QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE IANCU c. ROUMANIE
(Requête no 62915/17)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) • Procès équitable • Signature du jugement par la présidente de la juridiction au nom de la présidente de la formation collégiale ayant rendu le délibéré, partie à la retraite • Respect du principe d’immédiateté dans toutes les étapes du processus décisionnel • Intervention de la présidente de la juridiction sans conséquence concrète sur l’issue de l’affaire • Absence de changement dans la formation de jugement
STRASBOURG
23 février 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Iancu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Yonko Grozev, président,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Armen Harutyunyan,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu la requête (no 62915/17) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Olimpia-Mirela Iancu (« la requérante ») a saisi la Cour le 16 août 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») le grief tiré de la signature d’un arrêt définitif par quatre seulement des cinq juges de la formation qui avait prononcé l’arrêt,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 février 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne une procédure pénale à l’issue de laquelle la requérante a été reconnue coupable de complicité d’escroquerie. L’intéressée se plaint, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, que l’arrêt définitif rendu en appel à l’issue de cette procédure n’ait été signé que par quatre des cinq juges de la formation de jugement. La cinquième juge étant partie à la retraite avant d’avoir pu signer l’arrêt, une autre juge, qui n’avait pas pris part à la procédure, a signé pour elle.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1974 et réside à Oradea. Elle a été représentée par Me T. Tiba, avocat à Oradea.
3. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, en dernier lieu Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
1. L’ENQUÊTE PÉNALE CONTRE LA REQUÉRANTE
4. En 2012, la direction nationale anti-corruption ouvrit une enquête sur l’utilisation frauduleuse de fonds publics. L’affaire impliquait seize personnes, dont la requérante. Cette dernière, directrice d’un établissement bancaire, était soupçonnée de complicité d’escroquerie avec circonstances aggravantes. Les enquêteurs pensaient qu’elle avait facilité un virement bancaire frauduleux dans le cadre duquel des sommes représentant des fonds de garantie avaient été transférées à une entreprise, T.C., qui réalisait des travaux publics pour le compte d’une mairie ; qu’elle avait transféré les fonds sur les comptes de T.C. sans l’autorisation de la mairie, qui avait la qualité d’ordonnateur de crédits ; et que l’administrateur de cette entreprise avait utilisé ces fonds à des fins personnelles. Lors de cette enquête, la requérante fut assistée par un avocat de son choix.
2. LA PROCÉDURE DE PREMIERE INSTANCE
5. Le 20 août 2013, la requérante fut déférée devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») pour complicité d’escroquerie avec circonstances aggravantes (article 244 § 2 du code pénal). La Haute Cour était compétente pour examiner l’affaire en première instance en formation de trois juges, en raison de la qualité de parlementaire de l’un des quinze coaccusés de la requérante.
6. Devant les juges du premier degré, la requérante, assistée d’un avocat de son choix, soutint avoir effectué ledit virement sans savoir que l’autorisation que lui avait fournie l’administrateur de l’entreprise T.C. était un faux. Elle plaida qu’il n’y avait aucune preuve confirmant qu’elle eût l’intention de participer à l’escroquerie organisée par l’administrateur en question, et expliqua sa conduite par l’existence d’une pratique interne en vertu de laquelle les virements de ce type étaient réalisés sans que soit requise l’autorisation de l’ordonnateur de crédits. Elle affirma enfin n’avoir procédé au virement en cause qu’après avoir consulté le juriste de la banque.
7. Par un arrêt du 7 mai 2015, la Haute Cour condamna la requérante à une peine d’un an de prison avec sursis pour complicité d’escroquerie avec circonstances aggravantes. Avant de conclure à la culpabilité de l’intéressée et des autres accusés, elle analysa une série de preuves : les déclarations des accusés ainsi que celles des témoins G.M., A.A. et F.S.A., un procès-verbal dressé par les auditeurs publics, un rapport de contrôle réalisé par l’autorité nationale pour la surveillance des acquisitions publiques, des documents émis par le ministère de l’Environnement, des extraits de compte, des documents provenant d’une mairie, des décomptes du ministère de l’Environnement, des procès-verbaux de perquisition visant des données stockées dans un système informatique, un rapport d’expertise technique, le dossier d’appel d’offres, un rapport technico‑scientifique et une attestation bancaire concernant les virements effectués par la mairie sur un compte où étaient déposés des fonds de garantie aux fins de l’exécution des travaux publics.
8. La Haute Cour considéra que les preuves contenues dans le dossier confirmaient que, sur la base d’une autorisation falsifiée qui n’était pas signée par le maire, la requérante avait transféré illégalement des fonds de garantie à l’entreprise T.C., sans avoir obtenu préalablement l’autorisation de l’ordonnateur de crédits, à savoir la mairie, bénéficiaire des travaux publics. Elle retint ensuite que les fonds avaient été utilisés à des fins personnelles par l’administrateur de la société T.C., alors qu’ils ne pouvaient en aucun cas faire l’objet d’un virement ni être retirés ou utilisés sans l’accord exprès des représentants de l’ordonnateur de crédits. Pour arriver à cette conclusion, elle s’appuya principalement sur plusieurs preuves documentaires (documents bancaires et contrats de fourniture de services publics) qui confirmaient les circonstances du transfert frauduleux des fonds, sur les déclarations des parties, sur un rapport d’expertise technico-scientifique qui établissait que le cachet apposé sur la demande de transfert de fonds n’était pas authentique, et sur les déclarations de trois témoins, G.M., A.A. et F.S.A. Le premier (G.M.) avait fait état d’irrégularités dans la procédure de transfert de fonds ; le second (A.A.) avait confirmé que l’ordre de virement des fonds de garantie n’avait pas été signé par l’ordonnateur de crédits, et le troisième (F.S.A.) avait indiqué que le gérant de la société T.C. et la requérante étaient liés par une relation d’amitié étroite et que le gérant en question avait utilisé les fonds à des fins personnelles. La Haute Cour considéra que la requérante connaissait les termes du contrat conclu entre la société T.C. et la mairie, y compris ceux relatifs aux fonds de garantie, et savait que le transfert de ces fonds ne pouvait être opéré sans l’accord exprès de la mairie. Elle jugea en conséquence que l’intéressée avait accepté de faciliter le transfert frauduleux des fonds. Les quinze autres accusés furent également condamnés.
