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13/04/2021 | CEDH | N°001-208899

CEDH | CEDH, AFFAIRE MURAT AKSOY c. TURQUIE, 2021, 001-208899


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MURAT AKSOY c. TURQUIE

(Requête no 80/17)

ARRÊT


Art 34 • Requérant pouvant toujours se prétendre « victime » au regard du paiement d’une somme manifestement insuffisante à titre de réparation

Art 5 § 1 c) • Détention provisoire irrégulière et arbitraire d’un journaliste sur la base de soupçons non plausibles de soutien à une organisation terroriste par le biais de ses articles et ses publications sur les médias sociaux critiquant le gouvernement

Art 5 § 4 • Contrôle de la légalité de la déte

ntion • Absence d’accès illimité aux éléments de preuve mais connaissance suffisante de la teneur de ceux revêtant un...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MURAT AKSOY c. TURQUIE

(Requête no 80/17)

ARRÊT

Art 34 • Requérant pouvant toujours se prétendre « victime » au regard du paiement d’une somme manifestement insuffisante à titre de réparation

Art 5 § 1 c) • Détention provisoire irrégulière et arbitraire d’un journaliste sur la base de soupçons non plausibles de soutien à une organisation terroriste par le biais de ses articles et ses publications sur les médias sociaux critiquant le gouvernement

Art 5 § 4 • Contrôle de la légalité de la détention • Absence d’accès illimité aux éléments de preuve mais connaissance suffisante de la teneur de ceux revêtant une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention provisoire • Interrogatoire détaillé du requérant, assisté par ses avocats, sur ces éléments de preuve par les instances nationales

Art 10 • Liberté d’expression • Irrégularité de la détention se répercutant sur la légalité de l’ingérence

STRASBOURG

13 avril 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Murat Aksoy c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Carlo Ranzoni,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Vu la requête (no 80/17) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Murat Aksoy (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 21 décembre 2016,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 5 §§ 1, 3 et 4 et les articles 10 et 18 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

Vu les observations communiquées par le Gouvernement et celles communiquées en réplique par le requérant,

Vu les observations écrites présentées par la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« la Commissaire aux droits de l’homme »), qui a exercé son droit de prendre part à la procédure (article 36 § 3 de la Convention et article 44 § 2 du règlement de la Cour),

Vu les commentaires formulés par le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations unies (« le Rapporteur spécial »), qui a été autorisé par le président de la section à se porter tiers intervenant en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention et de l’article 44 § 3 du règlement de la Cour,

Vu les commentaires formulés par les organisations non gouvernementales suivantes, qui ont été autorisées par le président de la section à intervenir en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention et de l’article 44 § 3 du règlement de la Cour et qui ont agi conjointement : Article 19, le Comité pour la protection des journalistes, le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias, la Fédération européenne des journalistes, Human Rights Watch, Index on Censorship, la Fédération internationale des journalistes, International Press Institute, Media Legal Defense Initiative, PEN International et Reporters Sans Frontières (« les organisations non gouvernementales intervenantes »),

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 mars 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente requête concerne plus particulièrement la détention provisoire du requérant, un journaliste, en raison d’articles qu’il avait publiés, exprimant des critiques à l’égard du Gouvernement.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1968 et réside à Istanbul. Il a été représenté principalement par Me A.D. Ceylan et Me S. Kalan Güvercin, avocats à Istanbul.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

1. La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016

4. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le parlement, le gouvernement et le président de la République démocratiquement élus (pour les détails relatifs à la tentative de coup d’État, voir l’arrêt de la Cour Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17,
§§ 14-17, 20 mars 2018).

5. Le 20 juillet 2016, le Gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.

6. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15.

7. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, adopta trente‑sept décrets‑lois en application de l’article 121 de la Constitution. Ces textes apportaient d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire (prolongation de la durée de la garde à vue, restrictions relatives à l’accès au dossier et à l’examen des oppositions formées contre les mesures de détention, etc.).

8. Le 18 juillet 2018, l’état d’urgence fut levé.

2. La détention provisoire du requérant et la procédure pénale engagée contre lui

9. Le requérant est journaliste. De 2005 à 2016, il a travaillé pour plusieurs journaux nationaux, notamment pour Taraf, Millet et Yeni Hayat. Il a également rédigé des articles pour le site Internet T24. En outre, il avait son propre site, sur lequel il publiait ses articles. Au cours des dernières années ayant précédé la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, il s’était fait connaître pour son point de vue critique concernant les politiques du gouvernement en place.

10. Le 29 août 2016, conformément à l’article 153 § 2 du code de procédure pénale, le juge de paix d’Istanbul ordonna l’application d’une mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête envers les personnes soupçonnées d’être membres d’une organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation FETÖ/PDY (« Organisation terroriste fetullahiste/Structure d’État parallèle ») et leurs avocats, dont le requérant et ses représentants.

11. Le 30 août 2016, le requérant fut placé en garde à vue sur décision du parquet d’Istanbul. Il était soupçonné d’avoir mené des activités au sein de la structure des médias du FETÖ/PDY.

12. Le 1er septembre 2016, la police procéda à l’interrogatoire du requérant. À cette occasion, elle indiqua tout d’abord à l’intéressé qu’il était soupçonné d’avoir mené des activités dans la structure des médias du FETÖ/PDY et elle lui posa des questions relatives à certains de ses articles et publications sur les réseaux sociaux. Les questions posées par la police portaient sur les points suivants :

i) le requérant déclara que les élections du 1er novembre 2015 présentaient plusieurs alternatives et un coup d’état se trouvait parmi ceux-ci ;

ii) le fait que le requérant quitta le journal Yeni Şafak en raison de ses déclarations négatives envers le gouvernement concernant les enquêtes pénales dites « 17-25 décembre 2013[1] » ;

iii) le fait que le requérant avait manipulé l’opinion publique en ligne avec le but de l’organisation FETÖ/PDY ; dans ce contexte, il fut allégué que le requérant avait publié des articles dans lesquels il avait affirmé que la Turquie avait supporté Daech (connue sous le nom de « État islamique en Irak et au Levant ») ; la police lui démontra les parties pertinentes de deux articles publiés respectivement en 2015 et 2016 par les journaux Millet et Yeni Hayat ;

iv) l’article intitulé « Désobéissance civile envers l’État » paru le 12 juin 2016 dans lequel le requérant avait prétendument humilié l’État aux yeux des citoyens en Turquie et à l’étranger ; la police lui démontra les parties pertinentes dudit article ;

v) le fait que le requérant avait publié des articles à Millet et à Yeni Hayat dans lesquels il avait fait des constats qui étaient susceptibles de laisser la Turquie dans une position difficile au niveau international, dans la mesure où l’intéressé alléguait qu’elle supportait le terrorisme ; dans ce contexte, la police lui démontra les parties pertinentes de huit articles qu’il avait rédigés ;

vi) le fait que le requérant avait participé aux émissions de télévision diffusée sur Can Erzincan TV, une chaîne de télévision fermée à la suite de l’adoption du décret-loi no 668, promulgué le 27 juillet 2016, dans le cadre de l’état d’urgence ; sans préciser le contenu de ses déclarations, il fut allégué que le requérant y avait essayé de manipuler l’opinion publique à l’encontre de l’État et du gouvernement ;

vii) le fait que le requérant avait effacé, quelques jours après la tentative de coup d’État militaire, ses tweets publiés sur son compte Twitter entre le 25 juillet 2015 et le 26 juillet 2016 ;

viii) un tweet publié par le requérant le 15 juillet 2016 qui se lit comme suit : « Nous appelons pour la démocratie et la politique contre la tentative de coup d’État mais c’est quoi les appels au djihad [publiés] dans les mosquées ? »

ix) plusieurs tweets publiés par le requérant, dans lesquels il avait prétendument soutenu le FETÖ/PDY.

13. Durant son interrogatoire, le requérant nia avoir un quelconque lien avec une organisation terroriste.

14. Le 2 septembre 2016, le requérant fut traduit devant le parquet d’Istanbul. Soutenant qu’il n’avait aucun lien avec une quelconque organisation terroriste, il nia les accusations portées contre lui. Il ajouta que les articles et tweets contenus dans le dossier d’enquête étaient l’expression de ses opinions et que leur publication ne constituait pas une infraction.

15. Le 3 septembre 2016, le requérant, soupçonné d’avoir assisté une organisation terroriste sciemment et intentionnellement, comparut, avec sept autres suspects, devant le juge de paix d’Istanbul. Il nia avoir un quelconque lien avec le FETÖ/PDY. Il déclara qu’il avait travaillé pour plusieurs journaux et sites Internet depuis 2005. Il soutint qu’il n’avait aucun lien avec l’organisation en question. Il indiqua que s’il avait rédigé des articles pour ces médias, c’était parce que sa famille était en difficulté financière.

16. À l’issue de l’audience de comparution, le juge de paix ordonna la mise en détention provisoire du requérant eu égard : à l’existence de forts soupçons fondés sur des éléments de preuve concrets selon lesquels l’intéressé avait commis l’infraction d’assistance à une organisation terroriste apportée sciemment et intentionnellement ; à la nature de l’infraction en cause ; à l’état des preuves ; au fait que toutes les preuves n’avaient pas encore été recueillies ; à la proportionnalité de la mesure de détention à la lourdeur de la peine prévue par la loi pour l’infraction en question ; et au risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes. L’ordonnance de placement en détention provisoire prise contre l’intéressé ne mentionnait aucun élément de preuve à charge.

17. Le 8 septembre 2016, A.T., une autre personne mise en détention provisoire dans le cadre de la même enquête pénale que le requérant, forma un recours tendant à la levée de la mesure de restriction d’accès au dossier d’enquête. Par une décision du 20 septembre 2016, le juge de paix d’Istanbul rejeta la demande de l’intéressé en se basant sur l’article 153 § 2 du code de procédure pénale.

18. Le 9 septembre 2016, le requérant forma opposition contre l’ordonnance de mise en détention provisoire prise contre lui. Le 22 septembre 2016, le juge de paix d’Istanbul, procédant à l’examen conjoint de l’opposition du requérant et de celles formées par quatre autres personnes détenues dans le cadre de la même enquête pénale, rendit une décision par laquelle il rejeta ces recours. Il tint le raisonnement suivant :

« Eu égard à leurs parcours professionnels [respectifs], à leurs publications sur les réseaux sociaux et à leurs rapports avec les institutions en lien avec l’organisation terroriste armée FETÖ/PDY, [et] compte tenu de la présence de preuves démontrant l’existence de forts soupçons de [commission d’une] infraction, [ainsi que] de la proportionnalité de la mesure de détention à la lourdeur de la peine prévue par la loi pour l’infraction en question, il est décidé de rejeter les oppositions [en cause] et de maintenir les suspects en détention provisoire ».

19. Le 9 novembre 2016, le requérant forma un nouveau recours, tendant à sa remise en liberté. Par une décision du 14 novembre 2016, le juge de paix d’Istanbul rejeta ce recours. Pour ce faire, il prit en compte la nature et l’étendue de l’infraction en cause, l’état des preuves, le fait que les preuves n’avaient pas encore été recueillies, la peine prévue par la loi pour l’infraction en question, l’existence de forts soupçons fondés sur des éléments de preuve concrets selon lesquels l’intéressé avait commis cette infraction, la lourdeur et l’importance de celle-ci, le risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes et la proportionnalité de la mesure de détention à la peine prévue par la loi pour l’infraction reprochée.

20. Le 18 janvier 2017, le parquet d’Istanbul déposa devant la cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation contre vingt-neuf personnes, dont le requérant, auquel il reprochait d’appartenir à une organisation terroriste. Il requit, en particulier, la condamnation de l’intéressé, eu égard aux considérations suivantes : celui-ci avait publié, dans ses chroniques parues dans les colonnes de Millet et Yeni Hayat, ainsi que sur certains sites Internet, des déclarations et la « propagande noire » des membres du FETÖ/PDY ; il avait formulé des critiques envers les enquêtes menées contre des membres présumés du FETÖ/PDY afin de jeter le discrédit sur lesdites enquêtes et il avait accusé les fonctionnaires publics chargés de celles-ci d’avoir commis une infraction ; et il avait émis des accusations selon lesquelles la Turquie collaborait avec l’organisation terroriste Daech, qui allaient dans le même sens que celles faites par les membres de l’organisation terroriste FETÖ/PDY.

