affaires pénales relevant de la compétence des cours d’appel en première instance en vertu de l’article 120 §§ 1 et 2. L’affaire lui est transférée dès lors qu’existent des indices factuels suffisants pour faire relever les faits de sa compétence. Le parquet l’informe sans délai de tout événement susceptible de justifier que l’affaire lui soit transmise. Si, dans un cas visé à l’article 120 § 1, le parquet du Land et le procureur général ne s’accordent pas sur l’attribution de la compétence pour poursuivre, il appartient au procureur général de trancher. »
Article 146
« Les membres du parquet appliquent les instructions officielles de leurs supérieurs. »
Article 147
« Le pouvoir de supervision et de direction appartient :
1. au ministre fédéral de la Justice et de la Protection des consommateurs pour ce qui est du procureur général près la Cour fédérale de justice et des procureurs fédéraux ; (...) »
EN DROIT
1. SUR LA RECEVABILITÉ
1. Sur la compétence de la Cour ratione personae et ratione loci
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
102. Le Gouvernement soutient que la requête est incompatible ratione personae et ratione loci avec les dispositions de la Convention.
1. Compatibilité ratione personae
103. En ce qui concerne la compétence de la Cour ratione personae, le Gouvernement s’appuie sur la décision Behrami et Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège (déc.) [GC], nos 71412/01 et 78166/01, 2 mai 2007 (« la décision Behrami et Behrami »), pour soutenir que les opérations militaires menées sous l’autorité et le contrôle ultimes du Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies ne sont pas attribuables aux États contractants à titre individuel et que, dès lors, la Cour n’est pas compétente ratione personae pour examiner l’opération militaire en cause. Il ajoute que la Cour a confirmé en de multiples occasions la conclusion à laquelle elle était parvenue dans la décision Behrami et Behrami et qu’il y a donc sur ce sujet une jurisprudence constante. Dans les cas où la Cour a conclu que certaines mesures militaires prises en Irak étaient attribuables à un État contractant en particulier (Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, CEDH 2014, Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, CEDH 2011, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, CEDH 2011), cette conclusion aurait été due aux circonstances propres à l’espèce. Pareilles circonstances ne seraient pas réunies dans le cas présent, qui serait factuellement comparable à celui de l’affaire Behrami et Behrami, pour les raisons suivantes.
– La FIAS aurait été créée par la résolution 1386 (2001) du Conseil de sécurité ; elle n’aurait donc pas existé avant. En autorisant les États membres de l’ONU qui y participaient à « prendre toutes les mesures nécessaires », le Conseil de sécurité leur aurait délégué ses pouvoirs. Le mandat de la force aurait été suffisamment précis et il aurait défini les objets de la mission ainsi que les rôles et responsabilités de toutes les parties prenantes. De plus, une obligation de rendre des comptes aurait été prévue.
– Le commandement et le contrôle de la FIAS auraient été comparables à ceux de la Force internationale de sécurité au Kosovo (KFOR) : il se serait agi d’un commandement unifié sur des troupes provenant de nombreux États qui formaient une force multinationale. Les États qui avaient envoyé des troupes sur le terrain n’auraient pas tous été parties à la Convention.
– Le Conseil de sécurité et les différents organes des Nations unies auraient approuvé à plusieurs reprises la présence de sécurité et les activités militaires de la FIAS en Afghanistan, y compris les frappes aériennes opérées pour combattre les talibans.
– Le fait que ce que l’on appelle le « commandement intégral » du contingent fourni par l’Allemagne ait été assuré par des commandants allemands serait sans incidence sur ces considérations. Il n’y aurait pas de différence de situation entre les nations qui ont fourni des troupes à la KFOR et celles qui ont fourni des troupes à la FIAS.
2. Compatibilité ratione loci
1) Sur l’exercice d’une juridiction extraterritoriale en Afghanistan
104. La Cour ne serait pas non plus compétente ratione loci pour examiner la requête. Le décès des fils du requérant ne relèverait pas de la juridiction extraterritoriale de l’Allemagne. Il ressortirait en effet de la jurisprudence bien établie de la Cour qu’un État contractant n’exerce sa juridiction hors de son propre territoire que s’il « contrôle effectivement » la zone ou si l’un de ses agents y exerce « son autorité et son contrôle », or ni l’une ni l’autre de ces deux exceptions ne serait applicable en l’espèce.
105. L’Allemagne n’aurait pas exercé son contrôle effectif sur la région de Kunduz et le site du largage des bombes. En septembre 2009, les troupes allemandes de la FIAS qui étaient déployées dans la région se seraient trouvées dans une situation de conduite des hostilités dans une zone de combat actif qui aurait elle-même été sous le contrôle des insurgés. Ceux-ci y auraient été presque aussi nombreux que les soldats de la FIAS. Les troupes de la FIAS stationnées à Kunduz auraient risqué d’être attaquées par les insurgés ou de tomber dans leurs pièges à chaque fois qu’elles quittaient la garnison. Ne pouvant que réagir et non agir en amont, elles auraient subi de lourdes pertes dans des batailles contre des insurgés. Au regard de la taille du territoire à contrôler – environ 8 000 km2 – et du grand nombre d’insurgés talibans, très organisés, actifs sur place, les effectifs de la FIAS auraient été bien trop faibles pour que l’on puisse dire que celle-ci contrôlait effectivement la région de Kunduz.
106. Sur la question de la juridiction découlant de l’« autorité et du contrôle d’un agent de l’État », la situation en cause ne serait pas comparable à celle des affaires Al-Skeini et autres et Jaloud (précitées). À aucun moment de la présence de la FIAS en Afghanistan la situation n’y aurait été comparable à ce qu’elle était en Irak en 2003 et en 2004. La FIAS n’aurait eu pour mission que de prêter assistance au gouvernement civil afghan dans la lutte contre des insurgés armés et la mise en place de forces de sécurité afghanes. Le gouvernement civil afghan aurait disposé de ses propres forces de sécurité, en particulier dans la région de Kunduz. Ainsi, dans la matinée qui a suivi la frappe, ce seraient les forces de sécurité afghanes qui auraient retiré les armes restantes du banc de sable avant l’arrivée des unités de reconnaissance, parmi lesquelles l’unité allemande. Celle-ci n’aurait pu inspecter le site qu’après qu’une unité des forces de sécurité afghanes lui eut apporté sa protection contre les attaques des insurgés talibans. La FIAS n’aurait exercé ni une puissance gouvernementale ni des fonctions exécutives – par exemple elle n’aurait pas exercé de pouvoirs de police en vue de maintenir l’ordre et la sécurité.
107. La frappe du 4 septembre 2009 n’aurait pas créé de lien juridictionnel entre les personnes qui l’ont subie et l’État défendeur : ce serait un acte extraterritorial instantané, et le texte de l’article 1 ne s’accommoderait pas d’une conception causale de la notion de « juridiction » (le Gouvernement cite à cet égard la décision Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, § 75, CEDH 2001‑XII, et l’arrêt Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 64, CEDH 2010). Cette analyse ne générerait pas de risque d’impunité, les États contractants devant toujours respecter les obligations qui leur incombent en vertu du droit international humanitaire.
2) Sur la compétence ratione loci à raison du lieu d’engagement des poursuites pénales
108. Les mesures d’enquête prises par les autorités allemandes ne seraient pas suffisantes pour faire relever de la compétence de la Cour ratione loci dans les circonstances propres à l’espèce les griefs formulés sur le terrain du volet procédural de l’article 2 de la Convention. La présente affaire se distinguerait des affaires Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie ([GC], no 36925/07, 29 janvier 2019) et Romeo Castaño c. Belgique (no 8351/17, 9 juillet 2019). Ces deux affaires concerneraient des obligations mutuelles de coopération, notamment l’obligation pour les États contractants de coopérer entre eux en matière pénale dans l’espace juridique de la Convention aux fins du volet procédural de l’article 2. Le lien juridictionnel associé à cette obligation de coopérer résulterait de la nature particulière de la Convention, traité de garantie collective des droits de l’homme. Le but serait d’une part d’éviter qu’il n’y ait un vide entre deux États contractants dans le système de protection des droits de l’homme au sein de l’espace juridique de la Convention, et d’autre part de garantir que chaque État contractant puisse s’acquitter de l’obligation procédurale qui lui incombe en vertu de l’article 2 de cet instrument. En conséquence, l’ouverture d’une enquête sur un décès survenu hors du territoire national n’établirait un lien juridictionnel avec l’État que dans les cas où plusieurs États contractants se partagent la responsabilité de l’application collective de la Convention.
109. Or la présente affaire ne concernerait pas un manquement de l’Allemagne à assumer sa responsabilité dans le cadre de l’application collective de la Convention : aucune obligation mutuelle de coopération en matière pénale entre États contractants dans l’espace juridique de la Convention ne serait ici en jeu, car les décès sur lesquels portaient les enquêtes seraient survenus au cours d’activités militaires menées hors du territoire des États membres du Conseil de l’Europe. L’affaire ne concernerait donc pas la nature particulière de la Convention en tant que traité d’application collective entre les États contractants.
110. S’appuyant sur les affaires Güzelyurtlu et autres (précitée), Markovic et autres c. Italie ([GC], no 1398/03, CEDH 2006‑XIV) et Chagos Islanders c. Royaume-Uni ((déc.), no 35622/04, 11 décembre 2012), le Gouvernement soutient que l’ouverture d’une enquête ou de poursuites ne peut établir la juridiction de l’État qu’à l’égard des mesures que celui-ci est susceptible de prendre exclusivement dans sa juridiction territoriale – ce qui limiterait l’objet de l’examen de la Cour aux actes qui ont eu lieu dans cet État – à moins que, comme c’était le cas de la Turquie dans l’affaire Güzelyurtlu et autres, sa juridiction ne soit établie par ailleurs. Invoquant les arrêts Al-Skeini et autres (précité, § 149) et Jaloud (précité, § 152), il avance qu’il est exceptionnel que l’État exerce sa juridiction extraterritoriale dans le cadre de missions militaires menées hors du territoire des États contractants, et que ce n’est qu’en pareil cas que sa juridiction peut être établie à l’égard d’investigations menées hors du territoire national. Selon lui, l’acte formel et instantané par lequel un État contractant décide d’ouvrir une enquête pénale ne peut pas, en lui-même, faire naître de lien juridictionnel avec cet État et déclencher l’application de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 indépendamment de toutes les autres circonstances de l’espèce. L’élément déterminant serait le point de savoir si l’enquête critiquée était elle-même de nature extraterritoriale. En l’espèce, les objections du requérant porteraient essentiellement sur des mesures d’enquête qui ont été ou qui auraient dû à son avis être prises hors du territoire allemand et de la juridiction de l’Allemagne. Les faits se seraient déroulés hors du territoire national dans une zone de combat actif pendant un conflit armé non international, et l’enquête aurait en conséquence présenté des difficultés particulières, qui auraient eu une incidence déterminante sur la procédure interne subséquente.
111. Le droit international humanitaire et le droit pénal interne obligeraient déjà l’Allemagne à enquêter sur les décès de civils survenus dans le cadre d’hostilités, et il serait donc inutile d’étendre le champ de la Convention pour éviter un risque d’impunité. De plus, le droit pénal international imposerait certes à l’Allemagne d’enquêter sur les faits de la présente affaire, mais, en la matière, le Statut de Rome établirait non pas la juridiction de l’Allemagne au sens de l’article 1 de la Convention mais la compétence de la Cour pénale internationale.
112. Le Gouvernement estime que si la portée de l’arrêt Güzelyurtlu et autres, précité, était étendue aux investigations menées sur des actions militaires opérées hors du territoire national dans le cadre de la conduite d’hostilités ne relevant pas de l’exercice d’une juridiction extraterritoriale au sens de l’article 1, les États devraient, pour établir les faits hors de leur territoire, accomplir des tâches impossibles. Il considère aussi qu’une telle approche contournerait la jurisprudence relative au caractère exceptionnel de la juridiction extraterritoriale et à la compétence de la Cour ratione personae, et qu’en outre, elle rendrait arbitraire l’établissement de la juridiction au sens de l’article 1. Il argue que si la Cour jugeait que le simple fait d’ouvrir une procédure suffit à créer un lien juridictionnel en l’absence d’autres motifs avérés, cette conclusion risquerait, premièrement, d’inciter les États à ne pas ouvrir de procédure du tout et, deuxièmement, de faire émerger une application de la Convention inégale entre différents États contractants qui participeraient aux mêmes missions militaires en dehors de leur territoire en ce que, dans une telle configuration, si un État engageait des poursuites et l’autre non, celui qui ne l’aurait pas fait pourrait échapper à toute responsabilité au regard de la Convention.
113. Il ajoute que les circonstances propres qui avaient fait naître exceptionnellement un lien juridictionnel dans l’affaire Güzelyurtlu et autres, précitée, ne sont pas présentes en l’espèce. Il estime en particulier que le fait que, en vertu de l’article 1 § 3 de l’accord de statut des forces de la FIAS (paragraphe 75 ci-dessus), l’Allemagne ait conservé sa compétence pénale exclusive à l’égard des soldats allemands de la FIAS pour les infractions que ceux-ci pourraient commettre sur le territoire afghan ne s’analyse pas en une « circonstance propre » aux fins de l’établissement d’un lien juridictionnel au sens de l’article 1 de la Convention (il s’appuie à cet égard sur le paragraphe 190 de l’arrêt Güzelyurtlu et autres, précité). L’article 1 § 3 de l’accord de statut des forces fixerait une règle en matière d’immunité : il s’agirait de protéger les agents de la FIAS contre toute poursuite de la part des autorités afghanes. Ainsi, les États n’auraient conservé leur compétence pénale à l’égard de leurs troupes que dans le cadre de leur relation interne avec leurs soldats. Ni cette compétence ni la délégation de pouvoirs découlant des résolutions pertinentes du Conseil de sécurité ne permettraient à leurs autorités civiles d’application des lois de mener leurs propres enquêtes pénales sur le territoire afghan au mépris de la souveraineté de l’Afghanistan. De même, la police militaire n’aurait été investie par son habilitation à mener des enquêtes internes que de pouvoirs juridiques limités. Elle n’aurait pas pu, par exemple, convoquer des témoins afghans ou prendre des mesures d’enquête ou des mesures coercitives pour obtenir des preuves. Ainsi, les autorités allemandes n’auraient disposé en Afghanistan que de pouvoir d’enquête restreints, ce qui tendrait à démontrer que l’entité responsable était l’ONU et non l’Allemagne. Rien ne permettrait de dire en l’espèce que l’ouverture d’une enquête ait rendu les faits attribuables à l’Allemagne ou établi sa juridiction extraterritoriale à leur égard. À cet égard, le Gouvernement fait valoir que l’accord de statut des forces qui régissait le déploiement de troupes internationales dans l’affaire Behrami et Behrami (décision précitée) contenait une règle similaire à celle posée en l’espèce par l’article 1 § 3 de l’accord de statut des forces de la FIAS et que cette règle n’a alors fait naître aucun doute quant à la question de la juridiction.
b) Le requérant
114. Le requérant soutient que les faits dont il se plaint ont eu lieu sous la juridiction de l’Allemagne aux fins de l’article 1 de la Convention.
1. Établissement d’un lien juridictionnel par l’ouverture d’une enquête pénale
115. Le requérant soutient que l’enquête pénale menée par les autorités allemandes sur le décès de ses fils est suffisante pour faire naître un lien juridictionnel entre l’Allemagne et lui aux fins de l’article 1. Il argue que, dans l’affaire Güzelyurtlu et autres (précitée), les décès sur lesquels portait l’enquête étaient aussi survenus hors de la zone de juridiction territoriale de l’État avec lequel l’enquête pénale avait établi un lien juridictionnel. Selon lui, cette approche est conforme à la nature de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 : celle-ci aurait évolué pour devenir une obligation distincte et autonome, et la Cour lui aurait reconnu un caractère « détachable » ainsi que la propriété de lier l’État même dans le cas de décès survenus hors de sa juridiction. Le raisonnement serait le même que celui suivi dans les arrêts Markovic et autres (précité), Aliyeva et Aliyev c. Azerbaïdjan (no 35587/08, 31 juillet 2014) et Gray c. Allemagne (no 49278/09, 22 mai 2014).
116. Le requérant ajoute que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, l’obligation procédurale découlant de l’article 2 n’oblige pas seulement les autorités nationales à rechercher une coopération mutuelle entre États contractants mais leur commande aussi de s’efforcer d’obtenir la coopération de leurs homologues étrangères en général. La Cour aurait dit clairement dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres (précité) que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 peut mettre à la charge de l’État deux types d’obligation de coopérer : d’une part, celle de solliciter dans le cadre de sa propre obligation d’enquêter la coopération d’autres États et, d’autre part, celle d’assister un autre État qui mènerait une enquête sur des faits relevant de sa propre juridiction. Ce ne serait que pour ce second cas qu’elle a dit dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres que les États contractants étaient tenus de coopérer entre eux. Or la présente affaire relèverait du premier cas : elle concernerait l’obligation pour l’Allemagne de s’efforcer d’obtenir, dans le cadre d’une enquête qu’elle a ouverte, la coopération des autorités d’un autre État. Ni la jurisprudence de la Cour ni même la simple logique ne permettraient de dire que les autorités nationales ne doivent en l’espèce rechercher que la coopération des autres États contractants.
117. Le requérant avance que déduire de l’ouverture d’une enquête l’existence d’un lien juridictionnel ne rendrait pas arbitraire l’établissement de la juridiction et ne dissuaderait pas les États d’ouvrir une enquête. Invoquant l’arrêt Güzelyurtlu et autres (précité, § 190), il ajoute que même dans les cas où l’État n’a pas ouvert d’enquête ou de procédure, les « circonstances propres » à l’affaire peuvent faire naître un lien juridictionnel fondé sur l’obligation procédurale découlant de l’article 2. Ces circonstances propres dépendraient des particularités de l’affaire, et notamment de la question de savoir si le droit interne ou le droit international mettent à la charge de l’État une obligation d’enquête. Or, en l’espèce, le Gouvernement aurait lui-même reconnu que l’État était tenu d’enquêter à la fois en vertu du droit interne et en vertu du droit international, étant donné que la responsabilité pénale du colonel K. était susceptible d’être engagée notamment pour des faits potentiellement constitutifs de crime de guerre.