3. LA PROCÉDURE D’APPEL
9. La requérante, le parquet près la Haute Cour et les quinze autres accusés interjetèrent appel de l’arrêt du 7 mai 2015. Ces appels furent enregistrés au rôle de la Haute Cour et attribués à une formation de cinq juges (L.D.S., qui présidait la formation, I.I.D., F.D., V.H.S. et A.G.I.), assistée par le magistrat assistant A.A.C.T. Devant cette formation comme précédemment, la requérante fut assistée d’un avocat de son choix. Elle plaida qu’elle avait été jugée coupable de complicité d’escroquerie en l’absence de preuves suffisantes et qu’elle devait donc être acquittée. Elle pria la Haute Cour d’entendre deux témoins (A.A. et F.S.A.) qui avaient été déjà entendus en première instance (paragraphes 7 et 8 ci-dessus). Elle arguait à cet égard que le nouveau témoignage de A.A. aurait permis de comprendre pourquoi l’opération avait été réalisée en l’absence de signature de l’ordonnateur de crédits, et qu’une nouvelle audition de F.S.A. aurait permis aux juges d’appel de mieux apprécier sa crédibilité.
10. Le 22 février 2016, la Haute Cour, réunie en formation de jugement de cinq juges (paragraphe 9 ci-dessus), consigna les déclarations de la requérante et rejeta ses demandes tendant à une nouvelle audition de A.A. et F.S.A. Pour motiver cette décision, elle rappela que les deux témoins en question avaient été entendus par les juges du premier degré dans le respect du caractère contradictoire des débats, et que tous les accusés (y compris la requérante), assistés de leurs avocats, avaient eu la possibilité de les interroger. L’affaire fut mise en délibéré, avec la possibilité pour la requérante de déposer des conclusions écrites, après le déroulement de l’audience. À cette occasion, l’intéressée réitéra sa thèse selon laquelle l’élément moral requis pour la constitution du délit de complicité d’escroquerie faisait défaut.
11. Par un arrêt du 3 juin 2016, la Haute Cour rejeta l’appel de la requérante et confirma le bien-fondé de l’arrêt du 7 mai 2015. Elle jugea que, contrairement à la thèse soutenue par la requérante, les juges du premier degré avaient conclu à bon droit à l’existence de l’élément moral dans le chef de l’intéressée. Elle estima qu’il ressortait en effet des éléments de preuve disponibles (documents et témoignages) que celle-ci avait effectué le virement frauduleux dans le but de faciliter l’utilisation des fonds par l’administrateur de l’entreprise T.C., avec lequel elle entretenait une relation d’amitié. Outre les témoignages recueillis par les juges du premier degré, elle s’appuya sur la copie d’un ordre de paiement qui confirmait que la requérante avait opéré le virement frauduleux vers les comptes de l’entreprise T.C. Elle considéra que la culpabilité de la requérante était également confirmée par son attitude ultérieure à l’égard de l’ordonnateur de crédits, notamment par le fait qu’elle n’avait pas informé la mairie de ce qu’il n’y avait plus de fonds de garantie depuis le mois de janvier 2009, alors que la mairie lui avait expressément demandé en mai et en septembre 2009 de débloquer différents montants depuis le même compte. La Haute Cour jugea également probante en ce sens la découverte, lors d’une perquisition au siège de la banque où travaillait l’intéressée, d’une série de documents appartenant à la société T.C. (des billets à ordre, des contrats d’emprunt et des ordres de paiement porteurs d’un blanc-seing de l’administrateur de ladite société et du cachet de celle-ci). La minute de l’arrêt (paragraphe 15 ci-dessous), datée du jour du prononcé (3 juin 2016), porte la signature des cinq juges de la formation (L.D.S., I.I.D., F.D., V.H.S. et A.G.I.) ainsi que du magistrat assistant (A.A.C.T. – paragraphe 9 ci‑dessus).
12. La juge L.D.S. devant partir à la retraite le 13 juillet 2016, le Conseil supérieur de la magistrature établit une proposition de cessation des fonctions de cette juge à compter de cette date. Par un décret présidentiel du 23 juin 2016, le président de la Roumanie valida cette proposition.
13. Il ressort d’une lettre de la Haute Cour en date du 14 janvier 2020 que le texte de l’arrêt confirmant la culpabilité de la requérante fut rédigé après le 13 juillet 2016 par le magistrat assistant, A.A.C.T., qui avait participé aux audiences d’appel et aux délibérations. Le 13 mars 2017, le texte de l’arrêt (165 pages) fut signé par quatre des juges de la formation d’appel (I.I.D., F.D., V.H.S. et A.G.I.), par le magistrat assistant (A.A.C.T.), et par la juge C.T., qui assurait la fonction de présidente de la Haute Cour. Cette dernière signait en lieu et place de la juge L.D.S., en application de l’article 406 § 4 du code de procédure pénale (« CPP » – paragraphe 15 ci‑dessous). Sa signature figure à l’endroit destiné à la signature de la juge L.D.S., accompagnée de la mention manuscrite suivante :
« Pour Madame la juge L.D.S., retirée, signe la présidente de la Haute Cour. »
14. Le 17 mars 2017, le greffe de la Haute Cour communiqua à la requérante une copie de l’arrêt.
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
1. LE CODE DE PROCÉDURE PÉNALE
15. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CPP, telles qu’en vigueur à partir du 1er février 2014, se lisent comme suit :
Article 400
La minute
« 1. Le résultat des délibérations est consigné dans une minute, dont le contenu doit être le même que celui du dispositif de la décision. La minute est signée par les membres de la formation de jugement.
2. L’établissement d’une minute est obligatoire lorsque le juge ou la juridiction statue sur des mesures préventives, et dans tous les autres cas prévus expressément par la loi.
