DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE AKDENÄ°Z ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 41139/15 et 41146/15.)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Injonction provisoire, sans base légale claire et prévisible, interdisant toute diffusion d’informations sur une enquête parlementaire
Art 34 • Distinction entre une journaliste, victime, et des universitaires et utilisateurs de médias sociaux, non-victimes, de cette restriction préalable et générale
STRASBOURG
4 mai 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Akdeniz et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Egidijus KÅ«ris,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 41139/15 et 41146/15) dirigées contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, MM. Yaman Akdeniz, Kerem Altıparmak et Mme Banu Güven (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 10 août 2015,
la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par les requérants,
les Commentaires reçus de l’organisation Media Legal Defence Initiative, que le président de la section avait autorisé à se porter tierce intervenante,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 mars 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne une injonction ordonnée par les juridictions nationales tendant à interdire la diffusion et la publication, par tous les moyens de communication, d’informations sur une enquête parlementaire.
EN FAIT
2. M. Yaman Akdeniz et M. Kerem Altıparmak sont nés respectivement en 1968 et en 1973. À l’époque des faits, M. Akdeniz était professeur de droit au sein de la faculté de droit de l’université de Bilgi ; M. Altıparmak était assistant-professeur de droit à la faculté des sciences politiques de l’université d’Ankara et directeur du centre des droits de l’homme auprès de cette université. M. Akdeniz explique qu’il est directeur de l’organisation non gouvernementale Cyber-Rights.Org et avoir publié individuellement ou en collaboration avec M. Altıparmak plusieurs articles et des livres sur Internet et sur la liberté d’expression.
Mme Fatma Banu Güven, journaliste de profession, est née en 1969 et réside à Istanbul. Elle explique avoir exercé sa profession d’éditrice et de présentatrice pendant quatorze ans dans la NTV, une chaîne d’information privée, puis avoir travaillé pendant une brève période dans une autre chaîne télévisée privée, à savoir Artı Bir. À l’époque des faits, elle travaillait pour une chaîne télévisée, à savoir IMC TV - une chaîne de télévision nationale et privée -, en tant que commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé. Par ailleurs, elle dit par le passé avoir travaillé en tant qu’éditrice et journaliste dans des différents services des quotidiens nationaux et avoir donné des cours sur le média dans des différentes universités. Ils sont représentés par Me A.D. Ceylan, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
1. Les circonstances de l’espèce
1. Enquête parlementaire
4. Le 5 mai 2014, à la suite d’une motion déposée par soixante-dix-sept députés, la Grande Assemblée nationale de Turquie décida d’initier une enquête parlementaire et, pour ce faire, de créer une commission d’enquête parlementaire (« la commission »), chargée de traiter les allégations de corruption et de promotion d’intérêt portées contre quatre anciens ministres, à savoir Z.C., ministre de l’Économie, M.G., ministre de l’Intérieur, E.B., ministre des Affaires européennes, et E.B., ministre de l’Environnement et de l’Urbanisme. À l’origine de ces allégations, se trouvait une opération de grande envergure menée les 17 et 25 décembre 2013 par la police et le parquet d’Istanbul. Le Gouvernement précise que cette opération n’était pas une enquête sur les actes de corruption, mais une tentative de coup d’État lancée contre le Gouvernement élu par les membres de l’organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation « FETÖ/PDY » (« Organisation terroriste Fetullahist/Structure d’État parallèle »), qui avaient infiltré le pouvoir judiciaire et avaient agi en tant que juges et procureurs sur les instructions de ladite organisation. À cet égard, il a présenté à la Cour une note d’information sur la structure, le fonctionnement et les activités de cette organisation, ainsi que sur les événements survenus les 17 les 25 décembre 2013 et sur la tentative de coup d’État lancée le 15 juillet 2016.
5. Le 9 juillet 2014, à la suite de la désignation des membres de la commission, celle-ci débuta ses travaux. Le 27 octobre 2014, le mandat de la commission fut prorogé de deux mois et prit fin le 9 janvier 2015 en raison des interruptions des travaux parlementaires. Au cours de son enquête, la commission tint douze réunions, convoqua vingt-trois témoins, entendit les anciens ministres mis en cause et ordonna une expertise sur le patrimoine de ces ministres. Elle procéda par ailleurs à l’examen des dossiers des enquêtes pénales relatives aux chefs d’accusation suivants : contrebande, trafic d’influence, corruption, falsification de documents officiels, abus de fonction. À l’issue de son enquête, le 5 janvier 2015, elle conclut, par neuf voix contre cinq, que les charges retenues contre les ministres en question étaient infondées. En conséquence, elle recommanda à la Grande Assemblée nationale de ne pas engager contre les intéressés de procédure pénale devant la Haute Cour (Yüce Divan).
2. Injonction provisoire tendant à interdire la publication et la diffusion (yayın yasağı) d’informations sur l’enquête parlementaire
6. Le 21 novembre 2014, le président de la commission saisit le parquet d’Ankara afin d’obtenir une injonction provisoire tendant à interdire la publication et la diffusion, dans la presse écrite, dans les médias audiovisuels et sur Internet, d’informations sur l’enquête parlementaire dans l’intérêt d’une bonne administration de cette enquête. Il précisa notamment que de nombreuses publications susceptibles de porter atteinte au secret de l’instruction et à la réputation des personnes concernées avaient été réalisées, en violation de l’article 38 de la Constitution, de l’article 110 du Règlement intérieur de la Grande Assemblée nationale (« Règlement intérieur »), et de l’article 157 du code de procédure pénale.
7. Le 25 novembre 2014, le juge de paix no 7 d’Ankara fit droit à cette demande et ordonna une interdiction de publication et de diffusion au motif que les travaux de la commission étaient, en vertu de l’article 110 § 2 du Règlement intérieur, confidentiels et que la publication d’informations à cet égard était susceptible de porter atteinte au secret de l’instruction et à la réputation des personnes concernées. Les parties pertinentes de cette décision sont ainsi libellées :
« (...) une enquête parlementaire est menée à l’égard des anciens ministres Z.C., M.G., E.B. et E.Ba. La commission parlementaire établie à cette fin mène ses travaux de manière confidentielle en application de l’article 110 § 2 du Règlement intérieur de la Grande Assemblée nationale turque. [Par conséquent], afin de prévenir la violation du secret de l’enquête et les atteintes aux droits personnels de [ces] ministres mis en cause, de protéger la réputation et les autres droits de [ceux-ci], il s’impose d’ordonner l’interdiction de publier et de diffuser dans la presse écrite, les médias audiovisuels et sur Internet [tüm yazılı, görsel medya ve internet ortamında yapılan yayınlar hakkında yayın yasaǧı] (...) des informations sur le contenu des renseignements et des documents demandés et obtenus par la commission, sur les déclarations des personnes entendues par la commission en tant que témoins, personnes bien informées, experts ou personnes concernées en application de l’article 3 § 2 de la loi sur la presse [sur la presse] jusqu’à la fin du 27 décembre 2014, jour ouvrable et date de clôture de l’enquête (...) »
8. Le 27 novembre 2014, M.T. (un député de l’opposition, voir paragraphe 14 ci-dessous) forma opposition à la décision d’interdiction de publication et de diffusion d’informations adoptée le 25 novembre 2014.
9. Le 28 décembre 2014, le juge de paix no 8 d’Ankara rejeta l’opposition susmentionnée, considérant que la décision en cause était conforme aux règles de procédure et au droit.
10. Par ailleurs, le 28 novembre 2014, les requérants, M. Akdeniz et M. Altıparmak, formèrent également opposition à la décision en question. À cet égard, se référant à la jurisprudence pertinente de la Cour, ils soutenaient que la mesure litigieuse s’analysait en une violation de leurs droits à la liberté d’expression et à un procès équitable. Pour ce qui est de la liberté d’expression, ils arguaient que la mesure en cause, qui s’assimilait à une censure, n’avait pas de base légale et s’analysait en une atteinte à l’essence même de leur droit à la liberté d’expression, étant donné que le secret de l’instruction était protégé par la législation pertinente. Il ne s’imposait donc pas selon eux d’ordonner une interdiction de publication et de diffusion. Ils expliquaient que, dès lors que les noms des anciens ministres ainsi que les accusations portées contre eux étaient connus du public, la protection de leur réputation ne pouvait justifier la mesure en question, qui n’apparaissait plus nécessaire pour atteindre le but légitime poursuivi.
11. Le 15 décembre 2014, le juge de paix no 8 d’Ankara rejeta l’opposition susmentionnée, considérant que la décision litigieuse était conforme aux règles de procédure et au droit. La partie pertinente de cette décision peuvent se lire comme suit :
« (...) À l’issue de l’examen effectué par le tribunal, compte tenu des motifs et des documents, il convient de rejeter le recours, considérant que la décision no 2014/4205 adoptée par le juge de paix no 7 le 25 novembre 2014 était conforme à la loi et aux règles de la procédure (...) »
12. Le Gouvernement a précisé que le rapport de la commission dans lequel étaient compilées toutes les informations obtenues par celle-ci a été non seulement imprimé après sa publication mais aussi publié sur le site de l’Assemblée nationale ([https://www.tbmm.gov.tr/sirasayi/donem24/yil01/](https://www.tbmm.gov.tr/sirasayi/donem24/yil01/ss681.pdf)
[ss681.pdf](https://www.tbmm.gov.tr/sirasayi/donem24/yil01/ss681.pdf)) et dans le Journal officiel.
3. Recours individuel devant la Cour constitutionnelle
13. Le 3 décembre 2014, les requérants, avec trois autres personnes (trois députés parmi lesquels figurait un journaliste), introduisirent un recours individuel devant la Cour constitutionnelle pour contester l’interdiction de publication et de diffusion en question. Ils alléguaient entre autres une violation des articles 6 et 10 de la Convention.
Pour ce qui est de l’épuisement des voies de recours, ils soutenaient que la seule voie de recours ouverte contre la mesure litigieuse était la possibilité de former opposition devant le juge de paix. Ils expliquaient que de nombreuses personnes et institutions avaient déjà emprunté ladite voie, en vain, et que ces recours avaient été rejetés de manière définitive. Ils concluaient que, à la lumière de la jurisprudence pertinente de la Cour constitutionnelle en la matière, la voie d’opposition ne pouvait être considérée comme un recours à épuiser.
Quant au fond, ils soutenaient tout d’abord, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, que l’article 3 § 2 de la loi sur la presse, qu’ils qualifiaient de règle générale relative à la liberté d’expression, ne pouvait servir de base légale à la mesure litigieuse. Ils plaidaient que cette mesure constituait une censure et avait causé une atteinte grave à la substance même de leur droit à la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées. Ils exposaient ensuite que les limites de la critique admissible étaient, comme pour les hommes politiques, plus larges pour les fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles que pour les simples particuliers. Ils soutenaient, dès lors, que la protection offerte aux hommes politiques par la mesure litigieuse ne répondait à aucun besoin social impérieux et les moyens employés n’étaient pas proportionnés à « la protection de la réputation ou à des droits d’autrui », but visé par la mesure. Ils alléguaient enfin que les informations en question avaient déjà été rendues publiques par le biais d’une large diffusion et qu’il n’existait par conséquent aucune nécessité d’empêcher leur divulgation.
Sur le terrain de l’article 6 de la Convention, ils exposaient que les décisions judiciaires devaient indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondaient. Or ils relevaient que la décision d’interdiction en cause adoptée par le juge de paix n’était pas suffisamment motivée pour justifier cette mesure. En outre, ils arguaient que la décision d’un juge de paix n’était pas soumise à un contrôle judiciaire efficace dans la mesure où le recours en opposition formé à celle-ci était, selon eux, examiné par un autre juge de paix.
14. Par un arrêt du 10 décembre 2014, la Cour constitutionnelle déclara, à la majorité, le recours individuel irrecevable pour incompatibilité ratione personae (arrêt Mahmut Tanal et autres, no 2014/18803 du 10 décembre 2014). Elle considérait que les demandeurs n’avaient pas la qualité de victime qui leur eût permis de contester la décision litigieuse, estimant qu’ils n’étaient pas concernés par l’investigation pénale et n’étaient ni personnellement ni directement touchés par la mesure en question. Elle observait également que les travaux de la commission étaient, en vertu du Règlement intérieur, confidentiels. Considérant le recours comme un grief visant à contester en réalité le secret de l’instruction, elle concluait que les demandeurs n’avaient pas pu démontrer qu’ils étaient personnellement touchés par la mesure en question et qu’il existait un intérêt légitime à recevoir des informations sur les actes de l’enquête. Elle estima que conclure autrement aurait entraîné un élargissement de la notion de victime de manière imprévisible et rendu inapplicable le secret de l’instruction qui constitue un des principes fondamentaux de la procédure pénale.
Les parties pertinentes de cet arrêt sont ainsi libellées :
« 28. En l’espèce, la décision de l’autorité publique dont les demandeurs se plaignent est une interdiction de publication et de diffusion ordonnée par le juge de paix no 7 d’Ankara concernant l’enquête en cours ouverte par la Grande Assemblée nationale turque relative aux quatre anciens ministres. Vu le contenu de cette décision, elle consiste à réitérer les dispositions législatives et celles du Règlement intérieur relatives au secret de l’enquête et ne contient aucune nouveauté. Par conséquent, la doléance formulée dans le recours individuel est dirigée en réalité contre ces dispositions qui étaient à l’origine du secret de l’instruction [en question].
