DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE İBRAHİM TOKMAK c. TURQUIE
(Requête no 54540/16)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Sanction disciplinaire, par les instances de la Fédération turque de football, privative des fonctions d’arbitre de football pendant trois mois, ayant pour conséquence automatique l’annulation de la licence d'arbitre, en raison de commentaires et partage d’une publication sur la mort d’un journaliste sur son compte Facebook • Absence de mise en balance des intérêts en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour • Sanction lourde avec effet dissuasif • Motifs ni pertinents ni suffisants
Art 6 § 1 (civil) • Absence d’indépendance et d’impartialité du comité d’arbitrage
STRASBOURG
18 mai 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire İbrahim Tokmak c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête (no 54540/16) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. İbrahim Tokmak (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 août 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs formulés sur le terrain des articles 6 § 1, 10, 13 et 14 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 avril 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la décision des instances de la Fédération turque de football (TFF) d’infliger au requérant, arbitre de football à l’époque des faits, une sanction de privation des droits attachés à ses fonctions pendant trois mois en raison d’une publication qu’il avait faite sur son compte Facebook.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1981 et réside à Istanbul. Il a été représenté par Mes M. Yaşar et B. Yılmaz, avocats à Istanbul.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
4. À l’époque des faits, le requérant était arbitre de football.
5. Le 2 janvier 2016, il partagea sur son compte Facebook une publication Facebook d’un tiers à propos de H.K., chroniqueur et éditeur d’un quotidien, qui était décédé deux jours plus tôt dans une chambre d’hôtel pendant un voyage en Arabie saoudite. La presse rapporta à l’époque que l’intéressé était décédé d’une crise cardiaque qui avait été provoquée par la prise d’un médicament utilisé pour les troubles d’érection.
6. Dans la publication originale, on voyait une photo de H.K., perceuse à la main, accompagnée du texte suivant :
« Pendant des années tu as traité Atatürk d’ivrogne, tu disais qu’il était mort à cause de l’alcool et qu’il n’était qu’un alcoolique, puis tu meurs à cause du Viagra en terre sainte à La Mecque... C’est ce qu’on appelle une « leçon » (...) »
La publication était accompagnée du commentaire suivant, rédigé par l’administrateur de la page :
« Que l’enfer soit ta demeure, oncle [H.] ! Merci, le Viagra ! »
En partageant cette publication, le requérant ajouta lui-même le commentaire suivant :
« C’était un vrai fils de pute (...) Merci à ceux qui ont inventé le Viagra ! »
7. Le 18 février 2016, jugeant que la publication susmentionnée enfreignait l’article 38 a) de l’instruction du comité central des arbitres (paragraphe 9 ci-dessous), la commission de discipline du football professionnel (« la commission de discipline ») de la TFF infligea à l’intéressé, en application de l’article 46 § 1 de l’instruction disciplinaire du football (paragraphe 10 ci-dessous), une sanction de privation des droits attachés à ses fonctions pendant trois mois.
8. Le 25 février 2016, saisi d’une opposition formée par le requérant contre la décision rendue par la commission de discipline, le comité d’arbitrage de la TFF (« le comité d’arbitrage ») confirma la sanction qui avait été infligée à l’intéressé, la jugeant pertinente et proportionnée.
Le comité d’arbitrage releva d’abord que, comme toute personne chargée du fonctionnement et de la gestion du football auprès de la TFF, les arbitres, qui, en tant que représentants de la TFF, étaient l’unique autorité sur le terrain, devaient être attentifs à leur vie sociale et à leur comportement. Il souligna que compte tenu de la grande influence du football sur la société et du fait que le domaine du sport était fragile et sujet aux provocations, les actes et comportements des arbitres dans leur vie sociale seraient attribués par le grand public à la TFF et porteraient atteinte aux droits de la personnalité et à la réputation de celle-ci, laquelle devait se tenir en dehors de la politique, être objective et impartiale. Il ajouta que, au même titre que toute personne qui encadre l’activité footballistique auprès de la TFF, les arbitres, du reste ses principaux acteurs, se devaient d’adopter une attitude positive et constructive dans leur vie sociale et dans leur comportement, que ce soit dans le domaine du football ou par ailleurs, en dehors de toute considération politique et dans le respect du principe du fair-play.