118. À cet égard, le requérant argue que le fait que l’Allemagne ait conservé en vertu de l’article 1 § 3 de l’accord de statut des forces de la FIAS sa compétence pénale à l’égard de ses troupes (paragraphe 75 ci‑dessus) n’est pas anodin. Il allègue que contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, cette disposition ne pose pas une règle d’immunité mais une règle de compétence. Selon cette règle, l’Allemagne aurait expressément conservé sa compétence pénale à l’égard de ses troupes, ce qui exclurait celle des autorités afghanes, des Nations unies et de la FIAS, et confirmerait que les actes commis par des soldats allemands en Afghanistan sont attribuables à l’Allemagne. Celle-ci aurait de plus conservé tout le contrôle de l’enquête : les autorités allemandes auraient interrogé les suspects, entendu des témoins, recueilli des preuves et pris des mesures d’enquête, auxquelles elles l’auraient associé – insuffisamment cependant. La juridiction de l’Allemagne sur les faits n’aurait d’ailleurs jamais été contestée dans le cadre de l’enquête. De surcroît, indépendamment du fait qu’elles aient été commises sur le territoire allemand ou à l’étranger, toutes les violations alléguées seraient le fait d’agents de l’État allemand.
119. Le requérant allègue encore que même si le lien juridictionnel ne découlait que de l’ouverture d’une procédure en Allemagne, la Cour ne pourrait se borner à examiner les mesures d’enquête prises sur le territoire allemand sans aller à l’encontre de sa propre jurisprudence, dont il déduit que le lien juridictionnel est corrélé à la nature de l’obligation procédurale de mener une enquête effective. Or, en l’espèce, les défaillances auraient eu lieu pour certaines en Afghanistan et pour d’autres en Allemagne. Il ne serait pas déterminant que les événements à l’origine de l’enquête ne se soient pas déroulés sur le territoire d’un État membre du Conseil de l’Europe : la Convention ne serait pas seulement applicable dans l’espace juridique des États contractants. En l’espèce, les faits à l’origine de l’enquête seraient attribuables à l’Allemagne et relèveraient de sa juridiction extraterritoriale ; et il faudrait accorder du poids à ce facteur.
2. Présence d’autres circonstances propres à établir la juridiction de l’Allemagne à l’égard de l’enquête litigieuse
120. Le requérant soutient que, même en l’absence d’enquête pénale, un lien juridictionnel aurait de toute façon été établi aux fins de l’article 1. Il allègue que les faits qui sont à l’origine de l’affaire relèvent de la juridiction extraterritoriale de l’Allemagne parce que celle-ci a exercé son « contrôle » sur les victimes de la frappe. Invoquant l’observation générale no 36 du Comité des droits de l’homme (paragraphe 87 ci-dessus) et l’arrêt Al-Skeini et autres (précité, § 137), il argue que le fait que l’Allemagne ait pu porter atteinte aux droits – en l’espèce, au droit à la vie – de ses fils, tués par la frappe aérienne, est un élément déterminant. Les patrouilles, les contrôles et les opérations aériennes constitueraient différents modes d’exercice de prérogatives de puissance publique que rien ne distinguerait logiquement les uns des autres au regard du droit à la vie ; et le fait que le colonel K. ait décidé de recourir à une frappe aérienne plutôt que de déployer des troupes au sol ne pourrait fonder quant à la juridiction une conclusion différente de celle à laquelle la Cour est parvenue dans les arrêts Al-Skeini et autres et Jaloud (tous deux précités). La frappe aérienne serait une manifestation de l’exercice par l’Allemagne de prérogatives de puissance publique dans la région. Les troupes allemandes auraient opéré en Afghanistan avec le consentement du gouvernement afghan et sur son invitation, et elles auraient assumé des prérogatives de puissance publique normalement exercées par les autorités locales ou souveraines. Elles auraient été mandatées par le Conseil de sécurité pour aider l’Autorité intérimaire afghane et ses successeurs à maintenir la sécurité, notamment en instaurant des points de contrôle, en déployant des patrouilles régulières et en procédant à des opérations de sécurité dans le cadre de la lutte contre l’insurrection. Dans ces conditions, l’établissement d’un lien juridictionnel ne nécessiterait pas un effondrement total de l’ordre étatique afghan.
121. De plus, l’Allemagne aurait exercé son contrôle effectif sur la zone dans laquelle la frappe a tué les fils du requérant. Le commandement régional Nord, sous commandement allemand, aurait compté 5 600 soldats environ, et le site de la frappe n’aurait été qu’à sept kilomètres de la base de la PRT de Kunduz, où se seraient trouvés environ 1 500 soldats au moment du bombardement. À cet égard, le requérant soutient, en s’appuyant sur les arrêts Jaloud (précité, §§ 139 et 142) et Issa et autres c. Turquie (no 31821/96, §§ 74 et 76, 16 novembre 2004), que le contrôle effectif peut être limité à la zone spécifique des faits et au moment auquel ceux-ci se sont produits, et qu’il n’implique pas que l’État soit une puissance occupante. Ainsi, la proximité de la base allemande et la possibilité de déployer immédiatement des troupes au sol et d’obtenir un appui aérien rapproché – lequel serait arrivé en quelques minutes sur le lieu où se trouvaient les camions volés – confirmeraient que la zone où la frappe a eu lieu se trouvait sous le contrôle effectif de l’Allemagne. Une situation d’hostilités actives n’exclurait pas en elle-même la possibilité qu’un État exerce son contrôle effectif à un moment donné sur une zone donnée, en particulier quant à l’exercice du droit à la vie des personnes se trouvant dans cette zone. La Cour aurait déjà conclu dans sa jurisprudence que des violations de la Convention commises dans le cadre d’un conflit armé relevaient de la juridiction de l’État défendeur aux fins de l’article 1, même pendant des phases d’hostilités actives (le requérant cite à cet égard l’arrêt Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, CEDH 2014).
122. De plus, le requérant estime que les faits qui sont à l’origine de son grief sont attribuables à l’Allemagne. Sur ce point, il soutient que les conditions d’attribution établies dans la décision Behrami et Behrami (précitée) ont été affinées dans l’arrêt Al-Jedda (précité), où la Cour aurait précisé que l’un des prérequis à l’attribution de la conduite était l’exercice d’un « contrôle effectif ». Dans l’arrêt Al-Jedda, la Cour aurait aussi reconnu que certaines conduites pouvaient être attribuées à plus d’une entité, par exemple aux Nations unies et à un État membre. Cette notion d’attribution multiple serait depuis longtemps reconnue par la Commission du droit international. Ainsi, en l’espèce, le commandant de la force aurait exercé le commandement opérationnel mais l’Allemagne aurait conservé le commandement intégral de ses troupes (le requérant invoque l’arrêt Jaloud, précité). Le colonel K. et les troupes allemandes n’auraient pas été mis « à la disposition » d’une puissance étrangère ou d’une organisation internationale, et ils ne se seraient pas trouvés sous « la direction et le contrôle exclusifs » du Conseil de sécurité, de l’OTAN, du commandant de la force ou d’un autre État, comme le démontrerait la suite d’ordres contraignants que le colonel K. aurait donnés sans en référer à ses supérieurs jusqu’à la frappe dans laquelle les fils du requérant ont été tués. Cette conduite serait très différente de celle examinée dans la décision Behrami et Behrami (précitée), de même que le serait le cadre juridique applicable à la conduite des troupes allemandes à Kunduz.
2. Les tiers intervenants
a) Les gouvernements britannique, danois, français, norvégien et suédois
123. S’appuyant sur la décision Behrami et Behrami (précitée), les gouvernements intervenants soutiennent que la FIAS relevait de l’autorité et du contrôle ultimes du Conseil de sécurité et que, dès lors, les griefs du requérant sont irrecevables ratione personae.
124. Ils sont d’avis que l’Allemagne n’exerçait pas en l’espèce sa juridiction extraterritoriale aux fins de l’article 1. Ils considèrent en effet que la zone en cause ne relevait ni du contrôle effectif de l’Allemagne ni de l’autorité et du contrôle d’agents de l’État allemand.
125. Enfin, ils estiment que la présente affaire diffère fondamentalement de l’affaire Güzelyurtlu et autres (précitée). Ils avancent à cet égard que l’ouverture au niveau national d’une enquête sur des faits survenus dans le cadre d’une opération militaire menée à l’étranger sous le mandat d’une organisation internationale ne peut en elle-même suffire à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 entre l’État qui ouvre l’enquête et les faits survenus à l’étranger. Ils considèrent que conclure le contraire reviendrait à remettre en question la jurisprudence Behrami et Behrami et Banković et risquerait de se traduire par une application universelle de la Convention. Selon eux, pareille situation risquerait d’entamer la volonté et la capacité des États de participer à des opérations militaires multilatérales à l’étranger, et de dissuader les autorités nationales d’ouvrir des enquêtes. Le droit international humanitaire serait la lex specialis applicable dans les situations de conflit armé, et les États contractants seraient tenus de se conformer aux obligations qui en découlent même dans les cas échappant à l’empire de la Convention. Or il n’imposerait pas une obligation générale d’enquêter sur chaque décès survenu dans le cadre d’un conflit armé, seules certaines circonstances feraient naître cette obligation d’enquête – et il y aurait là un choix délibéré.
126. Plus spécifiquement, les gouvernements britannique et français voient mal ce qui pourrait mettre à la charge de l’Allemagne une obligation d’enquêter en l’espèce : selon eux, les faits devant faire l’objet d’une enquête sont ici attribuables aux Nations unies et non à l’Allemagne. Ils considèrent donc que le cas d’espèce se distingue des affaires Šilih c. Slovénie ([GC], no 71463/01, § 159, 9 avril 2009) et Janowiec et autres c. Russie ([GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 132, CEDH 2013), qui portaient sur la compétence temporelle de la Cour et non sur l’attribution des faits. Le gouvernement britannique ajoute qu’imposer à un État des obligations d’enquête qui se traduiraient inévitablement par une obligation d’apprécier le rôle d’autres États alliés – qui ne seraient pas forcément parties à la Convention – irait à l’encontre du principe Or monétaire (il cite l’Affaire de l’or monétaire pris à Rome en 1943 (question préliminaire), arrêt du 15 juin 1954, CIJ Recueil 1954, p. 19).
127. Les gouvernements britannique et français soutiennent en outre que l’article 1 § 3 de l’accord de statut des forces de la FIAS concerne les compétences disciplinaires des autorités à l’endroit des militaires et les mesures d’enquête mises en œuvre en Allemagne. Ni la FIAS, ni les Nations unies, ni les autorités afghanes ne seraient investies de ces compétences. L’article 1 § 3 de l’accord de statut des forces ne permettrait pas de parvenir à des conclusions dépassant sa portée limitée ni, dès lors, de faire relever les différentes mesures d’enquête de la responsabilité nationale des États ayant fourni des troupes à la FIAS. Il ne constituerait pas non plus une « circonstance propre » de nature à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 dans les affaires relevant du volet procédural de l’article 2. L’enquête en elle-même devrait être considérée à la lumière des contraintes imposées par le cadre juridique des Nations unies et de la mission de la FIAS et par le droit afghan. Par exemple, les autorités de poursuite allemandes ne seraient pas autorisées à mener des enquêtes en Afghanistan.
128. Les gouvernements britannique et français exposent enfin que le Statut de Rome délimite la sphère de compétence de la Cour pénale internationale et concerne la responsabilité pénale individuelle, alors que la Convention concerne la responsabilité des États. Ils estiment qu’il ne faut pas confondre l’une et l’autre responsabilité et qu’ainsi, les dispositions du Statut de Rome ne peuvent avoir aucune incidence sur l’établissement de la juridiction d’un État au regard de l’article 1 de la Convention.
b) Le Centre des droits de l’homme de l’université d’Essex, Open Society Justice Initiative, l’Institut d’études internationales de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan et Rights Watch (UK)
129. Open Society Justice Initiative et l’Institut d’études internationales de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan exposent qu’il y a en droit international une tendance à la reconnaissance d’obligations procédurales à la charge des États qui exercent directement leur contrôle ou leur autorité sur les droits d’une personne au moment où il y est porté atteinte, indépendamment des questions de savoir où les faits ont eu lieu et si, à ce moment-là, l’État en question exerçait également sa juridiction sur le droit matériel de la victime à la vie.
130. Pour le cas où la Cour estimerait que l’existence d’une obligation procédurale est subordonnée à l’exercice par l’État de sa juridiction à l’égard du droit matériel de la victime à la vie, Open Society Justice Initiative et Rights Watch (UK) ajoutent qu’il est de plus en plus reconnu que l’exercice par un État de son pouvoir, de son contrôle ou de son autorité sur les droits d’une personne fait naître à la charge de cet État des obligations en droit international des droits de l’homme. Le Centre des droits de l’homme de l’université d’Essex estime pour sa part que dès lors qu’il y a eu vérification des objectifs ou usage de la force, il y a juridiction extraterritoriale à l’égard du droit à la vie. Rights Watch (UK) et l’Institut d’études internationales de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan prônent une approche fonctionnelle de l’analyse de la question de la juridiction, du type de celle exposée par le juge Bonello dans l’opinion concordante qu’il a jointe à l’arrêt Al-Skeini et autres (précité).
131. Enfin, Open Society Justice Initiative estime que, dans l’hypothèse où le droit international humanitaire s’appliquerait au conflit et aux faits extraterritoriaux en question, l’État serait lié par l’obligation d’enquête que lui impose le droit international humanitaire et la question de la juridiction ne se poserait plus.
3. Appréciation de la Cour
a) Les principes applicables
132. Le requérant se plaint exclusivement sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention de l’enquête pénale qui a été menée sur la frappe aérienne dans laquelle ses deux fils ont été tués. La Cour a récemment énoncé, dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres (précité), les principes à appliquer pour déterminer l’existence d’un « lien juridictionnel » aux fins de l’article 1 de la Convention dans les cas où le décès est survenu hors du territoire de l’État contractant dont est invoquée l’obligation procédurale découlant de l’article 2. Après avoir résumé la jurisprudence pertinente, elle s’est exprimée ainsi :
« b. L’approche de la Cour
188. Il ressort de la jurisprudence susmentionnée que si les autorités d’enquête ou les organes judiciaires d’un État contractant ouvrent au sujet d’un décès qui s’est produit en dehors de la juridiction dudit État leur propre enquête pénale ou leurs propres poursuites en vertu de leur droit interne (par exemple sur le fondement de dispositions relatives à la compétence universelle ou du principe de la personnalité active ou passive), l’ouverture de ladite enquête ou de ladite procédure suffit à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 entre l’État en question et les proches de la victime qui saisissent ultérieurement la Cour (voir, mutatis mutandis, Markovic et autres, précité, §§ 54‑55).
189. La Cour tient à souligner que cette approche concorde également avec la nature de l’obligation procédurale que recèle l’article 2 de mener une enquête effective, qui est devenue une obligation distincte et indépendante, bien que procédant des actes concernant les aspects matériels de l’article 2 (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 159, 9 avril 2009, et Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 132, CEDH 2013). Dans cette mesure, elle peut être considérée comme une obligation détachable résultant de l’article 2 et pouvant s’imposer à l’État même lorsque le décès est survenu en dehors de sa juridiction (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Šilih, § 159, concernant la compatibilité ratione temporis).
190. Lorsqu’un État contractant n’a pas ouvert d’enquête ou de procédure telle que prévue par le droit interne concernant un décès survenu en dehors de sa juridiction, la Cour doit rechercher si un lien juridictionnel peut en tout état de cause être établi pour que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 s’impose à cet État. Bien que ladite obligation n’entre en jeu en principe que pour l’État contractant sous la juridiction duquel la victime se trouvait au moment de son décès, des « circonstances propres » à l’espèce justifieront de s’écarter de cette approche, conformément aux principes élaborés dans l’arrêt Rantsev (précité, §§ 243‑244). La Cour considère toutefois qu’elle n’a pas à déterminer in abstracto quelles « circonstances propres » à l’espèce entraînent l’existence d’un lien juridictionnel en relation avec l’obligation procédurale d’enquêter que recèle l’article 2, puisque ces circonstances dépendront nécessairement des spécificités de chaque cause et qu’elles peuvent varier considérablement d’une affaire à l’autre. »
133. Appliquant ces principes au cas dont elle était saisie, la Cour a conclu à l’existence d’un « lien juridictionnel » entre la Turquie et les requérants – qui invoquaient le volet procédural de l’article 2 à l’égard du décès de leurs proches, survenu dans la partie de Chypre contrôlée par le gouvernement chypriote – pour deux raisons, dont chacune aurait été suffisante à elle seule pour faire naître ce lien dans le cadre de cette affaire (ibidem, §§ 191‑196). La première raison était que les autorités de la « République turque de Chypre du Nord » (« RTCN ») avaient ouvert leur propre enquête pénale sur le meurtre dont avaient été victimes les proches des requérants, ce qui déclenchait la compétence pénale des tribunaux de la « RTCN » à l’égard des individus qui l’avaient commis où que ce fût sur l’île de Chypre et, dès lors, engageait la responsabilité de la Turquie au regard de la Convention. La deuxième raison résidait dans deux circonstances propres liées à la situation locale : premièrement, la partie septentrionale de Chypre se trouvait sous le contrôle effectif de la Turquie aux fins de la Convention, ce qui justifiait que la Cour s’écarte de l’approche générale conformément aux principes élaborés dans l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie (no 25965/04, CEDH 2010 (extraits)) et imposait donc à la Turquie une obligation procédurale d’enquête aux fins de l’article 2 et, deuxièmement, les suspects du meurtre se trouvaient, au su des autorités turques et de celles de la « RTCN », sur le territoire contrôlé par la Turquie, et cet état de fait empêchait Chypre de s’acquitter de ses obligations au regard de la Convention.
b) Application de ces principes au cas d’espèce
134. Les autorités allemandes ont ouvert en vertu des dispositions du droit interne une enquête pénale sur les décès de civils (dont celui des deux fils du requérant) causés par la frappe aérienne opérée près de Kunduz le 4 septembre 2009.
