GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE VAVŘIČKA ET AUTRES c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE
(Requêtes nos 47621/13 et 5 autres)
ARRÊT
Art 8 • Vie privée • Amende infligée à un parent et exclusion des enfants d’établissements préscolaires pour non-respect de l’obligation légale de vaccination des enfants • Consensus européen général favorable à l’obtention du niveau de couverture vaccinale le plus élevé possible • Solidarité sociale vis-à-vis des personnes les plus vulnérables appelant le reste de la population à prendre un risque minime en se faisant vacciner • Stratégie de vaccination obligatoire répondant au besoin social impérieux de protéger la santé individuelle et publique contre les maladies bien connues de la médecine et d’éviter toute tendance à la baisse du taux de vaccination des enfants • Politique de vaccination obligatoire compatible avec l’intérêt supérieur des enfants, à considérer à la fois individuellement et en tant que groupe, et exigeant que tout enfant soit protégé contre les maladies graves au moyen de la vaccination • Régime national permettant l’octroi de dispenses et comportant des garanties procédurales • Précautions nécessaires mises en place, notamment le contrôle de l’innocuité des vaccins employés et la recherche au cas par cas d’éventuelles contre indications • Caractère non excessif de l’amende infligée et absence de conséquences pour l’éducation des enfants d’âge scolaire • Caractère limité dans le temps des effets subis par les enfants requérants, leur statut vaccinal n’ayant pas eu d’incidence sur leur admission à l’école élémentaire • Mesures litigieuses proportionnées aux buts légitimes poursuivis • Ample marge d’appréciation non outrepassée
STRASBOURG
8 avril 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Vavřička et autres c. République tchèque,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Ksenija Turković,
Paul Lemmens,
Síofra O’Leary,
Yonko Grozev,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Armen Harutyunyan,
Pere Pastor Vilanova,
Marko Bošnjak,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski,
Lado Chanturia,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er juillet 2020 et le 13 janvier 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent six requêtes (nos 47621/13, 3867/14, 73094/14, 19298/15, 19306/15 et 43883/15) dirigées contre la République tchèque et dont six ressortissants de cet État, M. Pavel Vavřička, Mme Markéta Novotná, M. Pavel Hornych, M. Radomír Dubský, M. Adam Brožík et M. Prokop Roleček (« les requérants »), ont saisi la Cour à différentes dates entre le 23 juillet 2013 et le 31 août 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés dans un premier temps par Me D. Záhumenský, puis par Mes Z. Candigliota, J. Švejnoha, J. Novák et T. Moravec, avocats exerçant en République tchèque. Devant la Grande Chambre, l’ensemble des requérants ont été représentés par Me Candigliota. Le gouvernement tchèque (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. V.A. Schorm, du ministère de la Justice.
3. Les requérants alléguaient en particulier que les diverses conséquences ayant résulté pour eux du non-respect de l’obligation légale de vaccination étaient incompatibles avec leur droit au respect de leur vie privée découlant de l’article 8 de la Convention.
4. Les requêtes ont été attribuées à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Les 7 et 9 septembre 2015, la Cour a communiqué au Gouvernement le grief susmentionné ainsi que les griefs connexes qui avaient été formulés par M. Vavřička, Mme Novotná et M. Hornych sous l’angle de l’article 9 de la Convention, et par l’ensemble des enfants requérants sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1.
5. Les organisations non gouvernementales Společnost pacientů s následky po očkování, z.s. (Association de patients affectés par des problèmes de santé causés par des vaccins), Centre européen pour le droit et la justice et ROZALIO – Rodiče za lepší informovanost a svobodnou volbu v očkování, z.s. (Collectif de parents pour une meilleure information et pour la liberté de choix en matière de vaccination – « ROZALIO ») ont chacune présenté des observations écrites, comme le président de la section les y avait autorisées (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).
6. Le 17 décembre 2019, une chambre de la première section, composée de Ksenija Turković, présidente, Aleš Pejchal, Armen Harutyunyan, Pere Pastor Vilanova, Tim Eicke, Jovan Ilievski, Raffaele Sabato, juges, ainsi que de Abel Campos, greffier de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
8. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé un mémoire sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
9. Les gouvernements français, allemand, polonais et slovaque ont présenté des observations écrites, comme le président les y avait autorisés. L’autorisation d’intervenir dans la procédure a également été accordée au Forum européen pour la vaccinovigilance. D’autres observations ont été déposées par ROZALIO, et celles que les autres tiers intervenants avaient présentées à la chambre ont été conservées dans le dossier de l’affaire.
10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 1er juillet 2020. Les représentants et conseillers des parties étaient présents.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM.V. A. Schorm,agent,
R. Prymula, président de la Société tchèque de vaccinologie
et agent du Gouvernement pour la science et la recherche
médicales,
Mmes E. Petrová, bureau de l’agent du Gouvernement, ministère de
la Justice,
K. Radová, bureau de l’agent du Gouvernement, ministère de
la Justice,
D. Prudíková, ministère de l’Éducation, de la Jeunesse et
des Sports,
M.T. Suchomel, ministère de la Santé,
MmeH. Cabrnochová, vice-présidente de la Société tchèque de
vaccinologie et de l’Association des praticiens généralistes
pour les enfants et les jeunes, conseillers ;
– pour les requérants
MeZ. Candigliota,conseil,
MM.D. Petrucha,
K. Lach,
D. Dušánek,
MmesP. Janíčková, conseillers,
B. Rolečková, mère d’un requérant.
La Cour a entendu M. Schorm, M. Prymula et Me Candigliota en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.
EN FAIT
1. LE contexte de l’affaire
11. En République tchèque, l’article 46 §§ 1 et 4 de la loi sur la protection de la santé publique (Zákon o ochraně veřejného zdraví) (loi no 258/2000, Recueil des lois, telle qu’amendée – la « loi PSP ») fait obligation à tous les résidents permanents, ainsi qu’à tous les étrangers titulaires d’une autorisation de séjour de longue durée dans le pays, de se soumettre à un ensemble de vaccinations de routine suivant les modalités précises établies dans un texte réglementaire. Pour les enfants de moins de quinze ans, ce sont les représentants légaux (zákonný zástupce) qui ont la responsabilité de veiller au respect de cette obligation.
12. Dans l’ordre constitutionnel tchèque, une obligation ne peut être imposée que sur le fondement et dans les limites de la loi (zákon) et, de même, les restrictions des droits et libertés fondamentaux ne peuvent être imposées que par la loi, ce terme étant communément compris comme désignant une loi adoptée par le Parlement.
13. La loi PSP relève de cette catégorie. Ses articles 46 § 6 et 80 § 1 prévoient l’adoption par le ministère de la Santé (« le ministère ») de textes d’application concernant la vaccination.
14. Le ministère a pris ces mesures d’application sous la forme d’un arrêté sur la vaccination contre les maladies infectieuses (Vyhláška o očkování proti infekčním nemocem) (l’arrêté no 439/2000 Rec., tel que modifié – « l’arrêté ministériel de 2000 », qui fut en vigueur du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2006, et l’arrêté no 537/2006 Rec., tel que modifié – « l’arrêté ministériel de 2006 », qui est en vigueur depuis le 1er janvier 2007 ; ci-après, ces deux arrêtés sont désignés conjointement par l’expression « l’arrêté ministériel »).
15. L’article 50 de la loi PSP dispose que les établissements préscolaires tels que ceux en cause dans la présente affaire ne peuvent accepter que les enfants qui ont reçu les vaccins requis, ou pour lesquels un certificat atteste qu’ils ont acquis une immunité d’une autre manière ou que pour des raisons de santé ils ne peuvent pas être vaccinés. Une disposition similaire figure à l’article 34 § 5 de la loi sur l’éducation (Zákon o předškolním, základním, středním, vyšším odborném a jiném vzdělávání (školský zákon)) (loi no 561/2004 Rec., telle que modifiée).
16. Le coût de la vaccination est pris en charge par l’assurance maladie publique. Les vaccins qui figurent sur la liste de variants de vaccins spécifiques destinés à la vaccination courante, que le ministère publie chaque année, sont gratuits. D’autres vaccins peuvent être utilisés à la place de ceux-ci dès lors qu’ils ont été approuvés par l’autorité compétente, mais leur coût n’est pas couvert par l’État.
17. Selon l’article 29 §§ 1 f) et 2 de la loi sur les infractions mineures (Zákon o přestupcích) (loi no 200/1990 Rec., telle qu’en vigueur à l’époque pertinente – « la loi IM »), une personne qui enfreint une interdiction ou manque à une obligation destinée à prévenir des maladies infectieuses ou imposée dans ce but commet une infraction mineure passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 10 000 couronnes tchèques ((CZK), ce qui représente actuellement l’équivalent de près de 400 euros (EUR)).
18. En cas de faute médicale dans l’administration d’un vaccin obligatoire ayant causé une atteinte à la santé du patient vacciné, la personne responsable peut être tenue de verser une indemnité pour ce préjudice en application du droit commun de la responsabilité.
19. Concernant les atteintes à la santé causées par des vaccins obligatoires administrés suivant les règles et procédures applicables (lege artis), jusqu’au 31 décembre 2013 une indemnité pouvait être réclamée au professionnel de santé qui avait exécuté l’acte de vaccination, sur la base de la responsabilité objective sans motif d’exonération, en vertu de l’article 421a du code civil tel qu’alors en vigueur (loi no 40/1964 Rec., telle que modifiée). Dans le cadre de la recodification du droit civil, ce type d’action a été supprimé à compter du 1er janvier 2014. Une nouvelle loi spéciale entrée en vigueur le 8 avril 2020 prévoit toutefois que l’État peut être tenu pour responsable d’un tel préjudice.
20. En dehors de la question de l’indemnisation dans de telles circonstances, une personne qui souffre d’effets secondaires du vaccin concerné pourra bénéficier d’un traitement médical couvert par l’assurance maladie publique.
21. Pour plus d’informations sur le droit et la pratique internes pertinents, voir les paragraphes 65 à 93 ci-dessous.
2. LA requête de m. Vavřička (no 47621/13)
22. Le requérant est né en 1965 et réside à Kutná Hora.
23. Le 18 décembre 2003, le centre de prévention et de contrôle des maladies (hygienická stanice) compétent le déclara coupable d’une infraction visée à l’article 29 § 1 f) de la loi IM, pour non-respect d’une décision qui lui avait enjoint de conduire ses deux enfants, alors âgés de treize et quatorze ans, auprès de l’établissement de santé qui lui avait été indiqué, afin de les faire vacciner contre la poliomyélite, l’hépatite B et le tétanos. Le requérant fut condamné à payer une amende de 3 000 CZK ainsi que 500 CZK pour frais et dépens (la somme totale représentait l’équivalent de 110 EUR à l’époque).
24. Le requérant contesta cette décision au niveau administratif et devant les tribunaux, y compris en dernier ressort devant la Cour constitutionnelle. Il plaida que les règles en question étaient contraires à ses droits et libertés fondamentaux, en particulier au droit de refuser une intervention médicale (il se référait aux articles 5 et 6 de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, qui fait partie intégrante de l’ordre juridique de la République tchèque et prime toute loi en cas de conflit (paragraphe 141 ci‑dessous) – la « Convention d’Oviedo ») et au droit d’avoir des convictions religieuses et philosophiques et de les manifester. Il indiqua qu’il était opposé à ce qu’il qualifiait d’expérimentation irresponsable sur la santé humaine et insista sur les effets secondaires avérés ou potentiels des vaccins. Il argua que le dernier cas de poliomyélite remontait à 1960, que l’hépatite B ne touchait que des catégories à haut risque et que le tétanos n’était pas transmissible entre les humains, de sorte selon lui qu’aucun risque pour la santé publique n’était en jeu dans sa cause.
25. Dans un premier temps, par un arrêt du 28 février 2006, la Cour administrative suprême (« la CAS ») rejeta le recours en cassation qui avait été formé par le requérant. Cet arrêt fut cependant annulé par un arrêt constitutionnel (nález) que la Cour constitutionnelle rendit le 3 février 2011.
26. La juridiction constitutionnelle jugea que la CAS n’avait pas fourni une réponse adéquate à la thèse du requérant selon laquelle la décision litigieuse était contraire à son droit de manifester librement sa religion ou sa conviction en vertu de l’article 16 de la Charte des droits et libertés fondamentaux (Listina základních práv a svobod) (loi constitutionnelle no 2/1993 Rec.). Elle observa que l’obligation de vaccination en tant que telle (imposée au requérant par une décision du 3 juin 2003, rendue en application de l’arrêté ministériel de 2000) n’était pas en jeu en l’espèce dans la mesure où l’intéressé avait fait porter son recours constitutionnel sur la sanction qui avait été prononcée contre lui le 18 décembre 2003 en application de la loi IM, pour manquement à son obligation. La Cour constitutionnelle indiqua donc ne pas pouvoir exercer sa compétence pour contrôler la constitutionnalité de l’obligation de vaccination. Elle déclara qu’en tout état de cause elle n’était pas habilitée à substituer son avis à l’appréciation opérée par le pouvoir législatif ou le pouvoir exécutif quant aux maladies infectieuses appelant une vaccination obligatoire. Elle observa qu’au regard de l’article 26 de la Convention d’Oviedo c’était au législateur qu’il appartenait de se livrer à cette appréciation, et que celle-ci avait un caractère politique et spécialisé et relevait d’une relativement grande latitude.
27. La Cour constitutionnelle établit une distinction entre le fait d’inscrire l’obligation vaccinale dans le droit et le fait de veiller au respect de celle-ci. Elle déclara que la vaccination obligatoire constituait en principe une restriction admissible du droit fondamental de manifester librement sa religion ou ses convictions, exposant qu’il s’agissait de toute évidence d’une mesure nécessaire, dans une société démocratique, à la protection de la sûreté publique, de la santé et des droits et libertés d’autrui. Elle ajouta toutefois que, pour être conforme aux exigences constitutionnelles, une interprétation de cette restriction ne devait pas impliquer l’application inconditionnelle de l’obligation vaccinale à tout individu, sans prise en compte des aspects ou motifs personnels de sa réticence.
28. Plus particulièrement, la Cour constitutionnelle déclara ceci :
« L’autorité publique qui se prononce sur l’exécution de l’obligation vaccinale ou sur la sanction à infliger en cas de manquement à cette obligation doit prendre en compte les motifs exceptionnels avancés par le demandeur à l’appui de son refus de la vaccination. S’il existe des circonstances qui appellent de manière fondamentale à préserver l’autonomie de la personne concernée malgré l’existence d’un intérêt général opposé (...), et donc à renoncer à titre exceptionnel à sanctionner [le manquement à] l’obligation vaccinale, l’autorité publique doit s’abstenir d’imposer une sanction ou de faire exécuter [cette obligation] par d’autres moyens (...)
L’autorité publique, puis le tribunal administratif dans le cadre du recours de droit administratif, doivent tenir compte dans leurs décisions de toutes les circonstances pertinentes de l’affaire, notamment du caractère urgent des motifs avancés par la personne concernée, de la pertinence de ceux-ci du point de vue constitutionnel, ainsi que du danger que peut représenter le comportement de la personne en question pour la société. Le caractère cohérent et crédible des allégations de l’intéressé constituera également un aspect important.
Si la personne en question ne communique pas dès le début avec l’autorité publique compétente et ne justifie sa position à l’égard de la vaccination que lors d’une phase ultérieure de la procédure, les conditions concernant la cohérence de sa position et l’urgence de l’intérêt constitutionnel à la protection de son autonomie ne sont en règle générale pas remplies. »
29. La Cour constitutionnelle estima en outre que si l’on appliquait ces critères aux circonstances propres à la cause du requérant, la réalisation de la condition de cohérence de la position adoptée apparaissait problématique. À cet égard, elle releva que l’intéressé n’avait exposé les motifs de son refus d’autoriser la vaccination de ses enfants qu’à un stade tardif de la procédure et que, même lors d’une audience qui s’était tenue devant elle, il avait indiqué que lesdits motifs étaient liés avant tout à la santé, la vaccination étant selon lui néfaste pour les enfants, et que toute question philosophique ou religieuse passait pour lui au second plan. La Cour constitutionnelle ajouta toutefois que l’application des critères en question revenait au premier chef à la CAS, à laquelle elle renvoya la cause du requérant pour un nouvel examen.
30. Par un arrêt du 30 septembre 2011, la CAS débouta le requérant.
En réaction aux indications données par la Cour constitutionnelle, la CAS établit que ce n’était que lors d’une phase tardive de la procédure que le requérant avait invoqué, sans autre explication, la protection de ses convictions religieuses et philosophiques. Elle indiqua qu’il avait ensuite expliqué qu’il pensait que ses convictions lui donnaient le droit de refuser la vaccination obligatoire pour lui-même et pour ses enfants. Elle précisa que le requérant n’avait cependant pas avancé d’argument concret concernant sa religion et l’ampleur de l’atteinte éventuellement portée à celle-ci par la vaccination. Pour la CAS, l’intérêt à protéger la santé publique l’emportait donc sur le droit du requérant de manifester sa religion ou ses convictions.
31. Dans cette affaire, la décision définitive fut rendue le 24 janvier 2013 par la Cour constitutionnelle, qui rejeta pour défaut manifeste de fondement le recours que le requérant avait formé contre l’arrêt du 30 septembre 2011.
3. La requête de Mme Novotná (no 3867/14)
32. La requérante est née le 12 octobre 2002. Elle fut admise dans une école maternelle Montessori en vertu d’une décision du 4 avril 2006, alors qu’elle avait environ trois ans et demi.
33. Le 10 avril 2008, la directrice de l’établissement décida de rouvrir la procédure d’admission après avoir été informée par la pédiatre de la requérante que, contrairement à ce qu’indiquait un certificat médical daté du 15 mars 2006, qui précisait que l’enfant « avait reçu la vaccination de base », celle-ci n’avait en réalité pas été soumise à la vaccination ROR (rougeole, oreillons et rubéole). La procédure ainsi rouverte se solda, le 14 juillet 2008, par une décision qui annulait la décision antérieure d’admettre la requérante dans l’établissement, au motif qu’il manquait à celle‑ci un vaccin obligatoire.
34. Dans les recours successifs qu’elle forma ensuite en vain, au niveau administratif et devant les tribunaux, y compris la Cour constitutionnelle, la requérante argua qu’un texte réglementaire, à savoir l’arrêté ministériel de 2006, ne pouvait pas instaurer une exception au droit protégé par l’article 5 de la Convention d’Oviedo (énonçant qu’une intervention dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu’après que la personne concernée y a donné son consentement libre et éclairé). Elle indiqua également que l’arrêté ne fixait pas d’âge limite pour la vaccination ROR. Se fondant sur des « données statistiques » et sur les « opinions d’experts », elle soutint que la vaccination présentait un risque pour la santé et n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Elle ajouta que la décision du 14 juillet 2008 était contraire à ses intérêts et à son droit à l’instruction. Elle se plaignit de ne pas pouvoir poursuivre sa scolarité dans le système éducatif Montessori sans avoir à se soumettre à une intervention médicale à laquelle elle ne consentait pas.
35. Les arguments exposés par la requérante furent écartés à tous les niveaux. La décision définitive fut rendue le 9 juillet 2013 par la Cour constitutionnelle, dont les conclusions peuvent se résumer comme suit.
36. Pour autant que la requérante contestait le fondement juridique de l’obligation de vaccination, la Cour constitutionnelle déclara que les restrictions aux garanties découlant des articles 5 et 6 de la Convention d’Oviedo étaient prévues par une loi adoptée par le Parlement (la loi PSP), laquelle énonçait l’obligation de se soumettre à la vaccination de routine, dont seuls les aspects particuliers tels que les types de vaccins et les conditions d’administration étaient définis dans l’arrêté ministériel de 2006 pris en application de ladite loi. La Cour constitutionnelle estima que ce dispositif répondait aux exigences constitutionnelles selon lesquelles les obligations ne peuvent être imposées que sur le fondement et dans les limites de la loi (article 4 § 1 de la Charte) et les restrictions aux droits et libertés fondamentaux ne peuvent être établies que par la loi (article 4 § 2 de la Charte). La haute juridiction ajouta que les incohérences de la jurisprudence sur ce point avaient été levées (voir en particulier les paragraphes 85 et suivants ci-dessous).
37. La Cour constitutionnelle rejeta également, pour défaut de fondement, l’objection qu’avait élevée la requérante quant à la nécessité de protéger la santé publique au moyen de la vaccination en question. La haute juridiction nota que l’intéressée n’avait pas soulevé le moindre argument relatif à des « circonstances [appelant] de manière fondamentale à préserver l’autonomie de la personne », au sens de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle dans l’affaire Vavřička (paragraphe 28 ci-dessus).
38. À cet égard, la Cour constitutionnelle indiqua en particulier que la protection effective des droits fondamentaux qui étaient en conflit avec l’intérêt général à protéger la santé pouvait être assurée au moyen d’une évaluation rigoureuse des circonstances propres à chaque affaire, plutôt que par la mise en cause de la vaccination en tant que telle. Elle considéra qu’en l’espèce les tribunaux avaient dument examiné les objections de la requérante et répondu à celles-ci. Elle déclara que l’intéressée n’avait pas prouvé, en se fondant sur des considérations factuelles, que l’obligation de subir la vaccination ROR constituait une ingérence disproportionnée dans l’exercice par elle de ses droits fondamentaux. Elle ajouta que la requérante n’avait pas non plus établi l’existence de circonstances qui lui auraient permis, en application de l’article 50 de la loi PSP, d’être admise dans une école maternelle sans se faire vacciner.
39. Sans trancher la question de savoir si la fréquentation d’une école maternelle relevait du droit à l’instruction, la Cour constitutionnelle estima néanmoins que, dans une situation où le maintien de la requérante dans l’établissement était susceptible de mettre en péril la santé d’autrui, c’était le droit subjectif des citoyens à la protection de la santé qui était prioritaire. Selon la haute juridiction, le refus d’admettre l’intéressée à l’école maternelle n’avait donc pas été entaché d’erreur.
40. De plus, pour la Cour constitutionnelle, en refusant de satisfaire à des conditions qui étaient identiques pour tous, la requérante s’était elle‑même privée de la possibilité de fréquenter un établissement préscolaire, et elle n’avait probablement pas agi de bonne foi en joignant à sa demande initiale d’inscription un certificat médical inexact.
4. La requête de M. Hornych (no 73094/14)
41. Le requérant est né le 26 septembre 2008. Lorsqu’il était en bas âge, il souffrit de divers maux et ne reçut aucun vaccin. Il affirme qu’en fait ses parents n’ont jamais refusé qu’il fût vacciné et que, s’il ne l’a pas été, c’est parce que son pédiatre n’avait pas formulé pour lui de recommandation de vaccination individualisée.
42. Au moment de l’inscription à l’école maternelle, son pédiatre attesta dans le formulaire requis que le requérant n’avait pas été vacciné. Ce formulaire comportait en outre la mention manuscrite suivante : « il ne manque [au requérant] aucun vaccin courant prévu par la loi ». Les autorités établirent par la suite que la mention manuscrite avait été ajoutée par une personne autre que le pédiatre, ce que le requérant ne contesta pas.
43. Par une décision du 27 juin 2011, l’intéressé se vit refuser l’admission à l’école maternelle en application de l’article 50 de la loi PSP, faute d’avoir prouvé qu’il était vacciné. Son recours administratif fut rejeté, l’autorité compétente ayant établi lors d’une conversation téléphonique avec le pédiatre que la situation n’avait pas changé de manière significative depuis le jour où l’attestation susmentionnée avait été délivrée.
44. Le requérant poursuivit son affaire en formant un recours de droit administratif et un recours en cassation. Il avança principalement que, puisqu’il n’avait reçu aucune recommandation de vaccination individualisée, on ne pouvait considérer qu’il lui manquât un quelconque vaccin requis par la loi et que, dès lors, il avait rempli toutes les conditions légales pour être admis à l’école maternelle. Il estima que les autorités n’avaient pas pu établir le contraire et que, lorsqu’elles s’étaient procuré des renseignements complémentaires en téléphonant à son pédiatre, elles avaient agi de manière arbitraire et contraire à son droit à la protection des données personnelles. Il soutint qu’il avait été privé de la possibilité de formuler des commentaires et qu’il apparaissait qu’aucune infraction mineure en rapport avec son statut vaccinal n’avait été commise puisqu’aucune procédure n’avait été engagée à ce sujet.
45. Ses recours furent rejetés, au motif notamment que, bien que l’autorité qui avait traité le recours administratif eût obtenu des informations auprès du pédiatre par des voies sortant de l’ordinaire, le requérant avait eu accès au dossier et que la décision contestée reposait exclusivement sur des faits dont il avait eu connaissance. Un autre motif tenait au fait que, selon l’article 50 de la loi PSP, le critère pertinent pour être admis à l’école maternelle résidait dans le point de savoir si l’obligation vaccinale avait été remplie, et aucunement dans les raisons d’un éventuel manquement à cette exigence. Enfin, il était reproché au requérant de pas même avoir avancé l’existence de « circonstances [appelant] de manière fondamentale à préserver l’autonomie de la personne », au sens de la jurisprudence Vavřička (paragraphe 28 ci-dessus), et de n’avoir pas non plus invoqué l’un de ses droits fondamentaux.
46. Dans le recours constitutionnel qu’il forma par la suite, le requérant allégua une violation de ses droits découlant de l’article 6 § 1 (équité) et de l’article 8 (respect de la vie privée et familiale, notamment du droit à l’épanouissement personnel) de la Convention, en présentant pour l’essentiel les mêmes moyens que devant les juridictions inférieures. Il plaida que celles-ci n’avaient pas examiné la nécessité médicale des vaccins qu’on lui avait demandé de se faire administrer. De plus, « à des fins d’exhaustivité », il soutint expressément que ses parents n’avaient pas refusé de le faire vacciner et que, dès lors, on ne pouvait pas leur reprocher de ne pas avoir justifié pareil refus en invoquant leurs convictions ou croyances.
47. Le 7 mai 2014, la Cour constitutionnelle estima le recours manifestement mal fondé et le rejeta. Elle releva que les tribunaux avaient dument examiné tous les éléments pertinents et qu’elle partageait leurs conclusions.
5. Les requêtes de M. Brožík et de M. Dubský (nos 19298/15 et 19306/15)
48. Les requérants sont nés respectivement le 11 mai 2011 et le 16 mai 2011. Leurs parents refusèrent de les faire vacciner. Les autorités constatèrent plus tard qu’à leur demande d’inscription à l’école maternelle ils avaient joint un certificat délivré par leur pédiatre mentionnant qu’ils n’avaient pas été vaccinés en raison des convictions et des croyances de leurs parents.
49. Le 2 mai 2014, les requérants se virent refuser l’inscription à l’école maternelle sur le fondement de la jurisprudence Vavřička (paragraphe 28 ci‑dessus) et au motif que la vaccination obligatoire était nécessaire à la protection de la santé publique et des droits et libertés d’autrui et qu’elle constituait dès lors une restriction admissible au droit de manifester librement sa religion ou ses convictions.
50. Les requérants formèrent un recours administratif contre cette décision puis contestèrent le rejet de celui-ci en exerçant un recours de droit administratif.
51. Le 18 juillet 2014, en parallèle à ce recours de droit administratif, les requérants prièrent le tribunal régional de Hradec Králové d’adopter une mesure provisoire les autorisant à fréquenter une école maternelle donnée à compter du 1er septembre 2014, en attendant l’issue de l’examen au fond du recours. Ils avancèrent que, à défaut, ils risquaient de subir un préjudice grave, à savoir une discrimination, une limitation de leur épanouissement personnel et une restriction de leur accès à l’éducation préscolaire. Ils assurèrent de plus que leur admission à l’école ne pouvait représenter le moindre risque pour les écoliers qui étaient vaccinés, et que beaucoup d’adultes n’étaient pas ou plus immunisés contre les maladies en question.
52. Le 13 août 2014, le tribunal régional rejeta leur demande de mesure provisoire. Il nota qu’il n’existait pas à proprement parler de droit d’être admis dans un établissement préscolaire et que pareille admission était soumise à des conditions, dont celle prévue par l’article 50 de la loi PSP. Selon le tribunal régional, le refus d’admission était donc envisagé par la loi et n’était pas rare, surtout lorsque les places manquaient. Par conséquent, pour le tribunal régional, la décision litigieuse ne pouvait pas avoir entraîné un préjudice grave justifiant l’adoption d’une mesure provisoire.
53. Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants contestèrent ce jugement en formant un recours constitutionnel. Dans le même temps, ils demandèrent à la Cour constitutionnelle elle-même d’adopter une mesure provisoire similaire à celle qu’ils avaient sollicitée auprès du tribunal régional.
54. Le 23 octobre 2014, la Cour constitutionnelle rejeta pour défaut manifeste de fondement le recours constitutionnel des requérants ainsi que leur demande de mesure provisoire. Soulignant que la procédure sur le fond était encore pendante, elle estima que le rejet des demandes de mesure provisoire n’entraînait pas de conséquences inacceptables au regard de la Constitution. De plus, la haute juridiction considéra que les requérants n’avaient pas démontré la nécessité d’adopter des mesures provisoires et que le raisonnement du tribunal régional sur ce point était logique, compréhensible et pertinent.
55. Dès lors que l’arrêt constitutionnel avait réglé la question de la mesure provisoire, il restait à statuer sur le fond du recours de droit administratif exercé par les requérants. Ceux-ci furent déboutés par un jugement du tribunal régional du 10 mai 2016. Bien que d’autres voies de recours fussent disponibles, ils ne poursuivirent pas la procédure.
6. La requête de M. Roleček (no 43883/15)
56. Le requérant est né le 9 avril 2008. Ses parents, biologistes, décidèrent de lui établir un plan de vaccination individuel. De ce fait, il fut vacciné plus tard que ne le prévoyaient les règles en vigueur et ne reçut pas de vaccin contre la tuberculose, la poliomyélite et l’hépatite B, ni contre la rougeole, les oreillons et la rubéole (ROR).
57. Les 22 et 30 avril 2010, les directeurs de deux écoles maternelles refusèrent d’admettre le requérant en se fondant sur l’article 50 de la loi PSP.
58. Lors des recours qu’il forma ensuite en vain, au niveau administratif et devant les tribunaux, y compris la Cour constitutionnelle, le requérant se plaignit entre autres d’une violation de son droit au respect de sa vie privée et familiale, de son droit à l’instruction et de son droit à ne pas subir de discrimination. Il allégua qu’il n’avait été tenu compte ni des convictions de ses parents, qui avaient selon lui défendu son intérêt supérieur, ni du principe de proportionnalité. Il estimait que l’article 50 de la loi PSP devait être annulé. Il avança que l’ingérence dans l’exercice de ses droits avait été disproportionnée et qu’il existait des mesures moins radicales pour protéger la santé publique. Il ajouta que sa non-admission avait contraint sa mère à rester à la maison pour s’occuper de lui et avait donc eu des répercussions sur toute la famille.
59. Les arguments du requérant furent rejetés pour les motifs qui se trouvent résumés ci-dessous. Les principales décisions dans l’affaire furent rendues par la Cour constitutionnelle le 27 janvier 2015 (concernant la validité de l’article 50 de la loi PSP) et le 25 mars 2015 (concernant le fond de la cause du requérant).
60. La Cour constitutionnelle déclara que l’article 50 de la loi PSP ne méconnaissait aucunement la règle selon laquelle certaines questions ne pouvaient être réglées que par une loi adoptée par le Parlement. Elle exposa que cet article énonçait une condition pour l’admission dans une garderie ou un établissement préscolaire en faisant référence à l’article 46 de la loi PSP, et que celui-ci définissait la portée et la teneur de l’obligation sous-jacente. Elle ajouta que, pour autant que l’on pouvait considérer que le requérant avait voulu contester l’obligation de vaccination en tant que telle, cette question dépassait le cadre de sa remise en question de l’article 50 de la loi PSP et aurait dû être soulevée séparément. Elle estima que, faute pour le requérant d’avoir agi en ce sens, elle ne pouvait pas dans cette procédure examiner l’obligation de vaccination. Elle précisa néanmoins que la constitutionnalité de cette obligation avait déjà été examinée et confirmée dans un autre arrêt, rendu dans une affaire (no Pl. ÚS 19/14) sans lien avec celle en cause et concernant une autre conséquence (une amende) d’un manquement à l’obligation vaccinale (paragraphes 90 et suivants ci‑dessous).
61. La Cour constitutionnelle déclara que le fait de disposer d’un plan de vaccination individuel ne relevait d’aucun des motifs de discrimination prévus par la loi. Elle indiqua que, contrairement à ce qu’avait laissé entendre le requérant, la non-admission dans une école maternelle ne constituait pas une sanction. Concernant la proportionnalité, elle ajouta que le requérant n’avait pas invoqué de circonstances exceptionnelles qui l’auraient emporté sur l’intérêt à protéger la santé publique, au sens de la jurisprudence Vavřička (paragraphe 28 ci-dessus).
62. La haute juridiction précisa que ce que renfermait le droit à l’instruction tel que prévu par l’article 33 de la Charte était décrit en détail dans la loi sur l’éducation (paragraphes 80 et suivants ci‑dessous) pour tous les types et les niveaux d’enseignement. Elle estima que ce droit comprenait l’éducation préscolaire dès lors que celle-ci, loin de se borner à offrir un service de crèche ou de garderie, impliquait un processus d’acquisition de compétences, d’attitudes et de savoir. Elle considéra qu’une restriction de ce droit, consistant à exiger le respect de l’obligation de vaccination, n’étouffait pas l’essence même du droit en cause et poursuivait manifestement le but légitime qu’est la protection de la santé publique. En outre, la haute juridiction déclara que les moyens prévus pour atteindre ce but étaient rationnels et dépourvus d’arbitraire. Elle ajouta que la vaccination représentait un acte de solidarité sociale de la part d’individus qui acceptaient de s’exposer à un risque minime pour protéger la santé de l’ensemble de la population, et que cela était d’autant plus valable que le nombre d’enfants vaccinés fréquentant un établissement préscolaire augmentait.
63. Enfin, à propos des éléments exposés au paragraphe précédent ainsi que dans l’arrêt constitutionnel susmentionné (affaire no Pl. ÚS 19/14), la Cour constitutionnelle jugea que les conclusions des juridictions inférieures dans la procédure engagée par le requérant reposaient sur une base factuelle adéquate et sur un raisonnement convaincant. Partant, la haute juridiction conclut qu’il n’y avait pas eu violation des droits fondamentaux du requérant.