Le comité d’arbitrage estima que la publication litigieuse contenait des expressions irrespectueuses de la mémoire d’une personne décédée, qui ne pouvait plus se défendre, que la protection posthume d’un défunt contre toute atteinte devait être considérée comme un devoir humain, civil et social, et que la publication en question était ainsi constitutive de l’infraction disciplinaire, prévue à l’article 38 a) de l’instruction du comité central des arbitres, consistant à publier, commenter et partager sur les réseaux sociaux un contenu contraire aux valeurs de la culture nationale, morale et sportive.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
9. En ses parties pertinentes, l’article 38 de l’instruction du comité central des arbitres, intitulé « Mesures disciplinaires », se lit comme suit :
« a) Les membres des comités [de la Fédération], arbitres, observateurs, entraineurs et éducateurs qui, sans excuse valable, refusent systématiquement des missions, tentent d’influencer l’issue d’un match, adoptent une attitude qui, au travers de leur vie sociale et de leur comportement, est susceptible de porter atteinte à la dignité de la communauté footballistique, apparaissent comme commentateur de football et d’arbitrage dans les médias audiovisuels et écrits (y compris Internet) et sur les réseaux sociaux, et qui publient, commentent et partagent sur les réseaux sociaux des contenus contraires aux valeurs de la culture nationale, morale et sportive se verront infliger par les commissions de discipline les sanctions d’annulation de leur licence et de privation des droits attachés à leur fonctions.
b) Les licences des arbitres, observateurs, entraineurs et éducateurs qui se sont vu infliger, quelle qu’en soit la raison, par des décisions définitives rendues par les commissions de discipline soit une seule sanction de privation des droits attachés à leurs fonctions pendant trois mois soit plusieurs sanctions de privation des droits attachés à leurs fonctions pendant plus de six mois au total, sont annulées sans autre décision.
(...) »
10. Le passage pertinent de l’article 46 de l’instruction disciplinaire du football, intitulé « Acte non conforme aux instructions », est ainsi libellé :
« 1. Une personne ou un club qui enfreint les dispositions de la législation relative au football, les règlements de la TFF et les règles du jeu de football se verra infliger, sauf disposition spécifique, les sanctions disciplinaires prévues dans cette instruction.
(...) »
11. Pour un résumé détaillé du droit interne et international pertinent en l’espèce, voir Ali Rıza et autres c. Turquie (nos 30226/10 et 4 autres, §§ 45‑141, 28 janvier 2020).
EN DROIT
1. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention concernant l’independance et l’impartialité du comité d’arbitrage
12. Le requérant met en doute l’indépendance et l’impartialité du comité d’arbitrage, arguant que cet organe dépend de la TFF du point de vue organique et économique. Il invoque à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...), par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
1. Sur la recevabilité
13. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité, plaidant que le grief formulé par le requérant est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Il soutient que la procédure faisant l’objet de la présente affaire porte sur l’organisation et le fonctionnement du football ainsi que sur le maintien de la discipline dans ce domaine et constitue un litige sui generis ayant trait exclusivement à la communauté sportive et footballistique. Il argue que cette affaire ne porte ni sur une contestation relative aux droits ou obligations de caractère civil du requérant, notamment ses droits pécuniaires ou non pécuniaires, ni sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale dirigée contre lui. Il estime qu’à la différence de l’affaire Ali Rıza et autres, précitée, où il était question des droits pécuniaires découlant des relations contractuelles entre un club de football et une personne privée, la présente affaire concerne la procédure disciplinaire suivie devant les organes du football professionnel relevant du droit du sport et ne met en jeu aucun droit de caractère civil. Il considère par conséquent que l’article 6 de la Convention n’est pas applicable en l’espèce.
14. Le requérant combat la thèse du Gouvernement. Il expose qu’à l’issue de la procédure disciplinaire litigieuse il s’est vu infliger une sanction qui a abouti à l’annulation de sa licence d’arbitre. Il soutient donc qu’en l’occurrence ses droits de nature pécuniaire et, par conséquent, de caractère civil se trouvaient en jeu. Il argue qu’il a été soumis à un arbitrage obligatoire, qui devait, selon lui, offrir les garanties prévues à l’article 6 § 1 de la Convention. Il estime donc que cette disposition est applicable en l’espèce.
