PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE DIMITRIOU c. GRÈCE
(Requête no 62639/12)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation au civil du requérant à verser des dommages-intérêts à l’ancien maire d’une ville pour avoir porté atteinte à sa personnalité lors de la publication d’un article dans la presse • Défaut de motifs pertinents et suffisants des autorités nationales • Absence de proportionnalité
STRASBOURG
11 mars 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Dimitriou c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Krzysztof Wojtyczek,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Alena Poláčková,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 62639/12) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet État, M. Antonis Dimitriou (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 18 septembre 2012,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 10 de la Convention,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 février 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
inTRODUCTION
1. La requête concerne notamment la condamnation du requérant au civil de verser des dommages-intérêts à E.K. pour avoir porté atteinte à sa personnalité suite à la publication d’un article dans la presse. Le requérant allègue que cette condamnation aurait porté atteinte à sa liberté d’expression, au sens de l’article 10 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1953 et réside à Héraklion Kritis. Il est représenté par Me A. Vgontzas, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par les délégués de son agent, M. K. Georgiadis, assesseur au Conseil juridique de l’État, et Mme Z. Hadjipavlou, auditrice au Conseil juridique de l’État.
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
5. Le requérant est le président du conseil d’administration et actionnaire principal de la société Ikaros A.E., qui est propriétaire de la chaîne de télévision locale de Crète Kriti TV. Il est également propriétaire et actionnaire principal de la société Kyklos A.E., qui est propriétaire du journal local de Crète Nea Kriti.
6. E.K. est l’ancien maire d’Héraklion, ex-membre du parlement européen et propriétaire d’un journal.
7. Dans l’émission Zougla diffusée le 21 février 2002 par la chaîne de télévision Alpha, E.K. fit des commentaires par téléphone sur le financement des sociétés du requérant. En particulier, il déclara qu’un certain N.T., qui possédait une part importante « du jeu électronique illégal », avait pris une participation au capital social de la société Ikaros A.E. Le Gouvernement indique que cette information émise par E.K. était fondée sur un document établi par la direction du commerce de la préfecture d’Héraklion (« la direction du commerce ») daté du 13 février 2002. Il dit également que, comme les juridictions internes l’ont considéré (voir le jugement no 227/2005 du tribunal de première instance ci-dessous), cette information était incorrecte, car depuis le 31 mai 2000 N.T. avait déjà transféré ses actions à la société en cause. Il précise toutefois que l’inexactitude de l’information diffusée par E.K. résidait dans l’inexactitude d’un procès-verbal de l’assemblée générale de la société Ikaros A.E., qui avait été soumis par celle-ci à la direction du commerce. Le requérant soutient quant à lui que E.K. avait alors tenté d’établir des liens entre les sociétés du requérant et le monde du jeu électronique illégal. En effet, il pense que E.K. a volontairement diffusé des déclarations calomnieuses.
8. Dans le journal Nea Kriti du 22 février 2002, le requérant publia un article niant les allégations de E.K. exposées ci-dessus. Il s’exprima ainsi :
« Kriti TV, réponse à celui qui traîne les autres dans la boue [απάντηση σε λασπολόγο]
E.K., connu pour ses méthodes provocatrices [γνωστό για τις προβοκατόρικες μεθόδους του] a hier dépassé toutes les limites dans sa façon de traîner dans la boue (ξεπέρασε κάθε προηγούμενο λασπολογίας), en essayant d’impliquer Kriti TV dans une nouvelle affaire de diffamation. Si Monsieur (E.)K. est défendeur (...) dans une autre affaire de diffamation portée devant la justice, à l’aube, dans une émission télévisée il a tenté à nouveau de traîner les autres dans la boue [να λασπολογήσει] en diffusant des informations inexactes contre une chaîne de télévision qui, par sa présence, est déjà bien implantée dans la conscience des crétois. Le conseil d’administration de Kriti TV déclare qu’il n’y a pas d’autres actionnaires que ceux déclarés à la direction du commerce. Enfin, dès ce matin, Kriti TV use de tous les recours pour protéger son image et sa dignité. »
9. Le 26 février 2002, dans un article paru dans le journal crétois Patrida, E.K. expliqua que, dans un procès-verbal de l’assemblée générale de la société Ikaros A.E., il avait pris connaissance de la participation de N.T. dans le capital social de celle-ci. Il ajouta que le dirigeant de la société en question avait tenté par l’article paru le 22 février 2002 de dissimuler la vérité.
1. La procédure engagée par le requérant contre E.K.
10. Le 14 octobre 2003, le requérant et la société Ikaros A.E. introduisirent une action pour fausses déclarations contre E.K. devant le tribunal de première instance d’Héraklion (« le tribunal de première instance »). Ils réclamaient notamment la somme de 500 000 euros (EUR) chacun pour le dommage moral qu’ils estimaient avoir subi en raison de la publication de l’article de E.K. daté du 26 février 2002. Ils considéraient que cet article contenait des allégations diffamatoires à leur égard, et que E.K. les avait propagées en ayant connaissance de leur inexactitude.
11. Le 19 mai 2005, le tribunal de première instance rejeta l’action intentée (jugement no 228/2005). Il considéra que les déclarations faites par E.K. étaient fausses mais que celui-ci n’avait pas eu l’intention de diffamer le requérant étant donné qu’il ignorait l’inexactitude des informations en cause. Qui plus est, il estima que la partie de l’article litigieux rédigé par E.K. paru le 26 février 2002, qui se référait à la composition du capital social de la société Ikaros A.E., contenait des allégations qui se fondaient sur la liberté de la presse, et que, par ses propos, E.K. avait voulu critiquer sévèrement le comportement des représentants de la société en question quant au respect de leurs obligations prévues par la loi. Il jugea également que les allégations contenues dans l’article litigieux étaient objectivement nécessaires afin d’exprimer le contenu de la pensée de E.K. et que le style employé par celui-ci n’avait pas outrepassé les limites imposées par la déontologie journalistique. Il ajouta qu’il n’existait en l’espèce aucune intention d’offenser le requérant. Le tribunal obligea également les défendeurs de verser à E.K. 3 000 EUR au titre des frais et dépens.