3. La minute doit être établie en deux exemplaires originaux, dont l’un est joint au dossier et l’autre archivé dans le dossier des minutes de la juridiction. (...) »
Article 406
La rédaction et la signature des décisions de justice
« 1. La décision doit être rédigée dans un délai de trente jours au maximum après son prononcé.
2. Elle doit être rédigée par l’un des juges ayant participé à la procédure, au plus tard trente jours après son prononcé, et signée par tous les juges de la formation de jugement ainsi que par le greffier.
3. Le dispositif de la décision doit être conforme à la minute.
4. Si l’un des membres de la formation de jugement est dans l’impossibilité de signer, la décision de justice est signée par le président de la formation. Si ce dernier se trouve lui aussi dans l’impossibilité de signer, la décision est signée par le président de la juridiction. Lorsque le greffier est dans l’impossibilité de signer, la décision est signée par le greffier en chef. Dans tous les cas, il est fait mention sur la décision de la cause de l’impossibilité de signer. (...) »
Article 426
Les cas de contestation en annulation
« Une contestation en annulation peut être formée contre les décisions pénales définitives dans les cas suivants :
(...)
c) lorsque la décision rendue en appel a été prononcée par une formation différente de celle qui a examiné l’affaire (...) »
16. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 303/2004 sur le statut des juges et des procureurs (« la loi 303/2004 »), telles qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisent comme suit :
Article 71
« Les magistrats assistants qui participent aux audiences de la Haute Cour de cassation et de justice rédigent les procès-verbaux d’audience, participent à titre consultatif aux délibérations et rédigent des arrêts, selon la répartition décidée par le président pour tous les membres de la formation de jugement. »
17. Les dispositions pertinentes du règlement relatif à l’organisation et au fonctionnement de la Haute Cour, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisent comme suit :
Article 45
« Le président de la formation de jugement a les attributions suivantes :
(...)
4. Après le prononcé des décisions :
a) il distribue aux juges et aux magistrats assistants les décisions prononcées afin qu’elles soient rédigées ;
(...) »
Article 51
« 1. Les magistrats assistants auprès de la Haute Cour de cassation et de justice participent aux audiences des sections et accomplissent toutes les autres tâches qui leur sont confiées par le président de la Haute Cour, par les vice-présidents, ou par les présidents des sections.
(...)
3) Les magistrats assistants qui participent aux audiences ont également les attributions suivantes :
(...)
i) ils participent aux délibérations, où ils ont une voix consultative ;
(...)
m) ils rédigent les arrêts qui leur sont distribués par le président de la formation de jugement (...) »
2. LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTE
1. Les arrêts de la Haute Cour
18. Par son arrêt no 1419 du 24 février 2005, la Haute Cour a décidé d’annuler une décision ordonnant des mesures provisoires, au motif que la minute n’était signée que par le président et non par tous les membres de la formation qui avait adopté la décision. Elle a accueilli le recours du parquet et renvoyé l’affaire pour réexamen.
19. Par son arrêt no 7186 du 11 décembre 2006, la Haute Cour a accueilli les recours formés par plusieurs parties contre un jugement rendu dans une affaire pénale, au motif que l’un des juges de la formation de jugement avait été remplacé par un autre juge après la réinscription de l’affaire au rôle alors qu’il n’y avait aucune preuve que le juge absent ait été dans l’impossibilité objective de participer à la procédure.
20. Dans son arrêt no 2832 du 17 octobre 2014, la Haute Cour, saisie d’un recours en matière pénale, a jugé que le fait qu’un juge délégué ait signé la décision à la fois à la place du président de la formation de jugement et à la place d’un autre juge ne constituait pas un motif de cassation, car le juge délégué avait été désigné à cette fin par le président de la formation de jugement. Elle a rejeté le recours et rappelé qu’en vertu de l’ancien CPP, lorsque le président se trouvait dans l’impossibilité de signer, le vice-président était autorisé à signer les décisions à sa place et, si lui‑même était dans l’impossibilité de signer, le président de la juridiction était autorisé à signer à sa place.
21. Le 23 novembre 2018 et le 14 janvier 2020, la présidente de la Haute Cour a communiqué au bureau de l’agent du Gouvernement des informations sur la pratique suivie au moment des faits en matière de prononcé et de rédaction des arrêts rendus par des formations de cinq juges. Il ressort de ces informations les éléments suivants : à l’issue des délibérations, auxquelles participaient tous les juges membres de la formation de jugement ainsi que le magistrat assistant (qui avait une voix consultative – voir l’article 71 de la loi no 303/2004, cité au paragraphe 16 ci-dessus), la rédaction de l’arrêt était confiée soit à l’un des juges de la formation soit au magistrat assistant ; le rôle des magistrats assistants consistait non seulement à consigner le résultat des délibérations mais aussi à fournir aux juges, à leur demande, des informations relatives à la jurisprudence des instances internes ou européennes sur tel ou tel point de fait ou de droit, et à prendre connaissance de tous les arguments en présence en vue de la rédaction de l’arrêt ; la tâche de rédiger la motivation des arrêts était attribuée en fonction de plusieurs critères, tels que le degré de complexité des affaires et la charge de travail des membres de la formation ou du magistrat assistant.
2. Les décisions de la Cour constitutionnelle
22. Saisie d’une question portant sur la compatibilité avec la Constitution roumaine de certaines dispositions modifiant la loi no 304/2004 sur l’organisation judiciaire, la Cour constitutionnelle a, dans sa décision no 33 du 23 janvier 2018, publiée au Journal officiel le 15 février 2018, précisé ce qui suit :
« (...) 175. Enfin, dans son arrêt Cerovšek et Božičnik c. Slovénie (7 mars 2017), la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que les juges qui n’ont pas participé au procès ne peuvent pas motiver et signer une décision de justice, car ils ne peuvent pas garantir avoir accompli une bonne administration de la justice (...)