64. L’arrêt du 27 janvier 2015 concernant la validité de l’article 50 de la loi PSP fut adopté à la majorité. À cet arrêt fut annexée l’opinion dissidente d’une juge qui, notamment, estimait excessive l’étendue de l’obligation vaccinale, qui couvrait neuf maladies, comme condition d’admission dans le système préscolaire, et considérait que le régime en vigueur portait atteinte aux droits fondamentaux du requérant. Aux yeux de la juge, l’arrêt de la formation plénière, qui selon elle était en lien avec le débat public sur les effets potentiellement néfastes de la vaccination, se bornait à des déclarations générales sur la solidarité.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
1. Le droit interne
1. La Charte des droits et libertés fondamentaux (loi constitutionnelle no 2/1993 Rec.)
65. En sa partie pertinente en l’espèce, l’article 4 de la Charte est ainsi libellé :
« 1. Les obligations peuvent être imposées uniquement sur le fondement et dans les limites de la loi, et dans le respect des droits et libertés fondamentaux de l’individu.
2. Les limitations des droits et libertés fondamentaux ne peuvent être établies que par la loi et suivant les conditions prévues par [la présente Charte]. »
66. L’article 7 § 1 énonce ce qui suit :
« L’inviolabilité de la personne et de sa vie privée est garantie. Elle ne peut être restreinte que dans les cas prévus par la loi. »
67. La partie pertinente de l’article 15 § 1 se lit ainsi :
« La liberté de pensée, de conscience et de croyance religieuse est garantie (...) »
68. L’article 16 § 1 est ainsi libellé :
« Chacun a le droit de manifester librement sa religion ou sa conviction, individuellement ou collectivement, en privé ou en public, par le culte, l’enseignement, la pratique religieuse ou l’accomplissement de rites. »
69. L’article 31 dispose :
« Chacun a droit à la protection de sa santé. Les citoyens ont droit, sur la base de l’assurance publique, à des soins de santé gratuits et à des dispositifs médicaux dans les conditions prévues par la loi. »
70. Concernant la deuxième phrase de l’article 31, la Cour constitutionnelle a déclaré (arrêt constitutionnel du 10 juillet 1996, publié dans le Recueil des lois sous le numéro 206/1996) que sa portée se limitait à ce que couvrait l’assurance publique, cette prise en charge étant elle-même fonction des primes d’assurance collectées. L’ensemble du chapitre pertinent de la Charte dépend du niveau économique et social atteint par l’État et du niveau de vie correspondant.
71. L’article 33 § 1 se lit ainsi :
« Chacun a droit à l’instruction. La durée de la scolarité obligatoire est fixée par la loi. »
72. La partie pertinente de l’article 41 § 1 dispose :
« Il n’est possible d’invoquer [le droit à l’instruction visé à l’article 33] que dans les limites des lois d’application de cette disposition. »
2. La loi sur la protection de la santé publique (loi no 258/2000 Rec., telle que modifiée)
73. La loi PSP loi établit le cadre général de la vaccination : elle définit son but, son champ d’application personnel, les types de vaccins, les conditions d’administration de ceux-ci et d’évaluation de l’immunité, et d’autres aspects encore. L’article 46 §§ 1 et 6 de cette loi prévoit l’adoption par le ministère de la Santé de mesures d’application détaillant les questions telles que la classification des vaccins, le calendrier des injections et d’autres conditions liées à l’administration des vaccins, ainsi que les méthodes de vérification de l’immunité (voir ci‑dessous). Par ailleurs, l’article 50 dispose que les établissements de garderie accueillant des enfants de trois ans et moins ainsi que les autres types d’établissements préscolaires (c’est-à-dire qui accueillent des enfants jusqu’à la rentrée qui suit leur sixième anniversaire) ne peuvent accepter que les enfants qui ont reçu les vaccins requis, ou pour lesquels un certificat atteste qu’ils ont acquis une immunité d’une autre manière ou qu’une contre-indication permanente empêche leur vaccination.
3. L’arrêté sur la vaccination contre les maladies infectieuses
74. Comme prévu par la loi PSP, le ministère a adopté l’arrêté sur la vaccination contre les maladies infectieuses. Pendant la période considérée en l’espèce, deux arrêtés furent applicables successivement : l’arrêté no 439/2000 Rec., tel que modifié, qui fut en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006, puis l’arrêté no 537/2006 Rec., tel que modifié, qui remplaça le précédent à partir du 1er janvier 2007. Les dispositions qui sont pertinentes en l’espèce étant pour l’essentiel identiques dans les deux arrêtés, les références à l’arrêté figurant dans la suite du présent arrêt renvoient, sauf indication contraire, au texte de 2006.
75. Cet arrêté régit la classification des vaccinations, les conditions d’administration des vaccins et les méthodes d’évaluation de l’immunité (article 1 a)).
76. Il définit la portée de l’obligation vaccinale, qui recouvre la vaccination contre la diphtérie, le tétanos, la coqueluche, les infections à Haemophilus influenzae de type b, la poliomyélite, l’hépatite B, la rougeole, les oreillons et la rubéole et – pour les enfants présentant des indications spécifiques – les infections à pneumocoque (article 4, 5 et 6).
77. L’arrêté établit également les phases successives d’administration des vaccins, qui débutent en principe à la neuvième semaine suivant la naissance, avec un intervalle d’au moins deux mois entre les deux premières séries de vaccins, la troisième série intervenant entre l’âge de onze mois et l’âge de treize mois (articles 4 et 5). Il indique aussi que pour certaines maladies la première administration du vaccin (article 2 § 2 a)) doit être suivie d’un rappel (article 2 § 2 b)).
4. La loi sur les produits et médicaments pharmaceutiques (loi no 378/2007 Rec.)
78. Les articles 25 à 50 de cette loi régissent l’homologation des produits pharmaceutiques, y compris des vaccins, par l’Agence nationale de contrôle des médicaments.
79. L’article 93b 1) dispose que l’ensemble des médecins, dentistes et autres professionnels de santé sont tenus de signaler à l’agence susmentionnée tout effet secondaire grave ou non prévisible suspecté en relation avec un produit pharmaceutique, sous peine de se voir infliger, en application de l’article 108 § 7, une amende pouvant atteindre 300 000 CZK (somme qui équivaut actuellement à environ 11 350 EUR).
5. La loi sur l’éducation (loi no 561/2004 Rec., telle que modifiée)
80. L’article 33 de cette loi définit l’éducation préscolaire comme visant à contribuer à l’épanouissement de la personnalité de l’enfant d’âge préscolaire. Cette éducation intervient dans le bon développement émotionnel, intellectuel et physique de l’enfant, dans l’acquisition par celui‑ci des règles de conduite essentielles et des valeurs fondamentales de la vie, et dans la construction de ses relations avec autrui. L’éducation préscolaire offre les conditions de base à la poursuite du parcours éducatif. Elle contribue à lisser les différences observables dans le développement des enfants avant l’accès à l’instruction élémentaire et permet d’accorder une attention pédagogique adaptée à ceux qui ont des besoins spécifiques en matière d’éducation.
81. L’article 34 § 1 dispose que l’éducation préscolaire est organisée pour des enfants qui ont généralement de trois à six ans, en tout cas pas moins de deux ans. Un enfant de moins de deux ans ne peut pas être admis dans une école maternelle. Cette disposition a fait l’objet d’une modification qui, entrée en vigueur le 1er septembre 2017, a rendu obligatoire l’éducation préscolaire à partir de la rentrée scolaire qui suit le cinquième anniversaire de l’enfant, et jusqu’au début de la scolarité obligatoire. Le paragraphe 5 de l’article 34 mentionne, parmi les conditions d’admission à l’école, l’obligation de vaccination visée à l’article 50 de la loi PSP (paragraphe 73 ci-dessus).
82. L’article 36 § 3 énonce que la scolarité obligatoire débute lors de la rentrée scolaire qui suit le sixième anniversaire de l’enfant, sauf si celui-ci bénéficie d’un report.
6. La loi sur les infractions mineures (loi no 200/1990 Rec., telle que modifiée)
83. À l’époque des faits, l’article 29 § 1 f) de la loi IM, relatif aux infractions mineures en matière de santé, disposait que le manquement à une obligation imposée pour prévenir la survenue ou la propagation de maladies infectieuses constituait une infraction mineure passible d’une amende pouvant aller jusqu’à l’équivalent d’environ 400 EUR (paragraphe 2).
7. La loi sur l’indemnisation pour atteinte à la santé causée par la vaccination obligatoire (loi no 116/2020 Rec.)
84. Entrée en vigueur le 8 avril 2020, cette loi prévoit la responsabilité objective de l’État en cas de dommage à la santé causé par la vaccination obligatoire (article 1). En cas d’atteinte particulièrement grave à la santé (zvlášť závažné ublížení na zdraví) de la personne qui a été vaccinée, une indemnité peut être accordée au titre de la souffrance, de la perte de revenus, de la diminution de la capacité à apporter une contribution utile à la société (ztížení společenského uplatnění), des frais afférents aux soins médicaux dispensés à la personne concernée, ainsi que de l’assistance fournie à celle-ci et aux membres de son foyer (article 2). La loi pose comme présomption irréfragable l’existence d’un lien de causalité entre la vaccination et les symptômes apparus postérieurement à celle-ci, pour autant que ces symptômes sont reconnus – par un texte réglementaire à adopter – comme des conséquences probables du vaccin administré (articles 3 et 8).
2. La pratique interne
1. La jurisprudence de la CAS
85. Dans l’arrêt no 3 Ads 42/2010 du 21 juillet 2010, une chambre ordinaire de la CAS jugea que l’arrêté ministériel de 2000 dépassait les limites acceptables en ce qu’il régissait des questions qui étaient réservées au législateur. Elle ajouta qu’en raison de la formulation très générale de l’article 46 § 1 de la loi PSP, l’arrêté ministériel traitait de certains droits et obligations cruciaux en excédant les limites fixées par la loi. En conséquence, la chambre en question annula une décision administrative par laquelle des parents s’étaient vu infliger une amende pour non-respect de l’obligation vaccinale concernant leurs enfants.
86. Cette position fut toutefois infirmée par une décision qu’une chambre élargie de la CAS rendit le 3 avril 2012 (no 8 As 6/2011) dans la cause de Mme Novotná, requérante dans la présente espèce. La chambre élargie déclara notamment ce qui suit :
« La disposition-cadre contenue à l’article 46 de la loi [PSP] sur l’obligation pour les personnes de se soumettre à la vaccination et les précisions ajoutées par l’arrêté [ministériel de 2006] satisfont aux exigences constitutionnelles suivant lesquelles les obligations peuvent être imposées uniquement sur le fondement et dans les limites de la loi (article 4 § 1 de la Charte) et les limitations des droits et libertés fondamentaux ne peuvent être établies que par la loi (article 4 § 2 de la Charte). »
87. La chambre élargie indiqua qu’une situation dans laquelle des obligations cruciales sont prévues par une loi (adoptée par le Parlement) et précisées par un texte réglementaire dans les limites fixées par cette loi était compatible avec l’article 4 § 2 de la Charte. Elle déclara au sujet de l’article 26 § 1 de la Convention d’Oviedo qu’il s’apparentait aux articles 8 à 11 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle exposa que, dans la jurisprudence de la Cour européenne, les termes « prévue(s) par la loi » employés dans les articles 8 à 11 étaient interprétés au sens matériel, de manière à viser non seulement une loi adoptée par un parlement, mais aussi toute règle juridique accessible et prévisible. Elle en déduisit qu’aucune de ces dispositions n’empêchait que les subtilités de l’obligation vaccinale fussent régies par un texte d’application, dès lors que l’on procédait sur le fondement et dans les limites de la loi. Elle expliqua que, dans l’affaire en cause, la loi PSP offrait un cadre suffisamment clair et précis, imposant à certaines catégories de personnes, de manière valable et spécifique, l’obligation de se soumettre à la vaccination après avoir passé un test d’immunité. Elle ajouta que, si l’article 46 de la PSP ne définissait pas les termes « vaccination valable et spécifique », il faisait néanmoins ressortir leur signification fondamentale. Elle déclara également que l’arrêté ministériel de 2000 précisait ensuite les types de maladies, le calendrier de vaccination et d’autres aspects du processus de vaccination. Elle estima que l’approche législative choisie permettait de réagir avec souplesse à une situation épidémiologique donnée et aux progrès de la science médicale et de la pharmacologie, mais que toutefois elle n’empêchait pas dans telle ou telle affaire de soumettre aux tribunaux, en vue d’une appréciation de la proportionnalité, les restrictions aux droits fondamentaux prévues par l’arrêté ministériel.
88. Dans l’arrêt no 4 As 2/2011 du 25 avril 2012, la CAS souligna notamment que, contrairement à ce qui valait pour la vaccination ROR, l’arrêté ministériel de 2006 assortissait de délais et de limites d’âge juridiquement contraignants l’obligation vaccinale relative à la mise en œuvre des premières séries de vaccins et/ou des rappels contre la diphtérie, le tétanos, la coqueluche, l’hépatite B, les infections à Haemophilus influenzae de type b (elle précisa que l’article 4 § 1 prévoyait que la dernière dose du vaccin hexavalent devait être administrée avant l’âge de dix-huit mois). Elle en conclut qu’il s’agissait d’une norme juridique complète et sans faille (perfektní právní norma), ce qui signifiait que sa non‑observation était passible d’une sanction au regard de la loi IM.
89. Dans l’arrêt no 8 As 20/2012 du 29 mars 2013, la CAS nota, relativement aux circonstances exceptionnelles susceptibles de l’emporter sur la nécessité de protéger la santé publique, au sens de la jurisprudence Vavřička (paragraphe 28 ci-dessus), que le demandeur ne prétendait pas, par exemple, que le fait de se voir administrer la vaccination en cause était de nature à porter atteinte à son statut, ou à celui de ses parents, à supposer qu’ils fussent membres d’une communauté religieuse, ou à les empêcher d’une autre façon de manifester leurs convictions. Elle estima qu’un avis différent des parents du demandeur ne suffisait pas. Elle exposa que l’obligation vaccinale poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la santé publique, qui avait plus de poids que les avis différents exprimés par les parents des enfants concernés. Elle ajouta que, si chacun avait le droit d’avoir une opinion et de l’exprimer librement (articles 15 et 16 de la Charte), cela ne signifiait pas qu’il était autorisé, dans un État de droit démocratique, de ne pas respecter les règles en vigueur. Elle déclara que la non-observation de celles-ci entraînait les conséquences prévues par la loi.
2. Jurisprudence de la Cour constitutionnelle
a) Arrêt no Pl. ÚS 19/14 du 27 janvier 2015
90. Dans le contexte de la procédure relative au recours constitutionnel no I. ÚS 1253/14 (paragraphe 93 ci-dessous), par lequel les parents d’un enfant mineur se plaignaient d’avoir été condamnés à verser chacun une amende de 4 000 CZK pour avoir refusé que leur enfant fût soumis à la vaccination de routine, la chambre saisie renvoya à la formation plénière la demande séparée (akcesorický návrh) des auteurs du recours tendant à l’annulation de l’article 46 de la loi PSP et de l’article 29 § 1 f) de la loi IM. S’appuyant sur l’arrêt no 3 Ads 42/2010 de la CAS (paragraphe 85 ci‑dessus), les parents plaidaient que les dispositions en question étaient contraires à l’article 4 de la Charte. Ils avançaient de plus que les règles relatives à l’obligation de vaccination étaient contraires aux articles 5, 6 et 26 de la Convention d’Oviedo, arguant qu’il ne s’agissait pas d’une mesure nécessaire à la protection de la santé publique, vu l’absence d’une base objective qu’aurait fournie une analyse exhaustive et indépendante. Invoquant leur droit à la dignité et leur droit au respect de leur intégrité physique, ainsi que leur liberté de pensée et de conscience, ils assuraient avoir refusé la vaccination dans l’intérêt de l’enfant, afin de protéger sa santé. Ils considéraient dès lors qu’ils pouvaient prétendre à une dérogation au sens de la jurisprudence Vavřička (paragraphe 28 ci-dessus). Ils relevèrent à cet égard que l’attitude de chaque individu vis-à-vis de la vaccination était fondée sur sa position personnelle et non sur des données objectives. À leurs yeux, il était donc impensable qu’une autorité administrative pût se prononcer sur le caractère « correct » ou « justifié » des convictions des parents en la matière. Se référant à l’article 24 de la Convention d’Oviedo, les auteurs du recours firent observer que l’État n’assumait aucune responsabilité quant aux effets secondaires ou aux atteintes à la santé causés par la vaccination. Ils estimaient en conséquence qu’il n’y avait pas de juste équilibre entre les exigences liées à l’intérêt général et les droits de l’individu.
91. Par l’arrêt no Pl. ÚS 19/14 du 27 janvier 2015, la formation plénière de la Cour constitutionnelle rejeta la demande séparée mentionnée plus haut.
Elle observa que les règles relatives à l’obligation vaccinale relevaient pleinement de la compétence du législateur national. Concernant la règle suivant laquelle certaines questions ne peuvent être régies que par une loi adoptée par le Parlement (article 4 de la Charte), la Cour constitutionnelle approuva les conclusions formulées par la chambre élargie de la CAS dans l’arrêt no 8 As 6/2011 (paragraphe 86 ci-dessus). Elle estima que les termes de l’article 46 de la loi PSP était suffisamment clairs et compréhensibles et qu’ils définissaient convenablement l’ensemble des paramètres nécessaires à l’édiction d’un règlement sur les points de détail. Elle indiqua que ce dispositif permettait de réagir promptement à la situation épidémiologique et à l’état des connaissances dans les domaines médical et pharmacologique.
Elle exposa que l’obligation de vaccination constituait une ingérence dans l’exercice par un individu de son droit à l’intégrité physique et, en conséquence, de son droit au respect de sa vie privée ou familiale. Elle ajouta que, en tant que restriction à ce droit fondamental, l’obligation de vaccination était assortie de garanties visant à limiter autant que possible les abus éventuels et à empêcher la réalisation de cette intervention médicale lorsque les conditions n’étaient pas remplies (article 46 §§ 2 et 3). Elle expliqua que la compatibilité de cette restriction avec le droit au respect de la vie privée devait être établie au terme d’un contrôle en cinq étapes. Premièrement, la question débattue devait relever du champ d’application matériel des droits soumis à restriction, ce qui était indubitable en l’espèce. Deuxièmement, le droit en question devait être mis en cause, ce qui était le cas en l’espèce, sous la forme d’une atteinte à l’intégrité physique de la personne vaccinée ou, dans le cas d’enfants de moins de quinze ans, au droit pour leurs parents de prendre les décisions concernant leur santé et leur éducation, ou encore, le cas échéant, au droit pour chacun de manifester librement sa religion ou ses convictions. Troisièmement, la restriction litigieuse devait être conforme à la loi, et en l’espèce elle l’était, le terme de « loi » devant être entendu dans son sens matériel, c’est-à-dire comme englobant les textes réglementaires. Quatrièmement, la restriction devait poursuivre un but légitime, ce qui était le cas dans la cause, puisqu’il était question de protection de la santé. Cinquièmement, enfin, la restriction devait apparaître nécessaire, ce qui était le cas en l’espèce, dès lors qu’il ressortait clairement de données obtenues d’experts nationaux et internationaux – dont l’évaluation revenait aux pouvoirs législatif et exécutif, et non à la Cour constitutionnelle – que pour les maladies infectieuses visées la stratégie de vaccination générale était à recommander et que l’intérêt à protéger la santé publique l’emportait sur les arguments des auteurs du recours, qui étaient opposés à la vaccination.
Dans un obiter dictum, la Cour constitutionnelle estima en se référant à l’article 24 de la Convention d’Oviedo que, si l’État infligeait des sanctions pour non-respect de l’obligation vaccinale, il devait aussi prévoir la situation dans laquelle la vaccination cause une atteinte à la santé du patient. Elle conclut qu’il incombait au législateur d’envisager des règles sur la responsabilité de l’État face à de telles conséquences et précisa que cela n’était pas rare dans d’autres États.
b) Décision no III. ÚS 3311/12 du 17 août 2015
92. Par cette décision, la Cour constitutionnelle écarta un recours formé devant elle par des parents qui avaient refusé la vaccination de routine pour leur enfant et qui en conséquence s’étaient vu infliger une amende à l’issue d’une procédure pour infraction mineure. La haute juridiction observa notamment ce qui suit :
« 29 (...) [L]a présente espèce n’est pas (...) une affaire exceptionnelle dans laquelle des circonstances particulières empêcheraient d’imposer le respect de l’obligation vaccinale. Dans la cause des auteurs du recours (...), la Cour constitutionnelle ne décèle pas de raisons exceptionnelles qui justifieraient de ne pas sanctionner les intéressés pour refus de soumettre leur [enfant] à la vaccination obligatoire au motif qu’une sanction porterait une atteinte à leur liberté de pensée et de conscience. La Cour constitutionnelle ne relève pas de raisons exceptionnelles, ou avancées de manière convaincante et cohérente, qui expliqueraient le refus des auteurs du recours de faire vacciner leur [enfant] et qui appelleraient de manière fondamentale à respecter leur autonomie en dépit de l’intérêt général considérable et incontesté qui réside dans la vaccination.
30. Les arguments des intéressés (...) sont restés totalement ancrés dans la généralité ; les auteurs du recours (...) ont agi sur le fondement d’une conviction générale relative à l’intérêt supérieur de l’enfant. Ils ont refusé la vaccination à partir d’une opinion qu’ils s’étaient forgée (uniquement) en étudiant des ouvrages et d’autres sources d’informations. Une opinion générale ainsi présentée ne saurait être assimilée à des raisons singulières et constitutionnellement pertinentes de refuser la vaccination. Les affirmations des auteurs du recours ne sont pas suffisamment convaincantes. Au fil du temps elles se sont même avérées incohérentes : en effet, pendant la procédure devant les autorités administratives les intéressés ont présenté leurs moyens (...) de façon bien plus pressante que lors de la procédure menée devant les tribunaux administratifs, au cours de laquelle ils n’ont pas placé au cœur de leur argumentation les motifs personnels de leur refus, mais une analyse générale relative à (...) la conformité à l’ordre constitutionnel de la législation sur l’obligation vaccinale. Devant la Cour constitutionnelle, les intéressés se sont derechef concentrés sur les raisons pour lesquelles ils refusaient la vaccination dans leur cas particulier. Toutefois, ils n’ont pas avancé de circonstances pertinentes (ils ont indiqué que leur [enfant] était en bonne santé et qu’il lui arrivait simplement de contracter, de temps à autre, des maladies courantes) pour corroborer [l’existence d’] une ingérence dans l’exercice des droits et libertés garantis par la Constitution. »
c) L’arrêt no I. ÚS 1253/14 du 22 décembre 2015
93. L’affaire avait été portée devant la Cour constitutionnelle par des parents qui s’étaient vu infliger une amende pour avoir refusé de soumettre leur enfant à plusieurs vaccinations obligatoires. Dans son arrêt sur leur recours constitutionnel, la haute juridiction développa et clarifia les conclusions qu’elle avait formulées dans l’affaire Vavřička (paragraphe 28 ci-dessus). Au sujet du droit à l’« objection de conscience séculière », elle se prononça ainsi :
« 42. Concernant la légitimité de l’objection de conscience séculière, l’existence de l’arrêt constitutionnel [rendu dans l’affaire Vavřička] conduit à poser les critères suivants, qui doivent être satisfaits de manière cumulative : 1) la pertinence constitutionnelle des arguments que renferme l’objection de conscience, 2) le caractère pressant des raisons que le titulaire de libertés fondamentales avance à l’appui de son objection, 3) le caractère cohérent et convaincant des arguments de l’intéressé et 4) les conséquences sociales que l’acceptation d’une objection de conscience séculière pourrait entraîner dans l’affaire en question.
43. [Dans l’arrêt Vavřička,] la Cour constitutionnelle a jugé que, lorsque toutes les conditions susmentionnées étaient réunies, la vaccination (obligatoire) de l’intéressé ne devait pas être exigée ; en d’autres termes, il n’y avait pas lieu de sanctionner le non-respect de l’obligation vaccinale ou, dans ce cas, d’imposer la mise en œuvre de celle-ci par d’autres moyens (...)
44. Les arguments qui sous-tendent l’objection de conscience séculière à l’obligation vaccinale ont une dimension constitutionnelle en raison du conflit qui oppose, d’un côté, la protection de la santé publique et, de l’autre, la santé de la personne en faveur de laquelle l’objection de conscience est présentée (...) On ne peut pas non plus négliger l’argument des parents relatif à une ingérence dans l’exercice de leur droit de prendre soin de leur enfant (...) L’article 15 § 1 [de la Charte] sur la liberté de conscience ou de conviction, droit fondamental, est au cœur de l’affaire. On ne peut pas non plus faire fi d’un argument très souvent avancé selon lequel la vaccination est une atteinte à l’intégrité physique (...) Par ailleurs, toutes ces affaires touchent à des droits fondamentaux que l’on peut mettre en balance les uns avec les autres (en vue de parvenir à un équilibre optimal).
45. Le caractère pressant des raisons qui sous-tendent l’objection de conscience à la vaccination obligatoire est indéniablement subjectif par nature. Il s’agit du fameux « ici et maintenant », qui empêche [la personne concernée] de se conformer inconditionnellement à une prescription légale. Il est difficile de cerner la variété des éléments constituant une objection ; nul doute qu’un élément potentiel est la conviction qu’un dommage irréversible risque d’être causé à la santé d’un proche. S’il s’agit d’une personne mineure qui est représentée par un représentant légal, il faut prendre en considération les aspects particuliers de son intérêt à éviter la vaccination.
46. Le caractère convaincant et cohérent des arguments qui sous-tendent une objection de conscience séculière doit être apprécié ad personam ; il ne peut pas être soumis au critère de la véracité objective. Le contenu de ces arguments ne doit pas être dépourvu d’une dimension fondée sur des valeurs, ni être en rupture avec le contexte social, mais il doit avant tout convenir pour la personne qui formule ces arguments et les proches de celle-ci. La Cour constitutionnelle a déjà eu l’occasion [dans l’affaire Vavřička] de demander à l’auteur de l’objection de communiquer avec l’autorité publique compétente, c’est-à-dire d’éviter d’attendre les stades avancés de la procédure pour justifier sa conviction. Cela demeure valable, et il va sans dire que la manière dont la conscience de cette personne s’exprime doit être non équivoque et suffisamment (adéquatement) compréhensible.
47. Enfin, avec tout le respect que mérite le caractère autonome de la manifestation de volonté, si une objection de conscience séculière est accueillie, les conséquences sociales qui en découlent ne doivent pas sortir outre mesure de la sphère des buts légitimes liés au domaine du droit concerné. Dans le cas présent, cela signifie notamment que le niveau souhaitable de couverture vaccinale (...) doit être pris en compte. La dérogation accordée ne doit pas être associée à des conclusions qui permettraient à une pareille exception de devenir la règle.
(...)
49. Concernant la relation entre les deux types d’objections de conscience, celle à caractère religieux et celle à caractère séculier, la Cour constitutionnelle conclut qu’au sein d’un État laïque (article 2 § 1 de la Charte) il n’y a pas lieu de les traiter différemment (...)
50. (...) [L]e refus de la vaccination obligatoire pour des motifs touchant à la religion et aux convictions, que l’on ne peut pas totalement écarter, suivant les circonstances propres à l’affaire, doit rester une exception interprétée de manière restrictive – il est déjà arrivé à la Cour constitutionnelle d’accepter pareille exception sur la base de motifs solides –, mais ne doit pas devenir une dispense accordée de manière automatique à une confession spécifique ou à un groupe de personnes professant des convictions particulières.
51. Tout ce qui précède s’applique aussi, avec une force égale, aux affaires dans lesquelles une objection de conscience séculière est formulée alors qu’une personne doit recevoir un vaccin obligatoire (...) [U]ne dérogation à l’obligation légale ne peut être envisagée que dans une situation exceptionnelle qui est étroitement liée à la personne soumise à l’obligation vaccinale, ou à des individus très proches d’elle (il peut s’agir par exemple d’une réaction très négative à une vaccination passée qui a concerné cette personne ou l’enfant de celle-ci.). Une conclusion différente contredirait le fait que l’obligation de vaccination sert à protéger la santé publique, le choix [de cette approche] opéré par la loi pour atteindre le but poursuivi ayant été approuvé dans les arrêts de la Cour constitutionnelle nos Pl. ÚS 19/14 et Pl. ÚS 16/14. »
2. jurisprudence COMPARée
1. Jurisprudence constitutionnelle
94. La jurisprudence constitutionnelle pertinente présentée ci‑dessous figure dans la base de données CODICES de la Commission de Venise.
1. France
95. Dans l’affaire no 2015-458 QPC, le Conseil constitutionnel français s’est penché sur une question prioritaire de constitutionnalité que la Cour de cassation lui avait soumise relativement à certaines dispositions du code de la santé publique. Ces dispositions portaient sur les obligations de vaccination antidiphtérique, antitétanique et antipoliomyélitique pour les enfants mineurs, sous la responsabilité de leurs parents. Les requérants dans la procédure initiale soutenaient que ces vaccinations obligatoires pouvaient faire courir un risque pour la santé contraire à l’exigence constitutionnelle de protection de la santé.
96. Par une décision du 20 mars 2015, le Conseil constitutionnel déclara les dispositions en question conformes à la Constitution. Il releva que, en imposant ces obligations de vaccination, le législateur avait entendu lutter contre trois maladies graves et contagieuses ou insusceptibles d’être éradiquées. Il indiqua que, ce faisant, le législateur avait précisé que chacune de ces obligations de vaccination ne s’imposait que sous réserve de l’absence d’une contre-indication médicale reconnue.
97. Le Conseil constitutionnel estima qu’il était loisible au législateur de définir une politique de vaccination afin de protéger la santé individuelle et collective. La décision précise aussi qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause, au regard de l’état des connaissances scientifiques, les dispositions prises par le législateur ni de rechercher si l’objectif de protection de la santé que s’est assigné le législateur aurait pu être atteint par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif visé.
2. Hongrie
98. Par un arrêt constitutionnel rendu le 20 juin 2007 dans l’affaire no 39/2007, la Cour constitutionnelle hongroise s’est prononcée sur un recours formé par un couple marié qui refusait de faire vacciner son enfant et qui contestait la constitutionnalité de la loi de 1997 sur la santé, laquelle prévoyait la vaccination obligatoire. Un manquement à l’obligation vaccinale justifiait l’adoption d’une décision administrative ordonnant la vaccination, et cette décision était directement exécutoire et non susceptible de recours.
99. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle estima notamment que la protection de la santé des enfants justifiait de rendre la vaccination obligatoire à certains âges et elle accepta la position du législateur, fondée sur des données scientifiques, selon laquelle les avantages que la vaccination présentait pour l’individu et pour la société l’emportaient sur tout préjudice éventuel dû à des effets secondaires. Elle déclara que le système de vaccination obligatoire ne portait donc pas atteinte au droit des enfants à l’intégrité physique. Elle reconnut en même temps que ce système pouvait entraîner un préjudice plus important pour les parents qui refusent la vaccination pour des raisons liées à leur conscience ou à leurs convictions religieuses. Elle considéra toutefois que les dispositions incriminées satisfaisaient aux exigences de neutralité de l’État. Elle ajouta que les normes juridiques en question, qui s’imposaient à tous et qui protégeaient la santé des enfants concernés, de tous les autres enfants et en fait de la société tout entière, étaient fondées sur les données de la biologie, et non pas sur une idéologie qui serait considérée comme vraie.
100. La Cour constitutionnelle releva néanmoins l’existence d’une omission législative inconstitutionnelle et exposa à cet égard que le Parlement n’avait pas prévu de recours effectif pour les personnes qui se voient refuser une dispense de l’obligation de vaccination. Plus particulièrement, elle déclara que la disposition légale permettant l’exécution immédiate d’une décision ordonnant la vaccination, sans possibilité de recours, était inconstitutionnelle, et qu’elle était dès lors annulée.
3. Macédoine du Nord
101. Dans l’affaire no U.Br. 30/2014, la Cour constitutionnelle de Macédoine du Nord s’est penchée sur la constitutionnalité de certaines dispositions légales relatives à l’obligation vaccinale pour les enfants et aux conséquences du non-respect de celle-ci. La loi pertinente prévoyait la vaccination obligatoire de tous les individus d’un âge donné contre la tuberculose, la diphtérie, le tétanos, la coqueluche, la poliomyélite, la rougeole, les oreillons, la rubéole, les infections à Haemophilus influenzae de type b et l’hépatite B. Dans son arrêt du 8 octobre 2014, la Cour constitutionnelle formula notamment les conclusions qui suivent.
102. Elle jugea que l’on ne pouvait remettre en cause l’obligation vaccinale ni au regard des dispositions de la Constitution relatives au droit et à l’obligation des citoyens de protéger et de promouvoir leur santé et celle d’autrui, ni au regard des dispositions concernant le droit et l’obligation pour les parents de prendre soin de leurs enfants et de les élever. Elle estima que, en refusant la vaccination, les parents mettaient en danger non seulement la santé de leurs enfants mais aussi celle de tiers non vaccinés en raison de contre-indications médicales, et qu’ils privaient ainsi ces personnes du droit de vivre en bonne santé.
103. La haute juridiction considéra que la santé de l’enfant et le droit de l’enfant à la santé, qui bénéficiaient d’un niveau de protection particulier, justifiaient l’atteinte portée à la liberté des parents de refuser la vaccination, au motif que le droit de l’enfant à la santé l’emportait sur la liberté de choix des parents.
104. Elle ajouta que rien n’empêchait le législateur de déterminer la politique pénale et de prévoir la sanction d’amende en cas de non-respect de l’obligation de vaccination.
105. Elle déclara de même que rien ne s’opposait à ce que le législateur subordonnât l’inscription des enfants à l’école primaire à la présentation par les parents d’une preuve que leur enfant avait été vacciné. À cet égard, elle releva en particulier que le droit pour tous les enfants d’un âge donné à être inscrits en première année impliquait l’afflux d’un grand nombre d’écoliers venant de divers secteurs et milieux, ce qui en soi engendrait un risque de propagation de certaines maladies. Elle ajouta qu’il convenait de rappeler aux parents hostiles à la vaccination que les autres parents avaient eux aussi droit à la protection de leurs enfants contre les maladies graves et que les enfants non vaccinés représentaient un risque accru de propagation de maladies, en particulier dans les services de crèche et de garderie, les écoles et autres établissements d’enseignement.
4. Italie
a) L’arrêt constitutionnel no 5/2018
106. Dans cet arrêt rendu le 22 novembre 2017, la Cour constitutionnelle italienne s’est penchée sur la validité au regard de la Constitution d’un décret-loi adopté en tant que mesure d’urgence pour faire passer de quatre à dix le nombre de vaccins obligatoires. Le décret-loi indiquait que les dix vaccins en question étaient une condition d’accès aux services éducatifs de la petite enfance. La sanction prévue en cas de non-respect de cette obligation était une amende administrative. Ce régime fut contesté pour plusieurs raisons, dont l’une consistait à dire qu’il représentait une atteinte injustifiée à la garantie constitutionnelle de l’autonomie individuelle. Cet argument fut écarté par la Cour constitutionnelle, qui tint le raisonnement exposé ci-dessous.