135. La Cour ne remet en cause ni les principes énoncés dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres (précité) ni leur application dans cette affaire. Cependant, elle considère que celle-ci présente avec celle examinée en l’espèce des différences notables. Elle juge inapplicable aux faits de l’espèce le principe selon lequel l’ouverture par les autorités nationales d’une enquête ou procédure pénale sur un décès survenu hors de la juridiction territoriale de l’État alors que celui-ci n’exerçait pas sur les lieux sa juridiction extraterritoriale suffit à elle seule pour établir un lien juridictionnel entre l’État en question et les proches de la victime qui introduisent ultérieurement une requête contre cet État (ibidem, §§ 188, 191 et 196). La présente affaire diffère en effet de l’affaire Güzelyurtlu et autres en ce que les décès sur lesquels portait l’enquête des autorités de poursuite allemandes sont survenus dans le contexte d’une opération militaire extraterritoriale menée en dehors du territoire des États parties à la Convention dans le cadre d’un mandat donné par une résolution adoptée par le Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies. Ce constat tient compte également des préoccupations exprimées par le gouvernement défendeur et les gouvernements intervenants, qui craignent que l’établissement d’un lien juridictionnel fondé sur le simple fait qu’une enquête a été ouverte ne dissuade les États contractants d’ouvrir à l’avenir des enquêtes au niveau national sur des décès survenus dans le cadre d’opérations militaires extraterritoriales, et n’aboutisse à une application inégale de la Convention entre différents États contractants qui participeraient aux mêmes missions militaires. Si le simple fait d’ouvrir au niveau national une enquête pénale sur n’importe quel décès survenu n’importe où dans le monde suffisait à faire naître un lien juridictionnel sans qu’aucune autre condition ne soit requise, le champ d’application de la Convention s’en trouverait élargi dans une mesure excessive.
136. Dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres, la Cour a conclu que les « circonstances propres » à l’espèce faisaient elles aussi naître un lien juridictionnel. Elle a considéré que ces circonstances propres, qu’elle n’a pas définies in abstracto, étaient de nature à justifier l’établissement d’un lien juridictionnel et à déclencher l’application de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 même lorsque l’État contractant n’avait pas ouvert d’enquête ou de procédure sur le décès survenu en dehors de sa juridiction (ibidem, § 190). Cette conclusion s’applique également lorsque la question de l’extraterritorialité se pose à propos de faits survenus hors de l’espace juridique de la Convention (voir, mutatis mutandis, Markovic et autres, précité, §§ 54‑55) et lorsque les faits litigieux se sont produits pendant une phase d’hostilités actives au cours d’un conflit armé (Géorgie c. Russie (II) [GC], no 38263/08, §§ 329‑332, 21 janvier 2021).
137. Dans le cas d’espèce, la Cour considère premièrement que l’Allemagne était tenue en vertu du droit international humanitaire coutumier d’enquêter sur la frappe aérienne en cause, les faits étant susceptibles d’engager la responsabilité pénale individuelle pour crime de guerre de membres des forces armées allemandes (voir, en particulier, la règle 158 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier et l’obligation pour les États participant à des opérations multinationales menées sous l’égide d’une organisation internationale de veiller au respect par leur contingent national du droit international humanitaire dans son ensemble, y compris le droit international humanitaire coutumier, notamment en exerçant les pouvoirs qu’ils conservent en matière disciplinaire et pénale (paragraphe 83 ci-dessus) ; voir aussi les principes fondamentaux et directives des Nations unies (paragraphe 86 ci-dessus) et les précisions complémentaires émanant de différents organes internationaux de protection des droits de l’homme (paragraphes 87‑89 ci‑dessus)). L’existence en droit international d’une obligation d’enquête, à laquelle a souscrit le gouvernement défendeur en l’espèce, reflète la gravité de l’infraction alléguée (Géorgie c. Russie (II), précité, § 331).
138. Deuxièmement, la Cour considère que, juridiquement, les autorités afghanes ne pouvaient ouvrir elles-mêmes une enquête pénale dirigée contre le colonel K. et le sergent-chef W : en vertu de l’article 1 § 3 de l’accord de statut des forces de la FIAS, qui reflète la pratique normalement suivie lorsque des États fournissent des contingents aux fins de missions militaires menées sous mandat des Nations unies, les États qui avaient fourni des troupes à la force avaient conservé à leur égard une compétence exclusive quant à toute infraction pénale ou faute disciplinaire que les membres de leur contingent pourraient commettre sur le territoire afghan (paragraphe 75 ci-dessus). Le gouvernement défendeur et les gouvernements intervenants voient dans cette disposition une règle d’immunité. De l’avis de la Cour, c’en est une dans la mesure où elle protège contre toute poursuite de la part des autorités afghanes les militaires fournis à la FIAS par les États. Cependant, il s’agit aussi, comme le soutient le requérant, d’une règle de compétence, qui précise de la compétence de quelles autorités les agents de la FIAS relèvent en matière pénale, et qui prévoit que seul leur État peut ouvrir contre eux une enquête ou une procédure pénale, même pour crime de guerre. Ainsi, si les États qui mettent des contingents à la disposition de la FIAS (ou d’autres missions militaires multinationales) n’enquêtent pas sur les allégations selon lesquelles des membres de leur contingent auraient commis des infractions pénales et, dès lors, n’exercent pas leur compétence pénale à l’égard des faits allégués, il peut en résulter une impunité des auteurs de faits répréhensibles, notamment de faits engageant la responsabilité pénale individuelle de leurs auteurs en droit international.
139. Troisièmement, les autorités de poursuite allemandes étaient également tenues d’ouvrir une enquête pénale en vertu du droit interne, ainsi que le Gouvernement l’a confirmé. Cette enquête a été menée par le procureur général parce qu’elle concernait notamment la responsabilité potentielle du colonel K. et du sergent-chef W – deux ressortissants allemands – pour crime de guerre, au sens du code des crimes de droit international. Or le procureur général est seul compétent pour poursuivre les infractions réprimées par ce code (paragraphe 101 ci-dessus), auxquelles s’appliquent le principe de la compétence universelle (paragraphe 95 ci‑dessus) et le principe de l’obligation de poursuivre. En vertu du droit interne, les autorités allemandes ne pouvaient renoncer à ouvrir une enquête en pareilles circonstances que si l’infraction alléguée avait déjà fait l’objet d’une enquête soit dans le cadre d’une procédure ouverte devant un tribunal international soit de la part des autorités du territoire sur lequel elle s’était supposément produite ou dont les victimes étaient des ressortissants (paragraphe 96 ci-dessus). Or ces deux dernières possibilités étaient exclues en l’espèce puisque, en vertu de l’accord de statut des forces de la FIAS, l’Allemagne avait conservé sa compétence exclusive à l’égard de toute infraction pénale que pourraient commettre les membres de ses troupes sur le territoire afghan.
140. À cet égard, la Cour observe que le code allemand des crimes de droit international réprime des infractions qui sont graves par nature. Comme la disposition correspondante du code de procédure pénale, il a été adopté lorsque l’Allemagne a ratifié le Statut de Rome et a pour buts de permettre l’ouverture d’enquêtes et de poursuites au niveau interne à l’égard de ces infractions et d’écarter ainsi tout risque que leurs auteurs ne demeurent impunis (paragraphe 94 ci-dessus).
141. La Cour constate en outre qu’il ressort des informations dont elle dispose que dans la majorité des États contractants qui participent à des opérations militaires à l’étranger, les autorités nationales compétentes sont tenues en vertu du droit interne d’enquêter sur les allégations de crime de guerre ou d’homicide illicite perpétrés à l’étranger par des membres de leurs forces armées, et que l’obligation d’enquêter est considérée comme une obligation essentiellement autonome (paragraphe 90 ci-dessus).
142. En l’espèce, le fait que l’Allemagne ait conservé sa compétence exclusive à l’égard des infractions graves commises par ses troupes et le fait que le droit interne et le droit international l’obligeaient de surcroît à enquêter sur ces infractions s’analysent en des « circonstances propres » qui, combinées, sont de nature à faire naître un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 de la Convention et à déclencher de ce fait l’application de l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2.
143. Le requérant ne formule aucun grief relativement à l’acte matériel qui se trouve à l’origine de l’obligation d’enquêter. La Cour n’a donc pas à rechercher, aux fins de l’article 1 de la Convention, l’existence d’un lien juridictionnel en relation avec une obligation matérielle au regard de l’article 2. Elle souligne cependant que l’établissement d’un lien juridictionnel en relation avec l’obligation procédurale que recèle l’article 2 ne signifie pas que l’acte matériel relève nécessairement de la compétence de l’État contractant ni qu’il soit attribuable à cet État.
144. Partant, la présente affaire porte uniquement sur ce qu’ont ou n’ont pas fait, d’une part, les militaires allemands qui ont enquêté en Afghanistan dans le cadre de la compétence exclusive que l’Allemagne avait conservée en vertu de l’accord de statut des forces de la FIAS à l’égard des infractions pénales ou fautes disciplinaires que les soldats allemands pourraient commettre sur le territoire afghan, et sur ce qu’ont ou n’ont pas fait, d’autre part, les autorités de poursuite et les autorités judiciaires en Allemagne. C’est à ces deux égards que la responsabilité de l’Allemagne est susceptible d’être engagée au regard de la Convention (voir, à titre de comparaison, Jaloud, précité, §§ 154‑155).
145. La Cour n’oublie ni que l’Allemagne disposait juridiquement de pouvoirs d’enquête limités en Afghanistan ni que les décès en cause sont survenus dans le contexte d’hostilités actives. Elle considère néanmoins que ces éléments n’excluent pas en eux-mêmes la possibilité de conclure qu’il aurait fallu prendre certaines mesures d’enquête complémentaires, en Allemagne ou même en Afghanistan, éventuellement en faisant appel à la technologie moderne et à la coopération judiciaire. Les difficultés particulières que les autorités allemandes ont pu rencontrer dans le cadre de l’enquête sont des points qui relèvent de la portée et de la teneur de l’obligation procédurale que l’article 2 faisait peser sur elles, et donc du fond de l’affaire (Güzelyurtu et autres, précité, § 197).
2. Sur l’autre exception soulevée par le Gouvernement
1. Thèses des parties
146. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a épuisé les voies de recours internes ni quant aux griefs qu’il formule relativement à l’indépendance des autorités d’enquête – que ce soit en Afghanistan (paragraphe 158 ci-dessous) ou en Allemagne (griefs relatifs à une pression supposée du ministère fédéral de la Défense sur le parquet général de Dresde et à la possibilité abstraite pour le ministère fédéral de la Justice d’adresser au procureur général des directives contraignantes) – ni quant à celui dans le cadre duquel il se plaint d’un défaut de célérité raisonnable des investigations (paragraphes 164‑166 ci-dessous) : il n’aurait soulevé ces griefs, au moins en substance, ni dans le recours constitutionnel qu’il a porté devant la Cour constitutionnelle fédérale ni dans la demande d’ouverture de poursuites qu’il a introduite devant la cour d’appel de Düsseldorf. Il se serait contenté de renvoyer vaguement à l’obligation générale de mener une enquête effective conformément à l’article 2 de la Convention, ce qui serait insuffisant. Ainsi, il n’aurait ni mentionné les critères applicables à ses griefs ni avancé le moindre argument. Il n’aurait même pas commenté ce point dans la description factuelle de l’enquête qu’il a faite dans ses observations.
147. Le requérant affirme pour sa part qu’il a épuisé les voies de recours internes conformément à l’article 35 § 1 de la Convention. Il aurait soulevé au moins en substance devant les juridictions internes les griefs qu’il porte à présent devant la Cour. Tant dans sa demande d’ouverture de poursuites que dans son recours constitutionnel, il aurait décrit en détail le déroulement et la durée de l’enquête, et il aurait allégué qu’elle était entachée de plusieurs défauts, en citant l’obligation d’enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention. La Cour constitutionnelle fédérale aurait ainsi été en mesure de statuer sur ses griefs. La situation de l’espèce serait donc analogue à celle de l’affaire Hentschel et Stark c. Allemagne (no 47274/15, 9 novembre 2017).
2. Appréciation de la Cour
148. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes a pour finalité de permettre à un État contractant d’examiner, et ainsi de prévenir ou redresser, la violation de la Convention qui est alléguée contre lui. Elle admet qu’en vertu de sa jurisprudence, il n’est pas toujours nécessaire que la Convention soit explicitement invoquée dans la procédure interne : il suffit que le grief soit soulevé « au moins en substance ». Cela signifie que le requérant doit avancer des arguments juridiques d’effet équivalent ou similaire fondés sur le droit interne, de manière à permettre aux juridictions nationales de redresser la violation alléguée. Toutefois, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, pour permettre véritablement à un État contractant de prévenir ou de redresser la violation alléguée, il faut, afin de déterminer si le grief porté devant la Cour a effectivement été soulevé auparavant en substance devant les autorités internes, tenir compte non seulement des faits mais aussi des arguments juridiques du requérant. En effet, « il serait contraire au caractère subsidiaire du dispositif de la Convention qu’un requérant, négligeant un argument possible au regard de la Convention, puisse devant les autorités nationales invoquer un autre moyen pour contester une mesure litigieuse, et par la suite introduire devant la Cour une requête fondée sur l’argument tiré de la Convention » (voir, parmi d’autres, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 117, 20 mars 2018, et la jurisprudence qui s’y trouve citée).
149. Lorsqu’un requérant se plaint sous l’angle du volet procédural de l’article 2 ou de l’article 3 de la Convention d’un défaut d’enquête pénale effective, il suffit, pour satisfaire aux exigences de l’article 35 § 1, même en ce qui concerne les arguments juridiques qu’il n’a pas explicitement soulevés devant les juridictions internes, qu’il ait contesté devant la juridiction nationale compétente l’effectivité de l’enquête en question et qu’il ait, par une description détaillée du déroulement et de la durée des investigations et de la procédure judiciaire subséquente, mentionné toutes les informations factuelles pertinentes pour permettre à cette juridiction d’apprécier l’effectivité de l’enquête (voir à titre de comparaison Hentschel et Stark, précité, §§ 64 et 66). À cet égard, la Cour rappelle que le respect de l’exigence procédurale découlant de l’article 2 s’apprécie au regard de plusieurs paramètres essentiels, qui sont liés entre eux et qui, pris conjointement et non isolément, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 225, 14 avril 2015).
150. En l’espèce, il n’est pas contesté que le requérant a soutenu devant la Cour constitutionnelle fédérale que l’enquête n’avait pas été effective, et qu’il a invoqué l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention. En revanche, les parties sont en désaccord sur la question de savoir si, dans la description factuelle de l’enquête et de la procédure judiciaire qu’il a communiquée à la Cour constitutionnelle fédérale, il a suffisamment développé certains éléments qu’il a ensuite présentés dans sa requête devant la Cour comme des défauts de l’enquête.
151. La Cour observe que dans son recours constitutionnel, le requérant a décrit la mission de reconnaissance sur les lieux menée par l’équipe de la PRT de Kunduz au lendemain de la frappe aérienne, le rapport de la police militaire allemande ainsi que le déroulement des investigations menées par les autorités de poursuite allemandes. Elle considère qu’il a ainsi communiqué à la Cour constitutionnelle fédérale les éléments factuels pertinents pour l’appréciation de ses allégations de retards dans l’enquête menée sur place par les militaires allemands au lendemain de la frappe, de manque d’indépendance des personnes ayant participé à cette enquête, de tardiveté de l’ouverture de l’enquête pénale officielle et d’ineffectivité des investigations préliminaires. Elle conclut donc que le requérant a communiqué à la Cour constitutionnelle fédérale les éléments factuels pertinents sur tous ces points de manière à lui permettre d’apprécier l’effectivité de l’enquête. L’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement doit donc être rejetée à cet égard.
152. En revanche, le recours constitutionnel du requérant ne mentionnait pas le défaut allégué d’indépendance de l’enquête menée en Allemagne. La Cour considère toutefois qu’il n’est pas nécessaire qu’elle tranche la question de savoir s’il a épuisé les voies de recours internes à l’égard de cet argument, celui-ci étant en toute hypothèse irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Elle estime qu’il était impossible dès le début que la relation entre le ministère fédéral de la Défense et le parquet général de Dresde dans le cadre de l’enquête préliminaire menée par ce dernier (paragraphe 30 ci‑dessus) nuise à l’indépendance de l’enquête puisque, d’une part, le procureur général, qui avait commencé une enquête préliminaire le 8 septembre 2009 (paragraphe 30 ci‑dessus), était seul compétent pour ouvrir des enquêtes et des poursuites à l’égard d’infractions réprimées par le code des crimes de droit international et, d’autre part, le parquet général de Dresde était tenu par la loi de confier sans délai au procureur général l’enquête visant à déterminer si le colonel K. avait commis une infraction à ce code (paragraphe 101 ci‑dessus). Rien n’indique que le ministère fédéral de la Défense ait tenté d’influer sur l’enquête du procureur général ou d’interférer avec celle-ci. Par ailleurs, la Cour estime que l’on ne peut déduire un défaut d’indépendance de la possibilité abstraite pour le ministère fédéral de la Justice d’adresser au procureur général des directives contraignantes, étant donné qu’il est incontesté qu’aucune directive de cette nature n’a été émise en l’espèce (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 222).
3. Conclusion
153. Constatant qu’hormis la partie relative au défaut allégué d’indépendance de l’enquête menée en Allemagne, la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
2. SUR LE FOND
154. Le requérant estime ineffective et entachée de plusieurs défauts l’enquête menée sur la frappe aérienne dans laquelle ses deux fils ont été tués. Il invoque le volet procédural de l’article 2 de la Convention. Il se plaint également, sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 2, de ne pas avoir disposé d’un recours interne effectif pour contester la décision de clôture de l’enquête prise par le procureur général allemand.
155. Les griefs du requérant portant en substance sur le fait qu’aucun individu n’a été poursuivi pour le décès de ses fils, la Cour considère qu’il est plus approprié de les examiner sous le seul angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, §§ 291‑292, 30 mars 2016, et Hentschel et Stark, précité, § 45). Cet article est ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
1. Thèses des parties
1. Le requérant
156. Le requérant soutient que le droit de ne pas être arbitrairement privé de la vie vaut aussi en temps de conflit armé, de même que l’obligation d’enquête effective découlant du volet procédural de l’article 2 de la Convention. Il argue que le droit international humanitaire – que, selon lui, l’article 15 § 2 de la Convention prend déjà en compte – n’est pas applicable en l’espèce, et que, même si tel était le cas, il n’en resterait pas moins que l’enquête devait respecter les normes d’indépendance, d’impartialité, de sérieux, d’effectivité, de promptitude et de transparence découlant de cette branche du droit comme du droit international des droits de l’homme. Selon lui, les normes que pose la Convention ne disparaissent pas même lorsque celle-ci est interprétée à la lumière du droit international humanitaire.