176. Compte tenu de ces arguments, la Cour constitutionnelle retient que la rédaction d’une décision de justice, acte final de disposition revêtu de l’autorité de la chose jugée par lequel une juridiction statue sur le litige dont elle est saisie, représente l’aboutissement d’une délibération secrète à laquelle ne participent que les juges membres de la formation devant laquelle les débats ont eu lieu. Seuls ces juges peuvent, par le prononcé d’une décision, statuer sur les questions de fait et de droit soulevées par l’affaire qu’ils ont examinée. Par conséquent, la loi prévoit expressément que la décision doit être rédigée par l’un des juges ayant participé aux délibérations. Qui plus est, la rédaction d’une décision de justice est étroitement liée à sa motivation, élément qui, ainsi qu’il a été déjà précisé ci-dessus, est pour les juges statuant sur l’affaire une obligation découlant de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Tous ces aspects représentent des garanties du respect du droit à un procès équitable tenu devant un tribunal indépendant et impartial établi par la loi. »
23. Dans sa décision no 633 du 12 octobre 2018, publiée au Journal officiel le 29 novembre 2018, la Cour constitutionnelle s’est prononcée sur la compatibilité avec la Constitution roumaine de certaines modifications du CPP et de la loi no 304/2004. À cette occasion, elle a précisé ce qui suit quant à la motivation des décisions de justice :
« 975. Si la motivation et la rédaction de la décision de justice sont des actes inhérents à la fonction du juge, dont ils sont une manifestation intrinsèque, la signature de la décision représente l’acte extrinsèque, formel, qui atteste de l’accomplissement de la fonction de juger. Dans le cas des formations de juge unique, la décision est rédigée et signée par le juge en charge de l’affaire ; et, dans le cas des formations collégiales, la décision est rédigée par un ou plusieurs juges de la formation ayant tranché l’affaire et elle est signée par tous les membres de ladite formation.
976. Cela étant posé, une décision de justice doit en principe être signée par tous les membres de la formation qui a participé aux débats et aux délibérations, ainsi que par le greffier. Toutefois, en vertu de l’article 406 § 4 du [CPP], si l’un des membres de la formation se trouve dans l’impossibilité de signer, la décision est signée par le président de la formation pour le membre empêché ou, si le président de la formation est lui-même dans l’impossibilité de signer, par le président de la juridiction. Lorsque le greffier est dans l’impossibilité de signer, le greffier en chef signe à sa place. Dans tous les cas, il est fait mention de la cause de l’impossibilité de signer.
977. Compte tenu de ces éléments, il ressort de l’analyse de toutes les normes procédurales que le fait qu’une décision ne soit pas signée par tous les juges ayant participé à l’examen de l’affaire ne peut constituer un motif de révision de la décision que si l’article 406 § 4 du [CPP] n’est pas applicable, c’est-à-dire dans les seuls cas où il n’y a pas de réelle impossibilité de signer. »
3. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ
24. Il ressort des éléments dont la Cour dispose sur la législation et la pratique des États membres du Conseil de l’Europe, et notamment d’une étude portant sur trente-cinq États membres, qu’il existe trois systèmes comportant chacun des règles et des exceptions en matière de signature des décisions de justice, en particulier dans le cas de l’absence de l’un des juges d’une formation collégiale de jugement au moment de la signature de la décision de justice. Sur les trente-cinq États membres étudiés, l’Arménie, l’Irlande, Saint-Marin et le Royaume-Uni ne disposent pas d’une réglementation ou de pratiques spécifiques en la matière.
25. Dans le premier système, il faut que tous les juges ayant pris part à la procédure signent la décision de justice qu’ils ont prononcée (Albanie, Allemagne, Andorre, Belgique, Espagne, Estonie, Géorgie, Hongrie, Islande, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, République de Moldova, Monaco, Pays-Bas, Pologne et Russie). Dans huit de ces États (Allemagne, Belgique, Espagne, Hongrie, Luxembourg, République de Moldova, Monaco et Pologne), des exceptions sont possibles. Dans quatre de ces huit États (Belgique, Espagne, Hongrie et République de Moldova), le juge qui signe la décision de justice à la place du juge absent ne doit pas nécessairement être l’un des juges ayant pris part à la procédure.
26. Dans le deuxième système, seul le président de la formation de jugement signe les décisions de justice (Autriche, Bosnie-Herzégovine, France, Grèce et Slovénie). Dans trois des pays appliquant ce système (Autriche, Bosnie-Herzégovine et Slovénie), il est toutefois possible qu’un autre juge, qui n’a pas participé à la procédure, signe à la place du président de la formation.
27. Dans le troisième système, les décisions de justice doivent être signées soit par le président de la formation de jugement soit par le président de la formation de jugement et par un juge ou par le greffier (Croatie, Finlande, Monténégro, Macédoine du Nord, Portugal, République tchèque, République slovaque, Serbie et Turquie). Dans quatre pays de ce groupe (Croatie, Monténégro, République tchèque et République slovaque), il est possible qu’un autre juge signe les décisions de justice à la place du président ou d’un autre juge de la formation de jugement.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION relativement À la signature de l’arret
28. La requérante se plaint de ce que l’arrêt rendu le 3 juin 2016 n’a pas été signé par la juge L.D.S. parce que celle-ci est partie à la retraite immédiatement après que cet arrêt eut été prononcé, de sorte qu’une autre juge, C.T., qui n’avait pas pris part à la procédure, a signé l’arrêt à la place de la juge retirée. Elle allègue en substance que la juge C.T. n’avait pas une connaissance directe de l’affaire. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention.
En ses parties pertinentes, cette disposition se lit comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
1. Sur la recevabilité
1. L’exception du Gouvernement titrée du non-épuisement des voies de recours internes
29. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que la requérante aurait dû soulever son grief devant les tribunaux internes, en introduisant une contestation en annulation (article 426 c) du CPP, cité au paragraphe 15 ci-dessus). Il fournit trois exemples de jurisprudence qui illustrent selon lui la manière dont les tribunaux internes statuent sur les vices de procédure dus au défaut de signature d’une décision de justice (paragraphes 18-20 ci-dessus).
30. La requérante affirme que la voie de recours indiquée par le Gouvernement n’est pas applicable à son grief. Elle soutient tout d’abord que ce type de recours ne concerne que les vices de procédure entachant le prononcé d’une décision et non sa motivation. Elle ajoute ensuite que la législation nationale prévoyait la possibilité pour un juge de signer une décision de justice à la place d’un autre juge (voir l’article 406 § 4 du CPP, cité au paragraphe 15 ci-dessus) et que, dès lors, aucune voie de recours n’aurait été efficace dans son cas.