21. Le 27 mars 2017, la 25e cour d’assises d’Istanbul tint sa première audience et le procès pénal du requérant débuta sous le numéro de dossier E. 2017/67. Le requérant fut entendu le même jour. Le 31 mars 2017, à l’issue d’une autre audience, le procureur de la République demanda l’élargissement de treize accusés, dont le requérant. Le même jour, la cour d’assises d’Istanbul, suivant l’avis du procureur de la République, ordonna la remise en liberté du requérant et de vingt autres accusés, compte tenu de la nature de l’infraction en cause, de l’état des preuves, d’une possible requalification juridique de l’infraction en faveur des intéressés et du fait que ces derniers avaient un domicile fixe.

22. Aux dires du requérant, à la suite de l’adoption de la décision relative à sa remise en liberté, ainsi qu’à celle de ses coaccusés, une campagne fut lancée dans les médias pro-gouvernementaux appelant le Haut Conseil des juges et des procureurs (« le HSYK ») à intervenir dans l’affaire.

23. Également le 31 mars 2017, le procureur de la République d’Istanbul forma opposition contre la décision de remise en liberté de huit personnes accusées dans le cadre de la même procédure pénale. Il s’abstint de former opposition contre la décision de remise en liberté du requérant, dans la mesure où c’était le parquet lui-même qui avait demandé cet élargissement. Le 3 avril 2017, la 26e cour d’assises d’Istanbul accueillit la demande du procureur de la République et annula la décision du 31 mars 2017 pour autant qu’elle concernait les huit personnes accusées susmentionnées.

24. Toujours le 31 mars 2017, quelques heures après l’adoption de la décision relative à la remise en liberté du requérant, le parquet d’Istanbul engagea une nouvelle enquête contre celui-ci, et certains de ses coaccusés. En conséquence, avant même qu’il ne fût libéré de l’établissement pénitentiaire, le requérant fut à nouveau placé en garde à vue et conduit au poste de police, étant soupçonné cette fois-ci d’avoir tenté de renverser par la force et la violence tant l’ordre constitutionnel que le gouvernement.

25. Le 3 avril 2017, le HSYK démit de leurs fonctions, pour une durée de trois mois, les juges de la 25e cour d’assises d’Istanbul qui avaient ordonné la remise en liberté du requérant, ainsi que celle de ses coaccusés, et le procureur de la République qui l’avait demandée. Selon les informations publiées par l’Agence Anadolu, une agence de presse étatique, la décision litigieuse relative à la remise en liberté des intéressés pourrait, d’après le HSYK, porter atteinte à la dignité et la bonne réputation des magistrats.

26. Le 14 avril 2017, le requérant et douze autres accusés furent traduits devant le juge de paix d’Istanbul. Ce dernier ordonna la remise en détention provisoire de l’intéressé, ainsi que celle de onze autres personnes. Il tint le raisonnement suivant, concernant le requérant :

« (...) L’accusé Murat Aksoy a travaillé pour les journaux Millet, Taraf et Yeni Hayat ; le journal Taraf a publié les documents falsifiés de l’affaire pénale connue sous le nom de « Balyoz » ; les enregistrements téléphoniques [ont permis de comprendre] que l’accusé était en lien avec le haut responsable de l’organisation [terroriste] Ö.A. ; par ailleurs, il existe des enregistrements téléphoniques entre [l’accusé] et les membres de l’organisation [terroriste] O.C.Ç., V.D. et S.S. ; il existe des tweets et articles publiés sur les médias sociaux dans le cadre des activités de l’organisation [terroriste] ; tous les accusés menaient des activités au sein de la structure de presse/publication de l’organisation terroriste armée [FETÖ/PDY] ; dans ce contexte, il existait un consensus entre eux ; ils ont mené des activités pour influencer [le public en faveur] de la tentative de coup d’État ; il a été constaté qu’il y a[vait] de forts soupçons [selon lesquels les intéressés avaient commis] les infractions [visées] aux articles 309/1 et 312/1 du [code pénal] [et] que ces infractions figurent parmi les infractions [dites] « cataloguées » ; [il a été jugé que] les mesures alternatives à la détention étaient insuffisantes compte tenu de la limite inférieure de la peine [prévue par la loi pour ces infractions] ; il est décidé de mettre [les suspects] en détention provisoire sur le fondement des articles 100 et suivants du [code de procédure pénale] ».

27. Le 20 avril 2017, le requérant forma un recours contre la décision relative à sa remise en détention provisoire. Par une décision du 28 avril 2017, le juge de paix d’Istanbul rejeta ce recours au motif que le placement en détention provisoire de l’intéressé était conforme à la loi et à la procédure.

28. Le 5 juin 2017, le parquet d’Istanbul déposa un nouvel acte d’accusation contre le requérant, dont il requit par deux fois la condamnation à la réclusion à perpétuité aggravée, ainsi que contre douze autres personnes, cette fois-ci pour tentative de renversement par la force et la violence tant de l’ordre constitutionnel que du gouvernement. Dans l’acte d’accusation, le parquet soutenait que le FETÖ/PDY avait dans le passé essayé à maintes reprises de manipuler l’opinion publique en utilisant ses organes de presse et que le requérant avait également été partie à des opérations de manipulation de l’opinion publique en ligne sous les ordres de cette organisation terroriste. Selon le parquet, le requérant avait participé aux activités du FETÖ/PDY et qu’il avait donc tenté de renverser l’ordre constitutionnel et le gouvernement de la République de Turquie.

29. Le 16 juin 2017, la 25e cour d’assises d’Istanbul autorisa la mise en accusation, à la suite de quoi le procès pénal du requérant débuta devant cette juridiction sous le numéro de dossier E. 2017/223.

30. Lors de l’audience du 18 août 2017, la 25e cour d’assises d’Istanbul, estimant qu’il y avait des liens juridiques et factuels entre ce procès et le précédent, décida de joindre les deux affaires sous le numéro E. 2017/67.

31. À l’issue de l’audience du 24 octobre 2017, tenant compte de la durée de la détention provisoire du requérant et de la possibilité d’une requalification juridique des faits en cause, la 25e cour d’assises d’Istanbul ordonna la remise en liberté de l’intéressé, en l’assortissant d’une interdiction de sortie du territoire et d’une obligation de se présenter au commissariat deux fois par mois. Le requérant fut libéré le même jour.

32. Par un jugement du 8 mars 2018, la 25e cour d’assises d’Istanbul condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de deux ans et un mois pour avoir sciemment et intentionnellement porté assistance à une organisation terroriste sur le fondement de l’article 220 § 7 du code pénal. Les parties pertinentes en l’espèce de ce jugement se lisaient comme suit :

« [Certes], dans ses articles publiés dans les journaux Millet [et] Yeni Hayat, sur le site Internet T24 ainsi que sur sa page web www.murat-aksoy.com [et] lors de ses discours diffusés sur Can Erzincan TV, une chaîne de télévision [appartenant au] FETÖ/PDY, l’accusé MURAT AKSOY a mené des activités en vue de jeter le discrédit sur les enquêtes [pénales] menées contre l’organisation [FETÖ/PDY] et il a accusé les fonctionnaires publics d’avoir commis des infractions, il a raconté que [cette] organisation était face à des injustices et qu’elle n’avait pas d’autre but que de servir l’humanité, il a manipulé l’opinion publique pour que cette organisation, démasquée comme une organisation terroriste, regagne en légitimité, il a accusé l’AKP d’avoir soutenu l’organisation terroriste Daech, il a mené des activités en vue de discréditer le gouvernement et le président de la République auprès du public, il a pris place aux côtés de l’organisation [terroriste] à chaque instant ;

[cela étant, pour la commission de] l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, [l’existence d’]un lien organique avec l’organisation est nécessaire et par principe il doit y avoir des actes et activités qui requièrent une certaine continuité, diversité et intensité. Or il n’a pas été établi que l’accusé avait adopté l’objectif de l’organisation [terroriste], qu’il faisait partie de la structure hiérarchique de l’organisation (...) ; il n’y a pas suffisamment de preuves démontrant l’existence d’un lien organique [entre l’organisation et l’accusé], les conditions de continuité, de diversité et d’intensité requises pour l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste ne coexistent pas, l’accusé n’a pas un lien ou un parcours organisationnel avec l’organisation [terroriste] en question, ses actes établis étaient destinés à reconstituer, sciemment et intentionnellement, l’image de cette organisation comme une communauté religieuse aux yeux du peuple, lequel avait compris à cette époque qu’il s’agissait en fait d’une organisation ayant pour objectif le renversement de l’État et de son ordre constitutionnel, et [ses actes établis] constituent l’infraction d’assistance à une organisation terroriste sans appartenance toutefois à la structure hiérarchique de cette dernière, [infraction] réprimée par l’article 314/2 combiné avec l’article 220/7 du [code pénal] ».

33. À une date non précisée, le requérant interjeta appel devant la cour d’appel d’Istanbul.

34. Par un arrêt rendu le 22 octobre 2018, cette juridiction confirma la condamnation du requérant.

35. À une date non spécifiée, le requérant se pourvut en cassation.

36. Par un arrêt du 13 mars 2020, la Cour de cassation confirma la condamnation du requérant.

3. La saisine de la Cour constitutionnelle par le requérant

37. Les 29 novembre 2016 et 23 mai 2017, le requérant forma deux recours individuels (nos 2016/30112 et 2017/24551, respectivement) devant la Cour constitutionnelle. Cette haute juridiction jugea opportun d’examiner ensemble ces recours dans le dossier référencé sous le numéro 2016/30112, compte tenu de leur similitude quant à leur objet, et elle rendit son arrêt le 2 mai 2019. Pour des raisons d’ordre pratique, la Cour se référera à ces deux recours individuels comme « le recours individuel », dans la mesure où la haute juridiction constitutionnelle a rendu un seul arrêt à cet égard.

38. Devant la Cour constitutionnelle, le requérant soutenait d’abord qu’il n’y avait aucun élément de preuve attestant l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, nécessitant donc son placement en détention provisoire. Il se plaignait aussi d’une insuffisance des motifs présentés par les juridictions internes pour justifier son placement en détention. Il arguait qu’il avait été privé de sa liberté pour ses différents articles et publications parus dans les médias. Il critiquait en outre la non-application d’une mesure alternative à la détention provisoire et l’absence, alléguée par lui, de motifs concrets propres à justifier cette détention. Par ailleurs, le requérant dénonçait la procédure à l’issue de laquelle il avait été remis en détention provisoire. À cet égard, il exposait ce qui suit : par une décision du 31 mars 2017, la 25e cour d’assises d’Istanbul avait ordonné sa remise en liberté ; peu après le prononcé de cette décision, le procureur de la République d’Istanbul avait déclenché une nouvelle enquête pénale aux seules fins de voir ses coaccusés ayant été remis en liberté et lui-même être replacés en détention provisoire ; de plus, le HSYK avait démis de leurs fonctions les juges de la 25e cour d’assises d’Istanbul et le procureur de la République en charge de l’affaire ; en conséquence, le 14 avril 2017, onze de ses coaccusés et lui-même avaient été remis en détention provisoire. Le requérant arguait que cette détention ne poursuivait pas un but légitime prévu par la Constitution. Selon lui, cette décision ne faisait état d’aucun élément de preuve étayant l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, et elle n’expliquait pas pour quel motif l’application d’une mesure alternative à la détention provisoire aurait été insuffisante.