157. Le requérant estime que l’enquête menée en l’espèce a été ineffective pour les motifs suivants : i. elle n’aurait pas été conduite par des personnes suffisamment indépendantes ; ii. on n’aurait recueilli que les preuves et témoignages accréditant une certaine version des faits et on n’aurait pas pris de mesures d’enquête suffisantes pour faire apparaître la vérité, notamment on n’aurait mené aucune investigation sur les circonstances ayant entouré le bombardement ; iii. l’enquête n’aurait pas été ouverte promptement ni menée avec une célérité raisonnable ; et iv. en tant que proche de victimes, lui-même n’y aurait pas été suffisamment associé.
a) Effectivité de l’enquête
1. Indépendance
158. Le requérant estime que ni les responsables des mesures d’enquête prises en Afghanistan ni les enquêteurs eux-mêmes n’étaient suffisamment indépendants des personnes impliquées dans la frappe du 4 septembre 2009. Il allègue que l’équipe qui a procédé à la mission de reconnaissance sur les lieux onze heures après le bombardement était composée de collègues directs des mis en cause. En outre, tous auraient servi sous les ordres du colonel K., qui aurait été leur supérieur hiérarchique. Tous les enquêteurs auraient fait partie du contingent militaire allemand déployé en Afghanistan et ni l’une ni l’autre des deux équipes d’enquête ne se serait attachée à recueillir les preuves ou à établir les responsabilités. Par ailleurs, les soldats impliqués dans la frappe n’auraient pas été tenus à l’écart les uns des autres. Il y aurait donc eu un risque de collusion.
2. Caractère suffisant des preuves recueillies
159. Le requérant allègue que le parquet allemand n’a fait procéder à aucune mesure d’enquête en Afghanistan et n’a envoyé personne sur le site de la frappe, ce qui révèle selon lui une violation de l’article 2. Le procureur général aurait fondé sa décision presque exclusivement sur des rapports provenant de sources externes, notamment de l’armée, alors que ces rapports n’auraient été établis ni dans le but de déterminer des responsabilités pénales ni dans le cadre du droit de la procédure pénale. Il n’aurait pas utilisé la liste des victimes civiles potentielles communiquée par la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (MANUA), et il n’aurait contacté ni le requérant ni aucun autre proche des victimes de la frappe en Afghanistan.
160. Le déroulement même de l’enquête montrerait que l’issue en était prédéterminée. Le procureur général aurait borné l’enquête dans un délai rigide de cinq à six semaines, ce qui n’aurait guère laissé de place à des investigations supplémentaires. Le calendrier n’aurait prévu qu’une seule mesure d’enquête supplémentaire, à savoir l’audition des deux mis en cause et de deux témoins (deux subordonnés du colonel K. présents au poste de commandement au moment de la frappe), et ces auditions auraient manifestement été une simple formalité. À cet égard, le requérant avance que, si l’enquête avait été approfondie et si l’issue en avait été ouverte, des mesures d’enquête complémentaires auraient pu être prises.
161. Le requérant estime également que l’enquête n’a pas atteint son but, qui aurait été d’établir les faits et de déterminer si le recours à la force avait été licite. Ainsi, la question de savoir si le bombardement était conforme au droit international humanitaire resterait un point de grande incertitude, et le nombre et la qualité (civils ou combattants) des victimes n’aurait jamais été établi, pas plus que la définition précise des termes « insurgé » et « taliban », qui recouvriraient des notions larges et ne désigneraient pas des cibles militaires légitimes. Il serait donc impossible d’apprécier le rapport de proportionnalité entre l’avantage militaire espéré et la perte de vies civiles attendue et, par conséquent, de dire s’il a été fait un usage excessif de la force. Le requérant avance à cet égard qu’il aurait fallu déterminer les circonstances réelles en interrogeant des témoins oculaires. Il argue que le fait que la commission d’enquête parlementaire ait interrogé le conducteur de camion qui avait survécu ainsi que l’interprète et les pilotes montre qu’il aurait aussi été raisonnablement possible pour le procureur général de les entendre. Il considère qu’on aurait aussi pu obtenir des précisions supplémentaires en demandant à des experts militaires indépendants d’examiner les images de surveillance prises par les avions et en interrogeant les habitants des villages voisins du site de la frappe, lui compris. Selon lui, on aurait pu pour recueillir ces témoignages faire appel à la technologie moderne.
162. Le requérant estime en outre que le procureur général n’a pas suffisamment recherché s’il y avait au moment des faits une menace imminente rendant absolument nécessaires au sens de l’article 2 § 2 de la Convention la frappe et, par conséquent, l’usage de la force contre ses fils. Les autorités allemandes n’auraient pas vérifié si des mesures de précaution suffisantes avaient été prises pour éviter les pertes civiles, ni si la présomption selon laquelle il n’y avait pas de civils sur les lieux était bien raisonnable. Selon le requérant, elles auraient dû se procurer les objets qui avaient été saisis par les forces de sécurité afghanes, par exemple les restes des armes dont étaient supposément munies les personnes visées par la frappe.
163. Enfin, le requérant considère que les investigations ont été émaillées de lacunes que ne peut justifier le raisonnement sur lequel le procureur général s’est fondé pour décider de clore l’enquête. Il estime que la conviction censément sincère des mis en cause selon laquelle ils agissaient en toute licéité ne serait pertinente qu’en tant que moyen de défense face à une accusation de violation matérielle de l’article 2, mais qu’il aurait fallu dans le cas présent déterminer si la frappe était, objectivement, conforme au droit international humanitaire. Il ajoute que, en présumant qu’il n’y avait pas de civils sur le site de largage des bombes, les mis en cause ont commis une négligence à raison de laquelle il aurait été possible d’engager leur responsabilité pénale pour homicide par imprudence, et que cette possibilité, elle aussi, aurait dû faire l’objet d’investigations complémentaires.
3. Célérité raisonnable de l’enquête
164. Le requérant soutient que l’enquête n’a pas été menée avec la célérité raisonnablement nécessaire. Il affirme que l’évaluation obligatoire des dommages de combat n’a été réalisée que onze heures après la frappe, en violation des règles d’engagement de la FIAS, et que ce retard a rendu impossible l’établissement précis des circonstances et des dommages causés par le bombardement, le site ayant été fortement modifié dans l’intervalle. Il avance que l’Allemagne aurait pu envoyer un drone pour prendre des photographies et conserver ainsi une vue des lieux. Il estime également que l’on aurait dû interroger plus tôt les militaires impliqués dans la frappe en Afghanistan.
165. Le requérant se plaint encore de ce que l’enquête pénale officielle n’a été ouverte que le 12 mars 2010, soit plus de six mois après la frappe. Ce délai aurait fortement entamé la valeur probante des témoignages, et il aurait permis d’éventuelles collusions. L’élément déterminant serait la question de savoir non pas s’il y a effectivement eu manipulation de la part des autorités, mais si des précautions effectives visant à parer au risque de collusion ont été prises. Ainsi, le fait que l’on n’ait pas demandé au colonel K. et aux autres soldats impliqués de revenir en Allemagne pour y être interrogés immédiatement aurait été source de délais d’une longueur injustifiable. Selon le requérant, on aurait pu immédiatement après la frappe prendre plusieurs mesures d’enquête, notamment entendre les mis en cause, éventuellement en faisant appel aux technologies modernes.
166. Enfin, l’enquête préliminaire ouverte juste après la frappe ne pourrait pas être considérée comme une véritable enquête pénale. Elle aurait eu pour seul but de déterminer l’existence de « soupçons initiaux », sans lesquels il n’aurait pas été possible d’ouvrir une enquête pénale officielle, et elle n’aurait pas permis la prise de mesures d’enquête, telles que l’audition des témoins. La longue durée de l’enquête préliminaire ne pourrait justifier la brièveté de l’enquête pénale officielle.
4. Participation du requérant
167. Le requérant se plaint de ne pas avoir été associé à l’enquête dans la mesure nécessaire à la protection de ses intérêts légitimes alors qu’il était le père de deux des victimes. Il allègue que bien qu’il ait déposé une plainte pénale relativement à la frappe et demandé l’accès au dossier le 12 avril 2010, alors que l’enquête officielle était encore ouverte, le procureur général a clos l’enquête le 16 avril 2010 sans l’avoir entendu et sans avoir permis à son avocat d’accéder au dossier. Il ajoute que cet accès ne lui a été accordé que le 3 septembre 2010, et que la décision de clôture prise par le procureur général ne lui a été communiquée que le 13 octobre 2010. Il estime qu’il aurait pourtant dû être entendu car on ne pouvait pas exclure qu’il détînt des informations pertinentes, notamment quant à l’identité des personnes présentes sur le site du bombardement.
b) Recours permettant d’obtenir un contrôle juridictionnel de la décision de clôture de l’enquête
168. Le requérant allègue qu’il n’a pas eu la possibilité d’introduire un recours qui lui aurait permis de faire contrôler la décision de clôture prise par le procureur général. Il voit là une violation de l’article 2.
169. Il estime que la portée et la nature de la procédure de demande d’ouverture de poursuites ainsi que les critères de recevabilité, selon lui exigeants, appliqués en la matière ont rendu cette voie de droit ineffective dans le cas d’espèce, qui concernerait des violations du droit à la vie commises par des membres des forces armées à l’étranger. Il considère que ce mécanisme ne permet pas aux victimes et à leurs proches de contester efficacement la clôture d’une enquête dans les affaires où sont en jeu des informations inaccessibles ou classées secret-défense, par exemple des informations relatives au processus décisionnel militaire. Ainsi, il aurait été dans l’impossibilité de prouver qu’il y avait des motifs suffisants pour soupçonner les mis en cause d’avoir commis des actes pénalement répréhensibles, car les autorités de poursuite allemandes n’auraient pas enquêté de manière approfondie sur l’affaire et lui-même n’aurait pas été en position de combler toutes les lacunes du dossier – notamment, il n’aurait pas pu commenter en détail dans son mémoire chacun des éléments de preuve.
170. Le recours constitutionnel devant la Cour constitutionnelle fédérale n’aurait pas non plus constitué un recours effectif contre la décision de clôture. La Cour constitutionnelle fédérale n’examinerait que certaines violations précises du droit constitutionnel, et elle s’intéresserait surtout à la question de savoir si la décision attaquée est arbitraire. En l’espèce, contrairement à ce qui s’était produit dans l’affaire Hentschel et Stark (précitée), elle n’aurait pas examiné l’enquête en détail, et elle n’aurait pas du tout examiné le fond du grief de violation de l’article 2 de la Convention.
171. Enfin, le requérant allègue que sa faculté d’exercer d’autres recours, notamment un recours en indemnisation, a été entravée par les défauts de l’enquête. Il considère par ailleurs que la procédure menée devant la commission d’enquête parlementaire ne répond pas aux critères d’effectivité des recours. À cet égard, il avance en particulier que les conclusions de cette commission n’ont pas fait toute la lumière sur les faits ni déterminé la licéité de la frappe, qu’elles ne sont pas contraignantes et qu’elles n’ont pas traité la question de ses droits protégés par le volet procédural de l’article 2.
2. Le Gouvernement
172. Le Gouvernement affirme d’abord que les autorités juridiques allemandes ont pris toutes les mesures requises en réponse à la frappe aérienne dans laquelle les fils du requérant ont trouvé la mort. Ainsi, le procureur général aurait examiné l’affaire de manière approfondie afin de déterminer si la responsabilité pénale des militaires impliqués dans le bombardement était engagée. Une commission d’enquête parlementaire se serait en outre penchée pendant plus de dix-huit mois sur les aspects politique et factuel de l’événement. Enfin, une action en indemnisation serait toujours pendante.
173. En ce qui concerne les investigations pénales dont ont fait l’objet les militaires impliqués dans la frappe aérienne, le Gouvernement estime que l’Allemagne s’est acquittée de son obligation d’enquêter. Il soutient qu’au moment de la frappe, la situation dans la région de Kunduz était celle d’un conflit armé non international au sens du droit international humanitaire, et qu’elle relevait donc de l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et des règles du droit international humanitaire coutumier. Selon lui, le principe général de l’interprétation de la Convention à la lumière du droit international humanitaire, posé dans l’arrêt Hassan (précité), s’applique également aux conflits armés non internationaux. Ce serait donc à l’aune du droit international humanitaire qu’il faudrait déterminer les obligations incombant à l’État défendeur. La situation en l’espèce serait différente de celle de l’affaire Jaloud (précitée), car les faits en cause auraient eu lieu pendant la conduite des hostilités. Ainsi, il faudrait tenir compte des particularités de la situation et du cadre juridique de la conduite des hostilités au moment de déterminer la nature et le degré des investigations requises pour satisfaire aux critères minimaux d’effectivité de l’enquête. De surcroît, le droit international humanitaire conférerait aux commandants un rôle particulier dans la conduite des enquêtes.
a) Effectivité de l’enquête
174. Le Gouvernement soutient que les défauts que le requérant a cru voir dans l’enquête ne sont pas réels et que, même à supposer qu’ils le soient, il n’en resterait pas moins que l’enquête a permis de faire la lumière sur tous les faits pertinents et de déterminer les responsabilités. En réalité, la présente affaire ne concernerait pas essentiellement l’effectivité de l’enquête, et le requérant n’aurait pas pour but un établissement plus précis des faits de la cause : le nœud de la question serait l’appréciation juridique portée par le procureur général. Or le contrôle du respect de l’article 2 de la Convention ne s’étendrait pas au réexamen du bien-fondé juridique de chaque décision prise en matière de poursuites (le Gouvernement s’appuie à cet égard sur l’arrêt Armani Da Silva, précité, § 259).
1. Célérité raisonnable de l’enquête
175. Le Gouvernement affirme que l’enquête a été menée avec une célérité raisonnable. En ce qui concerne les mesures prises en Afghanistan, il estime qu’il était suffisant de procéder d’abord au survol de reconnaissance post-attaque du site de largage des bombes après la frappe. Il indique que dès que l’on a su qu’il y avait peut-être eu des victimes civiles, la FIAS a constitué une équipe d’enquête. Celle-ci se serait rendue le jour même à Kunduz, où elle aurait procédé à la reconnaissance du site et interrogé le colonel K. et d’autres soldats allemands. Son rapport aurait conduit à la mise en place d’un comité d’enquête interarmées, qui aurait lui‑même rendu un rapport complet le 26 octobre 2009. Une équipe d’enquête de la police militaire allemande aurait également été envoyée à Kunduz le jour de la frappe. Elle aurait elle aussi établi un rapport, et les mesures de reconnaissance post-attaque préconisées dans ce rapport auraient ensuite été prises par la FIAS et les responsables afghans. De plus, le jour de la frappe, les organes compétents des forces armées allemandes auraient entrepris des investigations en vue d’ouvrir le cas échéant une enquête disciplinaire officielle.
176. Les services allemands d’application des lois auraient eux aussi été informés de la frappe le jour même, et ils auraient pris des mesures immédiatement. La décision d’ouvrir une enquête pénale officielle aurait été prise sans retard, et l’enquête préliminaire qui l’a précédée l’aurait préparée avec effectivité. Contrairement à la thèse du requérant, le droit interne permettrait aux autorités de poursuite d’interroger les témoins et de les faire interroger par un juge dans le cadre de l’enquête préliminaire.
177. Les personnes chargées des enquêtes auraient par ailleurs pris les mesures appropriées pour réduire le risque de collusion. Tant les autorités allemandes que celles de la FIAS auraient interrogé le colonel K. et les autres soldats impliqués d’abord le 4 septembre 2009 puis à plusieurs reprises par la suite. Les autorités de poursuite auraient eu accès aux documents relatifs aux auditions de tous les témoins importants réalisées par les organes nationaux et internationaux, dont la FIAS, peu après les faits. Les enquêteurs auraient immédiatement recueilli tous les éléments de preuve importants, notamment les enregistrements audio des communications radio avec les avions F‑15 américains et les images thermiques des caméras infrarouges de ces avions. Le procureur général aurait disposé des transcriptions des entretiens avec les mis en cause, et il aurait interrogé les intéressés en personne.
178. Enfin, le Gouvernement affirme que le déroulement des faits a été établi dès le début des investigations, et qu’une hypothétique collusion ultérieure n’aurait rien permis de dissimuler. Il estime à cet égard qu’ordonner au colonel K. ou à d’autres officiers potentiellement responsables des faits de retourner en Allemagne pour y être interrogés aurait en réalité nui à l’enquête. Selon lui, pour interroger efficacement les mis en cause et les témoins, il fallait avoir une connaissance très spécialisée de la situation militaire et des circonstances sur le terrain, or ce seraient les enquêteurs de la FIAS qui avaient cette connaissance.
2. Indépendance
179. Le Gouvernement soutient que les personnes chargées de l’enquête étaient suffisamment indépendantes de celles impliquées dans la frappe. Il estime important de souligner d’emblée que la responsabilité d’enquêter sur les infractions pénales potentiellement commises par des soldats allemands incombe dans tous les cas et exclusivement aux services civils d’application des lois et aux juridictions pénales civiles, que les infractions potentielles aient été commises en Allemagne ou à l’étranger. Il explique que pour des raisons historiques, l’Allemagne a fait le choix délibéré de ne pas remettre en place un système de justice militaire distinct après 1949. Selon lui, cette compétence des institutions civiles est une garantie de l’indépendance de la procédure.
180. Le Gouvernement expose que pour parvenir à ses conclusions, le procureur général s’est appuyé notamment sur les enquêtes indépendantes menées par la FIAS, les autorités civiles afghanes, le CICR et la MANUA. Invoquant les arrêts Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], no 23458/02, §§ 309‑310, CEDH 2011 (extraits)) et Tagayeva et autres c. Russie (nos 26562/07 et 6 autres, §§ 628‑631, 13 avril 2017) et la décision Mustafić-Mujić et autres c. Pays-Bas ((déc.), no 49037/15, §§ 102‑106, 30 août 2016), il argue que l’article 2 de la Convention n’impose pas que les services d’application des lois doivent nécessairement recueillir toutes les preuves et poser toutes les conclusions eux-mêmes mais qu’il peut être suffisant aux fins de l’accomplissement de l’obligation d’enquête que les autorités de poursuite disposent des résultats des enquêtes parlementaires et des enquêtes internationales menées sur les faits considérés et que l’enquête pénale se fonde sur ces résultats. Cette façon de procéder serait plus adaptée compte tenu en particulier de la complexité de la structure de la mission militaire déployée en Afghanistan dans le cadre du mandat donné par le Conseil de sécurité – mandat qui ne permettrait pas aux autorités civiles d’application des lois des États d’origine des troupes de mener leurs propres enquêtes pénales sur le territoire afghan (autrement qu’en faisant appel à la coopération judiciaire). Par ailleurs, elle permettrait au public d’exercer un droit de regard important.