107. La haute juridiction souligna le caractère préventif de la vaccination, le niveau critique de la couverture vaccinale existant alors en Italie et les tendances du moment qui laissaient présager une baisse du taux de vaccination. Elle jugea que les mesures législatives adoptées relevaient du pouvoir d’appréciation et de la responsabilité politique des autorités, auxquelles il appartenait selon elle d’apprécier la nécessité impérieuse d’intervenir de manière urgente avant l’émergence de situations de crise, et de le faire à la lumière des nouvelles informations et des nouvelles données épidémiologiques. Elle ajouta que les autorités devaient intervenir conformément au principe de précaution et indiqua que ce principe était inhérent à l’approche de la médication préventive et avait une importance fondamentale en matière de santé publique.
108. Après avoir déclaré que les tendances dans l’opinion publique qui revenaient alors à juger la vaccination inutile ou dangereuse étaient dénuées de base scientifique, la Cour constitutionnelle nota que, dans la pratique médicale, les recommandations et les obligations étaient des notions liées et qu’en conséquence le fait que six vaccins simplement recommandés deviennent obligatoires ne changeait pas fondamentalement le statut de ceux-ci. Elle estima en outre que le fait d’exiger un certificat médical lors de l’inscription à l’école et le fait d’infliger des amendes représentaient des mesures raisonnables, notamment si le législateur avait prévu l’application de mesures préalables à l’imposition de telles sanctions, à savoir des rencontres individuelles avec les parents et tuteurs pour les informer de l’efficacité de la vaccination.
109. La Cour constitutionnelle rappela sa jurisprudence constante selon laquelle, dans le domaine de la vaccination, il convient de ménager un équilibre entre le droit individuel à la santé (y compris la liberté en matière de traitement) et les droits parallèles et réciproques des autres personnes, les intérêts de la communauté, ainsi que, en cas de vaccination obligatoire, les intérêts des enfants, qui doivent être protégés même vis-à-vis de parents qui ne remplissent pas leur obligation de soins.
110. La haute juridiction déclara que la défense des intérêts des enfants mineurs passait avant tout par l’exercice, par les parents, du droit et de l’obligation conjoints de prendre des mesures aptes à protéger la santé de leurs enfants. Elle précisa toutefois que cette liberté n’allait pas jusqu’à autoriser des choix susceptibles d’être préjudiciables à la santé d’enfants mineurs.
111. La Cour constitutionnelle estima que dans les conditions suivantes une loi imposant un traitement en matière de santé n’était pas incompatible avec la Constitution : si le traitement en question visait non seulement à améliorer ou protéger la santé du patient, mais aussi à préserver la santé d’autrui ; s’il n’y avait pas lieu de penser que ce traitement pouvait avoir des conséquences négatives pour la santé du patient, à la seule exception des effets habituels, donc tolérables ; et si, en cas de survenue d’un dommage, il était prévu de verser une indemnité équitable à la partie lésée, séparément de toute réparation à laquelle elle pouvait avoir droit par ailleurs.
112. La haute juridiction observa également que la question de la vaccination touchait à de nombreuses valeurs constitutionnelles, dont la coexistence laissait au législateur une certaine latitude dans le choix des moyens de prévenir efficacement les maladies infectieuses. Elle ajouta que cette latitude devait s’exercer à la lumière de divers paramètres sanitaires et épidémiologiques relevés par les autorités responsables, ainsi que des progrès constants de la recherche médicale, qui devaient guider le législateur dans ses choix en la matière.
b) Les arrêts constitutionnels nos 307/1990 et 118/1996
113. Dans un arrêt antérieur (no 307/1990) rendu le 14 juin 1990, la Cour constitutionnelle avait déclaré inconstitutionnelle une loi qui rendait obligatoire la vaccination antipoliomyélitique, au motif que ce texte ne prévoyait pas d’indemnisation, en l’absence de responsabilité pour faute, pour les personnes ayant subi une atteinte à leur santé à la suite d’une telle vaccination.
114. La loi adoptée par la suite (loi no 210 du 25 février 1992) fut examinée par la Cour constitutionnelle, qui rendit à ce sujet l’arrêt no 118/1996 du 18 avril 1996. La haute juridiction évoqua les deux volets de la santé, du point de vue du droit constitutionnel : l’un, individuel et subjectif, correspondant à un droit fondamental de l’individu ; l’autre, social et objectif, concernant la santé en tant qu’intérêt de la collectivité. Elle déclara qu’il n’était pas possible d’exclure totalement le risque d’atteinte à la santé d’un individu et que le législateur avait donc ménagé un équilibre, faisant prévaloir le volet collectif de la santé. Elle ajouta néanmoins que l’on ne pouvait demander à aucun individu de sacrifier sa santé pour préserver celle d’autrui, sans lui concéder de réparation équitable en cas de dommage causé par un traitement médical. Elle jugea que la loi en cause était contraire à la Constitution dès lors qu’elle ne prévoyait pas d’indemnisation pour les personnes ayant subi une atteinte à leur santé causée par la vaccination obligatoire avant l’entrée en vigueur de la loi. Elle observa que pareil dommage faisait naître un droit à indemnisation au regard de la Constitution elle-même, sans qu’il y ait à tenir compte de la responsabilité pour faute.
c) L’arrêt constitutionnel no 268/2018
115. Cet arrêt, rendu le 22 novembre 2017 comme l’arrêt no 5/2018 (paragraphe 106 ci-dessus), concernait une situation législative caractérisée par l’absence d’indemnisation en cas d’atteinte à la santé causée par une vaccination recommandée mais non obligatoire. La Cour constitutionnelle estima qu’il n’y avait pas de différence qualitative entre vaccination obligatoire et vaccination recommandée et que le point clé était l’objectif essentiel qui était poursuivi à travers les deux types de vaccinations, à savoir la prévention des maladies infectieuses. Elle jugea en conséquence que l’exclusion de toute indemnisation était contraire à la Constitution.
5. République de Moldova
116. Dans l’arrêt no 26 du 30 octobre 2018, la Cour constitutionnelle de la République de Moldova s’est prononcée sur un recours dont l’auteur se plaignait que certaines dispositions législatives subordonnaient l’admission des enfants dans les communautés, les établissements d’enseignement et les centres de loisirs à leur vaccination prophylactique systématique, ce qui selon lui limitait l’accès des enfants à l’éducation.
117. La Cour constitutionnelle releva notamment que les buts légitimes visés par les dispositions contestées résidaient dans la protection de la santé des enfants ainsi que de la santé publique contre des maladies graves qui se propageaient davantage lorsque les taux de vaccination étaient faibles. Elle ajouta que le fait de limiter l’accès des enfants non vaccinés mais ne présentant pas de contre-indications, pendant une durée limitée, en attendant qu’ils se fissent vacciner, était une mesure qui était moins intrusive pour le droit au respect de la vie privée et le droit à l’instruction et qui pouvait permettre d’atteindre efficacement les buts visés.
118. La haute juridiction mit en balance, d’un côté, le principe de protection de la santé et, de l’autre, les principes d’accès à l’éducation et de respect de la vie privée. Elle déclara que le refus de faire vacciner des enfants en l’absence de contre-indications non seulement était susceptible d’entraîner leur exclusion en attendant leur vaccination, mais de plus les exposait au risque de contracter une maladie. Elle ajouta qu’une atteinte à la santé des enfants avait aussi des effets négatifs sur d’autres droits qui leur étaient reconnus.
119. La Cour constitutionnelle estima également que les enfants qui pouvaient être admis malgré des contre-indications à la vaccination étaient eux aussi exposés au risque de contracter une maladie contagieuse auprès d’enfants non vaccinés et ne présentant pas de contre-indications. Elle exposa que l’on ne pouvait faire fi des conséquences des actes d’un individu sur ses pairs innocents et que, dans le contexte en cause, l’individu n’exerçait pas ses droits dans le vide mais au sein d’une société organisée.
120. La haute juridiction déclara que les enfants dont les parents ne voulaient pas les faire vacciner, malgré l’absence de contre-indications, avaient à leur disposition d’autres modes d’apprentissage. Quant aux possibilités de loisirs pour les enfants relevant de cette catégorie, elle ajouta que l’exercice du droit à la vie privée sociale n’était pas un élément crucial de leur droit au respect de la vie privée.
121. Enfin, elle estima objectivement justifiée et raisonnable la différence de traitement entre, d’un côté, les enfants vaccinés et, de l’autre, les enfants qui auraient pu être vaccinés mais qui ne l’étaient pas.
6. Serbie
122. Dans l’affaire no IUz-48/2016, la Cour constitutionnelle serbe a examiné plusieurs recours qui visaient la constitutionnalité de certaines dispositions législatives relatives à la vaccination obligatoire ainsi que leur conformité à certains traités internationaux ratifiés par la Serbie.
123. Pour ce qui est de la nécessité, dans une société démocratique, des mesures imposées par les dispositions contestées, la Cour constitutionnelle releva que les registres de vaccination disponibles pour 2015 affichaient le taux de vaccination le plus faible des dix dernières années pour les vaccins inscrits dans le calendrier. Elle indiqua que cette situation accroissait le risque d’épidémies de maladies transmissibles, qui selon elle avaient été évitées depuis des décennies grâce à la vaccination, et elle expliqua à cet égard que la prévention d’une flambée épidémique nécessitait un niveau élevé d’immunité collective. Considérant l’ensemble des circonstances, y compris l’obligation faite à chacun de respecter l’intérêt général et de ne pas mettre en péril la santé d’autrui, elle conclut que le critère de la nécessité était rempli.
124. Concernant l’argument selon lequel les enfants non vaccinés subiraient une discrimination par rapport aux enfants vaccinés en ce que les premiers se verraient privés de leur droit constitutionnel à l’instruction, la Cour constitutionnelle jugea qu’on ne pouvait interpréter le fait que la vaccination des enfants conditionnât leur inscription dans un établissement scolaire comme relevant au regard de la Constitution d’une quelconque forme de discrimination dans leur droit à l’instruction. Elle exposa à cet égard que tous les enfants d’un groupe d’âge donné étaient soumis à l’obligation vaccinale, excepté ceux qui présentaient une contre-indication médicale, et que, comme cette obligation s’appliquait sans distinction à tous les membres du groupe en question, ceux qui n’y satisfaisaient pas ne pouvaient pas être considérés comme étant victimes d’une discrimination par rapport à ceux qui avaient rempli cette obligation, dès lors qu’ils n’étaient pas selon elle dans une situation identique ou similaire.
7. Slovaquie
125. La jurisprudence pertinente est évoquée au paragraphe 229 ci‑dessous.
8. Slovénie
126. Dans un arrêt rendu le 12 février 2004 dans l’affaire no U-I-127/01, la Cour constitutionnelle slovène confirma la constitutionnalité d’un régime de vaccination obligatoire contre la tuberculose, la diphtérie, le tétanos, la coqueluche, la paralysie infantile, la rougeole, les oreillons, la rubéole et l’hépatite B. Elle releva toutefois des défaillances dans les règles en vigueur et leur application relativement au dispositif par lequel une personne pouvait demander à être exemptée de l’obligation vaccinale en raison d’une contre-indication médicale.
127. Par ailleurs, elle décela une autre défaillance dans le fait que la législation ne contenait pas de dispositions sur le droit à réparation pour une atteinte à la santé causée par les effets secondaires d’un vaccin. Elle déclara en particulier qu’au regard du principe de solidarité, qui selon elle était le fondement même de l’obligation vaccinale, l’État qui prenait une telle mesure pour le profit de tous devait être tenu d’indemniser les personnes qui subissaient des effets secondaires dommageables.
2. Royaume-Uni
128. Dans un arrêt du 22 mai 2020 relatif à une affaire qui concernait l’administration de vaccins, malgré l’objection des parents, à un bébé placé sous la protection d’une autorité locale (Re H (A Child)(Parental Responsibility: Vaccination), [2020] EWCA Civ 664), la Cour d’appel a conclu comme suit :
« i) Bien que les vaccinations ne soient pas obligatoires, les données scientifiques actuelles établissent clairement qu’il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant sur le plan de la santé d’être vacciné conformément aux indications du Public Health England [organisme anglais de santé publique], sauf en cas de contre-indication particulière pour tel ou tel individu.
ii) En vertu [de la disposition légale applicable], l’autorité locale désignée par une ordonnance de prise en charge d’un enfant peut pourvoir et consentir à la vaccination de cet enfant si elle considère que cette mesure répond à l’intérêt supérieur de celui-ci, nonobstant l’objection des parents.
iii) L’administration de vaccinations usuelles ou de routine ne saurait passer pour une question « sérieuse » ou « grave ». Sauf lorsque des éléments importants donnent à penser que, de façon exceptionnelle, il se peut que la vaccination ne réponde pas à l’intérêt supérieur d’un enfant, il n’est ni nécessaire ni approprié qu’une autorité locale saisisse la High Court dans chaque cas où un parent refuse la vaccination proposée pour son enfant. Pareille démarche de la part d’une autorité locale implique en effet d’utiliser du temps et des ressources alors que ceux-ci sont limités, de recueillir des expertises médicales non nécessaires et de prendre à la High Court du temps qu’il est préférable de consacrer à l’une des affaires graves et urgentes qui se trouvent en permanence pendantes devant la chambre des affaires familiales.
iv) Il faut toujours prendre en compte l’avis des parents concernant la vaccination, mais l’affaire ne doit pas être tranchée sur cette base, sauf si cet avis a une réelle incidence sur le bien-être de l’enfant. »
III. Droit et pratique INTERNATIONAux et EUROPÉens
A. Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels
129. Ce pacte, qui fait partie intégrante de l’ordre juridique de la République tchèque (arrêté du ministère des Affaires étrangères no 120/1976 Rec., combiné avec l’article 1 de la loi constitutionnelle no 4/1993 Rec.). Sa partie pertinente en l’espèce est ainsi libellée :
Article 12
« 1. Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre.
2. Les mesures que les États parties au présent Pacte prendront en vue d’assurer le plein exercice de ce droit devront comprendre les mesures nécessaires pour assurer :
(...)
c) La prophylaxie et le traitement des maladies épidémiques, endémiques, professionnelles et autres, ainsi que la lutte contre ces maladies ;
(...) »
130. Dans l’observation générale no 14 sur le droit au meilleur état de santé susceptible d’être atteint, publiée le 11 août 2000 (E/C.12/2000/4), le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU a relevé notamment ceci :
« [Paragraphe 2 c) de l’article 12. Le droit à la prophylaxie et au traitement des maladies et à la lutte contre les maladies]
16. (...) La lutte contre les maladies suppose [de] mettre en place des programmes de vaccination et d’autres stratégies de lutte contre les maladies infectieuses ou [d’]améliorer les programmes existants.
(...)
[Obligations juridiques spécifiques]
36. L’obligation de mettre en œuvre le droit à la santé requiert des États parties, entre autres, de lui faire une place suffisante dans le système politique et juridique national (de préférence par l’adoption d’un texte législatif) et de se doter d’une politique nationale de la santé comprenant un plan détaillé tendant à lui donner effet. Les États sont tenus d’assurer la fourniture de soins de santé, dont la mise en œuvre de programmes de vaccination contre les grandes maladies infectieuses (...)
(...)
[Obligations fondamentales]
44. Le Comité confirme également que les obligations ci-après sont tout aussi prioritaires :
(...)
b) Vacciner la communauté contre les principales maladies infectieuses ;
c) Prendre des mesures pour prévenir, traiter et maîtriser les maladies épidémiques et endémiques ; »
131. Dans ses observations finales établies lors de l’examen périodique de tel ou tel État, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU a maintes fois souligné l’obligation de vacciner préventivement le pourcentage le plus élevé possible de la population (voir, par exemple, les observations du 7 juin 2010 sur le Kazakhstan (E/C.12/KAZ/CO/1), § 4). Il lui est également arrivé de critiquer un taux de vaccination en baisse (voir, par exemple, les observations du 13 décembre 2013 sur l’Égypte (E/C.12/EGY/CO/2-4), § 21) et d’appeler à une inversion de la tendance décroissante (voir, par exemple, les observations du 13 juin 2014 sur l’Ukraine (E/C.12/UKR/CO/6), § 19).
B. La Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant
132. Cette convention fait elle aussi partie intégrante de l’ordre juridique de la République tchèque (notification du ministère fédéral des Affaires étrangères no 104/1991 Rec., combinée avec l’article 1 de la loi constitutionnelle no 4/1993 Rec.).
L’article 3 § 1 de cette convention énonce :
« Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. »
En ses parties pertinentes, l’article 24 se lit ainsi :
« 1. Les États parties reconnaissent le droit de l’enfant de jouir du meilleur état de santé possible (...) Ils s’efforcent de garantir qu’aucun enfant ne soit privé du droit d’avoir accès [aux services de santé].
2. Les États parties s’efforcent d’assurer la réalisation intégrale du droit susmentionné et, en particulier, prennent les mesures appropriées pour :
a) Réduire la mortalité parmi les nourrissons et les enfants ;
b) Assurer à tous les enfants l’assistance médicale et les soins de santé nécessaires, l’accent étant mis sur le développement des soins de santé primaires ;
c) Lutter contre la maladie (...), y compris dans le cadre de soins de santé primaires (...) ;
(...)
e) Faire en sorte que tous les groupes de la société, en particulier les parents et les enfants, reçoivent une information sur la santé (...) de l’enfant, (...) et bénéficient d’une aide leur permettant de mettre à profit cette information ;
f) Développer les soins de santé préventifs (...) »
133. Selon l’observation générale no 15 du Comité des droits de l’enfant de l’ONU sur le droit de l’enfant de jouir du meilleur état de santé possible, publiée le 17 avril 2013 (CRC/C/GC/15), la réalisation de ce droit passe par un accès universel à la vaccination contre les maladies infantiles courantes.
134. Dans les observations finales qu’il établit lors de l’examen périodique de tel ou tel État, il arrive souvent au Comité des droits de l’enfant de l’ONU de souligner la nécessité de renforcer le dispositif de vaccination des enfants, notamment par une couverture vaccinale plus large, et de recommander la vaccination complète de tous les enfants. Dans ses observations du 18 mars 2003, le comité a qualifié d’excellente la couverture vaccinale en République tchèque (CRC/C/15/Add.201, § 3).
3. Documents de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)
135. Dans son Plan d’action mondial pour les vaccins publié en 2013, l’OMS a recommandé l’obtention d’un taux de couverture nationale d’au moins 90 % pour tous les vaccins qui font partie des programmes nationaux de vaccination. Concernant la vaccination en général, le plan contient les observations suivantes :
« Des preuves irréfutables démontrent les avantages de la vaccination comme l’une des interventions de santé les plus efficaces et rentables connues. Au cours des dernières décennies, la vaccination a permis beaucoup de choses, y compris l’éradication de la variole, une réalisation considérée comme l’un des plus grands triomphes de l’humanité. Les vaccins ont sauvé d’innombrables vies, abaissé l’incidence mondiale de la polio de 99 % et réduit les maladies, les infirmités et la mort liées à la diphtérie, la coqueluche, la rougeole, l’infection par Haemophilus influenzae de type b, au tétanos, et aux épidémies de méningites à méningocoques.
(...)
La vaccination constitue une composante essentielle du droit humain à la santé et une responsabilité individuelle, collective et gouvernementale, et doit être reconnue comme telle. On estime qu’elle prévient chaque année 2,5 millions de décès. À l’abri des maladies évitables par la vaccination, les enfants vaccinés peuvent grandir dans de bonnes conditions et réaliser pleinement leur potentiel. Ces avantages sont encore majorés par les vaccinations à l’adolescence et à l’âge adulte. Dans le cadre d’un ensemble complet d’interventions pour prévenir et combattre les maladies, les vaccins et la vaccination représentent un investissement essentiel pour l’avenir d’un pays et pour celui de la planète.
(...)
À bien des égards, le siècle dernier a été celui des traitements, avec des réductions considérables de la morbidité et de la mortalité résultant notamment de la découverte et de l’utilisation des antibiotiques, principaux moteurs du changement en matière de santé. Le présent siècle promet d’être celui des vaccins, avec la possibilité d’éradiquer, d’éliminer ou de juguler un certain nombre de maladies infectieuses graves, potentiellement mortelles ou débilitantes, et la vaccination au cœur des stratégies préventives. (...) »
136. L’un des principaux buts de l’initiative de l’OMS « La vaccination dans le monde : vision et stratégie » est de vacciner « plus de personnes (...) contre un plus grand nombre de maladies ».
4. La Charte sociale européenne
137. La Charte sociale européenne est entrée en vigueur à l’égard de la République tchèque le 3 décembre 1999 (notification du ministère des Affaires étrangères no 14/2000, Recueil des traités internationaux). Elle fait partie intégrante de l’ordre juridique de la République tchèque et prime toute loi en cas de conflit (article 10 de la Constitution). La disposition pertinente en l’espèce de la Charte est ainsi libellée :
Article 11 – Droit à la protection de la santé
« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection de la santé, les Parties s’engagent à prendre, soit directement, soit en coopération avec les organisations publiques et privées, des mesures appropriées tendant notamment :
(...)
3. à prévenir, dans la mesure du possible, les maladies épidémiques, endémiques et autres. »
138. Dans l’affaire Médecins du Monde – International c. France (réclamation collective no 67/2011, décision sur le bien-fondé du 11 septembre 2012), le Comité européen des droits sociaux a expliqué notamment ce qui suit :
« 160. L’article 11 § 3 exige que les États maintiennent un taux de couverture vaccinale élevé afin non seulement de réduire l’incidence de ces maladies mais aussi pour neutraliser le réservoir de virus et ainsi atteindre les objectifs fixés par l’[OMS]. Le Comité souligne que la vaccination de masse est reconnue comme le moyen le plus efficace et le plus rentable de lutter contre les maladies infectieuses et épidémiques (voir Conclusions XV-2, Belgique, Article 11 § 3). Ceci doit concerner la population en général (...) »
139. Lorsqu’il constate que la couverture vaccinale est trop faible au sein d’un État membre du Conseil de l’Europe, le comité conclut que la situation n’est pas conforme à l’article 11 § 3 de la Charte (voir, par exemple, Conclusions XV-2, Belgique, 31 décembre 2001) ; il peut aussi adresser un avertissement à l’État concerné. Le comité considère les objectifs de l’OMS comme étant les critères de référence.
140. Dans ses conclusions du 2 janvier 2010 (XIX-2/def/CZE/11/3/FR) sur son examen relatif à la République tchèque, le comité, dans l’attente des informations demandées, a conclu que la situation au sein de cet État, y compris en matière de vaccination, était conforme à l’article 11 § 3 de la Charte.
5. La Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine : Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine (Convention d’Oviedo)
141. La Convention d’Oviedo a été ouverte à la signature le 4 avril 1997 et est entrée en vigueur à l’égard de la République tchèque le 1er octobre 2001 (notification du ministère des Affaires étrangères no 96/2001, Recueil des traités internationaux). Elle fait partie intégrante de l’ordre juridique de la République tchèque et prime toute loi en cas de conflit (article 10 de la Constitution). En ses parties pertinentes en l’espèce, elle se lit comme suit :
Article 5 – Règle générale
« Une intervention dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu’après que la personne concernée y a donné son consentement libre et éclairé.
Cette personne reçoit préalablement une information adéquate quant au but et à la nature de l’intervention ainsi que quant à ses conséquences et ses risques.
La personne concernée peut, à tout moment, librement retirer son consentement. »
Article 6 – Protection des personnes n’ayant pas la capacité de consentir
« (...)
2. Lorsque, selon la loi, un mineur n’a pas la capacité de consentir à une intervention, celle-ci ne peut être effectuée sans l’autorisation de son représentant, d’une autorité ou d’une personne ou instance désignée par la loi.
L’avis du mineur est pris en considération comme un facteur de plus en plus déterminant, en fonction de son âge et de son degré de maturité.
(...) »
Article 24 – Réparation d’un dommage injustifié
« La personne ayant subi un dommage injustifié résultant d’une intervention a droit à une réparation équitable dans les conditions et selon les modalités prévues par la loi. »
Article 26 – Restrictions à l’exercice des droits
« 1. L’exercice des droits et les dispositions de protection contenus dans la présente Convention ne peuvent faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sûreté publique, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé publique ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
(...) »
6. La Recommandation 1317 (1997) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) sur les vaccinations en Europe
142. Les passages pertinents de cette recommandation, qui a été adoptée le 19 mars 1997, se lisent ainsi :
« 5. Pour l’Assemblée, les efforts en vue d’améliorer le niveau d’immunité ne doivent pas concerner exclusivement la situation des pays en voie de transition. Le niveau d’immunité des populations d’Europe occidentale a constamment décliné au cours de ces dernières années. Le faible pourcentage de personnes correctement vaccinées, associé à l’apparition de foyers infectieux dans la même zone géographique, fait craindre d’importantes épidémies également en Europe occidentale.
6. L’Assemblée recommande donc au Comité des Ministres d’inviter les États membres :
6.1. à élaborer ou à réactiver des programmes de vaccination de masse de leurs populations qui constituent le moyen le plus efficace et le plus rentable de lutte contre les maladies infectieuses, et à assurer des systèmes de surveillance épidémiologique performants ;
(...)
7. L’Assemblée invite par ailleurs le Comité des Ministres :
7.1. à définir une politique paneuropéenne concertée d’immunisation des populations, en coopération avec tous les partenaires concernés, tels l’OMS, l’UNICEF et l’Union européenne, visant à l’élaboration et au respect de critères communs de qualité des vaccins et à assurer leur disponibilité en quantité suffisante et à un prix abordable ;
7.2. à engager les États membres à ratifier la Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe, notamment son article 11 sur le « Droit à la protection de la santé », et à charger les organes de contrôle de cette convention de porter une attention appropriée au respect de cet engagement. »
7. La Résolution 1845 (2011) de l’APCE sur les droits fondamentaux et les responsabilités fondamentales
143. Les passages pertinents de cette résolution, qui a été adoptée le 25 novembre 2011, se lisent ainsi :
« 1. Les droits, devoirs et responsabilités ne peuvent pas être dissociés les uns des autres. La vie en tant que membre de la société implique inévitablement des devoirs et des responsabilités tout comme des droits.
(...)
4. Certains devoirs sont déjà fixés dans des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme et dans les ordres juridiques nationaux. Ces devoirs révèlent l’existence de responsabilités fondamentales implicites.
5. Les devoirs imposés par la loi sont soumis au principe de proportionnalité. Lorsqu’une charge est imposée à un individu, au nom de l’intérêt général, il faut établir un juste équilibre entre les divers intérêts en jeu.
6. De même, les responsabilités ne doivent jamais être lourdes au point de compromettre les droits de l’individu chargé de les assumer, notamment ses droits fondamentaux. Les responsabilités doivent toujours rester raisonnables.
(...)
8. L’Assemblée :
8.1. identifie l’ensemble des responsabilités fondamentales suivantes :
8.1.1. tous les individus ont la responsabilité fondamentale générale (...) de respecter les droits des autres tout en exerçant leurs propres droits ;
8.1.2. en outre, tous les individus ont pour responsabilités fondamentales particulières de respecter et de protéger la vie humaine, (...) de faire preuve de solidarité, d’agir de manière responsable à l’égard des enfants (...) ;
8.2. souligne que ces responsabilités fondamentales ne peuvent jamais être interprétées comme une entrave, une restriction ou une dérogation aux droits et libertés énoncés dans la [Convention], la Charte sociale européenne révisée (...) et d’autres instruments internationaux et régionaux en matière de droits de l’homme ;
8.3 appelle les États membres du Conseil de l’Europe à prendre en compte de façon proportionnée ces responsabilités fondamentales générales et particulières dans leurs relations avec les individus. »
8. Le droit de l’Union européenne
144. Le titre XIV de la troisième partie du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (version consolidée) porte sur la santé publique. En ses parties pertinentes, il se lit comme suit :
Article 168
« 1. Un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union.
L’action de l’Union, qui complète les politiques nationales, porte sur l’amélioration de la santé publique et la prévention des maladies et des affections humaines et des causes de danger pour la santé physique (...) Cette action comprend également la lutte contre les grands fléaux, (...) leur transmission et leur prévention ainsi que l’information et l’éducation en matière de santé, ainsi que la surveillance de menaces transfrontières graves sur la santé, l’alerte en cas de telles menaces et la lutte contre celles-ci.
(...)
2. L’Union encourage la coopération entre les États membres dans les domaines visés au présent article (...) Elle encourage en particulier la coopération entre les États membres visant à améliorer la complémentarité de leurs services de santé dans les régions frontalières.
(...)
3. L’Union et les États membres favorisent la coopération avec les pays tiers et les organisations internationales compétentes en matière de santé publique.
(...)
5. Le Parlement européen et le Conseil (...) peuvent également adopter des mesures d’encouragement visant à (...) lutter contre les grands fléaux transfrontières, des mesures concernant (...) la lutte contre [les menaces transfrontières graves sur la santé] (...) »
145. L’article 35 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui traite de la protection de la santé et figure dans le chapitre IV intitulé « Solidarité », énonce :
« Toute personne a le droit d’accéder à la prévention en matière de santé et de bénéficier de soins médicaux dans les conditions établies par les législations et pratiques nationales. Un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union. »
146. En réponse à une demande de décision préjudicielle qui avait été soumise par la Cour suprême de Slovaquie et qui tirait son origine d’une procédure concernant l’obligation pour les parents de faire vacciner leurs enfants mineurs contre certaines maladies, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu le 17 juillet 2014 une ordonnance dans l’affaire Milica Široká c. Úrad verejného zdravotníctva Slovenskej republiky (affaire C‑459/13, EU:C:2014:2120, paragraphe 25), dans laquelle elle s’est prononcée ainsi :
« (...) la décision de renvoi ne contient aucun élément concret permettant de considérer que l’objet de la procédure au principal, relatif à la vaccination des enfants mineurs contre certaines maladies, concerne l’interprétation ou l’application d’une règle du droit de l’Union autre que celles figurant dans la Charte, avec la conséquence que le litige au principal ne relève pas d’une situation dans laquelle le droit de l’Union est mis en œuvre, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte. »
147. En 2005 fut créé le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies. La mission de cet organe consiste à détecter, analyser et faire connaître les menaces actuelles et émergentes que les maladies infectieuses font peser sur la santé humaine.
148. Le 1er décembre 2014, le Conseil de l’Union européenne a adopté les « Conclusions du Conseil sur la vaccination, un outil de santé publique performant », qui relèvent notamment ce qui suit :
« (...) [L]es maladies transmissibles, y compris certaines maladies qui réapparaissent, telles que la tuberculose, la rougeole, la coqueluche et la rubéole, constituent toujours une menace pour la santé publique et peuvent causer un grand nombre d’infections et de décès, et (...) l’apparition et les épidémies récentes de maladies transmissibles, comme la polio, la grippe aviaire H5N1 et H7N9 (...) et la maladie à virus Ebola, ont confirmé qu’il faut également rester très vigilant au sujet des maladies dont le territoire de l’Union est actuellement exempt.
(...)
[L]es programmes de vaccination relèvent de la responsabilité de chaque État membre et (...) il existe au sein de l’UE différents programmes de vaccination (...)
(...)
[D]e nombreux vaccins administrés dans le cadre de campagnes générales de vaccination ont permis d’éviter à des personnes de contracter des maladies et, dans le même temps, d’interrompre la circulation de pathogènes grâce au phénomène de l’« immunité de groupe » (« herd immunity »), ce qui a contribué à améliorer la santé générale de la population. L’immunité de groupe pourrait dès lors être considérée comme un objectif des plans de vaccination nationaux. »
149. La Résolution du Parlement européen du 19 avril 2018 sur la réticence à la vaccination et la baisse des taux de vaccination en Europe invite les États membres à veiller à ce que les professionnels de santé soient suffisamment vaccinés, à prendre des mesures efficaces pour lutter contre les informations trompeuses et à mettre en œuvre des mesures pour améliorer l’accès aux médicaments. Elle invite également la Commission à faciliter l’harmonisation des calendriers vaccinaux au sein de l’Union européenne.
150. Le 7 décembre 2018, le Conseil de l’Union européenne a adopté la Recommandation relative au renforcement de la coopération contre les maladies à prévention vaccinale. Il y reconnaît que la vaccination est l’une des mesures de santé publique les plus efficaces et les plus rentables qui aient été mises en place au XXe siècle et qu’elle reste le principal outil de prévention primaire des maladies transmissibles. Par ailleurs, il y recommande notamment aux États membres :
« 1. d’élaborer et de mettre en œuvre des plans de vaccination au niveau national et/ou régional, selon ce qui convient, destinés à accroître la couverture vaccinale en vue d’atteindre les buts et les objectifs du plan d’action européen pour les vaccins de l’OMS d’ici 2020. Ces plans pourraient comprendre, par exemple, des dispositions relatives à un financement et une offre de vaccins durables, à une approche de la vaccination englobant tout le cycle de la vie, à la capacité à répondre aux situations d’urgence et à des activités de communication et de promotion ;
2. de viser à atteindre d’ici 2020, en particulier pour la rougeole, un taux de couverture vaccinale de 95 %, avec deux doses du vaccin pour la population infantile ciblée, et de s’employer à combler les écarts d’immunisation dans toutes les autres catégories d’âge en vue d’éradiquer la rougeole dans l’Union européenne ;
3. d’instaurer des vérifications de routine du statut vaccinal ainsi que des occasions régulières de vaccination à différents stades de la vie, au moyen de visites de routine dans le cadre du système de soins de santé primaires et d’autres mesures prises, par exemple, à l’entrée à l’école (maternelle), sur le lieu de travail ou dans les structures de soins, en fonction des capacités nationales (...) »
151. Le rapport de la Commission européenne de 2018 sur l’état de la confiance dans les vaccins au sein de l’UE (« State of vaccine confidence in the EU 2018 ») contient les observations suivantes [traduction du greffe] :
« Une grande confiance dans les programmes de vaccination est essentielle au maintien de taux élevés de couverture vaccinale, spécialement à des niveaux supérieurs à ceux requis pour assurer l’immunité de groupe. Or, dans l’Union européenne (UE), les retards et les refus de vaccination contribuent à un déclin des taux de vaccination dans un certain nombre de pays et entraînent une augmentation des poussées épidémiques. De récentes flambées de rougeole – les plus fortes survenues au sein de l’UE depuis sept ans – attestent l’effet immédiat d’une diminution de la couverture vaccinale sur l’apparition de maladies. »
4. AVIS spécialisés invoqués par le gouvernement
152. Le 6 novembre 2015, la Société tchèque de vaccinologie (Česká vakcinologická společnost), principal organe consultatif de la République tchèque en matière de politique publique de vaccination, et la Société tchèque de pédiatrie (Česká pediatrická společnost) ont publié une déclaration commune pour les besoins de la présente procédure devant la Cour. De même que l’Association des praticiens généralistes pour les enfants et les jeunes (Sdružení praktických lékařů pro děti a dorost) et l’Ordre des médecins de la République tchèque (Česká lékařská komora), les deux sociétés se sont résolument prononcées en faveur du maintien du système de vaccination obligatoire tel qu’il existe dans le pays. Dans leur avis, elles observent notamment que la vaccination est indéniablement l’une des mesures préventives de santé publique les plus efficaces et que, depuis l’instauration de l’obligation vaccinale, la fréquence et le nombre des décès causés par des maladies évitables par la vaccination ont chuté de manière radicale. Elles exposent que cette mesure vise principalement à protéger les enfants atteints de maladies chroniques graves, pour lesquels la vaccination est inefficace ou contre-indiquée, et qu’elle permet d’obtenir une importante couverture vaccinale globale et d’éviter des décès et des pertes économiques.