31. Les principes généraux applicables en matière d’épuisement des voies de recours internes sont résumés dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ([GC] (exception préliminaire), nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69‑77, 25 mars 2014). La Cour rappelle, en particulier, que la finalité de l’article 35 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. Ainsi, le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les instances nationales appropriées (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, §§ 68-69, 17 septembre 2009). Enfin, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement des voies de recours interne de convaincre la Cour que le recours qu’il invoque était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, qu’il était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II).
32. En l’espèce, la Cour constate que la voie de recours indiquée par le Gouvernement aurait permis à la requérante de contester l’arrêt du 3 juin 2016 si la minute de cet arrêt n’avait pas été signée par tous les juges ayant participé aux débats (paragraphe 18 ci‑dessus). Or il ressort des éléments versés au dossier que l’arrêt en cause avait été prononcé par la même formation de cinq juges (L.D.S., I.I.D., F.D., V.H.S. et A.G.I.) que celle qui avait participé aux débats. La minute de l’arrêt comporte d’ailleurs les signatures de chacun de ces cinq juges ainsi que du magistrat assistant A.A.C.T. (paragraphe 11 in fine ci-dessus).
33. De surcroît, la Cour note que dans les deux premiers exemples de jurisprudence fournis par le Gouvernement, la Haute Cour a sanctionné soit le fait que la minute d’une décision n’avait pas été signée par tous les membres de la formation de jugement soit le fait qu’un juge avait été remplacé par un autre avant que l’affaire ne soit mise en délibéré (paragraphes 18-19 ci-dessus). La Cour estime que les situations en cause dans ces deux exemples ne peuvent pas être assimilées à celle qui se trouve à l’origine du grief de la requérante. Quant au troisième exemple, la Haute Cour a rejeté un recours en jugeant qu’il était loisible à un juge délégué, en cas d’impossibilité de signer des juges titulaires, de signer une décision à la fois à la place du président de la formation de jugement et à la place d’un autre juge (paragraphe 20 ci-dessus). Bien que basé sur le droit interne tel qu’en vigueur avant le prononcé de la condamnation définitive de la requérante, ce troisième arrêt de la Haute Cour donne à penser qu’une éventuelle contestation en annulation de la requérante aurait eu peu de chances d’aboutir.
34. Dès lors, la Cour conclut que la voie de recours invoquée par le Gouvernement n’aurait pas permis à la requérante de contester, avec des perspectives raisonnables de succès, le fait que l’arrêt avait été signé par la juge C.T. au lieu de la juge L.D.S.
35. Compte tenu des principes énoncés au paragraphe 31 ci-dessus, la Cour estime que dans ces conditions, on ne saurait reprocher à la requérante de ne pas avoir introduit une contestation en annulation. Il y a donc lieu de rejeter l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphe 29 ci-dessus).
2. Autres motifs d’irrecevabilité
36. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La requérante
37. La requérante se plaint que l’arrêt du 3 juin 2016 ait été signé par une autre juge que celle qui avait participé aux débats. Elle estime que, de ce fait, et compte tenu de l’article 406 § 4 du CPP (paragraphe 15 ci‑dessus), la procédure pénale dont elle a fait l’objet n’a pas été équitable. Elle soutient que la signature par tous les juges ayant participé aux débats de la motivation de la décision de justice issue de ces débats représente une garantie indispensable pour l’équité de la procédure pénale, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Invoquant les arrêts Cerovšek et Božičnik c. Slovénie (nos 68939/12 et 68949/12, 7 mars 2017) et Cutean c. Roumanie (no 53150/12, 2 décembre 2014), elle avance que cette garantie n’a pas été respectée en l’espèce.
b) Le Gouvernement
38. Le Gouvernement souligne que l’arrêt du 3 juin 2016 a été adopté par tous les juges de la formation de jugement chargée de statuer sur l’affaire en appel. Il indique que cette même formation a délégué la rédaction de l’arrêt au magistrat assistant et que, après avoir rédigé l’arrêt, celui-ci l’a fait signer par les quatre juges (I.I.D., F.D., V.H.S. et A.G.I.) qui étaient encore en activité ainsi que par la juge C.T., présidente de la Haute Cour. Il expose que celle-ci a signé l’arrêt au nom de la juge L.D.S., conformément à l’article 406 § 4 du CPP, étant donné que cette dernière se trouvait dans l’impossibilité objective de signer.
39. Il argue que la requérante n’a pas indiqué en quoi, concrètement, le fait que la juge L.D.S. n’ait pas signé l’arrêt elle-même lui avait porté préjudice. Il estime que le cas est à distinguer de celui de l’arrêt Cerovšek et Božičnik (précité, §§ 32-33), invoquée par la requérante, où les requérants se plaignaient de ce que la motivation de la décision de justice prononcée contre eux avait été élaborée par des juges qui n’avaient participé ni à la procédure ni aux délibérations. À cet égard, il fait valoir qu’en l’espèce, l’arrêt de la Haute Cour a été prononcé, à l’unanimité, par les cinq juges qui avaient participé à la procédure et aux délibérations. Il expose que ce vote unanime des cinq juges, issu de leurs délibérations, est le verdict qui a par la suite été transposé dans le texte de l’arrêt.
40. Le Gouvernement fait valoir par ailleurs que le règlement de la Cour elle-même prévoit l’impossibilité de signer. Il cite l’article 77, en vertu duquel les arrêts sont signés seulement par le président de la formation de jugement et par le greffier. Il souligne que dans des affaires où le président de la formation a été dans l’impossibilité de signer, d’autres juges ont été autorisés à signer à sa place (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, série A no 31 ; Helle c. Finlande, 19 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII ; et Jasper c. Royaume-Uni [GC], no 27052/95, 16 février 2000).