12. Le 4 juillet 2005, les intéressés interjetèrent appel.
13. La cour d’appel de Crète (« la cour d’appel ») rejeta l’appel (arrêt no 192/2007).
14. Le 27 décembre 2007, les intéressés se pourvurent en cassation et soumirent un mémoire le 19 août 2009.
15. Le 25 avril 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi (arrêt no 706/2012).
2. La procédure engagée par E.K. contre le requérant
16. Le 10 mai 2002, E.K. saisit le tribunal de première instance d’une action en dommages-intérêts contre le requérant, E.M., éditeur du journal, V.S., directeur du journal, et la société Kyklos A.E. Il se disait victime des déclarations du requérant formulées dans l’article litigieux paru le 22 février 2002 (paragraphe 8 ci-dessus) parce qu’elles étaient selon lui diffamatoires et offensantes, et que par conséquent elles avaient porté atteinte à son honneur et à sa réputation. Il réclamait, entre autres, la somme de 500 000 EUR pour dommage moral. Dans son mémoire devant le tribunal de première instance, il réduisit la somme sollicitée à 50 000 EUR.
17. Par un jugement du 19 mai 2005 (no 227/2005), le tribunal de première instance condamna le requérant ainsi que les deux autres défendeurs à verser solidairement à E.K. la somme de 15 000 EUR, en sus d’une partie du montant correspondant aux frais et dépens afférents à la procédure engagée.
18. Le tribunal de première instance indiqua notamment que le droit à la protection de la personnalité et l’octroi à un dédommagement en cas d’atteinte à celui-ci étaient prévus par la loi, et que l’acte portant atteinte aux droits de la personnalité était réputé illégal à moins qu’il ne fût justifié par un intérêt légitime. Il constata en outre que la liberté de la presse était garantie par l’article 14 de la Constitution et l’article 10 de la Convention, mais que l’exercice de cette liberté était soumis à certaines restrictions prévues par la loi.
19. Il releva en outre que les termes « réponse à celui qui traîne les autres dans la boue », « a franchi toutes les limites dans sa façon de traîner les autres dans la boue », « a tenté à nouveau de traîner les autres dans la boue » étaient des termes péjoratifs portant atteinte à la personne de E.K. puisqu’ils faisaient apparaître ce dernier comme une personne qui utilise systématiquement des procédés malhonnêtes dans l’intention de porter atteinte à la réputation des tiers et de les diffamer et qu’ils faisaient naître le sentiment que celui-ci était dépourvu de valeurs morales. Il ajouta que le requérant avait utilisé les termes en cause dans l’intention de porter clairement atteinte à l’honneur et à la réputation de E.K. Il indiqua notamment que cette intention se caractérisait par la répétition dans l’article de phrases similaires, ce qui intensifiait l’impression que E.K. était une personne qui systématiquement « traîn[ait] les autres dans la boue ». Il ajouta également que l’atteinte à l’honneur et à la réputation de E.K. n’était atténuée ni par l’utilisation répétée de termes similaires, ni par le fait que l’usage des termes en question était considéré comme normal dans le langage journalistique, puisque les propos attribués au requérant étaient objectivement insultants. Il rejeta en outre la thèse selon laquelle le requérant avait agi légitimement au motif que le caractère offensant de l’article litigieux, qui avait été écrit à l’égard de E.K., personne publique de la ville d’Héraklion, ressortait clairement. Il ajouta que les termes en cause n’étaient pas objectivement nécessaires pour que le requérant exprimât son opinion car, d’une part, il aurait pu porter à la connaissance des lecteurs la situation telle qu’elle était réellement et, d’autre part, à l’exception d’une phrase informant les lecteurs de la composition du capital social de la société Ikaros A.E., l’article litigieux révélait que le requérant n’avait eu d’autre but que de porter préjudice à E.K. Quant à la somme accordée à E.K., le tribunal s’exprima ainsi :
« (...) Évaluant la nature et la gravité de l’atteinte portée au demandeur, les circonstances de celle-ci, à savoir l’endroit, le temps et le moyen, la faute des personnes physiques, la publicité donnée à l’atteinte, ainsi que la situation professionnelle, sociale et financière des parties, le tribunal considère que l’indemnité raisonnable qui devrait être accordée au demandeur s’élève à 15 000 euros (...). »
20. Le 4 juillet 2005, le requérant et les deux autres défendeurs interjetèrent appel du jugement no 227/2005 devant la cour d’appel. Ils alléguaient notamment que le tribunal de première instance avait interprété et appliqué de manière erronée le droit interne, qu’il avait procédé à une appréciation inexacte des preuves et qu’il avait motivé son jugement de manière vague et contradictoire. Ils n’ont pas invoqué d’emblée l’article 10 de la Convention.
21. Le 6 juin 2006, E.K. forma un appel incident devant le même tribunal.
22. Par un arrêt du 22 mai 2007 (no 191/2007), la cour d’appel confirma le jugement attaqué. Elle reprit les conclusions du tribunal de première instance et considéra que les termes de l’article litigieux étaient méprisants, qu’ils n’étaient pas nécessaires pour traduire la pensée du requérant, qu’ils allaient « au-delà du champ délimité dans lequel le journalisme et la liberté de la presse devaient évoluer » et qu’ils « portaient atteinte à l’honneur et à la réputation » de E.K.