Les deux sociétés ajoutent que le non-respect du calendrier vaccinal est dangereux non seulement pour la personne non vaccinée, en ce qu’il accroît selon elles le risque de dommage pour la santé voire dans les cas extrêmes de décès causé par une maladie infectieuse évitable, mais également pour l’ensemble de la population, lorsque le pourcentage d’enfants non dument vaccinés augmente. Elles assurent que, en cas de diminution même légère de la couverture vaccinale et d’accroissement de la proportion de personnes non immunisées, on peut assister à la résurgence de poussées épidémiques, même pour des maladies qui ne sont plus courantes de nos jours.
153. Le directeur des services sanitaires de la République tchèque (Hlavní hygienik České republiky) a également rendu un avis dans le cadre de la présente procédure devant la Cour. Il y évoque la notion d’« immunité de groupe », phénomène immunitaire particulier qui se produit lorsqu’une part importante de la population a été vaccinée contre une maladie donnée, offrant ainsi une certaine protection indirecte aux personnes qui n’ont pas été vaccinées ou chez qui l’immunité induite par la vaccination ne s’est pas développée. Il expose qu’en cas de baisse considérable de cette couverture, par exemple en deçà de 95 % pour la rougeole, le seuil de l’immunité de groupe ne serait pas atteint, la transmission des infections au sein de la population pourrait progresser et le nombre de nouveaux cas augmenter.
154. En 2010, la Commission nationale de vaccination (Národní imunizační komise – « la CNV ») fut mise en place en tant qu’organe consultatif du ministère et se vit confier pour principales missions d’identifier les maladies infectieuses pour lesquelles la vaccination pourrait influer sur le taux d’incidence, de définir la meilleure stratégie pour la politique de vaccination de la République tchèque, d’établir les priorités de l’État en matière de vaccination et d’examiner les propositions de modification de la stratégie vaccinale. La CNV se compose de représentants du ministère et d’un certain nombre de sociétés savantes ayant les compétences requises. Elle peut solliciter la coopération d’experts externes. Les comptes rendus de ses réunions sont publiés sur le site du ministère.
155. Dans un numéro spécial de sa lettre d’information paru en 2015, l’Agence nationale de contrôle des médicaments (paragraphe 78 ci‑dessus) s’est penchée sur la question des effets indésirables des vaccins qui avaient été signalés en 2014. Elle y a indiqué que la grande majorité de ces effets étaient en réalité des réactions prévisibles déjà décrites dans le résumé des caractéristiques du produit concerné.
156. En juin 2015, le ministère a constitué une Commission de travail pour la vaccination (Pracovní komise pro problematiku očkování). Destinée à constituer une vaste tribune de débat entre les experts et le public sur la stratégie vaccinale de la République tchèque, cette commission compte parmi ses membres la Ligue tchèque des droits de l’homme et ROZALIO, tiers intervenant devant la Cour dans la présente procédure.
157. En 2012, la Nouvelle initiative européenne intégrée de collaboration dans le domaine de la vaccination (VENICE – Vaccine European New Integrated Collaboration Effort), un réseau d’experts nationaux de tous les États membres de l’Union européenne, d’Islande et de Norvège qui travaillent dans le domaine de la vaccination, a publié une étude sur la vaccination obligatoire ou recommandée au sein de l’UE, en Islande et en Norvège (« Mandatory and recommended vaccination in the EU, Iceland and Norway: results of the VENICE 2010 survey on the ways of implementing national vaccination programmes »). Cette étude fournit notamment un aperçu de la situation relative à la vaccination obligatoire dans les pays concernés. Un autre tour d’horizon de cette situation a été effectué par l’Institut parlementaire tchèque dans un rapport de juin 2014. Selon ces sources, quinze pays n’imposent pas de vaccinations obligatoires tandis que quatorze pays exigent une ou plusieurs vaccinations ; dans huit pays appartenant à ce second groupe, la vaccination est obligatoire contre le même nombre de maladies qu’en République tchèque ou un nombre supérieur. Si dans certains États la vaccination des enfants n’est pas obligatoire en général, elle peut être imposée dans des cas particuliers, soit de manière collective en réponse à une urgence soit dans d’autres circonstances. En ce qui concerne la législation relative à la responsabilité objective en cas d’atteinte à la santé causée par la vaccination, il ressort d’une étude de l’OMS publiée en 2011 que seuls dix-neuf pays dans le monde possèdent des dispositifs spéciaux d’indemnisation, dont treize sont des États membres du Conseil de l’Europe.
EN DROIT
1. REMARQUE PRÉliminaire
158. La Cour souligne d’emblée que la présente espèce porte sur la vaccination usuelle et de routine des enfants contre des maladies qui sont bien connues de la médecine. Comme indiqué ci-dessus, ces six requêtes ont été introduites entre 2013 et 2015 et concernent la politique de l’État défendeur prévoyant le caractère obligatoire de l’ensemble des vaccins en question.
2. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
159. Compte tenu de la similitude des requêtes quant à leur objet, la Cour estime approprié d’examiner celles-ci conjointement dans un seul arrêt (article 42 § 1 du règlement).
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
160. Les requérants estiment qu’il était arbitraire d’infliger une amende à M. Vavřička et de refuser l’admission des enfants requérants à l’école maternelle au motif que les parents de ces derniers n’avaient pas satisfait à l’obligation légale de les faire vacciner conformément au calendrier vaccinal établi. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, dont la partie pertinente se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la recevabilité
1. La requête de M. Vavřička
161. Le Gouvernement considère que le montant de l’amende qui a été infligée au requérant est plutôt négligeable (l’équivalent de 110 EUR à l’époque des faits) et que celui-ci n’a donc pas subi de préjudice important au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention. De plus, à son avis, les autres conditions requises pour l’application de cette disposition sont également réunies, ce qui selon lui rend la requête irrecevable dans son ensemble.
162. Le requérant avance qu’à l’époque des faits il était sans emploi, ne percevait aucun revenu et était en pleine procédure de divorce, et que le montant de l’amende représentait plus de la moitié du salaire minimum légal mensuel. Au-delà du poids financier que l’amende aurait fait peser sur lui, le requérant aurait été angoissé par l’incertitude relative à d’autres mesures que les autorités allaient prendre du fait qu’il n’avait pas respecté le calendrier vaccinal pour ses enfants.
163. La Cour se penchera ici sur l’exception du Gouvernement pour autant qu’elle concerne le grief du requérant fondé sur l’article 8. Elle estime que cette exception ne saurait être accueillie. Si la requête de M. Vavřička, avec les autres requêtes, est à présent examinée par la Grande Chambre de la Cour, c’est parce qu’il a été considéré qu’elle soulevait des questions graves relatives à l’interprétation de la Convention ou de ses protocoles et qu’en conséquence elle a fait l’objet d’un dessaisissement conformément à l’article 30 de la Convention, aucune des deux parties ne s’étant prévalue de la possibilité d’y objecter. De plus, la requête de M. Vavřička présente un aspect singulier, lui seul s’étant vu infliger une amende pour non-respect de l’obligation de vaccination. La Cour estime donc que les conditions énoncées à l’article 35 § 3 b) ne sont pas réunies, car en tout état de cause le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses protocoles exige un examen au fond de cette partie de la requête de M. Vavřička.
164. L’exception formulée par le Gouvernement au titre de l’article 35 § 3 b) de la Convention, pour autant qu’elle concerne le grief de M. Vavřička fondé sur l’article 8, doit donc être rejetée.
2. Les requêtes de MM. Brožík et Dubský
165. Concernant les requêtes de MM. Brožík et Dubský prises dans leur ensemble, le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes et indique que l’affaire a été tranchée au fond par le jugement du tribunal régional de Hradec Králové du 10 mai 2016 (paragraphe 55 ci-dessus) et que les requérants auraient pu et dû poursuivre leur affaire en formant un recours en cassation et un recours constitutionnel.
166. Les requérants rétorquent que leurs requêtes concernent la demande de mesure provisoire qu’ils ont soumise au tribunal régional le 18 juillet 2014, ainsi que l’issue de cette procédure. Ils précisent à cet égard que c’est la Cour constitutionnelle qui, le 23 octobre 2014, a rendu la décision interne définitive (paragraphe 54 ci-dessus). Ils font remarquer que cette décision était non susceptible d’appel et estiment en conséquence que l’obligation d’épuiser les voies de recours internes a incontestablement été remplie.
167. La Cour commencera par examiner l’exception soulevée par le Gouvernement pour autant qu’elle concerne les griefs des requérants fondés sur l’article 8. Pour mettre en perspective l’exception du Gouvernement et la réponse des requérants, elle relève que, dans leurs formulaires de requête, les intéressés ont invoqué l’article 6 § 1 de la Convention et fait porter leurs griefs sur le rejet opposé à leur demande de mesure provisoire lors de la procédure au fond. Prévoyant que ladite procédure durerait au-delà de leur âge préscolaire et que son issue ne pourrait alors plus remédier au fait qu’ils avaient été empêchés de fréquenter une école maternelle, les requérants ont argué qu’en ne leur accordant pas la mesure provisoire les juridictions internes leur avaient en réalité refusé un recours effectif, au sens de l’article 13, relativement à ce qu’ils tenaient pour une violation de leurs droits découlant des articles 8 et 14 de la Convention et 2 du Protocole no 1.
168. La Cour a déjà qualifié ces griefs comme relevant notamment de l’article 8 de la Convention. C’est sur ce fondement que les deux requêtes ont été communiquées et les parties n’ont pas élevé d’objection à ce sujet.
169. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause et qu’elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (voir, par exemple, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 85, 19 décembre 2018, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 123-126, 20 mars 2018). Compte tenu de son interprétation de l’objet de l’ensemble des griefs que les requérants fondent sur l’article 8 – qui seront traités plus en détail ci‑dessous –, la Cour considère que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement quant aux requêtes de MM. Brožík et Dubský soulève des questions qui sont étroitement liées au fond du grief tiré par les intéressés de la disposition en question.
170. En conséquence, pour autant qu’elle concerne cet aspect des deux requêtes, l’exception du Gouvernement doit être jointe à l’examen au fond du grief formulé sous l’angle de l’article 8.
3. Conclusion relative à l’ensemble des requêtes
171. Constatant que les griefs soulevés par les requérants au titre de l’article 8 ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
2. Sur le fond
1. Les thèses des parties
a) Les requérants
172. M. Vavřička estime qu’il était arbitraire de lui infliger une amende pour n’avoir pas fait vacciner ses enfants conformément au calendrier vaccinal en vigueur. Les enfants requérants considèrent qu’il était arbitraire de refuser leur admission à l’école maternelle en raison du manquement de leurs parents respectifs à la même obligation.
173. Au sujet de l’applicabilité de l’article 8, les requérants invoquent leur droit à l’autonomie personnelle s’agissant des décisions liées à leur santé et, pour ce qui concerne M. Vavřička, à la santé de ses enfants. Les enfants requérants se fondent également sur leur droit au développement personnel par la fréquentation d’une école maternelle. Par ailleurs, les requérants évoquent un droit pour les parents de s’occuper de leurs enfants suivant leurs opinions, leurs convictions et leur conscience, et dans le respect de l’intérêt supérieur des enfants. À cet égard, ils considèrent que c’est principalement aux parents qu’il revient d’évaluer et de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant, et qu’une intervention de l’État n’est permise qu’en dernier ressort, dans les cas les plus extrêmes.
174. Ils déclarent en outre que les modalités précises de l’obligation de vaccination ne sont énoncées que dans un texte réglementaire (l’arrêté ministériel) et qu’en conséquence cette obligation ne peut être tenue pour « prévue par la loi » au sens de l’article 8 de la Convention.
175. De plus, ils estiment que l’établissement du calendrier vaccinal est un processus non transparent, qui ne donne lieu ni à une analyse appropriée ni à un débat public et qui pâtit de la situation de conflit d’intérêts dans laquelle se trouvent, selon eux, certains membres des organes officiels concernés. S’appuyant en particulier sur la lettre du 7 février 2020 par laquelle le ministère a répondu à leur demande de renseignements, les requérants allèguent que les autorités ne leur ont pas fourni des informations suffisantes propres à montrer que les vaccinations actuellement obligatoires sont en fait nécessaires et justifiées. Ils ajoutent qu’en définissant la politique de vaccination le ministère a exercé un pouvoir discrétionnaire illimité.
176. Les requérants affirment aussi qu’un régime d’obligation vaccinale incite les personnes à donner de fausses informations quant à leur statut vaccinal. Ils estiment que ce problème ne se pose pas dans les systèmes fondés sur la vaccination volontaire, qui pour cette raison produiraient des données statistiques plus fiables sur la couverture vaccinale. Ils considèrent que ces données pourraient servir à façonner un système plus adapté et plus efficace.
177. Le Gouvernement s’appuyant sur l’autorité de l’OMS ou des sociétés savantes tchèques spécialisées en vaccinologie (paragraphes 152 et suivants ci‑dessus), les requérants soutiennent que ces entités sont largement parrainées par des entreprises pharmaceutiques. Plus particulièrement, ils marquent leur désaccord sur des questions telles que l’efficacité de la vaccination pour faire baisser la mortalité, la sensibilité des nourrissons aux infections, les effets négatifs de la non-vaccination et l’efficacité de certains des vaccins requis. De plus, ils abordent divers aspects du fonctionnement et de l’évolution du système de vaccination, par exemple l’interprétation faite en République tchèque du critère de contre‑indication permanente à la vaccination. En outre, ils considèrent que, pour autant que les effets secondaires potentiels entrent dans l’évaluation du caractère nécessaire et justifié des vaccins obligatoires, il faut prendre en compte non seulement les effets immédiats mais aussi ceux qui à long terme se traduisent par un affaiblissement général de l’immunité du patient vacciné à l’égard de diverses maladies.
178. Aux yeux des enfants requérants, il n’était pas justifié de leur refuser l’accès à l’école maternelle à titre de sanction du fait qu’ils n’étaient pas vaccinés. La non-admission à l’école maternelle aurait contraint les familles à assurer par leurs propres moyens la garde des enfants requérants, ce qui aurait eu des répercussions à la fois financières et sociales sur les foyers concernés. Le fait d’avoir été privés d’éducation préscolaire aurait considérablement pénalisé les enfants requérants dans la suite de leur scolarité ; cela vaudrait tout particulièrement pour Mme Novotná, qui selon ses dires souhaitait poursuivre sa scolarité dans un cadre éducatif particulier.
179. Les requérants plaident que la dérogation à l’obligation vaccinale issue de la jurisprudence Vavřička (paragraphes 28 et 93 ci-dessus) n’a pratiquement jamais été accordée s’agissant d’admission à l’école maternelle. M. Vavřička déclare par ailleurs que dans sa cause cette dérogation a été définie par la Cour constitutionnelle de manière rétroactive. À cet égard, il dit qu’à l’époque considérée la loi présentait une qualité déficiente et qu’il n’aurait pas pu en faire un bon usage.
180. Concernant la cohérence de sa position sur la vaccination, M. Vavřička, qui avait fait vacciner ses enfants contre toutes les maladies excepté la poliomyélite, l’hépatite B et le tétanos, a déclaré par le biais de son avocat qu’il avait le droit de changer de conviction au fil du temps. Il a ajouté que, comme l’avait reconnu la Cour constitutionnelle, l’important était de savoir si la conviction demeurait constante tout au long de la procédure concernée, et que tel avait été le cas dans sa cause.
181. En outre, les requérants indiquent qu’un éventuel contrôle juridictionnel ne peut qu’être purement formel et dépourvu d’un véritable examen au fond quant à la rationalité et à la proportionnalité de l’obligation de vaccination.
182. De surcroît, à l’époque des faits la loi n’aurait prévu aucun moyen de demander réparation pour une atteinte à la santé causée par un vaccin en l’absence de faute. Dans le cadre du dispositif d’indemnisation qui a été mis en place par la suite, l’obtention d’une indemnité ne serait possible qu’en cas d’« atteinte particulièrement grave à la santé », ce qui constituerait un seuil prohibitif (paragraphe 84 ci-dessus).
183. Alors que pour les enfants requérants la vaccination aurait constitué une condition préalable à l’admission à l’école maternelle, le personnel de ce type d’établissements ne serait pas soumis à pareille condition pour être embauché. Certaines des vaccinations prévues par la loi concerneraient des maladies non transmissibles, du moins à l’école maternelle.
184. De l’avis des requérants, le but qu’est la protection de la santé des autres enfants pourrait être atteint par des moyens moins intrusifs, consistant par exemple à exclure les enfants non vaccinés des établissements d’enseignement uniquement en cas de menace, ou de flambée effective, liée à l’une des maladies en question.
185. Les requérants reconnaissent que la vaccination met en jeu des questions d’intérêt général, de solidarité sociale et de partage des responsabilités. À leur avis, le problème réside dans la proportionnalité. Un modèle de vaccination volontaire reposerait sur une motivation positive et offrirait donc à la fois une plus grande efficacité globale et une plus grande proportionnalité que le modèle obligatoire existant en République tchèque, fondé sur la contrainte, inacceptable aux yeux des requérants.
186. En conséquence, les requérants estiment que l’ingérence dans l’exercice de leurs droits découlant de l’article 8 n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
b) Le Gouvernement
187. Le Gouvernement soutient qu’il importe de préciser qui est le requérant – un enfant ou un parent – dans chaque affaire pour pouvoir déterminer si et dans quelle mesure les questions litigieuses relèvent de la compétence ratione personae de la Cour.
188. Il considère que la question de l’intérêt supérieur de l’enfant, qui selon lui est en jeu dans les affaires telles que les présentes requêtes, trouve son expression dans le droit de l’enfant de jouir du meilleur état de santé possible, au sens de l’article 24 de la Convention relative aux droits de l’enfant. Il estime que, dans une affaire donnée, il convient d’évaluer cet intérêt supérieur en tenant compte de toute objection éventuelle des parents, à examiner dans le cadre d’une procédure adéquate offrant en fin de compte un contrôle juridictionnel.
189. Le Gouvernement avance qu’il n’est donc pas possible a priori de présumer que les intérêts des parents sont identiques à ceux des enfants et qu’il existe, au moins potentiellement, une divergence d’intérêts entre parents et enfants.
190. Répondant à l’argument avancé par M. Roleček, qui a affirmé que sa non-admission à l’école maternelle avait obligé sa mère à rester à la maison avec lui et que leur vie de famille en avait été perturbée, le Gouvernement observe que se retrouver ainsi contraint de profiter de la compagnie des autres membres du foyer ne peut constituer une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie familiale.
191. Par ailleurs, le Gouvernement considère que les paramètres des présentes requêtes se limitent aux faits concernant directement les requérants et qu’ils excluent d’autres aspects du système tchèque de vaccination tel qu’il a évolué au fil du temps.
192. Toutefois, il ne conteste pas que les faits à l’origine des six requêtes relèvent du champ d’application du droit au respect de la vie privée et, s’agissant de M. Vavřička, il reconnaît que l’amende litigieuse a constitué une ingérence dans l’exercice de ce droit.
193. Pour ce qui est des enfants requérants, le Gouvernement estime que, quelles que soient les petites différences dans la façon dont leurs griefs fondés sur l’article 8 ont été formulés devant la Cour, ils sont en fait tous dans la même situation compte tenu de la conséquence pratique subie par eux, à savoir la non-admission à l’école maternelle. Le Gouvernement considère qu’en soi l’existence du cadre légal applicable ne s’analyse pas en une ingérence dans l’exercice des droits des intéressés découlant de l’article 8. À cet égard, il s’emploie à établir une distinction entre les causes des enfants requérants et d’autres affaires telles que, par exemple, Dudgeon c. Royaume-Uni (22 octobre 1981, § 41, série A n° 45), Norris c. Irlande (26 octobre 1988, § 38, série A no 142) et Modinos c. Chypre (22 avril 1993, § 29, série A no 259), en avançant que les restrictions imposées par la législation aux enfants requérants n’étaient pas absolues mais susceptibles de dérogation et ne s’appliquaient que pour une durée limitée (jusqu’à l’âge de la scolarité obligatoire – paragraphe 82 ci-dessus).
194. Le Gouvernement ajoute que la non-admission des enfants requérants à l’école maternelle est résultée du manquement de leurs parents à une obligation légale, manquement que ceux-ci auraient justifié par des considérations subjectives. Il se demande s’il était dans l’intérêt supérieur des requérants d’être empêchés par leurs parents de fréquenter l’école maternelle et de passer du temps avec des enfants du même âge. Il expose que, contrairement aux requérants dans l’affaire Boffa et autres c. Saint‑Marin (no 26536/95, décision de la Commission du 15 janvier 1998, Décisions et rapports (DR) 92-A, p. 27), les présents requérants étaient des enfants et qu’au cœur de leur cause se trouvait leur non-admission dans un établissement préscolaire, et non l’imposition d’une amende ou d’une autre forme de sanction. En outre, selon le Gouvernement, fréquenter une école maternelle est une activité de nature publique qui, dès lors, n’entre pas dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. Le Gouvernement estime de surcroît qu’il existe d’autres moyens de développer sa propre personnalité et que l’impossibilité faite aux enfants requérants de fréquenter une école maternelle n’a pas représenté une ingérence fondamentale dans l’exercice par eux de leur droit à l’épanouissement et à l’instruction. Partant, pour le Gouvernement, il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice des droits des enfants requérants découlant de l’article 8.
195. Dans l’hypothèse où la Cour conclurait néanmoins à l’existence d’une ingérence, le Gouvernement soutient que celle-ci était dument « prévue par la loi ». Il expose que le cadre juridique interne est constitué par les règles relatives à l’obligation vaccinale, combinées avec les règles sur la responsabilité en cas de commission de l’infraction mineure de manquement à ladite obligation, ainsi qu’avec les règles d’admission dans les établissements accueillant des enfants. Aux yeux du Gouvernement, ces règles possèdent la qualité de « loi » au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion et, dans la mesure où elles proviennent de textes réglementaires, elles sont susceptibles de contrôle juridictionnel. De plus, la constitutionnalité du dispositif législatif en question aurait été plusieurs fois examinée et confirmée tant par la CAS que par la Cour constitutionnelle.
196. Le Gouvernement ajoute qu’il n’y pas vraiment de litige quant à la légitimité du but poursuivi par l’ingérence litigieuse, à savoir selon lui servir l’intérêt général de la société à protéger la santé publique ainsi que les droits et libertés d’autrui. Plus concrètement, la vaccination protégerait les personnes vaccinées mais aussi les autres, en particulier les personnes vulnérables qui ne peuvent pas elles-mêmes se faire vacciner ou pour lesquelles l’immunisation s’est avérée inefficace. Pour le Gouvernement, si la vaccination est volontaire dans certains pays et obligatoire dans d’autres, le but sous-jacent est le même dans les deux cas et, pour atteindre celui-ci, la vaccination est le moyen le plus sûr et celui qui présente le rapport coût‑efficacité le plus favorable.
197. Concernant la nécessité d’une ingérence in abstracto, le Gouvernement évoque les obligations positives qui lui incombent, au titre de la Convention, de prendre des mesures dans le domaine de la protection de la vie ; il fait aussi référence à ses obligations de même type qui découlent d’autres instruments juridiques internationaux. Il indique plus précisément que les États sont tenus à une obligation positive de mettre en place une politique de santé publique efficace permettant de lutter contre les maladies graves et contagieuses et de protéger la vie et l’intégrité physique des personnes relevant de leur juridiction. À cet égard, il y aurait lieu de noter que les maladies pour lesquelles la vaccination est obligatoire sont toutes graves et, pour la plupart, très contagieuses. Le risque de propagation de ces maladies serait amplifié par le niveau actuellement élevé des migrations. Ces maladies feraient aujourd’hui l’objet d’un contrôle efficace et, en conséquence, l’attention du public et des médias se serait détournée de la prévention des maladies pour se porter sur l’innocuité des vaccins. Cette situation risquerait de déformer la perception de la réalité et d’engendrer une désinformation sur les vaccins et, de là, d’entraîner une baisse des taux de vaccination et un éventuel retour des maladies à prévention vaccinale qui avaient été jugulées. La réticence à se faire vacciner serait reconnue comme un grave problème mondial. Instaurer l’obligation vaccinale serait une réponse normale, en ce qu’il serait démontré qu’elle entraîne une amélioration de la couverture vaccinale. D’autres États européens auraient opté pour cette stratégie.
198. Le Gouvernement indique qu’en République tchèque les vaccins sont fournis gratuitement par l’État. Il ajoute que l’obligation de vaccination vise principalement les enfants, considérés comme les personnes les plus vulnérables. Dans un cadre préscolaire, les enfants sont d’après lui inévitablement exposés à un risque accru de contamination. La mise en œuvre de la vaccination chez les enfants en bas âge favoriserait donc la réalisation des objectifs généraux de la politique de vaccination. À cet égard, le Gouvernement reconnaît que tous les vaccins qui sont obligatoires en République tchèque ne visent pas à l’obtention de l’immunité de groupe et il expose que le seuil de cette immunité varie en fonction de la maladie concernée.
199. Le Gouvernement ajoute que l’obligation de vaccination n’est pas directement exécutoire, que toute sanction pour non-respect de cette obligation est simplement de nature administrative et qu’une amende ne peut être infligée qu’en dernier ressort et une seule fois.
200. Il indique que l’étendue de l’obligation vaccinale est définie par le ministère, sur recommandation de sa commission consultative composée d’épidémiologistes et, depuis 2010, de la CNV (paragraphe 154 ci-dessus). Au début de chaque réunion de la CNV, chacun de ses membres serait tenu de déclarer tout conflit d’intérêts pouvant le concerner en lien avec un point de l’ordre du jour, conformément aux prescriptions du code sur la publication (Disclosure Code) de la Fédération européenne des industries et associations pharmaceutiques et à celles de l’OMS. Quant à la composition de la CNV, le fait qu’elle se limite à des fonctionnaires et à des experts serait conforme à la pratique courante au sein des États européens.
201. Le Gouvernement rejette la critique des requérants selon laquelle le système de vaccination tchèque ne repose pas sur une analyse scientifique adéquate. Il indique en particulier que des études sérologiques accessibles au public sont réalisées depuis 1960. Il avance que l’étendue et les paramètres du système en question font l’objet d’un contrôle constant et qu’il existe un mécanisme complet de suivi des effets indésirables des produits pharmaceutiques, dont les vaccins.
202. Le Gouvernement expose qu’un vaccin ne peut être administré qu’après vérification que le patient est apte à le recevoir, et que la législation de même que la jurisprudence prévoient des dérogations. Il indique que celles-ci ont été définies par la Cour constitutionnelle dans l’affaire Vavřička (paragraphe 28 ci-dessus) et qu’elles n’exigent pas de mesure législative. Il admet que l’on ne peut présenter d’exemples concrets d’application en rapport avec l’admission dans une école maternelle, de l’objection de conscience issue de la jurisprudence, mais il soutient que la dérogation est applicable dans ce contexte, en particulier si la vaccination a produit des effets néfastes pour la santé dans la famille de l’enfant concerné.
203. Il ajoute que la législation laisse une certaine latitude aux parents, leur permettant de choisir les vaccins à employer et les dates de vaccination dans une période prédéfinie. Il estime aussi que l’expérience a montré que la politique de vaccination en place est en fait un succès et que toutes les sociétés savantes tchèques compétentes sont clairement favorables à son maintien (paragraphes 152 et suivants ci-dessus). Il déclare que toute amende ou non-admission à l’école maternelle liée à un manquement à l’obligation vaccinale doit reposer sur une décision motivée et susceptible d’un contrôle juridictionnel exercé à plusieurs degrés de juridiction. De l’avis du Gouvernement, un consensus sur la question de l’obligation vaccinale fait manifestement défaut à l’échelle européenne et, en conséquence, les États jouissent d’une ample marge d’appréciation en la matière. Une autre raison de leur laisser une grande latitude tiendrait au fait que la question requiert l’analyse de données spécialisées et scientifiques par les autorités nationales.
204. Concernant les six requêtes in concreto, le Gouvernement soutient que dans les faits il n’y a pas eu de vaccination contre la volonté des parents et qu’il n’y a donc pas eu d’atteinte à l’intégrité physique de qui que ce fût. Selon le Gouvernement, aucun des requérants n’a établi au niveau interne l’existence de l’un des critères qui auraient justifié une exemption de l’obligation vaccinale pour des considérations de religion, de conscience ou autres. Les requérants se seraient plutôt contentés d’adopter une attitude globalement dédaigneuse à l’égard de la vaccination. Plus particulièrement, dans les procédures engagées par Mme Novotná, M. Hornych et M. Roleček, la CAS aurait spécifiquement relevé que ceux-ci n’avaient aucunement invoqué les droits et libertés fondamentaux ni fait valoir de circonstances exceptionnelles.
205. Le Gouvernement admet qu’aucune condition spécifique de vaccination ne s’applique à l’embauche du personnel des écoles maternelles, mais il indique que ces employés sont soumis à l’obligation générale de vaccination qui est applicable à toute personne résidant sur le territoire de la République tchèque. Il en conclut qu’il est très peu probable que les membres de ce personnel n’aient pas reçu les premières séries de vaccins ou les rappels concernés, conformément à cette obligation.
206. Au sujet de la possibilité de demander réparation pour une atteinte à la santé causée par une vaccination administrée suivant les règles et les normes applicables, le Gouvernement confirme que, pour un préjudice de ce type survenu après le 31 décembre 2013, la législation ne prévoyait pas l’octroi d’une indemnité. Il ajoute toutefois qu’un préjudice causé avant cette date était couvert par un régime législatif antérieur, qui prévoyait une indemnisation. Il précise qu’une nouvelle loi adoptée en 2020 a rétabli ce type d’indemnisation (paragraphe 84 ci-dessus). Il explique que cette évolution de la législation est due au fait que, dans le cadre du régime initial, c’était le professionnel de santé ayant administré le vaccin qui pouvait voir engager sa responsabilité objective en cas d’atteinte à la santé du patient. Il estime toutefois que cette responsabilité a trait surtout à l’intérêt général et qu’en conséquence elle doit revenir à l’État.
207. Il indique que le coût du traitement à administrer pour d’éventuels effets secondaires dommageables de la vaccination sont couverts par l’assurance maladie publique. Il ajoute toutefois que les effets secondaires graves – c’est-à-dire impliquant des séquelles à vie – sont rares et que l’on ne dénombre pas plus de six cas de ce type par an, pour 100 000 nouveau‑nés vaccinés.
208. Le Gouvernement déclare que, si la dérogation jurisprudentielle à l’obligation vaccinale fondée sur le droit à la liberté de religion ou de conviction a été établie pour la première fois par la Cour constitutionnelle dans l’affaire Vavřička, cette dérogation n’a pas eu pour effet de rendre arbitraire l’interprétation et l’application par les juridictions nationales de la législation en vigueur. Concernant Mme Novotná, le fait que la décision de non-admission à l’école maternelle ait été prise dans le cadre d’une procédure rouverte après que la requérante eut été admise dans un premier temps et qu’elle eut effectivement fréquenté l’école pendant deux ans doit selon le Gouvernement être considéré à la lumière de la circonstance que, selon lui, l’admission initiale a été accordée sur la base d’informations incorrectes fournies par l’intéressée. Pour le Gouvernement, en produisant ces informations, la requérante a pris le risque de voir réviser la décision d’admission une fois que cela aurait été découvert. Pour ce qui est de M. Hornych, une anomalie du même type aurait figuré dans les informations fournies par ses parents lors du dépôt de la demande d’inscription à l’école maternelle. Enfin, le Gouvernement argue au sujet de Mme Novotná que la fréquentation d’un type particulier d’école maternelle ne constitue pas en fait une condition préalable à l’inscription dans une école primaire utilisant les mêmes méthodes d’enseignement. Il avance qu’en tout état de cause la non‑admission des enfants requérants à l’école maternelle n’a empêché aucun d’eux de nouer des relations sociales dans d’autres environnements et d’autres contextes.
209. Invoquant la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, il déclare pour conclure que, en tant que méthode d’immunisation permettant de prévenir certaines maladies, la vaccination en général constitue un bienfait social qui appelle un partage des responsabilités entre les membres de la société ainsi que la solidarité sociale de tous les individus, chacun prenant un risque minime afin de protéger la santé publique.
2. Observations des tiers intervenants
a) Le gouvernement français
210. Le gouvernement français souligne l’importance, pour les États, de pouvoir mettre en place une politique de santé publique efficace, permettant de lutter contre les maladies graves et/ou contagieuses, ce que la pandémie de COVID-19 aurait clairement démontré.
211. Il indique qu’en France la loi du 30 décembre 2017 a rendu onze vaccinations obligatoires pour les enfants âgés de zéro à vingt-quatre mois, alors qu’auparavant seuls trois de ces vaccins étaient imposés et que les huit autres étaient simplement recommandés. Il relève que, à une exception près, la liste des maladies concernées est identique à celle établie en République tchèque. Il expose que la législation française prévoit une dispense de vaccination en cas de contre‑indication médicale. Il déclare que la loi du 30 décembre 2017 a fait passer de six mois d’emprisonnement et 3 750 EUR d’amende à deux ans d’emprisonnement et 30 000 EUR d’amende la peine maximale encourue par les parents qui ne respectent pas l’obligation vaccinale concernant leur enfant. Il ajoute que les vaccinations obligatoires sont exigibles pour l’admission en collectivité, c’est-à-dire dans les structures et services accueillant des enfants ainsi que dans le système éducatif. Il précise que lorsqu’une vaccination obligatoire fait défaut, l’enfant peut être admis provisoirement à condition que toutes les vaccinations requises soient effectuées dans un délai de trois mois, et que le maintien de l’enfant dans la collectivité est subordonné à la présentation, chaque année, d’une preuve que l’obligation vaccinale a été respectée.