29. (...) Le dernier paragraphe de l’article 100 de la Constitution dispose qu’au sein des groupes de partis politiques à l’Assemblée, aucune délibération ne peut être tenue et aucune décision ne peut être prise concernant les enquêtes parlementaires. De même, le deuxième paragraphe de l’article 110 du Règlement (...) dispose que les travaux des commissions sont confidentiels et que les députés qui ne sont pas membres de la commission ne peuvent pas participer aux travaux de celle-ci.
(...)
31. (...) La commission d’enquête parlementaire mène l’équivalent d’une instruction pénale et joue par conséquent le rôle du parquet du point de vue de l’enquête. Par ailleurs, le rapport dressé [à l’issue de l’enquête parlementaire] est, le cas échéant, considéré comme un acte d’accusation. Il convient par conséquent d’interpréter la notion de secret de l’enquête prévue à l’article 110 du Règlement intérieur de la même manière que celle de secret de l’instruction prévue à l’article 157 du code de procédure pénale. Une violation du secret de l’instruction constitue une infraction en vertu de l’article 285 du code pénal.
32. Il ne fait aucun doute que l’enquête en question est une instruction pénale. Cependant, compte tenu de l’objet de cette enquête, on peut observer que les demandeurs n’étaient ni concernés par celle-ci ni touchés par les actes reprochés aux personnes ayant été l’objet de l’enquête. Le fait que les demandeurs, compte tenu de leur situation et de leur statut, étaient des responsables vis-à -vis de la société ne saurait suffire à reconnaître qu’ils soient atteints personnellement.
33. Le fait que l’opposition de M.T. ait été examinée au fond par [le juge de paix no 8] ne peut être interprété comme lui accordant le statut de victime. Par le passé, notre cour a déjà considéré que la compétence ratione personae quant au recours individuel et la qualité à agir reconnue par une autre juridiction étaient deux notions différentes et que la détermination de la compétence ratione personae est soumise à une appréciation [autonome] de la part de notre cour. À cet égard, les demandeurs n’étaient pas parties à l’enquête parlementaire. (...) »
15. Selon le dispositif de l’arrêt, le recours en question fut déclaré, pour l’ensemble des demandeurs, irrecevable pour incompatibilité ratione personae par seize voix contre six. Par ailleurs, un septième juge se rallia à l’avis de la minorité pour autant que le recours avait été introduit par les trois les requérants.
16. Il ressort également du texte de l’arrêt que neuf juges rédigèrent conjointement ou individuellement cinq opinions séparées.
Dans leur opinion dissidente commune signée par trois juges, ces derniers soutenaient que tous les demandeurs pouvaient se prétendre victime d’une ingérence dans l’exercice du droit des demandeurs à la liberté d’expression. Deux autres juges affirmaient notamment dans leur opinion dissidente commune que les demandeurs journalistes et universitaires, à savoir les requérants, pouvaient se prétendre victimes d’une ingérence. Ils insistaient notamment sur le rôle indispensable de « chien de garde » de la presse et sur l’importance de l’éclairage donné par les universitaires à l’opinion publique sur les sujets d’actualité. Dans son opinion partiellement dissidente et partiellement concurrente, un autre juge déclarait que les demandeurs députés ne pouvaient se prétendre victimes d’une ingérence. Or, s’agissant des autres demandeurs, à savoir les trois requérants, il soutenait que ceux-ci pouvaient être considérés comme étant victime d’une ingérence et que le recours devait être examiné au fond pour autant qu’il fût introduit par ces derniers. Dans son opinion dissidente, un des juges soutenait que le fait que le juge de paix n’ait pas contesté la qualité de demandeur est suffisant pour conclure que ce dernier pouvait se prétendre victime d’une atteinte à ses droits. Il semblait par ailleurs ressortir du dispositif que deux des juges, ayant voté pour l’irrecevabilité de la requête, avaient également exprimé l’avis concurrent que les demandeurs journalistes pouvaient être considérés comme étant directement touchés par la mesure en question et qu’ils ne souscrivaient pas à l’avis selon lequel le recours devait être rejeté pour incompatibilité ratione personae.
17. Le 11 mars 2015, à la suite d’une demande formulée par quatre demandeurs dont les requérants, la Cour constitutionnelle adopta la révision de l’arrêt initial. Elle précisait, dans son arrêt, que même si deux des juges avaient voté pour l’irrecevabilité de la requête, ils avaient également exprimé l’avis concurrent que les demandeurs journalistes pouvaient être considérés comme étant directement touchés par la mesure en question. Elle ajoutait qu’il s’agissait d’une opinion concurrente et non d’une opinion dissidente, dont il ressortait du procès-verbal des délibérations que ces juges avaient voté, avec la majorité, pour l’irrecevabilité de la requête. En outre, elle décidait de modifier un paragraphe et le dispositif de l’arrêt pour autant qu’il concernait A.K., qui avait été mentionné par erreur comme étant député, alors que celui-ci était journaliste.
2. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Constitution
18. Les dispositions pertinentes de la Constitution sont ainsi libellées :
Article 26
« 1) Toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser individuellement ou collectivement ses pensées et opinions par la parole, par écrit ou par d’autres voies. Cette liberté comprend également la faculté de se procurer ou de livrer des idées ou des informations en dehors de toute intervention des autorités publiques. La disposition de ce paragraphe ne fait pas obstacle à l’instauration d’un régime d’autorisation en ce qui concerne les émissions diffusées par radio, télévision, cinéma ou par d’autres moyens similaires.
2) L’exercice de ces libertés peut être restreint aux fins de (...) protéger la réputation et les droits personnels et la vie privée et familiale d’autrui (...) ou d’assurer le bon fonctionnement du pouvoir judiciaire. »
« 1) La presse est libre et ne doit pas être censurée (...)
2) L’État prend les mesures nécessaires pour garantir la liberté de la presse et de l’information.
3) L’article 26 (...) de la Constitution s’applique en matière de limitation de la liberté de la presse.
(...)
5) Une interdiction de publication [yayɪm yasağı] relative à des événements ne peut être ordonnée, sous réserve des décisions rendues par le juge dans le but de garantir le bon fonctionnement du pouvoir judiciaire, dans les limites précisées par la loi. »
Article 38 § 4
« Nul ne peut être considéré comme coupable avant que sa culpabilité n’ait été établie par une décision judiciaire. »
Article 98 § 1
« La Grande Assemblée nationale de Turquie exerce son pouvoir de contrôle au moyen de questions, recherches, discussions générales, motions de censure et enquêtes parlementaires. »
Article 100
« Le Premier ministre et les ministres peuvent faire l’objet de motions d’enquête sur proposition d’au moins un dixième du nombre total des membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie. L’Assemblée délibère et se prononce sur la demande au scrutin secret au plus tard dans le mois.
Dans le cas où l’on décide de procéder à une enquête, celle-ci est menée par une commission de quinze personnes (...) La commission soumet son rapport, qui indique les résultats de l’enquête, à l’Assemblée dans les deux mois. Au cas où l’enquête ne peut être terminée dans ce délai, il est accordé à la commission un délai supplémentaire et définitif de deux mois. Le rapport doit impérativement être soumis dans ce délai à la présidence de la Grande Assemblée nationale de Turquie.
À la suite de son dépôt auprès du président de la Grande Assemblée nationale, le rapport sera distribué aux membres dans un délai de dix jours et débattu dans les dix jours suivants. Si nécessaire, il est décidé de traduire l’intéressé devant la Haute Cour. (...)
Au sein des groupes de partis politiques à l’Assemblée, aucune délibération ne peut être tenue et aucune décision ne peut être prise concernant les enquêtes parlementaires. »
2. Loi no 5187 sur la presse adoptée le 9 juin 2004 et publiée au Journal officiel le 26 juin 2004
19. L’article 3 de la loi no 5187 sur la presse (« la loi sur la presse ») est ainsi libellé :
« La presse est libre. Cette liberté comprend le droit de recevoir et de diffuser des informations, ainsi que les droits de critiquer et de créer des œuvres.
L’exercice de la liberté de la presse ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique à la protection de la réputation et des droits d’autrui, à la protection de la santé ou de la morale publique, à la sécurité nationale, à l’ordre public, à la sécurité publique et à l’intégrité territoriale, et qui visent à empêcher la divulgation des secrets d’État et à prévenir les infractions ou à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
20. L’article 14 de la loi sur la presse prévoit, dans ses passages pertinents en l’espèce :
« En cas de publication contraire à la réalité ou portant atteinte à l’honneur et à la dignité des personnes dans un périodique, le directeur de la publication doit publier, sans modification et dans les trois jours à compter de sa réception, la réponse rectificative que la personne ayant subi l’atteinte doit lui envoyer dans un délai de deux mois suivant la date de parution de l’article. La réponse rectificative qui ne doit pas comporter d’éléments infractionnels ni porter atteinte aux droits d’autrui doit figurer à la même page et dans le même format (...) que ledit article (...)
La réponse rectificative indique l’article ayant occasionné celle-ci. Elle ne peut être plus longue que l’article qu’elle entend rectifier (...)
Dans le cas où la réponse rectificative n’est pas publiée dans le délai fixé au premier paragraphe (...) le demandeur peut introduire une demande d’injonction devant le juge de paix (...) dans un délai de quinze jours à partir de la fin du délai imparti pour la publication (...) Le juge de paix statue sur cette demande, sans tenir d’audience, dans un délai de trois jours.
Il est possible de former un recours en opposition d’urgence à la décision du juge de paix. L’instance compétente examine l’opposition dans les trois jours et statue. La décision de la juridiction compétente est définitive.
(...) »
21. L’article 25 de la loi sur la presse, intitulé « Interdiction de saisie, de distribution et de vente », dispose en ses parties pertinentes en l’espèce :
« En cas de retard préjudiciable, le procureur de la République ou la police peuvent dans le cadre d’une enquête saisir jusqu’à trois exemplaires d’une publication comme éléments de preuve.
Tous les exemplaires d’une publication peuvent être saisis sur décision d’un juge à condition qu’une enquête ou qu’une poursuite pénale ait déjà été engagée dans le cadre de l’une des infractions suivantes : infraction commise contre d’Atatürk (loi no 5816 du 25 juillet 1951), infraction aux lois de réformes (article 174 de la Constitution), infractions aux articles 146 § 2 (infraction commise contre les forces de l’État), 153 §§ 1 et 4 (infraction commise contre les lois militaires), 155 (incitation du peuple à désobéir à la loi et à ne pas effectuer son service militaire), 311 §§ 1 et 2 (incitation à la commission d’une infraction), 312 §§ 2 et 4 (incitation du peuple à la haine et à l’hostilité), et 312/a (menace publique dans le but de créer une panique au sein de la population) de la loi pénale no 765 et à l’article 7 §§ 2 et 5 (propagande en faveur d’une organisation terroriste) de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme. (...) »
Lorsqu’il y a par ailleurs de bonnes raisons de croire que les infractions énumérées au second paragraphe de cet article sont commises dans les périodiques, les quotidiens ou les publications parues à l’étranger, le juge de paix peut, à la suite d’une demande du procureur de la République, ordonner l’interdiction de distribuer et de vendre ces publications en Turquie.
3. Code pénal
22. Les dispositions pertinentes du code pénal se lisaient ainsi :
Article 136
« Toute personne qui illégalement acquiert, diffuse ou communique à des tiers des données personnelles est passible d’une peine d’emprisonnement de deux à quatre ans. »
Article 285
« 1) Toute personne qui enfreint publiquement le secret de l’instruction est passible d’une peine d’emprisonnement allant d’un an à trois ans ou est condamnée à une amende. Cette infraction est considérée comme commise lorsque
a) il y a violation de l’innocence ou de la confidentialité des communications ou du droit à la vie privée par la divulgation du contenu des mesures prises au stade de l’instruction ;
b) la divulgation du contenu des mesures prises au stade de l’instruction est susceptible d’entraver la découverte du fait matériel.
(...)
6) Pour autant qu’elle respecte les limites du droit à la liberté de communiquer des informations, la publication d’informations sur les actes d’instruction et de procédure pénale ne constitue pas une infraction. »
4. Code de procédure pénale
23. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale se lisaient ainsi :
Article 157
« Sous réserve des dispositions spéciales et sans préjudice des droits de la défense, les actes de procédure effectués au stade de l’instruction sont secrets. »
5. Code civil
24. Les dispositions pertinentes du code civil (loi no 4721) se lisent comme suit :
Article 24
« Une personne faisant l’objet d’une attaque illégale contre ses droits personnels peut demander la protection d’un juge contre les personnes qui ont commis l’attaque.