23. Le 28 décembre 2007, le requérant et les deux autres défendeurs formèrent un pourvoi en cassation dans lequel ils se plaignaient, tout d’abord, d’une violation par la cour d’appel du droit interne applicable. En particulier, ils soutenaient qu’en vertu de l’article 14 de la Constitution, toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses idées par la parole, par écrit et par la voie de la presse, en observant les lois de l’État. Ils ajoutaient que la critique envers les personnes publiques était permise, même si elle contenait l’expression d’une pensée défavorable et incisive. En outre, ils plaidaient que l’article litigieux constituait un acte de défense visant à protéger leur honneur et leur réputation contre les informations inexactes diffusés par E.K. Ensuite, ils soutenaient que la cour d’appel n’avait pas pris en compte les allégations ayant une incidence significative sur l’issue du procès, et que l’arrêt d’appel était dépourvu de motivation suffisante. La juridiction d’appel n’avait pas considéré selon eux des documents qu’ils lui avaient soumis. Ils n’ont pas invoqué d’emblée l’article 10 de la Convention.
24. Dans leur mémoire, déposé le 19 août 2009, le requérant et les deux autres intéressés faisaient valoir des moyens de cassation concernant l’application erronée par la cour d’appel du droit interne et la motivation insuffisante de l’arrêt attaqué.
25. Le 25 avril 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi (arrêt no 707/2012). Elle considéra que, conformément à l’article 14 de la Constitution, la presse exerce une fonction sociale et a pour mission l’information de l’opinion publique. Elle estima toutefois que la liberté de la presse ne constitue pas un but en soi, et que le droit de diffuser des informations peut être soumis à certaines restrictions légales, sous condition que ces restrictions soient de nature générale, constituent des mesures préventives et ne portent pas atteinte au noyau dur de la liberté de la presse. Elle ajouta que l’acte insultant ou diffamatoire n’est pas réputé illégal, lorsque l’atteinte en cause est justifiée par un intérêt légitime ou pour protéger un droit. Les auteurs d’articles de presse et de faits relatant le comportement des personnes publiques ont, selon la Cour de cassation, un tel intérêt. Toutefois, lorsque l’acte en cause à l’origine de l’atteinte aux droits de la personnalité s’analyse en un acte diffamatoire ou a pour but d’offenser, le caractère illégal de l’acte n’est pas levé. En l’espèce, la Cour de cassation estima que la cour d’appel avait correctement interprété le droit interne pertinent et que la motivation de son arrêt était légale et ne comportait ni contradictions ni lacunes.
26. Le 28 juillet 2008, le requérant effectua un dépôt de 20 375 euros auprès de la caisse des prêts et des consignations au titre des frais et dépens devant les juridictions internes. E.K. figurait en tant que titulaire sur la preuve de versement.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
27. Les dispositions du droit interne pertinent en l’espèce sont mentionnées dans les arrêts Kapsis et Danikas c. Grèce (no 52137/12, §§ 18‑20, 19 janvier 2017), et Koutsoliontos et Pantazis c. Grèce, nos 54608/09 et 54590/09, §§ 22-25, 22 septembre 2015).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
28. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression en raison de sa condamnation par les juridictions civiles à verser à E.K. la somme de 15 000 EUR. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties
29. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique que ni en appel, ni en cassation, ni dans son mémoire le requérant n’a allégué devant les juridictions internes une violation de son droit garanti par l’article 10 de la Convention devant les juridictions internes et ce malgré la prise en compte par celles-ci de cette disposition dans leur jurisprudence. Il précise qu’en appel le requérant s’est borné à invoquer des raisons liées à l’interprétation et à l’application du droit interne ainsi qu’à l’appréciation des preuves par le tribunal de première instance et qu’en cassation il n’a, même en substance, pas invoqué l’article 10. Au contraire, les moyens de cassation soulevés se limitaient aux griefs concernant la violation des dispositions du droit interne, l’absence de prise en compte des allégations qui auraient eu, selon le requérant, une incidence importante sur l’issue de la procédure, la motivation insuffisante de l’arrêt attaqué et l’absence de considération par la cour d’appel de documents que le requérant lui aurait soumis.
30. Le requérant soutient quant à lui qu’il n’est pas nécessaire d’invoquer le droit conventionnel explicitement devant les juridictions internes, mais qu’il suffit de l’invoquer en substance. Il plaide qu’il a épuisé les voies de recours internes relativement à son grief concernant son droit à la liberté d’expression. En particulier, il soutient qu’il a déclaré à tous les stades de la procédure que les faits sur lesquels son jugement de valeur s’était fondé étaient vrais et incontestés, que les propos de E.K. étaient inexactes, que ce dernier aurait dû faire preuve de davantage de tolérance en tant que politicien, journaliste et ancien maire, que son jugement de valeur s’était exprimé en corrélation avec le comportement de E.K. dans son ensemble, et notamment en lien avec « les attaques personnelles » que ce dernier avait propagées volontairement dans tout le pays et enfin que son jugement de valeur aurait dû être considéré après examen de la polémique engagée entre E.K.et lui.
2. Appréciation de la Cour
31. La Cour rappelle que la finalité de la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de redresser les violations alléguées contre eux avant qu’elles ne soient soumises à la Cour. Ainsi, le requérant doit avoir utilisé les ressources judiciaires offertes par la législation nationale, pourvu qu’elles se révèlent efficaces et suffisantes (voir, entre autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999-I). Par ailleurs, la règle de l’épuisement des voies de recours internes doit s’appliquer « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif ». En même temps, elle oblige, en principe, à soulever devant les juridictions nationales appropriées, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite au niveau international (voir, parmi beaucoup d’autres, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 44, CEDH 2006-II).