212. Admettant que la vaccination obligatoire constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée, le gouvernement français soutient qu’elle poursuit toutefois le but légitime consistant à protéger la santé. Il estime que la nécessité de l’ingérence doit être appréciée au regard des obligations positives qui pèsent sur les États de protéger la vie et l’intégrité physique des personnes relevant de leur juridiction. Il rappelle que l’importance de ces obligations a récemment été soulignée par la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe dans un document intitulé « Respecter la démocratie, l’état de droit et les droits de l’homme dans le cadre de la crise sanitaire du COVID-19 – Une boîte à outils pour les États membres ». Estimant que des droits concurrents sont en jeu et qu’il n’existe pas de consensus européen sur la vaccination obligatoire, le gouvernement français invite la Cour à indiquer qu’en matière de politique de santé publique et de prévention de la propagation de maladies graves et/ou contagieuses, les États bénéficient d’une ample marge d’appréciation en ce qu’ils sont les mieux placés pour apprécier, au regard de la situation sanitaire sur leur territoire et des moyens à leur disposition, les mesures nécessaires pour protéger la santé publique.
213. Le gouvernement français argue que l’obligation vaccinale est justifiée par la gravité des effets néfastes qu’engendre un faible taux de couverture vaccinale sur la santé publique. Il expose qu’il est important de protéger l’enfant dès son plus jeune âge et avant l’entrée dans une période à risque, et que, pour préserver efficacement la collectivité, une politique vaccinale doit toucher le plus grand nombre. Il ajoute qu’un taux élevé de vaccination est particulièrement important pour protéger les personnes qui ne peuvent être vaccinées.
214. Il estime évident que si la vaccination était purement volontaire, certaines personnes chercheraient à bénéficier de l’immunité collective sans se soumettre à l’aléa résiduel qui est lié à l’acte de vaccination. Il considère que la généralisation d’une telle attitude conduirait inévitablement à une diminution de la couverture vaccinale et, à terme, à la réapparition de pathologies que l’on croyait en recul.
215. Le gouvernement français invoque la Recommandation no 1317 (1997) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe intitulée « Vaccinations en Europe », l’article 11 de la Charte sociale européenne (révisée) et la Recommandation du Conseil de l’Union européenne relative au renforcement de la coopération contre les maladies à prévention vaccinale (2018/C466/01) (paragraphes 137, 142 et 150 ci-dessus). Il note que toutes les maladies en cause sont graves et, pour la plupart, très contagieuses, et que l’efficacité des vaccins obligatoires est reconnue, leurs effets indésirables limités et les contre-indications prises en compte. Il conclut que l’ingérence que représente le système de vaccination obligatoire dans l’exercice du droit au respect de la vie privée est proportionnée au but consistant à favoriser l’obtention de la couverture vaccinale qui permet d’atteindre le seuil nécessaire à une immunité collective au bénéfice de l’ensemble de la population.
b) Le gouvernement allemand
216. Le gouvernement allemand précise que la vaccination obligatoire renvoie au devoir de se faire vacciner dans certaines situations définies, et non à l’administration forcée d’un vaccin. Il décrit le contexte dans lequel une loi nationale prévoyant la vaccination obligatoire contre la rougeole a été adoptée (pour entrer en vigueur le 1er mars 2020), après un vaste débat au sein de la société et du Parlement. Il explique que certaines catégories de personnes doivent fournir la preuve de leur vaccination, de leur immunité ou d’une contre-indication médicale à la vaccination avant de recevoir des soins ou d’être embauchées dans des types de structures précis, y compris les écoles et autres établissements éducatifs. Il indique que l’on recourt en Allemagne à une méthode indirecte, la menace d’une amende pouvant aller jusqu’à 2 500 EUR, renouvelable dans certaines circonstances, et d’une exclusion des établissements éducatifs, pour faire respecter l’obligation de vaccination. Il ajoute que ces établissements sont tenus de signaler les enfants non vaccinés aux autorités de santé publique. Il précise qu’il n’est pas possible de contraindre une personne à se faire vacciner et que le consentement est toujours requis. Les enfants de moins d’un an seraient dispensés. D’autres dispenses seraient accordées pour des raisons purement médicales ou lorsqu’un vaccin n’est pas disponible. Il n’y aurait pas de possibilité de dérogation fondée sur la religion ou sur les convictions. Une indemnisation serait possible en cas d’effets indésirables, même si le vaccin a été administré conformément aux règles applicables.
217. Le gouvernement allemand observe que la vaccination obligatoire vise à protéger non seulement les personnes vaccinées mais aussi l’ensemble de la population, et plus particulièrement les personnes vulnérables qui ne peuvent être vaccinées elles-mêmes en raison de leur âge ou de leur état de santé. Il expose que, si le taux de vaccination est suffisamment élevé (pour la rougeole, le seuil est fixé à 95 % de la population), une maladie peut être éradiquée. Il ajoute qu’en dépit des efforts de sensibilisation déployés le taux de vaccination volontaire atteint en Allemagne n’a jamais dépassé 93 %. Ce serait à ce problème que le législateur aurait cherché à s’attaquer par l’adoption de la loi en question.
218. Selon le gouvernement intervenant, si l’on veut atteindre le seuil de 95 %, il faut appliquer la vaccination obligatoire aux enfants dès leur plus jeune âge. Les jeunes enfants seraient du reste particulièrement vulnérables à la rougeole, compte tenu de l’immaturité de leur système immunitaire. À cet égard, le gouvernement allemand renvoie à la recommandation formulée par la commission compétente de l’Institut Robert Koch, la principale institution scientifique du pays en matière de biomédecine, indiquant que les enfants doivent être vaccinés deux fois contre la rougeole avant l’âge de deux ans. Par ailleurs, il considère que la gestion du programme de vaccination obligatoire est plus efficace lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre d’établissements accueillant les enfants sur une longue durée, comme les écoles maternelles et les services de garde, d’autant plus que le nombre d’enfants fréquentant ces structures est selon lui en augmentation.
219. Comme l’aurait établi la jurisprudence pertinente fondée sur la Convention, la vaccination obligatoire constituerait une atteinte au droit au respect de la vie privée, dont la compatibilité avec l’article 8 dépendrait principalement du respect du principe de proportionnalité.
220. Une sanction pour non-respect de l’obligation de vaccination et l’exclusion consécutive d’un établissement éducatif constitueraient une atteinte réelle mais simplement indirecte à l’intégrité personnelle. L’intérêt à protéger la santé publique et, surtout, la santé des personnes qui ne peuvent pas se faire vacciner, revêtirait une importance fondamentale. À cet égard, des obligations positives incomberaient à l’État au titre de l’article 2 de la Convention. La personne vaccinée porterait non seulement la charge de la vaccination, mais bénéficierait également de la protection ainsi procurée. Le taux de vaccination de 93 % susmentionné aurait été atteint sur la base du volontariat, ce qui montrerait que la vaccination est largement acceptée par la population. Si certains parents ne font pas vacciner leurs enfants, ce serait principalement par commodité ou par insouciance. Une obligation légale de vaccination serait propre à résoudre facilement ces cas et n’occasionnerait pas d’atteinte majeure aux droits individuels, mais simplement un petit sacrifice personnel. Seule une petite partie de la population s’opposerait par principe à la vaccination. Le gouvernement allemand estime que, une fois le seuil de 95 % atteint, la maladie serait éradiquée, il ne serait plus nécessaire de vacciner la population contre cette pathologie et l’obligation de vaccination deviendrait alors superflue.
221. Le gouvernement intervenant considère qu’en tout état de cause les Parties contractantes bénéficient d’une ample marge d’appréciation en ce qui concerne leurs systèmes et politiques de santé.
c) Le gouvernement polonais
222. Le gouvernement polonais estime que les systèmes de vaccination obligatoire n’emportent pas violation de la Convention et que les sanctions applicables dans ce contexte sont compatibles avec les seconds paragraphes des articles 8 et 9.
223. Il soutient que le consentement au traitement médical joue un rôle essentiel dans les principes d’autodétermination et d’autonomie personnelle. À ses yeux, un traitement médical non consenti constitue une atteinte à l’intégrité physique et morale. Selon lui, les épidémies de maladies infectieuses peuvent entraîner des crises sanitaires, sociales et économiques et les Parties contractantes sont tenues de lutter contre ces maladies chez l’homme. La vaccination serait une mesure préventive optimale qui permettrait non seulement de réduire le nombre de personnes infectées mais aussi d’éradiquer la maladie en question. En favorisant l’« immunité de groupe », elle protégerait les personnes vaccinées et également celles qui ne peuvent pas l’être. D’après le gouvernement polonais, plus le nombre de personnes vaccinées est élevé, plus la population est résistante. La vaccination s’adresserait donc principalement à la jeune génération. Selon l’état actuel des connaissances médicales, il n’existerait pas de meilleure prophylaxie. Le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies préconiserait lui aussi une vaccination généralisée (paragraphe 147 ci‑dessus).
224. Selon le gouvernement polonais, la vaccination joue un rôle important dans l’élaboration de la santé publique. À son avis, elle atténue les conséquences sociales des complications médicales liées aux maladies infectieuses, notamment celles qui tiennent au coût du traitement nécessaire. Le système de vaccination obligatoire permettrait donc de prévenir efficacement la propagation de maladies infectieuses dangereuses, en ménageant un équilibre entre, d’une part, l’obligation que l’État est tenu d’honorer envers les citoyens – c’est-à-dire assurer au plus grand nombre le niveau le plus élevé possible de santé publique – et, d’autre part, l’obligation vaccinale que les citoyens se doivent de respecter envers l’État. Le rapport coût-efficacité de la vaccination constituerait également un facteur à prendre en compte.
225. En Pologne, l’obligation vaccinale existerait depuis près de soixante ans sous une forme administrative. Elle serait actuellement énoncée par une loi de 2008, relayée par un arrêté adopté en 2011 par le ministre de la Santé sur le fondement de ladite loi. En outre, l’inspecteur général de la santé publique publierait chaque année des programmes de vaccination préventive s’adressant aux professionnels de santé qui mettent en œuvre le système de vaccination obligatoire. La vaccination contre onze maladies actuellement présentes sur le territoire européen serait obligatoire pour toute personne résidant en République de Pologne. L’inspection sanitaire publique serait tenue de faire respecter l’obligation de vaccination des enfants en recourant à des pouvoirs de nature administrative, et la réglementation correspondante ainsi que son application n’auraient jamais été remises en question. L’État serait responsable de la sécurité des procédures de vaccination et supporterait le coût de la vaccination ainsi que du traitement d’éventuels effets secondaires. Il serait également possible d’opter pour des vaccins disponibles dans le commerce, dont le coût ne serait pas pris en charge par l’État.
226. Le gouvernement polonais estime qu’en raison de la diversité des systèmes juridiques et de santé, il est inévitable que les Parties contractantes aient recours à des solutions variées pour parvenir à un niveau de vaccination suffisant et que cette variété reflète les différences sociales, économiques et culturelles entre ces pays, ainsi que les conditions, habitudes et attentes locales et les possibilités économiques de chacun d’entre eux. Il ajoute qu’en l’absence d’un consensus paneuropéen les Parties contractantes disposent d’une ample marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de prendre des dispositions en fonction de l’état de leurs connaissances et de leurs possibilités. Selon le gouvernement polonais, l’évaluation du système de sanction propre à chaque Partie contractante ne devrait pas conduire à affaiblir le système de vaccination obligatoire en général. À son avis, la proportionnalité des solutions adoptées devrait plutôt être évaluée au cas par cas.
d) Le gouvernement slovaque
227. Le gouvernement slovaque observe que les présentes affaires ne concernent pas l’obligation de vaccination en tant que telle, mais plutôt les conséquences du non-respect de cette obligation, distinction qui est selon lui pertinente pour l’examen sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
228. Constatant qu’il n’existe pas d’approche commune aux États membres du Conseil de l’Europe, le gouvernement intervenant fait référence au dispositif en place en Slovaquie. Il précise que dans ce pays l’obligation de vaccination est définie par la législation, à savoir une loi votée par le Parlement et un décret d’application pris par l’exécutif. Il indique que l’obligation s’applique à tous, sauf en cas de contre-indication médicale. Il ajoute qu’il n’existe pas de mécanisme permettant de contraindre physiquement au respect de cette obligation. Il expose que le médecin traitant est toutefois tenu d’expliquer au patient ou à ses représentants légaux tous les aspects et effets pertinents de la vaccination à administrer, et que si le vaccin n’est toujours pas accepté, le médecin doit signaler le cas aux autorités de santé publique compétentes, qui convoqueront la personne concernée pour un entretien. Selon le gouvernement slovaque, un refus persistant d’obtempérer peut alors être considéré comme une infraction mineure passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 331 EUR. La législation en vigueur ne prévoirait pas l’exclusion des enfants non vaccinés des établissements préscolaires.
229. Le gouvernement slovaque mentionne un arrêt du 10 décembre 2014 (affaire n° PL. US 10/2013), dans lequel la Cour constitutionnelle slovaque a déclaré que l’obligation de vaccination était conforme à la Constitution. La haute juridiction a considéré que l’État avait l’obligation positive d’assurer la protection de la santé publique. Elle a estimé que la décision du législateur de se conformer à cette obligation en rendant la vaccination obligatoire était principalement de nature politique et scientifique et qu’elle relevait d’une ample marge d’appréciation. Elle a indiqué que la vaccination pouvait être contraire au droit individuel à la protection de la santé si elle était administrée en dépit de contre-indications médicales ou si des effets indésirables généraux du vaccin étaient démontrés. Or, tel n’était pas le cas selon elle. Elle a expliqué que l’obligation de vaccination mettait en opposition deux principes constitutionnels, la protection de la santé publique et le respect de la vie privée, et que pour elle il n’était pas possible de concilier ces deux principes sans restreindre fondamentalement l’un d’entre eux. Elle a ajouté que la dispense spécifiquement prévue en cas de contre-indication allait de pair avec une obligation pour les médecins traitants de s’enquérir de l’existence d’éventuelles contre-indications avant d’administrer un vaccin. Elle a déclaré que, comme pour tout médicament, la qualité et l’innocuité des vaccins étaient vérifiées par l’Agence nationale de contrôle des médicaments et que non seulement les professionnels de santé étaient tenus de signaler tout effet secondaire grave ou non prévisible suspecté en relation avec un vaccin, mais que de plus tout patient – ou ses parents s’il s’agissait d’un enfant – pouvait en faire de même. En outre, la Cour constitutionnelle a indiqué que le cadre législatif prévoyait une indemnisation pour atteinte à la santé résultant d’une vaccination administrée en violation des règles applicables. Selon la haute juridiction, compte tenu de l’état des connaissances médicales, il n’existait aucun autre moyen efficace de faire reculer ou d’éradiquer les maladies infectieuses. Pour elle, l’ingérence que la vaccination obligatoire représentait pour le droit au respect de la vie privée d’un individu était donc justifiée par l’intérêt qu’elle servait, celui de la protection de la santé publique. Tout en admettant que certains pays prévoyaient également une indemnisation pour les atteintes à la santé résultant d’une vaccination administrée de façon conforme aux règles applicables, la Cour constitutionnelle a estimé que l’absence d’un tel régime en Slovaquie n’avait pas d’incidence sur la conclusion susmentionnée.
230. Concernant spécifiquement des enfants, le gouvernement slovaque ajoute que c’est l’intérêt supérieur de ceux-ci qui constitue le critère principal et qu’il convient pour l’établir de rechercher s’il existe ou non une contre-indication médicale à la vaccination. Il indique que, en l’absence de contre-indication, le refus de faire vacciner un enfant peut être considéré comme contraire à l’intérêt supérieur de celui-ci. Pour le gouvernement intervenant, il est donc nécessaire de faire respecter les règles applicables par le biais de sanctions et il est important de protéger les enfants dès leur plus jeune âge, surtout ceux qui ne peuvent être vaccinés en raison de contre-indications.
e) Společnost pacientů s následky po očkování, z.s. (Association de patients affectés par des problèmes de santé causés par des vaccins)
231. L’association intervenante représente des patients qui sont affectés par des problèmes de santé survenus à la suite d’une vaccination. Partant de cette position, elle décrit la situation d’enfants qui n’ont pas été vaccinés du tout ou qui ne sont pas entièrement à jour au regard du calendrier vaccinal en vigueur. Selon elle, dans ces situations, le plus souvent, les enfants ne sont pas admis à l’école maternelle, la mère perd son emploi pour n’avoir pas eu d’autre choix que de rester à la maison avec son enfant et la famille se retrouve privée d’une source de revenus. L’association indique que ces familles préfèrent malgré tout modifier leur train de vie plutôt que d’exposer leurs enfants aux risques inhérents à la vaccination obligatoire.
232. Elle estime que le système en place ignore les besoins individuels découlant par exemple d’effets indésirables qui auraient déjà touché l’enfant concerné ou ses proches. Elle explique en partie cette situation par un niveau insuffisant de connaissance indépendante des risques et des effets néfastes de la vaccination parmi les pédiatres, dont la formation continue serait souvent soutenue par l’industrie pharmaceutique. Elle déplore en outre un défaut de transparence quant aux critères et à la méthode de définition du calendrier de vaccination obligatoire par les experts. Cela ménagerait un espace pour l’exercice de l’arbitraire de la part de l’exécutif et susciterait méfiance et résistance du côté de la population. Selon l’association, cette situation a conduit les défenseurs de la vaccination à prendre des contre-mesures qui ont globalement eu pour effet de polariser la société et de stigmatiser les opposants à la vaccination. L’association affirme que ces contre-mesures consistent en i) une imposition aux pédiatres de l’obligation de vacciner, ii) des campagnes médiatiques de grande ampleur encourageant la vaccination et financées selon elle par l’industrie pharmaceutique, iii) un exercice du pouvoir judiciaire, notamment par la Cour constitutionnelle, allant dans un sens favorable à l’obligation vaccinale, et iv) une campagne de désinformation menée par des organismes publics faisant la promotion de la vaccination.
233. L’association argue que, dans les faits, le nombre des vaccins obligatoires et le calendrier vaccinal serré ne laissent aucune place à l’évaluation des besoins individuels. Selon elle, pour des raisons similaires, il arrive aussi que des vaccins soient administrés dans des situations où le patient n’est pas en assez bonne santé pour le recevoir. En outre, eu égard à l’interprétation donnée en pratique au terme de « contre-indication permanente », l’association estime qu’il n’est pas possible de satisfaire à ce critère pour obtenir une exemption de l’obligation de vaccination.
234. Ces caractéristiques du système en place auraient un impact considérable sur les enfants concernés et sur leurs familles. Il existerait en Europe divers autres dispositifs étonnamment différents, y compris dans des pays voisins présentant une situation épidémiologique proche de celle de la République tchèque, État dans lequel le système de vaccination serait le plus strict. L’association assure que, si la Cour devait juger le système tchèque non contraire aux exigences de la Convention, la situation pourrait même s’aggraver et cette tendance pourrait gagner d’autres pays. Elle ajoute que, si la Cour devait conclure dans le sens opposé, il y aurait lieu pour l’État défendeur de limiter le pouvoir de l’exécutif concernant la définition et l’application des critères et de la méthode d’établissement du calendrier vaccinal et d’ouvrir cette question à un débat public et politique plus large.
f) Le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ)
235. Pour autant que sa contribution concerne l’article 8, le tiers intervenant soutient que cette affaire est importante en ce qu’elle porte selon lui sur le respect de l’intégrité physique et morale des personnes, garantie par le principe de la primauté de l’être humain sur le seul intérêt de la société ou de la science et par celui du consentement libre et éclairé de la personne avant toute intervention dans le domaine de la santé, principes énoncés aux articles 2 et 5 de la Convention d’Oviedo. Il souligne la nécessité d’encadrer ces questions, surtout au vu de l’expérience de plusieurs pays qui au XXe siècle auraient mené diverses politiques eugénistes et hygiénistes, et il estime que l’on pourrait pour ce faire mettre à profit les principes jurisprudentiels issus des affaires de stérilisation forcée sur lesquelles la Cour a statué. Il note que les présentes affaires ont trait à une situation dans laquelle des personnes sont fortement incitées à se soumettre à l’obligation de vaccination au moyen de la menace d’une sanction. Observant que dans les présentes espèces personne n’a été forcé à subir une vaccination, il considère que la principale question ne porte pas tant sur la légitimité de la vaccination obligatoire que sur celle de la sanction infligée aux requérants pour ne pas s’y être soumis.
236. Le tiers intervenant soutient que l’intégrité physique d’une personne relève de la notion de « vie privée » protégée par l’article 8 de la Convention et que la vaccination obligatoire en tant qu’intervention médicale non volontaire constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit. Selon lui, la question essentielle porte sur la nécessité des mesures prises par les autorités à l’égard des requérants au soutien de cette politique.
237. À cet égard, le tiers intervenant estime que l’approche adéquate consiste à tenter de concilier les droits et intérêts concurrents, et non pas simplement à les opposer. Pour lui, la conciliation suppose de rechercher un compromis et d’appliquer les principes de pluralisme et de tolérance.
238. Le tiers intervenant relève que des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, Chypre, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, l’Irlande, la Lituanie, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni et la Suède n’ont aucune obligation vaccinale, tandis que d’autres pays imposent entre un (Belgique) et douze (Lettonie) vaccins. Il note que l’utilité et la nécessité du caractère obligatoire de la vaccination ne sont pas établies.
239. Le tiers intervenant considère que mettre l’accent sur la pédagogie et la recommandation, combinées avec des procédures plus souples, constitue une autre option que la contrainte et qu’une telle démarche est plus respectueuse de l’intégrité morale et physique des personnes, garantie notamment par l’article 8 de la Convention.
g) ROZALIO – Rodiče za lepší informovanost a svobodnou volbu v očkování, z.s.
240. Ce tiers intervenant présente les informations qui suivent, basées sur son expérience. Selon lui, en République tchèque, un nombre croissant de parents souhaitent être informés sur les questions relatives à la vaccination, s’interrogent sur sa nécessité et son calendrier et connaissent leur droit inaliénable de prendre des décisions éclairées sur tous les sujets concernant leurs enfants. Pour le tiers intervenant, la majorité de ces parents ne s’opposent pas à la vaccination de leurs enfants en bloc, mais aimeraient plutôt une approche individualisée. À son avis, ils ne savent pas comment communiquer sur ces aspects avec les médecins et les autorités, et l’État ne leur offre pas de sources d’informations adéquates et pertinentes.
241. Selon ce tiers intervenant, les outils répressifs visant à améliorer le taux de vaccination suscitent de la méfiance et sont donc inappropriés. Des données vérifiables auraient montré qu’une augmentation du niveau de répression s’accompagnait d’une baisse du taux de vaccination. Une meilleure approche consisterait à promouvoir le dialogue avec les parents, sur un pied d’égalité.
242. Le cœur du problème tiendrait à ce que la loi PSP prévoit des sanctions à l’égard des parents qui ne font pas vacciner leurs enfants et exclut ces derniers des établissements préscolaires, publics et privés, ainsi que d’autres activités telles que les voyages et les séjours scolaires.
243. Au sujet des sanctions infligées aux parents, le tiers intervenant renvoie à l’objection de conscience séculière telle que définie par la Cour constitutionnelle dans l’affaire Vavřička puis développée par la haute juridiction dans un arrêt du 22 décembre 2015 relatif à une autre affaire (paragraphes 28 et 93 ci-dessus). À cet égard, il observe qu’après 2011 les parents qui n’avaient pas fait vacciner leurs enfants ont cessé de faire l’objet de procédures pour infraction mineure mais que depuis 2018 de telles procédures sont à nouveau engagées. Il indique toutefois que, dans les affaires individuelles, les organes administratifs prenant part à ces procédures n’accordent pas la dérogation prévue par la jurisprudence constitutionnelle et qu’aucune dispense de ce type n’est consentie en ce qui concerne l’admission à l’école maternelle d’enfants auxquels il manque un vaccin requis. Il ajoute que la dérogation légale à l’obligation vaccinale pour raisons de santé nécessite une contre-indication permanente et que les médecins interprètent généralement cette catégorie de motifs de manière restrictive.
244. Le tiers intervenant indique que la menace de sanction s’applique également aux établissements préscolaires qui admettent un enfant non vacciné et que, face à l’impossibilité de faire inscrire leurs enfants dans un tel établissement, les parents doivent soit rester à la maison pour s’en occuper soit supporter le coût d’un autre mode de garde. Selon le tiers intervenant, les parents concernés s’organisent parfois pour faire garder leurs enfants dans le cadre de collectifs informels. Tout cela aurait cependant des conséquences financières et professionnelles.
245. Le tiers intervenant décrit ensuite le régime juridique applicable aux vaccinations, son fonctionnement dans un contexte plus large, sa réforme ainsi que les conséquences de l’obligation vaccinale pour diverses catégories d’acteurs. Il explique qu’en 2017-2018 l’école maternelle est devenue obligatoire pour les enfants âgés de cinq ans (paragraphe 81 ci‑dessus). Depuis, ceux-ci ne seraient plus obligés d’être vaccinés. Or ce changement n’aurait pas eu d’effets notables sur la santé publique, bien que ces enfants côtoient généralement des enfants plus jeunes qui sont toujours soumis à l’obligation de vaccination. Les processus de consultation existant au niveau ministériel au sujet de l’établissement du calendrier vaccinal laisseraient à désirer : la commission de travail spécialisée créée en 2015 (paragraphe 156 ci‑dessus) ne se serait réunie que cinq fois, n’aurait rendu aucune conclusion et serait inactive depuis 2018.
h) Le Forum européen pour la vaccinovigilance
246. Ce tiers intervenant expose que si, dans d’autres domaines revêtant une importance sociétale dans une société démocratique, les points de vue opposés sont représentés au niveau institutionnel, dans la sphère de la santé publique, en revanche, il n’y a pas de syndicats de telle ou telle profession pour défendre les choix d’un individu en matière de santé. Selon lui, tandis que dans le milieu de la justice il y a des règles adoptées par le législateur et réajustées par le juge, rien d’équivalent n’existe dans le domaine de la santé. Le tiers intervenant observe que si l’on trouve traditionnellement un ordre des médecins et un organe administratif chargé des questions de santé, il n’y a en général pas d’institution pour représenter le patient. Il note que ce besoin de représentation du patient face aux autorités de santé s’est traduit en France par la création d’un doctorat universitaire spécifique pour les « patients-experts ».
247. Le tiers intervenant expose qu’en France les experts assermentés du domaine de la santé sont désignés par un tribunal et travaillent dans le cadre d’un régime critiquable, eu égard notamment à leur champ de spécialisation et d’expertise. Il ajoute que pour diverses raisons la recherche fondamentale, pré-clinique et clinique sur les vaccins présente un potentiel limité.
248. Par ailleurs, le tiers intervenant critique l’utilisation de composés à base d’aluminium dans la production de vaccins et explique cette pratique par des considérations économiques de la part du secteur pharmaceutique.
249. En outre, il décrit en détail divers aspects physiologiques de l’immunité et commente un cas clinique particulier illustrant l’existence d’effets indésirables de la vaccination sur la santé.
250. Selon le tiers intervenant, les déclarations publiques des autorités sanitaires concernant les effets secondaires des vaccins sont généralement biaisées et les études officielles dans le domaine de la vaccination passent habituellement sous silence leurs auteurs et leurs sources. Pourtant, des questions telles que l’efficacité de la vaccination de rappel des adultes et des vaccins administrés par voie sous-cutanée en général prêteraient à débat.
251. Aux yeux du tiers intervenant, de la même façon que le principe in dubio pro reo existe pour les questions de responsabilité, les doutes en matière de vaccination devraient être interprétés dans un sens favorable à la liberté de choix de l’individu, suivant les principes primum non nocere et in dubiis abstine.
252. Selon le tiers intervenant, le monde médical confond souvent « consentement éclairé » et « permission accordée par le patient pour procéder à une intervention spécifique ». À son avis, la raison en est peut‑être que les médecins, malgré de longues études, ne sont pas formés à transmettre des informations scientifiques et médicales dans un langage intelligible pour les patients. Rien ne permettrait de dire si l’état de la science concernant les approches thérapeutiques tient compte des réponses physiologiques d’un individu.
253. Alors que la vaccination serait un procédé intrusif au regard de la loi, et donc normalement soumis au consentement éclairé, en France elle serait ordonnée administrativement, sans faire l’objet d’un consentement libre et éclairé de l’intéressé.
254. De nombreux cas de pathologies graves auraient été rapportés à la suite de vaccinations, comme des syndromes autistiques, des scléroses en plaques, des syndromes de Guillain-Barré, ou encore des myofasciites à macrophages. Certaines auraient été démontrées devant les tribunaux dans des procédures individuelles contre des entreprises pharmaceutiques. Il serait nécessaire et relèverait de la responsabilité scientifique et médicale, dans une société démocratique, d’exclure les risques potentiels en établissant l’absence de lien de causalité entre l’administration du vaccin et les pathologies observées après celle-ci. Pour le tiers intervenant, on ne peut justifier l’absence d’une telle démarche en avançant des considérations économiques.
255. Aujourd’hui, la compréhension de la physiologie serait toujours balbutiante et la vaccination telle qu’elle est pratiquée serait un procédé archaïque mis en place par les laboratoires et les institutions au-dessus de ceux-ci.
256. Nombre de pathologies contre lesquelles la vaccination est obligatoire ne produiraient pas de conséquences graves et la vaccination contre ces maladies aurait pour effet de les faire muter et de les rendre plus pernicieuses.
257. Enfin, de nombreux gouvernements prôneraient actuellement une large couverture vaccinale par le biais d’une politique de vaccination offensive, alors qu’aucune étude scientifique n’aurait prouvé l’efficacité de cette approche. D’autres pays européens, en revanche, laisseraient à l’individu la liberté de choix en la matière. Le tiers intervenant estime que la première mesure impérative consisterait à veiller à ce que les personnes concernées soient amplement informées sur tous les aspects pertinents de la vaccination et il se demande si les médecins sont capables de le faire. En second lieu, le tiers intervenant considère que l’individu devrait être libre de choisir entre consentement éclairé et refus.
3. L’appréciation de la Cour
a) Sur l’objet des requêtes
258. La Cour observe que les requérants ont formulé leurs griefs fondés sur l’article 8 en faisant référence principalement à l’amende infligée à M. Vavřička et à la non-admission des enfants requérants à l’école maternelle. En d’autres termes, ils se plaignent des conséquences du manquement à l’obligation de vaccination.
259. Pour la Cour, cependant, les conséquences subies par les requérants ne peuvent pas réellement être dissociées de l’obligation sous-jacente. Au contraire, ces conséquences ont été le résultat direct et immédiat de l’attitude des requérants vis-à-vis de cette obligation et elles sont donc intrinsèquement liées à celle-ci.
260. Dès lors, la Cour estime que l’objet des griefs des requérants réside dans l’obligation vaccinale et dans les conséquences du manquement à celle-ci que les requérants ont eues à subir.
b) Sur la portée
261. Il ne prête pas à controverse entre les parties que le grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention concerne le droit des requérants au respect de leur vie privée. La Cour souscrit à cette analyse, car il est de jurisprudence constante que l’intégrité physique d’une personne relève de sa « vie privée » au sens de cette disposition de la Convention, qui recouvre aussi, à un certain degré, le droit, pour l’individu, de nouer et développer des relations avec ses semblables (Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 159, 24 janvier 2017, avec d’autres références ; sur la vaccination en particulier, voir aussi Boffa et autres, décision précitée, et Baytüre et autres c. Turquie (déc.), no 3270/09, 12 mars 2013).
262. Si certains des requérants invoquent également le droit au respect de la vie familiale, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner sous cet angle complémentaire leurs griefs tirés de l’article 8.
c) Sur l’existence d’une ingérence
263. Selon la jurisprudence de la Cour, la vaccination obligatoire, en tant qu’intervention médicale non volontaire, constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention (Solomakhin c. Ukraine, no 24429/03, § 33, 15 mars 2012, avec d’autres références). Concernant les requérants dans la présente affaire, il est vrai, comme le Gouvernement l’a souligné, qu’aucune des vaccinations contestées n’a été effectuée. Cependant, eu égard à l’objet de cette affaire tel qu’établi ci-dessus (paragraphe 260) et au fait que, de par leur non‑admission à l’école maternelle, les enfants requérants ont subi les conséquences directes du non‑respect de l’obligation vaccinale, la Cour constate qu’il y a eu dans leur chef une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée.
264. S’agissant de M. Vavřička, bien que ce soit la vaccination de ses enfants qui soit en cause, la Cour considère que ce facteur n’amène pas à conclure différemment. Elle observe qu’au regard du droit interne M. Vavřička était personnellement soumis à l’obligation de faire vacciner ses enfants et que les conséquences du manquement à cette obligation, c’est‑à-dire l’imposition d’une amende, ont été subies par l’intéressé directement, en sa qualité de personne légalement responsable du bien-être de ses enfants. Comme indiqué ci-dessus, lorsqu’il s’est opposé à leur vaccination il a expliqué que sa motivation était liée principalement à leur intégrité physique, car il craignait que la vaccination pût causer une atteinte grave à leur santé. Dès lors, la Cour estime que les circonstances de la cause de M. Vavřička peuvent également être considérées comme révélant une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée, comme l’a du reste admis le Gouvernement (Boffa et autres, décision précitée, p. 34).
d) Sur la justification de l’ingérence
265. Pour déterminer si cette ingérence a emporté violation de l’article 8 de la Convention, la Cour doit rechercher si elle était justifiée au regard du second paragraphe de cet article, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait l’un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans cette disposition, et si elle était à cet effet « nécessaire dans une société démocratique ».
1. « Prévue par la loi »
266. La Cour rappelle que toute atteinte à un droit garanti par la Convention doit avoir une base en droit interne. En outre, la « loi » doit être suffisamment accessible et énoncée avec assez de précision pour permettre aux personnes auxquelles elle s’applique de régler leur conduite : en s’entourant au besoin de conseils éclairés, elles doivent être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (voir, par exemple, Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 167, 15 novembre 2016, avec une autre référence).
267. La Cour note que l’obligation de vaccination repose expressément sur l’article 46 §§ 1 et 4 de la loi PSP, appliqué en combinaison avec l’arrêté pris par le ministère en vertu du pouvoir que lui conféraient à cet effet les articles 46 § 6 et 80 § 1 de la loi PSP (paragraphes 11, 13 et 74 ci‑dessus). Les conséquences du non-respect de l’obligation vaccinale ont découlé pour M. Vavřička de l’application de l’article 29 §§ 1 f) et 2 de la loi IM (paragraphes 17 et 83 ci-dessus) et, pour les enfants requérants, de l’application de l’article 34 § 5 de la loi sur l’éducation, combiné avec l’article 50 de la loi PSP (paragraphes 15, 73 et 81 ci-dessus). L’accessibilité et la prévisibilité de ces dispositions n’ont pas été contestées par les requérants.
