TROISIÈME SECTION
AFFAIRE VORONKOV c. RUSSIE (No. 2)
(Requête no 10698/18)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Impossibilité pour le requérant de faire valoir ses droits en raison de la prescription extinctive résultant d’une application contradictoire des règles de compétence ratione loci, dont il n’était nullement responsable
STRASBOURG
2 mars 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Voronkov c. Russie (no. 2),
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,
Vu la requête (no 10698/18) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Valeriy Yakovlevich Voronkov (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 6 février 2018,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») le grief concernant l’accès à un tribunal et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 février 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
inTRODUCTION
1. Les deux juridictions se sont déclarées, à tour de rôle, incompétentes ratione loci pour connaître de la demande introduite par le requérant. Le requérant est revenu à la juridiction devant laquelle il a introduit la première demande, juridiction qui s’est déclarée cette fois-ci compétente. Cependant, cette juridiction a déclaré la demande prescrite. Est en jeu le droit du requérant d’avoir accès à un tribunal.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1939 et réside à Samara.
3. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
4. Le requérant affirme que depuis 2003 il travaillait en tant que gardien pour une société de droit privé. Le 31 décembre 2015, il demanda sa démission en raison de nombreux retards dans le paiement du salaire. Il affirme qu’au moment de son licenciement, il apprit avoir travaillé sans être déclaré[1]. Il affirme que la société refusait de lui payer le reliquat de son salaire pour quatorze mois. Il ajoute avoir eu connaissance de sa situation administrative – à savoir sa non‑déclaration par la direction au moment de son licenciement. Pour prouver la relation de travail, le requérant présenta un registre de la correspondance entrante et sortante de la société (registre comportant ses signatures), une liste d’employés de la société dressée en vue d’un contrôle médical régulier (son nom y était mentionné). En outre, il affirma que plusieurs témoins pouvaient confirmer la réalité de la relation de travail.
5. Le 30 mars 2016, le requérant introduisit une demande dirigée à l’encontre de son employeur tendant au versement, en sa faveur, du reliquat du salaire, ainsi qu’à la confirmation de l’existence de la relation de travail.
6. Le 4 avril 2016, le juge du tribunal du district Promychlenny de Samara se déclara incompétent ratione loci, estimant que la demande devait être introduite au tribunal du district Oktiabrsky de Samara, le lieu du siège de la société défenderesse. Ainsi, le juge retourna la demande sans examen. Le requérant forma un appel en expliquant que le siège de la société se trouvait dans le district Promychlenny. Le 31 mai 2016, la cour de la région de Samara confirma la décision attaquée en appel.
7. Le requérant introduisit sa demande au tribunal du district Oktiabrsky de Samara. Le 3 octobre 2016, la juge de ce tribunal se déclara, à son tour, incompétente ratione loci, constatant que le siège de la société ne se trouvait pas dans le district Oktiabrsky. Il indiqua l’adresse du défendeur qui, elle, se trouvait dans le district Promyshlenny. Le requérant ne contesta pas cette décision mais réintroduisit sa demande au tribunal du district Promychlenny, le même que lors de la première demande.
8. Le 24 octobre 2016, le même juge du tribunal Promychlenny constatant que le tribunal était compétent ratione loci et ratione materiae pour examiner la demande, se saisit de celle-ci.
9. Le 6 décembre 2016, le tribunal tint une audience. Il constata, d’une part, le désaccord entre les parties quant au fond de la demande et, d’autre part, la demande du défendeur d’appliquer la prescription. Le tribunal rejeta l’action pour les deux motifs suivants. Il établit en premier lieu que le requérant et la société défenderesse n’étaient pas liés par une relation de travail. Pour ce faire, le tribunal rejeta, en deux phrases, le commencement de preuve présenté par le requérant, tout en affirmant qu’il n’avait pas présenté d’autres preuves de la relation de travail alléguée. En second lieu, le tribunal considéra que l’action était de toute manière prescrite car le code du travail prévoyait, pour les litiges ayant trait au travail, les délais de prescription plus raccourcis que le code civil. Le tribunal s’adonna à une longue analyse du droit pertinent et de son application au cas du requérant. Le tribunal se prononça de la manière suivante :
« ... selon l’article 14 du code de travail le dies a quo est le lendemain de la fin de la relation de travail. Par conséquent, compte tenu des articles 14 et 392 du code de travail, le délai de trois mois prévus pour défendre sa relation de travail, à supposer même que cette dernière ait eu lieu, a expiré le 1er avril 2016. »
10. Répondant à l’objection du requérant relative à l’introduction de la première demande le 30 mars 2016, le tribunal répondit que le délai de prescription serait interrompu par une demande conforme à la loi, notamment au critère ratione loci, ce qui n’était pas respecté par le requérant. Le tribunal nota en outre que le requérant avait omis de former un recours contre la décision du 3 octobre 2016 rendue par le tribunal du district Oktiabrsky. L’absence de ce recours représentait aux yeux du tribunal un abus par le requérant de ses droits processuels. Le tribunal qualifia d’abus le fait de ne pas joindre au dossier une copie des décisions avant dire droit du tribunal du district Promychlenny du 4 avril 2016 et de la cour régionale de Samara du 31 mai 2016.