Une telle attaque est réputée illégale, à moins que (...) elle ne soit justifiée par un intérêt privé ou public supérieur ou par le pouvoir conféré par la loi. »
Article 25 § 1
« Le plaignant peut demander à un juge d’empêcher l’attaque, d’arrêter la poursuite d’une attaque (...) »
6. Règlement intérieur de la Grande Assemblée nationale
25. L’article 110 § 2 du Règlement intérieur de la Grande Assemblée nationale, adopté le 5 mars 1973, se lit ainsi :
« Les travaux des commissions sont confidentiels. Les députés, à l’exception de ceux qui sont membres d’une commission, ne peuvent pas participer [aux travaux] de celle-ci. »
7. Loi no 6216 établissant la Cour constitutionnelle et ses règles de procédure
26. L’article 46 § 1 de la loi no 6216 est ainsi libellé :
« Seule une personne dont un droit actuel et individuel s’est trouvé directement visé par l’acte, la voie de fait ou la négligence à l’origine de la violation alléguée peut introduire un recours individuel. »
8. Jurisprudence constitutionnelle
27. Dans deux arrêts en date du 2 avril 2014 (no 2014/3986) et du 29 mai 2014 (no 2014/4705), la Cour constitutionnelle a reconnu la qualité de victime aux demandeurs M. Akdeniz et M. Altıparmak, et a accepté d’examiner leur action en contestation de deux décisions de blocage d’accès relatives aux sites « Twitter.com » et « YouTube.com » (Cengiz et autres c. Turquie, nos 48226/10 et 14027/11, §§ 25-26, 1er décembre 2015). En particulier, dans son arrêt relatif au site Internet « YouTube.com », la Cour constitutionnelle, avant de s’exprimer sur le fond de l’affaire, s’est prononcée sur la qualité de victime des demandeurs et a considéré ce qui suit :
« 27. (...) Il ressort du dossier que (...) Yaman Akdeniz, Kerem Altıparmak et M.F. enseignaient dans différentes universités. Ces demandeurs ont expliqué qu’ils menaient des travaux dans le domaine des droits de l’homme et qu’ils partageaient ces travaux par l’intermédiaire de leurs comptes YouTube. Ils ont également précisé que, via ce site, ils avaient également accès aux documents écrits et visuels des Nations unies et du Conseil de l’Europe (...) Quant au demandeur E.E., il a expliqué qu’il disposait d’un compte [YouTube], qu’il suivait régulièrement des personnes qui partageaient des fichiers ainsi que les activités menées par les organisations non gouvernementales et organismes professionnels, qu’il rédigeait également des critiques sur ces partages (...)
28. Compte tenu de ces explications, l’on peut conclure que les demandeurs ont été victimes directes de la décision administrative de blocage général du site YouTube.com (...) »
28. Par un arrêt du 11 juillet 2019, publié au Journal officiel le 17 septembre 2019, la Cour constitutionnelle examina un recours individuel introduit par Halk Radyo ve Televizyon Yayıncılık A.Ş. (no 2014/19270) contre la mesure d’injonction adoptée le 25 novembre 2014 – mesure ayant été l’objet de la présente affaire. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle considéra, s’agissant du statut de victime de Halk Radyo ve Televizyon Yayıncılık A.Ş., que, contrairement à son arrêt Mahmut Tanal et autres (no 2014/18803 du 10 décembre 2014), la demanderesse, une chaîne de télévision privée, pouvait se prétendre victime. La partie pertinente de cet arrêt peut se lire comme suit :
« 28. (...) La présente requête a été introduite par un organe de presse. Par conséquent, il convient d’admettre la qualité de victime de la demanderesse, dans la mesure où un organe de presse se plaignait d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de la presse en raison d’une injonction tendant à interdire la publication et la diffusion d’informations relatives à un sujet d’actualité intervenu à l’époque du recours (...) »
Quant au fond, la Cour constitutionnelle considéra qu’il s’agissait d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression et de la presse, dans la mesure où les actes de l’État devaient être soumis à un contrôle de la presse et de l’opinion publique. À cet égard, elle précisa qu’à la fonction de la presse qui consiste à communiquer des informations et des idées sur l’enquête menée à l’égard des anciens ministres, s’ajoute le droit pour le public d’en recevoir. Les parties pertinentes de cet arrêt peuvent se résumer comme suit :
« 31. Par l’injonction en question, il a été interdit temporairement de publier et de diffuser des informations sur certains renseignements et documents relatifs à l’enquête menée à l’égard des anciens ministres. Par conséquent, [la mesure litigieuse] s’analyse en une ingérence dans l’exercice du droit de la demanderesse à la liberté d’expression et de la presse. (...)
(...)
39. L’article 28 § 5 de la Constitution autorise l’adoption des mesures d’interdiction temporaire de publication, qui s’analysent en des mesures préventives. Cependant, en tant que restriction, une interdiction de publication ne peut être adoptée que dans le but d’assurer « l’accomplissement de la fonction juridictionnelle d’une manière conforme à sa finalité » (...)
(...)
42. (...) L’instruction menée par l’assemblée parlementaire est une instruction pénale, dont le rapport préparé à cet effet remplacerait l’acte d’accusation si une action pénale était engagée.
43. Par conséquent, il convient d’examiner la question de savoir si l’article 3 § 1 de la loi [sur la presse], qui a été cité en tant que base légale de l’interdiction de publication (...), remplissait l’exigence de légalité.
44. L’article 3 § 2 de la loi [sur la presse] précise les restrictions préalables à la liberté de la presse. Il n’est pas contesté que cette disposition constitue formellement une loi. Cependant, cet article ne contient aucune disposition autorisant le recours à une mesure d’interdiction de publication en tant que mesure préventive. Par conséquent, lorsqu’une mesure d’interdiction de publication est adoptée dans le cadre d’une procédure pénale, l’on ne saurait dire que les conséquences juridiques des agissements et des faits, ainsi que l’étendue du pouvoir des autorités étaient définies avec un certain degré de certitude [« belirli bir kesinlik ölçüsünde »]. Il en découle que le second paragraphe de l’article 3 de la loi [sur la presse] ne remplissait pas les critères de « prévisibilité » [« öngörülebilirlik »] et de « clarté » [« belirlilik »] en ce qui concerne la mesure d’interdiction de publication dans le cadre d’une instruction pénale (...)
45. Il est vrai que la Constitution autorise le recours à une interdiction de publication sous réserve de respecter les conditions énumérées (...) Cependant, il n’existe pas une disposition législative autorisant une interdiction de publication dans le cadre d’une instruction pénale et comportant les qualités expliquées ci-dessus.
46. À la lumière de ce qui précède, il convient de conclure à la violation du droit à la liberté d’expression et de la presse au motif que l’ingérence [en question] ne remplissait pas l’exigence de légalité (...) »
29. Par ailleurs, par un arrêt du 25 septembre 2019, la Cour constitutionnelle examina un recours individuel introduit par une société anonyme Yeni Gün Haber Ajansı Basım ve Yayıncılık A.Ş., propriétaire du quotidien Cumhuriyet, par A.Ko., rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet, par Z.P.T., journaliste et présidente du Conseil de la presse, par M.S.T., député, et par IPS İletişim Vakfı (Fondation de communication IPS), qui gérait le site d’information intitulé « www.bianet.org » (Yeni Gün Haber Ajansı Basım ve Yayıncılık A.Ş. ve diǧerleri, no 2014/4430) contre plusieurs mesures d’injonction adoptées les 20 janvier, 13 février, 9 et 16 juin 2014, ainsi que celle adoptée le 25 novembre 2014 ‒ mesure ayant été l’objet de la présente affaire. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle a suivi les conclusions de son précédent arrêt susmentionné dans lequel elle a conclu à l’absence de base légale d’une telle interdiction de publication. (paragraphe 28 ci-dessus). S’agissant du statut de victime de Yeni Gün Haber Ajansı Basım ve Yayıncılık A.Ş. ve diǧerleri, la Cour constitutionnelle était aussi revenue sur sa jurisprudence Mahmut Tanal et autres précitée et considéra que non seulement les organes de presse et les journalistes, mais aussi un député du principal parti d’opposition pouvaient se prétendre victime des mesures d’interdiction de publication. Les parties pertinentes de cet arrêt peuvent se lire comme suit :
« 30. Dans le cadre de l’arrêt Mahmut Tanal et autres (no 2014/18803 du 10 décembre 2014), le recours introduit par des demandeurs, à savoir par un député du principal parti d’opposition, des universitaires, un journaliste, a été rejeté au motif que les intéressés n’ont pas pu démontrer qu’ils étaient personnellement et directement touchés par la mesure d’interdiction en question (...)
31. En revanche, dans l’arrêt Halk Radyo ve Televizyon Yayɪncɪlɪk A.Ş., la qualité de victime de la demanderesse a été reconnue dans le cadre d’un recours concernant la violation alléguée de la liberté de la presse en raison d’une interdiction de publication relative à un événement actuel survenu au moment de l’introduction du recours.
32. Par conséquent, dans la présente affaire, il convient d’admettre la qualité de victime de Yeni Gün Haber Ajansı Basım ve Yayıncılık A.Ş. et de IPS İletişim Vakfı, deux organes de presse (...).
33. Parmi les autres demandeurs, les journalistes A.Ko. et Z.P.T. étaient le rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet et la présidente du Conseil de la presse respectivement au moment de l’introduction de la présente espèce. [Quant à ] M.S.T., il était député du principal parti d’opposition. Ces demandeurs se plaignaient d’une ingérence dans leur droit à la liberté de recevoir et de communiquer des informations sur un sujet actuel (...).
34. La liberté d’expression qui comprend la liberté de la presse inclut les droits d’exprimer et de commenter les opinions et les convictions, de publier et de diffuser les informations et les critiques par l’intermédiaire des moyens [de communication] tels que des journaux, des revues, des livres (...).
35. À la lumière de ce qui précède, s’agissant des sujets présentant une haute importance pour la société, il est hors de doute que les demandeurs journalistes, à savoir A.Ko. et Z.P.T., ont subi une entrave dans l’accomplissement de leur fonction journalistique de recevoir et de communiquer des informations. Par conséquent, il convient d’admettre que ceux-ci ont été personnellement et directement touchés par la mesure d’interdiction de publication [litigieuse] (...).
36. Pour ce qui est de M.S.T., même si celui-ci n’est pas journaliste, il était député du principal parti d’opposition et en cette qualité il assumait une mission importante comparable à celle de la presse, compte tenu de son rôle dans un débat public sur les sujets présentant une haute importance pour la société et dans le contrôle de l’opinion publique sur de tels sujets (...). Par conséquent, il convient d’admettre également la qualité de victime de ce demandeur (...). »
EN DROIT
1. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
30. La Cour décide, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, de joindre les requêtes, eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles posent, et décide de les examiner conjointement dans un seul arrêt.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
31. Les requérants se plaignaient que l’injonction provisoire prononcée par un juge de paix, qui interdisait la publication et la diffusion d’informations sur l’enquête parlementaire, s’analysait en une atteinte injustifiée à leur droit à la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées, garanti par l’article 10 de la Convention. Dans ses parties pertinentes en l’espèce, cette disposition est ainsi libellée :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
32. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.
1. Sur la qualité de victime des requérants
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
33. Se référant à la jurisprudence pertinente de la Cour et aussi à la décision Yaman Akdeniz c. Turquie ((déc.), no 20877/10, 11 mars 2014), le Gouvernement estime que le grief des requérants est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Il considère que les requérants, qui n’ont pas subi les effets direct ou indirect de la mesure litigieuse, ne peuvent dès lors se prétendre victime d’une violation de l’article 10. À cet égard, il explique que ceux-ci n’ont, en leur qualité de témoin, de plaignant, de suspect ou d’expert, à aucune manière participé aux activités de la commission. Certes, ils ont développé des hypothèses pour justifier leur qualité mais n’ont nullement démontré qu’ils avaient un lien réel, justifié et légitime avec l’enquête en question. Par ailleurs, ils n’ont pas démontré qu’ils étaient personnellement et directement touchés par la décision litigieuse et qu’ils aient un intérêt légitime à recevoir des informations sur les procédures d’enquête de nature confidentielle. De même, aucun élément n’a été fourni par les requérants permettant d’établir que la mesure en question ait concerné leurs activités journalistiques ou académiques.
34. Mettant l’accent sur le caractère hypothétique et spéculatif de la revendication des requérants, le Gouvernement est d’avis que l’affaire présente des caractéristiques d’une actio popularis au sens de la jurisprudence de la Cour. Il considère que si on accorde aux requérants un intérêt légitime à accéder à des informations et à des documents classés confidentiels dans le cadre de l’enquête, cela signifierait que toute personne qui demande à recevoir ou à communiquer des informations sur une enquête en cours pourrait en cas de refus se prétendre victime. Une telle conclusion rendrait inapplicable le principe de la confidentialité des enquêtes, qui constitue l’un des principes fondamentaux du droit de procédure pénale.
35. En outre, le Gouvernement estime que les affaires dites « YouTube » et « Twitter », dans lesquelles la Cour constitutionnelle a reconnu la qualité de victime aux universitaires-demandeurs diffèrent de la présente espèce. En effet, celle-ci concerne la question de l’accès au contenu d’une enquête pénale renfermant un caractère confidentiel conformément aux règles du droit international.
36. Le Gouvernement note que la décision ordonnant l’interdiction de diffusion et de publication était en vigueur entre le 25 novembre 2014, date à laquelle la décision a été rendue, et le 27 décembre 2014, date à laquelle l’enquête a été close. La durée en question, de près de un mois, était la période couvrant les activités de la commission. En d’autres termes, cette période était fixée pour conclure l’enquête criminelle. La décision en question a automatiquement cessé de s’appliquer à l’expiration du délai précisé. Par conséquent, la durée de cette décision n’était pas un délai indéterminé ou illimité. Le Gouvernement dit que le délai fixé était tout à fait raisonnable compte tenu de la portée de l’enquête en cause. En outre, ce délai était nettement inférieur à celui d’une enquête pénale ordinaire. Le Gouvernement attire l’attention de la Cour sur le fait que la période pertinente était courte et garantissait le principe de la sécurité juridique. Dans le même temps, la spécificité et la brièveté du délai en question écartaient, selon le Gouvernement, la crainte de voir paraître en retard et dans un délai indéterminé un article de presse, susceptible de perdre son intérêt et son importance, les articles de presse étant des écrits éphémères. En conséquence, la décision en cause a été rendue selon le Gouvernement conformément aux règles énoncées dans les traités internationaux auxquels le gouvernement turc est partie, dans la Constitution turque et la législation nationale.