39. Pour répondre à ces griefs, la Cour constitutionnelle estima qu’il convenait de les examiner uniquement au regard de la légalité de la détention provisoire de l’intéressé, telle que protégée par l’article 19 § 3 de la Constitution. S’agissant des principes généraux applicables en l’espèce, elle renvoya aux principes découlant de son arrêt Şahin Alpay (no 2016/16092, §§ 77-91). Elle constata que la détention provisoire de l’intéressé avait une base légale, à savoir l’article 100 du CPP. Elle vérifia ensuite s’il existait de forts soupçons quant à la commission par l’intéressé des infractions reprochées. À ce sujet, la Cour constitutionnelle jugea établi que le requérant avait été placé en détention provisoire pour ses articles et pour ses publications sur les médias sociaux. Après avoir examiné le contenu des écrits incriminés rédigés par le requérant, elle estima que ceux‑ci consistaient en des critiques dirigées contre le gouvernement et ses politiques et qu’ils ne s’entendaient pas comme une incitation à la violence. À cet égard, elle rappela qu’une personne ne devait pas être accusée d’une infraction liée au terrorisme uniquement parce qu’elle avait exprimé ses opinions. En conséquence, elle conclut que « la forte indication qu’une infraction a[vait] été commise » n’était pas suffisamment démontrée lors du placement initial du requérant en détention provisoire. Concernant le grief relatif à la détention provisoire du requérant à partir du 14 avril 2017, elle estima également que « la forte indication qu’une infraction a[vait] été commise » n’était pas suffisamment démontrée.

40. Ensuite, la Cour constitutionnelle examina s’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté au regard de l’article 15 de la Constitution, qui prévoyait la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence. À cet égard, renvoyant à ses arrêts Şahin Alpay (précité, §§ 77‑91), Mehmet Hasan Altan (no 2016/23672, §§ 152-157), Turhan Günay (no 2016/50972, §§ 83-89) et Mustafa Baldır (no 2016/29354, §§ 83‑88), elle estima que, même en cas de mise en œuvre de l’article 15 de la Constitution, il n’était pas possible d’accepter que des personnes pussent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût une forte indication qu’elles avaient commis une infraction. Elle jugea donc que la détention provisoire subie par le requérant était hors de proportion avec les strictes exigences de la situation et que le droit à la liberté et à la sûreté de l’intéressé, tel que protégé par l’article 19 § 3 de la Constitution, avait été violé. Eu égard à son constat de violation de cette disposition, elle estima qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur le grief tiré de la durée de la détention provisoire du requérant.

41. Concernant le grief tiré d’une impossibilité pour le requérant d’accéder au dossier d’enquête, la Cour constitutionnelle considéra, eu égard au contenu des questions détaillées que le procureur de la République et le juge de paix avaient posées à l’intéressé lors de ses interrogatoires, que ce dernier avait disposé de suffisamment de moyens pour préparer sa défense quant aux accusations portées contre lui et pour contester ses placements en détention provisoire. En conséquence, elle déclara ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

42. S’agissant ensuite du grief relatif au droit à la liberté d’expression et de la presse, la Cour constitutionnelle, renvoyant encore à son arrêt Şahin Alpay (précité, §§ 118-133), releva que la mesure de détention provisoire dont le requérant avait fait l’objet pour ses articles et publications s’analysait en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de ce droit. Elle considéra que cette mesure privative de liberté était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la lutte contre une organisation terroriste qui présentait un danger pour la sécurité nationale. En revanche, tenant compte de ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, elle estima qu’une telle mesure, lourde de conséquences puisque consistant en une privation de liberté, ne pouvait pas être considérée comme une ingérence nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. Elle nota par ailleurs que le contenu des écrits incriminés était similaire aux propos d’une partie de l’opinion publique et des chefs de l’opposition politique. Elle estima que la motivation des décisions qui avaient ordonné la détention provisoire du requérant ne permettait pas clairement de déterminer si cette mesure répondait à un besoin social impérieux ou bien en quoi elle était nécessaire. Enfin, elle jugea qu’il était évident que la mise en détention provisoire du requérant, pour autant qu’elle n’était fondée sur aucun élément concret autre que les articles, publications et discours de l’intéressé, pouvait avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et de la presse. Concernant l’application de l’article 15 de la Constitution, elle se référa à ses constats dans les affaires Şahin Alpay (précitée, §§ 143-146) et Mehmet Hasan Altan (précitée, §§ 238‑241) et considéra qu’il y avait eu violation de la liberté d’expression et de la presse au sens des articles 26 et 28 de la Constitution.

43. Eu égard à ses constats de violation, la Cour constitutionnelle estima qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 30 000 livres turques (TRY – soit environ 4 500 euros (EUR) à la date du prononcé de l’arrêt de la Cour constitutionnelle) pour dommage moral et 2 972 TRY (soit environ 445 EUR à la même date) pour frais et dépens.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions pertinentes de la Constitution turque

44. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution turque sont exposées dans l’arrêt de la Cour dans l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, §§ 57-60, 20 mars 2018).

B. Les dispositions pertinentes du code pénal (CP)

45. L’article 220 § 7 du CP dispose ce qui suit :

« Toute personne qui commet une infraction au nom d’un groupe criminel organisé est également punie pour appartenance à ce groupe, même si elle n’est pas membre de celui-ci. La peine à infliger pour appartenance au groupe organisé peut être réduite jusqu’à sa moitié. Cette disposition est applicable uniquement pour les organisations armées. »

46. L’article 309 § 1 du CP est ainsi libellé :

« Quiconque tente de renverser l’ordre constitutionnel prévu par la Constitution de la République de Turquie par la force et la violence ou de mettre en place un autre ordre en lieu de celui-ci ou d’empêcher partiellement ou totalement de facto la mise en place de cet ordre sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »

47. L’article 312 § 1 du CP est ainsi rédigé :

« Quiconque tente de renverser le gouvernement de la République de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »

48. Quant à l’article 314 §§ 1 et 2 du CP, qui prévoit le délit d’appartenance à une organisation illégale, il se lit comme suit :

« 1. Est passible d’une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement quiconque constitue ou dirige une organisation armée en vue de commettre les infractions visées aux sections quatre et cinq du présent chapitre.

2. Est passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement quiconque adhère à une organisation visée au premier paragraphe du présent article. »

C. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (CPP)

49. La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du CPP. D’après l’article 100 § 1 de ce code, une personne peut être placée en détention provisoire lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et lorsque son placement en détention est justifié par l’un des motifs énumérés dans cette disposition.

50. L’article 100 § 2 du CPP se lit comme suit :

« 2. Dans les cas énumérés ci-dessous, il peut être considéré qu’il existe un motif de détention :

a) s’il existe des faits concrets qui font naître un soupçon de [risque de] fuite (...),

b) si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître le soupçon

1. d’un risque de destruction, de dissimulation ou d’altération des preuves,

2. d’une tentative d’exercice de pressions sur les témoins, les victimes ou d’autres personnes (...) »

51. Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP (parmi lesquelles celles reprochées au requérant), une présomption légale est établie quant à l’existence de motifs de détention lorsque des faits démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission d’infractions.

52. L’article 101 du CPP dispose que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par un juge de paix à la demande du procureur de la République et au stade du procès par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les décisions concernant le placement et le maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition devant un autre juge de paix ou devant un autre tribunal. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.

53. L’article 141 § 1 a) et d) du CPP dispose ce qui suit :

« 1) Dans le cadre d’une enquête ou d’un procès relatifs à une infraction, toute personne :

a) qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et circonstances non conformes aux lois ;

(...)

d) qui, même régulièrement placée en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, n’a pas été traduite dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et concernant laquelle aucune décision sur le fond n’a été rendue dans ce même délai,

(...)

peut demander à l’État l’indemnisation de tous ses préjudices matériels et moraux. »

54. L’article 142 § 1 du même code se lit comme suit :

« La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et, dans tous les cas, dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement sont devenus définitifs. »

55. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour se prononcer sur une demande d’indemnisation introduite en application de l’article 141 du CPP à raison de la durée excessive d’une détention provisoire (décisions du 16 juin 2015 E. 2014/21585 – K. 2015/10868 et E. 2014/6167 – K. 2015/10867).

56. Dans ses passages pertinents, l’article 153 du CPP dispose :

« (1) L’avocat de la défense peut examiner le contenu intégral du dossier relatif à la phase d’enquête et peut prendre une copie des documents de son choix, et n’est pas tenu de payer des frais pour cela.

(2) Le pouvoir de l’avocat de la défense peut être limité, sur demande du procureur de la République, par décision du juge de paix, si un examen du contenu du dossier, ou des copies prises, entrave l’objectif de l’enquête en cours. (...)

(3) Les dispositions du deuxième alinéa ne sont pas applicables aux procès-verbaux d’interrogatoire de la personne arrêtée ou du suspect, aux rapports d’expertise et aux procès-verbaux d’autres actes judiciaires, au cours desquels les personnes susmentionnées ont le droit d’être présentes.

(4) L’avocat de la défense peut examiner le contenu intégral du dossier et tous les éléments de preuve confidentiels, à partir de la date d’approbation de l’acte d’accusation par le tribunal ; il peut prendre copie de tous les dossiers et documents sans aucun frais.

(...) »

EN DROIT

1. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

57. Le Gouvernement expose que le requérant a fait l’objet de deux enquêtes pénales distinctes et qu’il a donc été privé de sa liberté dans le cadre de deux détentions différentes. En conséquence, selon le Gouvernement, la présente requête ne concerne que la détention du requérant qui a pris fin le 31 mars 2017 par la décision de la 25e cour d’assises d’Istanbul relative à la remise en liberté de l’intéressé, dès lors que, au moment de la communication de la requête, la Cour n’a pas posé de questions spécifiques au sujet de la deuxième détention du requérant. Le Gouvernement soutient ainsi que, même si la Cour a communiqué les griefs du requérant concernant la détention ordonnée dans le cadre de la deuxième enquête pénale, ceux-ci ne sont aucunement liés à la présente requête. En conséquence, il invite la Cour à se prononcer uniquement sur la première détention subie par l’intéressé.

58. Le requérant réplique qu’un examen séparé de sa détention provisoire conduirait à perdre de vue la réalité du caractère arbitraire, allégué par lui, de sa privation de liberté. Il plaide que, même s’il existe, d’un point de vue formel, deux détentions provisoires ordonnées dans le cadre de deux enquêtes pénales différentes, cela n’est que le résultat d’une violation arbitraire et flagrante de son droit à la liberté et à la sûreté. Sa détention provisoire devrait donc être appréciée dans son ensemble. Le requérant dit ainsi que la deuxième enquête pénale a été déclenchée par le parquet d’Istanbul uniquement afin d’empêcher la mise en application de la décision de la 25e cour d’assises d’Istanbul ayant ordonné sa remise en liberté. À cet égard, il argue que le seul moyen juridique envisageable aux fins de son maintien en détention était le déclenchement d’une nouvelle enquête pénale couplé à un nouveau placement en détention provisoire. Il poursuit en indiquant que le jour même de son élargissement, au lieu d’être effectivement remis en liberté, il a dû subir une deuxième garde à vue et a finalement été replacé en détention provisoire quelques jours plus tard. En outre, le requérant expose que l’intégralité du contenu du premier dossier d’enquête a été transférée dans le second dossier et que de nouvelles accusations ont été portées contre lui uniquement sur le fondement de ce dernier dossier. Il dit par ailleurs que, lors de l’audience tenue le 18 août 2017, la 25e cour d’assises d’Istanbul a estimé qu’il y avait des liens juridiques et factuels entre les deux procès et a décidé de joindre les deux affaires. En conséquence, il invite la Cour à rejeter l’argument du Gouvernement.

59. La Cour observe d’emblée qu’elle a communiqué la présente requête au gouvernement défendeur le 13 juin 2017. Par une lettre datée du même jour, le requérant a fait part d’éléments d’information et de documents par lesquels il s’est essentiellement plaint d’événements ayant trait à son élargissement décidé le 31 mars 2017 et à sa nouvelle privation de liberté imposée immédiatement après. Cette lettre et ses annexes ont été versées au dossier de la présente requête et portées à la connaissance du Gouvernement, avant la réception des observations de celui-ci. Autrement dit, le Gouvernement a eu l’opportunité de répondre aux arguments du requérant et de réfuter, s’il l’estimait nécessaire, les faits tels que décrits par l’intéressé.

