TROISIÈME SECTION
AFFAIRE HURBAIN c. BELGIQUE
(Requête no 57292/16)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Éditeur d’un journal contraint à anonymiser l’archive sur Internet d’un article paru vingt ans auparavant, au nom du droit à l’oubli de l’auteur d’un accident mortel • Mise en balance des intérêts en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour • Identité d’une personne privée sans notoriété n’apportant aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, dont le maintien en ligne était susceptible de créer un « casier judiciaire virtuel » • Préjudice pour la personne mentionnée eu égard notamment au temps s’étant écoulé depuis la publication de l’article d’origine • Intégrité préservée de la version originale de l’article archivé • Motifs pertinents et suffisants • Mesure proportionnée • Obligation pour les médias de vérifier leurs archives et de procéder à une mise en balance des droits en jeu seulement en cas de demande expresse à cet effet
STRASBOURG
22 juin 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Hurbain c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georgios A. Serghides, président,
Paul Lemmens,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 57292/16) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Patrick Hurbain (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 26 septembre 2016,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement belge (le « Gouvernement »),
les observations des parties,
les commentaires reçus de G., que le président de la section avait autorisé à se porter tiers intervenant,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mars 2021 et le 18 mai 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la condamnation civile du requérant, éditeur responsable du quotidien belge Le Soir, à anonymiser, au nom du droit à l’oubli, l’archive électronique d’un article mentionnant le nom complet de G., le conducteur responsable d’un accident de la route meurtrier survenu en 1994. Est en cause l’article 10 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1959 et réside à Genappe. Il est représenté par Me A. Berenboom, avocat.
3. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.
1. LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE
4. Le requérant est l’éditeur responsable du journal Le Soir, un des principaux quotidiens d’information francophone de Belgique.
5. Dans une édition papier de 1994, un article relatait parmi d’autres faits un accident de voiture causé par G., causant la mort de deux personnes et blessant trois autres. L’article mentionnait le nom complet de G. Ce dernier fut condamné pour ces faits en 2000. Il purgea sa peine et, en 2006, fit l’objet d’une décision de réhabilitation.
6. Depuis le 13 juin 2008, le journal propose en version électronique sur son site internet ses archives depuis 1989, y compris l’article litigieux décrit ci-dessus. Lors de la mise en ligne des archives et pendant la procédure devant les juridictions internes, les articles étaient accessibles gratuitement sur le site internet.
7. Par courriers des 15 juin 2010, 7 juillet 2010 et 19 août 2010, G. demanda au service juridique de la société anonyme (« S.A. ») Rossel et Compagnie, propriétaire du journal Le Soir, la suppression de cet article de ses archives électroniques ou, à tout le moins, son anonymisation. À l’appui de sa demande, G. fit valoir qu’il était médecin et que l’article apparaissait dans les résultats de plusieurs moteurs de recherche lorsqu’était entré son nom.
8. Le 24 janvier 2011, le service juridique de la S.A. Rossel et Cie refusa de procéder à la suppression de l’article de ses archives et indiqua qu’il avait mis en demeure l’administrateur du moteur de recherche Google pour qu’il procède au déréférencement de l’article litigieux. Un rappel à l’administrateur de Google fut envoyé le 23 février 2011. Devant les juridictions internes, le requérant a indiqué que ces démarches sont restées sans réponse. La Cour n’a pas été informée de suites éventuellement données plus tard.
9. Le 30 mars 2012, G. soumit le litige au Conseil de déontologie journalistique (« CDJ »), organe d’autorégulation des médias francophones et germanophones de Belgique.
10. Le 18 avril 2012, le CDJ déclara la demande irrecevable, le litige ne concernant pas un enjeu de déontologie journalistique. Il rappela les solutions qui avaient été mises en place par les éditeurs de presse belges en matière d’archives de presse électroniques, à savoir le droit de rectification (dans l’hypothèse où les informations étaient inexactes) et le droit de communication électronique (dans l’hypothèse où les informations étaient incomplètes).
2. LA PROCÉDURE DEVANT LES JURIDICTIONS INTERNES
11. Par exploit d’huissier du 24 mai 2012, G. cita le requérant devant le tribunal de première instance de Neufchâteau afin d’obtenir l’anonymisation de l’archive de presse électronique litigieuse sur le fondement de l’article 1382 du code civil. Alternativement, si le requérant apportait véritablement la preuve technique irréfutable de l’impossibilité d’une telle anonymisation, G. demanda la condamnation du requérant à assortir la version en ligne de l’article litigieux de balises informatiques de désindexation de manière à empêcher qu’il apparaisse comme résultat quand on tape son nom sur le moteur de recherche du site internet du journal. G. considérait qu’en maintenant l’article litigieux en ligne sans l’anonymiser ou le pourvoir de balise de non-indexation, alors qu’une demande raisonnable et motivée lui avait été adressée en ce sens, le requérant avait commis une faute et avait porté atteinte à son droit à l’oubli.
12. Par un jugement du 25 janvier 2013, le tribunal de première instance fit droit à l’essentiel des demandes de G. Constatant que le requérant n’avait apporté aucune preuve de l’impossibilité d’anonymiser l’article, le tribunal le condamna à remplacer, dans la version électronique de l’article litigieux figurant sur le site internet du journal et toute autre banque de données placée sous sa responsabilité, le nom et le prénom de G. par la lettre X. Le requérant fut condamné à payer 1 euro à G. à titre de dommage moral ainsi qu’aux dépens de G. Le tribunal rejeta les demandes relatives à la communication aux parties et éventuellement à des tiers d’une version anonymisée de son jugement et à l’exécution provisoire de celui‑ci.
13. Par un arrêt du 25 septembre 2014, la cour d’appel de Liège confirma le jugement entrepris dans toutes ses dispositions. La cour d’appel commença par indiquer que les parties bénéficiaient chacune de droits fondamentaux qui n’étaient ni absolus ni hiérarchisés, étant d’égale valeur.
14. En ce qui concernait le critère de légalité requis pour pouvoir déroger au principe de la liberté d’expression, la cour d’appel releva que le droit à l’oubli était considéré comme faisant partie intégrante du droit au respect de la vie privée tel qu’il est consacré par l’article 8 de la Convention, l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’article 22 de la Constitution. Cela suffisait à rencontrer le critère de légalité pour pouvoir déroger au principe de la liberté d’expression. Le requérant ne pouvait par ailleurs pas être suivi lorsqu’il soutenait que l’article 1382 du code civil n’était pas une base légale claire et prévisible. Cette disposition constituait le droit commun de la responsabilité et était applicable aux organes de presse qui ne pouvaient ignorer que leur responsabilité pouvait être engagée si l’exercice de la liberté de la presse causait un préjudice découlant de l’atteinte à des droits d’autrui. Comme l’avait rappelé le tribunal de première instance, les articles 1382 et suivants du code civil tel qu’interprétés par la doctrine et la jurisprudence belges constituaient une loi suffisamment accessible, claire, précise et prévisible au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
15. La cour d’appel poursuivit en considérant qu’à côté de la traditionnelle facette du droit à l’oubli liée à la redivulgation par la presse du passé judiciaire d’une personne, existait une seconde facette liée à l’effacement des données numériques et, en particulier, des données disponibles sur l’internet. Le litige qui concernait la numérisation d’archives journalistiques relevait de cette seconde facette : le droit à l’oubli numérique. L’enjeu était donc d’obtenir la suppression d’informations disponibles sur l’internet. Ce droit à l’oubli numérique avait récemment été consacré par la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») dans l’arrêt Google Spain et Google (C-131/12, 13 mai 2014 ; paragraphes 41-45 ci‑dessous). La CJUE avait considéré que la condition liée à la redivulgation de l’information se déduisait de l’effet de l’outil de recherche qui mettait « en une » une information qui, sinon, serait invisible sur internet. Cet arrêt concernait certes un litige opposant un citoyen à l’exploitant d’un moteur de recherche. Les principes dégagés par cet arrêt pouvaient toutefois être transposés en l’espèce dans la mesure où l’éditeur permettait également une mise en une de l’article litigieux via le moteur de recherche de son site consultable gratuitement, mise en une qui était par ailleurs multipliée considérablement par le développement de logiciels d’exploitation des moteurs de recherche du type Google. L’indexation de l’article sur les moteurs de recherche n’était possible que parce qu’il se trouvait sur la banque de données du Soir de manière non anonymisée et sans aucune balise de désindexation.
16. Le droit à l’oubli numérique n’étant pas sans limite, il devait être encadré dans la mesure où il était susceptible d’entrer en conflit avec la liberté d’expression dont bénéficiait la presse. Pour apprécier le maintien d’un équilibre entre les droits fondamentaux consacrés notamment par les articles 8 et 10 de la Convention, il y avait lieu de tenir compte des critères définis dans la jurisprudence de la Cour (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, CEDH 2012) et de la CJUE (Google Spain et Google, précité). Ainsi, pour reconnaître un droit à l’oubli, il fallait qu’il y ait une divulgation initiale licite des faits, que les faits soient d’ordre judiciaire, qu’il n’existe pas d’intérêt contemporain à la divulgation, qu’il y ait absence d’intérêt historique des faits, qu’il y ait un certain laps de temps entre les deux divulgations, que la personne concernée n’ait pas de vie publique, qu’elle ait un intérêt à la resocialisation et qu’elle ait apuré sa dette. Il convenait de vérifier si, en l’espèce, à l’aune de ces différents critères, la limitation à la liberté de la presse découlant de la demande formulée par G. poursuivait un but légitime et répondait à un impératif de proportionnalité conformément à l’article 10 § 2 de la Convention.
17. En l’espèce, la cour d’appel considéra qu’il n’était pas contesté que la divulgation initiale de l’article litigieux était licite et que les faits relatés étaient d’ordre judiciaire. La redivulgation des faits ne revêtait aucune valeur d’actualité. G. n’exerçait aucune fonction publique ; sa seule qualité de médecin ne justifiait nullement le maintien, quelque 20 ans après les faits, de son identité dans l’article mis en ligne. Un tel maintien apparaissait illégitime et disproportionné dès lors qu’il n’apportait aucune plus-value à l’article et était de nature à porter indéfiniment et gravement atteinte à la réputation de G., lui créant un casier judiciaire virtuel, alors qu’il avait non seulement été définitivement condamné pour les faits litigieux et avait purgé sa peine mais qu’en outre, il avait été réhabilité. Vingt ans après les faits, l’identité d’une personne qui n’était pas une personne publique n’apportait aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, lequel ne contribuait que de façon statistique à un débat public sur la sécurité routière.
18. De l’avis de la cour d’appel, supprimer les nom et prénom de G. ne rendait pas l’information sans intérêt dès lors que cette suppression n’aurait aucun impact sur l’essence même de l’information livrée, laquelle concernait un tragique accident de circulation dû notamment aux méfaits de l’alcool. Les arguments développés par le requérant tirés du devoir de mémoire et de la nécessité de préserver le caractère complet et fidèle des archives n’étaient pas pertinents. En effet, il n’était nullement demandé de supprimer les archives mais uniquement d’anonymiser la version électronique de l’article litigieux ; les archives papier demeuraient intactes et le requérant conservait la possibilité de garantir l’intégrité de la version originale numérique.
19. Les faits divulgués dans l’article ne faisaient assurément pas partie de l’histoire, s’agissant d’un banal – quoique tragique – fait divers dont il n’était nullement prétendu, ni a fortiori démontré, qu’il aurait reçu un retentissement particulier dans l’opinion publique.
20. Enfin, un laps de temps important (16 ans) s’était écoulé entre la première publication de l’article et la première demande d’anonymisation, ce laps de temps totalisant au jour du prononcé de l’arrêt quelque 20 années.
21. Il découlait de tout cela que G. remplissait les conditions pour bénéficier d’un droit à l’oubli et que le maintien en ligne de l’article litigieux non anonymisé était de nature à lui causer un préjudice disproportionné par rapport aux avantages liés au respect strict de la liberté d’expression du requérant. Les conditions de légalité, de légitimité et de proportionnalité imposées par l’article 10 § 2 de la Convention étaient réunies.