15. La Cour note qu’en l’espèce le requérant, arbitre de football à l’époque des faits, a été sanctionné par les instances disciplinaires de la TFF pour avoir commenté et partagé une publication sur son compte Facebook. Elle considère donc que la procédure disciplinaire litigieuse dirigée contre le requérant relevait essentiellement et incontestablement de l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Elle rappelle à cet égard que ce droit constitue un « droit civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Kenedi c. Hongrie, no 31475/05, § 33, 26 mai 2009).
16. En tout état de cause, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle un contentieux disciplinaire dont l’enjeu est le droit de continuer à pratiquer un métier, peut donner lieu à des « contestations » sur des droits civils au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, parmi d’autres, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 45, série A no 43). Elle reconnaît donc que l’article 6 § 1 de la Convention trouve à s’appliquer dans son volet civil notamment quand le requérant fait l’objet d’une interdiction temporaire (Diennet c. France, arrêt du 26 septembre 1995, §§ 11 et 27, série A no 325‑A) ou permanente d’exercer son métier (A c. Finlande (déc.), no 44998/98, 8 janvier 2004). Elle note qu’en l’espèce, à l’issue de la procédure disciplinaire litigieuse, le requérant s’est vu infliger une sanction de privation des droits attachés à ses fonctions d’arbitre pendant trois mois (paragraphe 7 ci-dessus), qui a eu comme conséquence l’annulation automatique de sa licence d’arbitre en vertu de l’article 38 b) de l’instruction du comité central des arbitres (paragraphe 9 ci-dessus). Par conséquent, il ne fait aucun doute que les droits en question constituent ici des droits « à caractère civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ali Rıza et autres, précité, § 160).
17. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
18. Le requérant expose que le comité d’arbitrage est un organe de la TFF et non une instance d’appel externe à cette dernière et qu’il ne peut donc pas être considéré comme une autorité judiciaire indépendante de la TFF. Il allègue qu’en pratique le président de la TFF a les moyens d’obtenir la démission des membres de ce comité. Il argue par ailleurs que la décision Kolgu c. Turquie ((déc.), no 2935/07, § 48, 27 août 2013) ne constitue pas un précédent pour le cas d’espèce, expliquant que cette affaire portait sur un arbitrage volontaire et non pas, comme en l’espèce, sur un arbitrage obligatoire. Se référant à l’arrêt Ali Rıza et autres, précité, il soutient enfin que le comité d’arbitrage ne peut passer pour indépendant et impartial, d’autant plus qu’il n’a pas de personnalité juridique distincte de la TFF, que ses membres sont désignés par le conseil d’administration de la TFF et qu’ils sont loin d’être spécialistes en droit du sport.
b) Le Gouvernement
19. Le Gouvernement soutient d’abord que la composition du comité d’arbitrage et l’élection de ses membres sont conformes au statut de l’UEFA (Union des associations européennes de football) et de la FIFA (Fédération internationale de football association). Il argue ensuite que dans sa décision Kolgu, décision précitée, la Cour a déclaré n’avoir décelé aucune apparence de violation concernant l’allégation formulée par le requérant dans cette affaire relativement à un manque d’indépendance et d’impartialité du comité d’arbitrage. Il indique aussi que, conformément à la législation pertinente, les membres du comité d’arbitrage se doivent d’être indépendants et impartiaux dans l’exercice de leurs fonctions, qu’ils ne peuvent siéger dans aucun autre organe de la TFF ni occuper un quelconque poste dans un club sportif membre de la TFF ou dans une autre entité privée et qu’ils ne peuvent être révoqués avant la fin de leur mandat, sauf s’ils démissionnent ou se retirent d’eux-mêmes.
20. Faisant référence aux considérations formulées par la Cour dans l’arrêt Ali Rıza et autres, précité, à l’appui de sa conclusion quant au manque d’indépendance et d’impartialité du comité d’arbitrage, notamment concernant l’absence de dispositions spéciales applicables au retrait de ses membres, l’absence d’immunité contre toute action susceptible d’être intentée contre eux dans l’exercice de leurs fonctions, l’absence de règles régissant leur conduite professionnelle et l’absence de prestation de serment avant leur prise de fonction, le Gouvernement argue que la présente affaire se distingue de l’affaire Ali Rıza et autres, le requérant n’ayant soulevé en l’espèce aucun grief relatif à ces questions ni devant les autorités nationales ni devant la Cour. Il indique en outre que dans le cas présent le requérant n’allègue pas que les membres du comité d’arbitrage ont suivi les instructions du conseil d’administration de la TFF ou qu’ils ont subi l’influence de celui-ci de quelque autre manière.