41. Il ajoute enfin que la procédure litigieuse a été assortie de suffisamment de garanties propres à protéger les droits de la requérante. Ainsi, l’intéressée aurait été assistée d’un avocat de son choix tout au long de la procédure, elle aurait été entendue en personne par les juges du premier degré puis par les juges d’appel, elle n’aurait allégué aucun vice de procédure avant le prononcé de l’arrêt litigieux et elle aurait eu la possibilité de voir analyser par les tribunaux internes les preuves qu’elle avait produites. De plus, la motivation de l’arrêt aurait été complète et détaillée.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
42. La Cour rappelle que l’un des éléments importants d’un procès pénal équitable est la possibilité pour l’accusé d’être confronté aux témoins en la présence du juge qui, en dernier lieu, statue. Le principe d’immédiateté est une garantie importante du procès pénal en ce que les observations faites par le juge au sujet du comportement et de la crédibilité d’un témoin peuvent avoir de lourdes conséquences pour l’accusé. Dès lors, un changement dans la composition de la juridiction après l’audition d’un témoin important doit en principe entraîner une nouvelle audition de ce dernier (P.K. c. Finlande (déc.), no 37442/97, 9 juillet 2002, et Beraru c. Roumanie, no 40107/04, § 64, 18 mars 2014). Les mêmes considérations s’appliquent à l’audition directe de l’accusé par le juge qui statue (Cutean, précité, § 60).
43. En vertu du principe d’immédiateté, en matière pénale la décision doit être adoptée par les juges qui ont été présents au cours de la procédure et ont assisté à la production des éléments de preuve (ibid., § 61). Toutefois, ce principe – dont le non-respect ne saurait à lui seul emporter violation du droit à un procès équitable – ne saurait être regardé comme faisant obstacle à tout changement dans la composition d’un tribunal pendant le déroulement d’un procès. Un juge peut se trouver empêché de continuer à participer au procès du fait de la survenue de circonstances administratives ou procédurales très claires. En pareil cas, il est possible de prendre des mesures destinées à faire en sorte que les juges qui reprennent l’affaire comprennent bien les éléments et les arguments qui ont été présentés précédemment, par exemple en leur communiquant les procès-verbaux des débats lorsque la crédibilité du témoin en question n’est pas contestée, ou en organisant une nouvelle audience afin que les thèses pertinentes soient à nouveau présentées ou que les témoins importants soient à nouveau entendus devant le tribunal recomposé (Škaro c. Croatie, no 6962/13, § 24, 6 décembre 2016).
44. Faisant application de ces principes, dans une affaire où le président de la formation de jugement avait changé mais où trois juges assesseurs étaient restés les mêmes tout au long du procès, et où le nouveau président de la formation avait disposé du procès‑verbal de l’audition d’un témoin dont la crédibilité n’avait été contestée à aucun moment, la Cour a estimé que ces éléments compensaient dans une large mesure l’absence d’immédiateté du procès. Elle a constaté que le verdict de condamnation n’était pas seulement fondé sur la déposition du témoin en question et que rien n’indiquait que l’ancien président de formation eût été remplacé afin que l’issue du procès fût autre ni pour une autre raison abusive (P.K. c. Finlande, décision précitée). Des considérations similaires l’ont conduite à conclure à la non-violation de l’article 6 § 1 dans les arrêts Graviano c. Italie (no 10075/02, §§ 39‑40, 10 février 2005) et Škaro (précité, §§ 22‑31), et ce malgré la circonstance que dans cette dernière affaire la crédibilité du témoin dont l’audition n’avait pas été renouvelée était contestée par la défense et que ses déclarations étaient décisives pour la condamnation de l’accusé.
45. Dans une autre affaire, où un juge unique avait été remplacé par un nouveau juge qui n’avait pas entendu les témoins, les coaccusés et les experts, et qui avait fondé son verdict de condamnation exclusivement sur les procès-verbaux d’audition, la Cour a conclu au non-respect du principe d’immédiateté et à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Svanidze c. Géorgie, no 37809/08, §§ 34‑38, 25 juillet 2019). Elle est parvenue à la même conclusion dans deux autres affaires : dans la première, aucun des juges de la formation initiale qui avaient entendu le requérant et les témoins en première instance n’était resté pour la suite des débats (Cutean, précité, §§ 60‑73) et, dans la seconde, le défaut d’immédiateté ne pouvait être compensé simplement par le fait que le juge avait disposé des procès‑verbaux d’audition du requérant et des témoins, qu’il n’avait pas entendus lui-même (Beraru, précité, §§ 65-66). Dans l’arrêt Cerovšek et Božičnik (précité, §§ 37-48), la Cour a conclu à la violation de l’article 6 au motif que la motivation des arrêts de condamnation des requérants avait été écrite non pas par la juge unique qui avait assisté aux débats, prononcé les verdicts et fixés les peines, mais par d’autres juges, et ce environ trois ans après le départ à la retraite de la juge unique.
b) Application de ces principes en l’espèce
46. En l’espèce, la Cour observe d’emblée qu’une formation de jugement de la Haute Cour a été saisie d’un appel que la requérante avait interjeté contre sa condamnation. Elle constate qu’après avoir analysé les preuves versées au dossier et entendu l’intéressée, cette formation de jugement a délibéré après le déroulement de l’audience puis, le même jour, prononcé un arrêt confirmant la décision rendue en première instance (paragraphes 9‑11 ci‑dessus). Elle note ensuite que la rédaction de l’arrêt de la Haute Cour et la signature de cet arrêt par les juges sont intervenues à une date ultérieure à celle du prononcé (paragraphe 13 ci-dessus). Elle distingue donc trois étapes dans le processus décisionnel qui a abouti à l’adoption de l’arrêt du 3 juin 2016 : la première est le prononcé de l’arrêt, la deuxième, sa rédaction, et la troisième, sa signature. Afin de déterminer si l’arrêt en question a été adopté par les juges qui ont participé à la procédure, dans le respect du principe d’immédiateté, elle estime nécessaire d’analyser chacune de ces étapes à la lumière des principes résumés aux paragraphes 42 et 43 ci-dessus.