22. La demande d’anonymisation était de nature à assurer un bon équilibre entre les droits en présence. Un tel équilibre ne serait pas atteint par la mise en place d’un droit de rectification ou de communication numériques proposé par le requérant, de tels procédés n’étant pas adéquats. Ces procédés laisseraient en effet perdurer indéfiniment l’effet stigmatisant des infractions graves commises par G. et de la condamnation déjà purgée et rendraient vaine la décision de réhabilitation dont il avait bénéficié. Ainsi, la manière la plus efficace de préserver la vie privée de G. sans porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression du requérant était d’anonymiser l’article figurant sur le site internet du Soir en remplaçant les nom et prénom de G. par la lettre X.
23. En refusant d’accéder à la demande d’anonymisation de l’article litigieux, le requérant n’avait pas agi comme aurait agi tout éditeur normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. Ce refus était constitutif d’une faute. Une simple recherche à partir des nom et prénom de G. sur le moteur de recherche du Soir ou sur Google faisait immédiatement apparaître l’article litigieux, ce qui assurément était source d’un préjudice, à tout le moins moral, dans le chef de G. Une telle situation permettait à un large public d’avoir facilement connaissance de son passé judiciaire et était ainsi de nature à le stigmatiser, à nuire gravement à sa réputation et à le priver de la possibilité de se resocialiser normalement. Le lien causal entre la faute et le préjudice subi était également établi.
24. Le fait d’accueillir la demande formulée par G. n’avait pas pour effet de conférer à chaque individu un droit subjectif de réécrire l’histoire ni de permettre une « falsification de l’histoire » ni de créer dans le chef du requérant une « responsabilité exorbitante ». La cour d’appel était appelée à statuer dans un litige précis opposant deux parties dans le cadre d’une action en responsabilité ponctuelle fondée sur l’article 1382 du code civil en veillant à tendre à un équilibre entre deux droits fondamentaux que chacune des deux parties revendiquait.
25. Le requérant soutenait encore que le fonctionnement de la base de données du journal Le Soir ne permettait pas de modifier les articles archivés, et donc de remplacer le nom de G. par la lettre X. La cour d’appel nota qu’à l’appui de ses prétentions, le requérant avait déposé un rapport établi par son service technique. Elle estima toutefois que ce rapport, établi après la citation du requérant par des techniciens qui étaient dans un lien de dépendance avec lui, ne présentait aucune garantie d’impartialité et n’avait aucune valeur probante. De plus, le rapport ne faisait aucunement état d’une réelle impossibilité d’exécuter la mesure sollicitée, mais seulement de risques et coûts. En effet, la seule impossibilité dont il était fait état était « l’impossibilité matérielle de supprimer les journaux vendus, leurs collections disséminées, les multiples copies des contenus sur tous supports matériels ou numériques qui se trouvent dans le domaine public », suppressions qui n’étaient nullement sollicitées.
26. Le requérant se pourvut en cassation. Dans un des moyens, il invoqua notamment la violation de l’article 10 de la Convention. Il fit en particulier valoir dans une première branche que la faute retenue à sa charge consistait en ne pas avoir respecté un droit subjectif, le droit à l’oubli, alors que ce droit n’était consacré ni par une loi interne claire, précise et accessible, ni par une norme internationale supérieure, mais seulement par la doctrine et la jurisprudence. L’arrêt de la cour d’appel avait ainsi méconnu l’exigence de légalité de l’ingérence. Dans une deuxième branche, le requérant fit valoir que sa condamnation à altérer dans les archives en ligne le contenu d’un article paru dans le passé et figurant dans les archives physiques, constituait une atteinte injustifiée à sa liberté d’expression en violation de l’article 10 de la Convention.
27. Par un arrêt du 29 avril 2016, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle considéra que la première branche du moyen, tirée du fait que la cour d’appel avait fondé le droit à l’oubli numérique sur la doctrine et la jurisprudence, manquait en fait. Elle indiqua ce qui suit :
« (...) Il suit [des] motifs [de l’arrêt de la cour d’appel], d’une part, que l’arrêt attaqué tient, comme il l’énonce d’ailleurs, le droit à l’oubli numérique pour une « composante intrinsèque du droit au respect de la vie privée » et considère que l’ingérence que la protection de ce droit peut justifier dans le droit à la liberté d’expression est fondée, non sur la doctrine et la jurisprudence, auxquelles il ne reconnaît pas une portée générale et réglementaire, mais sur les articles 8 de la [Convention], 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 22 de la Constitution, d’autre part, qu’il ne se réfère à l’arrêt qu’il cite de la Cour de justice de l’Union européenne que pour soutenir la portée qu’il prête à ce droit à l’oubli. »
28. En ce qui concernait la deuxième branche, la Cour de cassation considéra que le droit au respect de la vie privée, qui comportait le droit à l’oubli, pouvait justifier une ingérence dans le droit à la liberté d’expression. L’archivage numérique d’un article ancien de la presse écrite ayant, à l’époque des faits, légalement relaté des événements du passé désormais couverts par le droit à l’oubli n’était pas soustrait aux ingérences que ce droit pouvait justifier dans le droit à la liberté d’expression. Ces ingérences pouvaient consister en une altération du texte archivé de nature à prévenir ou réparer une atteinte au droit à l’oubli. La cour d’appel avait légalement décidé que l’archivage en ligne de l’article litigieux constituait une nouvelle divulgation du passé judiciaire de G. pouvant porter atteinte à son droit à l’oubli. La cour d’appel avait ensuite mis en balance les droits des parties et avait légalement justifié sa décision selon laquelle le requérant, en refusant d’accéder à la demande d’anonymisation de l’article litigieux, avait commis une faute. Elle avait, dès lors, légalement condamné celui-ci à remplacer, sur le site internet du Soir, le prénom et le nom de G. par la lettre X. La deuxième branche du moyen ne pouvait dès lors pas être accueillie.
29. Il apparaît que l’article litigieux est toujours disponible sur le site internet du Soir, mais accessible seulement aux abonnés. L’article y est accompagné d’une notice se référant à la décision judiciaire y relative.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
1. La protection des droits fondamentaux en jeu et le droit à l’oubli
30. La Constitution belge garantit la liberté de manifester ses opinions en toute matière (article 19) et la liberté de la presse (article 25), ainsi que le droit au respect de la vie privée et familiale (article 22).
31. Avant les faits à l’origine du présent litige, le droit à l’oubli avait été reconnu par des juridictions du fond comme faisant partie intégrante du droit au respect de la vie privée (voir, par exemple, Cour d’appel Bruxelles (réf.), 21 décembre 1995, J.T., 1996, p. 47, Tribunal prem. inst. Bruxelles, 30 juin 1997, J.T. 1997, p. 710, Tribunal prem. inst. Namur, 17 novembre 1997, J.T., 1998, p. 187, Tribunal prem. inst. Namur, 27 septembre 1999, Auteurs & Média, 2000, p. 471, Tribunal prem. inst. Bruxelles, 20 septembre 2001, Auteurs & Média, 2002, p. 77). Ce droit a par la suite également été reconnu par la Cour de cassation (Cass., 29 avril 2016, C.15.0052.F, dans l’affaire du requérant, et Cass., 8 novembre 2018, C.16.0457.F).
2. Le code civil
32. En vertu de l’article 1382 du code civil, « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ».
33. Cette disposition peut servir de fondement à des actions civiles pour des abus de la liberté de la presse (Cass., 4 décembre 1952, Pas. 1953, I, p. 215 ; voir De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 26, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I).
3. La loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel
34. Selon l’article 8 § 1 de la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel (« la loi relative à la protection de la vie privée »), en vigueur au moment des faits, le traitement de données à caractère personnel relatives à des litiges soumis aux cours et tribunaux ainsi qu’aux juridictions administratives, à des suspicions, des poursuites ou des condamnations ayant trait à des infractions, ou à des sanctions administratives ou des mesures de sûreté, était interdit. Toutefois, l’article 3 § 3 a) de la loi disposait que l’article 8 ne s’appliquait pas aux traitements de données à caractère personnel effectuées aux seules fins de journalisme lorsque le traitement se rapportait à des données rendues manifestement publiques par la personne concernée ou à des données qui étaient en relation étroite avec le caractère public de la personne concernée ou du fait dans lequel elle était impliquée.
35. En vertu de l’article 14 de ladite loi, le président du tribunal de première instance, siégeant comme en référé, était compétent pour connaître de toute demande tendant à faire rectifier, supprimer ou interdire d’utiliser toute donnée à caractère personnel inexacte ou, compte tenu du but du traitement, incomplète ou non pertinente, dont l’enregistrement, la communication ou la conservation étaient interdits, au traitement de laquelle la personne concernée s’était opposée ou encore qui avait été conservée au‑delà de la période autorisée.
36. Saisi sur le fondement de cette loi, le président du tribunal de première instance de Bruxelles refusa d’ordonner l’anonymisation d’un article publié dans les archives de presse en ligne de plusieurs sociétés de presse (Civ. Bruxelles (prés.), 9 octobre 2012, Auteurs & Média, 2013, p. 267). Le demandeur avait fondé son action sur les droits d’opposition et de rectification octroyés par la loi à la personne concernée. Le président considéra que la mise en ligne d’archives journalistiques pouvait répondre à la définition d’un traitement effectué aux seules fins de journalisme pour lequel la loi admettait un régime dérogatoire, notamment au regard des deux droits considérés, et qui, aux yeux du président, n’était pas limité dans le temps, le journalisme ne se résumant pas au fait « d’informer le public des faits de l’actualité ». Partant, le président refusa de faire droit à la demande. Cette ordonnance fut confirmée en appel (Bruxelles, 21 mars 2013, no 2012/AR/2791, inédit).
37. La loi du 8 décembre 1992 a été abrogée par la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel. L’article 24 § 2 de cette dernière loi soustrait l’application d’un nombre d’articles du règlement 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 (paragraphe 48 ci‑dessous) aux traitements de données à caractère personnel effectués à des fins journalistiques. L’article 17 du règlement ne figure pas parmi ces articles.
4. La réhabilitation d’une personne condamnée
38. Les articles 621 à 634 du Code d’instruction criminelle prévoient la possibilité pour un condamné, moyennant un nombre de conditions, de demander la réhabilitation. Celle-ci est accordée par la cour d’appel.
39. La réhabilitation d’une personne condamnée n’a pas pour effet d’occulter, comme s’ils n’avaient jamais existé, les faits qui, constatés judiciairement, ont fondé la condamnation de la personne réhabilitée. La condamnation existe toujours et la réhabilitation n’empêche pas que des tiers – y compris la presse – puissent y faire référence (Cass., 23 avril 1997, Pas. 1997, I, no 199).
2. LES TEXTES ADOPTÉS AU SEIN DU CONSEIL DE L’EUROPE
40. Les dispositions pertinentes de la Convention pour la protection à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, de la Recommandation no R(2000)13 du Comité des Ministres aux États membres sur une politique européenne en matière de communication des archives, de la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales et de la Recommandation Rec(2012)3 du Comité des Ministres aux États membres sur la protection des droits de l’homme dans le contexte des moteurs de recherche sont exposées dans l’arrêt [M.L. et W.W. c. Allemagne](http://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-184438) (nos 60798/10 et 65599/10, §§ 52-56, 28 juin 2018).
3. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE
41. La directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données avait pour but de protéger les libertés et droits fondamentaux des personnes physiques (notamment leur droit à la vie privée) lors du traitement des données à caractère personnel, tout en éliminant les obstacles à la libre circulation de ces données. Selon l’article 9 de la directive, les États membres prévoyaient, pour les traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de journalisme ou d’expression artistique ou littéraire, des exemptions et dérogations à un nombre de chapitres, « dans la seule mesure où elles s’avèrent nécessaires pour concilier le droit à la vie privée avec les règles régissant la liberté d’expression ».
42. Dans l’affaire Google Spain SL et Google Inc., ci-après « Google Spain » (arrêt du 13 mai 2014, C‑131/12, EU:C:2014:317), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) était appelée à définir la portée des droits et obligations découlant de la directive 95/46/CE à l’égard de moteurs de recherche de données sur l’internet. À l’origine de l’arrêt se trouvait l’introduction par un ressortissant espagnol d’une réclamation auprès de l’Agence espagnole de protection des données contre un quotidien espagnol et contre Google. Le ressortissant s’était plaint que, lorsqu’un internaute introduisait son nom dans le moteur de recherche de Google, la liste de résultats affichait des liens vers deux pages du quotidien mentionnant son nom en lien avec une vente aux enchères à la suite d’une saisie. L’intéressé avait demandé au quotidien soit de supprimer ou de modifier les pages en cause pour en faire disparaître ses données personnelles, soit de recourir à certains outils fournis par les moteurs de recherche pour protéger ces données. Il avait également demandé à Google de supprimer ou d’occulter ses données personnelles afin qu’elles disparaissent des résultats de recherche et des liens du quotidien. Alors que l’Agence espagnole avait rejeté la réclamation dirigée contre le quotidien, elle avait accueilli celle dirigée contre Google, qui saisit la justice espagnole d’un recours. C’est dans le cadre de ce litige judiciaire que la CJUE avait été saisie de l’affaire à titre préjudiciel.