268. En fait, l’objection spécifique des requérants quant à la légalité de l’ingérence litigieuse repose principalement sur leur argument, formulé au regard des dispositions de l’article 4 de la Charte des droits et libertés fondamentaux (paragraphe 65 ci-dessus), selon lequel, dans le contexte en question, le terme « loi » doit être interprété comme visant exclusivement une loi adoptée par le Parlement, ce qui correspond à la façon dont la notion de « loi » (zákon) est généralement entendue au niveau national. Ils critiquent le fait que le régime tchèque de vaccination soit fondé sur une combinaison entre textes législatifs et textes réglementaires.
269. La Cour rappelle que le terme « loi », dans l’expression « prévue par la loi » qui figure aux articles 8 à 11 de la Convention, doit être entendu dans son acception « matérielle » et non « formelle ». Il inclut donc, notamment, le « droit écrit », lequel ne se limite pas aux textes législatifs mais englobe aussi les actes et instruments juridiques de rang inférieur. En résumé, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (voir, par exemple, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 83, 14 septembre 2010, avec une autre référence).
270. De plus, la Cour observe que la constitutionnalité du dispositif législatif en question a été examinée in extenso et confirmée à la fois par la CAS et par la Cour constitutionnelle (paragraphes 36, 60, 86 et 91 ci‑dessus).
271. Partant, la Cour constate que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention.
2. Sur l’existence d’un but légitime
272. Concernant les buts poursuivis par l’obligation vaccinale, comme le soutient le Gouvernement et comme l’ont reconnu les juridictions nationales, l’objectif de la législation pertinente est la protection contre des maladies susceptibles de faire peser un risque grave sur la santé. Sont concernées aussi bien les personnes qui reçoivent les vaccins en question que celles qui ne peuvent pas se faire vacciner et qui se trouvent donc dans une situation de vulnérabilité, dépendant d’un taux élevé de vaccination qui serait atteint parmi l’ensemble de la population pour être protégées contre les maladies contagieuses en cause. Cet objectif correspond aux buts que sont la protection de la santé et la protection des droits d’autrui, visés à l’article 8 de la Convention.
Eu égard à ce qui précède, il n’y a pas lieu de déterminer si d’autres buts reconnus comme légitimes par l’article 8 § 2, à savoir les intérêts que constituent la sûreté publique, le bien-être économique du pays ou encore la défense de l’ordre, peuvent entrer en ligne de compte lorsqu’un État prend des mesures pour empêcher qu’une maladie grave ne cause des perturbations majeures à la société.
3. Sur la nécessité dans une société démocratique
1) Les principes généraux et la marge d’appréciation
273. Les principes applicables peuvent se résumer comme suit (voir, en particulier, Dubská et Krejzová, précité, §§ 174-178, avec d’autres références) :
– Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle est proportionnée au but légitime poursuivi.
– Le mécanisme de contrôle institué par la Convention a un rôle fondamentalement subsidiaire. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe en ce qui concerne la protection des droits de l’homme et, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, elles se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux.
– En conséquence, c’est au premier chef aux autorités nationales qu’il revient de se prononcer sur le point de savoir où se situe le juste équilibre à ménager lorsqu’elles apprécient la nécessité, au regard d’un intérêt général, d’une ingérence dans les droits des individus protégés par l’article 8 de la Convention. Il s’ensuit que, lorsqu’ils adoptent des lois visant à concilier des intérêts concurrents, les États doivent en principe pouvoir choisir les moyens qu’ils estiment les plus adaptés au but de la conciliation ainsi recherchée.
– Cette évaluation par les autorités nationales demeure soumise au contrôle de la Cour, à laquelle il revient de trancher en définitive la question de savoir si, dans telle ou telle affaire, l’ingérence était « nécessaire » au sens que l’article 8 de la Convention attribue à ce terme.
– Les autorités nationales jouissent en principe d’une certaine marge d’appréciation à cet égard. L’ampleur de cette marge dépend d’un certain nombre d’éléments déterminés par les circonstances de la cause. Cette marge est d’autant plus étroite que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre intime qui lui sont reconnus. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est également restreinte. Lorsque, parmi les Parties contractantes à la Convention, il n’y a de consensus ni sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ni sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large, surtout lorsque sont en jeu des questions morales ou éthiques délicates.
274. La Cour a jugé que les questions de santé publique relèvent en principe de la marge d’appréciation des autorités nationales, qui sont les mieux placées pour apprécier les priorités, l’utilisation des ressources disponibles et les besoins de la société (Hristozov et autres c. Bulgarie, nos 47039/11 et 358/12, § 119, CEDH 2012 (extraits), avec d’autres références).
275. Enfin, la Cour rappelle que la marge d’appréciation dont dispose l’État défendeur est de façon générale ample lorsqu’il doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention (voir, par exemple, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, avec d’autres références).
2) La marge d’appréciation en l’espèce
276. La présente espèce concernant une intervention médicale obligatoire, l’obligation vaccinale peut être considérée comme étant liée à la jouissance effective par l’individu de ses droits d’ordre intime (Solomakhin, précité, § 33). Le poids de cette considération se trouve toutefois atténué par le fait qu’aucune vaccination n’a été ni n’aurait pu être administrée contre la volonté des requérants, car le droit interne pertinent ne permet pas de faire respecter par la force l’obligation en cause.
277. Sur l’existence d’un consensus, la Cour distingue deux aspects. En premier lieu, il y a parmi les Parties contractantes un consensus général, fermement soutenu par les organismes internationaux spécialisés, revenant à considérer que la vaccination est l’une des interventions médicales qui présentent le plus d’efficacité et le rapport coût-efficacité le plus favorable et que chaque État doit s’employer à atteindre le taux de vaccination le plus élevé possible parmi sa population (paragraphe 135 ci-dessus). Partant, l’importance relative de l’intérêt en jeu ne fait pas de doute.
278. En second lieu, pour ce qui concerne le meilleur moyen de protéger les intérêts en jeu, la Cour constate l’absence de consensus quant à un modèle unique. En fait, il existe parmi les Parties contractantes à la Convention tout un éventail de politiques relatives à la vaccination des enfants, qui va du modèle reposant entièrement sur les recommandations aux modèles qui érigent en obligation légale le fait de veiller à la vaccination complète des enfants, en passant par ceux qui imposent une ou plusieurs vaccinations obligatoires. La position que la République tchèque occupe sur cet éventail est la plus prescriptive et elle est approuvée et partagée avec ce pays par trois des gouvernements intervenant dans la présente affaire (voir les observations des autorités françaises, polonaises et slovaques présentées aux paragraphes 211, 225 et 228 ci‑dessus). La Cour observe par ailleurs que plusieurs autres Parties contractantes ont récemment donné un tour plus prescriptif à leur politique, à la suite d’une baisse de la vaccination volontaire et de la diminution consécutive de l’immunité collective (voir les observations des gouvernements français et allemand, aux paragraphes 211 et 216 ci-dessus, et l’arrêt rendu en 2018 par la Cour constitutionnelle italienne, résumé aux paragraphes 106-112 ci‑dessus).
279. Si la vaccination des enfants, aspect fondamental de la politique actuelle de santé publique, ne soulève pas en elle-même de questions sensibles sur le plan moral ou éthique, la Cour admet toutefois que le fait d’ériger la vaccination en obligation légale peut être perçu comme posant pareilles questions ; en attestent les exemples tirés de la jurisprudence constitutionnelle qui sont présentés ci-dessus (paragraphes 95-127). La Cour observe à cet égard que le changement récemment intervenu dans la politique de l’Allemagne a été précédé par un vaste débat sur le sujet au sein de la société et du Parlement. Elle estime toutefois que le caractère sensible reconnu à ce problème ne se limite pas au point de vue des personnes hostiles à l’obligation vaccinale. Comme le soutient le gouvernement défendeur, il doit également être considéré sous l’angle de l’importance que revêt la solidarité sociale, l’objet de l’obligation en cause étant de protéger la santé de tous les membres de la société, en particulier des personnes qui sont particulièrement vulnérables face à certaines maladies et pour lesquelles le reste de la population est invité à prendre un risque minime en se faisant vacciner (voir, à cet égard, la Résolution 1845 (2011) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, citée au paragraphe 143 ci-dessus). La Cour reviendra plus bas sur ce point.
280. Comme elle l’a rappelé ci-dessus (paragraphe 274), la Cour a déjà eu l’occasion de juger que les questions de santé publique relèvent de la marge d’appréciation des autorités nationales. Eu égard aux considérations qui précèdent, et appliquant les principes qui ressortent de sa jurisprudence constante, elle estime que dans la présente espèce, qui porte spécifiquement sur le caractère obligatoire de la vaccination des enfants, cette marge doit être ample.
3) Besoin social impérieux
281. L’importance de la vaccination des enfants étant reconnue de manière générale comme une mesure clé de la politique de santé publique, il convient ensuite de rechercher si le choix qu’a fait le législateur tchèque de rendre obligatoire cette vaccination peut être considéré comme répondant à un besoin social impérieux.
282. Il y a lieu à cet égard de rappeler que les dispositions pertinentes de la Convention, notamment les articles 2 et 8, font peser sur les États contractants une obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie et de la santé des personnes relevant de leur juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02 et 4 autres, §§ 128‑130, CEDH 2008 (extraits), Furdík c. Slovaquie (déc.), no 42994/05, 2 décembre 2008, avec d’autres références, Hristozov et autres (précité) §§ 106 et 116, İbrahim Keskin c. Turquie, no 10491/12, § 62, 27 mars 2018, et Kotilainen et autres c. Finlande, no 62439/12, §§ 78 et suivants, 17 septembre 2020). Des obligations similaires découlent d’autres instruments internationaux largement acceptés en matière de droits de l’homme, et sont développées plus avant par la pratique des organes de surveillance compétents (concernant le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, voir les paragraphes 129-131 ci-dessus ; pour la Convention relative aux droits de l’enfant, voir les paragraphes 132‑134 ci-dessus ; concernant enfin la Charte sociale européenne, voir les paragraphes 137-140 ci‑dessus).
283. La Cour prend note des avis spécialisés présentés par le gouvernement défendeur, qui traduisent la ferme conviction des autorités médicales compétentes de la République tchèque que la vaccination des enfants doit continuer à relever d’une obligation légale dans ce pays, et qui soulignent le risque que ferait peser sur la santé individuelle et publique une éventuelle baisse du taux de vaccination si cet acte devenait une procédure simplement recommandée (paragraphes 152-153 ci-dessus). Des préoccupations concernant les risques associés à une baisse de la couverture vaccinale ont également été exprimées par les gouvernements intervenants, qui ont insisté sur l’importance de veiller à ce que les enfants soient vaccinés dès leur plus jeune âge contre les maladies en cause (voir aussi l’arrêt de la Cour constitutionnelle italienne, au paragraphe 107 ci-dessus). Des inquiétudes similaires ont aussi été formulées aux niveaux européen et international (paragraphes 131, 134, 142, 149 et 151 ci-dessus).
284. À la lumière de ces arguments ainsi que de la position clairement adoptée par les organes spécialisés en la matière, on peut considérer qu’en République tchèque l’obligation vaccinale constitue la réponse des autorités nationales au besoin social impérieux de protéger la santé individuelle et publique contre les maladies en question et d’éviter toute tendance à la baisse du taux de vaccination des enfants.
4) Motifs pertinents et suffisants
285. Concernant les motifs avancés pour justifier le caractère obligatoire de la vaccination en République tchèque, la Cour a déjà reconnu les solides raisons de santé publique qui sous-tendent ce choix politique, notamment au regard de l’efficacité et de l’innocuité de la vaccination infantile. De même, elle a reconnu l’existence d’un consensus général favorable à l’objectif, pour chaque État, d’atteindre le niveau de couverture vaccinale le plus élevé possible. Si les requérants soutiennent que les autorités n’ont pas établi que l’obligation d’accepter les vaccinations requises était nécessaire et justifiée (paragraphe 175 ci-dessus), la Cour considère que le Gouvernement a clairement exposé les motifs de ce choix. De plus, elle prend note de la conclusion formulée par la Cour constitutionnelle tchèque selon laquelle les données pertinentes obtenues d’experts nationaux et internationaux en la matière justifient la poursuite de cette politique (paragraphe 91 ci-dessus). Bien que le régime de vaccination obligatoire ne soit ni le modèle unique ni le modèle le plus répandu parmi les États européens, la Cour rappelle que, pour les questions de santé publique, ce sont les autorités nationales qui sont les mieux placées pour apprécier les priorités, l’utilisation des ressources disponibles et les besoins de la société. Tous ces aspects sont pertinents dans le présent contexte et relèvent de l’ample marge d’appréciation que la Cour doit accorder à l’État défendeur.
286. En outre, l’objet de la présente affaire soulève nécessairement la question de l’intérêt supérieur des enfants. À cet égard, les requérants soutiennent que ce doit être principalement aux parents de déterminer comment servir et protéger l’intérêt supérieur de l’enfant, et que l’intervention de l’État n’est acceptable qu’en dernier ressort, dans des cas extrêmes. Le Gouvernement considère que, en matière de santé, l’intérêt supérieur de l’enfant est de jouir du meilleur état de santé possible.
287. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’intérêt supérieur des enfants doit primer dans toutes les décisions qui les concernent. Cette idée reflète le large consensus qui existe en la matière et que traduit notamment l’article 3 de la Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant (voir, par exemple, Avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention [GC], demande no P16‑2018‑001, Cour de cassation française, § 38, 10 avril 2019, avec d’autres références, et Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 135, CEDH 2010).
288. Il s’ensuit qu’il existe pour les États une obligation de placer l’intérêt supérieur de l’enfant, et également des enfants en tant que groupe, au centre de toutes les décisions touchant à leur santé et à leur développement. Concernant la vaccination, l’objectif doit être de veiller à ce que tout enfant soit protégé contre les maladies graves (paragraphe 133 ci‑dessus). Dans la grande majorité des cas, cet objectif est atteint par l’administration aux enfants, dès leur plus jeune âge, de tous les vaccins prévus dans le programme vaccinal. Ceux qui ne peuvent pas recevoir ce traitement sont protégés indirectement contre les maladies contagieuses tant que, au sein de leur communauté, la couverture vaccinale est maintenue au niveau requis ; autrement dit, leur protection réside dans l’immunité de groupe. Ainsi, lorsqu’il apparaît qu’une politique de vaccination volontaire est insuffisante pour l’obtention et la préservation de l’immunité de groupe, ou que l’immunité de groupe n’est pas pertinente compte tenu de la nature de la maladie (s’il s’agit par exemple du tétanos), les autorités nationales peuvent raisonnablement mettre en place une politique de vaccination obligatoire afin d’atteindre un niveau approprié de protection contre les maladies graves. Pour la Cour, la politique de santé de l’État défendeur repose sur de telles considérations, raison pour laquelle elle peut être tenue pour compatible avec l’intérêt supérieur des enfants, qui est au centre de l’attention de cette politique (voir l’observation générale no 15 du Comité des droits de l’enfant de l’ONU, paragraphe 133 ci-dessus ; voir aussi, à ce sujet, les conclusions de la Cour constitutionnelle italienne et l’arrêt de la Cour d’appel d’Angleterre et du pays de Galles, paragraphes 109 et 128 ci‑dessus).
289. La Cour admet dès lors que le choix du législateur tchèque d’opter pour une stratégie de vaccination obligatoire est étayé par des motifs pertinents et suffisants. Ce constat s’étend aux ingérences particulières dont se plaignent les requérants, car la sanction administrative infligée à M. Vavřička et la non-admission des enfants requérants à l’école maternelle ont découlé directement de l’application du cadre légal.
5) Proportionnalité
290. La Cour doit pour finir apprécier la proportionnalité des ingérences litigieuses à la lumière du but poursuivi.
291. Elle examinera tout d’abord les caractéristiques pertinentes du régime national. L’obligation vaccinale concerne neuf maladies contre lesquelles la vaccination est estimée sûre et efficace par la communauté scientifique, qui porte le même jugement sur la dixième vaccination, administrée aux enfants présentant des indications médicales spécifiques (paragraphe 76 ci-dessus). Le modèle tchèque a certes adopté l’obligation vaccinale, mais il ne s’agit pas d’une obligation absolue. Une dispense est accordée notamment aux enfants qui présentent une contre-indication permanente à la vaccination. Les requérants ainsi que deux des tiers intervenants ont exprimé des critiques quant à la manière dont le corps médical interprète et applique ce motif en République tchèque. La Cour note toutefois qu’aucun des requérants, pendant les procédures nationales ou devant la Cour, n’a invoqué l’existence d’une contre-indication à l’une ou l’autre des vaccinations contre lesquelles ils s’élèvent. La question de savoir comment l’exemption est appliquée en pratique n’est donc pas particulièrement pertinente relativement à leurs griefs. La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de contrôler dans l’abstrait une législation ou une pratique contestée. Sans oublier le contexte général, elle doit autant que possible se limiter à traiter les questions soulevées par le cas concret dont elle se trouve saisie (voir, parmi bien d’autres, Paradiso et Campanelli, précité, § 180). Elle ne saurait dès lors accorder d’importance aux critiques aujourd’hui formulées à l’encontre de l’exemption légale à l’obligation vaccinale.
292. Au sein de l’État défendeur, une dispense peut aussi être accordée sur le fondement de la jurisprudence Vavřička de la Cour constitutionnelle (paragraphe 28 ci‑dessus), qui a par la suite donné lieu à un droit à l’« objection de conscience séculière » (paragraphe 93 ci-dessus). Selon le droit interne, cette dispense concerne les deux formes d’ingérences en cause dans la présente espèce et, comme l’a confirmé le Gouvernement, elle peut être invoquée directement pour contester une amende ou un refus d’admission d’un enfant à l’école maternelle. Les requérants affirment que cette dispense n’est pratiquement jamais octroyée dans les faits, en particulier lorsqu’il s’agit d’admission dans un établissement préscolaire. Là encore, la Cour ne peut que constater que les enfants requérants n’ont pas cherché à se prévaloir d’un telle exemption pendant les procédures nationales. Les critiques émises à ce sujet par M. Vavřička seront traitées par la Cour dans le cadre de l’examen du grief que l’intéressé a formulé sous l’angle de l’article 9 (paragraphe 335 ci‑dessous).
293. Si dans l’État défendeur la vaccination est une obligation légale, la Cour rappelle qu’il n’est pas possible d’en imposer directement l’observation, aucune disposition ne permettant d’administrer un vaccin par la force. Comme dans les dispositifs adoptés au sein des États intervenants, l’application de sanctions est employée comme méthode indirecte pour faire respecter cette obligation. En République tchèque, la sanction peut être tenue pour relativement modérée puisqu’elle consiste en une amende administrative qui ne peut être infligée qu’une seule fois. Dans le cas de M. Vavřička, bien que celui-ci ait déclaré que l’amende était d’un montant élevé pour lui compte tenu du contexte (paragraphe 162 ci-dessus), la Cour note que ce montant se situait vers la limite inférieure du barème pertinent et elle estime que l’amende ne saurait être considérée comme ayant été excessivement lourde ou sévère.
294. Concernant les enfants requérants, la Cour voit leur non-admission à l’école maternelle comme une « ingérence » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Les requérants la perçoivent comme une forme de sanction ou de peine qu’on leur aurait infligée. La Cour considère cependant que la conséquence – qui était clairement prévue par les textes législatifs – du manquement à l’obligation légale générale en question, qui visait en particulier à préserver la santé des jeunes enfants, était de nature essentiellement protectrice, et non punitive (voir aussi le paragraphe 61 ci‑dessus). Elle se penchera sur la portée de la non-admission des enfants requérants à l’école maternelle lorsqu’elle évaluera l’ampleur de l’ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de la vie privée (paragraphes 306 et 307 ci-dessous).
295. La Cour prend note des garanties procédurales prévues par le droit national. Comme le montre le déroulement des procédures internes engagées par les requérants, ceux-ci ont eu la possibilité de former des recours administratifs mais aussi d’introduire des actions devant les juridictions administratives et, en fin de compte, devant la Cour constitutionnelle. Il leur a donc été loisible de contester les conséquences ayant découlé de leur non-respect de l’obligation vaccinale. Alors que les requérants critiquent les voies de recours en question, la Cour observe qu’il serait injuste de dire, de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle en particulier, qu’elle est purement formelle ou qu’elle évite tout contrôle sur le fond de l’obligation vaccinale du point de vue des droits fondamentaux. C’est certes lors d’une procédure distincte et ultérieure que la Cour constitutionnelle s’est penchée directement sur la compatibilité de l’obligation vaccinale avec la Constitution (paragraphe 93 ci-dessus), et qu’elle a estimé que l’intérêt général en jeu primait les objections des auteurs du recours ; mais le raisonnement que la haute juridiction a tenu dans la procédure engagée par M. Vavřička, dans lequel elle a reconnu l’existence d’une dérogation constitutionnelle à l’obligation générale, doit toutefois être considéré comme une garantie pertinente. De même, dans la procédure intentée par Mme Novotná, la Cour constitutionnelle a déclaré que pour protéger de manière effective les droits fondamentaux qui étaient en conflit avec l’intérêt général, il convenait d’évaluer rigoureusement les circonstances propres à chaque affaire. Le fait qu’aucun de ces deux requérants n’ait obtenu gain de cause à l’issue de son recours constitutionnel ne remet pas en cause l’importance de cette garantie jurisprudentielle des droits fondamentaux.
296. En ce qui concerne l’opposition des requérants à la politique de vaccination obligatoire des enfants, la Cour observe que le grief des intéressés recèle une double objection. Tout d’abord, les requérants critiquent le dispositif institutionnel qui est en place en République tchèque dans ce domaine, soutenant que la latitude accordée aux autorités de santé est excessive et qu’il existe des conflits d’intérêts et un défaut de transparence et de débat public. La Cour n’est pas convaincue par ces critiques. Pour ce qui est de la latitude laissée au pouvoir exécutif pour concevoir et appliquer la politique de santé, la Cour a déjà constaté qu’aucune question ne se pose relativement à la qualité de la loi (paragraphes 267 et suivants ci-dessus). De plus, la Cour estime pertinente l’observation de la CAS selon laquelle l’approche législative choisie permet aux autorités de réagir avec souplesse à la situation épidémiologique et aux progrès de la science médicale et de la pharmacologie (paragraphe 87 ci‑dessus ; voir aussi les remarques de la Cour constitutionnelle italienne paragraphe 107 ci-dessus). En outre, comme il a été noté ci-dessus, le régime national comporte d’importantes garanties procédurales.
297. Pour ce qui est de l’intégrité du processus d’élaboration des politiques, la Cour note qu’en réponse à l’argument des requérants relatif à l’existence de conflits d’intérêts, le Gouvernement a expliqué la procédure que suit la CNV, conformément aux normes européennes et internationales pertinentes (paragraphe 200 ci-dessus). À la lumière des éléments dont elle dispose, la Cour estime que les requérants n’ont suffisamment étayé ni leurs allégations selon lesquelles le système national est grevé de conflits d’intérêts, ni leur observation selon laquelle la position sur la vaccination adoptée par les organes tchèques spécialisés ou par l’OMS est entachée par le soutien financier d’entreprises pharmaceutiques.
298. Concernant la transparence du régime national et le point de savoir dans quelle mesure les autorités encouragent le débat public, la Cour observe que la publication des comptes rendus des réunions de la CNV sur le site du ministère de la Santé ménage à cet égard une certaine transparence (paragraphe 154 ci-dessus). S’agissant de la participation des citoyens, le Gouvernement a exposé que le fait que la CNV fût constituée uniquement d’experts était conforme à la pratique de nombreux États européens. La Cour prend note de l’initiative lancée en 2015 pour constituer une tribune de débat public sur la politique de vaccination mettant en contact des experts médicaux et des membres de la société civile (paragraphe 156 ci-dessus), bien que les requérants et le tiers intervenant ROZALIO aient indiqué que les réunions de cette commission étaient rares et qu’il n’y en avait plus eu depuis 2018. On ne saurait affirmer que le dispositif en vigueur, dans le cadre duquel la politique à mener est confiée à un organe spécialisé fonctionnant sous l’égide du ministère de la Santé conformément au modèle choisi par le législateur, auquel il doit en définitive rendre des comptes, pâtit d’un important défaut de transparence propre à remettre en question la validité de la politique de vaccination suivie par la République tchèque.
299. En dehors de leurs observations sur les aspects institutionnels du système national, les requérants contestent également l’efficacité et l’innocuité des vaccins et expriment de vives préoccupations au sujet de potentiels effets néfastes sur la santé, y compris à long terme. La Cour prend note tout d’abord des explications du Gouvernement selon lesquelles le régime national laisse une certaine latitude dans le choix du vaccin, bien que seuls les vaccins usuels soient gratuits, le coût des autres produits étant à la charge des parents. Une certaine latitude est également ménagée en ce qui concerne le calendrier vaccinal, tant que l’enfant a reçu tous les vaccins à l’âge défini (paragraphes 76 et 203 ci-dessus).
300. Pour ce qui est de l’efficacité de la vaccination, la Cour renvoie là encore au consensus général existant au sujet de l’importance vitale de ce moyen de protéger la population contre des maladies susceptibles d’avoir de lourdes conséquences pour la santé de l’individu et, en cas de graves poussées épidémiques, de perturber la société (paragraphe 135 ci-dessus).
301. En ce qui concerne l’innocuité, il n’est pas contesté que les vaccins, bien que totalement sûrs pour la grande majorité des patients, puissent dans de rares cas s’avérer néfastes pour un individu et causer à celui-ci des dommages graves et durables pour sa santé. Il est déjà arrivé que des griefs relatifs à de telles situations fassent l’objet de procédures fondées sur la Convention (voir, en particulier, Association of Parents c. Royaume-Uni, no 7154/75, décision de la Commission du 12 juillet 1978, DR 14, p. 31, et Baytüre et autres, décision précitée, § 28). Lors de l’audience qui s’est tenue dans la présente affaire, le Gouvernement a indiqué que, sur environ 100 000 enfants vaccinés chaque année en République tchèque (soit 300 000 vaccinations), on dénombre cinq ou six cas de dommages graves et potentiellement permanents pour la santé. Compte tenu de ce risque très rare mais indéniablement très sérieux pour la santé d’un individu, les organes de la Convention ont souligné qu’il est important de prendre les précautions qui s’imposent avant la vaccination (Solomakhin, précité, § 36, Baytüre et autres, décision précitée, § 29, et Association of Parents, décision précitée, pp. 37-38). Il s’agit évidemment de rechercher au cas par cas d’éventuelles contre-indications. Il s’agit également de contrôler l’innocuité des vaccins utilisés. Pour la Cour, il n’y a lieu sur aucun de ces aspects de remettre en question le caractère adéquat du régime national. Les professionnels de santé ne réalisent une vaccination qu’en l’absence de contre-indication, ce point étant vérifié en amont dans le cadre d’un protocole de routine. Les vaccins doivent être homologués par l’Agence nationale de contrôle des médicaments et tous les professionnels de santé concernés sont tenus à une obligation spécifique de signaler tout effet secondaire grave ou non prévisible suspecté (paragraphes 78 et 79 ci-dessus). Il s’ensuit que l’innocuité des vaccins employés est soumise à un contrôle permanent des autorités compétentes.
302. Concernant la possibilité d’obtenir réparation sur le fondement de la responsabilité sans faute, ou responsabilité objective, pour une atteinte à la santé causée par la vaccination – point également soulevé par les requérants –, la Cour rappelle avoir déjà examiné une affaire qui posait la question de l’indemnisation pour une atteinte de ce type, bien que le vaccin en cause fût recommandé mais non obligatoire dans le pays qui était concerné (Baytüre et autres, décision précitée, §§ 28-30). La Cour observe de façon générale que la possibilité d’obtenir réparation en cas d’atteinte à la santé présente de fait un intérêt pour l’évaluation globale d’un régime de vaccination obligatoire, et elle renvoie à cet égard à l’obiter dictum de la Cour constitutionnelle tchèque (paragraphe 90 ci-dessus). Cette question a aussi été soulevée par d’autres cours constitutionnelles (voir par exemple la jurisprudence italienne pertinente, présentée aux paragraphes 111, 113, 114 et 115 ci‑dessus, ainsi que la jurisprudence slovène, exposée au paragraphe 127 ci‑dessus). Toutefois, dans le cadre des présentes requêtes, on ne saurait accorder une importance déterminante à ce point. Comme la Cour l’a relevé ci-dessus, aucun vaccin n’a été administré à aucun des requérants contre sa volonté ou ses souhaits. Pour la plupart des intéressés, les faits se sont produits à une époque où il était possible d’obtenir réparation en vertu du code civil de 1964 (c’est-à-dire avant le 31 décembre 2013). De plus, dans aucune des procédures nationales engagées par les divers requérants, la question de l’indemnisation n’a été spécifiquement soulevée. La Cour constitutionnelle a exprimé son obiter dictum lors d’une procédure intentée par d’autres parties, qui dans leur recours avaient expressément mentionné la réparation. La Cour en déduit qu’en fait cette question est sans lien avec le refus que les présents requérants ont opposé à l’obligation vaccinale, qui est plutôt résulté des préoccupations relevées ci‑dessus.
303. La Cour est par ailleurs appelée à se pencher sur l’ampleur des ingérences litigieuses dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de la vie privée.
304. Concernant le premier requérant, la Cour a déjà constaté que l’amende administrative qui lui avait été infligée n’était pas excessive au vu du contexte (paragraphe 293 ci-dessus). Elle note qu’il n’y a pas eu de conséquences pour l’éducation des enfants de M. Vavřička, qui étaient déjà des adolescents lorsque la sanction a été appliquée à celui-ci.
305. S’agissant des autres requérants, leur inscription à l’école maternelle a été soit refusée soit annulée faute pour eux d’avoir reçu les vaccins exigés. Si les requérants et certaines des associations intervenantes se plaignent des effets que ces mesures ont produits sur l’organisation de la vie des familles, notamment aux niveaux financier et professionnel, la Cour rappelle que le champ d’application personnel de l’affaire, examiné sous l’angle du volet de l’article 8 relatif à la vie privée, se borne aux requérants eux-mêmes et aux répercussions qui ont découlé pour eux des mesures litigieuses.
306. La Cour admet que l’exclusion des requérants de l’école maternelle a impliqué pour ces jeunes enfants la perte d’une occasion cruciale de développer leur personnalité et de débuter l’acquisition d’importantes aptitudes relationnelles et facultés d’apprentissage dans un environnement formateur et pédagogique. Cette perte a toutefois été la conséquence directe du choix fait par leurs parents respectifs de refuser de se conformer à une obligation légale visant à protéger la santé, en particulier celle des enfants de cette tranche d’âge. Comme l’ont déclaré le gouvernement défendeur ainsi que certains des gouvernements intervenants, lesquels s’appuient sur d’abondants éléments scientifiques (paragraphes 213, 218 et 223 ci-dessus), la petite enfance est la période optimale pour la vaccination. De plus, la possibilité de fréquenter l’école maternelle pour les enfants qui pour des raisons médicales ne peuvent pas être vaccinés dépend de l’existence parmi les autres enfants d’un taux très élevé de vaccination contre les maladies contagieuses. Pour la Cour, on ne saurait estimer disproportionné le fait qu’un État exige, de la part de ceux pour qui la vaccination représente un risque lointain pour la santé, d’accepter cette mesure de protection universellement appliquée, dans le cadre d’une obligation légale et au nom de la solidarité sociale, pour le bien du petit nombre d’enfants vulnérables qui ne peuvent pas bénéficier de la vaccination. Aux yeux de la Cour, il était valablement et légitimement loisible au législateur tchèque d’opérer ce choix, qui est pleinement compatible avec les raisons qui sous-tendent la protection de la santé de la population. L’existence théorique de moyens moins intrusifs qui, selon les requérants, permettent d’atteindre cet objectif ne change rien à cette conclusion.
307. Par ailleurs, sans minimiser la perte d’une chance éducative par les requérants, la Cour observe que ceux-ci n’ont pas été privés de toute possibilité de développement personnel, social et intellectuel, même si leurs parents ont dû consentir des efforts et des frais supplémentaires, voire considérables. De plus, les effets subis par les enfants requérants ont été limités dans le temps. Lorsqu’ils ont atteint l’âge du début de la scolarité obligatoire, leur statut vaccinal n’a pas eu d’incidence sur leur admission à l’école élémentaire (paragraphe 82 ci‑dessus). En ce qui concerne le souhait particulier que nourrissait Mme Novotná de recevoir un enseignement conforme à une philosophie pédagogique particulière, la requérante n’a pas contredit la déclaration du Gouvernement selon laquelle elle aurait eu la possibilité d’accéder à une telle scolarité même sans avoir fréquenté une école maternelle appliquant la pédagogie en question.
308. Enfin, les requérants plaident que le système était incohérent en ce que les jeunes enfants devaient être vaccinés alors que cette exigence ne s’appliquait pas au personnel des écoles maternelles. La Cour prend toutefois note de la réponse du Gouvernement selon laquelle l’obligation vaccinale générale, qui consiste en l’administration de premières séries de vaccins puis de rappels, s’applique à toute personne qui réside en République tchèque à titre permanent ou pour une longue durée (paragraphes 11 et 77 ci-dessus), de sorte que les membres du personnel concerné avaient en principe reçu tous les vaccins requis par la loi à l’époque pertinente.
309. Pour ces raisons, la Cour considère que les mesures dont se plaignent les requérants, évaluées dans le contexte du régime national, se situent dans un rapport de proportionnalité raisonnable avec les buts légitimes poursuivis par l’État défendeur à travers l’obligation vaccinale.
6) Conclusion
310. La Cour tient à préciser qu’en fin de compte la question à trancher n’est pas de savoir si une autre politique, moins prescriptive, aurait pu être adoptée, comme dans d’autres États européens. Il s’agit plutôt de déterminer si, en mettant en balance comme elles l’ont fait les intérêts en jeu, les autorités tchèques sont restées dans les limites de l’ample marge d’appréciation dont elles jouissaient en la matière. La Cour parvient à la conclusion qu’elles n’ont pas excédé leur marge d’appréciation et que dès lors on peut considérer que les mesures litigieuses étaient « nécessaires dans une société démocratique ».
311. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
312. Eu égard à cette conclusion, il n’y a pas lieu d’examiner l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement relativement aux griefs que MM. Brožík et Dubský ont formulés sous l’angle de l’article 8 (paragraphes 169 et 170 ci-dessus).
4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION
313. M. Vavřička, Mme Novotná et M. Hornych allèguent par ailleurs que l’amende qui a été infligée au premier d’entre eux et la non-admission à l’école maternelle de la deuxième et du troisième d’entre eux ont porté atteinte à leurs droits découlant de l’article 9 de la Convention, qui énonce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
314. Le Gouvernement considère que les griefs formulés sous l’angle de l’article 9 correspondent pour l’essentiel à une reformulation de ceux présentés sur le terrain de l’article 8 et qu’ils ne doivent être examinés qu’au regard de cette dernière disposition. Concernant les griefs fondés sur l’article 9, il soutient principalement qu’ils sont incompatibles ratione materiae avec cette disposition, ou en tout cas manifestement dénués de fondement, eu égard selon lui à l’absence d’ingérence dans l’exercice par les requérants de leurs droits découlant de l’article 9.