32. La Cour note que dans son pourvoi en cassation du 28 décembre 2007, le requérant a invoqué l’article 14 de la Constitution grecque, qui garantit à toute personne le droit d’exprimer et de diffuser ses idées par la parole, par écrit et par la voie de la presse, en observant les lois de l’État, et qui est alors l’équivalent de l’article 10 de la Convention (paragraphe 23 ci‑dessus). Le pourvoi contenait également l’argument du requérant que la critique envers les personnes publiques était permise, même si elle contenait l’expression d’une pensée défavorable et incisive.
33. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que le requérant a rendu ainsi la haute juridiction attentive à des impératifs de la liberté d’expression qui se reflète aussi dans la Convention. Sans s’appuyer en termes exprès sur cette dernière, il a puisé dans le droit interne des arguments qui équivalaient à dénoncer, en substance, une atteinte aux droits garantis par l’article 10. Il a ainsi donné à la Cour de cassation l’occasion d’éviter ou de redresser les violations alléguées, conformément à la finalité de l’article 35 § 1 (Karapanagiotou et autres c. Grèce, no 1571/08, § 29, 28 octobre 2010). Dès lors, il convient de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
34. Le requérant allègue que les juridictions internes n’ont ni placé ses jugements de valeur dans le contexte général de l’affaire, à savoir notamment les attaques non provoquées d’E.K. contre lui, ni fourni une analyse de sa situation financière avant de conclure au montant d’indemnisation dû par lui à E.K. Il ajoute que le montant de cette indemnisation était disproportionné au but légitime poursuivi et excessivement lourd pour un petit journal local. Le requérant plaide en outre que, dans son article, il a fait des jugements de valeur, dont la vérité n’est pas susceptible d’être prouvée. Toutefois, ses jugements de valeur ont eu une véritable base factuelle car E.K. avait déjà menti sur l’affaire dans le passé et, en l’espèce, il ne disait pas la vérité.
35. Selon le requérant, les expressions utilisées étaient nécessaires et justifiées, vu les insultes publiques répétées d’E.K. et la croyance du requérant qu’E.K. mentait sciemment à plusieurs reprises et répandait ses fausses allégations par l’intermédiaire de la télévision, de la presse et des stations de radio. Le requérant ajoute que E.K., en tant que personnage public, a placé consciemment ses dires au scrutin public et devrait par conséquent démontrer un degré plus élevé de tolérance comparé aux individus privés. Il estime qu’il a réagi en tant que « journaliste dans le contexte du dialogue public et de confrontation avec E.K. » et qu’il n’avait pas tenté de diffuser l’article dans tout le pays car il n’a ni republié l’article dans des journaux athéniens ni apparu pour participer aux émissions de télévision ou de radio nationaux. Il s’ensuit, selon le requérant, que l’isolement de deux phrases de son article par les juridictions internes a limité sa liberté d’expression d’une manière disproportionnée car il était clair des expressions utilisées qu’il ne cherchait pas à insulter E.K. mais de critiquer, de manière aigue mais juste, afin de défendre, en tant que journaliste, la vérité et sa réputation. Or, dans leurs jugements, les juridictions internes ont mis l’importance sur la nécessité de protéger l’honneur et la réputation d’E.K., sans expliquer pourquoi cela était plus important que sa liberté d’expression.
36. Le requérant plaide en outre que, comme les juridictions internes l’ont considéré, il n’a pas fait une fausse déclaration contre E.K. (décisions nos 228/2005 du tribunal de première instance et 192/2007 de la cour d’appel) et que E.K. avait procédé à une fausse déclaration contre lui (décisions nos 227/2005 du tribunal de première instance et 191/2007 de la cour d’appel). Toutefois, il a été obligé de dédommager E.K.
b) Le Gouvernment
37. Le Gouvernement soumet qu’en l’espèce il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention. Il allègue que, même si l’on admet qu’une ingérence dans ce droit a eu lieu, celle-ci était prévue par la loi, qu’elle poursuivait un but légitime et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique. En particulier, il estime que la condamnation du requérant de payer la somme de 15 000 EUR solidairement avec les deux autres défendeurs était fondée sur la loi et plus précisément sur les dispositions de l’article unique de la loi no 1178/1981 et les articles 57 et 59, 914 et 932 du Code Civil (CC), combinés avec les articles 361 et 367 du Code Pénal (CP). Le Gouvernement ajoute que le cadre juridique était connu, clair et prévisible. Quant à la sanction imposée, le Gouvernement soumet qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation et des droits des tiers et le respect d’un niveau minimum de qualité du dialogue public et de l’information exprimée par la voie de la presse.
38. Le Gouvernement ajoute que les juridictions internes ont admis que les expressions contenues dans la publication en cause étaient susceptibles de porter atteinte à l’honneur d’E.K. car elles désignaient une personne qui avait systématiquement recours à des moyens malhonnêtes pour réaliser ses objectifs et donnaient l’impression que le demandeur, qui avait été député européen et maire était un individu qui dénigraient systématiquement pour atteindre ses buts. Le Gouvernement plaide en outre que les juridictions internes ont examiné de manière approfondie l’allégation du requérant et qu’il avait un intérêt justifié pour la protection de son honneur et de sa réputation. Le Gouvernement estime que les juridictions internes reconnaissent aux journalistes un intérêt d’information du public, ce qui justifie la critique aigue. Toutefois, en l’espèce, les juridictions du fond ont conclu que le ton de l’article faisait ressortir un but d’injure d’E.K. et que, dès lors, le caractère injuste de l’acte visé à l’article 367 § 2 du CP n’avait pas disparu.