47. La Cour constate que, pour ce qui est de la première étape, l’arrêt du 3 juin 2016 a été prononcé par la même formation de jugement que celle qui avait examiné les déclarations de la requérante et participé à l’analyse directe des preuves. Aucun des cinq juges de cette formation n’a été remplacé avant les délibérations et le prononcé de l’arrêt (paragraphes 9‑11 ci-dessus). La copie de la minute rédigée le jour du prononcé (paragraphe 11 in fine ci-dessus) atteste qu’aucun changement dans la formation de jugement n’est intervenu à cette étape et que les juges qui avaient été désignés pour statuer sur l’appel de la requérante ont été ceux qui ont prononcé le verdict de condamnation (voir, a contrario, Svanidze, précité, §§ 34-38, Cutean précité, §§ 60-73, et Beraru, précité, §§ 65-66). La Cour ne décèle aucune atteinte au principe d’immédiateté à cette étape.
48. En ce qui concerne la deuxième étape, à savoir la rédaction de l’arrêt, la Cour estime important de préciser qu’en l’espèce, la formation de jugement était une formation collégiale (paragraphe 9 ci-dessus), et qu’en vertu du droit national la rédaction des décisions adoptées par ce type de formation était déléguée par le président de la formation soit à l’un des juges de la formation soit à un magistrat assistant ayant participé à la procédure (paragraphes 16-17 et 21 ci-dessus). En l’espèce, il ressort des informations contenues dans le dossier que la rédaction de la motivation de l’arrêt a été confiée au magistrat assistant, A.A.C.T., qui avait participé aux audiences et aux délibérations et qui a exposé, au nom de la formation de jugement, les motifs sur lesquels reposait le verdict de condamnation adopté le 3 juin 2016 (paragraphes 9-11 et 13 ci‑dessus). Ceci permet de distinguer la présente affaire de l’arrêt Cerovšek et Božičnik (précité, §§ 37-48), où la motivation des jugements de condamnation avait été rédigée, environ trois ans après le prononcé des verdicts, par des juges n’ayant aucunement assisté à l’audience, aux débats et à la production des preuves, comme prévu dans le Code de procédure pénale (paragraphe 45 in fine ci-dessus).
49. Il est vrai que la juge L.D.S. n’était plus en fonctions au moment de la rédaction de l’arrêt, car son départ à la retraite était intervenu quarante jours après la signature de la minute par tous les juges ayant participé aux délibérations dont était issu l’arrêt du 3 juin 2016 (paragraphe 12 ci‑dessus). Cette situation pourrait être qualifiée de circonstance administrative très claire empêchant la juge de continuer à participer au procès (paragraphe 42 in fine ci-dessus). Toutefois, compte tenu de l’attribution au magistrat assistant, conformément à la loi nationale, de la rédaction de l’arrêt, ni l’intervention de la juge L.D.S. ni, en conséquence, son éventuel remplacement par un autre juge ne s’avéraient nécessaires au cours de cette étape. En tout état de cause, aucun élément versé au dossier n’est susceptible de corroborer une éventuelle intervention de la juge C.T. au stade de la rédaction de la motivation de l’arrêt définitif de la Haute Cour. Ainsi, la Cour ne décèle aucune atteinte au principe d’immédiateté à cette étape non plus. Elle doit rechercher ensuite si la motivation de la décision de justice rendue par la Haute Cour est conforme aux standards de la Convention.
50. Pour ce qui est des garanties applicables en matière de motivation des décisions de justice (paragraphe 61 ci-dessous), la Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention implique notamment, à la charge du tribunal, l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence, et de motiver les décisions de justice. Cependant, si l’article 6 § 1 oblige les tribunaux à motiver leurs décisions, il ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument des parties. L’étendue de ce devoir de motivation peut varier selon la nature de la décision (Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, no 76240/01, §§ 89-90, 28 juin 2007, et Magnin c. France (déc.), no 26219/08, § 27, 10 mai 2012). La Cour rappelle également que selon sa jurisprudence constante, l’appréciation des faits et des preuves relève au premier chef des juridictions internes (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015), et une décision de justice interne ne peut être qualifiée d’« arbitraire » au point de nuire à l’équité du procès que si elle est dépourvue de motivation ou si cette motivation est fondée sur une erreur de fait ou de droit manifeste commise par le juge national, qui aboutit à un « déni de justice » (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 85, 11 juillet 2017).
51. En l’espèce, la requérante plaidait qu’elle devait être acquittée car il n’y avait pas de preuves suffisantes pour confirmer qu’elle fût coupable du chef de complicité d’escroquerie (paragraphe 9 ci-dessus). La Cour constate que la Haute Cour a jugé que cette thèse n’était pas fondée et que les preuves versées au dossier justifiaient la condamnation de l’intéressée. Pour parvenir à cette conclusion, la Haute Cour a analysé le contenu de l’arrêt rendu le 7 mai 2015 et procédé à sa propre appréciation des faits et des éléments de preuve avant de confirmer le verdict de culpabilité prononcé par les juges du premier degré. À l’issue de cet examen, elle a estimé que les preuves versées au dossier confirmaient la complicité d’escroquerie et justifiaient la condamnation de la requérante de ce chef (paragraphe 11 ci‑dessus). La Cour observe que la motivation de l’arrêt du 3 juin 2016 répondait aux principaux arguments soulevés par la requérante et indiquait de manière suffisante les motifs sur lesquels l’arrêt lui-même reposait, de sorte que les principes résumés au paragraphe 50 ci-dessus ont été respectés à ce stade.
52. En ce qui concerne la dernière étape, à savoir la signature de l’arrêt du 3 juin 2016 par la juge C.T. en lieu et place de la juge L.D.S. (paragraphe 13 ci-dessus), même à supposer que le principe d’immédiateté y trouve application, il incombe à la Cour de déterminer, à la lumière des principes énoncés aux paragraphes 42 et 43 ci‑dessus, si cette circonstance peut en elle-même s’analyser en une atteinte à ce principe.