315. Le Gouvernement avance que des opinions personnelles sur la vaccination obligatoire fondées sur des hypothèses totalement subjectives quant à sa nécessité et à l’opportunité de s’y soumettre ne représentent pas une « conviction » au sens de l’article 9 de la Convention. Il ajoute que cette disposition vise essentiellement à protéger les religions ou les théories sur des valeurs universelles philosophiques ou idéologiques. Il est d’avis qu’en l’absence de précisions et de justifications suffisantes, les opinions professées par les requérants ne constituent pas une vision cohérente d’un problème fondamental, et donc une manifestation de convictions personnelles au sens de l’article 9.
316. Le Gouvernement estime qu’il n’existe pas, dans la jurisprudence actuelle, de ligne claire concernant les convictions qui sont ou non considérées comme une « religion ou [des] convictions » au sens de l’article 9 § 2. Selon lui, même si cette disposition devait en principe s’appliquer à une situation telle que celle ici en question, au vu des faits précis de la cause il n’y a pas eu d’ingérence dans l’exercice par les requérants des droits protégés par elle. En effet, comme les juridictions internes l’auraient établi, les requérants n’auraient pas étayé leur objection à la vaccination par des raisons pertinentes et suffisantes. De plus, les opinions de M. Vavřička et de Mme Novotná auraient manqué de cohérence et se seraient donc avérées non convaincantes. M. Vavřička aurait accepté de faire vacciner ses enfants contre certaines maladies ; de même, Mme Novotná n’aurait reçu que certains vaccins.
317. Le Gouvernement dit en outre que M. Hornych avance devant la Cour que dans son affaire une contre-indication médicale à la vaccination était en jeu, tandis que dans la formulation de ses griefs il a invoqué les convictions philosophiques de ses parents. Il ajoute qu’au niveau interne M. Hornych avait exposé une argumentation spécifiquement liée à des questions de santé. Pour le Gouvernement, le grief de M. Hornych devant la Cour est donc irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes ou, le cas échéant, pour défaut manifeste de fondement.
318. Par ailleurs, pour autant que Mme Novotná invoque les opinions et convictions de ses parents à l’appui de son grief fondé sur l’article 9, le Gouvernement considère que ce grief est incompatible ratione personae avec cette disposition. D’autre part, il estime que, compte tenu de l’âge et de la maturité de Mme Novotná et de M. Hornych à l’époque des faits, aucun des deux n’aurait pu avoir sur le sujet une opinion qui eût un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour relever de l’article 9.
319. Le Gouvernement soutient que les mesures litigieuses sont résultées de la mise en œuvre d’une législation générale à la formulation neutre qui s’appliquait à toute personne indépendamment de son opinion, de sa conscience ou de sa religion. Il indique que, selon la jurisprudence fondée sur la Convention, pareille législation ne peut en principe porter atteinte aux droits protégés par l’article 9.
320. En outre, il est précisé que l’exception soulevée par le Gouvernement au titre de l’article 35 § 3 b) de la Convention relativement à la requête de M. Vavřička (paragraphe 161 ci-dessus) concerne aussi le grief de ce requérant fondé sur l’article 9.
2. Les requérants
321. M. Vavřička indique que sa principale motivation était de protéger la santé de ses enfants. Il déclare qu’il était convaincu que la vaccination était néfaste pour la santé et que sa conscience lui interdisait donc de les faire vacciner.
322. Mme Novotná et M. Hornych invoquent un droit à obtenir de ses parents une protection qui cadre avec leur conscience. Sur ce fondement, ils exposent qu’eux-mêmes, compte tenu de leur âge, ne pouvaient pas avoir à l’époque de position au sujet de la vaccination et que ce sont donc leurs parents qui nourrissaient en leur nom certaines opinions, protégées par l’article 9 de la Convention.
323. Concernant la cohérence des opinions formulées sur le terrain de l’article 9, les requérants plaident que, selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle l’essentiel est que les opinions restent constantes pendant toute la procédure en question. Ils ajoutent toutefois que si elles évoluent avant ou après la procédure cela ne fait pas obstacle à l’applicabilité de l’« objection de conscience séculière », ainsi que la Cour constitutionnelle l’aurait indiqué.
324. Enfin, il est précisé que la réponse de M. Vavřička à l’exception soulevée par le Gouvernement au titre de l’article 35 § 3 b) de la Convention concerne aussi le grief de ce requérant fondé sur l’article 9 (paragraphe 162 ci-dessus).
2. Observations des tiers intervenants
1. Le gouvernement français
325. Le gouvernement français invite la Cour à confirmer la jurisprudence existante selon laquelle une obligation légale neutre applicable à toute personne indépendamment de son opinion, de sa conscience ou de sa religion ne peut pas en principe constituer une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 9. Il estime toutefois que, même si l’obligation en question devait être considérée comme une ingérence, elle devrait être jugée compatible avec les exigences de l’article 9, pour les raisons qui ont déjà été exposées plus haut.
2. Le gouvernement allemand
326. Pour le gouvernement allemand, il est permis de douter que la vaccination obligatoire ou les mesures d’application de celle-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 9. À son avis, toutes les opinions ou croyances ne constituent pas des convictions protégées par cet article, et la position de la personne hostile à la vaccination n’atteint généralement pas le degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance requis pour rendre cette disposition applicable.
3. Le Centre européen pour le droit et la justice
327. Ce tiers intervenant conteste le principe adopté par la Commission dans la décision Boffa et autres (précitée), concernant l’applicabilité de l’article 9 de la Convention à la raison qui pousse un individu à s’opposer à une obligation légale neutre applicable à tous, et il propose une approche différente. De l’avis de l’ECLJ, il y a lieu d’examiner la qualité de la conviction invoquée ainsi que de l’objection qui repose sur cette conviction pour déterminer quelles objections méritent d’être respectées dans une société démocratique et quelles objections ne relèvent que d’une simple considération de convenance personnelle qui entrerait plutôt dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. Selon le tiers intervenant, pour déterminer la qualité de la conviction, les questions à poser sont les suivantes : est-elle « sincère » ou, selon les choix terminologiques, correspond-elle à des « convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre » ? Le contenu de la conviction peut-il être identifié et est-il substantiel ? Lorsque la conviction est de nature religieuse, est-elle liée à une religion connue ? Si la conviction n’est pas de nature religieuse, mérite-t-elle le respect dans une société démocratique et ne heurte-t-elle pas la dignité humaine ? Au sujet de la qualité de l’objection, le tiers intervenant avance que l’objection doit elle-même constituer une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9. De l’avis du tiers intervenant, une objection qui ne serait qu’intermittente ou opportuniste ne mériterait pas la protection de cet article. Selon lui, la personne doit être cohérente et l’objection doit résulter d’un conflit grave et insurmontable entre l’obligation contestée et la conscience ou les convictions de la personne et ne pas reposer sur un intérêt personnel ou une convenance personnelle, mais sur des convictions religieuses sincères. Quant aux convictions morales, qui seraient à distinguer des convictions religieuses, le tiers intervenant ajoute que le respect qu’elles méritent dépend plus directement de la nature de la conviction concernée et il explique à cet égard que les objections fondées sur une conviction morale mettent en cause la justice même de l’ordre auquel il est objecté, tandis que les objections fondées sur une conviction religieuse ne mettent en cause que la tolérance de la société. Il expose que les objections fondées sur une conviction morale doivent être examinées avec grand soin en ce que, lorsqu’elles sont acceptées par la société, elles garantissent à l’objecteur une immunité à la fois contre l’obligation réprouvée et contre les sanctions encourues pour manquement à cette obligation. Il indique que la société n’a reconnu la légitimité de telles objections morales que dans très peu de cas, en général dans des situations dans lesquelles elle tolère un mal qu’elle estime nécessaire ou inévitable, tel que la guerre, l’avortement ou la prostitution.
328. Le tiers intervenant avance que pour déterminer si une objection de conscience de nature morale repose véritablement sur des convictions morales, et donc sur une exigence de justice, il faut appliquer quatre critères : l’objection doit tendre au respect du juste et du bien ; la règle contestée doit déroger à un droit ou à un principe fondamental ; il doit être possible de généraliser l’objection comme étant applicable à tous ; enfin, l’objection doit porter sur une question sensible du point de vue éthique.
329. Le tiers intervenant estime que dès lors que le refus en cause est motivé par une véritable conviction au sens de l’article 9, qui mérite à ce titre le respect de la société mais n’est pas pour autant reconnue comme une exigence de justice, l’existence d’une sanction n’est pas en soi suffisante pour emporter violation de l’article 9. Selon lui, il convient alors de faire porter l’examen sur la nécessité de la sanction infligée dans l’affaire en question, et cet examen ne diffère pas de celui réalisé dans le cadre de l’article 8. Le tiers intervenant pense que la différence entre les deux dispositions réside dans le fait que l’article 9 protège la conscience personnelle, liée à la perception du juste et du bien, tandis que l’article 8 ne protège que « l’autonomie individuelle » qui en est indépendante.
3. L’appréciation de la Cour
330. Les trois requérants concernés ont cherché à invoquer la protection de l’article 9 pour leur position critique à l’égard de la vaccination. Aucun d’eux ne laisse entendre que sa position sur la question a une inspiration religieuse. Ce n’est donc pas leur liberté de religion qui est potentiellement en jeu, mais leur liberté de pensée et de conscience.
331. L’applicabilité de l’article 9 à cette conviction particulière n’a jamais été examinée par la Cour. En revanche, elle a été brièvement abordée par la Commission dans l’affaire Boffa et autres (décision précitée). Dans le passage pertinent de sa décision, la Commission a déclaré que, en protégeant le domaine des convictions personnelles, l’article 9 ne garantissait pas toujours le droit de se comporter dans le domaine public de la manière que dictait de telles convictions, et elle a relevé que le terme « pratiques » ne désignait pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une conviction. Elle a ajouté que l’obligation de se faire vacciner, telle que prévue par la législation en cause dans l’affaire, s’appliquait à toute personne quelle que fût sa religion ou conviction personnelle. En conséquence, elle a estimé qu’il n’y avait pas eu d’ingérence dans l’exercice de la liberté garantie par l’article 9 de la Convention.
332. La Cour estime pertinent de renvoyer au raisonnement qu’elle a tenu dans l’affaire Bayatyan c. Arménie ([GC], no 23459/03, § 110, CEDH 2011, avec d’autres références), dans laquelle elle s’est penchée sur l’applicabilité de l’article 9 à l’objection de conscience au service militaire que le requérant avait formulée pour des motifs religieux. Elle a considéré que « l’opposition au service militaire, lorsqu’elle est motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constitue une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 ». Elle a ajouté que la question de savoir si et dans quelle mesure cette objection relevait de l’article 9 devait être tranchée en fonction des circonstances propres à chaque affaire (ibidem).
333. La Cour rappelle également le raisonnement suivi par elle dans l’affaire Pretty c. Royaume-Uni (no 2346/02, §§ 82-83, CEDH 2002‑III), dans laquelle elle a déclaré ne pas douter de la fermeté des convictions de la requérante concernant le suicide assisté, mais a observé que tous les avis ou convictions n’entraient pas dans le champ d’application de l’article 9.
334. Concernant M. Vavřička, la Cour relève que, dans le premier arrêt qu’elle a rendu dans la cause de l’intéressé, la Cour constitutionnelle a considéré qu’il devait y avoir une possibilité de renonciation exceptionnelle à l’application d’une sanction pour manquement à l’obligation vaccinale lorsque les circonstances appelaient de manière fondamentale à préserver l’autonomie de la personne concernée. La haute juridiction a souligné l’importance de la cohérence et de la crédibilité des arguments de l’intéressé à cet égard et elle a fait observer que M. Vavřička avait manqué de constance dans la procédure jusqu’à ce stade, en ce qu’il avait indiqué à cette juridiction que son objection à la vaccination reposait avant tout sur des motifs liés à la santé et que toute question philosophique ou religieuse passait pour lui au second plan (paragraphe 29 ci-dessus). Dans la suite de la procédure, la CAS a estimé que M. Vavřička n’avait avancé qu’à un stade tardif ses motifs liés à sa conscience et qu’il n’avait pas soumis d’arguments concrets concernant ses convictions et l’ampleur de l’atteinte causée à celles-ci par la vaccination.
335. Le requérant allègue que sa position fondée sur sa conscience a fait l’objet d’une appréciation négative suivant des critères qui n’ont été exposés qu’à un stade tardif de la procédure nationale. La Cour estime au contraire que l’approche adoptée par les juridictions nationales a été raisonnable et en fait conforme à sa propre interprétation de l’article 9, exposée ci-dessus. Eu égard aux conclusions formulées par les juridictions nationales à ce sujet, et considérant que dans la présente procédure le requérant n’a pas précisé ou étayé plus avant son grief fondé sur l’article 9, la Cour juge que l’avis critique de l’intéressé sur la vaccination n’est pas de nature à constituer une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9.
336. Il en va de même, a fortiori, pour les griefs de Mme Novotná et de M. Hornych, ces deux requérants n’ayant pas même présenté de tels arguments dans le cadre des procédures internes (paragraphes 37, 45 et 46 ci-dessus).
337. Dès lors, la Cour considère que ces griefs sont incompatibles ratione materiae avec l’article 9 au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’ils doivent être rejetés en application de l’article 35 § 4.
338. Eu égard à cette conclusion, il n’y a pas lieu d’examiner les autres exceptions d’irrecevabilité qui ont été soulevées par le Gouvernement.
5. sur la VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE N° 1
1. Thèses des parties
339. Les enfants requérants allèguent en outre que leur non-admission à l’école maternelle a porté atteinte à leurs droits découlant de l’article 2 du Protocole no 1.
340. Le Gouvernement estime que ces griefs doivent être examinés sur le terrain de la première phrase de l’article invoqué. Il avance que, pour autant que les requérants se plaignent de conséquences qu’auraient subies leurs parents, ces griefs sont incompatibles ratione personae avec cette disposition. Il considère par ailleurs qu’en tout état de cause ces griefs sont incompatibles ratione materiae avec l’article 2 du Protocole no 1 dans la mesure où, selon lui, cette disposition ne s’applique pas à l’éducation préscolaire. En outre, il est précisé, relativement au grief qui a été formulé par MM. Brožík et Dubský, que celui-ci est également visé par l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphe 165 ci-dessus).
341. MM. Brožík et Dubský ont répondu à cette exception comme indiqué ci-dessus (paragraphe 166). Du reste, tous les requérants se bornent à répéter leurs griefs et se réfèrent en particulier à l’arrêt constitutionnel du 27 janvier 2015, qui a reconnu que le droit à l’instruction, au sens de l’article 33 de la Charte des droits et libertés fondamentaux, concernait tous les types et tous les niveaux d’enseignement, y compris l’éducation préscolaire (paragraphe 62 ci-dessus).
2. Observations des tiers intervenants
342. Le gouvernement allemand note que le fait d’exclure les enfants non vaccinés des écoles maternelles peut s’analyser en une ingérence dans l’exercice de leur droit à l’instruction, bien que la jurisprudence pertinente n’indique pas clairement si ce niveau d’enseignement relève de l’article 2 du Protocole no 1. Il déclare que même si cette disposition était jugée applicable, il faudrait pour apprécier la proportionnalité de la restriction tenir compte du niveau (préscolaire) de l’enseignement concerné.
343. Le gouvernement slovaque soutient que le droit à l’instruction n’est pas absolu et il argue que la jurisprudence existante relative à la Convention ne reconnaît pas spécifiquement l’applicabilité de ce droit aux établissements préscolaires tels que les jardins d’enfants.
344. Le Gouvernement français considère que le refus d’admettre un enfant non vacciné à l’école s’analyse en une restriction justifiée du droit à l’instruction.
3. L’appréciation de la Cour
345. Eu égard à la portée de son examen et à ses conclusions quant aux griefs des enfants requérants fondés sur l’article 8 de la Convention, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément leurs requêtes sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1.
6. sur les autres violations alléguées de la CONVENTION
346. Enfin, certains des requérants allèguent une violation des articles 2, 6, 13 et 14 de la Convention.
347. Toutefois, eu égard à l’ensemble des éléments en sa possession, et pour autant que les faits dont se plaignent les requérants relèvent de sa compétence, la Cour estime qu’ils ne révèlent aucune apparence de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention et ses protocoles.
Il s’ensuit que pour le surplus les requêtes sont manifestement mal fondées et doivent être rejetées en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Décide, à l’unanimité, de joindre à l’examen au fond des griefs formulés par MM. Brožík et Dubský sous l’angle de l’article 8 de la Convention l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement relativement à ces griefs ;
3. Déclare recevables, à l’unanimité, les griefs fondés sur l’article 8 de Convention ;
4. Déclare irrecevables, à la majorité, les griefs fondés sur l’article 9 de la Convention ;
5. Déclare irrecevables, à l’unanimité, les griefs fondés sur les articles 2, 6, 13 et 14 de la Convention ;
6. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention et, partant, conclut que l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement relativement aux griefs de MM. Brožík et Dubský fondés sur cette disposition est désormais sans objet et dès lors n’appelle pas d’examen ;
7. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner les requêtes des enfants requérants séparément sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 8 avril 2021.
{signature_p_1} {signature_p_2}
Johan CallewaertRobert Spano
Adjoint au greffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion en partie concordante et en partie dissidente du juge Lemmens ;
– opinion dissidente du juge Wojtyczek.
R.S.
J.C.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS
(Traduction)
1. Je partage pleinement les décisions adoptées par la Cour, excepté pour ce qui concerne le grief fondé sur l’article 2 du Protocole no 1.
Dans cette opinion séparée, j’aimerais brièvement mettre en exergue un aspect de l’arrêt auquel je souscris, et par ailleurs expliquer pourquoi, avec tout le respect que je dois à mes collègues, je me dissocie sur le point susmentionné.
1. Solidarité sociale
2. Concernant la principale question soulevée par cette affaire, c’est‑à‑dire le point de savoir si l’obligation de vaccination est compatible avec l’article 8 de la Convention, j’aimerais souligner l’importance de la référence que fait la Cour à la valeur de la solidarité sociale (paragraphe 279 de l’arrêt ; voir aussi le paragraphe 306).
Si dans une société donnée toute personne jouit de droits fondamentaux, fait que l’État est tenu de respecter, les individus ne vivent pas isolés les uns des autres. Par la force des choses, ils appartiennent à la société en question. La vie en société (le « vivre ensemble ») exige de chaque membre de la société qu’il respecte certaines exigences minimales (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 121, CEDH 2014 (extraits)).
L’une de ces exigences est le respect des droits humains des autres membres de la société.
Comme l’indique l’arrêt, l’obligation de vaccination est un moyen par lequel les autorités choisissent de satisfaire à leur obligation positive de protéger le droit à la santé. Si le droit à la santé n’est pas protégé en tant que tel par la Convention, il s’agit néanmoins d’un droit fondamental.
La Cour a depuis longtemps reconnu que, dans une société démocratique, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté d’un individu de limitations propres à concilier les intérêts des divers individus et groupes et à assurer le respect des droits de chacun (pour paraphraser Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 33, série A no 260‑A). Il ne s’agit pas de restrictions imposées pour le plaisir de la chose, mais pour que les droits de chacun soient respectés. Le présent arrêt concorde avec cette position : une restriction, prenant la forme d’une obligation de vaccination, peut être apportée au droit des requérants à l’intégrité physique, dans le but de « protéger la santé de tous les membres de la société, en particulier des personnes qui sont particulièrement vulnérables face à certaines maladies » (paragraphe 279 de l’arrêt).
À cet égard, l’arrêt véhicule le message selon lequel il existe non seulement des droits fondamentaux, mais aussi des obligations et des responsabilités fondamentales (voir la Résolution 1845 (2011) de l’Assemblée parlementaire du 25 novembre 2011 sur les droits fondamentaux et les responsabilités fondamentales, citée au paragraphe 143 de l’arrêt).
2. Exclusion des enfants non vaccinés de l’éducation préscolaire
3. Je regrette que la majorité n’ait pas estimé nécessaire d’examiner le grief formulé sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1 (paragraphe 345 de l’arrêt). Ce grief pose plusieurs questions.
Une question préliminaire est de savoir si l’article 2 du Protocole no 1 est applicable à l’éducation préscolaire (paragraphes 340, 342 et 343 de l’arrêt).
Une autre question, qui semble être la principale, est abordée par la Cour dans le cadre de son examen du grief fondé sur l’article 8. La Cour y admet que « l’exclusion des [enfants] requérants de l’école maternelle a impliqué pour ces jeunes enfants la perte d’une occasion cruciale de développer leur personnalité et de débuter l’acquisition d’importantes aptitudes relationnelles et facultés d’apprentissage dans un environnement formateur et pédagogique » (paragraphe 306 de l’arrêt). La Cour poursuit en soulignant que ces enfants « n’ont pas été privés de toute possibilité de développement personnel, social et intellectuel, même si leurs parents ont dû consentir des efforts et des frais supplémentaires, voire considérables », et elle ajoute que « les effets subis par les enfants requérants ont été limités dans le temps » (paragraphe 307 de l’arrêt). Si ces dernières déclarations peuvent donner à penser que le grief formulé sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1 est voué à l’échec, pareille conclusion n’est pas certaine si elle n’est pas tirée de manière explicite.
Enfin, une autre question pouvant se poser sur le terrain de cette disposition consiste à se demander dans quelle mesure les enfants doivent subir les conséquences du refus de leurs parents de les faire vacciner.
J’aurais préféré que toutes ces questions fussent examinées dument et séparément.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK
(Traduction)
1. Je souscris au point de vue général selon lequel la Convention n’exclut pas l’instauration d’une obligation de vaccination contre certaines maladies, associée à des dérogations fondées sur l’objection de conscience. Objectivement, des arguments de poids plaident en faveur d’un tel système et peuvent justifier l’ingérence en cause, même au regard des critères de contrôle très stricts qui sont énoncés à l’article 8. J’estime toutefois insuffisants les arguments spécifiques qui ont été avancés par le gouvernement défendeur et sur lesquels la majorité s’appuie en l’espèce pour justifier la compatibilité avec la Convention de l’obligation vaccinale en général et de l’ingérence dans l’exercice des droits des requérants en particulier. Par ailleurs, l’arrêt soulève d’importantes questions de justice procédurale.
1. Questions de procédure
1. Remarques préliminaires
2. Une procédure équitable appelle des règles juridiques définies avec une précision suffisante pour permettre aux parties de choisir leur stratégie argumentative. Si les parties à une procédure doivent faire preuve de diligence et de prudence procédurale, elles ne peuvent pas se laisser guider par un principe qui leur prescrirait de prévoir et d’anticiper les décisions procédurales les moins favorables (« toujours s’attendre au pire »). Dans la présente espèce, trois problèmes au moins se posent à cet égard. Le premier est lié à l’objet de la procédure et au rôle de la Cour. Le second concerne la charge et la norme de la preuve et de l’argumentation. Le troisième a trait à l’établissement des faits fondé sur la reconnaissance tacite de ceux-ci par les parties.
2. Le rôle de la Cour
3. La première et la plus fondamentale des questions relatives à toute procédure judiciaire porte sur son objet et sur le rôle de l’organe judiciaire concerné. La procédure devant la Cour doit-elle reposer sur les principes de la vérité matérielle (substantielle) et de la possibilité pour le juge d’agir d’office, ou doit-elle être fondée sur les principes de la vérité formelle et de l’activité des seules parties ? Ou bien doit-elle combiner des éléments de ces deux systèmes ? (Pour un examen approfondi de cette question, voir K. Wojtyczek, « La procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme – principaux dilemmes » in O. Dubos (dir. de publ.), Mélanges en l’honneur de Bernard Pacteau, Cinquante ans de contentieux publics, s.l., Mare et Martin 2018.)
L’article 38 de la Convention ne fournit pas de réponse claire à cette question mais habilite la Cour, « s’il y a lieu », à « proc[éder] à une enquête ». La Cour peut donc, dans certaines circonstances, agir d’office en effectuant une « enquête » afin d’établir les faits pertinents. Bien entendu, elle doit chercher à établir la vérité matérielle. La jurisprudence existante ne nous éclaire guère sur la signification précise de l’article 38 quant au rôle de la Cour. Dans de nombreuses affaires, le raisonnement de la Cour indique que celle-ci peut s’appuyer sur des éléments de preuve recueillis d’office et donne à entendre que son rôle est d’établir la vérité matérielle (voir, par exemple, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 160, série A no 25, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 173, série A no 324, Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 174, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 114, Recueil 1998‑VIII, Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 210, CEDH 2004‑III, N. c. Finlande, no 38885/02, § 160, 26 juillet 2005, Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 116, CEDH 2012 (extraits), Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 116, CEDH 2012, J.K. et autres c. Suède, no 59166/12, § 90, 4 juin 2015, et Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 257, 1er décembre 2020). Suivant pareille approche, le dénouement de l’affaire ne doit pas dépendre de la qualité de l’argumentation des parties.
Dans d’autres affaires, la Cour s’appuie sur les observations des parties uniquement et, ce faisant, laisse entendre qu’elle s’abstient d’agir d’office (voir, par exemple, Turek c. Slovaquie, no 57986/00, § 99, CEDH 2006‑II (extraits), Peev c. Bulgarie, no 64209/01, § 62, 26 juillet 2007, Starokadomski c. Russie, no 42239/02, § 83, 31 juillet 2008, Goubkine c. Russie, no 36941/02, § 155, 23 avril 2009, Oliari et autres c. Italie, nos 18766/11 et 36030/11, § 185, 21 juillet 2015, Ibrahimov et autres c. Azerbaïdjan, nos 69234/11 et 2 autres, § 80, 11 février 2016, Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, §§ 193-199, 23 février 2016, Biržietis c. Lituanie, no 49304/09, § 58, 14 juin 2016, Kryževičius c. Lituanie, no 67816/14, §§ 67-70, 11 décembre 2018, P.T. c. République de Moldova, no 1122/12, §§ 29-33, 26 mai 2020, et Yunusova et Yunusov c. Azerbaïdjan (no 2), no 68817/14, §§ 152-159, 16 juillet 2020). Selon cette approche, le dénouement d’une affaire peut dépendre de la qualité de l’argumentation des parties (voir mon opinion séparée annexée à l’arrêt Biržietis, précité, en particulier le paragraphe 2).
Le vaste système de présomptions qui ressort de la jurisprudence de la Cour semble indiquer que celle-ci s’appuie sur la vérité formelle et l’activité des seules parties. De même, le fait que la Cour admette habituellement comme des points établis les allégations factuelles formulées par une partie et non réfutées par la partie adverse plaide dans le sens de cette conclusion (concernant des allégations factuelles non contestées par le gouvernement, voir par exemple : Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 95-97, CEDH 2000‑XI, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 235, CEDH 2000‑VIII, Hermi c. Italie [GC], no 18114/02, § 82, CEDH 2006‑XII, Catan et autres, précité, § 142, Mozer, précité, §§ 193-199, Cirino et Renne c. Italie, nos 2539/13 et 4705/13, §§ 72, 75-77, 26 octobre 2017, et Černius et Rinkevičius c. Lituanie, nos 73579/17 et 14620/18, § 70, 18 février 2020 ; pour des allégations factuelles non contestées par les requérants, voir, par exemple : Dimitras c. Grèce, no 11946/11, § 46, 19 avril 2018, Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 91, 4 décembre 2018, N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, §§ 225, 228, 13 février 2020, Bahaettin Uzan c. Turquie, no 30836/07, §§ 53-55, 24 novembre 2020, et L.B. c. Hongrie, no 36345/16, § 57, 12 janvier 2021).
Il arrive dans telle ou telle affaire que certains éléments relevant de l’un et l’autre des deux systèmes classiques coexistent, sans que leur articulation soit expliquée (voir, par exemple, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, CEDH 2004‑VII, §§ 13 et 18 pour une approche et §§ 142 et 145 pour l’autre).
La jurisprudence et la pratique judiciaire actuelles sont très incertaines et ambiguës quant au rôle de la Cour et à l’objet de la procédure (établir la vérité matérielle ou la vérité formelle). S’il est vrai que la réponse à cette question peut dans certains cas être dénuée d’incidence sur la manière dont les parties plaident ou sur le dénouement de l’affaire, dans de nombreux autres cas elle peut en revanche être cruciale pour les stratégies argumentatives des parties et décisive pour le dénouement de l’affaire. Il y a donc une nécessité urgente à clarifier ce point pour garantir l’équité procédurale. Le choix entre les options existantes n’est cependant pas facile, car des arguments solides plaident pour et contre chacune d’elles. Une solution éventuelle pourrait résider dans un système basé sur la vérité formelle et l’activité des seules parties comme règle générale, avec certaines exceptions qui permettraient à la Cour d’agir d’office aux fins de l’établissement de la vérité matérielle. Ces exceptions éventuelles devraient être limitées par des principes clairement définis. Quoi qu’il en soit, les règles du jeu doivent être claires et être connues par avance des parties.
En l’espèce, les éléments de preuve qui, à mon sens, seraient nécessaires pour montrer que l’ingérence litigieuse était compatible avec la Convention existent objectivement, mais ils n’ont été ni produits par les parties ni recueillis d’office par la Cour. Or je ne peux pas m’appuyer sur ma propre connaissance de la question et sur les données scientifiques réunies par mes propres moyens pour combler les lacunes dans le dossier constitué par la Cour (comparer avec Mehmet Ulusoy et autres c. Turquie, no 54969/09, §§ 109-110, 25 juin 2019). Les parties doivent avoir la possibilité d’exprimer leur avis sur tous les éléments de preuve, qu’ils aient été fournis par la partie adverse ou qu’ils aient été recueillis d’office. Étant donné que la présente espèce concerne une question générale qui est importante pour l’ensemble des quarante-sept Hautes Parties contractantes, sa résolution ne doit pas dépendre de la qualité de l’argumentation des parties. Dans une affaire comme celle-ci, il existe des raisons sérieuses de s’appuyer sur le principe de vérité matérielle et sur la faculté pour la Cour d’agir d’office et, en particulier, de désigner des experts indépendants. À défaut de telles mesures, l’option restante – qui est très insatisfaisante – consiste à appliquer le principe de vérité formelle et à trancher l’affaire sur la base des observations et éléments produits par les parties.
3. La charge et la norme de la preuve et de l’argumentation
4. La Cour a établi l’exigence procédurale suivante en tant qu’élément essentiel du procès équitable (Čepek c. République tchèque, no 9815/10, § 48, 5 septembre 2013, puis Alexe c. Roumanie, no 66522/09, § 37, 3 mai 2016) :
« Une diligence particulière s’impose au tribunal lorsque le litige prend une tournure inattendue, d’autant plus s’il s’agit d’une question laissée à la discrétion du tribunal. Le principe du contradictoire commande que les tribunaux ne se fondent pas dans leurs décisions sur des éléments de fait ou de droit qui n’ont pas été discutés durant la procédure et qui donnent au litige une tournure que même une partie diligente n’aurait pas été en mesure d’anticiper ».
L’équité procédurale dépend de principes clairs concernant la charge et le niveau de la preuve et de l’argumentation. Ces principes sont intrinsèquement liés aux critères de contrôle appliqués dans chaque procédure. La prévisibilité dans ce domaine est essentielle, car les principes qui consacrent les critères de contrôle et attribuent la charge et la norme de la preuve et de l’argumentation guideront les parties dans l’élaboration de leur stratégie en la matière. Si cette question est importante dans toute procédure, elle a une incidence particulière dans les procédures fondées sur les principes de la vérité formelle et de l’activité des seules parties.
La jurisprudence actuelle établit clairement que dans les litiges relatifs à la compatibilité avec la Convention d’une ingérence dans l’exercice de droits découlant de l’article 8, la charge de la preuve et de l’argumentation pèse sur le gouvernement. Selon cette jurisprudence, le gouvernement doit justifier l’ingérence litigieuse en présentant des motifs pertinents et suffisants (voir, par exemple, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 154, CEDH 2001‑VII, Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 65, CEDH 2002‑I, P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, § 114, CEDH 2002‑VI, S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008, S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 91, CEDH 2011, Piechowicz c. Pologne, no 20071/07, § 212, 17 avril 2012, Hanzelkovi c. République tchèque, no 43643/10, § 72, 11 décembre 2014, Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 168, CEDH 2015, Zaieţ c. Roumanie, no 44958/05, § 50, 24 mars 2015, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], no 17224/11, §§ 89, 121, 27 juin 2017, et Pavel Shishkov c. Russie, no 78754/13, §§ 95-97, 2 mars 2021). Cette jurisprudence engendre pour les parties une espérance légitime d’ordre procédural. Les requérants qui soumettent des affaires sur le terrain de l’article 8 espèrent fortement et légitimement que la Cour va continuer à faire peser sur le gouvernement défendeur la charge de justifier l’ingérence en cause. À partir de là, ils peuvent de bonne foi décider de s’abstenir de contester la rationalité de l’ingérence litigieuse. En l’espèce, c’est au Gouvernement qu’il appartient d’établir l’existence d’un besoin social impérieux et de présenter des motifs pertinents et suffisants qui justifient l’obligation vaccinale à l’égard de chacune des maladies en question.
Par ailleurs, la jurisprudence existante semble indiquer que toute atteinte à la liberté de ne pas se soumettre à une intervention médicale non consentie requiert une justification solide et que la marge d’appréciation laissée aux États parties est étroite (voir le paragraphe 7 ci-dessous). Les requérants en l’espèce pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que la Cour continuât d’appliquer ce critère dans les affaires concernant l’intégrité physique. Prenant en considération i) le seuil relativement élevé qui s’applique à la justification d’une atteinte à la liberté de disposer de son propre corps et ii) la nature des arguments avancés par le Gouvernement, les requérants ont pu considérer qu’il n’y avait pas lieu de répondre et de défendre leur thèse de manière plus poussée.
Or la Cour a établi un niveau de contrôle fondé sur une ample marge d’appréciation (voir en particulier les paragraphes 284, 285 et 310 de l’arrêt), justifiée par des arguments discutables et combinée à une déférence marquée à l’égard des choix effectués par les autorités nationales (voir en particulier les paragraphes 285, 288, 289 et 306 de l’arrêt). Le niveau de contrôle qui est en fait appliqué est encore plus bas que celui annoncé. À mon sens, cette approche s’analyse en une évolution jurisprudentielle inattendue, qui a un impact sur le litige. Quoi qu’il en soit, à supposer même que le niveau de contrôle applicable soit matière à débat, il aurait fallu informer au préalable les parties du critère de contrôle envisagé et solliciter leur avis sur cette question, afin de leur permettre – au cas où elles l’auraient estimé nécessaire – de fournir des observations complémentaires sur le fond au regard d’un niveau de contrôle plus précisément défini.