60. En l’occurrence, la Cour observe que la question juridique se pose de savoir si la présente requête concerne uniquement la détention provisoire, qui a formellement pris fin le 31 mars 2017. Pour répondre à cette question, la Cour va examiner si le requérant a subi deux détentions provisoires distinctes ou bien si la détention provisoire subie par l’intéressé doit être examinée comme une seule détention de facto.

61. La Cour rappelle que, s’agissant d’une détention provisoire, la période à prendre en considération commence lorsque l’individu est arrêté (Tomasi c. France, 27 août 1992, § 83, série A no 241‑A) ou privé de sa liberté (Letellier c. France, 26 juin 1991, § 34, série A no 207) et qu’elle prend fin lorsque l’intéressé est libéré et/ou qu’il est statué, même par une juridiction de première instance, sur les accusations dirigées contre lui (voir, entre autres, Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, p. 23, § 9, série A no 7, et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 85, 5 juillet 2016).

62. La Cour note qu’en l’espèce, le 30 août 2016, le requérant a été placé en garde à vue, étant soupçonné d’avoir mené des activités au sein de la structure des médias du FETÖ/PDY. Le 3 septembre 2016, l’intéressé a été mis en détention provisoire pour avoir assisté une organisation terroriste sciemment et intentionnellement. Le 18 janvier 2017, le parquet d’Istanbul a déposé devant la cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation contre vingt‑neuf personnes, dont le requérant, auquel il reprochait d’appartenir à une organisation terroriste. Le 31 mars 2017, à l’issue d’une audience tenue devant elle, la 25e cour d’assises d’Istanbul a ordonné la remise en liberté du requérant. Pourtant, avant l’élargissement de l’intéressé, le parquet d’Istanbul a déclenché une nouvelle enquête pénale contre celui-ci sur le fondement des mêmes faits, en changeant uniquement la qualification juridique des infractions reprochées. En conséquence, le requérant est demeuré privé de sa liberté, sans possibilité d’être effectivement élargi. Par la suite, le 14 avril 2017, le requérant et onze autres accusés ont été replacés en détention provisoire. Par ailleurs, par un acte d’accusation du 5 juin 2017, le parquet d’Istanbul a requis la condamnation de ceux-ci pour tentative de renversement par la force et la violence tant de l’ordre constitutionnel que du gouvernement. Ensuite, le 18 août 2017, la cour d’assises d’Istanbul, estimant qu’il y avait des liens juridiques et factuels entre les deux procès, a décidé de joindre les deux procédures pénales sous le numéro de dossier E. 2017/67. Enfin, le 24 octobre 2017, elle a ordonné la remise en liberté du requérant, qui a été libéré le même jour.

63. En l’occurrence, la Cour relève que, formellement, la privation de liberté du requérant se décompose donc en deux périodes distinctes : la première du 30 août 2016 au 31 mars 2017 et la seconde du 31 mars 2017 au 24 octobre 2017. Cependant, elle estime qu’il serait contraire à l’objet et au but de l’article 5 de la Convention, lequel consiste essentiellement à protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 461, CEDH 2004-VII), d’interpréter la détention subie par le requérant comme deux détentions provisoires différentes. En effet, la Cour ne peut pas ignorer le fait que, en l’espèce, l’intéressé n’a pas été mis en liberté malgré la décision de la cour d’assises d’Istanbul rendue le 31 mars 2017. Accepter que la détention provisoire du requérant ait pris fin par cette décision sans qu’une remise en liberté de l’intéressé fût possible équivaudrait à permettre un contournement du droit. En effet, en pareil cas, les autorités judiciaires pourraient continuer à priver les personnes de leur liberté simplement en déclenchant de nouvelles enquêtes pénales pour les mêmes faits.

64. En l’espèce, au vu des circonstances de la cause et des arguments avancés par les parties, la Cour juge établi que c’est pour empêcher la mise en application de la décision du 31 mars 2017 de la cour d’assises d’Istanbul ayant ordonné la remise en liberté du requérant que ce dernier a été replacé en garde à vue. Cela est encore plus évident compte tenu du fait que les éléments de preuve sur le fondement desquels le requérant a été placé en détention provisoire étaient les mêmes dans les deux procédures.

65. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que la période à prendre en considération a débuté le 30 août 2016, date du placement en garde à vue du requérant, et qu’elle s’est terminée le 24 octobre 2017, date de sa remise en liberté. La détention provisoire subie par le requérant a donc duré un an, un mois et vingt-six jours, et la Cour est compétente pour se prononcer sur l’ensemble des griefs de l’intéressé concernant cette période.

2. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE

66. Le Gouvernement indique qu’il convient d’examiner tous les griefs du requérant en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention. Il estime à cet égard que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de cette dernière. Dans ce contexte, il argue qu’il existait un danger public menaçant la vie de la nation en raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.

67. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il plaide à cet égard que l’article 15 de la Convention ne peut pas être interprété comme une disposition habilitant un État à détenir arbitrairement les journalistes critiques envers les instances gouvernantes et les personnes exprimant des opinions dissidentes.

68. La Cour observe que la détention provisoire du requérant a eu lieu pendant la période d’état d’urgence. Elle note également que les poursuites pénales engagées contre l’intéressé au cours de cette période se sont prolongées au-delà de celle-ci.

69. À ce stade, la Cour rappelle que, dans son arrêt rendu dans l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, § 93, 20 mars 2018), elle a estimé que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. En ce qui concerne le point de savoir si les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure que la situation exigeait et en conformité avec les autres obligations découlant du droit international, la Cour considère qu’un examen sur le fond des griefs du requérant – auquel elle se livrera ci‑dessous – est nécessaire (voir également Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 78, 20 mars 2018).

3. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT
1. Sur l’exception tirée du non-exercice du recours en indemnisation

70. Exposant que l’article 141 § 1 a) et d) du CPP permet aux personnes illégalement arrêtées ou injustement détenues d’obtenir une indemnisation, le Gouvernement soutient que, le requérant ayant été remis en liberté à l’issue de sa détention provisoire, il aurait pu, et dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de cette disposition au titre de ses griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention. À cet égard, il indique que, selon la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour introduire en vertu de l’article 141 du CPP une demande d’indemnisation pour détention provisoire d’une durée excessive et obtenir une décision sur cette demande.

71. Le requérant réplique que son grief formulé sous l’angle de l’article 5 ne concerne pas uniquement la durée de la détention provisoire. Selon lui, une action fondée sur l’article 141 du CPP ne peut pas constituer un remède pour ses griefs présentés devant la Cour.

72. S’agissant d’abord des griefs tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, la Cour a estimé récemment, dans son arrêt rendu dans l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, § 214, 22 décembre 2020), qu’une action en réparation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du CPP ne pouvait pas être considérée comme une voie de recours effective pour contester l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction ou l’absence alléguée de motifs pertinents et suffisants propres à justifier une détention provisoire au sens de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.

73. Pour ce qui est ensuite de l’exception relative au grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention, la Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur un grief similaire à celui du requérant et qu’elle a alors constaté que l’article 141 du CPP ne permettait pas de demander réparation d’un préjudice causé par des défaillances procédurales afférentes au recours en opposition (Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 67, 29 novembre 2011, et Ceviz c. Turquie, no 8140/08, § 59, 17 juillet 2012). Par ailleurs, le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, le recours prévu à l’article 141 § 1 d) du CPP a pu aboutir pour un tel grief. La Cour ne voit donc pas de raisons de s’écarter de sa jurisprudence en l’espèce.

74. Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.

2. Sur l’exercice du recours individuel devant la Cour constitutionnelle

75. Dans ses observations du 7 novembre 2017, le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir exercé de recours individuel devant la Cour constitutionnelle.

76. Le requérant conteste l’argument du Gouvernement.

77. La Cour rappelle que l’obligation pour le requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant elle (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Néanmoins, elle tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), Stanka Mirković et autres c. Monténégro, nos 33781/15 et 3 autres, § 48, 7 mars 2017, et Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017).

78. En l’occurrence, la Cour observe que, à deux reprises, les 29 novembre 2016 et 23 mai 2017, le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, laquelle a rendu son arrêt joint sur le fond le 2 mai 2019 (paragraphes 37-43 ci-dessus). Par conséquent, elle estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes a perdu toute pertinence.

79. Il convient donc de rejeter également cette exception soulevée par le Gouvernement.

3. Sur la qualité de victime du requérant

80. Dans ses observations additionnelles, le Gouvernement expose que l’arrêt du 2 mai 2019 de la Cour constitutionnelle a reconnu que le requérant avait subi une violation de son droit à la liberté et à la sûreté. Il ajoute que l’intéressé a obtenu une indemnisation appropriée et suffisante. En conséquence, il invite la Cour à rejeter la requête, estimant que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de la Convention.

81. Le requérant conteste l’argument du Gouvernement. À cet égard, il indique tout d’abord que la Cour constitutionnelle a déclaré irrecevable son grief relatif à la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête. Il indique aussi qu’elle n’a pas examiné le bien-fondé de son grief tiré des articles 5 § 3 et 18 de la Convention. De plus, il déclare qu’il a soulevé certains griefs seulement devant la Cour. En conséquence, il estime avoir toujours la qualité de victime, nonobstant l’arrêt de la Cour constitutionnelle.

82. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser les violations de la Convention et que, pour déterminer si un requérant peut se prétendre réellement victime d’une violation alléguée, il convient de tenir compte non seulement de la situation officielle au moment de l’introduction de la requête, mais aussi de l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par elle (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105, CEDH 2010).

83. La Cour rappelle ensuite qu’une décision ou mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent, la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179-180, CEDH 2006‑V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012 (extraits), et Cristea c. République de Moldova, no 35098/12, § 25, 12 février 2019). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 129, 31 janvier 2019).

84. La Cour rappelle aussi qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 60, 23 mai 2017). Cependant, lorsque la privation de liberté a déjà pris fin, il convient de vérifier si l’intéressé disposait d’un recours pouvant conduire, d’une part, à la reconnaissance du caractère déraisonnable de celle-ci et, d’autre part, à l’allocation d’une indemnité liée à ce constat.

85. En l’espèce, la Cour observe que, le 24 octobre 2017, le requérant a été remis en liberté. En conséquence, elle doit tout d’abord vérifier s’il y a eu reconnaissance par les autorités nationales, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et, d’autre part, si le redressement offert peut être considéré comme ayant été approprié et suffisant (voir, notamment, Vedat Doğru c. Turquie, no 2469/10, § 37, 5 avril 2016).

86. En ce qui concerne la question de la « reconnaissance », la Cour note tout d’abord que la Cour constitutionnelle n’a pas trouvé de violation, même en substance, dans le chef du requérant des droits garantis par l’article 5 § 4 et l’article 18 de la Convention. Par conséquent, elle estime que l’intéressé peut toujours se prétendre victime d’une violation de ces dispositions.

87. En revanche, la Cour estime que le constat de violation par les autorités nationales ne prête pas à controverse pour les griefs formulés sur le terrain des articles 5 § 1 et 10 de la Convention puisque la Cour constitutionnelle a conclu que le requérant avait été placé en détention provisoire sans qu’une forte indication qu’une infraction avait été commise eût été suffisamment démontrée. La haute juridiction a donc estimé qu’il y avait eu violation de l’article 19 § 3 de la Constitution. Par ailleurs, pour ce qui est du grief relatif à la liberté d’expression et de la presse, renvoyant à ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, la Cour constitutionnelle a relevé que la mesure de détention provisoire imposée au requérant pour ses propos avait également constitué une violation de la liberté d’expression et de la presse au sens des articles 26 et 28 de la Constitution.