39. Selon le Gouvernement, les qualifications en cause n’étaient pas objectivement nécessaires et il aurait suffi d’exposer les éléments reflétant la vraie situation quant aux actionnaires. Il ajoute que les expressions susvisées avaient dépassé les limites du droit d’expression, vu qu’elles ont porté atteinte à l’honneur d’E.K. Afin de former cette opinion, les juridictions ont tenu compte du contenu intégral de la publication en cause mais également du contexte de la publication. Elles se sont fondées sur une appréciation des faits « admissible selon la perception de l’homme moyen prudent » et, en tout état de cause, pleinement motivée. Dès lors, toujours selon le Gouvernement, les juridictions nationales ont procédé à une mise en balance des intérêts en conflit, à savoir la protection de la réputation d’E.K. énoncée à l’article 8 de la Convention et la liberté de la presse visée par l’article 10 de la Convention. Le Gouvernement soumet en outre que l’article 10 de la Convention ne protège pas des expressions « purement injurieuses » susceptibles de porter atteinte à l’honneur d’une personne. De plus, selon le Gouvernement, même si l’on considère que les phrases incriminées sont des jugements de valeur, les juridictions nationales ont dit qu’elles constituaient des qualifications et ont examiné si elles reposaient sur une base factuelle suffisante. En particulier, il fut considéré que l’information fournie par E.K. était basée sur le document du 13 février 2002 de la direction du commerce. L’erreur qui y était contenu était due à la société Ikaros A.E. car c’est elle qui avait soumis un procès-verbal erroné de son assemblée générale à la direction du commerce. En effet, selon le Gouvernement, E.K. n’était pas au courant de l’inexactitude de ses dires. C’est sur cette base que les juridictions nationales ont conclu qu’il n’était pas responsable dans le cadre de l’action que le requérant et la société Ikaros A.E. avaient introduit contre lui. Il s’ensuit, selon le Gouvernement, qu’il n’y existait pas en l’espèce une base factuelle suffisante pour les qualifications en cause contre E.K.
40. Le Gouvernement soumet en outre que la gravité des caractérisations en cause exigeait une base factuelle suffisante. L’emploi d’un langage offensant et l’intensité des expressions incriminées n’étaient pas indispensables pour que le requérant exprime sa position. Selon le Gouvernement, la controverse entre le requérant et E.K., ainsi que le litige qui était pendant, ne pouvaient pas justifier l’emploi des expressions en cause. Il plaide enfin que le mode de diffusion des caractérisations en cause, à savoir la publication dans un journal, démontre que le requérant disposait du temps de réflexion nécessaire. Qui plus est, le montant de 15 000 EUR était selon le Gouvernement proportionné en tant qu’indemnisation pour E.K., la publication dans un journal local ne diminuait en rien la gravité de l’atteinte à l’honneur d’E.K. car elle présentait un intérêt local accru, dans la mesure où E.K. était notamment ancien maire.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence
41. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation au civil du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice du droit de celui-ci à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) Sur la justification de l’ingérence
42. La Cour rappelle qu’une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si l’ingérence en cause était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI).
1. Prévue par la loi
43. Dans la présente affaire, il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 57, 59, 914 et 932 du CC, combinés avec les articles 361, 362 et 367 du CP.
2. But légitime
44. La Cour considère que l’ingérence visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’espèce de E.K. (voir, mutatis mutandis, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 42, CEDH 2003-V, et Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 38, CEDH 2002‑II). Il reste à vérifier si l’ingérence en question était « nécessaire dans une société démocratique ».
3. Nécessaire dans une société démocratique
1) Principes généraux
45. La Cour rappelle que son rôle consiste à statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » à la liberté d’expression se concilie avec l’article 10 de la Convention. Pour ce faire, elle considère l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants », ainsi que si l’ingérence était « proportionnée au but légitime poursuivi » et nécessaire dans une société démocratique. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II).
46. La Cour souligne d’emblée le rôle éminent de la presse dans une société démocratique en tant que « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III). En raison de ce rôle, la liberté journalistique implique aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 34, CEDH 2002‑II).
47. S’agissant de la nature des propos susceptibles de porter atteinte à la réputation d’un individu, la Cour distingue traditionnellement entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, 23 avril 2015).
48. De surcroît, dans le contexte d’une procédure pour diffamation ou injure, la Cour doit mettre en balance un certain nombre de facteurs supplémentaires lorsqu’elle apprécie la proportionnalité de la mesure incriminée. Tout d’abord, s’agissant de l’objet des propos litigieux, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, sont plus larges qu’à l’égard d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 117-121, CEDH 2015 (extraits), Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103). Ce principe ne s’applique pas uniquement dans le cas de l’homme politique mais s’étend à toute personne pouvant être qualifiée de personnage public, à savoir celle qui, par ses actes (voir, en ce sens, Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 37, 26 février 2002, et News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 54, CEDH 2000‑I) ou sa position même (Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, § 36, 14 décembre 2006), entre dans la sphère de l’arène publique (voir aussi Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 110, CEDH 2012). La Cour doit en outre vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression, consacrée par l’article 10 de la Convention, et, d’autre part, celle du droit à la réputation des personnes mises en cause, qui, en tant qu’élément de la vie privée, se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70 in fine, CEDH 2004‑VI).
2) Application de ces principes à la présente espèce
49. Dans la présente affaire, la Cour observe que les parties ont axé leur argumentation sur la nécessité de l’ingérence en cause. Elle se penchera par conséquent sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants, en prenant notamment en compte la nature des termes litigieux et le statut de la personne visée par ceux-ci.