4. Fondement et justification des constats factuels
5. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 4), il ressort de la jurisprudence constante de la Cour que celle-ci considère généralement comme établis les faits qui sont allégués par une partie et qui ne sont pas contestés par la partie adverse, même si les allégations factuelles en question ne sont pas justifiées ou corroborées par des éléments de preuve. Les parties pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que ce même principe s’appliquât dans la présente affaire, et donc adapter leur argumentation en conséquence.
Je note à cet égard que les requérants ont formulé un grand nombre d’allégations factuelles qui sont pertinentes en l’espèce et qui n’ont pas été contestées par le Gouvernement. Ils invoquent, par exemple : l’existence d’un pouvoir discrétionnaire illimité du ministre de la Santé pour déterminer la portée de l’obligation vaccinale (observations des requérants, pp. 5-6) ; l’absence d’analyses sur la nécessité médicale de l’obligation vaccinale pour chacune des maladies en question (ibidem, pp. 4-5) ; la circonstance que divers documents demandés par les citoyens n’auraient pas été fournis par le Gouvernement (ibidem, pp. 7-8) ; certains faits spécifiques qui attesteraient l’existence de conflits d’intérêts au sein de l’OMS et de certains organismes spécialisés (par exemple, certains experts toucheraient des revenus de la part d’entreprises pharmaceutiques – ibidem, pp. 4, 8-11 et annexes nos 7 et 8) ; des informations détaillées concernant l’efficacité de certains vaccins (annexe no 9).
Les parties auraient pu s’attendre à ce que ces allégations non contestées fussent considérées par la Cour comme des points établis. Or, elles ne font pas partie des constats factuels opérés en l’espèce. Certaines allégations relatives à l’intégrité du processus décisionnel ont été écartées pour défaut de fondement (paragraphe 279 de l’arrêt), d’autres ont été purement et simplement ignorées. On pourrait soutenir que la Cour a estimé ces allégations dénuées de pertinence ; cependant, je ne suis pas convaincu par cet éventuel argument s’agissant de certaines de ces allégations.
Dans ce contexte, la Cour devrait clarifier la question de la reconnaissance tacite des faits. Il est nécessaire, en particulier, d’expliquer précisément dans quelles conditions la Cour considère comme des points établis les allégations formulées par une partie et non contestées par l’autre. En la matière, la clarté est essentielle pour les parties.
2. Questions de fond concernant la justification de l’ingérence
1. Remarques préliminaires
6. Pour déterminer si une ingérence dans l’exercice de droits est compatible avec la Convention, il faut en particulier définir les critères de contrôle applicables et les circonstances factuelles pertinentes et mettre en balance les valeurs concurrentes. Mes objections portent notamment sur : i) le niveau de contrôle établi par la majorité, ii) la base factuelle de l’arrêt, iii) la manière dont le conflit de valeurs a été abordé, et iv) l’appréciation du processus décisionnel au niveau national.
La question à laquelle il convient de répondre n’est pas de savoir si les campagnes de vaccination servent les intérêts de la santé publique, mais s’il est acceptable au regard de la Convention d’infliger des sanctions pour non‑respect de l’obligation légale de se soumettre à la vaccination. Plus précisément, il s’agit de déterminer si le bénéfice rapporté par l’obligation justifie la restriction de la liberté de choix. À cette fin, il est nécessaire de démontrer que les valeurs protégées dans un tel système l’emportent sur les valeurs auxquelles il est porté atteinte. Il faut montrer, en particulier, que les bénéfices pour l’ensemble de la société et pour les membres de celle-ci l’emportent sur les coûts individuels et sociaux et qu’ils justifient de prendre le risque de subir les effets secondaires d’une vaccination. Compte tenu du poids des valeurs en jeu, pareille appréciation exige des données scientifiques extrêmement précises et complètes sur les maladies et les vaccins concernés. En l’absence de pareilles données, c’est tout l’exercice d’appréciation qui est irrationnel.
2. Le niveau de contrôle
7. Dans sa jurisprudence antérieure, la Cour a exprimé les positions suivantes (Solomakhin c. Ukraine, no 24429/03, § 33, 15 mars 2012) :
« La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’intégrité physique d’une personne relève de la notion de « vie privée » protégée par l’article 8 de la Convention (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 22, série A no 91). La Cour a souligné que l’intégrité physique d’une personne concerne les aspects les plus intimes de sa vie privée, et qu’une intervention médicale forcée, même mineure, constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée (Y.F. c. Turquie, no 24209/94, § 33, CEDH 2003‑IX, avec d’autres références). La vaccination obligatoire, en tant qu’intervention médicale non volontaire, constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée, qui englobe l’intégrité physique et psychologique de la personne, garantie par l’article 8 § 1 (Salvetti c. Italie (déc.), no 42197/98, 9 juillet 2002, et Matter c. Slovaquie, no 31534/96, § 64, 5 juillet 1999). »
Dans d’autres affaires, la Cour a également déclaré ce qui suit (ci‑dessous, extrait de Parrillo, précité, §§ 168-169 ; voir aussi Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, §§ 179-184, 24 janvier 2017) :
« 168. La Cour rappelle que pour apprécier la « nécessité » d’une mesure litigieuse « dans une société démocratique » il lui faut examiner, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués pour justifier la mesure en question sont pertinents et suffisants aux fins de l’article 8 § 2 (voir, parmi beaucoup d’autres, S.H. et autres c. Autriche [GC], no [57813/00](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2257813/00%22%5D%7D), § 91, CEDH 2011, Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 68, série A no 130, K. et T. c. Finlande [GC], no [25702/94](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2225702/94%22%5D%7D), § 154, CEDH 2001‑VII, Kutzner c. Allemagne, no [46544/99](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2246544/99%22%5D%7D), § 65, CEDH 2002-I, et P., C. et S. c. Royaume‑Uni, no [56547/00](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2256547/00%22%5D%7D), § 114, CEDH 2002-VI).
169. En outre, pour se prononcer sur l’ampleur de la marge d’appréciation à accorder à l’État dans une affaire soulevant des questions au regard de l’article 8, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (Evans, précité, § 77, avec les références qui s’y trouvent citées, et Dickson c. Royaume-Uni [GC], no [44362/04](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2244362/04%22%5D%7D), § 78, CEDH 2007‑V). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus large (S.H. et autres c. Autriche, précité, § 94, Evans, précité, § 77, X, Y et Z c. Royaume‑Uni, 22 avril 1997, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, Fretté c. France, no [36515/97](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2236515/97%22%5D%7D), § 41, CEDH 2002-I, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no [28957/95](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2228957/95%22%5D%7D), § 85, CEDH 2002‑VI, et A, B et C c. Irlande, précité, § 232). »
De plus, selon la jurisprudence existante, la liberté de disposer de son propre corps est une valeur fondamentale protégée par la Convention (voir, par exemple, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 66, CEDH 2002‑III, et K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 83, 17 février 2005). La Cour a par ailleurs souligné que « le corps d’une personne représente l’aspect le plus intime de la vie privée » (Y.F. c. Turquie, no 24209/94, § 33, CEDH 2003‑IX). « La notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 » (A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, § 123, 6 avril 2017), principe qui est invoqué pour restreindre la marge d’appréciation même en l’absence de consensus européen (ibidem, §§ 121‑123). « Cette marge est d’autant plus étroite que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre intime qui lui sont reconnus » (Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 178, 15 novembre 2016 ; voir aussi, par exemple, A.D.T. c. Royaume-Uni, no 35765/97, § 37, CEDH 2000‑IX, et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, §§ 68-69, CEDH 2014).
Ajoutons que, dans un contexte totalement différent, la Cour a jugé qu’une restriction générale, automatique et indifférenciée à un droit consacré par la Convention et revêtant une importance cruciale outrepasse une marge d’appréciation acceptable, aussi large soit-elle (Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 82, CEDH 2005‑IX).
8. La majorité en l’espèce définit comme suit le critère applicable :
« 280. Comme elle l’a rappelé ci-dessus (paragraphe 274), la Cour a déjà eu l’occasion de juger que les questions de santé publique relèvent de la marge d’appréciation des autorités nationales. Eu égard aux considérations qui précèdent, et appliquant les principes qui ressortent de sa jurisprudence constante, elle estime que dans la présente espèce, qui porte spécifiquement sur le caractère obligatoire de la vaccination des enfants, cette marge doit être ample. »
Cette approche est difficile à accepter. Selon sa jurisprudence constante, la Cour considère dans la définition de la marge d’appréciation que les facteurs suivants peuvent plaider pour l’élargissement de celle-ci, sans toutefois préjuger de sa portée précise :
i) l’absence de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ;
ii) l’absence de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe sur les meilleurs moyens de protéger cet intérêt ;
iii) le fait que des questions morales ou éthiques délicates sont en jeu dans l’affaire examinée.
Dans ce contexte, il convient d’observer qu’il existe au sein des États membres du Conseil de l’Europe un vaste consensus selon lequel :
i) l’intégrité physique doit être protégée contre tout traitement médical non volontaire ;
ii) le meilleur moyen de protéger celle-ci consiste à soumettre de telles interventions au consentement de la personne concernée.
Il y a lieu à cet égard de rappeler que la Convention d’Oviedo contient la disposition suivante :
Article 5 – Règle générale
« Une intervention dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu’après que la personne concernée y a donné son consentement libre et éclairé.
Cette personne reçoit préalablement une information adéquate quant au but et à la nature de l’intervention ainsi que quant à ses conséquences et ses risques.
La personne concernée peut, à tout moment, librement retirer son consentement. »
Il est bien évident que certaines exceptions au libre consentement peuvent être justifiées, mais elles requièrent toutefois une justification particulièrement solide.
Comme la majorité l’indique au paragraphe 279, « la vaccination des enfants, aspect fondamental de la politique actuelle de santé publique, ne soulève pas en elle-même de questions sensibles sur le plan moral ou éthique ».
De plus, il n’y a pas de consensus selon lequel l’ingérence en cause, à savoir l’obligation de vaccination, serait nécessaire pour protéger la santé publique (paragraphe 14 ci-dessous). Selon la majorité elle-même, c’est le fait d’ériger la vaccination en obligation légale qui peut être perçu comme soulevant des questions sensibles sur le plan moral ou éthique (paragraphe 279 de l’arrêt).
En outre, la marge d’appréciation en matière de politique de santé a été soulignée – à juste titre – dans le cadre de griefs concernant l’accès à certains traitements médicaux (voir, par exemple, Hristozov et autres c. Bulgarie, nos 47039/11 et 358/12, CEDH 2012 (extraits), arrêt évoqué au paragraphe 274). La présente espèce ne porte ni sur l’accès aux services de santé ni sur la manière dont ils sont organisés (droits positifs), mais sur la liberté de disposer de son propre corps et sur le droit de ne pas se soumettre à une intervention médicale non consentie (droits négatifs).
La question en jeu est cruciale pour la jouissance effective par l’individu de ses droits les plus intimes, dans un contexte où il n’y a pas de conflit direct entre deux ou plusieurs droits et où le titulaire de droits fait valoir sa liberté de vivre sans subir d’ingérence et ne revendique pas de droits positifs. Les restrictions à la liberté de faire des choix concernant son propre corps, imposées en dehors du contexte d’un conflit direct entre deux ou plusieurs droits, appellent de solides justifications. Dans ce domaine, la marge d’appréciation doit être étroite et le seuil applicable à la justification de l’ingérence très élevé. L’approche qui a été adoptée risque de donner l’impression que si le niveau de contrôle n’avait pas été bas, le constat de non-violation n’aurait pas été possible.
3. La base factuelle de l’arrêt
9. En République tchèque, la liste des vaccinations obligatoires porte sur neuf maladies. Celles-ci sont très diverses. Pour apprécier de façon rationnelle si l’obligation vaccinale est compatible avec la Convention, il faut que l’affaire donne lieu à un examen séparé pour chaque maladie, au cas par cas. Ainsi, pour chacune d’elles il faut établir :
– le mode et la vitesse de transmission ;
– les risques auxquels les personnes infectées sont exposées ;
– le coût moyen afférent au traitement d’un individu contre la maladie en question s’il n’est pas vacciné, et les chances de succès d’un tel traitement ;
– l’efficacité précise des vaccins disponibles ;
– le coût moyen d’une vaccination ;
– les risques liés aux effets secondaires de la vaccination ;
– le coût moyen que représente le traitement des effets indésirables de la vaccination ;
– le pourcentage minimum de personnes vaccinées qui permettrait d’empêcher la propagation de la maladie (le cas échéant) et les chances d’atteindre un tel objectif.
10. L’approche globale de la majorité se trouve résumée dans cette phrase (paragraphe 300 de l’arrêt): « Pour ce qui est de l’efficacité de la vaccination, la Cour renvoie là encore au consensus général existant au sujet de l’importance vitale de ce moyen de protéger la population contre des maladies susceptibles d’avoir de lourdes conséquences pour la santé de l’individu et, en cas de graves poussées épidémiques, de perturber la société (paragraphe 135 ci-dessus). »
Le gouvernement défendeur et la majorité semblent considérer que la réponse est si évidente qu’il est inutile de faire appel à des éléments d’appréciation plus détaillés pour justifier l’ingérence. Je ne partage pas ce point de vue. Pour apprécier la légitimité de l’ingérence en l’espèce, il faut des connaissances médicales spécialisées.
Certes, les éléments qui ont été soumis à la Cour et qui sont résumés dans l’arrêt (plus précisément aux paragraphes 152-157) comprennent des avis spécialisés complets, mais pas les informations cruciales énumérées ci‑dessus. Il n’est donc pas vrai que d’abondants éléments scientifiques ont été recueillis dans la présente affaire (paragraphe 306 de l’arrêt). Plus particulièrement, il ne suffit pas d’établir que le risque spécifique que la vaccination présente pour la santé d’un individu est « très rare » (comme indiqué au paragraphe 301 de l’arrêt). Il faut calculer avec la plus grande précision le risque lié à chaque maladie séparément, sur la base de données complètes et fiables, recueillies non seulement en République tchèque mais aussi dans d’autres pays. L’éventuel contre-argument selon lequel les vaccins ont été testés, estimés sûrs et approuvés par les organismes publics compétents ne suffit pas à justifier l’obligation de vaccination.
À mes yeux, dès lors que les éléments soumis par les parties sont insuffisants pour que l’on puisse trancher les questions générales soulevées par l’affaire et que le processus décisionnel national n’était pas entièrement satisfaisant (paragraphe 16 ci-dessous), la Cour aurait dû désigner des experts indépendants pour pouvoir disposer d’une base suffisante permettant d’évaluer convenablement les risques potentiels et d’adopter en l’espèce une décision judiciaire rationnelle.
11. Il est important dans ce contexte de délimiter le mandat de tels experts. À cette fin, il convient de faire la distinction entre raison théorique et raison pratique. La raison théorique formule des propositions sur les faits et en démontre la vérité, en recourant dans la mesure du possible à des connaissances et méthodes scientifiques. La raison pratique identifie et met en balance les valeurs et les intérêts concurrents qui sont en jeu et prend des décisions, en choisissant parmi les compromis possibles. Le rôle des experts se limite à des questions de raison théorique, c’est-à-dire à présenter et à expliquer des éléments factuels. L’adoption de décisions relève de la raison pratique et, à ce titre, appartient aux autorités politiques, qui agissent sous la surveillance des juridictions nationales et internationales. Comme tous les citoyens, les experts peuvent bien sûr formuler des jugements de valeur – lesquels, selon la Cour, ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude mais doivent reposer sur une base factuelle suffisante (voir, par exemple, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, 23 avril 2015) – mais, même s’ils maîtrisent la base factuelle mieux que quiconque, les experts ne disposent pas d’une compétence, ou d’un autre titre particulier, justifiant l’expression de la raison pratique. Le fait qu’un individu soit un expert médical n’a pas pour effet de le doter de connaissances spécialisées lui permettant de trancher des conflits de valeurs et d’intérêts. Ainsi, les experts peuvent calculer un risque mais ils ne peuvent pas en établir le prix du point de vue axiologique.
J’observe à cet égard que la majorité se montre réticente à s’appuyer sur des données scientifiques concrètes. Elle préfère se fier à des jugements de valeur et à des recommandations de politique générale formulées par des experts, comme s’ils avaient le même poids que des déclarations d’experts concernant des faits.
4. La manière d’aborder le conflit de valeurs
12. J’aimerais tout d’abord souligner cette spécificité de l’ingérence en cause : l’obligation de vaccination concerne les enfants et constitue une ingérence de l’État dans l’intégrité physique de ceux-ci. C’est là un argument important qui plaide pour l’application de critères de contrôle encore plus stricts à la justification de l’ingérence.
D’ordinaire, les jeunes enfants opposent une résistance à la vaccination. Il est faux de dire qu’« aucune disposition ne perme[t] d’administrer un vaccin par la force » (paragraphe 293 de l’arrêt). Il est vrai que dans ce domaine l’État ne peut pas directement appliquer la contrainte aux enfants, mais tout le système repose sur le principe suivant : des sanctions sont infligées aux parents afin qu’ils convainquent ou, si nécessaire, contraignent leurs propres enfants de se soumettre à la vaccination.
13. La majorité se penche dans ce contexte sur la question de l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle exprime notamment ce point de vue (paragraphe 288 de l’arrêt) :
« Il s’ensuit qu’il existe pour les États une obligation de placer l’intérêt supérieur de l’enfant, et également des enfants en tant que groupe, au centre de toutes les décisions touchant à leur santé et à leur développement (...) Pour la Cour, la politique de santé de l’État défendeur repose sur de telles considérations, raison pour laquelle elle peut être tenue pour compatible avec l’intérêt supérieur des enfants, qui est au centre de l’attention de cette politique (...) »
Cette approche appelle les remarques qui suivent. C’est aux parents, et non à l’État, qu’il appartient de prendre des décisions concernant les enfants, de déterminer quel est leur intérêt supérieur et de les guider dans l’exercice de leurs droits (comparer avec M.A.K. et R.K. c. Royaume-Uni, nos 45901/05 et 40146/06, §§ 75-79, 23 mars 2010). Les droits parentaux ne peuvent être restreints que dans des circonstances exceptionnelles (Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, 10 septembre 2019) et, en principe, l’intérêt supérieur d’un enfant ne peut être invoqué contre les parents que lorsqu’il y a eu restriction ou déchéance des droits de ces derniers.
En l’espèce, la question centrale concernant l’intérêt supérieur des enfants n’est pas de savoir si la politique générale de santé de l’État défendeur favorise l’intérêt supérieur des enfants en tant que groupe, mais comment apprécier, pour chaque enfant des requérants, avec l’état de santé qui lui est propre, si les divers bénéfices de la vaccination seront bel et bien supérieurs au risque particulier qui est inhérent à cette intervention. Les parents – parfois à juste raison, parfois à tort, mais de bonne foi – peuvent déceler certains facteurs de risque très personnels qui échappent à l’attention de tierces personnes.
14. Les requérants se fondent sur l’argument selon lequel il existe des solutions moins restrictives, exposant à cet égard qu’il est possible d’atteindre les mêmes objectifs sans imposer l’obligation vaccinale. Ils s’appuient à cette fin sur le droit comparé, lequel indique que de nombreux États considèrent que l’on peut atteindre les objectifs de santé publique sans rendre la vaccination obligatoire. Cet argument n’a pas été réfuté de manière convaincante par le Gouvernement, qui a simplement évoqué, de manière très générale, le risque que ferait naître « une éventuelle baisse du taux de vaccination si cet acte devenait une procédure simplement recommandée » (paragraphe 283 de l’arrêt). Or l’argument des requérants mérite un examen très minutieux et sa réfutation requiert des éléments convaincants.
J’observe à cet égard que la Cour s’est précédemment exprimée ainsi sur ces questions :
« 65. S’agissant de l’argument du Tribunal fédéral selon lequel la question de savoir s’il existait d’autres possibilités, en dehors de la dissolution de l’association, importait peu en l’occurrence (considérant 4.3 de l’arrêt, paragraphe 23 ci-dessus), la Cour rappelle qu’elle a statué dans un autre contexte que, pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, l’existence d’une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue (Glor c. Suisse, no 13444/04, § 94, 30 avril 2009). De l’avis de la Cour, pour satisfaire pleinement au principe de proportionnalité, les autorités auraient dû démontrer l’absence de telles mesures. » (Association Rhino et autres c. Suisse, no 48848/07, § 65, 11 octobre 2011)
et
« (...) pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, l’existence d’une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue. De l’avis de la Cour, pour satisfaire à l’exigence de proportionnalité, les autorités doivent démontrer l’absence de telles mesures (Association Rhino et autres, précité, § 65). » (Centre biblique de la république de Tchouvachie c. Russie, no 33203/08, § 58, 12 juin 2014).
Pour d’autres exemples, voir également : Ürper et autres c. Turquie, nos 14526/07 et 8 autres, § 43, 20 octobre 2009, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 183, CEDH 2012, Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 242, CEDH 2012, Piechowicz, précité, § 220, P. et S. c. Pologne, no 57375/08, § 148, 30 octobre 2012, Saint-Paul Luxembourg S.A. c. Luxembourg, no 26419/10, § 44, 18 avril 2013, R.M.S. c. Espagne, no 28775/12, § 86, 18 juin 2013, Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 146, CEDH 2014 (extraits), et Ivinović c. Croatie, no 13006/13, § 44, 18 septembre 2014).
La Cour a aussi quelquefois exprimé l’avis contraire (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 110, CEDH 2013 (extraits) :
« Enfin, contrairement à ce que soutient la requérante, la question centrale s’agissant de telles mesures n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives, ni même de savoir si l’État peut prouver que sans l’interdiction l’objectif légitime visé ne pourrait être atteint. Il s’agit plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale litigieuse et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation (James et autres, § 51, Mellacher et autres, § 53, Evans [GC], § 91, précités). »
Il est malaisé de déterminer pourquoi dans certaines cas la Cour se penche sur l’existence de solutions moins restrictives, tandis que dans la plupart des affaires elle passe la question sous silence et dans d’autres encore elle rejette expressément le critère précité. Cette question est importante pour l’élaboration des stratégies argumentatives. Si les requérants avaient su que le critère de la « solution moins restrictive » serait rejeté, ils auraient probablement plaidé leur cause différemment. À mon sens, il est nécessaire de clarifier la question du champ d’application du critère de la « solution moins restrictive », afin que les parties puissent dans de futures affaires s’appuyer sur des principes plus précis.
Je note également qu’il n’a été soumis à la Cour aucun élément propre à montrer que les États ayant mis en place l’obligation vaccinale obtiennent de meilleurs résultats en matière de santé publique que les États qui n’ont pas instauré cette obligation. Dans ce second groupe, aucune diminution du taux de vaccination en deçà des objectifs recommandés n’a été établie devant la Cour. Le fait que dans de nombreux États les objectifs de la politique de santé puissent apparemment être atteints sans mise en place d’une obligation vaccinale constitue un très solide argument montrant que des moyens moins restrictifs existent en effet et que l’ingérence litigieuse n’est pas nécessaire dans une société démocratique. Le fait que la majorité écarte expressément le critère de la « solution moins restrictive », sans plus d’explication, donne l’impression que si ledit critère avait été appliqué l’argument des requérants à ce sujet aurait été retenu.
15. La majorité s’appuie sur un certain nombre d’arguments spécifiques mais discutables.
Au paragraphe 272 de l’arrêt, elle déclare ce qui suit :
« Concernant les buts poursuivis par l’obligation vaccinale, comme le soutient le Gouvernement et comme l’ont reconnu les juridictions nationales, l’objectif de la législation pertinente est la protection contre des maladies susceptibles de faire peser un risque grave sur la santé. Sont concernées aussi bien les personnes qui reçoivent les vaccins en question que celles qui ne peuvent pas se faire vacciner et qui se trouvent donc dans une situation de vulnérabilité, dépendant d’un taux élevé de vaccination qui serait atteint parmi l’ensemble de la population pour être protégées contre les maladies contagieuses en cause. »
Au paragraphe 306, elle ajoute ceci :
« Pour la Cour, on ne saurait estimer disproportionné le fait qu’un État exige, de la part de ceux pour qui la vaccination représente un risque lointain pour la santé, d’accepter cette mesure de protection universellement appliquée, dans le cadre d’une obligation légale et au nom de la solidarité sociale, pour le bien du petit nombre d’enfants vulnérables qui ne peuvent pas bénéficier de la vaccination. »
Le problème est que cet argument n’est valable que pour certaines maladies. Il ne vaut pas pour une maladie telle que le tétanos, qui n’est pas contagieux (OMS, Tetanus, [https://www.who.int/immunization/monitoring_surveillance/burden/vpd/surveillance_type/passive/tetanus/en/](https://www.who.int/immunization/monitoring_surveillance/burden/vpd/surveillance_type/passive/tetanus/en/)), et il est problématique pour la coqueluche eu égard à la spécificité de la protection vaccinale (Note de synthèse : Position de l’OMS concernant les vaccins anticoquelucheux – août 2015, Relevé épidémiologique hebdomadaire, no 35, 2015, 90, 433‑460, [https://www.who.int/wer/2015/wer9035.pdf?ua=1](https://www.who.int/wer/2015/wer9035.pdf?ua=1)).
Au paragraphe 288, la majorité présente cet argument :
« Ceux qui ne peuvent pas recevoir ce traitement sont protégés indirectement contre les maladies contagieuses tant que, au sein de leur communauté, la couverture vaccinale est maintenue au niveau requis ; autrement dit, leur protection réside dans l’immunité de groupe. Ainsi, lorsqu’il apparaît qu’une politique de vaccination volontaire est insuffisante pour l’obtention et la préservation de l’immunité de groupe, ou que l’immunité de groupe n’est pas pertinente compte tenu de la nature de la maladie (s’il s’agit par exemple du tétanos), les autorités nationales peuvent raisonnablement mettre en place une politique de vaccination obligatoire afin d’atteindre un niveau approprié de protection contre les maladies graves. »
Je ne vois pas de rapport logique entre la première et la deuxième phrase : c’est un non sequitur. De plus, le fait que « l’immunité de groupe [ne soit] pas pertinente compte tenu de la nature de la maladie (s’il s’agit par exemple du tétanos) » ne suffit pas à justifier le pouvoir des autorités nationales de « mettre en place une politique de vaccination obligatoire afin d’atteindre un niveau approprié de protection contre les maladies graves. »
Au paragraphe 308, l’argument suivant est avancé :
« Enfin, les requérants plaident que le système était incohérent en ce que les jeunes enfants devaient être vaccinés alors que cette exigence ne s’appliquait pas au personnel des écoles maternelles. La Cour prend toutefois note de la réponse du Gouvernement selon laquelle l’obligation vaccinale générale, qui consiste en l’administration de premières séries de vaccins puis de rappels, s’applique à toute personne qui réside en République tchèque à titre permanent ou pour une longue durée (paragraphes 11 et 77 ci-dessus), de sorte que les membres du personnel concerné avaient en principe reçu tous les vaccins requis par la loi à l’époque pertinente. »
Le problème est que l’obligation de vaccination contre certaines maladies a été mise en place après que les plus âgés des employés étaient devenus adultes, de sorte que ceux-ci n’ont pas reçu à l’époque pertinente l’ensemble des vaccins qui sont requis à l’heure actuelle. Ainsi, le vaccin contre la rubéole n’est devenu disponible qu’à la fin des années 1960 et les vaccins contre l’hépatite B et les infections à Haemophilus influenzae de type b dans les années 1980. Par ailleurs, un employé qui aurait passé son enfance à l’étranger n’aurait pas nécessairement reçu tous les vaccins actuellement prescrits en République tchèque.
Aux paragraphes 279 et 306, la majorité évoque la « solidarité sociale » (« social solidarity »). On ne voit pas bien ce que cette notion (qui rappelle les travaux d’Émile Durkheim) signifie ici. Le New Oxford Dictionary of English (Oxford 1998, p. 1772), propose cette définition en anglais du terme « solidarity » tout court : « unity or agreement of feeling or action, especially among individuals with a common interest; mutual support within a group ». Le Dictionnaire Larousse 2019 (Paris 2018, p. 1081) donne les significations suivantes du mot « solidarité » : « 1) Dépendance mutuelle entre des personnes liées par des intérêts communs ; esprit de corps ; 2) Sentiment qui pousse les hommes à s’accorder une aide mutuelle » (les acceptions juridiques du terme ont ici été omises ; voir aussi E. Littré, Dictionnaire de la langue française (Paris, Hachette 1874, t. 4, p. 1968). Bien que le terme « solidarité » puisse aussi avoir un sens différent (« le fait de faire contribuer certains membres d’une collectivité nationale à l’assistance (financière, matérielle) d’autres personnes » (Le Petit Robert, Paris, Le Robert 2013, p. ~~ ~~2390)), l’idée même de solidarité, tel qu’entendue au départ dans la langue courante (provenant du langage juridique), présuppose une auto-organisation spontanée et non des sacrifices imposés par le pouvoir étatique. Les deux notions sous-jacentes à l’organisation sociale sont bien différentes, la seconde approche (fondée sur des obligations juridiques) compensant les lacunes de la première.
5. La qualité du processus décisionnel au niveau national
16. Pour apprécier la proportionnalité de mesures qui restreignent des droits découlant de la Convention, il arrive à la Cour de prendre en compte la qualité du processus décisionnel national (Animal Defenders, précité, §§ 113-116 ; voir également Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02 et 4 autres, § 136, CEDH 2008 (extraits), Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11 et 4 autres, § 101, 24 juillet 2014, Parrillo, précité, § 170, CEDH 2015, Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 138, 6 novembre 2017, et Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, §§ 109, 117-118, 11 décembre 2018). Les requérants épinglent de nombreux vices dans le processus décisionnel au niveau national. Ils reprennent à leur compte des allégations factuelles très précises qui ont été formulées dans la presse tchèque. Ils évoquent en particulier l’existence de conflits d’intérêts parmi les acteurs du processus décisionnel et indiquent que certains documents ayant servi de base à l’évaluation des risques liés aux divers vaccins n’ont pas été rendus publics.
La majorité répond à cet argument au paragraphe 297 de l’arrêt :
« Pour ce qui est de l’intégrité du processus d’élaboration des politiques, la Cour note qu’en réponse à l’argument des requérants relatif à l’existence de conflits d’intérêts, le Gouvernement a expliqué la procédure que suit la CNV, conformément aux normes européennes et internationales pertinentes (paragraphe 200 ci-dessus). »
Avec tout le respect que je dois à la majorité, j’estime que le système de déclarations décrit au paragraphe 200, qui apparemment ne prévoit pas de sanctions en cas de fausse déclaration, est manifestement insuffisant.
Dans le même paragraphe, la majorité ajoute ceci :
« À la lumière des éléments dont elle dispose, la Cour estime que les requérants n’ont suffisamment étayé ni leurs allégations selon lesquelles le système national est grevé de conflits d’intérêts, ni leur observation selon laquelle la position sur la vaccination adoptée par les organes tchèques spécialisés ou par l’OMS est entachée par le soutien financier d’entreprises pharmaceutiques. »
C’est précisément là que réside le problème : de nombreux citoyens n’ont plus confiance dans les institutions publiques. Il ne suffit pas que les processus décisionnels soient équitables : ils doivent aussi être perçus comme tels, et il faut donc des dispositifs juridiques d’ampleur pour protéger l’intégrité du processus et améliorer la confiance des citoyens. L’attitude pro-choix en matière vaccinale reflète un problème plus général de défiance, parmi les citoyens, à l’égard des institutions démocratiques.
J’observe par ailleurs qu’aucun document national contenant une évaluation précise de l’efficacité des différents vaccins et des risques liés à ceux-ci n’a été soumis à la Cour, comme si aucune évaluation de ce type n’avait jamais été réalisée au sein de l’État défendeur ou n’avait jamais fait l’objet d’un débat public. Les questions fondamentales énumérées ci-dessus (paragraphe 6 de la présente opinion séparée) ne semblent pas avoir été traitées dans des documents accessibles au public concernant le processus décisionnel national. Les personnes concernées par l’obligation vaccinale ont le droit de connaître non seulement les risques précis liés à chaque maladie, mais aussi le mode de calcul et d’appréciation de ces risques par ceux qui ont décidé d’instaurer ladite obligation. Or ces personnes n’ont pas reçu de réponse satisfaisante à leurs questions légitimes en la matière.
6. Article 9 de la Convention
17. Concernant le grief fondé sur l’article 9 de la Convention, je considère que les requérants ont fourni un commencement de preuve suffisant de ce que la législation en question a porté atteinte à leurs droits protégés par cette disposition. Le point de savoir si un risque inhérent à une intervention médicale mérite d’être pris est peut-être une question relevant de la conviction personnelle, qui est protégée par cette disposition. Par ailleurs, il est problématique de faire référence à une évolution de la jurisprudence nationale qui est postérieure aux circonstances de l’affaire et de reprocher aux requérants, rétrospectivement, de ne pas avoir exploré les voies offertes par cette jurisprudence ultérieure et de ne pas avoir fait valoir certains droits qui auparavant n’étaient pas protégés (paragraphes 292 et 335 de l’arrêt). Quoi qu’il en soit, la reconnaissance juridique de dérogations à l’obligation vaccinale fondées sur l’objection de conscience représente un argument de taille en faveur de la compatibilité de l’obligation en question avec la Convention.
7. Conclusion
18. Le présent arrêt comporte un certain nombre de vices de procédure. De plus, certains éléments factuels essentiels n’ont pas été établis. La majorité exprime de forts jugements de valeur sans disposer d’une base factuelle suffisante.
À mon sens, il existe des arguments objectifs solides en faveur d’un constat de non-violation des droits découlant de la Convention. Ces arguments éventuels l’emporteraient – du moins pour la plupart des maladies en question – sur d’éventuels contre-arguments, même si l’on appliquait un niveau de contrôle très élevé et si l’on accordait foi à un certain nombre d’allégations factuelles formulées par les requérants. Sans entrer dans les détails, il suffit ici de relever que la vaccination permet non seulement de sauver de nombreuses vies et d’éviter des dommages considérables pour la santé, mais aussi de dégager d’énormes ressources financières et sociales en abaissant les coûts supportés par le système de protection de la santé. Ces ressources peuvent alors être employées pour sauver des vies menacées par d’autres maladies.
Or les éléments factuels précis qui constituent le fondement de ces arguments et de bien d’autres arguments possibles en faveur d’un constat de non-violation font défaut parmi les éléments qui ont été fournis à la Cour. Dans ces conditions particulières, et sans préjudice des affaires qui pourraient être soumises à l’avenir sur des questions similaires, je n’ai pas d’autre choix que de m’appuyer sur le principe de vérité formelle et de conclure que le gouvernement défendeur n’a pas présenté de motifs suffisants propres à justifier l’ingérence dont les requérants se plaignent dans la présente espèce.