GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE MRAOVIĆ c. CROATIE
(Requête no 30373/13)
ARRÊT
(Radiation)
Art 37 • Radiation du rôle • Décès du requérant pendant la procédure • Poursuite de l’examen non justifiée • Souhait de la famille proche du requérant de ne pas maintenir la requête • Absence de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme et exigeant la poursuite de l’examen de la requête
STRASBOURG
9 avril 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mraović c. Croatie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Ksenija Turković,
Paul Lemmens,
Síofra O’Leary,
Yonko Grozev,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
Georgios A. Serghides,
Marko Bošnjak,
Péter Paczolay,
María Elósegui,
Erik Wennerström,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Peeter Roosma,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er avril 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE ET FAITS
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30373/13) dirigée contre la République de Croatie et dont un ressortissant de cet État, M. Josip Mraović (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 10 avril 2013.
2. Le requérant a été représenté par Me V. Drenški Lasan, avocate à Zagreb. Le gouvernement croate (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme Š. Stažnik.
3. Le requérant alléguait en particulier qu’il avait été privé de son droit à faire entendre sa cause publiquement, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 14 mai 2020, une chambre de cette section, composée de Krzysztof Wojtyczek, président, Ksenija Turković, Armen Harutyunyan, Pere Pastor Vilanova, Pauliine Koskelo, Jovan Ilievski, Raffaele Sabato, juges, ainsi que de Abel Campos, greffier de section, a rendu un arrêt dans lequel elle a conclu par six voix contre une qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention. À l’arrêt se trouve joint l’exposé de l’opinion dissidente de la juge Koskelo.
5. Dans une lettre en date du 16 juin 2020, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 12 octobre 2020, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
7. Le requérant est décédé le 9 novembre 2020. Le Gouvernement a informé la Cour de cet événement le 11 novembre 2020. Estimant qu’il ne se justifiait plus de poursuivre l’examen de la requête, il a invité la Cour à rayer l’affaire du rôle. Il a ensuite réitéré sa proposition dans les observations qu’il a communiquées à la Cour le 1er décembre 2020. Le 8 décembre 2020, l’avocate du requérant a indiqué à la Cour que les héritiers de l’intéressé ne souhaitaient pas maintenir la requête devant la Cour. Le 15 décembre 2020, le Gouvernement a de nouveau invité la Cour à rayer l’affaire du rôle.
EN FAIT
Le contexte et la procédure interne
8. Né en 1948, le requérant résidait à Gospić.
9. Le 30 juin 2005, il fut inculpé devant le tribunal de comté de Gospić (Županijski sud u Gospiću). Il était accusé d’avoir violé I.J., une ressortissante étrangère qui jouait dans le club de basketball local.
10. À la demande du requérant, la totalité de la procédure devant le tribunal de comté de Gospić se déroula à huis clos pour protéger la vie privée des deux parties.
11. Le 1er décembre 2005, le tribunal de comté de Gospić acquitta le requérant. Saisie en appel, la Cour suprême (Vrhovni sud Republike Hrvatske) annula cette décision au cours d’une audience dont, à la demande du requérant, elle avait interdit l’accès au public pour protéger la vie privée et familiale de l’accusé et de la victime conformément à l’article 293 § 4 du code de procédure pénale.
12. Lors de la première audience du second procès, le 13 septembre 2007, le requérant sollicita la publicité des débats. Il argua que des représentants de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) avaient déjà assisté à l’audience devant la Cour suprême, et que la victime avait fait aux médias de nombreuses déclarations concernant l’affaire. Il allégua qu’au cours de la procédure il avait été « continuellement stigmatisé par les médias parce que le procès s’était tenu à huis clos » et « que les médias n’avaient pas pu rendre compte de manière fidèle et objective de la teneur des preuves qui avaient été présentées ». Le parquet s’opposa à la demande du requérant, plaidant que les motifs qui avaient justifié la tenue des débats à huis clos restaient valables.
13. Le même jour, le tribunal de première instance rejeta la demande de publicité des débats introduite par le requérant.
14. Au cours de l’audience suivante, le 3 décembre 2007, le requérant réitéra sa demande de publicité des débats. Il argua qu’I.J. avait entre-temps donné quatre interviews dans lesquelles elle avait divulgué aux médias certaines informations concernant sa vie privée et les faits visés par la procédure. Le parquet s’opposa à la demande du requérant, plaidant que les motifs qui avaient justifié la tenue des débats à huis clos restaient valables. Il soutint en particulier qu’au cours de son contre-interrogatoire la victime pourrait avoir à répondre à des questions très intimes et à fournir des éléments dont elle n’avait pas parlé au cours de ses interviews.
15. Le tribunal de première instance rejeta de nouveau la requête du requérant pour défaut de fondement.
16. Le 7 février 2008, le tribunal de comté de Rijeka déclara le requérant coupable de viol et le condamna à trois ans de prison. Le jugement fut prononcé en public et l’événement fut couvert par trois chaînes de télévision.
17. Le requérant saisit la Cour suprême d’un recours contre le jugement de première instance, alléguant, entre autres, que la procédure avait été tenue à huis clos sans motif valable.