37. Le Gouvernement fait valoir que cette situation démontre clairement qu’en l’espèce les conditions relatives à la règle de la confidentialité de l’enquête pénale étaient réunies.
38. Par ailleurs, il soutient que la détermination des caractéristiques des activités de la commission jouerait un rôle important dans la solution de cette affaire. À cet égard, il insiste sur le fait que l’objet de la présente affaire concerne la conduite confidentielle d’une enquête pénale, qui est une règle de droit international. Par conséquent, il s’oppose à ce que cette affaire soit examinée dans le cadre du droit à la liberté d’expression et de la presse et soutient qu’elle doit être examinée dans le cadre de la règle internationale de la confidentialité de l’enquête pénale.
39. Le Gouvernement pense que, en raison des activités de la commission qui renfermaient les caractéristiques d’une enquête pénale, il ne fait aucun doute que la décision d’ordonner une interdiction de diffusion et de publication était une obligation imposée par la confidentialité de l’enquête. Toute action ou déclaration de témoins, d’experts et de suspects entreprise au cours d’une enquête menée par des procureurs est effectivement confidentielle pour quiconque, à l’exception des parties à l’enquête. En outre, la fixation d’un délai précis pour réglementer l’interdiction en question est une preuve supplémentaire que la décision attaquée remplissait les conditions minimales requises pour faire l’objet d’une mesure provisoire. La décision en question a été rendue par un magistrat dans les limites des devoirs et des responsabilités que les lois lui confèrent et aux fins de la réalisation des objectifs légitimes énoncés dans les lois et les traités internationaux.
40. Compte tenu de ces explications, le Gouvernement estime que, à la différence de ce qui a été allégué, il ne s’impose pas d’interpréter le statut de victime des requérants de manière large. À cet égard, il se réfère également à la décision Leigh, Guardian Newspapers Ltd., The Observer c. Royaume-Uni ((déc.), no 10039/82, 1er mai 1984).
41. S’agissant de l’arrêt Halk Radyo ve Televizyon Yayɪncɪlɪk A.Ş. adopté par la Cour constitutionnelle (paragraphe 28 ci-dessus), le Gouvernement précise que la présente requête diffère sensiblement de celle-ci. En effet, Halk Radyo ve Televizyon Yayɪncɪlɪk A.Ş. est une chaîne de télévision nationale turque créée en 2005 et celle-ci est connue pour sa position critique à l’égard du parti au pouvoir actuel. Dans cette affaire, la Cour constitutionnelle a souligné la fonction essentielle que la presse remplit dans une société démocratique. Le Gouvernement attire à cet égard l’attention de la Cour sur le statut spécial de la presse dans une société démocratique.
b) Les requérants
42. Les requérants estiment pouvoir se prétendre victimes directes d’une violation de l’article 10, qui comprend aussi la liberté de recevoir ou de communiquer des informations, causée par la mesure en question. Ils soulignent que l’opposition qu’ils ont formée à la mesure en question devant le juge de paix no 8 n’a pas été rejetée pour absence de qualité à agir, mais qu’elle a été l’objet d’un examen au fond. Ils ont par la suite saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, en invoquant leurs qualités d’universitaires (M. Akdeniz et M. Altıparmak) et de journaliste (Mme Güven). Le fait que cette juridiction ait rejeté leurs recours pour absence de qualité de victime ne signifie pas qu’il s’agissait d’une actio popularis. Ils arguent qu’il ne fait aucun doute que la mesure litigieuse a eu une incidence sur leur droit à la liberté d’expression en tant que journaliste et universitaires qui tentaient de jouer le rôle de « chien de garde public ». À cet égard, ils se référent entre autres à plusieurs arrêts : Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, CEDH 2012, Cengiz et autres, précité, et Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, 8 novembre 2016.
43. Ils soulignent tout d’abord que toute personne a le droit de recevoir des informations sur les activités de la commission d’enquête parlementaire (« la commission ») sans avoir besoin de justifier un intérêt. La liberté de recevoir des informations interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher toute personne de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir. Les requérants soulignent également que, même si l’article 10 de la Convention comprend la liberté de rechercher des informations, la présente espèce ne concerne pas cet aspect de ce droit. À la différence de l’argument du Gouvernement, ils rappellent que leur argument consiste à dire qu’ils n’ont pas demandé à obtenir des informations confidentielles concernant les activités de la commission et n’ont pas présenté une demande tendant à accéder à des informations, telle que le prévoit la loi no 4982 sur le droit de l’information. Ils prétendent vouloir simplement recevoir des informations fournies par la presse ou par d’autres moyens de communication sur l’enquête parlementaire en cours, qui traitait des allégations sérieuses de corruption impliquant quatre anciens ministres.
44. Ils attirent également l’attention de la Cour sur le fait que, selon la thèse du Gouvernement, si toute personne doit démontrer un intérêt personnel à accéder à des informations portant sur des allégations de corruption concernant un ministre, l’administration peut demander à un juge de paix d’ordonner une interdiction de publication de telles informations. Les requérants, comme l’ensemble des justiciables, qui ne faisaient pas parties de l’enquête, ne pouvaient contester une telle mesure. Ils soutiennent que la définition de la notion de « victime » proposée par le Gouvernement conduit à un résultat absurde et déraisonnable.
45. Ils disent que la presse a le droit de diffuser des informations concernant les allégations de corruption dirigées contre les ministres en cause et que le public a le droit de recevoir ces informations. Ainsi, ils ne demandent pas à la Cour de reconnaître le droit du public de recevoir l’information, mais ils soutiennent que leur propre droit de recevoir des informations a été violé. À cet égard, se référant à l’arrêt Khurshid Mustafa et Tarzibachi c. Suède (no 23883/06, § 48, 16 décembre 2008), ils soutiennent que le juge de paix, ayant ordonné la mesure en question, n’a pas procédé à un exercice de mise en balance des intérêts en jeu, en appliquant des critères conformes à l’article 10 de la Convention, et que la Cour constitutionnelle n’a pas remédié à ce manquement.
46. Les requérants arguent que l’interdiction générale de publication et de diffusion tendaient non seulement à assurer la confidentialité de l’enquête mais également à empêcher le public de veiller au bon déroulement du processus lié à une affaire importante de corruption politique impliquant des allégations graves portées contre des anciens ministres. Ils soulignent à cet égard qu’en application de l’article 285 du code pénal si une personne enfreint le secret de l’enquête, elle est passible de peines lourdes (paragraphe 22 ci-dessus). Eu égard à la disposition susmentionnée, une mesure de restriction préalable, qui tendait à interdire la publication de toutes sortes d’informations, ne pouvait constituer une pratique courante dans la poursuite des enquêtes ordinaires.
47. Les requérants précisent également qu’à la différence de la thèse du Gouvernement, il ressort de l’article 98 de la Constitution que le but d’une enquête parlementaire n’était pas de poursuivre une infraction, mais d’effectuer la supervision des membres du Gouvernement (paragraphe 18 ci-dessus). Il ne s’agit pas d’une procédure purement juridique, mais d’une procédure ayant aussi une forte connotation politique. À cet égard, seules les infractions ayant un lien avec la fonction ministérielle peuvent faire l’objet d’une telle enquête. En revanche, les infractions de droit commun sont instruites et poursuivies selon la procédure du code de procédure pénale. Par conséquent, d’après les requérants, cette procédure constitue l’outil de supervision le plus important dont dispose le parlement sur l’exécutif. Dès lors, l’article 285 du code de procédure pénale (paragraphe 22 ci-dessus) ne trouve pas à s’appliquer à la procédure relative à l’enquête parlementaire.
48. Se référant à l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság (précité, § 168), les requérants soutiennent que leur fonction devrait être reconnue par la Cour comme celle de « chien de garde public » et ainsi reconnaître leur qualité de « victime ». À ce titre, la requérante, Mme Güven, explique qu’elle est, en sa qualité de journaliste, très connue en Turquie, comptabilisant 1,88 million d’abonnés sur son compte Twitter, et qu’elle travaillait, à l’époque des faits, pour une chaîne de télévision en tant que commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé. Quant aux deux autres requérants, M. Akdeniz et M. Altıparmak, ils soulignent qu’ils sont universitaires, activistes de premier plan pour la défense des droits de l’homme en Turquie, suivant notamment des affaires sensibles en matière de liberté d’expression, et utilisateurs populaires des plateformes de médias sociaux, telles que Twitter et Facebook, avec des milliers d’abonnés (followers). Au regard de l’émergence d’un journalisme citoyen, ils disent se servir de divers outils et des plateformes susmentionnées pour partager leurs opinions sur les sujets d’actualité.
49. Sur ce point, les requérants estiment que la mesure litigieuse a enfreint non seulement leur droit à la liberté de recevoir des informations ou des idées mais aussi celui de les communiquer. À ce titre, ils soulignent que la collecte d’informations est une étape préparatoire essentielle du journalisme et constitue un élément inhérent et protégé de la liberté de la presse. Les obstacles dressés pour restreindre l’accès à des informations d’intérêt public risquent de décourager ceux qui travaillent dans les médias ou dans des domaines connexes et mènent des investigations sur certains sujets d’intérêt public. En conséquence, ils pourraient être moins à même de jouer leur rôle indispensable de « chien de garde », et leur aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie.
50. Pour ce qui est des récents arrêts de la Cour constitutionnelle, les requérants font savoir que les deux affaires concernent les mesures d’interdiction de publication adoptées par les juges de paix (paragraphes 28 et 29 ci-dessus). Dans la première affaire, la demanderesse était une chaîne télévisée et la Cour constitutionnelle a conclu à l’existence d’une ingérence dans le droit de la demanderesse sans se prononcer sur la différence qui existait entre cette affaire et son arrêt Mahmut Tanal et autres, qui est l’objet de la présente espèce. Dans la seconde affaire, la Cour constitutionnelle a examiné la qualité de victime d’une société de publication, de deux journalistes et d’un membre du parlement. Elle a effectué, dans cette affaire, un revirement jurisprudentiel quant à son approche relative à la qualité de victime par rapport à celle développée dans son arrêt Mahmut Tanal et autres, dans lequel les demandeurs étaient deux membres du parlement, deux journalistes et deux universitaires. Elle n’a pas, cependant, fourni un raisonnement propre à expliquer son revirement jurisprudentiel. À titre d’exemple, dans cette seconde affaire, la qualité de victime de A.Ko. et celle de Z.P.T ont été reconnues en raison de leur profession de journaliste, cet argument était aussi valable pour Mme Banu Güven, une des requérantes de l’affaire Mahmut Tanal et autres et de la présente espèce.
51. Par ailleurs, les requérants soulignent que dans les affaires Yaman Akdeniz et autres et YouTube LLC Corportaion Service Company et autres (paragraphe 27 ci-dessus), rendues par la Cour constitutionnelle, celle-ci avait reconnu la qualité de victime d’une ingérence aux demandeurs, à savoir M. Akdeniz et M. Altıparmak, au même titre qu’un député ayant introduit le recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Ils considèrent que la jurisprudence de cette juridiction concernant l’accès à l’information et le statut de victime est aléatoire, instable, manque de précision et de cohérence, et est arbitraire.
c) Le tiers intervenant
52. Media Legal Defence Initiative (MLDI) observe que l’affaire concerne une décision judiciaire ordonnant une interdiction absolue à toute personne de publier des informations par tous les moyens de communication dans le monde. La mesure n’était pas dirigée contre un individu ou une catégorie d’individus, mais s’apparente aux injonctions contra mundum. Une fois avoir donné un aperçu général des décisions rendues par diverses juridictions sur des mesures similaires et se référant à la jurisprudence pertinente de la Cour, MLDI explique que des restrictions préalables à la liberté d’expression, telles que celles prises dans la présente espèce, appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux. Compte tenu de la nature exceptionnelle des injonctions contra mundum et de leurs impacts considérables sur les droits protégés par l’article 10, il convient d’interpréter de manière large et flexible la notion de victime pour protéger correctement ces droits.
53. MLDI observe que la présente affaire soulève d’importantes questions dont la clarification pourrait contribuer à améliorer les normes de protection de l’une des bases de la Convention. Les injonctions contra mundum restreignent sévèrement le droit de recevoir et de communiquer des informations. Dans de telles circonstances exceptionnelles, l’approche adoptée pour déterminer la qualité de « victime » aux fins de l’application de l’article 34 de la Convention doit être aussi large et souple que les circonstances particulières l’imposent pour assurer l’exécution pratique et effective des droits garantis par la Convention. Pour les injonctions interdisant la divulgation d’informations dans le monde entier prises dans les circonstances exceptionnelles, une interprétation large et souple ne constituerait pas un assouplissement de la règle des demandes spéculatives ou abstraites, mais serait nécessaire pour permettre à la Cour d’accomplir sa tâche consistant à examiner les violations potentiellement graves de la Convention. Une telle interprétation poursuivrait deux buts : d’une part, elle reconnaîtrait la réalité de la situation, à savoir que ces injonctions, de par leur nature même, concernent le plus grand nombre ; d’autre part, elle garantirait une surveillance adéquate pour s’assurer que de telles injonctions soient accordées uniquement dans des circonstances exceptionnelles et que les garanties de la Convention s’appliquent de manière pratique et efficace. La jurisprudence de nombreux pays l’illustre, s’agissant d’une restriction ayant une portée générale, les juridictions appliquent de manière large la notion de victime.