88. En ce qui concerne le grief du requérant formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour renvoie aux principes généraux concernant le caractère raisonnable d’une détention, notamment décrits dans les arrêts Buzadji c. République de Moldova (précité, §§ 84‑91) et Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, §§ 222-225, 28 novembre 2017). À cet égard, elle rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention (Merabishvili, précité, § 222, avec les références qui y sont citées). En l’occurrence, la Cour constitutionnelle a estimé que le requérant avait été mis en détention provisoire sans qu’une forte indication qu’une infraction avait été commise eût été suffisamment démontrée. Autrement dit, elle a conclu qu’il n’y avait pas de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction. Aux yeux de la Cour, bien que la Cour constitutionnelle ait estimé, eu égard à son constat de violation de l’article 19 § 3 de la Constitution, qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir s’il y avait des motifs pertinents et suffisants pour justifier la détention provisoire du requérant, sa conclusion relative à la légalité de la privation de liberté subie par l’intéressé signifie également qu’il y a eu reconnaissance, au moins en substance, d’une violation dans le chef du requérant des droits garantis par l’article 5 § 3 de la Convention.

89. Il incombe donc à la Cour de rechercher si l’arrêt de la Cour constitutionnelle a constitué pour le requérant un redressement approprié et suffisant. À cet égard, la Cour rappelle que, lorsque des autorités nationales ont octroyé à un requérant une indemnité en redressement de la violation constatée, il convient qu’elle en examine le montant (Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 44, 28 octobre 2014). Pour ce faire, elle tiendra compte de sa propre pratique dans des affaires similaires et elle se demandera, sur la base des éléments dont elle dispose, ce qu’elle aurait accordé dans une situation comparable – ce qui ne signifie pas que les deux montants doivent forcément correspondre. De plus, elle prendra en compte l’ensemble des circonstances de l’affaire, y compris le type de remède choisi et la rapidité avec laquelle les autorités nationales ont procédé au redressement en question, dès lors qu’il leur appartient en premier lieu d’assurer le respect des droits et libertés garantis par la Convention (Vedat Doğru, précité, § 40). Cela dit, la somme accordée au niveau national ne doit pas être manifestement insuffisante eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen (voir, entre autres, Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 63, 6 décembre 2011).

90. En l’espèce, la Cour observe que la Cour constitutionnelle a estimé, compte tenu de ses constats de violation, qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 30 000 TRY (soit environ 4 500 EUR à la date du prononcé de son arrêt) pour dommage moral et 2 972 TRY (soit environ 445 EUR à la même date) pour frais et dépens. Tenant compte de sa pratique dans les affaires similaires (à comparer avec les arrêts de la Cour dans les affaires Sabuncu et autres c. Turquie, no 23199/17, § 260, 10 novembre 2020 et Şık c. Turquie (no 2), no 36493/17, § 223, 24 novembre 2020 non définitifs), la Cour estime que ces sommes sont manifestement insuffisantes eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen.

91. Dès lors, la Cour relève que, malgré le paiement d’une somme à titre de réparation pour les griefs du requérant tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 et de l’article 10, le requérant peut toujours se prétendre « victime », au sens de l’article 34 de la Convention.

4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 3 DE LA CONVENTION

92. Le requérant se plaint que sa détention provisoire ait été arbitraire. Il allègue notamment que les décisions judiciaires concernant sa détention provisoire n’étaient fondées sur aucun élément de preuve concret indiquant l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Il soutient que les faits cités comme étant à l’origine des soupçons pesant sur lui ne s’apparentaient qu’à des actes relevant de sa liberté d’expression. Il avance également que les autorités nationales n’ont pas suffisamment motivé les décisions relatives à sa détention provisoire.

93. Le requérant se plaint à ces égards d’une violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

1. Sur la recevabilité

94. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

a) Le requérant

95. Le requérant soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptibles de persuader un observateur objectif qu’il avait commis les infractions qui lui étaient reprochées. Il ajoute que les faits à l’origine des soupçons pesant sur lui s’apparentaient pour partie à des actes relevant de sa liberté d’expression.

96. Le requérant conteste aussi les motifs retenus par les instances judiciaires pour le maintenir en détention provisoire. Selon lui, de tels motifs ne peuvent pas être considérés comme pertinents et suffisants pour priver une personne de sa liberté.

b) Le Gouvernement

97. Le Gouvernement, se référant aux principes tirés de la jurisprudence de la Cour en la matière (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 58-68, série A no 28, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, Murray c. Royaume‑Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A, et İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, 3 février 2009), déclare tout d’abord que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire lors d’une enquête pénale engagée dans le cadre de la lutte menée contre des organisations terroristes.

98. Le Gouvernement tient à préciser que l’organisation FETÖ/PDY est une organisation terroriste atypique d’un genre assurément nouveau. Cette organisation aurait d’abord placé ses membres dans toutes les organisations et institutions publiques, à savoir l’appareil judiciaire, les forces de sécurité et les forces armées, et ce de façon apparemment légale. De plus, elle aurait créé une structure parallèle en mettant en place sa propre organisation dans tous les domaines, dont les médias de masse, les syndicats, le secteur financier et l’enseignement. Par ailleurs, le FETÖ/PDY, en plaçant insidieusement ses membres dans les organes de presse non rattachés à sa propre organisation, aurait essayé de guider les publications de ces organes dans le but de faire passer des messages « subliminaux » auprès de l’opinion publique et de manipuler ainsi cette dernière pour atteindre ses propres objectifs.

99. Le Gouvernement plaide ensuite que le parquet a déclenché une enquête pénale contre plusieurs personnes, dont le requérant, visé par des soupçons de liens avec le FETÖ/PDY, et que le 3 septembre 2016, l’intéressé a été placé en détention provisoire pour avoir assisté une organisation terroriste sciemment et intentionnellement.

100. Le Gouvernement argue que les écrits du requérant avaient servi de base à la tentative de coup d’État et s’entendaient comme une incitation à la violence contre le gouvernement démocratiquement élu. Il affirme à cet égard que le requérant a tenté de créer une certaine perception, conformément aux objectifs de l’organisation terroriste FETÖ/PDY, par le biais de ses écrits. Il ajoute que, compte tenu de ces éléments, des procédures pénales ont été engagées contre l’intéressé.

101. Le Gouvernement est d’avis que les juridictions nationales ont rempli leur obligation de fournir des motifs pertinents et suffisants propres à justifier la détention provisoire du requérant. En outre, il considère que la détention provisoire subie par l’intéressé n’a pas excédé une durée raisonnable.

2. Position des tiers intervenants

a) La Commissaire aux droits de l’homme

102. La Commissaire aux droits de l’homme souligne que le recours excessif à la mesure de détention est un problème de longue date en Turquie. Elle indique à cet égard que deux cent dix journalistes ont été mis en détention provisoire durant l’état d’urgence, sans compter ceux qui ont été arrêtés et remis en liberté après avoir été interrogés. Elle affirme que le nombre élevé de journalistes détenus s’explique entre autres par la pratique des juges, ceux-ci tendant souvent à ignorer le caractère exceptionnel de la mesure de détention, et elle précise à ce sujet qu’il s’agit d’une mesure de dernier recours qui ne devrait être appliquée que lorsque toutes les autres options sont jugées insuffisantes.

103. La Commissaire aux droits de l’homme ajoute que, dans la majorité des affaires relatives à la détention provisoire des journalistes, les intéressés sont accusés d’infractions liées au terrorisme sans qu’il n’y ait de preuves établissant leur participation à des activités terroristes. À cet égard, elle déclare être frappée par la faiblesse des accusations et le contenu politique des décisions relatives à la mise et au maintien en détention provisoire des intéressés.

b) Le Rapporteur spécial

104. Le Rapporteur spécial signale que, depuis la déclaration d’état d’urgence, un grand nombre de journalistes ont été mis en détention provisoire sur le fondement d’accusations vagues et non étayées par des preuves suffisantes.

105. Le Rapporteur spécial dit que les faits cumulatifs relatifs aux poursuites des journalistes laissent à penser que, sous prétexte de combattre le terrorisme, les autorités nationales procèdent à des interprétations larges et imprévisibles de la loi pénale et des éléments des dossiers d’enquête et, ainsi, répriment amplement et arbitrairement la liberté d’expression par des procédures pénales et des mesures de détention.

c) Les organisations non gouvernementales intervenantes

106. Les organisations non gouvernementales intervenantes indiquent que, depuis la tentative de coup d’État militaire, plus de cent cinquante journalistes ont été mis en détention provisoire. Insistant sur le rôle crucial joué par les médias dans une société démocratique, elles critiquent l’usage des mesures entraînant une privation de liberté des journalistes.

3. Appréciation de la Cour

107. La Cour se réfère aux principes généraux, concernant l’interprétation et l’application de l’article 5 § 1 de la Convention en matière de l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction, tels qu’établis dans l’arrêt Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 311-21).

108. En l’occurrence, la Cour observe que, le 30 août 2016, le requérant a été arrêté et placé en garde à vue. Le 3 septembre 2016, l’intéressé a été traduit devant le juge de paix d’Istanbul, qui a ordonné sa mise en détention provisoire eu égard : à l’existence de forts soupçons fondés sur des éléments de preuve concrets selon lesquels l’intéressé avait commis l’infraction d’assistance à une organisation terroriste apportée sciemment et intentionnellement ; à la nature de l’infraction en cause ; à l’état des preuves ; au fait que toutes les preuves n’avaient pas encore été recueillies ; à la proportionnalité de la mesure de détention à la lourdeur de la peine prévue par la loi pour l’infraction en question ; et au risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes.

109. La Cour note de plus que, à la suite de l’exercice par le requérant d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, par un arrêt rendu le 2 mai 2019, la haute juridiction a estimé que le requérant avait été placé en détention provisoire pour ses articles et pour ses publications sur les médias sociaux. Selon elle, le contenu de ceux-ci consistait en des critiques dirigées contre le gouvernement et ses politiques et qu’ils ne s’entendaient pas comme une incitation à la violence. Rappelant qu’une personne ne devait pas être accusée d’une infraction liée au terrorisme uniquement parce qu’elle avait exprimé ses opinions, la Cour constitutionnelle a conclu que « la forte indication qu’une infraction a[vait] été commise » n’était pas suffisamment démontrée lors du placement initial du requérant en détention provisoire. De même, elle a estimé qu’une forte indication qu’une infraction avait été commise n’était pas suffisamment démontrée s’agissant de la privation de liberté de l’intéressé à partir du 14 avril 2017. S’agissant de l’application de l’article 15 de la Constitution (prévoyant la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence), elle a conclu que, la privation de liberté litigieuse n’était pas proportionnée avec les strictes exigences de la situation.

110. En l’occurrence, la Cour observe qu’il a été établi par la Cour constitutionnelle que le requérant a été mis et maintenu en détention provisoire en violation de l’article 19 § 3 de la Constitution. Elle estime que cette conclusion revient en substance à reconnaître que la privation de liberté subie par l’intéressé a enfreint l’article 5 § 1 de la Convention. Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour souscrit aux conclusions auxquelles la Cour constitutionnelle est parvenue à la suite d’un examen approfondi.

111. S’agissant de l’article 15 de la Convention et de la dérogation de la Turquie, la Cour note que le Conseil des ministres de la République de Turquie, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets-lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, dans la présente affaire, c’est en application de l’article 100 du CPP que le requérant a été placé en détention provisoire. Il convient notamment d’observer que cette disposition, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. Ainsi, la détention provisoire dénoncée dans la présente affaire a été prise sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, elle ne saurait être considérée comme ayant respecté les conditions requises par l’article 15 de la Convention, puisque, finalement, aucune mesure dérogatoire n’aurait pu s’appliquer à la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 158, 10 décembre 2019).

112. À la lumière de ce qui précède, il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention compte tenu de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale.

113. Eu égard au constat relatif à l’article 5 § 1 de la Convention, concernant le grief du requérant tiré de l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner si les autorités ont maintenu le requérant en détention provisoire pour des motifs qui sauraient passer pour « pertinents » et « suffisants » afin de justifier la mise et le maintien en détention provisoire de l’intéressé au sens de l’article 5 § 3 de la Convention.

5. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE IMPOSSIBILITÉ D’ACCÉDER AU DOSSIER D’ENQUÊTE

114. Le requérant soutient que l’impossibilité qui lui aurait été faite d’accéder au dossier d’enquête l’a empêché de contester effectivement la décision ayant ordonné son placement en détention provisoire. Il se plaint à cet égard d’une violation de l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :

« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

115. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

116. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours internes. Arguant que le requérant n’a pas formé un recours contre la décision de restriction de l’accès au dossier, il invite la Cour à déclarer cette partie de la requête irrecevable.

117. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.

118. La Cour note que la décision de ne permettre à aucun suspect d’avoir accès au dossier a été prise sur une base générale pour tout le groupe en tant que tel, sans qu’elle soit liée à la situation individuelle de chaque suspect. Elle note qu’une personne détenue dans le cadre de la même enquête pénale a formé un recours contre la décision de restriction du dossier d’enquête, lequel a été rejeté par les juridictions nationales. En l’occurrence, elle observe que le Gouvernement n’explique pas comment un recours identique formé par le requérant aurait pu aboutir à une décision différente. Eu égard à la nature particulière de l’affaire, où il y a des personnes placées dans des situations totalement analogues, dont certains n’ont pas saisi la juridiction invoquée par le Gouvernement défendeur, elle ne peut pas déclarer un grief irrecevable dans la mesure où le recours interne exercé par certains s’est révélé inefficace en pratique, ce qui aurait été aussi le cas pour les autres (Ragıp Zarakolu c. Turquie, no 15064/12, § 54, 15 septembre 2020).

119. Au vu de ce qui précède, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.

120. Constatant par ailleurs que le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Le requérant

121. Le requérant dénonce une violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête.

b) Le Gouvernement

122. Le Gouvernement argue que le requérant pouvait contester son maintien en détention provisoire par la voie de l’opposition. Sur ce point, il indique que, compte tenu des questions posées par la police, le parquet et le juge de paix, l’intéressé et ses avocats ont eu une connaissance suffisante de la teneur des éléments de preuve ayant servi de fondement au placement en détention en cause et qu’ils ont eu ainsi la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs présentés pour justifier la détention provisoire.

2. Position de la Commissaire aux droits de l’homme

123. La Commissaire aux droits de l’homme estime que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, la procédure d’examen de la détention a été affectée de manière négative, notamment en raison des restrictions d’accès aux dossiers d’enquête.

3. Appréciation de la Cour

124. L’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » et à la « légalité », au sens de l’article 5 § 1, de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005-XII) – il faut néanmoins qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001-III).

125. Plus particulièrement, une procédure menée au titre de l’article 5 § 4 de la Convention devant la juridiction saisie d’un recours contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue. L’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, en particulier, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001‑I, Garcia Alva c. Allemagne, no 23541/94, § 39, 13 février 2001, Svipsta c. Lettonie, no 66820/01, §§ 129 et 137, CEDH 2006‑III (extraits), et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009).

126. La Cour observe que, dans un certain nombre d’affaires contre la Turquie, elle a constaté des violations de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de la restriction d’accéder au dossier d’enquête en vertu de l’article 153 du CPP (voir, entre autres, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 83‑86, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11,
§§ 72-75, 8 juillet 2014). En revanche, elle n’a pas trouvé une violation de cette disposition dans plusieurs autres affaires, bien qu’il y ait eu une restriction empêchant les requérants l’accès aux pièces du dossier (voir, notamment, Ceviz c. Turquie, no 8140/08, §§ 41-44, 17 juillet 2012, Gamze Uludağ c. Turquie, no 21292/07, §§ 41-43, 10 décembre 2013, Karaosmanoğlu et Özden c. Turquie, no 4807/08, §§ 73-75, 17 juin 2014, Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, §§ 65-67, 28 octobre 2014, Ayboğa et autres c. Turquie, no 35302/08, §§ 16-18, 21 juin 2016, et Mehmet Hasan Altan, précité, §§ 147-150). Dans ces dernières, la Cour est parvenue à cette conclusion sur la base d’une appréciation concrète des faits. Elle a en effet estimé que les requérants avaient une connaissance suffisante des éléments de preuve qui étaient essentiels pour contester la légalité de leur privation de liberté.

127. En l’occurrence, le 29 août 2016, le juge de paix d’Istanbul a décidé de limiter l’accès du requérant et de ses avocats au dossier d’enquête. En conséquence, le requérant et ses avocats n’ont pas pu voir les éléments de preuve ayant servi à fonder le placement en détention provisoire de l’intéressé jusqu’au 18 janvier 2017, date du dépôt de l’acte d’accusation. La Cour note que la décision ayant ordonné le placement en détention provisoire de l’intéressé reposait essentiellement sur les propos tenus par ce dernier dans ses articles et dans ses publications sur les réseaux sociaux, ce qui est confirmé par l’acte d’accusation déposé par le parquet d’Istanbul. En outre, rien dans le raisonnement des décisions relatives à la détention rendues par les autorités judiciaires n’indique qu’elles se sont appuyées sur des documents et informations autres que les articles et les publications de l’intéressé sur les médias sociaux.

128. À cet égard, la Cour observe que le requérant, assisté par ses avocats, a été interrogé en détail sur ces éléments de preuve par les instances compétentes, d’abord par les autorités d’enquête puis par le juge de paix, qui lui ont posé des questions à ce sujet. Dès lors, même si l’intéressé n’a pas bénéficié d’un droit d’accès illimité aux éléments de preuve, il a eu une connaissance suffisante de la teneur de ceux, qui revêtaient une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de sa détention provisoire (Ceviz, précité, §§ 41‑44, et Mehmet Hasan Altan, précité, §§ 149-150).

129. À la lumière de ce qui précède, et compte tenu des circonstances particulières de l’affaire et de la nature des preuves retenues pour justifier la détention provisoire, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

6. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE

130. Le requérant plaide que la procédure menée devant la Cour constitutionnelle, par laquelle il a cherché à contester la légalité de sa détention provisoire, n’a pas été conforme aux exigences de la Convention en ce que, à ses dires, cette haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4, qui est ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

131. Le Gouvernement combat la thèse du requérant. Il soutient que le droit turc contient des garanties juridiques suffisantes permettant aux personnes mises en détention de contester effectivement leur privation de liberté. À cet égard, il indique que les détenus peuvent solliciter leur remise en liberté à tout moment de l’instruction ou du procès et que les décisions portant rejet des demandes faites en ce sens sont susceptibles d’opposition. Il ajoute que la question du maintien en détention d’un détenu est examinée d’office à des intervalles réguliers ne pouvant excéder trente jours. Dans ce contexte, il est d’avis que la Cour constitutionnelle ne doit pas être considérée comme un tribunal d’appel sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. De plus, se fondant sur les statistiques relatives à la charge de travail de la Cour constitutionnelle, il indique que, depuis la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, il y a eu une augmentation drastique du nombre de recours formés devant la haute juridiction. Eu égard à la charge de travail, exceptionnelle à ses yeux, de la Cour constitutionnelle et à la notification de la dérogation du 21 juillet 2016, le Gouvernement considère qu’il ne peut être conclu au non-respect par la haute juridiction constitutionnelle de l’exigence de « bref délai ».

132. La Cour rappelle les principes pertinents découlant de sa jurisprudence relativement à l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans son arrêt Ilnseher c. Allemagne ([GC], nos 10211/12 et 27505/14, §§ 251-256, 4 décembre 2018). Elle se réfère également à ses conclusions dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-167) et Şahin Alpay (précité, §§ 133‑139), concernant la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle turque depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.

133. La Cour rappelle aussi que le but premier de l’article 5 § 4 est d’assurer à des personnes privées de leur liberté un contrôle judiciaire à bref délai de la légalité de la détention, ce contrôle pouvant conduire, le cas échéant, à leur libération. Elle considère donc que l’exigence de célérité de l’examen de la légalité de la détention est pertinente tant que cette détention continue. Après la mise en liberté des personnes détenues, même si la garantie de bref délai n’est plus pertinente au regard du but de l’article 5 § 4, la garantie concernant l’effectivité du réexamen continue à s’appliquer, puisqu’un ancien détenu peut toujours avoir un intérêt légitime à ce que la légalité de sa détention soit établie même après sa libération (Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 83, 6 décembre 2011).

134. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel pour la première fois le 29 novembre 2016 et qu’il a été mis en liberté provisoire le 24 octobre 2017. Sa mise en liberté provisoire a mis fin à la violation alléguée de l’article 5 § 4 à raison d’une absence d’examen à bref délai par la Cour constitutionnelle de son recours concernant la légalité de sa détention provisoire (Žúbor, précité, § 85, et les références qui y sont citées). La Cour est donc invitée à examiner dans la présente affaire le grief du requérant tiré du respect de l’exigence du bref délai au sens de l’article 5 § 4 dans la procédure constitutionnelle pour autant qu’il concerne la période comprise entre la date du dépôt du recours constitutionnel et celle de la remise en liberté de l’intéressé.

135. Dans ses arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-163) et Şahin Alpay (précité, §§ 133-35), la Cour avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait relevé en outre que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à des intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours. Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prît plus de temps. Cependant, dans les affaires susmentionnées, la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours pour la première et seize mois et trois jours pour la deuxième. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle depuis la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours écoulés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de ces affaires, elle n’avait pas conclu à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

136. En l’espèce, la Cour note que la période à prendre en considération a duré environ onze mois, cette période s’étant également déroulée pendant l’état d’urgence. À ses yeux, le fait que la Cour constitutionnelle n’a rendu son arrêt que le 2 mai 2019, soit environ deux ans et cinq mois après sa saisine, n’entre pas en ligne de compte pour le calcul du délai à prendre en considération sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, puisque le requérant avait déjà été libéré avant cette date.

137. La Cour estime donc que les conclusions auxquelles elle est parvenue dans les arrêts Mehmet Hasan Altan et Şahin Alpay (précités) valent aussi dans le cadre de la présente requête. Elle souligne à cet égard que le recours introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle était complexe puisqu’il s’agissait de l’une des premières affaires soulevant des questions délicates relatives à la mise en détention provisoire d’un journaliste ayant été placé en détention provisoire deux fois sur le fondement des mêmes faits. Dans ce contexte, elle estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle depuis la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165, et Şahin Alpay, précité, § 137).

138. Cette conclusion ne signifie pas toutefois que la Cour constitutionnelle ait carte blanche au regard des griefs similaires soulevés sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. Conformément à l’article 19 de la Convention, la Cour conserve sa compétence de contrôle ultime pour les griefs présentés par d’autres requérants qui se plaignent qu’ils n’ont pas obtenu dans un bref délai, à compter de l’introduction de leur recours individuel devant la Cour constitutionnelle, une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention (Mehmet Hasan Altan, précité, § 166).

139. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

7. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

140. Le requérant soutient que la détention provisoire dont il a fait l’objet a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

141. Le Gouvernement conteste cette thèse.

1. Sur la recevabilité

142. Le Gouvernement argue tout d’abord que le grief du requérant tiré de l’article 10 de la Convention doit être déclaré irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours internes au motif que la procédure pénale engagée contre l’intéressé est toujours pendante devant les juridictions nationales.

143. Le requérant réplique que, lorsque la détention provisoire subie par un justiciable est jugée sans fondement juridique, la Cour doit examiner le grief relatif à l’article 10 de la Convention concernant cette détention. En l’occurrence, il indique que sa détention provisoire était contraire à l’article 5 § 1 de la Convention eu égard à l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, et il invite par conséquent la Cour à rejeter l’exception du Gouvernement et à examiner le bien-fondé de son grief tiré de l’article 10.

144. La Cour observe que par un arrêt rendu le 13 mars 2020, la Cour de cassation confirma la condamnation du requérant. Par conséquent, elle estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes a perdu toute pertinence. Il convient donc de rejeter cette exception soulevée par le Gouvernement.

145. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

1.Arguments des parties

a) Le requérant

146. Le requérant soutient qu’il a été détenu uniquement à raison de ses activités journalistiques, à savoir ses tweets et ses articles parus dans les journaux, et du fait qu’il avait travaillé pour certains médias. Il reproche au Gouvernement d’avoir affirmé de manière abstraite qu’il s’était rendu coupable d’incitation à la violence dans ses articles et tweets, et ce sans avoir démontré comment il avait pu agir. Il estime, à cet égard, que le Gouvernement ne fait pas de distinction entre la critique légitime et le fait de servir les objectifs d’une organisation terroriste.

147. Le requérant indique également que les dispositions de la loi pénale applicables en l’espèce n’étaient pas suffisamment prévisibles, dès lors que les autorités judiciaires n’auraient pas fait une distinction entre le journalisme critique et l’assistance à une organisation terroriste.

b) Le Gouvernement

148. Le Gouvernement tient d’abord à indiquer que la détention provisoire du requérant ne constitue pas une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention puisque, selon lui, l’objet des poursuites engagées contre l’intéressé ne concerne pas les activités journalistiques de ce dernier. Il précise à cet égard que le requérant a été mis et maintenu en détention provisoire en raison des soupçons pesant sur lui d’appartenance à une organisation terroriste et d’assistance à cette dernière. S’agissant de l’argument selon lequel le requérant a été empêché de mener ses activités journalistiques à cause de sa détention provisoire, le Gouvernement déclare qu’il est naturel que certains droits soient limités en conséquence d’une détention provisoire. À ses yeux, une telle limitation ne doit pas être considérée comme une ingérence dans le droit à la liberté d’expression.

149. Le Gouvernement estime que, au cas où la Cour conclurait néanmoins à l’existence d’une ingérence, il conviendrait en tout état de cause de considérer cette ingérence comme ayant été « prévue par la loi », inspirée par un but légitime et « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre, et donc comme étant justifiée.

150. À ce sujet, il déclare que les poursuites pénales engagées contre le requérant étaient prévues par les dispositions pertinentes du CP. Il dit également que l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention : la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, et la prévention du désordre et de la criminalité.

151. S’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement expose que les organisations terroristes, en ayant recours aux opportunités offertes par les systèmes démocratiques, forment de nombreuses structures d’apparence légale afin d’atteindre leurs objectifs. Pour le Gouvernement, l’on ne peut pas affirmer que les enquêtes pénales menées contre les individus actifs au sein de ces structures ont pour objet l’activité professionnelle de ceux-ci. En ce sens, le Gouvernement indique que le FETÖ/PDY est une organisation terroriste complexe et sui generis et qu’il mène ses activités sous une apparence de légalité. Dans ce contexte, il soutient que la structure des médias du FETÖ/PDY a pour but principal de légitimer les actions de cette organisation en manipulant l’opinion publique. Selon le Gouvernement, le requérant a été mis en détention provisoire dans le cadre d’une telle enquête. En résumé, le Gouvernement est d’avis que l’ingérence litigieuse était proportionnée et nécessaire dans une société démocratique.

2.Position des tiers intervenants

a) La Commissaire aux droits de l’homme

152. S’appuyant principalement sur les constatations faites par son prédécesseur lors de ses visites en Turquie, en avril et septembre 2016, la Commissaire aux droits de l’homme déclare tout d’abord que, dans ce pays, des violations massives de la liberté d’expression et de la liberté des médias ont été soulignées à maintes reprises. À cet égard, elle est d’avis qu’en Turquie les procureurs de la République et les juges compétents interprètent la législation relative à la lutte contre le terrorisme d’une manière très large. Selon elle, de nombreux journalistes, qui expriment leurs désaccords ou critiques à l’égard des milieux gouvernementaux, ont été mis en détention provisoire à raison de leurs seules activités journalistiques, et ce en l’absence de tout élément de preuve concret. Ainsi, la Commissaire aux droits de l’homme réfute l’allégation du Gouvernement – peu crédible à ses yeux – selon laquelle les procédures pénales engagées contre les journalistes ne concernent pas leurs activités journalistiques, après avoir constaté que la seule preuve contenue dans les dossiers des enquêtes menées contre les intéressés repose souvent sur leurs activités journalistiques.

153. Par ailleurs, la Commissaire aux droits de l’homme considère que ni la tentative de coup d’État ni les dangers représentés par les organisations terroristes ne peuvent justifier des mesures portant gravement atteinte à la liberté des médias, telles que celles dénoncées par elle.

b) Le Rapporteur spécial

154. Le Rapporteur spécial estime qu’en Turquie la législation antiterroriste est utilisée depuis longtemps contre les journalistes qui expriment des opinions critiques envers les politiques du gouvernement. Cela dit, il souligne que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, le droit à la liberté d’expression est encore plus affaibli. Il indique à cet égard que deux cent trente et un journalistes ont été arrêtés depuis le 15 juillet 2016 et que plus de cent cinquante journalistes demeurent toujours en prison.

155. Le Rapporteur spécial déclare qu’une ingérence est contraire à l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi ». Il ajoute qu’il n’est pas suffisant qu’une mesure ait une base en droit interne et qu’il faut aussi avoir égard à la qualité de la loi. Ainsi, à ses yeux, les personnes concernées doivent notamment pouvoir prévoir les conséquences de la loi pour elles et le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires à la liberté d’expression.

156. Le Rapporteur spécial redit que les faits cumulatifs relatifs aux poursuites des journalistes laissent à penser que, sous prétexte de combattre le terrorisme, les autorités nationales répriment amplement et arbitrairement la liberté d’expression par des procédures pénales et des mesures de détention.

c) Les organisations non gouvernementales intervenantes

157. Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent que les restrictions à la liberté des médias sont devenues beaucoup plus prononcées et répandues depuis la tentative de coup d’État militaire. Soulignant le rôle important joué par les médias dans une société démocratique, elles indiquent que les journalistes font souvent l’objet de mesures de détention pour avoir traité des sujets d’intérêt général. Elles dénoncent à cet égard un recours arbitraire aux mesures de détention contre les journalistes. À leurs yeux, la mise en détention d’un journaliste due à l’expression par ce dernier d’opinions n’incitant pas à la violence terroriste s’analyse en une ingérence injustifiée dans l’exercice du droit de l’intéressé à sa liberté d’expression.

3.Appréciation de la Cour

158. La Cour observe tout d’abord que le requérant se plaint, sous l’angle de l’article 10, de sa détention provisoire. Dès lors, dans le cadre de son examen sous l’angle de cette disposition, elle ne va porter son attention que sur la détention provisoire subie par le requérant.

159. La Cour note que le requérant a fait l’objet de poursuites pénales parce qu’il était soupçonné d’avoir des liens avec une organisation terroriste, et ce, comme l’a dit la Cour constitutionnelle, principalement à raison de ses activités journalistiques. Dans le cadre de la procédure pénale, l’intéressé a été privé de sa liberté du 30 août 2016, date de son arrestation, au 24 octobre 2017.

160. La Cour estime que cette privation de liberté s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 85, 8 juillet 2014).

161. La Cour rappelle ensuite qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 à moins de répondre aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il faut donc déterminer si l’ingérence constatée en l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Mehmet Hasan Altan, précité, § 202, et Şahin Alpay, précité, § 172).

162. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent d’une part que celle-ci soit accessible à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et d’autre part qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133).

163. En l’occurrence, la Cour souligne que la privation de liberté subie par le requérant a constitué une ingérence dans les droits de l’intéressé au titre de l’article 10 de la Convention (paragraphe 160 ci-dessus). Elle note que, d’après l’article 100 du CPP, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, elle rappelle avoir déjà conclu que la détention du requérant n’était pas fondée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté découlant de l’article 5 § 1 (paragraphes 107-112 ci-dessus). La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut faire l’objet d’une privation de liberté. Pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016). Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés du requérant au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée sous l’angle de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, et Ragıp Zarakolu, précité, § 79, 15 septembre 2020).

164. En l’espèce, la Cour observe de surcroît que la Cour constitutionnelle, se référant à ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, a conclu que la mesure de détention provisoire dont le requérant avait fait l’objet pour ses articles et publications ne pouvait pas être considérée comme une ingérence nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. La haute juridiction constitutionnelle a relevé à cet égard que le contenu des écrits incriminés était similaire aux propos d’une partie de l’opinion publique et des chefs de l’opposition politique. Estimant que les magistrats compétents n’avaient pas démontré que la privation de liberté de l’intéressé répondait à un besoin social impérieux, elle a dit que le placement en détention du requérant pour autant qu’il n’était fondé sur aucun élément concret autre que les articles et discours de celui-ci pouvait avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et de la presse. Elle a donc conclu à la violation des articles 26 et 28 de la Constitution. À la lumière de ce raisonnement, la Cour estime qu’il n’y a aucune raison d’arriver à une conclusion différente concernant la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique de celle à laquelle la Cour constitutionnelle est parvenue.

165. La Cour note par ailleurs que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure résultant à la privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence.

166. En ce qui concerne enfin la dérogation de la Turquie, la Cour se réfère à ses constats au paragraphe 111 de cet arrêt. En l’absence d’une raison sérieuse pour s’écarter de son appréciation relative à l’application de l’article 15 de la Convention en rapport avec l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour estime que ses conclusions valent aussi dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10.

167. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

8. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION

168. Se basant sur les mêmes faits et invoquant l’article 18 de la Convention combiné avec les articles 5 et 10, le requérant se plaint d’avoir été détenu pour avoir exprimé des opinions critiques. L’article 18 est ainsi libellé :

« Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

169. Le Gouvernement conteste cette thèse.

170. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

171. En revanche, eu égard aux circonstances de l’affaire et à l’ensemble des conclusions auxquelles elle est parvenue, ci-avant, sous l’angle des articles 5 § 1 et 10 de la Convention, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ce grief séparément.

9. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

172. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

173. Le requérant soutient qu’il a été privé de revenus professionnels à raison de sa détention, qu’il qualifie d’injuste. Il demande à cet égard 25 000 euros (EUR) et 110 000 EUR au titre du dommage matériel et du dommage moral qu’il estime avoir subis, respectivement.

174. Le Gouvernement considère que cette prétention est non fondée et que les montants réclamés sont excessifs.

175. La Cour constate qu’en l’espèce la demande au titre du dommage matériel n’est pas étayée, le requérant n’ayant fourni aucun élément concret à l’appui de son allégation relative à la perte de revenus. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, eu égard au caractère sérieux de plusieurs violations constatées, y compris le constat d’une détention irrégulière et arbitraire imposée au requérant pendant un an, un mois et vingt-quatre jours et à la pratique de la Cour dans les affaires similaires, et tenant compte du montant du dommage moral alloué par la Cour constitutionnelle qui s’élève à 4 500 EUR, elle octroie au requérant
11 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

176. Le requérant réclame 8 652 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et au titre de ceux qu’il a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. À l’appui de sa demande, il fournit une copie du contrat qu’il a signé avec ses représentants, Me A.D. Ceylan et Me S. Kalan Güvercin, lequel contrat précise que le tarif horaire de ces derniers s’élève à 225 livres turques (TRY). En outre, il produit une copie de deux contrats de conseil juridique signés entre ses deux avocats et deux hommes académiques, à savoir Me Y. Akdeniz et Me K. Altıparmak, dont les tarifs horaires s’élèvent à 600 TRY.

177. Le requérant fournit également un relevé indiquant le temps consacré par ces professionnels du droit dans son affaire, soit 55 heures pour M. Ceylan, 55 heures pour Mme Kalan Güvercin, 12 heures pour M. Akdeniz et 12 heures pour M. Altıparmak.

178. Le Gouvernement conteste la nécessité de ces dépenses et le caractère raisonnable de leur montant

179. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande présentée au titre des frais de conseil juridique de M. Akdeniz et M. Altıparmak. En revanche, elle juge raisonnable d’allouer au requérant les sommes réclamées au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne et de celle menée devant elle, pour les services prestés par Me A.D. Ceylan et Me S. Kalan Güvercin, soit 3 175 EUR au total, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par l’intéressé à titre d’impôt.