50. En ce qui concerne la nature des propos incriminés, la Cour considère que les phrases, « réponse à celui qui traîne les autres dans la boue », « a franchi toutes les limites dans sa façon de traîner dans la boue », « a tenté à nouveau de traîner les autres dans la boue » lues dans leur contexte, sont plutôt un jugement de valeur non susceptible d’être prouvé qu’un fait dont la matérialité peut être objectivement établie. Au demeurant, cette phrase n’était pas dépourvue de toute base factuelle. En effet, comme il ressort du dossier, E.K. avait fait des commentaires par téléphone pendant une émission de télévision sur le financement des sociétés du requérant (paragraphe 7 ci-dessus). En particulier, il déclara qu’un certain N.T., qui possédait une part importante « du jeu électronique illégal », avait pris une participation au capital social de la société Ikaros A.E. À supposer même que cette information était fondée sur un document établi par la direction de commerce, elle était néanmoins incorrecte quant à la date des circonstances allégués, ce qui n’est pas contesté par les parties. Il est vrai que, comme les juridictions civiles l’ont considéré dans le cadre de la procédure engagé par E.K. contre le requérant (paragraphes 16 à 25), aucune intention de la part d’E.K. de diffamer le requérant ne ressort du dossier. Or, il n’en demeure pas moins que, le 22 février 2002, date de publication de son article et un jour uniquement après les commentaires d’E.K., le 21 février 2002, le requérant était convaincu qu’E.K. présentait volontairement une version des faits qui n’était pas correcte et qu’E.K. avait alors tenté d’établir des liens entre les sociétés du requérant et le monde du jeu électronique illégal.
51. La Cour note en outre que, comme il ressort des arrêts des juridictions internes, ces dernières n’ont pas examiné les propos incriminés dans le contexte général de l’affaire pour évaluer l’intention du requérant. La Cour note à cet égard que l’article litigieux faisait partie d’une réponse aux commentaires d’E.K. du 21 février 2002. En effet, l’article en cause intitulé « Kriti TV, réponse à celui qui traîne les autres dans la boue », se présentait sous la forme de réponse du requérant quant aux allégations faites par E.K. le 21 février 2002 et contenait également des informations concernant les actionnaires de la société Kriti TV et informait les lecteurs que Kriti TV avait usé « des recours pour protéger son image et sa dignité ».
52. La Cour est d’avis que les juridictions internes auraient dû replacer les phrases litigieuses dans leur contexte. Au contraire, les juridictions nationales ont examiné les phrases litigieuses en les détachant du contexte de l’article pour conclure, entre autres, qu’ils n’étaient pas nécessaires pour traduire la pensée du requérant et qu’ils allaient « au-delà du champ délimité dans lequel le journalisme et la liberté de la presse devaient évoluer » (paragraphe 22 ci-dessus). Les tribunaux internes sont plutôt appelés à examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention de l’auteur des propos litigieux justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération (I Avgi Publishing and Press Agency S.A. et Karis c. Grèce, no 15909/06, § 33, 5 juin 2008).
53. Ensuite, en ce qui concerne le statut de la cible des propos incriminés, la Cour note qu’E.K. est l’ancien maire d’Héraklion, ex-membre du parlement européen et propriétaire d’un journal. S’il est vrai que l’article ne visait pas E.K. en une qualité politique, car il ressort du dossier qu’à l’époque des faits il était uniquement propriétaire d’un journal, les expressions utilisées par le requérant ne sauraient être jugées comme étant des offenses gratuites car elles s’inscrivaient dans le contexte d’une affaire opposant publiquement le requérant et E.K. et concernant l’indépendance de la presse.
54. Enfin, s’agissant du rapport de proportionnalité de la somme allouée avec l’atteinte causée à la réputation d’E.K. la Cour constate que les juridictions compétentes ont condamné le requérant ainsi que deux autres défendeurs à verser à l’intéressé la somme de 15 000 EUR, en sus d’une partie du montant correspondant aux frais et dépens afférents à la procédure engagée, à savoir 1 500 euros. Elle note tout d’abord que les juridictions internes indiquent avoir pris en considération la nature et la gravité de l’atteinte portée au demandeur, la publicité donnée à l’atteinte, ainsi que la situation professionnelle, sociale et financière des parties. Or il apparaît que les tribunaux nationaux ont pris en compte ces éléments de manière générale et qu’ils n’ont pas, par exemple, procédé à une analyse de la situation financière des requérants.
4. Conclusion
55. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants pour justifier la condamnation au civil à verser des dommages-intérêts à E.K., que la sanction n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi et que cette condamnation ne répondait pas à un « besoin social impérieux » et n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.
56. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
57. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
58. Le requérant demande 50 249, 48 EUR au titre du dommage matériel qu’il estime avoir subi. Ce montant correspond, selon le requérant, à l’indemnisation octroyée à E.K., y compris les intérêts et les frais de justice qu’il a été obligé de payer par les décisions nos 228/2005 et 227/2005 du tribunal de première instance. Le requérant réclame en outre 20 000 EUR au titre du dommage moral subi.
59. Le Gouvernement soutient que les sommes réclamées sont infondées. En particulier, en ce qui concerne la somme de 20 375 euros, que le requérant allègue avoir versé au titre des frais et dépens par un dépôt effectué auprès de la caisse des prêts et des consignations, ainsi que la somme de 48 528 euros qu’il allègue avoir été obligé de verser n’ont pas de lien de causalité avec la procédure litigieuse, étant donné que seules les sommes octroyées par l’arrêt no 227/2005 sont liées à la procédure litigieuse. Le Gouvernement ajoute qu’il ne ressort pas clairement du dossier quelles sommes ont été réellement versées par lui.