43. La CJUE a estimé que les opérations menées par l’exploitant d’un moteur de recherche devaient être qualifiées de « traitements de données » dont celui-ci était « responsable » (article 2 b et d), et ce indépendamment du fait que ces données avaient déjà fait l’objet d’une publication sur l’internet et n’avaient pas été modifiées par le moteur de recherche. Elle a indiqué que, dans la mesure où l’activité d’un moteur de recherche se distinguait du traitement effectué par les éditeurs de sites web et s’y ajoutait, et qu’elle affectait de manière additionnelle les droits fondamentaux de la personne concernée, l’exploitant de ce moteur devait notamment assurer que les garanties prévues par la directive pussent développer leur plein effet. Par ailleurs, compte tenu de la facilité avec laquelle des informations publiées sur un site web pouvaient être répliquées sur d’autres sites, une protection efficace et complète des personnes concernées, notamment de leur droit au respect de leur vie privée, ne pouvait effectivement être réalisée si ces personnes devaient d’abord ou en parallèle obtenir l’effacement des informations les concernant auprès des éditeurs de sites web. La CJUE a conclu que l’exploitant d’un moteur de recherche était obligé de supprimer de la liste de résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, des liens vers des pages web publiées par des tiers et contenant des informations relatives à cette personne, également dans l’hypothèse où ce nom ou ces informations n’avaient pas été effacés préalablement ou simultanément de ces pages web, et ce, le cas échéant, même lorsque leur publication en elle-même sur ces pages était licite.
44. La CJUE a ajouté que même un traitement initialement licite de données exactes pouvait devenir, avec le temps, incompatible avec la directive lorsque ces données n’étaient plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles avaient été collectées ou traitées. Elle a précisé que cela était notamment le cas lorsqu’elles apparaissaient inadéquates, qu’elles n’étaient pas ou plus pertinentes ou qu’elles étaient excessives au regard de ces finalités et du temps qui s’était écoulé. La CJUE a conclu que si, au regard des articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, garantissant respectivement le droit au respect de la vie privée et le droit à la protection des données à caractère personnel, la personne concernée avait un droit à ce que l’information en question relative à sa personne ne fût plus liée à son nom par une liste de résultats et si elle pouvait ainsi demander que l’information ne fût plus mise à la disposition du grand public du fait de son inclusion dans une telle liste de résultats, ces droits prévalaient, en principe, non seulement sur l’intérêt économique de l’exploitant du moteur de recherche, mais également sur l’intérêt de ce public à accéder à cette information lors d’une recherche portant sur le nom de cette personne. Selon la CJUE, cela n’était cependant pas le cas s’il apparaissait, pour des raisons particulières, telles que le rôle joué par la personne concernée dans la vie publique, que l’ingérence dans ses droits fondamentaux était justifiée par l’intérêt prépondérant du public à avoir, du fait de cette inclusion, accès à l’information en question.
45. Concernant la différence de traitement de l’éditeur d’une page web et de l’exploitant d’un moteur de recherche, la CJUE a relevé ce qui suit :
« 85. En outre, le traitement par l’éditeur d’une page web, consistant dans la publication d’informations relatives à une personne physique, peut, le cas échéant, être effectué « aux seules fins de journalisme » et ainsi bénéficier, en vertu de l’article 9 de la directive 95/46, de dérogations aux exigences établies par celle-ci, tandis que tel n’apparaît pas être le cas s’agissant du traitement effectué par l’exploitant d’un moteur de recherche. Il ne peut ainsi être exclu que la personne concernée soit dans certaines circonstances susceptible d’exercer les droits visés aux articles 12, sous b), et 14, premier alinéa, sous a), de la directive 95/46 contre ledit exploitant, mais non pas contre l’éditeur de ladite page web.
86. Enfin, il importe de constater que non seulement le motif justifiant, en vertu de l’article 7 de la directive 5/95/46, la publication d’une donnée à caractère personnel sur un site web ne coïncide pas forcément avec celui qui s’applique à l’activité des moteurs de recherche, mais que, même lorsque tel est le cas, le résultat de la mise en balance des intérêts en cause à effectuer en vertu des articles 7, sous f), et 14, premier alinéa, sous a), de cette directive peut diverger selon qu’il s’agit du traitement effectué par l’exploitant d’un moteur de recherche ou de celui effectué par l’éditeur de cette page web, étant donné que, d’une part, les intérêts légitimes justifiant ces traitements peuvent être différents et, d’autre part, les conséquences qu’ont lesdits traitements pour la personne concernée, et notamment pour sa vie privée, ne sont pas nécessairement les mêmes.
87. En effet, dans la mesure où l’inclusion dans la liste de résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, d’une page web et des informations qui y sont contenues relatives à cette personne facilite sensiblement l’accessibilité de ces informations à tout internaute effectuant une recherche sur la personne concernée et peut jouer un rôle décisif pour la diffusion desdites informations, elle est susceptible de constituer une ingérence plus importante dans le droit fondamental au respect de la vie privée de la personne concernée que la publication par l’éditeur de cette page web. »
46. Dans les Lignes directrices relatives à l’exécution de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire « Google Spain et Inc. / Agencia Española de Protección de datos (AEPD) et Mario Costeja González », C-131/12, adoptées le 26 novembre 2014, le Groupe de travail « Article 29 » sur la protection des données a notamment indiqué ce qui suit:
« 18. Les moteurs de recherche inclus dans des pages web n’ont pas les mêmes effets que les moteurs de recherche « externes ». D’une part, ils ne couvrent que les informations contenues dans les pages web en question. D’autre part, et même si un utilisateur effectue une recherche sur la même personne dans plusieurs pages web, les moteurs de recherche internes n’établiront pas de profil complet de la personne concernée et les résultats n’auront pas d’incidence grave sur elle. Dès lors, de manière générale, le droit au déréférencement ne devrait pas s’appliquer aux moteurs de recherche à la portée restreinte, en particulier dans le cas d’outils de recherche de sites web ou de journaux.
(...)
21. D’un point de vue matériel, et comme déjà mentionné, l’arrêt indique expressément que ce droit ne concerne que les résultats obtenus à partir de recherches portant sur le nom d’une personne et ne donne jamais à penser que la suppression complète de la page des index du moteur de recherche est requise. La page doit continuer à être accessible en utilisant d’autres termes de recherche. Il y a lieu de relever que l’arrêt emploie le terme de « nom » sans autre précision. »
47. La deuxième partie des lignes directrices concerne des critères communs que les autorités de protection des données sont invitées à appliquer pour traiter des plaintes qu’elles reçoivent suite à des refus de déréférencement par les moteurs de recherche. En ses parties pertinentes, les huitième et treizième de ces critères se lisent ainsi :
« 8. Le traitement des données cause-t-il un préjudice à la personne concernée ? Les données ont-elles une incidence négative disproportionnée sur le respect de la vie privée de la personne concernée ?
(...)
Les données pourraient avoir une incidence négative disproportionnée sur la personne concernée si un résultat de recherche se rapporte à un délit mineur ou futile qui ne fait plus – ou n’a peut-être jamais fait – l’objet d’un débat public et s’il n’y a pas de grand intérêt public à ce que cette information soit disponible.
(...)
13. Les données concernent-elles une infraction pénale ?
Les États membres de l’Union peuvent avoir des approches différentes quant à la publication d’informations concernant des contrevenants et leurs infractions. Il peut exister des dispositions légales particulières qui ont une incidence sur la disponibilité de ce type d’informations au fil du temps. Les autorités chargées de la protection des données traiteront ce type de cas conformément aux principes et approches en vigueur dans leur État membre. De manière générale, les autorités chargées de la protection des données sont davantage susceptibles d’envisager le déréférencement de résultats de recherche ayant trait à des délits relativement mineurs qui ont été perpétrés il y a longtemps, que d’envisager celui-ci pour des délits plus graves qui ont été commis plus récemment. Toutefois, ces questions exigent d’être examinées avec précaution et seront traitées au cas par cas. »
48. Postérieurement à l’arrêt rendu par la cour d’appel dans la présente affaire, le règlement 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (« RGPD ») a abrogé la directive 95/46/CE du 24 octobre 1995. L’article 17 de ce règlement dispose comme suit :
Article 17
Droit à l’effacement (« droit à l’oubli »)
« 1. La personne concernée a le droit d’obtenir du responsable du traitement l’effacement, dans les meilleurs délais, de données à caractère personnel la concernant et le responsable du traitement a l’obligation d’effacer ces données à caractère personnel dans les meilleurs délais, lorsque l’un des motifs suivants s’applique :
a) les données à caractère personnel ne sont plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles ont été collectées ou traitées d’une autre manière ;
(...)
2. Lorsqu’il a rendu publiques les données à caractère personnel et qu’il est tenu de les effacer en vertu du paragraphe 1, le responsable du traitement, compte tenu des technologies disponibles et des coûts de mise en œuvre, prend des mesures raisonnables, y compris d’ordre technique, pour informer les responsables du traitement qui traitent ces données à caractère personnel que la personne concernée a demandé l’effacement par ces responsables du traitement de tout lien vers ces données à caractère personnel, ou de toute copie ou reproduction de celles-ci.
3. Les paragraphes 1 et 2 ne s’appliquent pas dans la mesure où ce traitement est nécessaire :
a) à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information ;
(...)
d) à des fins archivistiques dans l’intérêt public, à des fins de recherche scientifique ou historique ou à des fins statistiques conformément à l’article 89, paragraphe 1, dans la mesure où le droit visé au paragraphe 1 est susceptible de rendre impossible ou de compromettre gravement la réalisation des objectifs dudit traitement ;
(...) »
49. Depuis le prononcé de l’arrêt M.L. et W.W. c. Allemagne (précité), la CJUE a rendu, le 24 septembre 2019, deux arrêts relatifs à des questions préjudicielles concernant l’obligation de déréférencement de l’exploitant d’un moteur de recherche : GC et autres c/ Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) ([C-136/17](http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=218106&pageIndex=0&doclang=fr&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=1722719), EU:C:2019:773) et Google c/ Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) ([C-507/17](http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=218105&pageIndex=0&doclang=fr&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=1722719), EU:C:2019:772).
50. Dans le premier arrêt ([C-136/17](http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=218106&pageIndex=0&doclang=fr&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=1722719)), la CJUE a réaffirmé que l’exploitant d’un moteur de recherche peut être soumis à une obligation de déréférencement. Toutefois, lorsqu’il est saisi d’une demande à cet effet, il doit procéder à une mise en balance entre, d’une part, les droits au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel de la personne à l’origine de la demande de déréférencement, et d’autre part, la liberté d’information des internautes potentiellement intéressés par lesdites informations. La CJUE s’est référée à l’arrêt M.L. et W.W. c. Allemagne (précité), pour en déduire, notamment, qu’il appartient à l’exploitant d’un moteur de recherche « d’apprécier, dans le cadre d’une demande de déréférencement portant sur des liens vers des pages web sur lesquelles sont publiées des informations relatives à une procédure judiciaire en matière pénale menée contre la personne concernée, [...] si, eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, telles que notamment la nature et la gravité de l’infraction en question, le déroulement et l’issue de ladite procédure, le temps écoulé, le rôle joué par cette personne dans la vie publique et son comportement dans le passé, l’intérêt du public au moment de la demande, le contenu et la forme de la publication ainsi que les répercussions de celle-ci pour ladite personne, cette dernière a droit à ce que les informations en question ne soient plus, au stade actuel, liées à son nom par une liste de résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir de ce nom » (point 77).