181. Le Gouvernement affirme que la police militaire allemande n’agissait pas pour le compte du procureur général, et que ses conclusions factuelles n’étaient que l’une de plusieurs sources indépendantes. Il précise qu’elle dépendait du commandant du contingent allemand de la FIAS et que c’est à lui qu’elle a présenté son rapport final, mais qu’elle était en revanche hiérarchiquement et fonctionnellement indépendante du commandant de la PRT de Kunduz. Répétant que le rapport qu’elle a établi n’est que l’une des multiples sources sur lesquelles le procureur général s’est fondé, il soutient que, à supposer même qu’elle eût été insuffisamment indépendante, cela ne rendrait pas l’enquête ineffective, d’autant que, selon lui, elle n’avait que des pouvoirs d’enquête limités et ne pouvait de ce fait jouer qu’un rôle mineur. Il ajoute que, les pouvoirs d’enquête des autorités allemandes en Afghanistan étant juridiquement limités, les investigations qu’a menées la police militaire étaient les seules mesures qu’il était possible de prendre, et que, en toute hypothèse, les conditions de sécurité sur place au moment des faits n’auraient pas permis d’envoyer des procureurs ou des policiers civils sur les lieux pour qu’ils y mènent des investigations indépendantes. Il conclut qu’il serait irréaliste et potentiellement contre-productif d’exiger que les enquêtes sur les homicides supposément illicites survenus dans le cadre d’un conflit armé soient toujours menées par des autorités civiles.
3. Éléments de preuve suffisants
182. Le Gouvernement soutient que les mesures d’enquête sur lesquelles le procureur général a fondé ses conclusions sont conformes aux recommandations concernant la manière de mener une enquête pénale alors qu’un conflit armé bat son plein énoncées dans les lignes directrices en matière d’enquête sur les violations du droit international humanitaire (publiées par le CICR en 2019).
183. Il estime que les autorités internes n’étaient nullement tenues de mener de plus amples investigations pour établir le nombre exact de victimes. Il argue que le procureur général a tenu compte de tous les rapports établis dans le cadre d’autres enquêtes et qu’après avoir apprécié les éléments de preuve dont il disposait, il a formulé des conclusions complètes à cet égard. Il considère que, pour apprécier la responsabilité pénale des mis en cause, le procureur général a tenu suffisamment compte de ce que les dommages constatés après les faits pouvaient constituer un élément de réponse à la question de savoir si l’attaquant pouvait prévoir avant l’attaque que celle-ci risquerait de faire des victimes civiles. Il ajoute qu’en toute hypothèse, des investigations plus approfondies sur le nombre de victimes n’auraient pas permis de remettre en cause la conclusion du procureur général selon laquelle il ne faisait pas de doute au moment du largage des bombes, compte tenu du nombre de personnes présentes sur le site, qu’il s’agissait d’insurgés talibans.
184. Le Gouvernement ajoute que le procureur général n’était pas tenu de consulter des experts militaires pour déterminer si toutes les « précautions pratiquement possibles » avaient été prises. Selon lui, cette question relève de l’application des normes du droit international humanitaire et le procureur général pouvait fonder son examen sur le rapport de l’équipe d’enquête de la FIAS, qui était composée d’experts militaires de différents pays. Le procureur aurait légitimement conclu que le colonel K. n’avait disposé d’aucune autre mesure possible de reconnaissance et de précaution que celles qu’il avait exploitées. On aurait confirmé au colonel K. à sept reprises que l’informateur avait affirmé que les personnes présentes sur les lieux étaient des « insurgés », et les images fournies par les caméras infrarouges des avions F‑15 américains, sur lesquelles les personnes qui se trouvaient près des camions-citernes apparaissaient sous la forme de points signalant la présence d’une source de chaleur, auraient corroboré les déclarations de l’informateur. Il n’aurait pas été nécessaire que les enquêteurs organisent une reconstitution au centre de commandement ou interrogent des témoins qui n’avaient pas été en contact avec les mis en cause au moment des faits car ces mesures n’auraient permis d’obtenir aucune information propre à justifier une mise en accusation.
185. Le Gouvernement estime par ailleurs que l’argument du requérant consistant à dire que le droit international humanitaire a été mal appliqué concerne l’application et l’interprétation du droit interne ainsi que l’appréciation des éléments de preuve disponibles. Il argue que ce sont des aspects que, en raison du principe de subsidiarité, la Cour ne peut critiquer qu’en cas d’arbitraire ou en présence d’une autre raison impérieuse. Or il n’existe selon lui aucune raison de cette nature en l’espèce. Le procureur général serait parti du principe que la régularité de l’ordre d’attaque devait s’apprécier du point de vue d’un « commandant raisonnable », c’est-à-dire au regard des conséquences probables de la mesure telles qu’elles se présentaient au moment de la prise de décision, et non au vu de ses effets tels qu’ils étaient connus avec le recul. Ce positionnement juridique serait conforme aux doctrines établies du droit international public.
186. Il serait généralement reconnu que l’action militaire menée dans le cadre d’un conflit armé conforme au droit international humanitaire n’engage pas la responsabilité pénale des soldats qui y participent et que le respect du droit international humanitaire constitue une excuse absolutoire, et ce également pour les infractions de droit pénal général. L’interprétation selon laquelle c’est au regard des dispositions pertinentes du droit international humanitaire qu’il y a lieu de déterminer ce qui est « absolument nécessaire » au sens de l’article 2 § 2 de la Convention dans une situation de conflit armé serait conforme à l’approche adoptée par la Cour dans l’arrêt Hassan (précité). Enfin, le procureur général aurait amplement motivé sa conclusion selon laquelle une éventuelle violation des règles d’engagement aurait été sans pertinence aux fins de la détermination de la responsabilité pénale des mis en cause. Par ailleurs, l’enquête préliminaire menée pour déterminer s’il y avait lieu d’ouvrir une procédure disciplinaire officielle aurait abouti au résultat que l’on ne pouvait même pas reprocher au colonel K. une faute disciplinaire.
4. Participation du requérant
187. Selon le Gouvernement, le requérant a été associé à l’enquête dans la mesure nécessaire pour sauvegarder ses intérêts légitimes. Il aurait été inutile de recueillir son témoignage pour poser des conclusions factuelles fiables : il aurait été établi que ses deux fils avaient été tués par la frappe, ses déclarations – notamment quant à sa présence sur les lieux – seraient demeurées vagues, et il n’aurait eu connaissance d’aucun élément de nature à aider les autorités à déterminer si les mis en cause auraient dû prévoir la présence de civils sur le banc de sable et, ainsi, à apprécier leur responsabilité pénale.
188. Le requérant aurait eu une possibilité suffisante de s’exprimer au cours de l’enquête. Les décisions de classement sans suite prises par les autorités de poursuite ne seraient pas des décisions de justice ayant autorité de la chose jugée, et les poursuites pourraient être rouvertes par la suite. La décision de clôture prise par le procureur général n’aurait pas privé le requérant de la possibilité d’influer sur l’enquête. Le procureur général aurait examiné les éléments et les arguments écrits communiqués ensuite par le requérant, et il aurait rejeté ces parce qu’il les estimait infondés.
189. Par ailleurs, le requérant se serait vu reconnaître la qualité de partie lésée et octroyer l’accès au dossier de l’enquête sans délai injustifié. La demande du 12 avril 2010 aurait fait peser sur le procureur général l’obligation de donner aux mis en cause l’occasion de présenter leurs arguments. Par ailleurs, cette demande ayant été faite pour un grand nombre d’individus qui s’estimaient lésés, il aurait fallu un certain temps pour vérifier la qualité de chacun. Le requérant aurait écrit au procureur général le 7 juillet 2010, et celui-ci lui aurait répondu par une lettre du 16 juillet 2010 que sa qualité de partie lésée avait été établie pour le décès de son fils cadet mais que pour plusieurs des autres personnes pour lesquelles la demande avait été faite les preuves nécessaires n’avaient pas encore été obtenues. Après que l’avocat eut, par une lettre du 1er septembre 2010, limité au cas du requérant la demande d’accès au dossier, le procureur général lui aurait promptement accordé cet accès, par une lettre du 3 septembre 2010.
b) Recours contre l’ineffectivité alléguée de l’enquête
190. Le Gouvernement affirme qu’il n’était pas impératif que le requérant disposât d’un recours judiciaire contre la décision de classement sans suite prise par le procureur général (il invoque à cet égard l’arrêt Armani Da Silva, précité, §§ 278‑279) mais que, néanmoins, l’intéressé disposait pour contester l’effectivité de l’enquête de deux voies de droit effectives, qu’il a toutes deux exercées : i. la demande d’ouverture de poursuites introduite devant la cour d’appel, et ii. le recours constitutionnel.
191. Le Gouvernement soutient que la demande d’ouverture de poursuites, en elle-même, implique un contrôle de portée suffisante pour remédier à des violations flagrantes ou particulièrement graves de l’obligation d’enquête de la part des autorités de poursuite. Il argue que rien ne permet de dire que la cour d’appel n’aurait pas ordonné la reprise des investigations si elle avait conclu que la demande du requérant était recevable et que les investigations menées jusque-là avaient été défaillantes. Il estime que les conditions de recevabilité que la cour d’appel a appliquées n’étaient pas excessives, notamment compte tenu du fait que le requérant était représenté par un avocat : conformément à la jurisprudence des juridictions internes, elle n’aurait pas exigé un résumé de l’intégralité de la teneur des éléments de preuve réunis dans les dossiers d’enquête, mais seulement une présentation des éléments sur lesquels le procureur général s’était appuyé.
192. La Cour constitutionnelle fédérale aurait elle aussi examiné l’effectivité de l’enquête sur recours du requérant, et elle aurait expressément souligné que la décision de classement sans suite prise par le procureur général était conforme non seulement aux normes qu’elle-même appliquait mais aussi aux exigences découlant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Elle aurait expliqué que la raison pour laquelle le procureur général n’était pas tenu d’interroger des témoins oculaires ni de recueillir des preuves supplémentaires était que des investigations plus poussées quant au nombre et à l’identité des victimes de la frappe n’auraient rien apporté à l’appréciation de la responsabilité pénale des mis en cause. Elle aurait en outre constaté que dans sa décision sur la demande d’ouverture de poursuites, la cour d’appel avait examiné de manière approfondie les motifs avancés par le procureur général.
2. Les tiers intervenants
1. Les gouvernements britannique, français et norvégien
193. Les gouvernements intervenants estiment que l’obligation procédurale découlant de l’article 2, appliquée aux situations de conflit armé mené hors du territoire national, doit recevoir, tant pour ce qui est du seuil de déclenchement que pour ce qui est du contenu de l’obligation d’enquête, une interprétation compatible avec le droit international humanitaire, qui constitue selon eux la lex specialis. En ce qui concerne le contenu de l’obligation, le gouvernement britannique considère que l’article 6 du deuxième Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949 ne pose fondamentalement que des exigences en matière d’indépendance des autorités de poursuite mais ne porte pas sur les questions plus larges de la transparence ou de la participation des proches des victimes. Sur la question de l’exigence d’indépendance, le gouvernement britannique et le gouvernement français affirment que le droit international humanitaire confie effectivement aux commandants un rôle particulier, qu’ils détaillent, dans la conduite des enquêtes. Ils estiment qu’il serait contradictoire avec les obligations d’enquête spécifiques imposées aux commandants par la lex specialis d’interpréter l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention de telle manière que la hiérarchie militaire doive être exclue des enquêtes.
194. Les gouvernements intervenants considèrent qu’il convient de tenir compte des réalités pratiques des déploiements militaires. Ils citent à cet égard la nécessité de loger les personnes chargées de l’enquête – notamment les enquêteurs de la police militaire – au même endroit que les autres membres du contingent, l’existence d’un lien hiérarchique ou institutionnel entre les enquêteurs et les officiers responsables de l’opération concernée, ou encore l’incidence que peut avoir le caractère limité des ressources sur la rapidité de mise en œuvre et le nombre des mesures d’enquête, tout particulièrement en ce qui concerne les États contractants et les contingents de taille plus modeste. Le gouvernement britannique et le gouvernement français ajoutent que le cadre juridique des Nations unies et de la mission de la FIAS ainsi que le droit afghan posent aussi un certain nombre d’obstacles de droit : par exemple, les autorités de poursuite allemandes n’auraient pas été habilitées à mener des enquêtes en Afghanistan.
195. Le gouvernement britannique et le gouvernement français considèrent également qu’il découle de la pratique des États que ceux-ci considèrent que les « actes licites de guerre » visés à l’article 15 de la Convention dérogent à l’article 2 même en l’absence de notification préalable de dérogation.
2. Le Centre des droits de l’homme de l’université d’Essex, Open Society Justice Initiative, l’Institut d’études internationales de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan et Rights Watch (UK)
196. Le Centre des droits de l’homme de l’université d’Essex estime que l’applicabilité du droit international humanitaire dépend de critères objectifs. Il considère que lorsque le droit international humanitaire est applicable et qu’un État choisit de l’invoquer, son application concurrente avec le droit des droits de l’homme peut modifier de manière importante la teneur des obligations incombant à l’État en question en vertu du droit des droits de l’homme. Il estime par ailleurs que lorsqu’un État choisit de ne pas invoquer le droit international humanitaire, la Cour devrait en reconnaître l’applicabilité tout en notant que l’État a choisi de répondre de ses actes exclusivement au regard du droit des droits de l’homme. Il est d’avis qu’il faut considérer que l’État souhaite que lui soit appliqué le droit international humanitaire dès lors que celui-ci est applicable et que l’État l’a invoqué devant la Cour. Il ne pense pas qu’une dérogation soit nécessaire dans le contexte d’un conflit armé international, et il doute qu’elle le soit dans le contexte d’un conflit armé non international extraterritorial. Enfin, il avance que dans les cas où l’application concurrente du droit international humanitaire et du droit des droits de l’homme est sans incidence sur la règle du droit des droits de l’homme concernée, les organes de protection des droits de l’homme peuvent s’appuyer sur le droit international humanitaire pour confirmer une analyse fondée sur le droit des droits de l’homme, même si l’État n’a pas invoqué le droit international humanitaire. L’Institut d’études internationales de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan estime pour sa part qu’il faut examiner très soigneusement la question de l’applicabilité du droit international humanitaire afin de ne pas aller à l’encontre, notamment, des dispositions de l’article 15 de la Convention.
197. Selon le Centre des droits de l’homme de l’université d’Essex, le droit international humanitaire impose de faire avant de recourir à la force tout ce qui est pratiquement possible pour vérifier que les objectifs à attaquer sont des objectifs militaires, et d’enquêter sur les violations suspectées. Les lignes directrices en matière d’enquête sur les violations du droit international humanitaire renfermeraient des explications sur les standards correspondants. Open Society Justice Initiative, l’Institut d’études internationales de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan et Rights Watch (UK) estiment quant à eux qu’il ne faudrait pas se servir d’une référence au droit international humanitaire pour abaisser les standards établis en droit international des droits de l’homme en ce qui concerne l’obligation d’enquêter sur les décès de civils survenus au cours d’un conflit armé.
3. Appréciation de la Cour
1. Les principes généraux pertinents
198. Dans le cadre de la procédure interne, la situation dans le contexte de laquelle a eu lieu la frappe aérienne qui a tué les deux fils du requérant a été qualifiée de conflit armé non international aux fins du droit international humanitaire. S’il admet que l’Allemagne n’a pas fait usage du droit de dérogation prévu par l’article 15 de la Convention, le Gouvernement considère que, conformément à l’approche suivie par la Cour dans l’affaire Hassan, précitée, c’est à l’aune du droit international humanitaire qu’il y a lieu de déterminer quelles étaient les obligations de l’État défendeur dans ces conditions.
199. La Cour observe qu’il n’y a pas de conflit de normes matériel entre les règles du droit international humanitaire applicables en l’espèce (paragraphes 82 et 84‑85 ci-dessus) et celles découlant de la Convention quant à l’effectivité des enquêtes. Elle n’a donc pas à trancher la question de savoir, dans le cas présent, s’il y a lieu de tenir compte du contexte et des règles du droit international humanitaire pour interpréter et appliquer la Convention bien qu’aucune dérogation formelle n’ait été déposée en vertu de l’article 15 : elle peut se borner à examiner les faits de la cause à l’aune de sa jurisprudence relative à l’article 2 (ibidem, §§ 98 et suiv.).
200. La Cour rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 doit être appliquée de manière réaliste (Al-Skeini et autres, précité, § 168). Elle considère que les difficultés et contraintes qu’a causées aux autorités d’enquête le fait que les décès soient survenus pendant une phase d’hostilités actives menées dans le cadre d’un conflit armé (extraterritorial) ont touché l’enquête dans son ensemble et ont continué à peser tout au long des investigations sur la capacité des autorités, et notamment des autorités civiles de poursuite en Allemagne, à prendre des mesures d’enquête. Elle juge en conséquence qu’il convient d’examiner l’enquête menée par ces autorités à la lumière des normes qu’elle a établies en ce qui concerne les enquêtes menées sur des décès survenus dans le cadre de conflits armés extraterritoriaux. Ces normes, énoncées d’abord dans l’arrêt Al-Skeini et autres (précité, §§ 163‑167), ont été réaffirmées dans l’arrêt Jaloud (précité, § 186).
201. La forme d’enquête qui sera de nature à permettre d’atteindre les objectifs poursuivis par l’article 2 peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités retenues, les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention (Al-Skeini et autres, précité, § 165).
202. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II, et Armani Da Silva, précité, § 233). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les circonstances ainsi que d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables (Armani Da Silva, précité, § 233, Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 172, et Al-Skeini et autres, précité, § 166). Il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultat (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005‑VII, Al-Skeini et autres, précité, § 166, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 173). Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises criminalistiques et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Armani Da Silva, précité, § 233, et Al-Skeini et autres, précité, § 166).
203. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents, faute de quoi la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables s’en trouverait compromise de façon décisive (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009, et Armani Da Silva, précité, § 234). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce : ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009, et Armani Da Silva, précité, § 234). Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999‑IV, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 176).
204. À l’évidence, il se peut que, si le décès au sujet duquel l’article 2 impose une enquête survient dans un contexte de violences généralisées, de conflit armé ou d’insurrection, les investigateurs rencontrent des obstacles et que, comme l’a par ailleurs fait observer le Rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, des contraintes précises imposent le recours à des mesures d’enquête moins efficaces ou retardent les recherches (Al-Skeini et autres, précité, § 164, voir aussi Bazorkina c. Russie, no 69481/01, § 121, 27 juillet 2006). Il n’en reste pas moins que l’obligation qu’impose l’article 2 implique l’adoption, même dans des conditions de sécurité difficiles, de toutes les mesures raisonnables, de manière à garantir qu’une enquête effective et indépendante soit conduite sur les violations alléguées du droit à la vie (Al‑Skeini et autres, précité, § 164).