2. Appréciation de la Cour
54. La Cour observe qu’à la suite d’une demande formulée par le président de la commission chargée de traiter les allégations de corruption portées contre quatre anciens ministres, le juge de paix no 7 a adopté, le 25 novembre 2014, une injonction tendant à interdire la diffusion et la publication, par tous les moyens de communication, d’informations sur le contenu des renseignements et des documents demandés et obtenus par la commission, et sur les déclarations des personnes entendues par celle-ci. Le recours en opposition formé par les requérants, M. Akdeniz et M. Altıparmak, à cette décision a été rejeté le 15 décembre 2014 par le juge de paix no 8 d’Ankara. Tous les requérants ont ensuite formé un recours devant la Cour constitutionnelle. Celle-ci a déclaré ce recours irrecevable pour absence de qualité de victime.
55. La Cour rappelle d’emblée que la Convention ne reconnaît pas l’actio popularis. S’agissant d’une requête individuelle introduite en application de l’article 34 de la Convention, elle reconnaît, dans sa jurisprudence constante, qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner in abstracto le droit interne (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 101, CEDH 2014). Elle doit en revanche rechercher si un individu a directement subi les effets d’une disposition de droit interne emportant violation de la Convention (Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 115, 4 avril 2018, avec les références citées). Cette condition est nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de façon rigide, mécanique et inflexible tout au long de la procédure (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 164, CEDH 2015).
56. La Cour rappelle également que, pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention, un requérant doit remplir deux conditions : il doit entrer dans l’une des catégories de demandeurs mentionnées dans cette disposition de la Convention, et doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention. Quant à la notion de « victime », selon la jurisprudence constante de la Cour, elle doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir (Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000-XI). En effet, par « victime », l’article 34 de la Convention désigne la ou les victimes directes ou indirectes de la violation alléguée. Ainsi, l’article 34 vise non seulement la ou les victimes directes de la violation alléguée, mais encore toute victime indirecte à qui cette violation causerait un préjudice ou qui aurait un intérêt personnel valable à obtenir qu’il y soit mis fin (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 47, CEDH 2013). Ce critère ne saurait être appliqué de façon rigide, mécanique et inflexible (Karner c. Autriche, no 40016/98, § 25, CEDH 2003-IX). La notion de victime doit comme les autres dispositions de la Convention faire l’objet d’une interprétation évolutive à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui (Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 38, 27 avril 2004).
57. S’agissant des mesures préventives concernant la liberté d’expression, la réponse à la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime d’une mesure d’interdiction générale, telle que la mesure prise en l’espèce, dépend d’une appréciation des circonstances de chaque affaire, en particulier de la nature et de la portée de la mesure litigieuse et de l’ampleur des conséquences pour lui de pareille mesure (voir, mutatis mutandis, Cengiz et autres, précité, § 49). De toute manière, un requérant doit être en mesure de démontrer qu’il est victime de la violation alléguée. Des « risques purement hypothétiques » pour le requérant de subir un effet dissuasif ne suffisent pas pour constituer une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention (Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et autres (déc), no 68995/13, § 72, 13 novembre 2019) et pour lui reconnaître la qualité de victime.
a) La nature et la portée de la mesure litigieuse
58. La Cour observe d’emblée que le Gouvernement soutient la thèse selon laquelle l’objet de la présente affaire concerne la conduite confidentielle d’une enquête pénale. Se fondant sur les motifs similaires de la Cour constitutionnelle, il soutient que, dès lors que le principe de secret de l’instruction est une règle de droit international et que la mesure litigieuse tendait selon lui à assurer le respect de ce principe, l’affaire ne porte pas sur une question de la liberté d’expression et de la presse.
59. La Cour souligne que les exigences du secret de l’instruction ne sont pas méconnues de sa jurisprudence. Ces exigences visent non seulement à garantir le droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 51, 29 mars 2016), mais aussi à préserver, sous l’angle de l’article 8, le droit au respect de la vie privée d’un prévenu dans le cadre d’une affaire de violation du secret de l’instruction (Craxi c. Italie (no 2), no 25337/94, § 73, 17 juillet 2003). La Cour a considéré en la matière que les autorités nationales n’étaient pas seulement soumises à une obligation négative de ne pas divulguer sciemment des informations protégées par l’article 8, mais qu’elles devaient également prendre des mesures afin de protéger efficacement le droit d’un prévenu (Bédat, précité, § 76, et, voir aussi, Ageyevy c. Russie, no 7075/10, §§ 224-25, 18 avril 2013). En effet, le secret de l’instruction est en règle générale motivé par les nécessités de protéger les intérêts de l’action pénale (voir, notamment, Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 32, 7 juin 2007).
60. La Cour observe à cet égard que l’article 110 § 2 du Règlement intérieur prévoit la confidentialité des travaux des commissions parlementaires (paragraphe 25 ci-dessus). Par ailleurs, l’article 157 du code de procédure pénale dispose que « (...) les actes de procédure effectués au stade de l’instruction sont secrets » (paragraphe 23 ci-dessus). En outre, en vertu de l’article 285 du code pénal, une violation du secret de l’enquête pourrait constituer une infraction pénale (paragraphe 22 ci-dessus).
61. Cependant, pour les motifs exposés ci-dessous, la Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’affaire ne porte pas sur la liberté d’expression et de la presse, étant donné que la mesure litigieuse assure le respect du principe de secret de l’instruction. En effet, cet argument est fondé sur la considération de la Cour constitutionnelle, développée par celle-ci dans son arrêt Mahmut Tanal et autres précitée, selon laquelle la mesure litigieuse « consiste à réitérer les dispositions législatives et celles du Règlement de l’Assemblée relatives au secret de l’enquête et ne contient aucune nouveauté » (paragraphe 14 ci-dessus).
62. Tout d’abord, la Cour considère qu’une mesure consistant à interdire la publication et la diffusion d’informations éventuelles par tous les moyens de communication pose en soi une question au regard de la liberté d’expression. Elle constate à cet égard que l’injonction en cause, qui avait une portée très générale et concernait non seulement le matériel imprimé et visuel mais aussi tout type d’information publiée sur Internet, s’analysait en une restriction préalable, adoptée dans le cadre d’une enquête parlementaire, pour prévenir la publication et la diffusion d’informations éventuelles.
63. À cet égard, la Cour observe que la décision d’injonction provisoire en question peut être assimilée à une restriction préalable, dans la mesure où elle interdisait la publication de toute information, préjudiciable ou non, sur le « contenu des renseignements et des documents demandés et obtenus par la commission, et sur les déclarations des personnes entendues par la commission en tant que témoins, personnes bien informées, experts ou personnes concernées ». Elle couvrait ainsi presque tous les aspects de l’enquête parlementaire en cours.
Or, le secret de l’instruction en tant que principe applicable à la phase d’enquête n’entraîne pas automatiquement une telle interdiction, mais ce principe impose une obligation générale de ne pas divulguer des faits confidentiels relatifs à une enquête (comparer avec Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, 9 novembre 2006, où une mesure de retrait de la vente et d’interdiction de la diffusion de l’exemplaire d’un magazine comportant des documents couverts par le secret d’une enquête parlementaire a été ordonnée par les juridictions nationales pour préserver le secret d’une enquête parlementaire). À cet égard, il est important de souligner qu’en droit turc, l’article 285 du code pénal tend à réprimer ex post facto le fait de violer le secret de l’instruction sans toutefois imposer une interdiction générale de publier le contenu des mesures prises au cours d’une enquête (comparer avec Du Roy et Malaurie c. France, no 34000/96, CEDH 2000-X, où des journalistes avaient été condamnés ex post facto en application d’une loi nationale qui interdisait la publication de toute information, préjudiciable ou non, concernant les procédures ouvertes sur constitution de partie civile). De surcroît, précisant au paragraphe 6 dudit article que « [p]our autant qu’elle respecte les limites du droit à la liberté de communiquer des informations, la publication d’informations sur les actes d’instruction et de procédure pénale ne constitue pas une infraction », l’article 285 garantit donc le droit de publier des informations sur une enquête pénale en cours, en respectant les limites du droit à la liberté de communiquer des informations (paragraphe 22 ci-dessus).
64. De ce fait, l’injonction provisoire en question ne revêt ni la forme d’une « sanction » ex post facto pour la publication d’informations couvertes par le secret de l’instruction (comparer avec Bédat, voir aussi, entre plusieurs autres, Campos Dâmaso c. Portugal, no 17107/05, § 31, 24 avril 2008, Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 33, 28 juin 2011, et A.B. c. Suisse, no 56925/08, § 37, 1er juillet 2014) ni la forme d’un refus des autorités de communiquer une information (comparer avec Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 156).
65. Certes, les circonstances de l’espèce présentent des similitudes avec la mesure d’interdiction prononcée par les juridictions britanniques, visant à publier un article (Sunday Times c. Royaume-Uni ((no 1), 26 avril 1979, série A no 30), et également avec la mesure d’interruption de la diffusion d’un livre prise par le juge des référés (Editions Plon c. France, no 58148/00, CEDH 2004-IV). La présente espèce se distingue cependant des affaires précitées. En effet, alors que, dans les affaires précitées, les injonctions ordonnées par les juges nationaux concernaient des écrits spécifiques dont le contenu était connu, il s’agit en l’espèce d’une mesure générale tendant à interdire la publication et la diffusion dans le futur d’informations éventuelles sur une enquête parlementaire en cours sans viser un quelconque écrit spécifique.
66. À cet égard, la portée de la mesure litigieuse est plutôt comparable à celles examinées dans les arrêts suivants : Çetin et autres c. Turquie (nos 40153/98 et 40160/98, CEDH 2003-III), qui portait sur l’interdiction de la distribution et de l’introduction d’un quotidien, injonction ordonnée par un préfet ; Ürper et autres c. Turquie (nos 14526/07 et 8 autres, 20 octobre 2009) qui concernait la suspension de la publication et de la distribution de certains quotidiens, qui avait été ordonnée par des juridictions nationales pour une période allant de 15 jours à un mois, et Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie (no 28255/07, 8 octobre 2013), qui concernait une injonction d’interdiction de toute nouvelle publication de propos parus dans un quotidien ainsi que de toute information relative à l’action en diffamation qui était en cours. Dans les affaires précitées, comme en l’espèce, les mesures en question visaient des publications devant paraître à des dates ultérieures, dont le contenu n’était pas connu au moment où les injonctions avaient été ordonnées.
b) Les conséquences de la mesure en question sur les droits des requérants
67. La Cour souligne d’emblée que les requérants ne se plaignent pas de se voir refuser l’accès à une quelconque information nécessaire (comparer avec Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 180). Leur grief se rapporte principalement à leur droit à la liberté de communiquer des informations et des idées et ainsi qu’à leur propre droit de recevoir des informations. Il convient à cet égard de souligner qu’il ressort des récents arrêts de la Cour constitutionnelle qui concernaient en partie la mesure litigieuse, l’objet de la présente affaire, que cette juridiction a adopté une interprétation large de la notion de victime et a considéré que les journalistes et les organes de presse, ainsi qu’un membre du parlement pouvaient se prétendre victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression, compte tenu notamment du rôle de ces personnes dans un débat public sur les sujets présentant une haute importance pour la société et dans le contrôle de l’opinion publique sur de tels sujets (paragraphe 29 ci-dessus, voir le considérant nos 34-35 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle). Les parties pertinentes de l’arrêt de la haute juridiction peuvent se lire comme suit :
« [l]a liberté d’expression qui comprend la liberté de la presse inclut les droits d’exprimer et de commenter les opinions et les convictions, de publier et de diffuser les informations et les critiques par l’intermédiaire des moyens [de communication] tels que des journaux, des revues, des livres (...) il est hors de doute que les demandeurs journalistes, à savoir (...) ont subi une entrave dans l’accomplissement de leur fonction journalistique de recevoir et de communiquer des informations. Par conséquent, il convient d’admettre que ceux-ci ont été personnellement et directement touchés par la mesure d’interdiction de publication [litigieuse] (...). »
68. La Cour note qu’à ce titre, la requérante, Mme Güven, dit qu’elle est, en sa qualité de journaliste, très connue en Turquie, utilisatrice populaire de Twitter et qu’elle travaillait, à l’époque des faits, pour une chaîne de télévision en tant que commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé. Quant aux deux autres requérants, M. Akdeniz et M. Altıparmak, ils soulignent qu’ils sont universitaires, œuvrant dans le domaine de la liberté d’expression, et également utilisateurs populaires des plateformes de médias sociaux, telles que Twitter et Facebook, avec des milliers d’abonnés. Au regard de l’émergence d’un journalisme citoyen, ils disent se servir de divers outils et des plateformes susmentionnées pour partager leurs opinions sur les sujets d’actualité.