51. Dans le second arrêt ([C-507/17](http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=218105&pageIndex=0&doclang=fr&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=1722719)), la CJUE a précisé que le droit de l’Union européenne n’impose pas à l’exploitant d’un moteur de recherche de procéder à un déréférencement sur l’ensemble des versions de son moteur de recherche. Il est néanmoins tenu d’y procéder sur les versions correspondant à l’ensemble des États membres et de mettre en place des mesures décourageant les internautes d’avoir, à partir de l’un des États membres, accès aux liens en cause figurant sur les versions hors Union européenne de ce moteur. De plus, le droit de l’Union européenne ne s’oppose pas à ce qu’une autorité de contrôle ou une autorité judiciaire d’un État membre puisse effectuer une mise en balance entre les droits fondamentaux en présence, à l’aune des standards nationaux de protection des droits fondamentaux et, au terme de celle-ci, enjoindre, le cas échéant, à un exploitant d’un tel moteur de recherche de procéder à un déréférencement sur l’ensemble des versions dudit moteur.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
52. Le requérant allègue que sa condamnation à anonymiser la version archivée de l’article litigieux sur le site web du journal Le Soir constitue une violation de la liberté d’expression, de la liberté de la presse et de la liberté de diffuser des informations. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
53. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
1. Sur la légalité de l’ingérence
54. Le requérant estime que sa condamnation n’était pas fondée sur une loi claire et prévisible lui permettant de prévoir les conséquences juridiques de ses actes. L’article 1382 du code civil ne donne pas de précisions quant au type de restrictions autorisées ni quant à leur but, leur durée et leur étendue ni quant au contrôle dont elles pourraient faire l’objet. Le droit à l’oubli tel qu’il a été consacré dans quelques rares décisions de tribunaux belges s’applique uniquement à de nouvelles publications, et non pas à la reproduction numérique d’un article d’origine, archivé et inchangé.
55. La cour d’appel a procédé à une analogie avec l’arrêt Google Spain de la CJUE, en transposant les principes dégagés par cet arrêt pour un moteur de recherche à un éditeur de presse. Elle a assimilé les éditeurs de presse aux moteurs de recherche sans tenir compte du fait qu’ils ne sont pas soumis aux mêmes obligations, les éditeurs de presse bénéficiant des exceptions « aux fins de journalisme » au sens de l’article 9 de la directive 95/46/CE, et ce alors que la CJUE avait explicitement distingué ces deux types d’activités.
56. De plus, la jurisprudence belge avait déjà indiqué que la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée n’imposait pas à la presse une période au-delà de laquelle toute diffusion d’information devait se faire de façon anonyme par le responsable du traitement ou par un tiers (paragraphe 36 ci-dessus). En outre, cette loi autorisait expressément les journalistes à traiter des données judiciaires. Le requérant soutient que ce qui est autorisé par une loi particulière ne peut pas être interdit par le droit commun de la responsabilité.
57. De surcroît, les rares décisions qui ont sanctionné le droit à l’oubli sur le fondement de l’article 1382 du code civil retiennent des conditions qui ont fait l’objet d’interprétations inédites et donc imprévisibles. Retenir, comme l’a fait la cour d’appel en l’espèce, que ce litige ne vise pas à « sanctionner la mise en lumière de faits anciens, mais d’obtenir la suppression d’informations disponibles sur l’internet » revient à modifier substantiellement les conditions d’application du droit à l’oubli retenues jusqu’alors par la jurisprudence. L’interprétation extensive faite par la cour d’appel de ces critères attribue, selon le requérant, un caractère absolu et automatique au droit à l’oubli ayant pour conséquence que le temps qui passe permet d’obtenir l’anonymisation de toute archive électronique, et donc de toutes les archives de presse judiciaires. Ainsi, l’intégrité des archives journalistiques s’effacerait progressivement face à la possibilité offerte à quiconque d’obtenir son anonymisation. C’est alors l’activité même d’archivage qui risque de disparaître. Cette anonymisation devrait dès lors s’inscrire dans un cadre particulièrement strict et efficace quant au contrôle juridictionnel contre les abus éventuels.
58. Enfin, le requérant souligne que le RGPD, qui a consacré l’interprétation du droit à l’oubli retenu par la CJUE dans l’arrêt Google Spain, prévoit explicitement une exception pour les traitements de données « à des fins archivistiques dans l’intérêt public » (article 17 § 3 d) ; paragraphe 48 ci-dessus).
2. Sur la nécessité de l’ingérence
59. Le requérant estime que sa condamnation n’était pas strictement nécessaire dans une société démocratique. Ce qui causerait grief à G. serait que l’article soit indexé par les moteurs de recherche, et non pas l’article en tant que tel. Ce sont en effet les moteurs de recherche qui mettent les archives en lumière. La désindexation de l’article aurait donc dû être préférée à l’anonymisation dès lors que la première est moins attentatoire à la liberté d’expression.
60. L’enjeu de la présente affaire est important. En effet, l’activité d’archivage numérique serait gravement mise en péril par les demandes d’anonymisation. Ouvrir un droit à l’oubli en matière d’archivage journalistique présente le risque que ce droit devienne un droit à la suppression ou à la réécriture de l’information, et ainsi le risque d’écorner la liberté d’informer et la notion même d’archives qui suppose un document original, non altéré. La condamnation du requérant à anonymiser l’archive litigieuse aurait un effet dissuasif sur la liberté d’expression et la liberté de la presse et l’inciterait in fine à arrêter son activité d’archivage électronique.
61. Aussi, les juridictions belges n’ont pas mis en balance les intérêts concurrents en jeu conformément aux critères établis dans la jurisprudence de la Cour. En particulier, l’examen de la notoriété de G. n’est pas conforme avec la jurisprudence de la Cour qui indique qu’une personne ne peut se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulte de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale.
62. Quant à la gravité de la mesure imposée, le requérant estime qu’il existait d’autres mesures, moins attentatoires à la liberté d’expression, à savoir un complément ajouté à l’information publiée à l’époque, mentionnant la décision de réhabilitation de G., ou le déréférencement de l’article litigieux par les moteurs de recherche comme Google. Sur ce dernier point, le requérant allègue qu’il appartenait à G. d’introduire une demande de déréférencement auprès des moteurs de recherche. Dans un souci d’aider le requérant, le service juridique du Soir a néanmoins lui‑même demandé à Google de déréférencer l’article litigieux, mais ses démarches sont restées sans réponse.
63. Le requérant en conclut que les motifs invoqués par la cour d’appel et confirmés par la Cour de cassation ne suffisent pas à démontrer que l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour de cassation s’est bornée à conclure que l’arrêt de la cour d’appel était légalement justifié sans répondre aux arguments soulevés par le requérant.
64. Le requérant fait encore valoir que le droit à l’oubli ne peut pas se transformer en un « droit à être oublié », c’est-à-dire en une possibilité pour chacun de réécrire son histoire personnelle. Des condamnations pénales ayant donné lieu à des procès publics relatés par la presse appartiennent aux données dignes de conservation par les médias. Elles peuvent être déréférencées si les conditions sont réunies mais pas censurées.
b) Le Gouvernement
1. Sur la légalité de l’ingérence
65. Le Gouvernement rappelle que la prévisibilité d’une loi ne peut signifier rigidité excessive. En l’espèce, la condamnation du requérant repose sur les dispositions conventionnelles et constitutionnelles qui garantissent le droit à la protection de la vie privée - dont le droit à l’oubli fait partie - ainsi que sur l’article 1382 du code civil, qui constituent une base légale suffisamment prévisible. L’ingérence dans la liberté d’expression ne résulte donc ni de la doctrine et de la jurisprudence belges, ni de l’arrêt Google Spain de la CJUE.
66. Il est admis en droit commun de la responsabilité belge que la violation du droit au respect de la vie privée dont découle le droit à l’oubli est constitutive d’une faute résultant de la méconnaissance d’une norme de comportement écrit. Le requérant ne pouvait donc pas ignorer que sa responsabilité pouvait être engagée. L’article 1382 du code civil est suffisamment accessible, clair, précis et prévisible. Combiné à l’article 8 de la Convention, cette disposition forme une base suffisamment prévisible pour justifier une ingérence dans la liberté d’expression.
67. Le fait que d’autres juridictions, belges ou étrangères, aient abouti à un résultat différent est sans incidence dans la mesure où ces juridictions ont appliqué le même raisonnement qui a abouti à des résultats divergents en raison des circonstances particulières des affaires dont elles étaient saisies. En tout état de cause, les exceptions éventuellement prévues pour les journalistes ne sont pas absolues et doivent être pondérées au regard des critères définis par la Cour.
2. Sur la nécessité de l’ingérence
68. Le Gouvernement rappelle que ni le droit du public à s’informer sur les événements passés ni le droit de constituer des archives en ligne ne sont des droits absolus. Il considère que l’ingérence initiale dans l’exercice par G. de son droit au respect de la vie privée résulte de la décision de l’éditeur du journal Le Soir de publier les informations litigieuses et de les maintenir en ligne, fût-ce sans attirer l’attention du public. Les juridictions internes ont examiné tous les arguments juridiques et techniques des parties et ont condamné le requérant à une mesure proportionnée en tenant compte de la gradation des mesures proposées par le requérant. Elles ont, en particulier, estimé insuffisant l’ajout d’un commentaire à l’article publié en ligne. La cour d’appel a opté pour la mesure de l’anonymisation de l’article litigieux après avoir pondéré les intérêts en jeu. Le Gouvernement souligne que ce n’est pas l’intégrité des archives en tant que telle qui est mise à mal par la condamnation du requérant, mais seulement l’accessibilité au public de l’article tel qu’il se trouve sur l’internet. Les archives papier demeurent intactes, et des personnes comme des chercheurs peuvent toujours demander accès à la version numérique non anonymisée de l’article.
69. L’affaire doit être distinguée de l’affaire M.L. et W.W. c. Allemagne (nos 60798/10 et 65599/10, 28 juin 2018) compte tenu des circonstances propres de l’espèce, en particulier de l’absence de notoriété de G., de l’absence de contact de sa part avec la presse et de l’intérêt moindre des faits relatés dans l’article litigieux. Le Gouvernement souligne également que les informations relatées sont précisément devenues préjudiciables du fait de l’écoulement du temps et que la mise en ligne de l’article s’est faite plus de 15 ans après l’article publié en version papier. La présente affaire se distingue ainsi également des faits en cause dans l’arrêt Węgrzynowski et Smolczewski c. Pologne (no 33846/07, 16 juillet 2013).
70. Le Gouvernement conclut en rappelant que les juridictions belges ont statué dans un litige précis opposant deux parties dans le cadre d’une action en responsabilité, en veillant à tendre à un équilibre entre deux droits fondamentaux divergents revendiqués par chacune des parties. Les décisions ont été prises en examinant les critères dégagés par la Cour et en opérant une balance raisonnable des intérêts en présence. Il n’y a dès lors pas de raisons suffisamment fortes pour substituer l’appréciation de la Cour à celle des juridictions nationales.
2. Thèse du tiers intervenant
71. Le tiers intervenant G. est la personne qui a demandé l’anonymisation de son nom dans l’article en cause en l’espèce. Selon lui, le requérant a manifesté un réel acharnement à s’opposer à cette demande. Quant aux faits, il déclare notamment qu’alors qu’il avait lui-même proposé devant le tribunal de première instance, comme alternative à l’anonymisation, le placement d’une balise de non-indexation, c’est le requérant qui alors avait rejeté cette solution.
72. Il soutient que l’article 1382 du code civil combiné avec le droit à l’oubli tel qu’il a été consacré par la jurisprudence et la doctrine comme partie intégrante du droit au respect de la vie privée constituait une base légale suffisamment prévisible répondant aux exigences de l’article 10 § 2 de la Convention.
73. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, il insiste sur le caractère passé de l’article qui lui confère une protection moins importante, sur l’impact majeur de la nouvelle publication de l’article sur l’internet par la mise en ligne des archives et sur l’absence totale d’intérêt public à pouvoir connaître son nom complet dans cet article. Il souligne également qu’il ne s’agit pas d’imposer aux médias de supprimer de leurs archives les données personnelles de manière généralisée ou de tous ceux qui en feraient la demande mais de faire un examen contextualisé des droits fondamentaux en présence.
3. Appréciation de la Cour
74. Il n’est pas contesté que la condamnation civile du requérant à anonymiser l’article litigieux constitue une « ingérence » dans ses droits garantis par l’article 10 de la Convention.