205. L’enquête doit aussi être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont directement eu recours à la force létale mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment la préparation des opérations en question et le contrôle exercé sur elles, lorsque ces éléments sont nécessaires pour déterminer si l’État a satisfait ou non à l’obligation de protéger la vie que l’article 2 fait peser sur lui (Al‑Skeini et autres, précité, § 163). Cela implique d’interroger comme il se doit les membres des forces armées apparemment impliqués dans les faits (Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 306, CEDH 2003‑V (extraits)).
206. D’une manière générale, on peut considérer que pour qu’une enquête sur une allégation d’homicide illicite commis par des agents de l’État soit effective, il faut que les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Armani Da Silva, précité, § 232, et Al-Skeini et autres, précité, § 167).
207. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre, toutefois, qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Cela dit, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Armani Da Silva, précité, § 237, et Al-Skeini et autres, précité, § 167).
208. Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l’enquête, à un degré variable selon les cas. En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes (Armani Da Silva, précité, § 235, et Al‑Skeini et autres, précité, § 167). Cependant, les éléments d’enquête peuvent comprendre des données sensibles, et leur divulgation ne saurait donc être considérée comme une exigence découlant automatiquement de l’article 2 (Giuliani et Gaggio, précité, § 304, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 129, CEDH 2001‑III, et Armani Da Silva, précité, § 236). Par ailleurs, l’article 2 n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Velcea et Mazăre, précité, § 113, Ramsahai et autres, précité, § 348, et Armani Da Silva, précité, § 236). Enfin, l’issue de l’enquête doit être dûment portée à la connaissance des proches (Damayev c. Russie, no 36150/04, § 87, 29 mai 2012).
209. Le caractère adéquat des mesures d’investigation, la promptitude et l’indépendance de l’enquête ainsi que la participation des proches du défunt sont des paramètres qui sont liés entre eux et dont aucun, pris isolément, ne constitue une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête. C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité que toute question doit être appréciée (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 225).
210. L’article 2 n’implique pas un droit à obtenir que des tiers soient poursuivis ou condamnés pour une infraction pénale (Mustafić-Mujić et autres, décision précitée, § 117, et Armani Da Silva, précité, § 238). À ce jour, la Cour n’a jamais jugé fautive une décision relative à l’ouverture de poursuites qui faisait suite à une enquête à tous autres égards conforme à l’article 2 (Armani Da Silva, précité, § 259), ni exigé que la juridiction interne compétente ordonne l’ouverture de poursuites alors que cette juridiction avait conclu après avoir dûment examiné la question que l’application des dispositions pertinentes du droit pénal aux faits connus n’aurait pas abouti à une condamnation (Mustafić-Mujić et autres, décision précitée, § 123).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
a) Sur le caractère adéquat de l’enquête
211. La Cour note d’emblée que l’enquête pénale a établi que les deux fils du requérant avaient été tués par la frappe ordonnée par le colonel K. le 4 septembre 2009. Il n’était pas contesté que les camions-citernes visés par cette frappe avaient été volés et étaient toujours en la possession des insurgés au moment du bombardement, ni que celui-ci avait fait des victimes civiles. La cause et les responsables du décès des fils du requérant étaient connus dès le début de l’enquête (voir, a contrario, Jaloud, précité).
212. Le procureur général a considéré que la responsabilité pénale du colonel K. n’était pas engagée principalement parce qu’il a estimé que, au moment où il avait ordonné la frappe aérienne, le colonel était convaincu qu’aucun civil n’était présent sur le banc de sable (paragraphes 33‑49 ci‑dessus). Il a donc conclu que le mis en cause n’avait pas agi dans l’intention de causer des pertes civiles excessives – condition nécessaire pour que sa responsabilité pût être engagée sur le terrain de la disposition correspondante du code des crimes de droit international. Il a également considéré qu’il était exclu d’engager la responsabilité du colonel K. sur le terrain du droit pénal général, car il a estimé que la frappe était licite au regard du droit international humanitaire. À cet égard, il a expliqué le sens dans lequel il employait les termes « insurgés » et « talibans » dans sa décision, ainsi que la situation au regard du droit international humanitaire des victimes de la frappe aérienne. Il a considéré que les combattants talibans armés qui s’étaient emparés des deux camions-citernes étaient membres d’un groupe armé organisé qui était partie au conflit armé, et qu’ils constituaient donc des cibles militaires légitimes. Il a précisé que toute personne qui était fonctionnellement intégrée dans un groupe armé organisé et qui y exerçait une fonction de combat continue devenait une cible militaire légitime. Il a ajouté que toutes les victimes de la frappe aérienne qui n’étaient pas des combattants talibans, y compris celles qui aidaient les talibans à dégager les camions-citernes du banc de sable et celles qui cherchaient à obtenir du carburant pour leur propre bénéfice, étaient des civils protégés par le droit international humanitaire (paragraphes 42 et 44‑45 ci-dessus).
213. Pour répondre aux questions de droit que posait l’examen de la responsabilité pénale du colonel K., le procureur général a essentiellement cherché, dans le cadre de son enquête, à éclaircir deux points de fait : d’une part, l’appréciation subjective que le colonel avait faite de la situation lorsqu’il avait ordonné la frappe aérienne, élément crucial aux fins de l’appréciation à la fois de sa responsabilité au regard du code des crimes de droit international et de la licéité de la frappe au regard du droit international humanitaire et, d’autre part, le nombre de victimes (paragraphe 36 ci-dessus).
214. La Cour note que les autorités civiles de poursuite allemandes, et notamment le procureur général, n’avaient juridiquement aucun pouvoir d’enquête en Afghanistan en vertu de l’accord de statut des forces de la FIAS, et qu’elles ne pouvaient prendre aucune mesure d’enquête à moins de recourir à la coopération judiciaire. Toutefois, le procureur général a pu examiner un volume considérable d’informations sur les circonstances et les effets de la frappe, provenant de différentes sources. En effet, il disposait des rapports établis à l’issue des investigations qui avaient été menées sur place au lendemain de la frappe aérienne, notamment par la police militaire allemande, la FIAS, la MANUA et les autorités civiles afghanes (paragraphe 35 ci-dessus), ainsi que de différents documents (photographiques notamment) et des procès-verbaux des rencontres et des auditions qui avaient eu lieu dans le cadre de ces investigations (voir, à titre de comparaison, Giuliani et Gaggio, précité, § 310, Tagayeva et autres, précité, §§ 628‑631, et Mustafić-Mujić et autres, décision précitée, §§ 102‑106).
215. Le procureur général a interrogé les mis en cause et les autres soldats présents au centre de commandement au moment des faits, et il a jugé crédibles leurs déclarations selon lesquelles ils avaient agi avec la conviction qu’il n’y avait sur le banc de sable que des insurgés et aucun civil (paragraphes 37‑39 ci-dessus). Il a noté que cette version était corroborée par des éléments objectifs (distance des lieux habités, heure de la nuit, présence de talibans armés) et des preuves inaltérables, telles que des enregistrements audio des échanges radio entre le centre de commandement et les pilotes des avions F‑15 américains, ou encore les images thermiques provenant des caméras infrarouges de ces avions, qui avaient été recueillies immédiatement. Il a établi que le colonel K. avait fait appeler l’informateur au moins sept fois pour vérifier qu’aucun civil ne se trouvait sur les lieux, et que les informations données par l’informateur, qui s’était révélé fiable par le passé, correspondaient à la vidéo provenant des avions. À cette fin, il a entendu le capitaine X, qui était la seule personne présente au moment de la transmission des renseignements de l’informateur.
216. La Cour n’a pas de raison de mettre en doute l’appréciation opérée par le procureur général, puis par la Cour constitutionnelle fédérale, selon laquelle l’audition d’autres témoins n’aurait pas permis d’obtenir plus d’informations sur le point de savoir si le colonel K. s’attendait à faire des victimes civiles au moment où il avait ordonné la frappe aérienne (paragraphes 39 et 60 ci-dessus). Ce constat vaut pour les pilotes des avions F‑15 comme pour les personnes affectées par la frappe, y compris le requérant. La Cour prend note de la conclusion du procureur général selon laquelle, d’une part, le nombre de victimes civiles ne pouvait constituer une preuve indirecte dont il aurait été possible de déduire quelle était la conviction subjective du colonel K. et, d’autre part, on ne pouvait pas se fonder sur le nombre de personnes présentes sur place au moment de la frappe pour mettre en doute la conviction du colonel K. quant au fait qu’il avait affaire exclusivement à des combattants talibans (paragraphes 40 ci‑dessus et 218 ci-dessous).
217. La Cour ne perçoit pas non plus la nécessité d’interroger d’autres experts militaires ou d’organiser une reconstitution au centre de commandement. Le rapport de l’équipe d’enquête de la FIAS avait été établi par des experts militaires de différents pays. Le procureur général en a conclu que toutes les mesures de précaution pratiquement possibles compte tenu des circonstances avaient été prises et qu’au moment où il avait ordonné la frappe, le colonel K. n’avait aucune raison de soupçonner la présence de civils à proximité des camions-citernes et n’était pas tenu d’adresser des avertissements préalables (paragraphes 46 et 48 ci-dessus).
218. La Cour observe qu’en temps normal, l’établissement précis du nombre et de la qualité des victimes d’un recours à la force létale est un élément essentiel à l’effectivité de toute enquête portant sur des événements ayant fait un nombre important de victimes. En l’espèce, le procureur général a tenu compte des écarts que présentaient les conclusions des différents rapports à cet égard, des différences de mode de calcul entre les uns et les autres et des éléments de preuve disponibles, y compris les données vidéo, et il a conclu que la frappe avait vraisemblablement fait une cinquantaine de morts et de blessés, et que parmi ces victimes, il y avait bien plus de combattants talibans que de civils (paragraphe 40 ci-dessus). La Cour est disposée à admettre qu’il n’était pas possible d’obtenir des données plus précises dans les conditions qui prévalaient sur place – la frappe aérienne avait eu lieu de nuit dans une zone de combat actif, la population locale avait retiré les corps du site quelques heures seulement après les faits, et il était difficile de recourir à des techniques forensiques modernes compte tenu des mœurs sociales et religieuses de la population afghane. En toute hypothèse, elle observe que le nombre précis de victimes civiles était sans incidence sur l’appréciation juridique de la responsabilité pénale du colonel K., qui portait principalement sur l’appréciation subjective que l’intéressé avait faite de la situation lorsqu’il avait ordonné la frappe aérienne. Compte tenu de ces circonstances particulières, la Cour considère que le fait que les autorités n’aient pas établi précisément le nombre et la qualité des victimes de la frappe aérienne ne s’analyse pas en une carence susceptible de rendre l’enquête non conforme aux exigences de la Convention.
219. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les circonstances de la frappe aérienne qui a tué les deux fils du requérant, et notamment le processus de prise de décision et de vérification de la cible qui a abouti à l’ordre d’engager la frappe (Al-Skeini et autres, précité, § 163), ont été établies de manière fiable à l’issue d’un examen approfondi visant à déterminer la licéité du recours à la force létale.
220. Le requérant se plaint de ne pas avoir disposé d’un recours judiciaire effectif pour contester l’effectivité de l’enquête. À cet égard, la Cour rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention n’impose pas forcément d’instaurer un contrôle juridictionnel des décisions d’enquête (Armani Da Silva, précité, §§ 278‑279, et la jurisprudence qui s’y trouve citée). Néanmoins, le Gouvernement a indiqué que le requérant avait disposé de deux voies de droit pour contester l’effectivité de l’enquête, et qu’il avait exercé l’une et l’autre : i. la demande d’ouverture de poursuites introduite devant la cour d’appel, et ii. le recours constitutionnel.
221. La Cour relève que la cour d’appel a déclaré irrecevable la demande d’ouverture de poursuites, et que les parties ne s’entendent pas sur le point de savoir si les critères de recevabilité qu’elle a appliqués étaient ou non excessivement exigeants. Elle observe que l’application de ces critères était conforme à la jurisprudence bien établie des juridictions internes (paragraphes 53, 62 et 99 ci-dessus) et que, en toute hypothèse, la cour d’appel a bel et bien procédé à un examen approfondi des éléments mentionnés par le requérant et de la décision du procureur général, comme l’a d’ailleurs constaté la Cour constitutionnelle fédérale (paragraphe 61 ci‑dessus).
222. Saisie par le requérant, la Cour constitutionnelle fédérale a examiné l’effectivité de l’enquête. Elle a expressément souligné que la décision de classement sans suite prise par le procureur général était conforme non seulement aux normes qu’elle appliquait elle-même, mais aussi aux exigences découlant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (paragraphes 59‑60 ci-dessus). Notant que la Cour constitutionnelle fédérale est compétente pour infirmer une décision de clôture d’une enquête pénale (paragraphe 100 ci-dessus), la Cour conclut que le requérant a disposé d’un recours qui lui permettait de faire contrôler l’effectivité de l’enquête (voir aussi Hentschel et Stark, précité, § 102).
b) Sur la promptitude, la célérité raisonnable et l’indépendance de l’enquête
223. Le requérant allègue que la mission de reconnaissance sur les lieux a été menée tardivement et que les personnes qui en étaient chargées n’étaient pas suffisamment indépendantes. La Cour considère que cette allégation doit être examinée à la lumière du contexte, qui était alors celui d’hostilités en cours dans la zone de largage des bombes. L’équipe de la PRT de Kunduz, qui est arrivée sur place à 12 h 34 pour faire une première reconnaissance des lieux, a reçu la protection d’une centaine de membres des forces de sécurité afghanes mais a néanmoins essuyé des tirs (paragraphe 27 ci-dessus). Cet élément constitue une différence notable par rapport aux affaires Al-Skeini et autres et Jaloud (précitées), où les décès sur lesquels les autorités devaient enquêter n’étaient pas survenus pendant la phase d’hostilités actives d’un conflit armé extraterritorial. Dans ces conditions, la Cour considère que l’on ne pouvait pas attendre de manière réaliste des militaires allemands qu’ils procèdent à une reconnaissance sur place plus promptement qu’ils ne l’ont fait. Il aurait peut-être été possible, comme le soutient le requérant, de procéder à une première reconnaissance par drone avant que l’équipe ne se rende sur place, mais il n’appartient pas à la Cour de déterminer si pareille mesure aurait pu permettre d’obtenir d’autres informations que celles qui avaient déjà été recueillies au moyen de l’inspection réalisée par un avion sans pilote à 8 heures ce matin-là (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour estime comme le requérant qu’il eût été préférable, pour l’indépendance de la mission, que la première inspection des lieux ne fût pas menée exclusivement par des membres de la PRT de Kunduz, qui se trouvaient sous le commandement du colonel K. Elle relève cependant qu’au moment de la reconnaissance des lieux, l’équipe d’enquête de la police militaire allemande, dont le déploiement depuis Masar-i-Sharif avait été ordonné le matin même, n’était pas encore arrivée (paragraphes 26‑27 ci-dessus). Si l’équipe qui était déjà sur place l’avait attendue pour procéder à la mission de reconnaissance, cela aurait entraîné un retard, certes mineur, qui illustre la corrélation négative entre promptitude et indépendance.
224. La Cour rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 doit être appliquée de manière réaliste (Al-Skeini et autres, précité, § 168) et qu’en l’espèce, les autorités civiles de poursuite allemandes n’avaient pas de pouvoirs d’enquête en Afghanistan. Elle considère que, dans le cas présent, le fait que la police militaire allemande se soit trouvée sous le commandement général du contingent allemand de la FIAS n’a pas porté atteinte à son indépendance au point d’altérer la qualité de ses investigations (Jaloud, précité, §§ 189‑190). Si elle a conclu dans l’arrêt Al-Skeini et autres (précité, §§ 153 et 171) qu’une enquête menée entièrement par la hiérarchie militaire des soldats mis en cause et limitée à la prise de dépositions des militaires impliqués n’était pas conforme aux exigences de l’article 2, elle n’estime pas pour autant que les commandants doivent être entièrement exclus des enquêtes visant leurs subordonnés, compte tenu notamment de l’obligation d’enquête qui leur incombe au regard du droit international humanitaire (paragraphes 84 et 193 ci-dessus).
225. En revanche, elle considère que le colonel K. n’aurait pas dû être associé aux mesures d’enquête prises en Afghanistan, et notamment aux auditions et visites réalisées sur place les 4 et 5 septembre 2009 (paragraphes 27‑28 ci-dessus), étant donné que l’enquête portait sur sa propre responsabilité au titre de la frappe aérienne.
226. Cela étant, elle ne peut conclure que la participation du colonel K. ait en elle-même rendu l’enquête ineffective (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 225). L’enquête pénale relevait de la responsabilité des autorités civiles de poursuite, et en particulier du procureur général, qui avait à sa disposition un volume considérable d’informations recueillies au cours des investigations menées par différents acteurs, et qui a par ailleurs pris des mesures d’enquête complémentaires (voir, a contrario, Al-Skeini et autres, précité, §§ 153 et 171). Qui plus est, le procureur général a principalement fondé sa conclusion d’absence de responsabilité pénale du colonel K. sur l’absence d’intention coupable (mens rea) du colonel au moment des faits, élément qui était corroboré par des éléments de preuve inaltérables, tels que les enregistrements audio des échanges radio entre le centre de commandement et les pilotes des avions F‑15 américains ou encore les images thermiques des caméras infrarouges de ces avions, qui avaient été recueillies immédiatement.
227. Dans ces conditions, il n’y avait aucun risque réel que des éléments de preuve déterminants aux fins de l’appréciation de la responsabilité pénale du colonel K. fussent altérés et perdent leur fiabilité. La participation du colonel à certaines mesures d’enquête en Afghanistan et le fait que le procureur général n’ait pas entendu immédiatement le colonel et les autres militaires qui se trouvaient au poste de commandement au moment des faits ne pouvaient pas non plus avoir d’incidence sur ces éléments. À cet égard, le cas d’espèce diffère notablement des affaires Jaloud (où l’identité de l’auteur des coups de feu qui avaient tué le fils du requérant n’avait pu être établie) et Al-Skeini et autres (où les circonstances entourant le décès des proches des cinq premiers requérants n’avaient pu être établies).