53. Tout d’abord, la Cour note que la législation nationale prévoyait que, lorsque le président d’une formation de jugement se trouvait dans l’impossibilité objective de signer, le président de la Haute Cour signait à sa place l’arrêt concerné (paragraphe 15 ci-dessus). En l’espèce, il n’est pas contesté entre les parties que l’article 406 § 4 du CPP était applicable, eu égard au fait que la juge L.D.S., qui était présidente de la formation de jugement au moment de l’examen de l’affaire, n’était plus en fonctions au moment du dépôt de la motivation l’arrêt et se trouvait donc dans l’impossibilité objective de signer cet arrêt (paragraphes 9, 12 et 37‑38 ci‑dessus).
54. La Cour observe d’ailleurs que, dans sa jurisprudence, la Haute Cour – qui accorde une très grande importance au fait que chaque décision de justice soit signée par tous les membres de la formation de jugement qui l’a adoptée – reconnaît également une exception à cette règle, dans les cas d’impossibilité objective de signer (paragraphes 18‑20 ci-dessus). Les justiciables disposent donc d’une voie de recours (la révision) pour faire contrôler s’il y avait ou non impossibilité objective de signer (paragraphe 23 ci‑dessus).
55. La Cour constate par ailleurs que la règle de la signature des décisions de justice par tous les membres des formations collégiales n’est pas un standard commun à tous les États membres du Conseil de l’Europe. Si dans certains États les décisions de justice sont signées par le président de la formation de jugement, seul ou avec le greffier (paragraphes 26‑27 ci‑dessus), dans d’autres États le juge qui signe la décision de justice à la place du juge absent ne doit pas nécessairement être l’un des juges ayant pris part à la procédure (paragraphes 25-27 in fine ci‑dessus). Sur les trente‑cinq États qui ont participé à l’étude de droit comparé, seuls neuf exigent sans exception possible que les décisions de justice rendues par une formation collégiale soient signées par tous les membres de la formation (paragraphe 25 ci-dessus).
56. En ce qui concerne la question de savoir si la juge C.T. a repris l’affaire et donc s’il y a eu un changement dans la composition de la formation de jugement, la Cour rappelle que cette juge n’a participé ni aux audiences, ni aux délibérations (paragraphe 47 ci-dessus) et ni à la rédaction de l’arrêt du 3 juin 2016 (paragraphe 48 ci-dessus), mais a seulement signé l’arrêt en lieu et place de la juge L.D.S., retirée (paragraphe 13 ci-dessus).
57. Il ressort d’ailleurs de l’article 406 § 4 du CPP (paragraphe 15 ci‑dessus) que le législateur a limité l’admissibilité de cette solution aux seuls cas où le juge titulaire se trouve dans l’impossibilité de signer la décision, c’est-à-dire à un stade ultérieur aux délibérations et à la rédaction de l’arrêt. La Cour attache également une importance particulière au fait que la mention manuscrite que la juge C.T. a apposée en regard de sa signature précisait qu’elle signait pour la juge L.D.S. et non en son nom propre (paragraphe 13 in fine ci‑dessus), ce qui confirme qu’elle n’avait pas participé à l’adoption de l’arrêt.
58. Compte tenu de ces constats et des conclusions auxquelles elle est parvenue précédemment, la Cour considère que l’intervention de la juge C.T. n’a eu aucune conséquence concrète sur l’issue de l’affaire (voir, a contrario, la jurisprudence citée au paragraphe 45 ci‑dessus, où le constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention se justifiait pas le rôle actif des juges remplaçants, qui, sans avoir participé aux débats et à la production de preuves, avaient prononcé le verdict et/ou rédigé la motivation du jugement de condamnation). La requérante n’a d’ailleurs avancé aucun argument susceptible de mettre en doute cette conclusion (paragraphe 37 ci‑dessus). Compte tenu de ces éléments, la Cour estime que, comme le Gouvernement l’a indiqué dans ses observations (paragraphes 38-39 ci‑dessus), il n’y a pas eu en l’espèce de changement dans la composition de la formation d’appel de la Haute Cour, de sorte qu’aucun problème ne se pose quant au respect du principe d’immédiateté (voir la jurisprudence citée aux paragraphes 42 et 43 ci-dessus).
59. En ce qui concerne, enfin, le rejet de la demande de la requérante tendant à une nouvelle audition des témoins (paragraphes 9, 10 ci‑dessus et 61 ci-dessous), la Cour rappelle que l’admissibilité des preuves relève au premier chef du droit interne et de l’appréciation des juridictions nationales (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑1). Elle note qu’en l’espèce les juges du premier degré avaient déjà analysé la preuve en question et que la requérante, assistée de l’avocat de son choix, avait déjà eu la possibilité de faire interroger les témoins dont elle souhaitait une nouvelle audition (paragraphe 10 ci-dessus ; voir également, mutatis mutandis, Palchik c. Ukraine, no 16980/06, § 50, 2 mars 2017, et Previti c. Italie (déc.), no 45291/06, § 222, 8 décembre 2009). Dans ces circonstances, et compte tenu du fait qu’en l’espèce il n’y a pas eu renversement d’un verdict d’acquittement sur la base d’une réévaluation de la crédibilité des témoins (voir, parmi beaucoup d’autres et a contrario, Dan c. République de Moldova, no 8999/07, 5 juillet 2011) les principes du procès équitable ne sauraient exiger une deuxième audition, en appel, de ces mêmes témoins.
60. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES de l’aRTICLE 6 de la CONVENTION
61. Dans son formulaire de requête, la requérante soutient que les décisions de condamnation prononcées contre elle n’étaient ni suffisamment motivées ni fondées sur des éléments suffisamment probants. Elle se plaint également du refus opposé par la Haute Cour à sa demande de nouvelle audition en appel de deux témoins qui avaient déjà été interrogés en première instance (paragraphes 9 et 10 ci-dessus). Elle invoque l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.
62. Eu égard aux faits de l’espèce et aux conclusions qu’elle a formulées sur le terrain de l’article 6 § 1 (paragraphes 51 et 59 ci-dessus), la Cour estime que ces griefs sont manifestement mal fondés et doivent être rejetées en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief tiré du non-respect du principe d’immédiateté formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention recevable et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 février 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse FreiwirthYonko Grozev
Greffière adjointePrésident