75. Une ingérence dans l’exercice du droit de communiquer des informations ou des idées est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre ce ou ces buts.
a) Sur la légalité de l’ingérence
76. Le requérant allègue que sa condamnation n’était pas prévisible.
77. Les principes généraux relatifs à la garantie de prévisibilité de la loi exigée dans le cadre de l’article 10 de la Convention ont été résumés dans l’arrêt Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, §§ 120-122, CEDH 2015 ; voir aussi, plus récemment, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, §§ 142-145, 27 juin 2017, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, §§ 93-101, 20 janvier 2020, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 249‑253, 22 décembre 2020).
78. La Cour doit rechercher si l’application qui a été faite par les juridictions internes de l’article 1382 du code civil – qui constitue le droit commun de la responsabilité – à la situation du requérant était prévisible. Pour cela, elle tient compte de l’ensemble du cadre juridique interne, c’est‑à-dire tant les normes écrites qui ont été appliquées que les principes généraux du droit et la jurisprudence (Delfi AS, précité, § 128).
79. La Cour observe en premier lieu que le droit belge reconnaît un droit à l’oubli comme faisant partie intégrante du droit au respect de la vie privée (paragraphe 31 ci-dessus). Tel que l’a rappelé la Cour de cassation en l’espèce, ce droit découle de l’article 8 de la Convention, de l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 22 de la Constitution (paragraphe 27 ci-dessus). C’est notamment sur ces dispositions que s’est fondée la cour d’appel pour reconnaître un droit à l’oubli à G. (paragraphe 14 ci-dessus).
80. L’interprétation de la portée du droit à l’oubli revient aux autorités nationales, et en particulier aux cours et tribunaux, à qui il appartient au premier chef d’interpréter le droit interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si les effets de celle-ci sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018, S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 148, 22 octobre 2018, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018).
81. La question que soulevait le requérant devant les juridictions internes était celle de savoir si G. remplissait les conditions pour pouvoir bénéficier du droit à l’oubli, dans la mesure où, d’après le requérant, l’article litigieux n’était pas une nouvelle publication mais l’archivage d’un article ancien. Sur ce point, la Cour de cassation a confirmé l’interprétation retenue par la cour d’appel qui considérait que la mise en ligne de l’archive de l’article litigieux constituait une « nouvelle divulgation » du passé judiciaire de G. (paragraphe 27 ci-dessus).
82. La Cour ne peut suivre le requérant lorsqu’il allègue que la cour d’appel a, en se référant à l’arrêt Google Spain de la CJUE, assimilé les éditeurs de presse aux moteurs de recherche. Tel que l’a expliqué la Cour de cassation, la cour d’appel s’est seulement fondée sur l’arrêt précité qui concernait un moteur de recherche pour déterminer la portée à donner au droit à l’oubli en tant que tel.
83. De l’avis de la Cour, l’interprétation qui a ainsi été faite par les juridictions nationales des dispositions relatives à la protection de la vie privée n’est ni arbitraire ni manifestement déraisonnable.
84. Revenant à l’article 1382 du code civil, cette disposition oblige toute personne à réparer le dommage causé par sa faute, notamment une atteinte injustifiée à un droit. Cette disposition sert de fondement aux actions civiles pour les abus allégués à la liberté de la presse (paragraphe 33 ci‑dessus).
85. Il en résulte que la Cour n’est pas convaincue par la thèse du requérant selon laquelle il n’était pas prévisible qu’il puisse être condamné sur le fondement du droit commun de la responsabilité en raison d’une atteinte au droit à l’oubli par la reproduction numérique d’un article ancien. Elle rappelle à cet égard que le simple fait qu’une disposition légale soit appliquée pour la première fois dans un certain type d’affaires ne suffit pas à caractériser un manque de prévisibilité (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 150, Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 97, et Selahattin Demirtaş, précité, § 253).
86. Aussi, le fait qu’il existe des exemples de jurisprudence allant dans un sens différent n’est pas suffisant pour caractériser un manque de prévisibilité puisque toutes les circonstances de la cause doivent être prises en compte dans une matière où doit être effectuée une mise en balance de droits. Cela est d’autant plus vrai que la jurisprudence à laquelle le requérant se réfère était fondée sur une base légale distincte, à savoir la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée (paragraphe 36 ci-dessus ; voir, a contrario, RTBF c. Belgique, no 50084/06, §§ 113-114, CEDH 2011).
87. À titre surabondant, la Cour note qu’elle a déjà accepté, dans d’autres affaires examinées au regard de l’article 10 de la Convention, une disposition constituant le droit commun de la responsabilité civile comme une base légale suffisamment prévisible (voir, en ce qui concerne l’article 1382 du code civil belge, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, 9 novembre 2006 ; pour des affaires relatives à d’autres États dans lesquelles l’ingérence à la liberté d’expression était également fondée sur le droit commun de la responsabilité civile, voir, par exemple, Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 64, et M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, §§ 48-49).
88. Il résulte de ce qui précède que la condamnation du requérant était fondée sur une base légale qui remplissait l’exigence de prévisibilité. L’ingérence était donc « prévue par la loi ».
b) Sur l’existence d’un but légitime
89. Les parties s’accordent à dire que l’ingérence poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2 : la protection de la réputation et des droits d’autrui, en l’espèce le droit au respect de la vie privée de G.
c) Sur la nécessité de l’ingérence
90. La Cour souligne qu’à l’instar de l’affaire M.L. et W.W. c. Allemagne (précitée, § 99), ce n’est pas la licéité de l’article lors de sa première parution qui est mise en cause en l’espèce mais sa mise à disposition sur l’internet et la possibilité d’accès à cet article longtemps après les faits.
91. Il s’agissait pour les juridictions nationales de mettre en balance différents droits en présence : d’une part, la liberté d’expression du requérant en tant qu’éditeur, en particulier son droit de communiquer des informations au public, et d’autre part, le droit de G. à la protection de sa vie privée.
92. La Cour rappellera d’abord les principes relatifs à la mise en balance des droits et aux critères à prendre en compte pour évaluer la nécessité d’une ingérence dans la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention, en particulier lorsqu’est en cause, comme en l’espèce, une archive numérique accessible sur l’internet (i). La Cour procédera ensuite à l’application de ces critères aux circonstances de l’espèce (ii).
1. Les principes généraux applicables
1) La mise en balance des droits
93. La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils ont été décrits dans de nombreux arrêts qui concernent la mise en balance des droits garantis par les articles 8 et 10 de la Convention (voir, parmi d’autres, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 78-84, 7 février 2012, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 82-93, CEDH 2015 (extraits), Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, §§ 48‑54, 29 mars 2016, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, §§ 162-165). Elle l’a dit maintes fois, ces droits méritent a priori un égal respect (voir, parmi d’autres, Axel Springer AG, précité, § 87, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, Delfi AS, précité, §§ 110 et 139, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91, et Bédat, précité, § 52).
94. La Cour a eu l’occasion d’énoncer, dans le cadre de l’examen d’une publication initiale, les principes pertinents qui doivent guider son appréciation – et, surtout, celle des juridictions internes – de la nécessité d’une ingérence. Elle a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée. Ces critères sont les suivants : premièrement, la contribution à un débat d’intérêt général, deuxièmement, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, troisièmement, le comportement antérieur de la personne concernée, quatrièmement, le mode d’obtention des informations et leur véracité, cinquièmement, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et, sixièmement, la gravité de la mesure imposée (Axel Springer AG, précité, §§ 89-95, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 165, et les références qui y sont citées ; voir également l’arrêt de la CJUE, GC et autres c/ Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), précité, paragraphe 50 ci-dessus).
95. Selon la jurisprudence de la Cour, la condition de « nécessité dans une société démocratique » commande de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un besoin social impérieux, et en particulier si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier étaient pertinents et suffisants et si la mesure était proportionnée au but légitime poursuivi (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, série A no 30, et Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 273, 8 avril 2021).
96. La Cour rappelle également que sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition. Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (Axel Springer AG, précité, §§ 85‑86).
97. Par ailleurs, la Cour rappelle que si la mise en balance à laquelle ont procédé les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle‑ci substitue son avis à celui des juridictions internes (voir, parmi d’autres, Axel Springer AG, précité, § 88, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 92, Bédat, précité, § 54, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 164).
2) La spécificité de la mise à disposition d’archives numériques sur l’internet
98. La grande majorité des affaires relatives à un conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée examinées par la Cour concernait des publications initiales relatant des aspects privés de la vie d’un individu ou de sa famille (voir, parmi beaucoup d’autres, Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, 23 juillet 2009, Axel Springer AG, précité, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, et, plus récemment, Falzon c. Malte, no 45791/13, 20 mars 2018).
99. À la différence de ces affaires est en cause en l’espèce la mise en ligne en 2008 et le maintien à disposition depuis lors de la version archivée d’un article initialement publié en 1994 dans la version papier du journal Le Soir, publication initiale dont la licéité n’a pas été contestée. Ayant été saisies d’une demande en ce sens par G., les juridictions internes ont condamné le requérant à anonymiser l’archive numérique de l’article litigieux en remplaçant le nom complet de G. par la lettre X.
100. La Cour a déjà considéré qu’au rôle premier de la presse s’ajoute une fonction accessoire mais néanmoins d’une importance certaine, qui consiste à constituer des archives à partir d’informations déjà publiées et à les mettre à la disposition du public. La mise à disposition d’archives sur l’internet contribue grandement à la préservation et à l’accessibilité de l’actualité et des informations. Les archives numériques constituent en effet une source précieuse pour l’enseignement et les recherches historiques, notamment en ce qu’elles sont immédiatement accessibles au public et généralement gratuites (Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, §§ 27 et 45, CEDH 2009, Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 59, Fuchsmann c. Allemagne, no 71233/13, § 39, 19 octobre 2017, et M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 90).
101. Dans une affaire telle que la présente, les droits d’une personne ayant fait l’objet d’une publication disponible sur l’internet doivent donc être mis en balance avec le droit du public à s’informer sur des événements du passé et de l’histoire contemporaine, notamment à l’aide des archives numériques de la presse (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 104).
102. À cet égard, la Cour est pleinement consciente du risque d’effet dissuasif sur la liberté de la presse de l’obligation pour un éditeur de devoir anonymiser un article dont la licéité n’a pas été mise en cause. En effet, l’obligation d’examiner à un stade ultérieur la licéité du maintien en ligne d’un reportage à la suite d’une demande de la personne concernée, qui implique une mise en balance de tous les intérêts en jeu, comporte le risque que la presse s’abstienne de conserver des reportages dans ses archives en ligne ou qu’elle omette des éléments individualisés dans des reportages susceptibles d’ultérieurement faire l’objet d’une telle demande (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 103).
103. La Cour est également consciente du fait que la modification de la version archivée d’un article porte atteinte à l’intégrité des archives, qui en constitue l’essence même. Les juridictions internes doivent donc être particulièrement vigilantes lorsqu’elles font droit à une demande d’anonymisation ou de modification de la version électronique d’un article archivé pour les besoins du droit au respect de la vie privée.
104. Cela étant dit, le droit de maintenir des archives en ligne à la disposition du public n’est pas un droit absolu. Il doit être mis en balance avec les autres droits en présence. Dans ce cadre, de l’avis de la Cour, les critères qui doivent être pris en compte quand est concernée la mise en ligne ou le maintien à disposition d’une publication archivée sont en principe les mêmes que ceux utilisés par la Cour dans le cadre d’une publication initiale. Certains d’entre eux peuvent toutefois revêtir plus ou moins de pertinence eu égard aux circonstances de l’espèce et au passage du temps (dans ce sens, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 96 ; voir également Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 166).
2. L’application de ces principes en l’espèce
1) La contribution à un débat d’intérêt public
105. En ce qui concerne la question de l’existence d’un débat d’intérêt général que l’écoulement du temps n’a pas fait disparaître (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 99), la Cour tient à souligner que, par essence, des archives contribuent différemment à un débat d’intérêt public qu’une publication initiale. Les archives numériques constituent surtout une source précieuse pour l’accès à des informations qui peuvent être utiles pour l’enseignement et les recherches historiques (paragraphe 100 ci‑dessus), ainsi que pour la contextualisation d’événements actuels. Le poids à accorder à ce critère dans la mise en balance des intérêts doit donc être adapté à leur spécificité.