11. S’agissant de l’argument tiré d’un nouveau délai d’un an, tel que prévu par une nouvelle rédaction de l’article 392 du code du travail (paragraphe 16 ci-dessous), pour introduire des demandes relatives au versement d’un salaire et d’autres indemnités afférentes aux salariés, le tribunal objecta que cet amendement au code avait eu lieu le 3 juillet 2016, c’est-à-dire après l’expiration du délai de prescription, tel qu’il était prévu par l’ancienne version de l’article 392. Donc, le requérant ne pouvait pas en bénéficier.
12. Dans le dispositif du jugement le tribunal rejeta la demande au visa du seul article 392 du code du travail relatif à la prescription.
13. Le requérant interjeta appel de cette décision.
14. Le 21 février 2017, la cour régionale de Samara confirma la décision attaquée sans motivation propre. S’agissant de l’argument du requérant affirmant devant elle qu’il avait introduit sa demande le 30 mars 2016, la cour statua que l’introduction de la demande n’était pas valable, car non conforme aux normes régissant la compétence ratione loci.
15. Le requérant forma deux pourvois en cassation devant la cour régionale de Samara et de la Cour suprême de Russie. Les 11 avril et 17 août 2017 respectivement, ces deux juridictions, siégeant en formation de juge unique, rejetèrent les deux pourvois pour les mêmes motifs.
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
16. Selon l’article 392 du code du travail (loi du 30 décembre 2001 no 197-ФЗ), l’employé dispose d’un délai d’un mois pour introduire un recours judiciaire visant à contester le licenciement à compter du jour où il s’est vu notifier le licenciement ou du jour où il s’est vu remettre le livret de travail. Il dispose d’un délai de trois mois pour introduire toute autre demande découlant de son contrat de travail. Le 3 juillet 2016, cet article du code du travail a été amendé. Le délai pour introduire une demande visant au versement d’un salaire et d’autres indemnités a été porté à un an.
17. Aux termes de l’article 195 du code civil (loi du 30 novembre 1994 no 51-ФЗ), la prescription extinctive est un délai imparti pour introduire une action judiciaire visant à défendre le droit méconnu de son titulaire. Selon l’article 199 dudit code, le tribunal examine la demande indépendamment de l’expiration de la prescription extinctive. Le moyen tiré de la prescription n’est pas d’ordre public ; par conséquent le juge déclare l’action prescrite uniquement si une partie au litige formule une demande dans ce sens avant le prononcé de la décision. Dans ce cas de figure et si le juge constate l’expiration du délai de prescription, il rend une décision rejetant la demande.
18. Selon l’article 204 du code civil, tel qu’en vigueur au moment des faits (loi fédérale no100-ФЗ du 7 mai 2013), le délai de prescription ne court pas, en particulier, par l’introduction de l’action selon les modalités prévues par la loi (в установленном порядке), c’est-à-dire, en conformité avec les dispositions relatives à la forme et au contenu de la déclaration, au paiement de la taxe judiciaire (interprétation faite par la directive de l’assemblée plénière de la Cour suprême de Russie no 43 du 29 septembre 2015 relative à l’application des dispositions du code civil de la Fédération de Russie relative à la prescription (le paragraphe 17 de ladite directive)).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
19. Le requérant allègue une violation de son droit d’accès à un tribunal car les deux juridictions se sont déclarées, à tour de rôle, incompétentes ratione loci pour examiner sa demande ; lorsqu’il a réintroduit la même demande auprès de la première juridiction, le juge ayant changé son avis, s’est saisi mais a rejeté la demande au motif de la prescription extinctive. Le requérant invoque l’article 6 § 1 de la Convention qui, dans sa partie pertinente, est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
1. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
20. Faisant son analyse des normes pertinentes du code du travail, du code civil et du code de procédure civile, le Gouvernement estime que le requérant a introduit sa demande tardivement. Le délai pour faire valoir ses droits de travail a expiré, selon le Gouvernement, le 1er avril 2016.