69. La Cour considère en effet que, selon les requérants, la mesure litigieuse a enfreint non seulement leur droit à la liberté de communiquer des informations ou des idées mais aussi celui d’en recevoir. À cet égard, les requérants disent en premier lieu qu’en raison de l’interdiction litigieuse ils étaient dans l’impossibilité de communiquer et partager leurs idées ou des informations sur cette enquête d’une ampleur publique considérable et d’une grande actualité. Ils estiment que leur fonction devrait être considérée par la Cour comme celle de « chien de garde public » et ainsi reconnaître leur qualité de « victime ». Ils considèrent en second lieu que leur propre droit de recevoir des informations a été enfreint, dans la mesure où ils étaient empêchés de recevoir des informations fournies par la presse ou d’autres moyens de communication sur l’enquête parlementaire en cours dont la commission traitait des allégations sérieuses de corruption impliquant quatre anciens ministres.
70. À la lumière de la récente jurisprudence de la Cour constitutionnelle (paragraphes 28-29 ci-dessus), la Cour peut admettre que le droit de Mme Güven ‒ qui est journaliste ‒ à la liberté de communiquer des informations et des idées a été touché par la décision litigieuse, dans la mesure où elle ne pouvait, ne fût-ce que pendant une période relativement courte, ni publier, ni diffuser d’informations, ni partager ses idées sur un sujet d’actualité qui aurait certainement fait un écho considérable dans l’opinion publique. Pour arriver à cette conclusion, elle accorde notamment du poids au fait que, à l’époque des faits, Mme Güven était commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé dans une chaîne télévisée nationale (voir paragraphes 2 et 48 ci-dessus). Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la collecte des informations, inhérente à la liberté de la presse, est également considérée comme une démarche préalable essentielle à l’exercice du journalisme (Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 52, 25 avril 2006). La Cour a déjà dit à maintes reprises que les obstacles dressés pour restreindre la publication des informations risquent de décourager ceux qui travaillent dans les médias ou dans des domaines connexes de mener des investigations sur certains sujets d’intérêt public (Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, no 37374/05, § 38, 14 avril 2009). Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille mesure risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité (voir, mutatis mutandis, Bédat, précité, § 79).
71. Quant aux deux autres requérants, MM. Akdeniz et Altıparmak, la Cour observe que la situation de ces requérants n’est guère différente de l’affaire Tanrıkulu et autres (décision précitée) où elle n’a pas reconnu la qualité de victime à des lecteurs d’un quotidien visé par une mesure d’interdiction de distribution d’un quotidien. En effet, le seul fait que MM. Akdeniz et Altıparmak – tout comme les autres justiciables en Turquie – subissent les effets indirects de la mesure contestée ne pouvait suffire pour qu’ils se voient reconnaître la qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention. Certes, dans l’affaire Cengiz et autres précitée, la Cour a admis que, dans les circonstances particulières de cette affaire, la décision ayant ordonné le blocage de l’accès à YouTube a affecté le droit de MM. Akdeniz et Altıparmak de recevoir et de communiquer des informations ou des idées. Cependant, pour ce faire, elle a pris en considération notamment le fait que ceux-ci étaient usagers actifs de YouTube, qu’ils enseignaient dans différentes universités, qu’ils menaient des travaux dans le domaine des droits de l’homme, qu’ils accédaient à différents matériaux visuels diffusés par le site en question et qu’ils partageaient leurs travaux par l’intermédiaire de leurs comptes YouTube (ibidem, §§ 50-55). Ces éléments font défaut en l’espèce.
72. Certes, compte tenu du fait que la décision d’injonction provisoire visait non seulement les professionnels des médias traditionnels mais aussi les utilisateurs d’Internet, tels que, par exemple, les blogueurs et les utilisateurs populaires des médias sociaux, MM. Akdeniz et Altıparmak peuvent légitiment prétendre avoir subi les effets indirects de la mesure litigieuse. Cependant, la Cour rappelle que des « risques purement hypothétiques » pour un requérant de subir un effet dissuasif ne suffisent pas pour constituer une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention (Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et autres, décision précitée, § 72). Or, en l’espèce, pendant la brève période au cours de laquelle la mesure était demeurée en vigueur, il n’a jamais été imposé aux requérants de ne pas commenter sur l’enquête en cours par un quelconque moyen de communication, ce qu’ils ne contestent d’ailleurs pas. Ils se plaignent donc d’une mesure de portée générale qui empêche la presse et les autres médias de communiquer des informations relatives à certains aspects de l’enquête parlementaire.
73. En outre, MM. Akdeniz et Altıparmak disent être touchés par la mesure en question, en invoquant leur qualité d’universitaire, œuvrant dans le domaine de la liberté d’expression. À cet égard, la Cour rappelle que, s’agissant du droit d’accès à l’information, les chercheurs universitaires et les auteurs d’ouvrages portant sur des sujets d’intérêt public bénéficient aussi d’un niveau élevé de protection (voir Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 168, avec les références qui y sont citées). Par ailleurs, la liberté académique ne se limite pas à la recherche universitaire ou scientifique, mais s’étend également à la liberté des universitaires d’exprimer librement leurs points de vue et leurs opinions, même s’ils sont controversés ou impopulaires, dans les domaines de leur recherche, de leur expertise professionnelle et de leur compétence (Mustafa Erdoğan et autres c. Turquie, nos 346/04 et 39779/04, § 40, 27 mai 2014). Cependant, en l’espèce, comme il a été souligné ci-dessus (paragraphe 67), les requérants ne se plaignent pas de se voir refuser l’accès à une quelconque information nécessaire (voir, a contrario, Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 180). De même, rien ne donne à penser que la mesure litigieuse ait visé la liberté académique des requérants ou y ait porté atteinte. En effet, il n’est pas allégué devant la Cour que MM. Akdeniz et Altıparmak ont été empêchés de publier leurs commentaires ou recherches académiques sur l’enquête en question, en respectant, pendant la brève période en question, les limites imposées par le principe de confidentialité des travaux des commissions parlementaires, une exigence découlant de l’article 110 § 2 du Règlement intérieur (paragraphe 25 ci-dessus).
74. La Cour rappelle par ailleurs que, selon sa jurisprudence établie, pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard (Senator Lines GmbH c. l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la Finlande, la France, l’Allemagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, l’Espagne, la Suède et le Royaume‑Uni (déc.) [GC], no 56672/00, CEDH 2004‑IV; voir également, Monnat c. Suisse, no 73604/01, §§ 31-32, CEDH 2006‑X). Pour la Cour, le seul fait que MM. Akdeniz et Altıparmak – en leur qualité d’universitaires et utilisateurs populaires des plateformes des médias sociaux – subissent des effets indirects de la mesure en question ne saurait suffire pour les qualifier de « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention. En effet, ces requérants ne démontrent pas en quoi l’interdiction incriminée les touche directement (voir, mutatis mutandis, Tanrikulu et autres, décision précitée).
c) Conclusion
75. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que MM. Akdeniz et Altıparmak n’ont pas pu démontrer un intérêt suffisant pour que leur droit de liberté d’expression entre en jeu et ne peuvent dès lors pas se prétendre victime d’une violation de l’article 10 de la Convention du fait de la mesure litigieuse. Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 10 de la Convention pour autant qu’il a été introduit par MM. Akdeniz et Altıparmak est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
76. En revanche, s’agissant de Mme Banu Güven, elle admet que, dans les circonstances de l’affaire, la requérante, journaliste et commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé à l’époque des faits, peut légitimement prétendre que la mesure litigieuse a atteint son droit à la liberté d’expression.
77. Par conséquent, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la qualité de victime de Mme Banu Güven. Constatant que ce grief, pour autant qu’il a été introduit par celle-ci n’est pas manifestement mal fondé, ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, elle le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Sur l’existence d’une ingérence
78. Ayant circonscrit ci-dessus l’examen de la portée et de la nature de la mesure litigieuse (paragraphes 58-66), ainsi que des répercussions de celle-ci sur les droits de la requérante (paragraphe 67-70), la Cour ne saurait faire abstraction de l’effet dissuasif de celle-ci sur l’exercice de la liberté d’expression. L’injonction litigieuse, qui s’analysait en une mesure restrictive préalable et visait à interdire dans l’avenir la diffusion et la publication de toute information, a eu des répercussions importantes dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression sur un sujet d’actualité.
79. Partant, la mesure en question s’analyse en une « ingérence d’une autorité publique » dans l’exercice des droits garantis par l’article 10. Pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle n’est pas « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.
2. Sur la question de savoir si l’ingérence en question est « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes et « nécessaire dans une société démocratique »
a) Thèses des parties
1. La partie requérante
80. La partie requérante argue qu’aucune disposition légale prévisible en droit turc ne permet aux juges d’imposer une interdiction générale de publication sur l’enquête parlementaire en question.
81. Tout d’abord, elle soutient que l’article 3 de la loi sur la presse ne peut servir de base légale à une interdiction totale de publier les travaux de la commission, dans la mesure où l’interdiction a été ordonnée non seulement dans la presse écrite, mais aussi dans les médias audiovisuels et sur Internet. Or l’article 1 de la loi sur la presse précise que cette loi ne s’applique qu’à la presse écrite. Par ailleurs, il existe deux lois spécifiques qui régissent les médias audiovisuels et les publications sur Internet, à savoir la loi no 6112 du 15 février 2011 relative à la création et aux services de radiodiffusion des radios et télévisions et la loi no 5651 du 4 mai 2007 relative à la régularisation des publications sur Internet et à la lutte contre les infractions commises sur Internet. Ces deux lois n’autorisent pas à un juge de paix d’ordonner une telle injonction générale. Pour ces raisons, l’injonction incriminée est dépourvue de base légale, du moins en ce qui concerne les médias audiovisuels et Internet.
82. En outre, la partie requérante conteste la thèse du Gouvernement selon laquelle la mesure en question ne portait pas sur une interdiction totale de publier les travaux de la commission. Elle pense que cette explication pourrait être interprétée comme un aveu à la censure dont elle estime avoir été soumise, dans la mesure où le Gouvernement accepte que la publication des informations sur l’essence même de l’enquête était interdite. Elle estime toutefois que l’article 3 de la loi sur la presse, qui constitue le fondement de l’interdiction incriminée, n’autorise pas une telle mesure. Cette disposition se limite à préciser le principe et les clauses de restrictions. Or, par exemple, les articles 14 et 25 de la loi sur la presse prévoient des mesures importantes pour protéger les droits d’autrui (paragraphes 20-21 ci-dessus), d’une part, l’article 14 régit le droit de rectification et de réponse en cas de publication d’un texte portant atteinte à l’honneur et à la dignité d’une personne et, d’autre part, l’article 25 interdit la vente, la distribution, ainsi que la saisie de documents publiés lorsqu’il existe un risque de trouble de l’ordre public. Étant donné que la loi prévoit plusieurs mesures visant à restreindre la liberté de la presse, il est invraisemblable de penser, selon la partie requérante, que la mesure la plus draconienne, à savoir une injonction d’interdiction de publication, pourrait être déduite d’un principe général prévu à l’article 3 de la même loi.
2. Le Gouvernement
83. Le Gouvernement soutient que la mesure ordonnée par le juge de paix, qui était fondée sur les articles 26 § 2 de la Constitution, 3 § 2 de la loi sur la presse, 157 du code de procédure pénale et 110 § 2 du Règlement intérieur, était « prévue par la loi » et que la base légale de la mesure en question remplissait les exigences d’accessibilité et de prévisibilité.
84. Par ailleurs, le Gouvernement explique que les activités de la commission sont des procédures judiciaires effectuées par l’organe législatif et soumises à des règles procédurales strictes (délais, interdiction d’organiser des discussions au sein du parlement, etc.) et non des activités parlementaires. Cette fonction a été considérée par la Cour constitutionnelle comme une fonction judiciaire. En outre, l’enquête parlementaire est une instruction pénale, et la commission assume la fonction de bureau du parquet et son rapport porte les caractéristiques d’un acte d’accusation. En effet, une décision de ne pas déférer une personne devant la Haute Cour constitue une décision de non-lieu. Il en ressort que la détermination des caractéristiques des activités de l’enquête parlementaire jouerait un rôle important dans la solution de cette affaire. À cet égard, il insiste sur le fait que l’objet de la présente affaire concerne la conduite confidentielle d’une enquête pénale, qui est une règle de droit international. Par conséquent, le Gouvernement s’oppose toujours à ce que cette affaire soit examinée dans le cadre du droit à la liberté d’expression et de la presse et soutient qu’elle doit être examinée dans le cadre de la règle de droit international de la confidentialité de l’enquête pénale. À la lumière de ces explications, on peut, selon le Gouvernement, facilement conclure que cette décision ne fait pas partie de la catégorie des décisions universellement contraignantes. Elle est requise par l’enquête criminelle en cours, qui est essentiellement menée de manière confidentielle à l’égard du public.
85. Le Gouvernement soutient que, compte tenu du fait que les activités de la commission ont les caractéristiques d’une enquête pénale, il ne fait aucun doute que la décision d’ordonner une interdiction de diffusion et de publication était une obligation imposée par la confidentialité de l’enquête. Il souligne notamment que l’injonction en question a été adoptée par un magistrat, à savoir un juge de paix, à la suite d’une demande de la commission pour une durée limitée et sur la base d’un motif légitime en raison des émissions et publications violant la confidentialité de l’enquête parlementaire et le droit à la présomption d’innocence. De même, la décision d’injonction incriminée ordonnant une interdiction de diffusion et de publication contenait, selon le Gouvernement, un raisonnement pertinent et suffisant, ce qui constitue un autre facteur garantissant la sécurité juridique.