106. Revenant au cas d’espèce, la cour d’appel a observé à juste titre que la mise en ligne de l’article ne revêtait aucune valeur d’actualité (paragraphe 17 ci-dessus). Elle a jugé que, 20 ans après les faits, l’identité d’une personne qui n’était pas une personne publique n’apportait aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, lequel ne contribuait que de façon statistique à un débat général sur la sécurité routière.
107. L’article concernait en effet une série de faits, certes tragiques, dont la contribution à un débat d’intérêt général portait principalement sur les dangers de la circulation routière et les causes de ceux-ci. La Cour note donc l’appréciation de la cour d’appel selon laquelle la mention du nom complet de G. n’était pas, 20 ans après les faits, de nature à contribuer à un tel débat d’intérêt général (a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 106).
2) La notoriété de la personne visée et l’objet de l’article
108. En ce qui concerne la notoriété de la personne visée et l’objet de l’article, la Cour a certes déjà dit, tel que le rappelle le requérant, qu’une personne ne peut invoquer l’article 8 de la Convention pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale (Axel Springer AG, précité, § 83, Gillberg c. Suède [GC], no 41723/06, § 67, 3 avril 2012, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], no 17224/11, § 76, 27 juin 2017, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 88, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 98, 25 septembre 2018).
109. Cela n’a toutefois pas pour conséquence qu’une personne qui a, par le passé, fait l’objet d’une condamnation pénale ne puisse jamais se prévaloir du droit à l’oubli, sans quoi ce droit serait vidé de sa substance. En effet, la Cour considère qu’après l’écoulement d’un certain temps, une personne condamnée peut avoir un intérêt à ne plus être confrontée à son acte, en vue de sa réintégration dans la société (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 100, et les références qui y sont citées). Comme l’a indiqué la cour d’appel, l’archivage électronique d’un article relatif au délit commis ne doit pas créer pour l’intéressé une sorte de « casier judiciaire virtuel » (paragraphe 17 ci-dessus). Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, la personne a purgé sa peine et qu’elle a été réhabilitée.
110. Si, après la commission de faits pénalement répréhensibles et pendant la tenue du procès, une personne inconnue peut acquérir une certaine notoriété, cette notoriété peut aussi décliner avec l’écoulement du temps (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 106). L’étendue de l’intérêt du public quant aux procédures pénales est en effet variable (ibidem, § 100). Le droit à l’oubli peut ainsi, dans certains cas, conférer à l’intéressé le droit de retrouver le statut de simple personne inconnue du public. Là encore, le facteur temporel a toute son importance.
111. En l’espèce, la cour d’appel a rappelé que G. n’exerçait aucune fonction publique (paragraphe 17 ci-dessus). Il était une personne privée inconnue du grand public au moment de sa demande d’anonymisation (a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 106). Les faits pour lesquels il a été condamné n’ont fait l’objet d’aucune médiatisation, à l’exception de l’article litigieux, et l’affaire n’a eu aucun retentissement dans les médias que ce soit à l’époque des faits relatés ou au moment de la mise en ligne de la version archivée de l’article sur l’internet.
3) Le comportement de la personne visée à l’égard des médias
112. Les juridictions internes ne se sont pas explicitement prononcées sur la question du comportement de G. à l’égard des médias. La Cour relève que G. n’a à aucun moment pris contact avec les médias pour rendre sa situation publique ni au moment de la parution de l’article en 1994 ni lors de sa mise en ligne en 2008 (a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, §§ 108-109). Il ressort de ses courriers au Soir pour demander la suppression ou l’anonymisation de l’article litigieux (paragraphe 7 ci‑dessus) qu’au contraire, il a tout fait pour rester à l’écart des projecteurs des médias.
4) Le mode d’obtention des informations et leur véracité
113. La véracité des faits relatés dans l’article litigieux n’a pas été contestée par G. (voir, mutatis mutandis, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 111, et, a contrario, Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 60). Ce dernier n’a pas non plus allégué que les informations relatées avaient été obtenues en méconnaissance de la déontologie journalistique. La cour d’appel a d’ailleurs considéré qu’il n’était pas contesté que la divulgation initiale de l’article litigieux était licite (paragraphe 17 ci-dessus).
5) Le contenu, la forme et les répercussions de la publication
114. Premièrement, en ce qui concerne le contenu de l’article litigieux, celui-ci relate plusieurs accidents de la route ayant eu lieu en 1994 en l’espace de quelques jours. L’accident causé par G. en était un parmi d’autres (paragraphe 5 ci-dessus).
115. Deuxièmement, en ce qui concerne la forme de la publication, sur laquelle les juridictions internes ne se sont pas non plus explicitement prononcées, la Cour rappelle que les sites internet sont des outils d’information et de communication qui se distinguent particulièrement de la presse écrite, notamment quant à leur capacité à emmagasiner et à diffuser l’information, et que les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que des publications sur support papier de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits), Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 58, Delfi AS, précité, § 133, et M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 91).
116. La Cour en a déduit que la reproduction de matériaux tirés de la presse écrite et celle de matériaux tirés de l’internet peuvent être soumises à un régime différent (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel, précité, § 63, et Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 58). Il en va de même en ce qui concerne les archives papier et les archives numériques. La portée de ces dernières est en effet beaucoup plus importante et les conséquences sur la vie privée des personnes nommées d’autant plus graves, ce qui est encore amplifié par les moteurs de recherche.
117. En ce qui concerne le degré de diffusion de la version archivée de l’article, la Cour tient compte du fait que la consultation d’archives nécessite une démarche active de recherche par l’introduction de mots-clés sur le site des archives du journal. Du fait de son emplacement sur le site internet, l’article litigieux n’était pas susceptible d’attirer l’attention de ceux des internautes qui n’étaient pas à la recherche d’informations sur G. Elle ne met pas non plus en doute que le maintien de l’accès à l’article litigieux n’avait pas pour but de propager à nouveau des informations sur G. (dans le même sens, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 113).
118. Elle note toutefois qu’en l’espèce, au moment de l’introduction par G. de sa demande et pendant toute la procédure interne, les archives du journal Le Soir étaient disponibles en accès libre et gratuit (comparer avec M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 113, où l’accès à certains articles était payant ou restreint aux personnes abonnées).
119. Le requérant souligne qu’en l’espèce ce n’est pas l’exploitant d’un moteur de recherche qui a été condamné, mais l’éditeur responsable d’un journal dont les archives sont accessibles en ligne.
120. À l’instar de la CJUE, la Cour admet que des obligations différentes peuvent être appliquées aux moteurs de recherche et aux éditeurs à l’origine de l’information litigieuse (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 97 ; voir également, paragraphe 45 ci-dessus). Il est également vrai que c’est avant tout en raison des moteurs de recherche que les informations sur les personnes tenues à disposition par les médias concernés peuvent facilement être repérées par les internautes (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 97). Il ne peut toutefois pas être perdu de vue que le fait pour un journal de mettre en ligne un article sur son site web a déjà, en tant que tel, des répercussions sur la visibilité des informations litigieuses. Aussi, l’ingérence initiale dans le droit de G. au respect de sa vie privée résulte de la décision du requérant de publier ces informations sur son site et, surtout, de les y garder disponibles, fût-ce sans intention d’attirer l’attention du public (ibidem).
121. Troisièmement, s’agissant des répercussions de la publication, la cour d’appel a constaté qu’une simple recherche à partir des nom et prénom de G. sur le moteur de recherche du Soir ou sur Google faisait immédiatement apparaître l’article litigieux (paragraphe 17 ci-dessus). La cour d’appel a considéré que le maintien en ligne de l’article litigieux était ainsi de nature à porter indéfiniment et gravement atteinte à la réputation de G., lui créant, comme il a déjà été rappelé (paragraphe 109 ci-dessus) un casier judiciaire virtuel, alors qu’il avait non seulement été définitivement condamné pour les faits litigieux et avait purgé sa peine mais qu’en outre, il avait été réhabilité.
122. La Cour estime que l’appréciation de la cour d’appel sur ce point ne saurait être considérée comme arbitraire ou manifestement déraisonnable. Avec l’écoulement du temps, une personne devrait avoir la possibilité de reconstruire sa vie sans être confrontée par des membres du public à ses erreurs du passé (voir, mutatis mutandis, Österreichischer Rundfunk c. Autriche, no 35841/02, § 68, 7 décembre 2006, et M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 100). Les recherches sur des personnes à partir de leur nom est devenue une pratique courante dans la société actuelle, et le plus souvent il s’agit d’une simple recherche motivée par des raisons totalement étrangères à d’éventuelles poursuites ou condamnations pénales de la personne concernée.
6) La gravité de la mesure imposée au requérant
123. Enfin, en ce qui concerne la gravité de la mesure imposée au requérant, il convient de rechercher si les juridictions internes ont tenu compte de l’effet de la mesure pour le requérant et Le Soir, et si elles ont examiné, dans les limites du litige porté devant elles, si des mesures moins attentatoires à la liberté d’expression étaient envisageables.
124. La Cour constate que devant les juridictions internes, le requérant a soutenu que l’équilibre entre les droits en présence pouvait être atteint par la mise en place d’un droit de rectification ou de communication, c’est-à-dire par l’ajout d’un complément d’information à l’article litigieux. La cour d’appel a estimé qu’un tel procédé n’était pas adéquat en l’espèce puisqu’il laisserait perdurer indéfiniment l’effet stigmatisant des infractions commises par G. et de la condamnation déjà purgée et rendrait vaine la décision de réhabilitation dont il avait bénéficié.
125. Devant la Cour, le requérant allègue ensuite que la cour d’appel n’a pas indiqué pourquoi le placement par Le Soir d’une balise de désindexation de l’article serait insuffisant pour garantir le droit au respect de la vie privée de G. En outre, se référant notamment à l’arrêt Google Spain de la CJUE, il allègue que G. aurait dû demander à des moteurs de recherche comme Google le déréférencement de l’article litigieux. La Cour note par ailleurs que devant la cour d’appel, le requérant a soutenu que seuls les moteurs de recherche avaient qualité pour répondre à une demande de G., et que ce dernier avait erronément dirigé sa demande à son encontre.
126. Quant à l’ajout d’une balise de désindexation à l’article litigieux par Le Soir, il ne ressort pas des pièces de la procédure interne dont la Cour dispose que le requérant a allégué devant les juridictions du fond que l’ajout d’une telle balise était suffisant pour garantir le respect de la vie privée de G. En tout cas, la cour d’appel a constaté qu’au moment du prononcé de son arrêt, l’article litigieux se trouvait toujours sur le site du Soir sans aucune balise de désindexation.
127. Quant à un déréférencement de l’article litigieux par des moteurs de recherche, la Cour estime que la pertinence d’une telle mesure doit être appréciée dans le contexte du litige porté devant les juridictions. La demande de G. étant adressée contre le seul requérant, il ne saurait être reproché aux juridictions de s’être limitées à examiner la recevabilité et le bien-fondé de cette demande. Certes, il était loisible au journal Le Soir de prendre lui-même l’initiative de demander à des moteurs de recherche de déréférencer l’article litigieux, afin de trouver une réponse à la demande lui adressée par G. de respecter sa vie privée. Le requérant a par ailleurs indiqué que le service juridique du Soir a effectivement entrepris une telle démarche auprès de Google, mais que celle-ci est restée sans réponse (paragraphe 8 ci-dessus). Le déréférencement par des moteurs de recherche n’ayant pas été demandé par G. dans le cadre de son litige avec le requérant, ni assuré par ce dernier comme une alternative à l’anonymisation de l’article, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner dans l’abstrait si le déréférencement peut conduire à un juste équilibre entre les droits respectifs en jeu. De la même manière, dans la mesure où cela n’a pas fait l’objet d’un débat devant les juridictions internes, il n’appartient pas à la Cour d’envisager ex officio d’éventuels autres moyens moins attentatoires au droit à la liberté d’expression du requérant qui auraient pu être mis en œuvre en l’espèce.
128. La cour d’appel a estimé que la manière la plus efficace de préserver la vie privée de G. sans porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression du requérant était d’anonymiser l’article figurant sur le site internet du Soir en remplaçant les nom et prénom de G. par la lettre X (paragraphe 22 ci‑dessus). Répondant à un argument du requérant, elle a insisté sur le fait qu’il n’était nullement demandé de supprimer l’article des archives, mais uniquement d’anonymiser sa version électronique ; les archives papier demeuraient intactes et le requérant conservait la possibilité de garantir l’intégrité de la version originale numérique (paragraphe 18 ci-dessus). Répondant à un autre argument du requérant, fondé sur l’impossibilité technique de modifier les articles archivés, la cour d’appel a estimé qu’une telle impossibilité n’était nullement établie (paragraphe 25 ci-dessus).