21. En somme, le Gouvernement estime qu’en l’espèce le comité d’arbitrage doit être considéré comme un organe indépendant et impartial.
2. Appréciation de la Cour
22. La Cour rappelle que dans l’arrêt Ali Rıza et autres, précité, elle a déjà eu l’occasion de constater que, eu égard aux déficiences structurelles du comité d’arbitrage découlant des vastes pouvoirs conférés au conseil d’administration de la TFF en ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement de ce comité et en l’absence de garanties adéquates protégeant les membres du comité contre les pressions externes, notamment celles du conseil d’administration, il y avait des raisons légitimes de douter de l’indépendance et de l’impartialité de ses membres. En l’occurrence, elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette approche.
23. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. Sur la violation alléguée de l’article 10 de la Convention
24. Le requérant allègue que la sanction qu’il s’est vu infliger pour avoir commenté et partagé une publication sur son compte Facebook a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
25. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
26. Le requérant considère avoir subi une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression qui, selon lui, n’avait pas de base légale. Il soutient à cet égard que, d’après les articles 15 de la loi no 5894 sur l’établissement et les devoirs de la TFF et 58 du statut de la TFF, seules les infractions commises lors d’un match de football ou lors d’une activité footballistique relèvent des règlements de la TFF et que, d’après l’article 59 de la Constitution, seules les décisions des fédérations sportives relatives à la gestion des activités sportives et au maintien de la discipline lors de ces activités doivent faire l’objet de l’arbitrage obligatoire. Il indique qu’il a pourtant été sanctionné pour avoir commenté et partagé une publication sur un réseau social, activité sans aucun rapport avec un match, une activité footballistique ou un domaine sportif. Il estime ainsi que l’article 38 de l’instruction du comité central des arbitres, sur le fondement duquel il a été sanctionné, qui élargirait la responsabilité disciplinaire des professionnels du sport aux domaines non sportifs, n’est pas conforme aux dispositions légales et constitutionnelles susmentionnées.
27. Le requérant soutient par ailleurs que les autorités nationales et le Gouvernement n’ont pas démontré dans quelle mesure il avait influencé le grand public, en quoi sa publication, qui visait selon lui à contribuer à un débat d’intérêt général suscité par la mort d’un journaliste controversé, avait perturbé la communauté footballistique turque et pourquoi cette publication pouvait être attribuée à la TFF, dont la réputation aurait pâti. Il argue à cet égard qu’une personne ne peut voir sa responsabilité disciplinaire engagée à raison d’activités privées dépourvues de lien avec les matchs ou les activités footballistiques du seul fait qu’elle a des relations avec la TFF. Il ajoute que les instances de la TFF, en le sanctionnant, n’ont pas pris en compte le contenu de la publication litigieuse ni les circonstances qui l’entouraient, notamment, expose-t-il, qu’il avait rédigé un seul commentaire sur son compte privé Facebook inaccessible au grand public, qu’il n’avait pas publié ce commentaire lors d’un match ou lors de l’organisation d’un match de football, qu’il l’avait supprimé deux heures plus tard et que la sanction infligée a automatiquement abouti à l’annulation définitive de sa licence d’arbitre.
b) Le Gouvernement
28. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Pour le cas où la Cour conclurait à l’existence d’une ingérence, il soutient que celle-ci était prévue à l’article 38 a) de l’instruction du comité central des arbitres et à l’article 46 § 1 de l’instruction disciplinaire du football, qui répondent, selon lui, aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité. Il argue ensuite que l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes que constituent la défense de l’ordre et la prévention du crime.
29. Il estime que cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis. Il soutient à cet égard que les personnes qui ont une certaine influence sur le grand public dans la communauté footballistique doivent veiller à prévenir la violence et le désordre dans le contexte sensible du football, qu’en l’espèce les instances de la TFF ont considéré la publication litigieuse comme étant irrespectueuse de la mémoire d’un défunt, qui ne pouvait plus se défendre, et qu’en l’occurrence la sanction infligée au requérant avait pour but la poursuite des activités footballistiques dans un climat de sérénité et dans l’esprit de fair-play.