18. Le 8 juin 2009, à l’issue d’une audience dont le public avait été exclu, la Cour suprême rejeta le recours du requérant et confirma sa condamnation, tout en réduisant sa peine à deux ans de prison. Sur la question de la tenue à huis clos de la procédure dirigée contre le requérant, la Cour suprême dit que le public avait été exclu de l’audience principale aux fins de protéger la vie privée de la victime, conformément à la loi.
19. Le requérant contesta ces conclusions devant la Cour constitutionnelle (Ustavni sud Republike Hrvatske). Dans une décision rendue le 8 novembre 2012 et signifiée au requérant le 22 novembre 2012, la Cour constitutionnelle, considérant qu’il n’avait pas été porté atteinte aux droits constitutionnels du requérant, rejeta pour défaut de fondement le recours dont celui-ci l’avait saisie.
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
Le droit interne pertinent
20. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (Zakon o kaznenom postupku, Journal Officiel no 110/1997, modifié ultérieurement), telles qu’elles étaient en vigueur à l’époque, se lisaient ainsi :
Publicité de l’audience principale
Article 292
« 1. L’audience principale se déroule en public (...) »
Article 293
« À tout moment pendant la durée de l’audience principale, le collège des juges peut, d’office ou sur requête des parties, mais toujours après avoir entendu les observations des parties sur la question, interdire l’accès de la salle d’audience au public pendant la totalité ou une partie de l’audience principale, dès lors que pareille mesure est jugée nécessaire à (...)
(...)
4. la protection de la vie personnelle ou familiale du défendeur, de la victime ou de toute autre partie à la procédure (...) »
Article 294
« 1. Les parties, la victime, leurs représentants et le conseil de la défense peuvent assister aux audiences dont l’accès est interdit au public. »
Article 295
« 1. Le collège des juges ordonne l’exclusion du public par une décision motivée, rendue en audience publique.
2. Tout recours exercé contre une décision rendue en vertu du paragraphe premier du présent article est sans effet suspensif. »
EN DROIT
Sur la demande de radiation du rôle
21. Eu égard à la demande du Gouvernement et au souhait formulé par la famille du défunt requérant (paragraphe 7 ci-dessus), la Cour doit déterminer s’il convient de rayer la requête du rôle.
22. L’article 37 § 1 de la Convention se lit ainsi :
« À tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure
a) que le requérant n’entend plus la maintenir ; ou
b) que le litige a été résolu ; ou
c) que, pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête.
Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige. »
23. La Cour observe que, dans plusieurs affaires où le requérant était décédé pendant la procédure, elle a pris en compte la volonté de poursuivre celle-ci qui avait été exprimée par les héritiers ou parents proches (López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, §§ 71-73, 17 octobre 2019), ou l’existence d’un intérêt légitime revendiqué par une personne désireuse de maintenir la requête (Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000‑XII).
24. À l’inverse, la Cour a pour pratique de rayer les requêtes du rôle lorsqu’aucun héritier ou parent proche ne veut poursuivre l’instance (voir Léger c. France (radiation) [GC], no 19324/02, § 44, 30 mars 2009, et les références citées, Gładkowski c. Pologne (radiation), no 29697/96, §§ 10‑13, 14 mars 2000, et Borovská c. Slovaquie (révision), no 48554/10, §§ 8-10, 16 février 2016).
25. Le cas d’espèce relève de ce second cas de figure, les membres les plus proches de la famille du défunt requérant ayant exprimé le souhait de ne pas maintenir la requête devant la Cour (paragraphe 7 ci-dessus). À la lumière de ce qui précède, et conformément à l’article 37 § 1 c) de la Convention, la Cour estime qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête.
26. Sur la question de savoir si des circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme tels que définis dans la Convention et ses Protocoles exigeraient qu’elle poursuive l’examen de l’affaire conformément à l’article 37 § 1 in fine, la Cour rappelle que dans plusieurs affaires antérieures, elle a tenu compte, entre autres, de la question de savoir si l’affaire soulevait d’importantes questions qui auraient permis de clarifier, sauvegarder et développer les normes de protection prévues par la Convention ou si l’affaire, par son impact, dépassait la situation particulière du requérant (Berlusconi c. Italie [GC], no58428/13, § 68, 27 novembre 2018, et les références citées), et notamment de la question de savoir si la législation pertinente avait évolué dans l’intervalle (voir, par exemple, Léger, précité, § 51, et Scherer c. Suisse, 25 mars 1994, § 32, série A no 287).
27. En l’espèce, c’est non pas la teneur de la législation pertinente en tant que telle mais son application dans le cas du requérant qui est à l’origine des griefs que celui-ci soulevait sous l’angle de la Convention. Au vu de ces éléments, et compte tenu en particulier de ce que les héritiers du requérant ont exprimé sans équivoque le souhait de ne pas maintenir la requête, la Cour ne décèle pas de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses protocoles qui exigeraient qu’elle poursuive l’examen de la requête.
28. Partant, il convient de rayer la requête du rôle.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
Décide de rayer l’affaire du rôle.
Fait en anglais et en français, puis communiqué par écrit le 9 avril 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren PrebensenRobert Spano
Adjoint au greffierPrésident