60. S’agissant du dommage moral allégué, le Gouvernement soutient que la somme de 20 000 euros est excessive et infondée. Il est d’avis qu’un éventuel constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante.
61. En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour considère qu’il y a un lien de causalité entre la violation constatée en la présente affaire et la sanction pécuniaire, les intérêts et les frais de justice du plaignant que le requérant a été condamné à payer au titre de la décision no 227/2005 (voir, Lionarakis c. Grèce, no 1131/05, § 59, 5 juillet 2007). Au vu des éléments du dossier, la Cour octroie 25 000 euros au titre de dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt.
62. La Cour estime en outre que le requérant a souffert d’un préjudice moral certain, du fait de la violation de son droit garanti par l’article 10 de la Convention. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 2 000 euros pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
63. Le requérant ne réclame pas de somme à ce titre.
64. Le Gouvernement ne se prononce pas sur ce point.
65. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu de l’absence d’une demande y relative de la part du requérant, la Cour ne lui alloue aucune somme à ce titre.
3. Intérêts moratoires
66. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
1. 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
2. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
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Renata DegenerKsenija Turković
Greffière adjointePrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Wojtyczek.
K.TU.
R.D.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE WOJTYCZEK
1. Si je souscris à la conclusion exprimée dans le dispositif du présent arrêt, j’ai néanmoins des réserves concernant l’approche adoptée dans sa motivation. Je trouve aussi l’arrêt très problématique du point de vue de la justice procédurale. Dans le contexte d’un litige entre le requérant et E.K., la Cour a décidé de statuer sans entendre au préalable E.K., alors que son arrêt touche entre autres au droit de ce dernier à la protection de sa réputation et remet complètement en cause la protection qui lui avait été accordée par les juridictions nationales (voir, en comparaison, mon opinion séparée jointe à l’arrêt Monica Macovei c. Roumanie, no 53028/14, 28 juillet 2020).
2. La présente affaire révèle encore une fois les faiblesses de la méthodologie adoptée par la Cour dans les litiges concernant la liberté d’expression. L’approche établie dans la jurisprudence est fondée sur la dichotomie entre allégations factuelles et jugements de valeur (sur cette dichotomie, voir par exemple H. Putnam, The Collapse of the Fact/Value Dichotomy and Other Essays, Cambridge, Mass., Harvard University Press 2002). Si une telle dichotomie est très importante pour la philosophie positiviste et la théorie de l’argumentation juridique, elle est largement insuffisante pour appréhender la richesse des langues naturelles et la complexité linguistique des énoncés dans le cadre du contentieux concernant les limites de la liberté d’expression.
Les énoncés dans les langues naturelles peuvent avoir non seulement une fonction descriptive ou évaluative, mais aussi une fonction émotive ou directive (sur ces questions, voir par exemple I.M. Copi, C. Cohen, Introduction to Logic (10th Edition), Upple Saddle River, Prentice Hall Inc., 1998, p. 89-120). On peut distinguer aussi d’autres fonctions, en particulier la fonction performative (J.L. Austin, How To Do Things With Words, Cambridge, Mass., Harvard University Press 1962). Dans les affaires concernant les excès de la liberté d’expression, la fonction émotive, consistant à exprimer les émotions du locuteur et à susciter des émotions dans l’auditoire, est particulièrement importante (on peut donner l’exemple suivant : E.S. c. Autriche, no 38450/12, §§ 12, 14, 21 52, 53 et 57, 25 octobre 2018). De plus, un même énoncé peut avoir plusieurs fonctions différentes à la fois. Les énoncés faisant l’objet de litiges correspondent rarement à l’une des deux notions utilisées par la Cour. Dans ces conditions, la dichotomie établie dans la jurisprudence ressemble à un lit de Procruste (voir, en comparaison, H. Putnam, op. cit., p. 26). Dans nombre d’affaires, les efforts déployés pour faire entrer à tout prix les énoncés dans ce cadre rigide détournent parfois l’esprit d’aspects bien plus importants des circonstances de l’espèce. En particulier, il arrive que la Cour qualifie certains propos de jugements de valeur sans tenir compte du fait que ces mêmes propos transmettent aussi une information sur les faits et que cette information peut être erronée.
Un appareil conceptuel insuffisant peut facilement déformer l’analyse du juge et conduire à des décisions injustes. Par conséquent, l’approche actuelle, monodimensionnelle et simplificatrice à l’excès, devrait être abandonnée au profit d’une approche multidimensionnelle des énoncés faisant objet de litiges. La jurisprudence devrait tenir compte, dans une plus large mesure, non seulement de la complexité de la réalité linguistique, mais aussi du savoir mis à la disposition du juge par la théorie du droit et la sémiotique juridique pour appréhender cette complexité. En particulier, il est indispensable de prendre en compte non seulement la coexistence possible des fonctions descriptive et évaluative d’un même énoncé, mais aussi des autres fonctions du langage et notamment la fonction émotive, mentionnée ci-dessus. Pour apprécier un acte de langage, il faut examiner aussi son impact combiné dans ses dimensions descriptive, évaluative, émotive, directive et autres.
3. Dans la présente affaire, la Cour a exprimé l’opinion suivante au paragraphe 50 :
« En ce qui concerne la nature des propos incriminés, la Cour considère que les phrases, « réponse à celui qui traîne les autres dans la boue », « a franchi toutes les limites dans sa façon de traîner dans la boue », « a tenté à nouveau de traîner les autres dans la boue » lues dans leur contexte, sont plutôt un jugement de valeur non susceptible d’être prouvé qu’un fait dont la matérialité peut être objectivement établie. »
Il serait plus judicieux de dire que les propos incriminés ont à la fois une dimension descriptive, évaluative et émotive et de les analyser toutes les trois plus en profondeur. Les expressions citées non seulement expriment un jugement de valeur mais aussi informent sur les réactions du public aux propos d’E.K., expriment les émotions du locuteur et ont pour but de susciter des fortes émotions négatives parmi les lecteurs.