21. Le Gouvernement est d’avis que l’introduction de la première demande, le 30 mars 2016, auprès du tribunal Promychlenny n’était pas une saisine valable car le requérant n’avait pas respecté les normes du code de procédure civile relatives à la compétence ratione loci. Il affirme que la saisine ultérieure du tribunal Oktiabrsky n’était pas valable non plus au même motif d’incompétence ratione loci. Par ailleurs, le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir interjeté appel de cette dernière décision du 3 octobre 2016 par laquelle le tribunal Oktiabrsky s’est déclaré incompétent. Le Gouvernement relève que, lorsque le requérant est revenu au tribunal Promychlenny, sa demande était enrôlée mais déclarée prescrite en raison de l’objection faite dans ce sens par le défendeur.
22. Fort de ce raisonnement, le Gouvernement estime que, en l’espèce, le droit du requérant d’avoir accès à un tribunal n’a pas été méconnu. Il invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
23. Le requérant n’a pas présenté d’observations.
2. Appréciation de la Cour
24. Le Gouvernement semble soulever une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes, dans la mesure où le requérant n’a pas interjeté appel de la décision du tribunal Oktiabrsky.
25. La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 71, 25 mars 2014).
26. La Cour a été amenée à examiner une situation similaire, dans le contexte d’un conflit de compétences entre juridictions appartenant à deux ordres de juridictions, de droit commun et commercial. En rejetant l’exception du Gouvernement, la Cour est partie de l’hypothèse que les juridictions nationales connaissaient mieux la matière aussi complexe et technique qu’est la compétence territoriale et, par conséquent, mieux placées pour appliquer ces règles (Bezymyannaya c. Russie, no 21851/03, § 25, 22 décembre 2009). Elle n’estime pas surprenant que le requérant n’a pas interjeté appel contre la décision du second tribunal saisi, ne voyant pas de raison de douter de l’exactitude de cette décision et étant d’accord pour retourner devant le premier tribunal saisi.
27. La Cour observe qu’en l’espèce le requérant est allé et venu entre les deux juridictions qui l’ont dirigé l’une vers l’autre, tout en se déclarant à tour de rôle incompétentes. L’intéressé a interjeté appel de la décision du 4 avril 2016 lui « renseignant » son droit de saisir le tribunal Oktiabrsky. Après avoir essuyé un refus, il a fini par suivre, sans contester, les indications de cette dernière juridiction en se fiant à son opinion dans une matière aussi technique que la compétence territoriale. Rappelant sa jurisprudence obligeant le requérant à emprunter uniquement les voies de recours permettant d’obtenir réparation des violations alléguées, la Cour ne saurait lui reprocher le choix de suivre la recommandation, qui consistait à saisir le tribunal Promychlenny, d’autant plus que celle-ci s’est avérée correcte. En effet, ce dernier tribunal s’est finalement saisi de la demande et ce, malgré une décision contraire rendue quelques mois auparavant.
28. La Cour rejette donc cette exception. Elle constate par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
29. Les thèses des parties sont résumées dans les paragraphes 20-23 ci‑dessus.
2. Appréciation de la Cour
30. La Cour rappelle que sa jurisprudence selon laquelle l’article 6 § 1 de la Convention consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect. Chaque justiciable a droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil (Howald Moor et autres c. Suisse, nos [52067/10](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2252067/10%22%5D%7D) et [41072/11](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2241072/11%22%5D%7D), § 70, 11 mars 2014, et Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, §§ 18 et 36, série A no 18). Ce droit d’accès à un tribunal comprend non seulement le droit d’engager une action, mais aussi le droit à une « solution » juridictionnelle du litige (Kutić c. Croatie, no 48778/99, § 25, CEDH 2002‑II, et Multiplex c. Croatie, no 58112/00, § 45, 10 juillet 2003).
31. Toutefois, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises, qui ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à un justiciable d’une manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 129, 21 juin 2016, et Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).