3. Intérêts moratoires

180. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à la majorité, les griefs fondés sur l’article 5 §§ 1 et 3 et l’article 10 recevables ;
2. Déclare, à l’unanimité, les griefs fondés sur l’article 5 § 4 (l’impossibilité d’accéder au dossier d’enquête) et l’article 18 recevables, et la requête irrecevable pour le surplus ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
4. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention ;
5. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention (l’impossibilité d’accéder au dossier d’enquête) ;
6. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
7. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 18 de la Convention ;
8. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 11 500 EUR (onze mille cinq cents euros) plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,
2. 3 175 EUR (trois mille cent soixante-quinze euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens,

b)qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

9. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 avril 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithJon Fridrik Kjølbro
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion partiellement dissidente des juges Bošnjak, Ranzoni et Koskelo ;

– opinion partiellement dissidente de la juge Yüksel.

J.F.K.
S.H.N.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DES
JUGES BOŠNJAK, RANZONI ET KOSKELO

Nous avons voté contre le constat de non-violation de l’article 5 § 4 de la Convention (l’impossibilité d’accéder au dossier d’enquête) pour les mêmes raisons que celles exposées dans notre opinion dissidente dans l’affaire Atilla Taş c. Turquie (no 72/17, 19 Janvier 2021).

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DE LA JUGE YÜKSEL

(Traduction)

1. J’ai voté contre les constats de violations de l’article 5 §§ 1 et 3 et de l’article 10 de la Convention et du raisonnement correspondant, parce que, à mon avis, le requérant ne pouvait plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention étant donné que la Cour constitutionnelle lui avait non seulement reconnu mais aussi accordé un redressement suffisant pour ces violations. Si tel n’avait pas été le cas, j’aurais souscrit à l’appréciation de la majorité et à ses conclusions quant au fond de la présente affaire.

2. S’agissant de la présente affaire, qui concerne la détention provisoire d’un journaliste, la Cour constitutionnelle a rappelé les principes découlant de sa jurisprudence en matière de droit à la liberté et à la sécurité et de liberté de la presse, qui sont presque identiques à ceux énoncés dans la jurisprudence de la Cour. Au vu de ses constatations de violations, la Cour constitutionnelle a alloué au requérant 30 000 livres turques (soit environ 4 500 euros) pour dommage moral et 2 972 livres turques (soit environ 445 euros) pour frais et dépens.

3. À mes yeux, l’une des questions centrales soulevées par la présente affaire est le dialogue judiciaire avec la Cour constitutionnelle, qui joue un rôle primordial au niveau national dans la protection des droits à la liberté et à la sécurité et à la liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni [GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011 pour un exemple de dialogue judiciaire entre les juridictions suprêmes des États contractants et la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour »), quoique dans un contexte différent, à savoir la question des témoins absents sur le terrain de l’article 6 § 3 d) de la Convention).

4. L’article 148 § 3 de la Constitution, tel que modifié en 2010, permet à la Cour constitutionnelle d’examiner les requêtes individuelles relatives aux droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et par la Convention européenne des droits de l’homme et ses Protocoles, une fois épuisées les voies de recours ordinaires (Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, 30 avril 2013). Le 23 septembre 2012, les nouvelles dispositions permettant aux justiciables de saisir la Cour constitutionnelle sont entrées en vigueur et celle-ci a commencé à rendre ses décisions. Selon ses statistiques, la Cour constitutionnelle a reçu, à la fin de l’année 2020, 295 038 requêtes individuelles et elle en a traité 257 108.[2] Ainsi, on peut facilement soutenir que le mécanisme effectif de protection fondé sur les droits offert par la Cour constitutionnelle constituait un filtre national par lequel les affaires doivent passer avant qu’elles ne fassent l’objet d’une requête devant la Cour.

5. Dans ses arrêts, la Cour constitutionnelle, de manière catégorique, s’est référée à la jurisprudence de la Cour et l’a appliquée (voir entre plusieurs autres Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, 20 mars 2018), et la présente affaire n’est rien de plus qu’un exemple de la volonté des juges de la Cour constitutionnelle de suivre et d’appliquer les normes de la Cour.

6. Selon la jurisprudence constante de la Cour (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 180, CEDH 2006-V ; Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010 ; Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 128, CEDH 2012, et Blyudik c. Russie, no 46401/08, §50, 25 juin 2019), lorsque les autorités nationales ont constaté une violation et que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant, l’intéressé ne peut plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention. Ce n’est que lorsque ces conditions sont remplies que le caractère subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention fait obstacle à l’examen d’une requête (Albayrak c. Turquie, no 38406/97, § 32, 31 janvier 2008). Dans l’affaire dont nous sommes saisis, la première condition, c’est-à-dire le constat de violation par les autorités nationales, ne pose pas problème puisque la Cour constitutionnelle a conclu à des violations claires et sans équivoque de l’article 5 §§ 1 et 3 et de l’article 10 de la Convention au regard des prétentions individuelles formulées par le requérant. En effet, le présent arrêt constate une violation des mêmes articles en se fondant sur le raisonnement de la Cour constitutionnelle, auquel je souscris.

En ce qui concerne la seconde condition, à savoir un redressement approprié et suffisant, la Cour tiendra compte de sa propre pratique dans des affaires similaires (Vanchev c. Bulgarie, no 60873/09, §§36-37, 19 octobre 2017). Cela n’implique pas que, dans une situation où les autorités nationales ont octroyé une somme au requérant en vue de remédier à la violation constatée, cette somme doive correspondre parfaitement à celle que la Cour octroierait. Le montant des sommes accordées au niveau national au titre de la satisfaction équitable ne doit toutefois pas être manifestement insuffisant dans les circonstances particulières de l’affaire (Balbay c. Turquie (déc.), nos 666/11 et 73745/11, 3 mars 2015, où la décision par laquelle la Cour constitutionnelle avait alloué au requérant 5 000 livres turques (environ 1 800 EUR) pour le dommage moral subi à raison de violations de l’article 5 § 3 de la Convention et de l’article 3 de son Protocole no 1 n’a pas été jugée manifestement inadéquate).

7. Dans sa décision Becova c. Slovénie (déc.), no 23788/07, 18 septembre 2007), la Cour a précisé ce qui constitue un redressement adéquat : elle a estimé que l’indemnité octroyée au niveau national correspondait à 30 % du montant qu’elle aurait accordé pour dommage moral. Selon elle, ce montant constituait un redressement adéquat à l’égard du grief formulé par la requérante et que celle-ci ne pouvait donc plus se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.

8. Or, en l’espèce, la majorité a estimé que la somme accordée au requérant par la Cour constitutionnelle pour dommage moral était manifestement insuffisante par rapport à la pratique de la Cour dans des affaires similaires. Cette conclusion n’apparaît pas refléter la réalité, pour deux raisons principales.

Premièrement, de manière à démontrer ce qu’elle dit être la pratique de la Cour, la majorité s’appuie sur deux arrêts non définitifs, à savoir Sabuncu et autres c. Turquie (no 23199/17, 10 novembre 2020) et Şık c. Turquie (no 2) (no 36493/17, 24 novembre 2020). Or, à supposer même que ces arrêts soient définitifs, on peut facilement voir à partir de la date de leur prononcé qu’ils n’existaient pas à la date où la Cour constitutionnelle a rendu son arrêt dans la présente affaire, le 2 mai 2019. En d’autres termes, la majorité reproche en l’espèce à la Cour constitutionnelle de ne pas avoir suivi la « pratique » de la Cour en matière de satisfaction équitable sans préciser que ladite pratique n’existait même pas à l’époque des faits. De plus, à supposer même que les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Sabuncu et autres et Şık (n o 2), tous deux précités, reflètent la « pratique » de celle-ci, on peut observer que le montant accordé par la Cour dans ces affaires au titre de la satisfaction équitable était de 16 000 euros. Si nous y appliquons les critères tirés de l’arrêt Becova, 30 % de ce montant équivaut à 4 800 euros. En l’espèce, le requérant s’est vu allouer 4 500 euros par la Cour constitutionnelle pour dommage moral. Conclure que le requérant peut toujours se prétendre victime parce qu’il manquerait 300 euros est, à mon avis, une approche très formaliste que la Cour aurait pu éviter à tout prix.

Deuxièmement, l’arrêt semble négliger de se référer à un autre arrêt rendu en 2020 (et devenu définitif), qui reflète une toute autre « pratique » de la Cour concernant l’application de l’article 41 de la Convention. Dans l’affaire Ragıp Zarakolu c. Turquie (no 15064/12, 15 septembre 2020), où la Cour a conclu à la violation des articles 5 § 1 et 10 de la Convention à raison de la privation de liberté du requérant, la Cour a alloué 6 500 euros au titre du dommage moral (voir également İşçi et autres c. Turquie, no 67483/12, 20 octobre 2020, où la Cour a alloué aux requérants 6 500 EUR chacun pour des violations de l’article 5 § 1 et 4 de la Convention, et Alpergin et autres c. Turquie, no 62018/12, 27 octobre 2020, où le montant accordé par la Cour au titre du dommage moral découlant du constat de violation de l’article 5 § 1 de la Convention était de 5 000 EUR ). Dans ce contexte, je ne pense pas qu’il soit facile de dire qu’il existait une pratique constante de la Cour et que la Cour constitutionnelle a omis de la suivre ou d’accorder une somme constitutive d’un redressement adéquat pour les griefs du requérant.

9. À cet égard, je voudrais rappeler la jurisprudence de la Cour relative aux montants accordés par la Cour constitutionnelle turque au titre de la satisfaction équitable dans des affaires relatives à l’article 5. La première affaire concernant l`article 5 de la Convention dans laquelle la Cour a été appelée à évaluer ces montants était Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie (no 15048/09, 28 octobre 2014). Dans cette affaire, la Cour constitutionnelle avait octroyé 4 000 livres turques (soit environ 1 470 euros à l’époque des faits) et 4 200 livres turques (soit environ 1 545 euros à l’époque des faits) aux premier et deuxième requérants, respectivement. Depuis lors, elle a fait un effort notable pour rehausser les montants alloués (les 4 000 et 4 200 livres turques accordées dans Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie sont à comparer aux 30 000 livres de la présente affaire).

10. À mes yeux, compte tenu des raisons évoquées ci-dessus et du fait que même le présent arrêt se fonde sur le raisonnement de la Cour constitutionnelle, la requête aurait dû être déclarée irrecevable pour défaut de qualité de victime. La Cour aurait donc dû conclure que le requérant ne pouvait plus se prétendre « victime » au sens de son article 34 pour ses griefs tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 et de l’article 10 de la Convention. C’est une conclusion qui aurait été plus adéquate compte tenu du rôle subsidiaire que joue la Cour et qui, à mon avis, aurait mieux permis de renforcer le dialogue judiciaire entre la Cour et la Cour constitutionnelle pour une meilleure protection des droits fondamentaux en Europe.

* * *

[1]. Les 17 et 25 décembre 2013, dans le cadre d’une enquête menée sur des faits de corruption, une importante vague d’arrestations toucha des cercles proches de l’AKP (Parti de la justice et du développement, au pouvoir depuis 2002). Ainsi, de hautes personnalités, comptant parmi les premiers cercles du pouvoir politique, y compris les fils de trois ministres, le directeur d’une banque d’État, de hauts fonctionnaires et des hommes d’affaires travaillant en étroite collaboration avec les autorités publiques, furent interpellées. Le gouvernement, attribuant la responsabilité de cette initiative à des policiers et des magistrats appartenant au réseau fetullahiste, qualifia cette enquête de complot et de tentative de « coup judiciaire » contre l’exécutif. Cet événement fut l’une des premières confrontations ouvertes du réseau fetullahiste avec l’AKP. À partir de là, le gouvernement commença à désigner l’organisation de Fetullah Gülen sous le nom de « structure d’État parallèle » et la qualifia, par la suite, d’organisation terroriste.

[2]. https://www.anayasa.gov.tr/media/7200/bb_statistics_2020.pdf


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