2. Appréciation de la Cour
30. La Cour note d’abord qu’en l’espèce le requérant, arbitre de football à l’époque des faits, s’est vu infliger par les instances de la TFF à l’issue d’une procédure disciplinaire dirigée contre lui une sanction de privation des droits attachés à ses fonctions pendant trois mois pour avoir commenté et partagé sur son compte Facebook une publication à propos de la mort d’un journaliste, survenue dans des circonstances qui avaient suscité de vifs débats dans la presse écrite et sur les réseaux sociaux. Elle considère que la sanction en question, qui avait été motivée par une publication que le requérant avait commentée et partagée sur les réseaux sociaux, constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression.
31. La Cour note ensuite que cette ingérence avait une base légale, à savoir l’article 38 a) de l’instruction du comité central des arbitres et l’article 46 § 1 de l’instruction disciplinaire du football (paragraphes 9‑10 ci-dessus). Pour autant que le requérant soutient que l’article 38 a) de l’instruction du comité central des arbitres était incompatible avec les article 15 de la loi no 5894 sur l’établissement et les devoirs de la TFF, 58 du statut de la TFF et 59 de la Constitution, qui limiteraient la responsabilité des professionnels du sport aux compétitions et au domaine sportif, elle juge inutile de trancher cette question, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 37 ci-dessous).
32. La Cour note en outre qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la prévention du crime.
33. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, 29 mars 2016) et Kula c. Turquie (no 20233/06, §§ 45‑46, 19 juin 2018). Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit du requérant à la liberté d’expression est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les autorités nationales à l’appui des sanctions litigieuses (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).
34. À cet égard, après avoir analysé les décisions rendues les 18 et 25 février 2016 par la commission de discipline et le comité d’arbitrage respectivement dans le cadre de la procédure disciplinaire dirigée contre le requérant, la Cour note que ces instances ont estimé que les arbitres, considérés comme l’unique autorité du football sur le terrain en tant que représentants de la TFF, devaient être très attentifs à leur vie sociale et à leur comportement, eu égard à la fragilité du climat de paix dans le domaine du football et à la nécessité de préserver l’image d’objectivité et d’impartialité des autorités du football, que la publication litigieuse contenait des expressions irrespectueuses de la mémoire d’une personne décédée, qui ne pouvait plus se défendre, que la protection posthume d’un défunt contre toute atteinte devait être considérée comme un devoir humain, civil et social, et que la publication en question était ainsi constitutive de l’infraction disciplinaire, prévue à l’article 38 a) de l’instruction du comité central des arbitres, consistant à publier, commenter et partager sur les réseaux sociaux un contenu contraire aux valeurs de la culture nationale, morale et sportive (paragraphes 7‑8 ci-dessus).
35. La Cour relève que la motivation ainsi adoptée par les autorités nationales dans leurs décisions ne lui permet pas d’établir qu’elles ont effectué en l’espèce une mise en balance adéquate, conformément aux critères pertinents découlant de sa jurisprudence, entre, d’une part, le droit du requérant à la liberté d’expression, et, d’autre part, les intérêts en jeu, tels que le maintien de l’ordre et de la paix dans la communauté footballistique. Elle observe que dans ces décisions les autorités se sont contentées d’énoncer des considérations générales concernant l’infraction prévue à l’article 38 a) de l’instruction du comité central des arbitres, sans fournir une appréciation circonstanciée des faits de la cause.
36. Tout en étant disposée à admettre que la publication litigieuse, qui était critique à l’égard d’un journaliste décédé, contenait des expressions susceptibles d’être considérées comme indécentes et injurieuses et contraires aux valeurs de la « culture nationale, morale ou sportive », la Cour constate que ni la commission de discipline ni le comité d’arbitrage n’ont précisé si la sanction infligée au requérant pour cette publication était justifiée par les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la prévention du crime, motifs avancés par le Gouvernement, ni si elle était proportionnée à ces buts. Ainsi, ces décisions ne permettent pas d’établir si la publication en cause, qui portait sur un sujet éloigné du domaine du sport et aurait été supprimée deux heures plus tard selon les dires du requérant, qui ne sont pas contredits par le Gouvernement, était de nature à perturber le climat de paix dans la communauté du football, en ce qu’elles ne démontrent pas, par exemple, qu’elle a incité ou était de nature à inciter des supporters à commettre des actes de violence dans les faits (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 32, 19 mars 2019 ; voir aussi, a contrario, Šimunić c. Croatie (déc), no 20373/17, §§ 44-48, 22 janvier 2019). Les autorités ne semblent pas non plus avoir pris en compte ni la nature et la lourdeur de la sanction en question, qui a mis fin à la carrière d’arbitre du requérant par l’annulation automatique de sa licence d’arbitre en vertu de l’article 38 b) de l’instruction du comité central des arbitres (paragraphe 9 ci-dessus), ni l’effet dissuasif que cette sanction pouvait avoir sur l’exercice par le requérant et d’autres professionnels du football de leur droit à la liberté d’expression (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004‑VI, et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 114, CEDH 2004‑XI). Elle estime par conséquent que les autorités nationales ne peuvent pas passer pour avoir procédé en l’espèce à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51).
37. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la mesure incriminée étaient pertinents et suffisants et que cette mesure était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
38. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
3. Sur les autres violations alléguées de la Convention
39. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant allègue que la procédure devant la commission de discipline et le comité d’arbitrage n’était pas équitable sur plusieurs points.
Il soutient que le comité d’arbitrage ne peut être considéré comme un tribunal établi par la loi.
Il se plaint d’une absence de publicité et d’audience dans le cadre de la procédure devant la commission de discipline et le comité d’arbitrage.
Il se plaint que le montant élevé des frais d’opposition et l’absence d’aide judiciaire dans la procédure devant le comité d’arbitrage ont porté une atteinte à son droit d’accès à un tribunal.
Il allègue n’avoir disposé ni du temps ni des facilités nécessaires pour préparer sa défense, exposant qu’on lui a demandé de présenter sa défense dans un délai de deux jours devant la commission de discipline et dans un délai de sept jours devant le comité d’arbitrage.
Il se plaint de ne pas avoir obtenu les décisions motivées de la commission de discipline et du comité d’arbitrage avant l’introduction de ses recours contre ces décisions.
40. Invoquant l’article 13 de la Convention, le requérant se plaint aussi de n’avoir pas eu la possibilité de soumettre les décisions de la commission de discipline et du comité d’arbitrage à un contrôle judiciaire.
41. Enfin, invoquant l’article 14 de la Convention, il se plaint d’avoir subi une discrimination fondée sur ses opinions politiques.
42. Eu égard aux constats de violation auxquels elle est parvenue ci-dessus (paragraphes 23 et 38), la Cour juge inutile d’examiner séparément la recevabilité et le fond des griefs susmentionnés (pour une approche similaire, voir Ali Rıza et autres, précité, § 226, Işıkırık c. Turquie, no 41226/09, § 71, 14 novembre 2017, et Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).
4. Sur l’application de l’article 41 de la Convention
43. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
44. Le requérant demande 17 484 euros (EUR) pour préjudice matériel. Il indique que cette somme correspond au manque à gagner qui découlerait de l’annulation de sa licence d’arbitre. Il réclame également 586 EUR, somme qui correspond selon lui aux frais d’opposition qu’il dit avoir engagés dans la procédure devant le comité d’arbitrage. Il ne présente aucun justificatif à l’appui de ces prétentions. Il sollicite également 60 000 EUR pour préjudice moral.
45. Le Gouvernement estime que la demande pour préjudice matériel est non étayée et excessive. Il soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le préjudice moral allégué et les violations constatées. Il considère que la demande présentée à cet égard est également non étayée et excessive et que le montant réclamé à cet égard ne correspond pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour.
46. La Cour rejette les demandes pour préjudice matériel comme étant non étayées. En revanche, elle estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 7 800 EUR pour préjudice moral.
2. Frais et dépens
47. Le requérant réclame 7 080 EUR pour les frais d’avocat. Il présente à cet égard un relevé détaillant les heures et les frais afférents à chaque tâche que ses avocats auraient accomplie dans le cadre du traitement de la requête.
48. Le Gouvernement considère que la somme réclamée pour la procédure devant les juridictions nationales est excessivement élevée et qu’elle ne concerne pas exclusivement le redressement des violations alléguées. Partant, il invite la Cour à rejeter la demande formulée par le requérant à ce titre.
49. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 2 000 EUR pour frais et dépens.
3. Intérêts moratoires
50. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention relativement au manque allégué d’indépendance et d’impartialité du comité d’arbitrage et quant au grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des autres griefs tirés de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention ainsi que des griefs fondés sur les articles 13 et 14 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 7 800 EUR (sept mille huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 mai 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithJon Fridrik Kjølbro
GreffierPrésident