4. La Cour a exprimé aussi, au paragraphe 52, le point de vue suivant :
« La Cour est d’avis que les juridictions internes auraient dû replacer les phrases litigieuses dans leur contexte. (...) Les tribunaux internes sont plutôt appelés à examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention de l’auteur des propos litigieux justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération (I Avgi Publishing and Press Agency S.A. et Karis c. Grèce, no 15909/06, § 33, 5 juin 2008). »
Je souscris entièrement à l’économie générale de cette approche, consistant à analyser l’acte de langage dans le contexte de la situation communicationnelle. Toutefois, cette analyse devrait être enrichie aussi par la prise en considération d’autres éléments pertinents, comme la perception du locuteur par le public, la nature de l’auditoire et ses réactions, la façon dont l’information transmise a pu être reçue et comprise par l’auditoire ainsi que les émotions et les jugements de valeur qui ont pu être suscités par les propos incriminés.
5. Au paragraphe 47, la Cour résume dans ces termes sa position concernant les jugements des valeurs :
« S’agissant de la nature des propos susceptibles de porter atteinte à la réputation d’un individu, la Cour distingue traditionnellement entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, 23 avril 2015). »
On peut ajouter que la Cour insiste souvent sur ce que les jugements de valeur expriment l’appréciation subjective d’un locuteur (voir par exemple Zakharov c. Russie, no 14881/03, § 30, 5 octobre 2006, et Falzon c. Malte, no 45791/13, § 60, 20 mars 2018). L’approche de la Cour décrite ci-dessus exprime un parti pris philosophique tranché.
6. Il faut remarquer ici que la distinction entre allégations factuelles et jugements de valeur a perdu peu à peu de sa pertinence. Déjà, dans l’affaire Krone Verlag GmbH & Co. KG et Mediaprint Zeitungs-und Zeitschriftenverlag GmbH & Co. KG c. Autriche (décision, no 42429/98, 20 mars 2003), la Cour affirmait que la différence entre ces deux classes d’énoncés se trouvait uniquement dans le niveau de preuve factuelle à établir (« their difference finally lies in the degree of factual proof, which has to be established »). Dans la jurisprudence récente, l’acceptabilité des énoncés concernant les faits (c’est-à-dire des propositions, au sens de la logique) est appréciée, de plus en plus fréquemment, selon le même critère que celui utilisé auparavant pour les jugements de valeur – celui de la base factuelle suffisante, et non pas celui de la vérité (voir par exemple : Monica Macovei, précité, § 75, Makraduli c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, nos 64659/11 et 24133/13, § 75, 19 juillet 2018, Kurski c. Pologne, no 26115/10, § 56, 5 juillet 2016, et Braun c. Pologne, no 30162/10, § 50, 4 novembre 2014). L’appréciation en fonction de la base factuelle suffisante présuppose nécessairement des choix axiologiques.
7. L’approche de la Cour, fondée sur la dichotomie entre fait et valeur, soulève la question suivante. La Cour formule elle-même de façon explicite des jugements de valeur (voir par exemple Gündüz c. Turquie (décision), no 59745/00 13 novembre 2003, et Sekmadienis Ltd. c. Lituanie, no 69317/14, § 82, 30 janvier 2018) et, encore plus souvent, se fonde sur des jugements de valeur implicites. Dans ces deux types de situations, elle rejette ainsi implicitement des jugements différents ou opposés. Parfois, elle disqualifie expressément certains jugements de valeur (voir par exemple Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 53, première phrase, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII). Dans certaines affaires, la Cour en formulant des appréciations se réfère aux notions de « valeur fondamentale » (par exemple : Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 97, CEDH 2005‑VII), de « justification objective » (voir, par exemple, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 59, 61 et 66, CEDH 2006‑VI), de « point de vue objectif » (Murat Vural c. Turquie, no 9540/07, § 54, 21 octobre 2014) ou de « valeur objective » (Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 74, CEDH 2003‑IX (extraits)). De plus, l’application du principe de proportionnalité consiste à résoudre des conflits de valeurs et à formuler des énoncés évaluatifs pour justifier les arrêts rendus. On peut dire, d’une façon plus générale, que juger c’est rendre des jugements de valeur.
Bien que – comme la Cour l’affirme elle-même – aucun de ces jugements de valeur ne se prête à une démonstration de son exactitude et bien que leur véracité ne puisse se démontrer (voir par exemple Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 85, CEDH 2001‑VIII), elle exprime néanmoins de façon implicite la prétention que ses propres jugements de valeur devraient être reconnus comme objectivement valides ou légitimes et non comme exprimant une appréciation subjective qui équivaudrait à toutes les autres circulant sur le libre marché des idées. Quels sont donc la nature et le fondement des jugements de valeur et quels sont les critères permettant d’apprécier leur acceptabilité et leur validité objectives ? Pourquoi certains jugements de valeur sont-ils meilleurs que d’autres ?
Dans ce contexte, on peut proposer – de sententiae ferenda – l’approche suivante. Il faudrait partir du postulat selon lequel les énoncés évaluatifs sont en principe susceptibles de justification rationnelle. En appréciant la compatibilité avec l’article 10 d’une ingérence dans la liberté d’expression, il faudrait examiner, entre autres facteurs, si l’énoncé évaluatif en cause peut être justifié.