228. Sur l’allégation du requérant selon laquelle l’enquête menée par les autorités civiles de poursuite en Allemagne n’aurait pas été suffisamment prompte, la Cour observe que le directeur des affaires juridiques des forces armées a informé le parquet de Potsdam de la frappe le jour même (paragraphe 30 ci-dessus). Le parquet a ouvert une enquête préliminaire trois jours plus tard, et cette enquête a finalement été transférée au procureur général, lequel avait déjà ouvert de son côté une enquête préliminaire, le 8 septembre 2009, soit quatre jours après la frappe. Les autorités allemandes compétentes ont donc ouvert une enquête sur la frappe aérienne, en vue notamment d’apprécier la responsabilité pénale des mis en cause, peu de temps après avoir eu connaissance de la possibilité que des civils aient été tués.
229. Eu égard aux pouvoirs qu’avaient les autorités de poursuite qui ont mené l’enquête préliminaire (paragraphe 97 ci-dessus), aux mesures d’enquête qui ont été prises et au caractère soutenu de l’activité d’enquête (paragraphe 31 ci-dessus), la Cour juge que le fait que l’affaire soit restée au stade de l’enquête préliminaire pendant six mois environ, jusqu’à l’ouverture de l’enquête pénale officielle le 12 mars 2010, est certes regrettable, mais n’a pas porté atteinte à l’effectivité de l’enquête.
c) Sur la participation des proches et le contrôle du public
230. La Cour observe que le 12 avril 2010, le requérant a déposé une plainte pénale relative au décès de ses deux fils, dans laquelle il demandait l’accès au dossier de l’enquête (paragraphe 50 ci-dessus). Elle note que le procureur général a néanmoins clos l’enquête quatre jours plus tard, sans avoir entendu le requérant et sans avoir permis à son avocat d’accéder au dossier. En termes de participation à l’enquête de ce père de deux enfants tués par la frappe aérienne, cette décision peut à première vue paraître problématique, surtout au regard de l’argument de l’intéressé qui consiste à dire que l’on ne pouvait exclure qu’il détînt des informations pertinentes, notamment quant à l’identité des personnes présentes sur les lieux du bombardement.
231. Cela étant, compte tenu des circonstances de la présente affaire, la Cour considère que le fait que le procureur n’ait pas recueilli le témoignage du requérant avant de clore l’enquête n’a pas eu pour effet de rendre celle-ci défaillante. En effet, il ne faisait pas controverse que les deux fils du requérant avaient été tués par la frappe aérienne ordonnée par le colonel K. Par ailleurs, il apparaît au vu des éléments sur lesquels le procureur général a fondé sa décision que le requérant n’aurait pas été en mesure de fournir des informations supplémentaires pertinentes aux fins de l’examen de la responsabilité pénale du colonel K. La Cour note également que l’avocat du requérant n’a pas précisé la nature des informations complémentaires que son client affirmait détenir, ce qui vient étayer la thèse du Gouvernement selon laquelle les déclarations de l’intéressé quant à sa présence sur les lieux du bombardement sont demeurées vagues. Elle observe par ailleurs que la cour d’appel a considéré que le requérant n’avait pas suffisamment voire pas du tout prouvé la véracité de plusieurs de ses déclarations contre les mis en cause, notamment de celles dans lesquelles il affirmait que beaucoup de civils étaient dehors la nuit de la frappe (paragraphe 53 ci-dessus).
232. De plus, la Cour note que le procureur général a examiné les thèses que le requérant avait avancées dans des lettres des 9 juin et 7 juillet 2010 et que, les estimant infondées, il les a rejetées par des lettres des 16 juillet et 3 septembre 2010 (paragraphe 50 ci-dessus). Si les déclarations du requérant avaient renfermé des éléments nouveaux ou éclairé sous un jour différent les éléments existants, elles auraient conduit à la réouverture de l’enquête (paragraphe 98 ci-dessus). L’intéressé n’a donc pas été privé de la possibilité d’influer sur l’enquête, même s’il n’a pas été entendu avant que le procureur n’en prononce la clôture. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Giuliani et Gaggio, précité, §§ 304 et 312 et suiv., Velcea et Mazăre, précité, § 113, et Ramsahai et autres, précité, § 348).
233. La Cour observe que la question de l’accès au dossier de l’enquête avait déjà été tranchée par la Cour constitutionnelle fédérale dans une décision distincte, que le requérant n’a pas contestée (paragraphe 57 ci‑dessus). En toute hypothèse, elle ne décèle aucune restriction ou délai indus en ce qui concerne l’accès du requérant à ce dossier. Au départ, le représentant du requérant avait demandé l’accès au dossier pour un grand nombre de personnes, et il fallait donc un certain temps pour vérifier la qualité de victime de ces personnes (paragraphe 50 ci-dessus). Lorsqu’il a restreint la demande d’accès au seul requérant, celui-ci a obtenu l’accès aux parties du dossier qui ne relevaient pas du secret-défense au bout de deux jours. La Cour rappelle à cet égard que les éléments d’enquête comprenaient des données sensibles concernant une opération militaire menée dans le cadre d’un conflit armé en cours, et que l’on ne saurait considérer comme une exigence découlant automatiquement de l’article 2 que les proches d’une victime puissent avoir accès à l’enquête tout au long de son déroulement (Ramsahai et autres, précité, § 347, Giuliani et Gaggio, précité, § 304, et McKerr, précité, § 129).
234. Le requérant se plaint également du délai de notification de la décision de clôture de la procédure. La Cour relève que cette décision, en date du 16 avril 2010, renfermait des informations militaires classées secret‑défense. Elle estime donc qu’il était raisonnable qu’on ne la publie ni ne la communique aux parties lésées sur-le-champ, mais qu’on en retire d’abord les passages relevant du secret-défense. Les aspects essentiels de la décision ont néanmoins été rendus publics dans un communiqué de presse (paragraphe 34 ci-dessus). La version expurgée de la décision a été établie le 13 octobre 2010, et elle a été communiquée au représentant du requérant deux jours plus tard. Fait important, le délai d’un mois imparti pour le dépôt d’une demande d’ouverture de poursuites commençait à courir à la date de la communication de la décision (paragraphe 99 ci-dessus). Ainsi, le délai de communication de la version expurgée de la décision de clôture n’a pas nui à l’aptitude du requérant à la contester (voir, a contrario, Damayev, précité, § 87).
235. Enfin, la Cour observe que l’enquête menée sur la frappe aérienne par la commission d’enquête parlementaire (paragraphe 69 ci-dessus) a offert au public la possibilité d’exercer un droit de regard important sur l’affaire (Tagayeva et autres, précité, §§ 629-631, Mustafić-Mujić et autres, décision précitée, §§ 102-106 ; voir aussi Al-Skeini et autres, précité, §§ 71, 157 et 176).
3. Conclusion
236. Au vu de ce qui précède, et eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour conclut que l’enquête menée par les autorités allemandes sur le décès des deux fils du requérant a satisfait à l’obligation d’enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition dans son volet procédural.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la partie de la requête relative à l’indépendance de l’enquête menée en Allemagne irrecevable ;
2. Déclare, à la majorité, la requête recevable pour le surplus ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural.
Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 16 février 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Johan CallewaertJon Fridrik Kjølbro
Adjoint au GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Grozev, Ranzoni et Eicke.
J.F.K.
J.C.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES GROZEV, RANZONI ET EICKE
(Traduction)
I.Introduction
1. Bien que nous souscrivions au constat de non-violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention, nous estimons que la requête aurait dû être déclarée irrecevable à raison de l’absence du lien juridictionnel requis (aux fins de l’article 1) pour déclencher l’application de l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2.
2. Dans ses parties pertinentes aux fins de la présente opinion, l’affaire peut se résumer comme suit. En décembre 2001, le Parlement allemand autorisa le déploiement de forces armées allemandes en Afghanistan au sein de la Force internationale d’assistance à la sécurité, qui avait été créée par les Nations unies puis placée sous le commandement de l’OTAN. Les troupes allemandes dirigeaient principalement l’équipe de reconstruction provinciale (« PRT ») de Kunduz, qui à l’époque était commandée par le colonel K., de l’armée allemande. Le 3 septembre 2009, des insurgés s’emparèrent de deux camions-citernes, qui se trouvèrent par la suite immobilisés sur un banc de sable de la rivière Kunduz. Dans la nuit, le colonel K. ordonna à deux avions de l’United States Air Force de bombarder les véhicules immobilisés. Le bombardement détruisit les deux camions-citernes et fit plusieurs morts, dont les deux fils du requérant. Après avoir ouvert une enquête préliminaire dans les jours ayant suivi la frappe aérienne, le procureur général allemand ouvrit une enquête pénale sur les actes du colonel K. Il la clôtura en avril 2010 après être parvenu à la conclusion qu’il n’y avait pas de motifs suffisants pour considérer que la responsabilité pénale des mis en cause pouvait être engagée. En février 2011, la cour d’appel déclara irrecevable la demande d’ouverture de poursuites que le requérant avait introduite. Le 19 mai 2015, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’accueillir le recours constitutionnel dont le requérant l’avait saisie pour contester cette décision.
3. Devant la Cour, le requérant se plaignait sous l’angle de l’article 2 de la Convention uniquement de lacunes dans l’enquête pénale qui avait été menée sur la frappe aérienne (volet procédural), et non du décès en tant que tel de ses deux fils dans la frappe aérienne (volet matériel).
4. Dans la présente opinion, nous commencerons par expliquer pourquoi nous considérons que dans le contexte de la présente affaire, ni le simple fait qu’une enquête pénale ait été ouverte au niveau interne sur le décès des fils du requérant, ni les « circonstances propres » à l’affaire sur lesquelles la majorité s’est appuyée, ne sont de nature à faire naître un lien juridictionnel et à déclencher de ce fait l’application de l’obligation procédurale découlant de l’article 2. Nous chercherons ensuite à déterminer si le lien juridictionnel requis pourrait découler directement des opérations militaires en Afghanistan.
II.Sur le lien juridictionnel établi par la majorité
5. Dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie ([GC], no 36925/07, §§ 188-189 et 196, 29 janvier 2019) la Cour a établi que dans certains cas spécifiques, l’ouverture par les autorités internes d’un État d’une enquête pénale sur un décès survenu en dehors de la juridiction ratione loci dudit État peut suffire à établir un lien juridictionnel entre l’État en question et les proches de la victime qui saisissent ultérieurement la Cour. Dans la présente affaire, la majorité a jugé – et nous souscrivons à cette conclusion – que ce principe est inapplicable aux faits de l’espèce, c’est-à-dire à une enquête sur des décès survenus dans le contexte d’une opération militaire extraterritoriale menée en dehors du territoire des États parties à la Convention dans le cadre d’un mandat donné par une résolution adoptée par le Conseil de sécurité des Nations Unies (paragraphe 135 de l’arrêt). En effet, conclure le contraire risquerait de dissuader les autorités nationales d’ouvrir des enquêtes et aurait pour effet d’élargir « le champ d’application de la Convention (…) dans une mesure excessive » (ibidem).
6. Renvoyant à nouveau à l’arrêt Güzelyurtlu et autres (précité, § 190), la majorité a cependant considéré non seulement que des « circonstances propres » à l’espèce pouvaient faire naître un lien juridictionnel et déclencher de ce fait l’application de l’obligation procédurale découlant de l’article 2, mais aussi que cette conclusion s’appliquait également lorsque la question de l’extraterritorialité se posait à propos de faits survenus hors de l’espace juridique de la Convention (paragraphe 136 de l’arrêt). D’après la majorité, trois « circonstances propres » à l’espèce étaient de nature à faire naître un tel lien juridictionnel : premièrement, le fait que le droit international commandait à l’Allemagne d’ouvrir une enquête sur la frappe aérienne, deuxièmement, le fait que, juridiquement, les autorités afghanes ne pouvaient ouvrir elles-mêmes une enquête pénale, et troisièmement, le fait que les autorités de poursuite allemandes étaient également tenues d’ouvrir une enquête pénale en vertu du droit interne.
7. Nous sommes en désaccord avec la majorité à la fois A) à propos de sa décision d’étendre l’application du critère relatif à l’existence de « circonstances propres » à l’espèce aux cas où les faits sont survenus hors de l’espace juridique de la Convention, et B) à propos des trois « circonstances propres » à l’espèce identifiées par la majorité en l’espèce. À notre humble avis, cette démarche conduit la Cour à reprendre d’une main ce qu’elle avait donné de l’autre, en faisant exactement ce qu’elle cherchait expressément à éviter, à savoir causer un effet dissuasif (a minima en dupliquant inutilement des obligations déjà existantes ou découlant du Statut de la Cour pénale internationale et/ou du droit coutumier) et élargir « le champ d’application de la Convention (…) dans une mesure excessive ».
(A)Sur l’extension injustifiée de l’approche relative aux « circonstances propres » à l’espèce
8. Il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour que dans les cas où la question de l’extraterritorialité se pose à propos de faits survenus hors de l’espace juridique de la Convention mais où les requérants se plaignent uniquement d’une violation du volet procédural de l’article 2, la Grande Chambre a jusqu’à présent toujours commencé par rechercher si les faits devant faire l’objet d’une enquête relevaient de la juridiction de l’État en question au sens de l’article 1 de la Convention et, dans l’affirmative, si les faits étaient attribuables à l’État concerné (il s’agit là d’une distinction importante sur laquelle la Cour a tout récemment insisté dans la décision sur la recevabilité qu’elle a rendue en l’affaire Ukraine c. Russie (Crimée) ([GC], nos 20958/14 et 38334/18, §§ 264, 266 et 368, 14 janvier 2021). En pareille situation, la Cour n’a jamais – pas explicitement en tout cas – appliqué d’autres critères.
9. Dans l’arrêt Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 55721/07, CEDH 2011), les requérants ne se plaignaient d’aucune violation matérielle du droit à la vie consacré par l’article 2 : ils soutenaient uniquement que l’État défendeur avait manqué à son obligation procédurale de conduire une enquête effective sur le décès de leurs proches en Irak. Pourtant, la Cour a commencé par se pencher sur la question de savoir si les décès en question étaient attribuables aux forces armées de l’État défendeur (§§ 97-100), puis, en la joignant à l’examen au fond, sur la question de savoir si ces décès relevaient de la juridiction de l’État défendeur (§§ 130-150).
10. De même, dans l’arrêt Jaloud c. Pays-Bas ([GC], no 47708/08, CEDH 2014), le requérant ne se plaignait d’aucune violation du volet matériel de l’article 2. Il alléguait uniquement que l’enquête sur le décès de son fils, tué en Iraq par les forces armées de l’État défendeur, avait été inadéquate. Là encore, la Cour a d’abord cherché à déterminer si le décès relevait de la juridiction de l’État en question (§§ 137-153), puis s’il était attribuable à cet État (§§ 154-155).
11. Dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres (précité, § 190) la Cour a dit que bien que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 n’entre en jeu en principe que pour l’État contractant sous la juridiction duquel la victime se trouvait au moment de son décès, des « circonstances propres » à l’espèce justifieront de s’écarter de cette approche. Nous relevons toutefois que le critère des « circonstances propres » à l’espèce a initialement été « développé » dans un contexte différent, à savoir dans l’affaire Rantsev c. Chypre et Russie (no 25965/04, §§ 243-244, CEDH 2010 (extraits)), et uniquement dans deux paragraphes très courts revêtant un caractère quasi‑déclaratoire. Plus important encore, l’établissement, sur le fondement de « circonstances propres » à l’espèce, d’un lien juridictionnel de nature à déclencher l’application de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 était, dans l’arrêt Güzelyurtlu, clairement lié à une volonté d’éviter une lacune dans le système de protection des droits de l’homme sur le territoire de Chypre, lequel relève de l’espace juridique de la Convention (Güzelyurtlu et autres, précité, § 195). En témoigne également le fait même que dans ces deux affaires, les deux États (parties à la Convention) concernés étaient défendeurs à la requête examinée par la Cour, et que la question qui se posait concernait, de fait, la détermination de leurs responsabilités respectives. Dans ces deux affaires, les responsabilités de chaque État et l’obligation de coopérer découlaient non seulement de la Convention mais aussi d’autres conventions multilatérales (du Conseil de l’Europe), à savoir, dans l’arrêt Rantsev, de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (STCE no 197), et, dans l’arrêt Güzelyurtlu, de la Convention européenne d’extradition (STE no 24) et de certains de ses protocoles, ainsi que de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale (STE no 182). Or, aucun de ces facteurs n’est présent dans la présente affaire, qui est en fait bien plus comparable aux affaires Al-Skeini et Jaloud, dans lesquelles la Cour n’a ni examiné la question de « circonstances propres » à l’espèce ni appliqué d’autres critères similaires, et ce alors que toutes deux sont postérieures à l’arrêt Rantsev.
12. En conséquence, nous craignons qu’en rompant ainsi tout lien avec une obligation matérielle sous-jacente découlant de l’article 2 de la Convention, la majorité ne soit en train d’étendre au-delà du point de rupture le caractère « détachable » de l’obligation procédurale d’enquêter. Bien sûr, la Cour avait déjà admis que l’obligation procédurale peut être considérée comme une obligation distincte pouvant donner lieu à un constat d’« ingérence » distinct et indépendant. Jusqu’à ce jour, toutefois, elle ne l’avait fait que dans un nombre limité de cas très spécifiques.
13. Le présent arrêt ne porte cependant plus ni sur la question de la création d’une obligation procédurale de contrôler « la légalité du recours à la force meurtrière par les autorités de l’État » (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324), ni sur celle de l’« obligation inhérente à l’article 2, lequel exige notamment que le droit à la vie soit « protégé par la loi » » (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 154, 9 avril 2009), ces deux questions présupposant que le (risque de) décès est survenu dans une zone relevant de la juridiction territoriale de l’État contractant. Il ne porte pas non plus sur l’obligation de coopérer dans le cadre d’une enquête menée par un autre État membre, pas plus qu’il ne concerne l’obligation d’ouvrir une enquête distincte imposée dans le but d’éviter un vide juridique dans l’« espace juridique de la Convention » à un État sur le territoire duquel des suspects en fuite se sont réfugiés (Güzelyurtlu et autres, précité, § 195).