129. S’agissant d’archives, la Cour accorde une grande importance au fait que la nature de la mesure imposée permet en l’espèce d’assurer l’intégrité de l’article archivé en tant que tel, puisqu’il s’agit uniquement d’anonymiser la version mise en ligne de l’article, le requérant étant autorisé à garder les archives numérique et papier d’origine. Comme le souligne le Gouvernement, cela voulait dire, notamment, que des personnes ayant un intérêt pouvaient toujours demander accès à la version originale de l’article, même sous forme numérique (paragraphe 68 ci‑dessus). Ce n’était donc pas l’article même, mais son accessibilité sur le site web du journal Le Soir, qui était affectée par la mesure.
130. Quant à l’appréciation par la cour d’appel de la possibilité technique pour le requérant de faire procéder à l’anonymisation de l’article sur le site du Soir, le requérant n’apporte pas d’éléments qui pourraient amener la Cour à estimer cette appréciation arbitraire ou manifestement déraisonnable.
131. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les juridictions nationales pouvaient conclure que la condition relative à la proportionnalité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression était remplie (paragraphe 16 ci-dessus).
3. Conclusion
132. À la lumière des considérations ci-dessus, la Cour estime que les juridictions internes ont mis en balance le droit au respect de la vie privée de G. et le droit à la liberté d’expression du requérant conformément aux critères énoncés dans sa jurisprudence. En particulier, la cour d’appel a attaché une importance particulière au préjudice souffert par G. à cause de la mise en ligne de l’article litigieux, eu égard notamment au temps qui s’était écoulé depuis la publication de l’article d’origine, d’une part, ainsi qu’au fait que l’anonymisation de l’article litigieux sur le site web du Soir laissait intactes les archives en tant que telles et constituait la mesure la plus efficace parmi celles qui étaient envisageables en l’espèce, sans pour autant porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression du requérant, d’autre part. La Cour estime que les motifs donnés par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants. Elle n’aperçoit pas de raisons sérieuses pour substituer son avis à celui des juridictions internes et d’écarter le résultat de la mise en balance effectuée par celles-ci. Elle conclut donc que la mesure imposée peut être considérée comme une mesure proportionnée au but légitime poursuivi et comme ménageant un juste équilibre entre les droits concurrents en jeu.
133. Partant, dans les circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
134. La Cour tient à préciser que la conclusion à laquelle elle parvient ne saurait être interprétée comme impliquant une obligation pour les médias de vérifier leurs archives de manière systématique et permanente. Sans préjudice de leur devoir de respecter la vie privée lors de la publication initiale d’un article, il s’agit pour eux, en ce qui concerne l’archivage de l’article, de procéder à une vérification et donc à une mise en balance des droits en jeu seulement en cas de demande expresse à cet effet.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan BlaškoGeorgios A. Serghides
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Pavli.
G.A.S.
M.B.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE PAVLI
(Traduction)
1. La présente affaire porte sur un conflit entre, d’une part, le droit de la presse et du public en général à préserver l’intégrité des archives de presse et, d’autre part, le droit d’une personne à ne pas être confrontée à un « casier judiciaire virtuel » permanent, qui est l’un des aspects de ce que l’on désigne désormais comme « le droit à l’oubli ». Sur le plan factuel, il s’agit d’une situation où le droit d’une personne au respect de sa vie privée en ligne peut être assez efficacement protégé au niveau des moteurs de recherche sans qu’une intervention directe sur les informations pertinentes archivées soit nécessaire – intervention qui, par définition, soulève de sérieuses questions de nécessité dans une société démocratique. Il s’agit là d’une considération essentielle qui a été ignorée par les décisions des juridictions internes que la majorité confirme en se fondant sur un argument procédural faible et en portant trop peu d’attention aux retombées générales de cet arrêt qui pourrait être lourd de conséquences.
2. En ordonnant au requérant d’anonymiser un article archivé en ligne qui contenait des informations relatives à une infraction ancienne commise par le plaignant dans la procédure interne (M. G.), les juridictions belges n’ont, à mon avis, pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents protégés respectivement par l’article 10 et par l’article 8 de la Convention. En ratifiant la mise en balance exercée par les juridictions nationales, le présent arrêt va à l’encontre d’un consensus européen, clair bien qu’émergent, selon lequel les demandes fondées sur le droit à l’oubli numérique peuvent, et devraient, efficacement être traitées au moyen de la désindexation des résultats fournis par les moteurs de recherche, tout en préservant l’intégrité des informations historiques originales – à moins que le demandeur qui fait valoir son droit au respect de la vie privée ne soit en mesure de montrer que, pour quelque raison exceptionnelle, la désindexation ne serait pas suffisante ou adéquate dans son cas. Enfin, l’approche méthodologique choisie par la majorité dans l’application au cas d’espèce des critères Von Hannover est également, selon moi, discutable.
1. Le rôle essentiel des archives de presse numériques
3. Je rappelle d’emblée que la Cour a souligné à plusieurs reprises que la mise à disposition d’archives sur l’internet contribue grandement à la préservation et à l’accessibilité de l’actualité et des informations et constitue ainsi une source précieuse pour l’enseignement et les recherches historiques (Węgrzynowski et Smolczewski c. Pologne, no 33846/07, § 59, 16 juillet 2013, Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, § 45, CEDH 2009). La constitution d’archives sur l’internet représente un aspect essentiel du rôle que joue la presse dans une démocratie (ibidem).
4. La Cour a, par ailleurs, observé que, même en présence d’éléments diffamatoires, « ce n’est pas le rôle des autorités judiciaires de réécrire l’histoire en ordonnant le retrait du domaine public de toute trace de publications passées qui, par des décisions judiciaires définitives, ont été jugées constituer des atteintes injustifiées à la réputation d’individus » (Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 65). Il s’ensuit a fortiori que seules des raisons vraiment impérieuses peuvent justifier une intervention directe sur des contenus médiatiques archivés dont la légalité n’avait pas été mise en cause au moment de leur parution initiale.
5. Le nettoyage rétroactif d’archives de presse numériques porte atteinte non seulement au droit du public à s’informer sur des événements du passé et de l’histoire contemporaine, tel que consacré par l’article 10, mais aussi au droit à la liberté d’expression de l’éditeur garanti par la même disposition. Dans ce contexte, la Cour a admis que faire droit à de telles demandes d’anonymisation peut avoir un effet dissuasif plus étendu sur la liberté d’expression. Selon la Cour, « l’obligation d’examiner à un stade ultérieur la licéité d’un reportage à la suite d’une demande de la personne concernée, qui implique (...) une mise en balance de tous les intérêts en jeu, comporterait le risque que la presse s’abstienne de conserver des reportages dans ses archives en ligne ou qu’elle omette des éléments individualisés dans des reportages susceptibles de faire l’objet d’une telle demande » (M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 104, 28 juin 2018). La Cour a observé à cet égard qu’elle « doit faire preuve de la plus grande prudence lorsqu’elle est appelée à examiner, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, des mesures ou des sanctions infligées à la presse qui sont de nature à dissuader celle-ci de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime » (ibidem).
6. Pour remplir leur fonction au regard de l’article 10, les archives de presse numériques doivent être complètes et historiquement exactes. Toute altération de leur contenu pourrait porter préjudice à leur finalité sous‑jacente, qui est de conserver des documents historiques complets, sans oublier qu’il n’est pas possible de savoir à l’avance laquelle des informations qu’elles contiennent pourrait ultérieurement susciter un regain d’intérêt du public. Par exemple, les journalistes et d’autres ont un intérêt légitime à élaborer le profil moral d’un candidat à une élection en recueillant ou en croisant différents faits de son passé. Dans une telle situation, le casier judiciaire de la personne peut prendre une importance nouvelle, que les condamnations antérieures soient considérées ou non comme « prescrites » (Jankauskas c. Lituanie (no 2), no 50446/09, 27 juin 2017, où la Cour a considéré qu’il est légitime de s’appuyer sur des condamnations prescrites pour évaluer l’envergure morale d’une personne). Dans le cas de personnalités publiques émergentes, le rôle de chien de garde risque d’être sérieusement compromis si les archives de presse ont dans l’intervalle été inutilement expurgées.
7. Au vu de ce qui précède, la Convention laisse peu de place aux mesures qui ont pour effet d’intervenir de manière permanente sur des documents historiques. Je tiens à souligner ici que cela fait peu de différence que les informations historiques soient demeurées intactes dans la version imprimée des archives, puisque la collecte d’informations, le journalisme d’investigation et la recherche s’appuient aujourd’hui en grande partie sur des sources en ligne. La Cour a, en effet, relevé que l’importance des archives de presse numériques provient en particulier du fait qu’elles sont immédiatement accessibles au public et généralement gratuites (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 90). Si la vie privée d’une personne et son droit à la réhabilitation doivent, de manière générale, être préservés de la curiosité naturelle des internautes, cela ne justifie pas nécessairement l’effacement complet de documents historiques.
2. L’émergence d’un consensus européen sur le « droit à l’oubli »
8. Il est important d’examiner la présente affaire dans le contexte de l’émergence d’un consensus européen sur la mise en balance des intérêts privés et publics dans des affaires concernant les archives de presse. Une importante référence à cet égard est l’arrêt Google Spain, rendu par la CJUE, auquel le présent arrêt renvoie largement (paragraphes 42-45)[1]. Dans l’affaire Google Spain, il était question d’un article archivé en ligne, totalement licite au moment de sa parution, qui contenait le nom d’une personne en lien avec une vente aux enchères à la suite d’une saisie. La CJUE a institué un remède aux fins de la protection des données qui consiste à supprimer les pages web contenant des données à caractère personnel de la liste des résultats obtenue en recherchant un nom sur les moteurs de recherche, tout en s’assurant qu’aucune information ne soit effacée ou altérée dans la source originale[2]. Le raisonnement de la CJUE est fondé en partie sur la distinction entre le régime juridique applicable aux moteurs de recherche généraux et celui applicable à l’éditeur d’une page web, la différence essentielle étant que seul ce dernier peut bénéficier d’exemptions journalistiques en vertu des principes consacrés par le droit de l’Union européenne en matière de protection des données. La CJUE a souligné qu’il résulte de cette différence que la personne concernée sera dans certaines circonstances susceptible d’exercer ses droits contre l’exploitant d’un moteur de recherche, mais non pas contre l’éditeur de la page web (paragraphe 85). De même, la mise en balance des intérêts concurrents en jeu peut diverger dans chacun de ces deux scénarios, « étant donné que, d’une part, les intérêts légitimes justifiant ces traitements peuvent être différents et, d’autre part, les conséquences qu’ont lesdits traitements pour la personne concernée, et notamment pour sa vie privée, ne sont pas nécessairement les mêmes » (paragraphe 86).
9. Concernant spécifiquement les conséquences du traitement des données pour la vie privée, la CJUE a estimé que l’inclusion d’une page web dans la liste de résultats affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne « est susceptible de constituer une ingérence plus importante dans le droit fondamental au respect de la vie privée de la personne concernée que la publication par l’éditeur de cette page web » étant donné que l’inclusion des informations qui y sont contenues « facilite sensiblement l’accessibilité de ces informations à tout internaute effectuant une recherche sur la personne concernée et peut jouer un rôle décisif pour la diffusion desdites informations » (paragraphe 87).
10. À cet égard, il est important de garder à l’esprit que ces moteurs de recherche généraux ont un impact transformationnel sur la vie privée des individus en ce qu’ils permettent aux utilisateurs d’établir un « profil complet » de la vie d’une personne, en s’appuyant sur pratiquement toutes les informations disponibles en ligne, d’une manière qui n’était pas envisageable avant l’internet. Cela rend les moteurs de recherche généraux uniques et les distingue des archives de presse numériques ou même d’un moteur de recherche sur un site particulier.