86. Le Gouvernement soutient enfin que la décision imposant l’interdiction de diffusion et de publication était une décision provisoire adoptée dans le but de garantir la confidentialité de l’enquête, qui remplissait les conditions minimales et dont le délai était particulièrement court. La décision en cause garantissait également le respect du droit des personnes à ne pas être considérées comme criminelles et du droit à la protection de la réputation. En outre, elle ne constituait pas un obstacle pour les médias à faire des reportages ou à exprimer des opinions sur l’enquête parlementaire dans la presse écrite, dans les médias audiovisuels et sur Internet sans porter atteinte à la confidentialité de l’enquête et dans le cadre du régime de responsabilité de la presse.
87. Bref, le Gouvernement considère que la décision attaquée remplissait les conditions minimales devant être recherchées dans le cadre d’une mesure provisoire adoptée au cours d’une enquête pénale. Il est donc entendu que la décision en question ne présente pas les caractéristiques d’une censure.
b) Appréciation de la Cour
88. Les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi beaucoup d’autres, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015, avec d’autres références).
89. Quant à l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à de nombreuses reprises qu’au sens de l’article 10 § 2 on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre à une personne de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, elle doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 141, CEDH 2012).
90. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir ainsi que du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 144, 27 juin 2017).
91. En l’espèce, la Cour observe que la mesure litigieuse ordonnée par le juge de paix d’Ankara avait une base légale, à savoir l’article 110 § 2 du Règlement intérieur et l’article 3 § 2 de la loi sur la presse. Certes, le Gouvernement a également cité l’article 26 § 2 de la Constitution comme base légale de la mesure litigieuse. Cependant, il ne ressort pas du dossier que les juridictions nationales se sont fondées sur cette disposition générale de la Constitution.
À la question de savoir si l’article 110 § 2 du Règlement intérieur et l’article 3 § 2 de la loi sur la presse répondaient également aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité, la partie requérante estime qu’il faut répondre par la négative, ces dispositions ne sauraient constituer la base légale de la mesure litigieuse.
92. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour répondre à ces exigences, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, qui constitue l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (voir, parmi beaucoup d’autres, Sunday Times, précité, § 49, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I).
93. La question qui se pose ici est celle de savoir si, au moment où la mesure litigieuse a été prise, il existait une norme claire et précise de nature à permettre à la requérante de régler sa conduite en la matière.
94. La Cour observe d’emblée que par un arrêt du 11 juillet 2019, publié au Journal officiel le 17 septembre 2019, la Cour constitutionnelle a examiné la base légale de la mesure d’interdiction de publication ordonnée par les juges de paix et a conclu à la violation du droit à la liberté d’expression et de la presse au motif que l’ingérence en question ne remplissait pas l’exigence de légalité (paragraphe 28 ci-dessus). Les parties pertinentes de cet arrêt concernant l’article 3 § 2 de la loi sur la presse peuvent se lire comme suit :
« 44. L’article 3 § 2 de la loi [sur la presse] énumère les restrictions préalables à la liberté de la presse. Il n’est pas contesté que cette disposition constitue formellement une loi. Cependant, cet article ne contient aucune disposition autorisant le recours à une mesure d’interdiction de publication en tant que mesure préventive. Par conséquent, lorsqu’une mesure d’interdiction de publication est adoptée dans le cadre d’une procédure pénale, l’on ne saurait dire que les conséquences juridiques des agissements et des faits, ainsi que l’étendue du pouvoir des autorités étaient définies avec un certain degré de certitude. Il en découle que le second paragraphe de l’article 3 de la loi [sur la presse] ne remplissait pas les critères de « prévisibilité » et de « clarté » en ce qui concerne la mesure d’interdiction de publication dans le cadre d’une instruction pénale (...) »
95. Par ailleurs, la haute juridiction a également examiné la question de savoir si l’article 28 § 5 de la Constitution, qui autorise le recours à une interdiction de publication, pouvait constituer la base légale de la mesure litigieuse. Elle a répondu à cette question par la négative en considérant ce qui suit :
« 45. Il est vrai que la Constitution [en son article 28 § 5] autorise le recours à une interdiction de publication sous réserve de respecter les conditions énumérées (...) Cependant, il n’existe pas une disposition législative autorisant une interdiction de publication dans le cadre d’une instruction pénale et comportant les qualités expliquées ci-dessus. »
96. La Cour fait sienne la conclusion de la Cour constitutionnelle quant à la base légale de la mesure litigieuse.
97. Dans ces circonstances, l’ingérence litigieuse a manqué de « base légale » au sens de l’article 10 et n’a pas permis à la partie requérante de jouir du degré suffisant de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences de cette disposition.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef de la requérante Mme Banu Güven.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION
98. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, les requérants se plaignent de l’iniquité de la procédure, compte tenu de l’absence de motivation de la décision du juge de paix no 8 ayant examiné leur opposition. En outre, ils arguent que les décisions adoptées par le juge de paix ne sont pas soumises à un contrôle judiciaire efficace, dans la mesure où les oppositions formées contre ses décisions sont examinées par un autre juge de paix. Ils reprochent enfin aux autorités internes de ne pas avoir dûment examiné leur recours portant sur une atteinte selon eux injustifiée à leur droit à la liberté d’expression, et d’avoir ainsi méconnu l’article 13 de la Convention. Ils plaident notamment que l’approche – très restrictive selon eux – de la notion de « victime » adoptée par la Cour constitutionnelle les a privés d’un recours efficace.
99. La Cour rappelle d’emblée avoir déclaré irrecevable le grief tiré de l’article 10 de la Convention pour autant qu’il était introduit par MM. Akdeniz et Altıparmak au motif que ceux-ci ne peuvent se prétendre victime d’une violation de l’article 10 de la Convention du fait de la mesure litigieuse (paragraphe 75 ci-dessus). À cet égard, elle note l’étroite corrélation entre les griefs des requérants tirés des articles 6 et 10 de la Convention. Elle en conclut que le défaut de qualité de victime de ces requérants au titre de l’article 10 de la Convention se répercute également sur le grief tiré de l’article 6 de la Convention (voir, dans le même sens, Akdeniz, décision précitée, § 29). De même, compte tenu des conclusions qu’elle a exposées ci-dessus, elle estime que les requérants ne pouvaient prétendre à aucun grief défendable au titre de l’article 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Tanis c. Grèce (déc.), no 21020/15, 21 mai 2019). Il s’ensuit que cette partie de la requête, pour autant qu’elle était introduite par MM. Akdeniz et Altıparmak, est irrecevable et doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
100. Pour autant que ces griefs étaient soulevés par la requérante Mme Banu Güven, la Cour observe que l’essence des griefs de l’intéressée, qui n’a pas formé opposition contre la mesure litigieuse devant le juge de paix, porte sur le rejet par la Cour constitutionnelle de son recours individuel. Elle relève que dans son analyse portant sur le grief tiré de l’article 10 de la Convention, elle a suffisamment tenu compte des circonstances dénoncées par la requérante. Par conséquent, eu égard à son constat relatif à cette disposition (paragraphe 97 ci-dessus), elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé des autres griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ürper et autres, précité, § 49 ; voir aussi, Ahmet Yıldırım, précité, § 72).
4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
101. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
102. En premier lieu, la partie requérante dit avoir formulé une demande de satisfaction équitable sans donner de détails. En second lieu, elle réclame une somme totale de 3 000 euros (EUR) pour les honoraires d’avocat. À l’appui de cette demande, elle fournit trois conventions d’honoraires.
103. Le Gouvernement conteste ces prétentions qu’il estime excessives et insuffisamment étayées.
104. La Cour observe tout d’abord que, comme le veut l’article 60 § 2 du règlement, toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie (Syssoyeva et autres c. Lettonie (radiation) [GC], no [60654/00](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2260654/00%22%5D%7D), § 133, CEDH 2007-I). Elle observe en l’espèce que la partie requérante n’a présenté aucune demande pour dommage, conformément à la disposition précitée. En conséquence, il n’y a pas lieu de leur accorder de somme à ce titre.
105. Pour ce qui est de la demande formulée pour frais et dépens, la Cour rappelle en revanche que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux se trouvent établis. Elle observe en l’espèce que la partie requérante s’est contentée de fournir les conventions d’honoraires sans pouvoir produire aucune preuve démontrant le paiement effectif de ces sommes. Elle rappelle cependant que l’on ne saurait limiter le remboursement d’honoraires aux seules sommes déjà versées par l’intéressé à son avocat (I.M. c. France, no [9152/09](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%229152/09%22%5D%7D), § 170, 2 février 2012). Une approche restrictive pourrait en effet dissuader beaucoup d’avocats de représenter devant la Cour les requérants les moins aisés. Pour autant, un accord conclu sous forme écrite ou orale et engageant contractuellement un avocat et son client ne saurait lier la Cour, qui doit évaluer le niveau des frais et dépens à rembourser non seulement par rapport à la réalité des frais allégués, mais aussi par rapport à leur caractère raisonnable (voir, mutatis mutandis, Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 2000-XI; voir aussi, Fernandes Pedroso c. Portugal, no 59133/11, § 156, 12 juin 2018). À cet égard, il n’est pas allégué que les honoraires d’avocat justifiées par une convention d’honoraire ne sont pas recouvrables selon le droit interne (comparer avec Fadeïeva c. Russie, no 55723/00, § 147, CEDH 2005‑IV). Par conséquent et compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, ainsi que de ses conclusions relatives à la requête no 41139/15 (paragraphes 75 et 97 ci-dessus), la Cour estime raisonnable d’accorder, tous frais confondus, la somme de 1 500 EUR à la requérante Mme Banu Güven.
106. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête no 41146/15 introduite par Mme Banu Güven recevable quant au grief tiré de 10 de la Convention ;
3. Déclare, à la majorité, la requête no 41139/15 introduite par MM. Akdeniz et Altıparmak irrecevable;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef de la requérante Mme Banu Güven ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé des autres griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention pour autant qu’ils étaient introduits par la requérante Mme Banu Güven ;
6. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 1 500 EUR (mille cinq cent euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement:
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
7. Rejette, par six voix contre une, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 mai 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithJon Fridrik Kjølbro
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge E. Kūris.
J.F.K.
S.H.N.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE KŪRIS
(Traduction)
1. Je n’ai pas pu me rallier au vote de la majorité sur le point 3 du dispositif de l’arrêt. Par conséquent, j’ai également voté contre le point 7.
2. À mon avis, les griefs des deux requérants énoncés au point 3 devaient être déclarés recevables et examinés sur le fond.
3. Il est parfaitement compréhensible que le droit de communiquer des informations sur une enquête parlementaire, surtout si elle est en cours, puisse être assorti de restrictions légitimes, en particulier pour les motifs énoncés à l’article 10 § 2 de la Convention. Ces restrictions ne doivent toutefois pas être inconditionnelles ou dépourvues de limites, et elles ne doivent pas s’assimiler à une interdiction générale exempte de réserves couvrant tout ce qui se rapporte à la diffusion des informations sensibles en question.
4. Dans la présente espèce, l’interdiction de communiquer des informations sur l’enquête parlementaire présentait un caractère absolu, nonobstant le fait que l’enquête en question portait sur un sujet revêtant une importance exceptionnelle et présentant un grand intérêt public. L’injonction litigieuse était formulée en termes si généraux que, censément au nom de la protection des personnes concernées, il était interdit de communiquer non seulement les informations susceptibles de nuire à ces dernières, mais aussi celles qui leur auraient été favorables. Cette injonction était complètement exempte de réserves ; il s’agissait d’une interdiction contra mundum. Elle allait donc à l’encontre du cœur même du principe de la liberté d’expression tel que consacré par l’article 10, qui recouvre, à titre d’élément essentiel et même de préalable, la liberté de rechercher ou de recevoir des informations. La Cour a reconnu, certes un peu tardivement, l’importance de ce droit de rechercher ou de recevoir des informations dans l’arrêt de principe adopté dans l’affaire Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie ([GC], no 18030/11, 8 novembre 2016). Cet arrêt illustre l’interprétation évolutive et progressiste de la Convention, en particulier de ses dispositions relatives à la liberté d’expression.
5. Je ne m’attarderai pas sur l’interprétation évolutive d’une autre catégorie juridique, celle de la qualité de victime des requérants qui sont touchés par les mesures litigieuses dont ils se plaignent. Le présent arrêt cite des éléments importants de la jurisprudence concernant cet aspect, en particulier l’arrêt Roman Zakharov c. Russie ([GC], no 47143/06, CEDH 2015). Je me contenterai de dire que l’évolution de l’approche retenue par la Cour concernant la notion de victime d’une violation alléguée est, elle aussi, progressiste au sens où les mesures qui ont été prises par les autorités à l’intention non d’une personne en particulier mais de la collectivité dans son ensemble peuvent en principe être contestées devant la Cour avant qu’un requérant potentiel se trouve dans la situation d’être sanctionné pour avoir tenté d’exercer un droit reconnu par la Convention en contrevenant à ces mesures. Le caractère progressiste de cette évolution tient au fait que la Cour se rallie graduellement, si ce n’est définitivement, à l’idée que c’est beaucoup plus favorable à la victime et, tout simplement, plus correct : elle préfère traiter les victimes potentielles d’une atteinte alléguée comme des « victimes » aux fins de l’article 34, plutôt que de les laisser courir le risque de devenir des victimes à part entière et d’avoir à connaître de leurs griefs post factum seulement, ce qui dans certaines circonstances peut signifier sero (trop tard). La Convention ne tend pas que vers la réparation – elle vise tout autant à prévenir ce qui pourrait ultérieurement devoir être réparé.