14. En fait, la majorité souligne « que l’établissement d’un lien juridictionnel en relation avec l’obligation procédurale que recèle l’article 2 ne signifie pas que l’acte matériel relève nécessairement de la compétence de l’État contractant ni qu’il soit attribuable à cet État » (paragraphe 143 de l’arrêt). Nous sommes d’accord avec ce constat. Néanmoins, là n’est pas la vraie question : c’est plutôt dans l’autre sens qu’il convient d’envisager les choses. Avec le présent arrêt, la Cour crée une obligation procédurale d’enquêter sur des décès qui sont survenus en dehors de l’espace juridique de la Convention, dont il est explicitement établi qu’ils ne sont pas « attribuables » à l’État contractant en question, qui ne font naître pour l’État en question aucune obligation matérielle sous l’angle de l’article 2, et qui ne relèvent même pas de sa juridiction. Voilà ce qui nous préoccupe. Comment un État contractant peut-il être tenu responsable sous l’angle de l’article 2 de lacunes dans l’enquête menée par les autorités internes, si les faits devant faire l’objet d’une enquête ne peuvent pas lui être attribués et ne relèvent pas de la juridiction de la Cour aux fins de l’article 1 de la Convention ?
15. De plus, l’approche suivie par la majorité est difficile à réconcilier avec l’exigence procédurale de mener une enquête qui soit suffisamment vaste pour permettre de déterminer « si l’État a satisfait ou non à l’obligation de protéger la vie que l’article 2 fait peser sur lui », (paragraphe 205 de l’arrêt). Sur quel fondement peut-on dire que cette obligation conventionnelle de nature matérielle incombe à l’État en question quand les faits ne relèvent pas de sa « juridiction », soit parce qu’il n’exerce pas « un contrôle effectif de la zone » en question, soit parce qu’aucun de ses agents n’y « exerce son autorité et son contrôle » ? (Sur la question de l’établissement d’un lien juridictionnel découlant des faits eux-mêmes, voir le chapitre III ci-dessous.)
16. Par conséquent, nous ne parvenons pas à déterminer avec certitude les limites (à supposer qu’il y en ait) à l’obligation procédurale découlant de l’article 2 établies par le présent arrêt en ce qui concerne l’acte ou l’omission à l’origine du décès. Si, en raison de l’existence de « circonstances propres » à l’espèce, il n’est pas nécessaire qu’un lien juridictionnel soit établi ou que l’acte ou l’omission à l’origine du décès soit attribuable à l’État concerné, une obligation procédurale pourrait-elle naître d’un décès causé par des milices associées (reconnues ou supposées) ou résultant des actes d’alliés non parties à la Convention, comme les États‑Unis d’Amérique (nous notons en passant qu’en l’espèce, évidemment, les bombes ont été larguées par deux avions de l’United States Air Force) ?
17. Nous sommes également préoccupés par le fait que (et la manière dont) le constat de la majorité qui consiste à dire que l’enquête dans son ensemble relevait de la juridiction de l’Allemagne a inévitablement pour effet d’élargir encore la juridiction de l’État concerné dans des affaires de ce type. Après tout, en élargissant la portée de la Convention pour que celle-ci couvre « ce qu’ont fait ou n’ont pas fait les militaires allemands qui ont enquêté en Afghanistan » (paragraphe 144 de l’arrêt), la majorité a en l’espèce étendu les principes énoncés dans l’arrêt Güzelyurtlu afin qu’ils s’appliquent à des zones situées en dehors de l’espace juridique de la Convention. Nous déduisons de la référence à Jaloud (précité) qu’elle y est parvenue en s’appuyant sur le fait que les enquêteurs allemands relevaient du « contrôle d’un agent de l’État » allemand. Cette conclusion ne nous semble toutefois être étayée ni par l’arrêt Güzelyurtlu (précité), ni par l’arrêt Markovic et autres c. Italie ([GC], no 1398/03, CEDH 2006‑XIV) auquel la majorité renvoie explicitement dans le paragraphe 136 de l’arrêt. L’arrêt Markovic et autres était après tout une affaire relevant purement de l’article 6 dans laquelle les requérants se plaignaient de s’être vu refuser par les juridictions italiennes (ou plus précisément par des juridictions relevant de la compétence territoriale de l’Italie) l’accès à un tribunal. La Cour a dit qu’« [e]n raison de l’existence d’une procédure civile devant les juridictions nationales, l’État est tenu de par l’article 1 de la Convention de garantir dans le cadre de cette procédure le respect des droits protégés par l’article 6 » (Markovic et autres, précité, § 54), et uniquement de ces droits. En outre, l’arrêt Markovic et autres est antérieur à l’arrêt Rantsev, et il ne renvoie à aucun moment à l’existence de « circonstances propres » à l’espèce qui seraient applicables dans le contexte de faits survenus hors de l’espace juridique de la Convention.
18. En résumé, s’il est vrai qu’il est déjà arrivé à la Cour de « fractionner et adapter » des droits découlant de la Convention (voir, par exemple, Al‑Skeini et autres, précité, § 137, et Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 74, CEDH 2012), nous considérons que l’approche que la majorité a suivie pour adapter la notion de « juridiction » dans le cas d’espèce porte cette pratique au-delà de ce que nous sommes prêts à accepter.
(B)Sur les trois « circonstances propres » à l’espèce appliquées par la majorité
19. Même en admettant qu’en principe, des « circonstances propres » à l’espèce puissent permettre d’établir un lien juridictionnel et de mettre ainsi en jeu l’obligation procédurale découlant de l’article 2 relativement à des actes extraterritoriaux commis en dehors de l’espace juridique de la Convention, nous ne parvenons pas à comprendre en quoi les trois « circonstances propres » à l’espèce identifiées et appliquées par la majorité dans la présente affaire seraient de nature à justifier une extension encore plus large de la notion de « juridiction » au sens de l’article 1. Nous nous trouvons donc dans l’impossibilité de souscrire au raisonnement et à la conclusion de la majorité. Après tout, la sécurité juridique commande, entre autres, que la mise en jeu des obligations nées de la Convention soit raisonnablement prévisible pour les États contractants comme pour les personnes agissant pour leur compte ou sous leur autorité et leur contrôle.
20. Le fait que l’Allemagne ait été tenue par le droit international d’ouvrir une enquête sur la frappe aérienne constitue la première circonstance supposée s’analyser en une « circonstance propre » à l’espèce. Cette obligation repose largement sur le droit international coutumier, et plus précisément sur la règle 158 de l’étude commentée du Comité international de la Croix-Rouge sur le droit international humanitaire coutumier (paragraphes 80-84 de l’arrêt). Comme les commentaires y relatifs le suggèrent, cette obligation, d’une part, est en grande partie la conséquence et le reflet des obligations et des pratiques nationales découlant du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« le Statut de Rome », paragraphes 94-95 de l’arrêt), et, d’autre part, englobe non seulement une obligation pour les États d’enquêter sur « les crimes de guerre supposément commis par leurs ressortissants ou par leurs forces armées, ou sur leur territoire, et, le cas échéant, de poursuivre les suspects », mais aussi une obligation d’« enquêter sur les autres crimes de guerre relevant de leur compétence et, le cas échéant, [d’]en poursuivre les suspects ». En ce qui concerne la première obligation (laquelle peut également devenir pertinente relativement à la troisième « circonstance propre » à l’espèce), les obligations juridiques qui découlent du Statut de Rome sont bien entendu communes à l’écrasante majorité des États parties à la Convention, et il n’apparaît donc pas de manière claire en quoi pareille circonstance serait « propre » à l’espèce. En ce qui concerne l’obligation d’enquêter sur les crimes de guerre n’ayant pas été commis par les forces armées de l’État concerné et son élargissement à i) tous les « ressortissants » et à ii) tous les autres crimes de guerre relevant de la juridiction de l’État concerné, il y a de toute évidence un risque de duplication de (et éventuellement d’atteinte à) la compétence universelle à l’égard des crimes de guerre envisagée (pour que les auteurs de pareils crimes ne restent pas impunis), entre autres, par le Statut de Rome. La majorité met encore l’accent sur ce facteur lorsqu’elle insiste explicitement, dans le paragraphe 137 de l’arrêt, sur la « gravité de l’infraction » alléguée.
21. Si l’acceptation par un État d’une obligation d’enquêter relevant du cadre des Nations unies crée un lien juridictionnel rendant la Convention applicable, alors toute obligation relevant du droit international humanitaire pourrait avoir le même effet. Si cela n’était pas le cas, quels seraient les arguments juridiques à même de justifier pareille distinction, et quels seraient les critères applicables à cet égard ? La liste des obligations internationales pouvant être mises en jeu est si longue que nous craignons qu’il ne devienne impossible de préserver la viabilité du concept de « juridiction » ou, à tout le moins, que l’application de ce concept ne devienne aléatoire ou ne dépende de considérations juridiques peu claires.
22. La deuxième « circonstance propre » à l’espèce retenue par la majorité est le fait que juridiquement, les autorités afghanes ne pouvaient ouvrir elles-mêmes une enquête pénale étant donné que l’Allemagne avait conservé sa compétence exclusive en vertu de l’accord de statut des forces de la FIAS. De toute évidence, l’immunité conférée par la disposition pertinente de l’accord de statut des forces de la FIAS n’est pas « propre » à l’espèce. Il s’agit plutôt, comme la Cour l’admet dans le paragraphe 138 de l’arrêt d’une « pratique normalement suivie lorsque des États fournissent des contingents aux fins de missions militaires menées sous mandat des Nations unies » (ainsi que lorsque des États fournissent des troupes en vertu d’autres accords de statut des forces). En toute hypothèse, et assurément lorsqu’il est question d’actes ou omissions commis dans le cadre d’un conflit armé, une foule d’autres « raisons juridiques » – pouvant notamment découler du précepte de l’égalité des États – peuvent expliquer un défaut d’effectivité de l’enquête pénale menée par un État sur les auteurs d’actes ou omissions ayant entraîné un décès (ou des traitements contraires à l’article 3) – ce qui peut avoir pour effet de limiter la capacité à enquêter aux seuls cas où le suspect vient à nouveau à relever de la « juridiction » de l’État dans lequel l’acte ou l’omission a été commis. En outre, nous ne parvenons pas à déterminer avec certitude comment le fait pour un État membre du Conseil de l’Europe (car seuls ces États nous concernent) ayant fourni des troupes de ne pas exercer sa compétence pénale au niveau interne pourrait se traduire par un contexte d’« impunité ». Après tout, pour des crimes aussi graves que ceux dont il est question ici, l’État défendeur, comme l’écrasante majorité des États contractants, se trouverait soumis à la juridiction de la Cour pénale internationale (« la CPI ») s’il n’engageait pas de poursuites « chez lui » ; or, on imagine mal comment un accord bilatéral conclu entre la FIAS et l’Administration intérimaire pourrait « éliminer » pareil lien juridictionnel.
23. La troisième « circonstance propre » à l’espèce concerne le fait que les autorités de poursuite allemandes aient été tenues en vertu du droit interne d’ouvrir une enquête pénale. Or, ainsi que l’arrêt le précise (paragraphe 140 de l’arrêt), cette circonstance découle directement de la ratification par l’Allemagne du Statut de Rome. Il est donc encore une fois probable qu’il s’agisse d’une obligation à laquelle l’immense majorité, voire la totalité, des États parties à la Convention soient soumis d’une manière ou d’une autre. Quant aux États qui n’ont pas (encore) transposé pareille obligation d’engager des poursuites pénales dans leur droit interne, ceux-ci pourraient bien être dissuadés de le faire s’il s’agissait là du dernier « chaînon manquant » pour que soient réunies les « circonstances propres » à l’espèce nécessaires pour faire naître un lien juridictionnel de nature à déclencher l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention. Si tel était l’effet produit, le risque serait alors aussi de saper (davantage) l’engagement des États parties auprès de la CPI, conséquence hautement indésirable à nos yeux.
24. En toute hypothèse, il nous semble soit que les trois « circonstances propres » à l’espèce dont la majorité estime qu’elles doivent coexister pour que le volet procédural de l’article 2 entre en jeu (paragraphe 142 de l’arrêt) sont si fréquemment combinées dans la (grande) majorité des États parties à la Convention qu’elles ne sont plus « propres » à l’espèce et ne sont donc pas de nature à justifier qu’on établisse un « lien juridictionnel » qui n’existerait pas autrement, soit, à tout le moins, que la majorité n’a pas expliqué (et ce n’est pas évident pour nous) en quoi, prises isolément ou combinées, les circonstances en question sont « propres » à l’espèce au point de justifier un nouvel élargissement de la juridiction extraterritoriale de la Cour.
III.Sur l’existence d’un lien juridictionnel fondé sur les actions militaires menées à l’étranger
25. Étant donné que nous considérons que ni le simple fait qu’une enquête pénale sur le décès des fils du requérant ait été ouverte au niveau interne, ni l’application de la démarche consistant à fonder l’existence d’un lien juridictionnel sur la présence de « circonstances propres » à l’espèce, ne permettent d’établir l’existence d’un lien juridictionnel de nature à mettre en jeu l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention dans le contexte de la présente affaire, nous devons rechercher si un tel lien juridictionnel aurait pu naître des opérations militaires menées en Afghanistan.
26. Les arrêts Al‑Skeini (précité, §§ 130-139), Jaloud (précité, § 139) et Géorgie c. Russie (II) ([GC], no 38263/08, § 81, 21 janvier 2021) renferment un résumé des principes que la Cour applique concernant la question de l’exercice par l’État concerné de sa juridiction (au sens de l’article 1 de la Convention) en dehors du territoire d’États contractants. Ils font référence en particulier aux « circonstances exceptionnelles » que sont l’exercice par un agent de l’État de son « autorité et [de] son contrôle » et le « contrôle effectif sur la zone » en question par l’État.
27. La majorité n’ayant pas procédé à un examen de cette question, nous nous contenterons de suivre scrupuleusement la jurisprudence de la Cour et les principes correspondants. L’application de ces principes au cas d’espèce nous conduit à la conclusion que les opérations militaires menées en Afghanistan n’ont pas, elles non plus, créé un lien juridictionnel de nature à déclencher l’obligation procédurale découlant de l’article 2.
28. Premièrement, en ce qui concerne la notion de contrôle spatial (« contrôle effectif sur une zone »), il nous semble évident que l’Allemagne n’avait pas le contrôle effectif de la région de Kunduz et de la zone de largage des bombes. Après tout, les pièces du dossier montrent bien qu’en septembre 2009, la zone était le théâtre d’hostilités actives, et que les insurgés étaient presque aussi nombreux que les soldats de la FIAS, lesquels subissaient de lourdes pertes à chaque fois qu’ils devaient affronter des insurgés.
29. Deuxièmement, en ce qui concerne la notion de contrôle « personnel » (« autorité et contrôle d’un agent de l’État »), nous relevons que ni la FIAS, ni les troupes allemandes n’assumaient des prérogatives de puissance publique dans la région de Kunduz ou en Afghanistan de manière générale. La FIAS avait expressément pour mission principale de prêter assistance au gouvernement civil afghan dans la mise en place de forces de sécurité afghanes. Ces forces de sécurité étaient présentes dans la région de Kunduz en particulier, et elles avaient pour mission d’assurer la protection des troupes allemandes, comme lorsqu’elles ont protégé l’unité de reconnaissance allemande chargée d’inspecter le site après la frappe aérienne.
30. L’Allemagne n’exerçait par ailleurs aucun contrôle, au sens de la jurisprudence de la Cour, sur les fils du requérant. Ainsi que la Cour l’a dit dans l’arrêt Banković et autres c. Belgique et autres ((déc.) [GC], no 52207/99, § 75, CEDH 2001‑XII) et confirmé tout récemment dans l’affaire Géorgie c. Russie (II) (arrêt précité, § 124), une frappe aérienne extraterritoriale est un acte instantané, et elle ne peut donc faire naître un lien juridictionnel entre les personnes l’ayant subie et l’État défendeur étant donné que l’article 1 de la Convention ne s’accommode pas d’une « conception causale » de la notion de juridiction. La frappe aérienne dont il était question en l’espèce était elle aussi une mesure qui avait été prise dans le cadre d’hostilités dans une zone de combat actif ; il ne s’agissait pas d’un recours à la force utilisé pour asseoir une autorité et un contrôle sur les personnes (comparer, a contrario, avec Jaloud, précité, § 152).
31. Étant donné que nous sommes parvenus à la conclusion que le décès des fils du requérant ne relevait pas de la « juridiction » de l’Allemagne, il est inutile selon nous de rechercher si la frappe aérienne était attribuable à l’Allemagne et si, de ce fait, elle relevait de la compétence ratione personae de la Cour.
IV.Conclusion
32. Pour les motifs énoncés ci-dessus, nous parvenons à la conclusion que les circonstances de l’espèce ne sont pas de nature à faire naître un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 de la Convention et à déclencher de ce fait l’application de l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2, que ce soit à raison de l’enquête interne et des « circonstances propres » à l’espèce, ou à raison de la frappe aérienne elle-même. C’est pourquoi nous avons voté contre un constat de recevabilité de la requête.
33. Néanmoins, sur le fond, nous sommes d’accord avec les principes généraux pertinents que la Cour a énoncés dans l’arrêt et avec la manière dont elle les a appliqués en l’espèce.
* * *
[1] Les équipes de reconstruction provinciale étaient de petites équipes composées de personnel militaire et civil, déployées dans les provinces afghanes pour assurer la sécurité des activités d’aide et contribuer aux tâches d’assistance humanitaire ou de reconstruction dans des zones de conflit ou des régions marquées par un niveau d’insécurité élevé (https://www.nato.int/docu/review/2007/issue3/french/art2.html).
[2] J.-M. Henckaerts et L. Doswald-Beck, Droit international humanitaire coutumier, vol. I : Règles, traduit de l’anglais par D. Leveillé, Genève CICR et Bruxelles Bruylant 2006.
[3] N. Melzer, « Guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités en droit international humanitaire », Genève CICR, 2009.
[4] Articles 49 et 50 de la Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne (Convention I, 12 août 1949, « la première Convention de Genève »), articles 50 et 51 de la Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer (Convention II, 12 août 1949, « la deuxième Convention de Genève »), articles 129 et 130 de la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre (Convention III, 12 août 1949, « la troisième Convention de Genève »), articles 146 et 147 de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (Convention IV, 12 août 1949, « la quatrième Convention de Genève »), articles 85 et 86 du premier Protocole additionnel.
[5] CICR, Commentaire sur la première Convention de Genève : Convention (I) pour l’amélioration de la condition des blessés et des malades dans les forces armées sur le terrain, 2e éd., Genève, 2016, sur l’article 1 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949 (paragraphes 125‑126, 133‑137 et 143‑149).
[6] Y. Sandoz et al., Commentaire des Protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949, CICR, Martinus Nijhoff Publishers, Genève, 1986, sur l’article 87 du premier Protocole additionnel (paragraphes 3549‑3563).