11. Dans la continuité de la précédente réglementation européenne relative à la protection des données et de l’arrêt Google Spain, le règlement général de l’Union européenne sur la protection des données (« RGPD ») prévoit expressément le droit à l’effacement des données à caractère personnel pour l’un des motifs énumérés dans son article 17 § 1. Ce droit est, toutefois, soumis à restriction dès lors que le traitement de ces données est nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information (article 17 § 3 a)). Le RGPD prévoit également des exemptions et des dérogations pour le traitement réalisé à des fins journalistiques si elles sont nécessaires pour concilier le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté d’expression et d’information (article 85 § 2). Le considérant 153 du RGPD précise que cela s’applique notamment pour le traitement de données à caractère personnel « dans les documents d’archives d’actualités et bibliothèques de la presse ».
12. Dans les années qui ont suivi l’arrêt Google Spain, le déréférencement des résultats d’une recherche effectuée à partir d’un nom est devenu un remède bien établi et fonctionnel dans les affaires portant sur le droit à l’oubli relativement à des publications de presse en Europe[3]. L’étude comparée en la matière montre que les juridictions internes sont réticentes à modifier le passé en anonymisant les archives et tendent plutôt à privilégier une solution au niveau des moteurs de recherche.
13. À titre d’exemple, je renvoie à un arrêt récent rendu par la Cour constitutionnelle espagnole dans l’affaire A & B c. Ediciones El País, qui traite de questions comparables à celles soulevées dans le cas d’espèce[4]. La Cour constitutionnelle a jugé qu’après que l’accès à l’article en ligne avait été bloqué par sa désindexation des moteurs de recherche généraux et du moteur de recherche interne de El País, il n’était plus nécessaire de modifier le contenu dudit article pour répondre à la demande de protection de la vie privée, puisqu’en le dissociant de l’identité des personnes concernées la désindexation a réduit sa diffusion tant quantitativement que qualitativement.
14. Il convient également de signaler un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle fédérale allemande en novembre 2019 qui a introduit une méthodologie nuancée pour mettre en balance les intérêts privés et publics dans des affaires concernant les archives de presse numériques, mettant l’accent sur l’examen de toutes les possibilités techniques à disposition avant de recourir à l’altération directe des documents historiques[5]. Tout en laissant l’exercice de mise en balance dans chaque cas aux juridictions ordinaires, la haute juridiction allemande a souligné que « [l]e but est de ménager un équilibre qui préserve autant que possible un accès sans restriction aux textes originaux tout en s’assurant que lorsque la protection est méritée dans le cas d’espèce – en particulier dans le cas de recherches effectuées à partir d’un nom sur des moteurs de recherche – des restrictions suffisantes sont en place » (paragraphe 141). Dans ses recommandations méthodologiques aux juridictions du fond, la Cour constitutionnelle fédérale a mis l’accent sur la diffusion et la visibilité réelles de la publication originale sur l’internet (paragraphes 125, 131-132 et 137), un aspect qui est également essentiel dans la présente affaire.
3. Les critères « tout-terrain » énoncés dans l’arrêt Von Hannover
15. Pour en revenir à notre propre méthodologie pour examiner les demandes portant sur le droit à l’oubli, la majorité a recours aux critères énoncés dans l’arrêt Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, CEDH 2012) comme matrice générale pour résoudre les conflits entre des intérêts protégés respectivement par l’article 8 et par l’article 10. Dans un souci d’équité, il convient de mentionner que la Cour avait déjà adopté la même approche dans l’affaire M.L. et W.W. c. Allemagne.
16. L’utilisation des critères Von Hannover, avec les critères similaires mais non identiques établis dans l’arrêt Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, 7 février 2012), pour résoudre tous les conflits allant de l’atteinte à la vie privée aux litiges en matière de diffamation, en passant maintenant par les questions d’auto-détermination informationnelle, a suscité des critiques tant à l’extérieur[6] qu’à l’intérieur[7] de la Cour. Il a, par exemple, été argué que les affaires en matière de diffamation se distinguent des atteintes à la vie privée sur de nombreux aspects importants, et qu’au moins certains des critères énoncés dans l’arrêt Von Hannover ne sont pas tout à fait pertinents dans le contexte de la réputation ni transposables à celui-ci. Je suis assez réceptif à cet argument étant donné qu’il peut être quelque peu rigide voire trop ambitieux d’essayer d’appliquer les mêmes critères à l’éventail de conflits très variés qui peuvent survenir entre des intérêts protégés respectivement par l’article 8 et par l’article 10. Ceci est d’autant plus vrai que l’étendue et la diversité des griefs dont la Cour a admis qu’ils relevaient de l’article 8 ne cessent de croître.
17. Quoi qu’il en soit, le présent contexte soulève une question encore plus difficile : pourquoi les critères Von Hannover devraient-ils être appliqués par défaut à un litige concernant une publication dont la légalité initiale n’est pas en cause et dont la modification ordonnée par le tribunal est demandée au nom de considérations substantiellement différentes ? Par exemple, la notoriété de la personne concernée ou la contribution des informations litigieuses à des questions d’intérêt général sont bien plus aisées à apprécier au moment de la publication initiale ; en revanche, lorsqu’une intervention sur des informations archivées est demandée plusieurs années après les événements, il est également nécessaire de tenir compte de l’utilité et de la pertinence potentielles de la publication pour un usage futur. Il s’agit d’une pondération intrinsèquement aléatoire et la présomption doit jouer en faveur de la non-intervention directe sur les archives originales. C’est pour ces raisons que je crains que les critères Von Hannover n’aient atteint les limites de leur utilité dans ce contexte. Il convient de rappeler ici que le cadre réglementaire de l’Union européenne sur le droit à l’oubli s’appuie sur une série de critères plus simples qui sont plus pertinents dans le contexte de la protection des données à caractère personnel[8] (bien qu’ils ne soient certainement pas dépourvus de leurs propres défis interprétatifs).
4. Déréférencement contre modification de l’archive de presse dans le cas d’espèce
18. Sur le fond de l’affaire, je ne mets pas en doute qu’aux fins de sa resocialisation le plaignant dans la procédure interne avait un intérêt légitime, protégé par l’article 8, à ne pas être confronté fortuitement à sa condamnation prescrite. Il est, toutefois, important de préciser où se situait exactement cet intérêt. L’intéressé a engagé ses premières actions contre Le Soir parce qu’il avait réalisé que l’article en cause apparaissait dans les premiers résultats de plusieurs moteurs de recherche lorsqu’était entré son nom (paragraphe 7 du présent arrêt). Dans ses observations devant la Cour, M. G. a essayé de démontrer l’incidence de l’article archivé sur sa vie privée en se référant précisément au fait que l’article figurait en bonne place dans les résultats de recherche liés à son nom sur un des principaux moteurs de recherche et sur le moteur de recherche interne du journal Le Soir (paragraphe 8 de la tierce intervention). Il convient également de noter, même si ce n’est pas déterminant, que M. G. était prêt à accepter, comme solution alternative, le déréférencement de l’article des résultats des moteurs de recherche contenant son nom, si l’anonymisation de l’article se révélait techniquement impossible (paragraphe 11 du présent arrêt).
19. Il ressort clairement de ce qui précède que la préoccupation majeure du plaignant portait sur les résultats de recherche en ligne, et non sur l’article lui‑même. Dans cette optique, son intérêt légitime à ne pas être confronté à l’article en question dans sa vie personnelle et professionnelle quotidienne aurait pu être protégé de manière adéquate en retirant l’article des résultats des recherches effectuées à partir de son nom sur des moteurs de recherche généraux (selon les statistiques actuelles, plus de 90% des internautes belges emploient l’un des deux moteurs de recherche principaux). Une telle mesure aurait empêché un accès aisé à l’article litigieux dans le cadre de recherches aléatoires ou motivées par la curiosité. Dans le même temps, elle aurait préservé l’intégrité des archives de presse et permis un accès total à la source originale intacte pour les personnes – journalistes, chercheurs ou autres – qui auraient été spécifiquement intéressés par les événements passés relatés dans cet article. Même si le déréférencement demeure une atteinte significative à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées, il aurait été moins lourd pour le requérant et moins attentatoire aux droits découlant de l’article 10.
20. On ne peut exclure que, dans certaines circonstances, l’intérêt à préserver la vie privée peut être si fort qu’il justifie l’anonymisation d’un article d’actualités archivé. Lorsqu’une personne démontre de manière patente qu’un simple déréférencement ne permettrait pas de remédier au préjudice qui lui est causé par une publication en ligne, d’autres remèdes peuvent être envisagés. En d’autres termes, pour que l’anonymisation soit compatible avec l’article 10, il faut que la personne démontre que l’atteinte grave à sa vie privée ne résulte pas simplement du fait que l’information peut aisément être découverte, mais plutôt du fait que l’information continue tout simplement à exister en ligne (par exemple, lorsque cela concerne des données personnelles particulièrement sensibles ou des personnes particulièrement vulnérables). Aucune circonstance particulière de ce type n’est toutefois présente dans le cas d’espèce.
21. Comment la majorité aborde-t-elle ce dilemme ? Elle conclut que le plaignant ayant choisi de s’attaquer aux archives du journal plutôt que de demander la désindexation de l’article litigieux sur des moteurs de recherche, il n’appartenait pas aux juridictions internes ou à la Cour d’examiner « dans l’abstrait » de possibles alternatives (paragraphe 127 du présent arrêt). En d’autres termes, puisque le plaignant a demandé que le mur du voisin soit abattu pour se débarrasser d’un graffiti, laissons le plaignant avoir ce qu’il souhaite et qu’importent les alternatives et la proportionnalité ! Je ne suis pas persuadé qu’en l’espèce les juridictions belges aient sérieusement envisagé des alternatives (faciles à mettre en œuvre) à une intervention directe sur les informations archivées. La majorité a ainsi confirmé des décisions nationales qui n’ont pas procédé à la mise en balance soigneuse que d’autres juridictions nationales et supranationales sur le continent ont cherché à exercer dans ce contexte délicat[9]. Tout en ayant de la sympathie pour la situation difficile du plaignant dans la procédure interne, nous ne pouvons pas ignorer les conséquences plus générales du précédent que nous créons.
22. En conclusion, je considère qu’il y a eu violation de l’article 10 dans cette affaire. L’arrêt rendu aujourd’hui est en forte tension avec les principes de notre propre jurisprudence sur l’intégrité des archives de presse, ainsi qu’avec le consensus européen qui émerge sur l’application du droit à l’oubli. Ce faisant, la Cour pourrait avoir ouvert la porte, sans aucune raison valable selon moi, au nettoyage inconsidéré d’archives journalistiques.
* * *
[1] Affaire C-131/12, EU:C:2014:317; Google Spain SL et Google Inc. Il convient de relever que la cour d’appel de Liège a mentionné l’arrêt Google Spain dans sa décision, ce qui montre qu’elle avait connaissance du remède nouvellement établi (paragraphe 15 du présent arrêt).
[2] Groupe de travail « Article 29 » sur la protection des données, Lignes directrices relatives à l’exécution de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire « Google Spain et Inc. / Agencia Española de Protección de datos (AEPD) et Mario Costeja González », C-131/12, adoptées le 26 novembre 2014, § 4.
[3] Voir, par exemple, la décision rendue récemment par la High Court d’Angleterre et du pays de Galles dans l’affaire NT1 and NT2 v Google and The Information Commissioner [2018] EWHC 799 (QB), et l’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation française, 12 mai 2016, no 15-17729.
[4] Arrêt 58/2018, 4 juin 2018.
[5] 1 BvR 16/13, 6 novembre 2019.
[6] Voir, entre autres, H. Tomlinson, « Privacy and Defamation, Strasbourg blurs the boundaries », 23 janvier 2014, sur Inforrm.org ; et S. E. Gale, « Defamation and the misuse of private information: a comparative analysis » (2018), Tort Law Review 26, pp. 38-54.
[7] Voir, bien que dans un contexte plus spécifique, l’opinion dissidente commune aux juges Sajó et Karakaş jointe à l’arrêt Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, 27 juin 2017.
[8] Paragraphe 11 ci-dessus.
[9] Je ne peux pas non plus suivre la suggestion de la majorité selon laquelle le journal requérant aurait dû demander la désindexation par les moteurs de recherche, alors que le titulaire des droits n’était pas prêt à le faire lui-même. Cela serait contraire aux principes de la protection des données et il n’est pas étonnant que le moteur de recherche n’ait pas réagi à la demande d’une tierce partie.