6. Considérées ensemble, ces deux trajectoires de développement évolutif de la jurisprudence de la Cour donnent à penser que, lorsqu’une interdiction contra mundum vient frapper la communication d’informations sur un sujet aussi important pour le public que celui en cause dans la présente espèce, le cercle des victimes (potentielles) doit être large. Je dirais même très large, du moins dans une démocratie dans laquelle les gouvernants ne se tiennent pas à l’écart des gouvernés. Quelles que soient les limites de ce cercle (car il doit en effet y en avoir), ceux dont le métier consiste à commenter ces sujets d’importance doivent se trouver à l’intérieur de ce cercle. Le cadre dans lequel ils se livrent à cette activité (dans l’exercice de leur profession, en qualité de citoyens ou autres) devrait être totalement indifférent lorsqu’il s’agit de reconnaître la validité de leur intérêt à communiquer les informations en question au grand public (sous réserve, naturellement, de restrictions justifiables, c’est-à -dire prévues par la loi, raisonnables et prévisibles).
7. Ces victimes (potentielles) peuvent être des femmes et des hommes de lettres, et notamment (mais pas seulement), des journalistes. Il peut s’agir d’analystes et de commentateurs divers et variés. Il peut s’agir d’hommes et de femmes politiques. Il peut s’agir de fonctionnaires, de défenseurs des droits de l’homme, ou de militants de tout autre type. Il peut s’agir de juristes. Oui, et il peut aussi s’agir d’universitaires. Ces universitaires ne doivent pas nécessairement appartenir aux professions juridiques, puisque les sujets d’importance pour le public ne sauraient être, et ne sont pas, cantonnés à un seul ou à quelques domaines de l’existence, et encore moins aux questions purement juridiques.
8. Non, je ne plaide pas pour l’actio popularis, « l’action du citoyen », « l’action du contribuable », ou quoi que ce soit de ce genre. Je consens à reconnaître, et pas uniquement en théorie, que dans certaines circonstances certains membres de la collectivité peuvent ne pas être englobés dans le cercle des victimes (potentielles) d’une injonction contra mundum.
9. Quoi qu’il en soit, compte tenu en particulier des questions relatives à la communication d’informations qui était visée par l’interdiction litigieuse, ce n’était pas dans la présente espèce que la chambre aurait dû s’appuyer sur une distinction aussi superficielle entre la profession de journaliste et celle de professeur de droit.
10. Or c’est précisément ce qu’a fait la majorité. Les griefs de Mme Güven ont été déclarés recevables au motif qu’à l’époque considérée cette requérante était journaliste (elle l’est toujours), ce qui, de l’avis de la majorité, lui permet de se dire victime de l’injonction litigieuse. Au contraire (si contraire il y a), les deux autres requérants étaient à l’époque considérée (et sont toujours) professeurs de droit à l’université. La majorité a estimé qu’à ce titre, ils n’avaient pas prouvé le caractère légitime de leur intérêt à communiquer les informations en question, même sous réserve de certaines restrictions qui, je tiens à le répéter, auraient pu être parfaitement compréhensibles dans leur principe, bien que rien de pareil ne fût prévu dans l’injonction litigieuse.
11. En résumé, la majorité a examiné les griefs de Messieurs Akdeniz et Altıparmak du point de vue de la liberté académique de ceux-ci (paragraphe 73 de l’arrêt). En tant que tels, ces griefs ont été distingués et démarqués de ceux de Mme Güven, lesquels ont été examinés du point de vue de la liberté d’expression de l’intéressée.
12. Comme si la liberté d’expression du corps enseignant se limitait à sa liberté académique.
13. Ou, plus largement, comme si la liberté d’expression se limitait à la liberté de communiquer des informations qui sont en lien avec sa profession.
14. Dans ce contexte, on peut rappeler qu’à l’époque considérée, Messieurs Akdeniz et Altıparmak géraient (et c’est toujours le cas) un portail sur Internet (cyber-rights.org) et qu’ils y postaient des informations (à vrai dire, ils en publiaient aussi ailleurs).
15. On peut se demander si, dans l’hypothèse où ces deux requérants n’avaient pas été aussi des universitaires, ils auraient pu être assimilés à des journalistes, ou plus largement, à des acteurs des médias et, en tant que tels, reconnus par la chambre comme des victimes (potentielles) de l’interdiction absolue litigieuse.
16. Mais rien ne différencie essentiellement les griefs de Mme Güven de ceux de Messieurs Akdeniz et Altıparmak. À mon avis, la profession des requérants ne justifie pas l’appréciation différente qui est faite de leurs griefs aux fins de l’article 34. Il est déconcertant que la chambre ait admis que cette injonction litigieuse ait pu porter atteinte à la liberté d’expression d’une journaliste, mais pas à celle de professeurs de droit et de militants des droits de l’homme.
17. Qui plus est, l’un des requérants « recalés » était (et est toujours) directeur d’un centre pour les droits de l’homme, tandis que l’autre était à la tête d’une ONG œuvrant pour les droits de l’homme. Je trouve très regrettable que la majorité ait considéré que cela aussi était dénué de toute pertinence.
18. Mais quelle différence essentielle cela fait-il que l’actualité brûlante du jour soit commentée publiquement par un journaliste ou par un militant des droits de l’homme ? Naturellement, ni le statut ni la fonction de journaliste, pas plus que le statut de militant des droits de l’homme, n’appelle en soi à l’indulgence. Le journaliste comme le militant peuvent se fourvoyer. Tous deux peuvent s’écarter de leur mission. Ils peuvent aussi enfreindre la loi. Mais avant qu’ils se fourvoient, qu’ils s’écartent de leur mission ou qu’ils enfreignent effectivement la loi, tous deux doivent être perçus comme des « chiens de garde » de la société civile.
19. Théorie mise à part, il apparaît que dans la présente espèce une distinction de principe a été établie entre ces deux catégories de « chiens de garde ». Il apparaît aussi que les « chiens de garde » de l’une de ces deux catégories (mais pas de l’autre) devraient soit moins se comporter comme des « chiens », c’est-à -dire aboyer moins, soit à tout le moins assurer une « garde » moins vigilante. Et s’ils veulent monter la « garde » plus attentivement, la Cour est disposée à admettre qu’on les empêche d’en voir trop.
20. Quelle triste ironie de constater que la chambre, qui est l’organe judiciaire d’une cour des droits de l’homme, a rejeté les requêtes de défenseurs des droits de l’homme pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention dans une affaire dans laquelle elle a consenti à examiner sur le fond une requête dans les faits identique présentée par une journaliste.
21. La jurisprudence de la Cour est le produit de décennies d’évolution. Autrefois excessivement (et, comme certains le diraient avec le recul, indûment) restrictive, la position de la Cour peut évoluer (et c’est d’ailleurs parfois le cas) pour prendre un tour plus favorable aux droits de l’homme, et donc plus progressiste. En 2015 et en 2016, c’est ce type d’évolution qu’a connue l’approche retenue par la Cour concernant le droit de rechercher et de recevoir des informations ainsi que la qualité de victime des requérants.
22. Les deux requérants malheureux en ont fait l’expérience en personne. M. Akdeniz était le requérant de l’affaire Akdeniz c. Turquie (déc., no 20877/10, 11 mars 2014). Les griefs qu’il avait formulés sous l’angle de l’article 10 (et de l’article 6) ont été déclarés incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention (je faisais moi-même partie de la composition de la chambre qui a adopté cette décision – non pas à l’unanimité, mais à la majorité). Moins de deux ans plus tard, ces deux requérants ainsi que la troisième personne concernée ont vu la chambre de la Cour accueillir les griefs qu’ils formulaient sur le terrain de l’article 10 dans l’affaire Cengiz et autres c. Turquie (nos 48226/10 et 14027/11, CEDH 2015) ; je dois ici préciser que le gouvernement défendeur s’est opposé à la recevabilité de leur requête en alléguant une incompatibilité non pas ratione personae, mais ratione materiae.
23. Mais il est également vrai que la jurisprudence de la Cour renferme de nombreux précédents antérieurs à cette évolution progressiste. Nonobstant le fait que les arrêts tels que Roman Zakharov c. Russie et Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie (tous deux précités) sont invoqués dans le présent arrêt, le rejet des griefs de Messieurs Akdeniz et Altıparmak repose, du moins en grande partie, sur leur mise en opposition avec les griefs de Mme Güven, ce qui, à son tour, trouve sa justification dans la jurisprudence de la Cour antérieure aux arrêts Roman Zakharov c. Russie et à Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie, qui datent respectivement de 2015 et 2016, et en particulier dans l’analogie avec la décision Tanrıkulu et autres c. Turquie (déc., no 40150/98, 40153/98 et 40160/98, 6 novembre 2001). À mon avis, la mise en opposition susmentionnée était très artificielle et la justification ainsi que l’analogie évoquées ci-dessus revêtent un caractère formaliste et mécanique.
24. L’évolution de la jurisprudence de la Cour n’est jamais à sens unique. Elle est dans l’ensemble progressiste, mais elle peut aussi s’orienter dans la direction opposée par certaines de ses particularités. À sa manière, elle fait un pas en avant et un pas en arrière. Le présent arrêt relève de cette seconde catégorie. Il introduit, et peut-être même renforce, l’approche sélective de la liberté d’expression. Pour dire les choses sans ambages, la liberté d’expression des journalistes y est considérée comme étant plus précieuse et méritant une protection plus forte au titre de la Convention que celle des représentants du corps enseignant. C’est intenable, injuste, et tout simplement peu convaincant. En effet, pourquoi l’intérêt de celui qui commente l’actualité politique du jour à recevoir et à communiquer des informations est-il considéré comme couvert par l’article 10 lorsque cette personne se trouve être un journaliste, tandis que ce même intérêt échappe à la protection de cet article lorsque les intéressés sont des professeurs (ou, en l’occurrence, des défenseurs des droits de l’homme), alors même qu’ils font exactement la même chose (ou que telle est leur intention) ? Je ne comprends pas.
25. On peut considérer le présent arrêt comme un compromis. D’une certaine manière, c’en est un. D’un côté, du fait de l’approche restrictive retenue par la majorité, tout le monde n’est pas en droit de contester les interdictions générales de communiquer des informations sur des sujets présentant un grand intérêt public. D’un autre côté, la chambre a de toute façon jugé que ce type d’interdictions n’était pas admissible au regard de la Convention.
26. Je souscris pleinement à ce dernier constat. Néanmoins, je ne suis pas certain que le compromis trouvé soit solide. Les compromis ne devraient pas reposer sur des méthodologies défaillantes.
27. En effet, si nous développons la méthodologie qui est employée dans le présent arrêt, nous pourrions un jour nous retrouver dans une situation dans laquelle certains autres droits (c’est-à -dire des droits couverts par d’autres articles de la Convention) recevront eux aussi une protection d’intensité variable (et certains ne seront peut-être pas protégés du tout) suivant non pas la nature de l’atteinte au droit en question et la nature des activités (professionnelles ou autres) des requérants, mais les caractéristiques des requérants telles que leur vie professionnelle ou leur lieu de travail.
Avant d’être élu à la Cour en 2013, je commentais moi-même diverses questions dans les médias, y compris – oh mon Dieu ! – certaines enquêtes parlementaires. À cette époque-là , j’étais aussi professeur d’université, et c’était d’ailleurs mon emploi principal. Par chance, le Parlement lituanien (Seimas) n’a jamais imposé d’interdiction contra mundum sur les questions que je m’évertuais à commenter (bien que certaines informations ne fussent pas accessibles au grand public ni aux commentateurs tels que moi – pour des raisons que beaucoup, moi-même y compris, trouveraient parfaitement légitimes). Une fois arrivé au terme de mon mandat à la Cour, je pourrais souhaiter reprendre mon emploi de professeur d’université, et, parallèlement à l’enseignement, je pourrais vouloir publier des commentaires sur ces questions dans les médias. Dans une situation purement hypothétique (que j’espère improbable) où une interdiction générale telle que celle en cause dans la présente affaire serait en vigueur, je devrais y réfléchir à deux fois avant d’essayer – à l’instar des requérants de la présente espèce – de faire valoir mes droits tels que garantis par l’article 10. Cela signifie que je devrais sérieusement me demander si je veux rester professeur d’université ou embrasser exclusivement une carrière de commentateur dans les médias. À la lumière du présent arrêt, pour avoir qualité pour agir devant cette Cour dans une affaire telle que la présente espèce, je devrais quitter l’université et aspirer à un statut supérieur au regard de l’article 10 – c’est-à -dire au statut de journaliste ou à toute autre profession pouvant y être assimilée. Même si telle n’est clairement pas l’intention de la Cour, quel incroyable Berufsverbot ce serait.