32. Parmi ces restrictions légitimes figurent les délais légaux de prescription qui, la Cour le rappelle, ont plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (Stagno c. Belgique, no 1062/07, § 26, 7 juillet 2009, Stubbings et autres, précité, § 51, Howald Moor et autres, précité, § 72, et Sanofi Pasteur c. France, no 25137/16, § 50, 13 février 2020).
33. La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Dès lors, sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la Cour s’en remet à l’interprétation de la législation interne livrée par ces juridictions et sa tâche se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018, S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 148, 22 octobre 2018, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018, et Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 244, 1er décembre 2020).
34. La Cour rappelle enfin sa jurisprudence selon laquelle le refus successif de plusieurs juridictions de trancher un litige sur le fond s’analyse en un déni de justice qui porte atteinte à la substance même du droit à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (Beneficio Cappella Paolini c. Saint-Marin, no 40786/98, § 29, CEDH 2004‑VIII (extraits), Tserkva Sela Sossoulivka c. Ukraine, no 37878/02, §§ 51-53, 28 février 2008, et Bezymyannaya, précité, §§ 30-34).
35. La Cour observe qu’en l’espèce, contrairement aux arrêts précités, le tribunal du district Promyshlenny s’est saisi de la demande sans pour autant la trancher au fond, en la déclarant prescrite. La lecture de la décision fait apparaître que la prescription était le véritable motif du rejet, faisant l’objet d’une motivation circonstanciée, alors que le passage consacré à l’inexistence d’un contrat de travail ne faisait l’objet que d’un raisonnement subsidiaire exposé en quelques lignes qui, pour le surplus, était formulé de manière hypothétique (paragraphe 9 ci-dessus : « ... à supposer même que [la relation de travail] ait eu lieu... ») , non suivies d’une conclusion juridique. Enfin, la décision qui figure au dispositif du jugement est rendue au visa du seul article 392 du code du travail régissant le délai de prescription (paragraphe 16 ci-dessus). Confirmant la décision en appel, la cour régionale a manqué à remédier à la situation. Ainsi, la Cour estime que le seul motif qui sous-tend le jugement est celui de la prescription.
36. La Cour estime que la déclaration que l’action était prescrite n’a pas tranché le litige au fond car le tribunal n’a pas déclaré la demande du requérant justifiée ou non justifiée. La décision de justice ne présente qu’une sanction au demandeur pour s’être abstenu d’agir dans le délai imparti. Le Gouvernement n’affirme pas l’inverse (paragraphe 21 ci‑dessus). La décision de justice attaquée s’analyse donc en une restriction du droit d’accès à un tribunal du requérant.
37. Si la Cour a admis que les délais légaux de prescription poursuivaient plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique ou une bonne administration de la justice (paragraphe 32 ci‑dessus), elle n’est pas convaincue que, dans le cas d’espèce, la restriction contestée ait poursuivi l’un de ces buts légitimes. Même en admettant que la restriction eût poursuivi un de ces buts, la Cour est d’avis qu’elle n’était pas proportionnée à ceux-ci. En effet, agissant de bonne foi, l’intéressé a initialement introduit sa demande dans le délai imparti par la loi devant le tribunal de district Promychlenny, une juridiction qui s’est déclarée finalement compétente. En raison des refus successifs des juridictions de se saisir, le requérant a manqué le délai imparti par le code du travail pour l’introduction de sa demande, délai par ailleurs très court (paragraphe 16 ci‑dessus). Si la Cour s’abstient de porter un jugement sur la conformité à la loi nationale de ces refus successifs, elle constate cependant qu’au moins l’une de ces juridictions avait fait erreur dans l’application des règles de compétence territoriale. La combinaison des décisions d’incompétence et la prescription a atteint le droit d’accès à un tribunal dans sa substance même.
38. De l’avis de la Cour, l’impossibilité pour le requérant de faire valoir ses droits en raison de la prescription extinctive résultait d’une application contradictoire des règles de compétence ratione loci, application dont il n’était nullement responsable, qui a résulté en une méconnaissance du droit d’accès à un tribunal de l’intéressé. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
39. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
40. Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Olga ChernishovaPaul Lemmens
Greffière adjointePrésident
* * *
[1] En droit russe la « déclaration » signifie la signature d’un contrat de travail, l’inscription dans le livret de travail et dans d’autres documents qui restent en possession de l’employeur. L’employé ne peut obtenir une copie de certains de ces documents que sur demande. Le livret de travail, quant à lui, reste en possession de l’employeur jusqu’à la fin du contrat.