PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE BRODA ET BOJARA c. POLOGNE
(Requêtes nos 26691/18 et 27367/18)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Cessation prématurée des mandats de vice‑président de juridiction n’ayant été examinée ni par un tribunal ordinaire ni par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires
STRASBOURG
29 juin 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Broda et Bojara c. Pologne,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Krzysztof Wojtyczek,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Renata Degener, greffière de section,
Vu :
les requêtes (nos 26691/18 et 27367/18) dirigées contre la République de Pologne et dont deux ressortissants de cet État, M. Mariusz Broda et Mme Alina Bojara (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») les 1er et 4 juin 2018, respectivement,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement polonais (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 6 § 1 de la Convention et de déclarer irrecevables les requêtes pour le surplus,
la décision de traiter en priorité les requêtes (article 41 du règlement de la Cour (« le règlement »)),
les observations communiquées par le Gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par les requérants,
les commentaires reçus de l’ONG Amnesty International, de la Commission internationale de juristes et de l’association de juges polonais « Iustitia », que le président de la section avait autorisées à se porter tierces intervenantes,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 mai 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Dans la présente affaire, les requérants alléguaient qu’ils n’avaient pas disposé d’un recours effectif pour se plaindre de la révocation anticipée de leurs fonctions respectives de vice-président de juridiction. Ils invoquaient l’article 6 § 1 de la Convention.
EN FAIT
2. Les requérants, respectivement nés en 1969 et 1960, résident à Kielce. Ils sont représentés par Me S. Gregorczyk-Abram, avocate, et Mme Ejchart‑Dubois, juriste de la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme de Varsovie.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. J. Sobczak, du ministère des Affaires étrangères.
4. Juges depuis 1998 et 1988, respectivement, les requérants exercent la fonction de juge du tribunal régional de Kielce depuis le 14 avril 2014 et le 25 octobre 1995, respectivement.
5. En octobre et mai 2014, respectivement, les requérants furent nommés vice-présidents de ce même tribunal par le ministre de la Justice d’alors, pour un mandat de six ans.
6. Par une lettre en date du 2 janvier 2018, qui avait été communiquée aux requérants le 8 janvier 2018, le secrétaire d’État adjoint au ministre de la Justice informa les intéressés de la cessation de leur mandat de vice-président de juridiction en application de l’article 17 § 1 de la loi du 12 juillet 2017 portant modification de la loi sur l’organisation des tribunaux ordinaires (Prawo o ustroju sądów powszechnych, la « loi Pusp ») et de certaines autres lois (Ustawa z dnia 12 lipca 2017 o zmianie ustawy ‑ Prawo o ustroju sądów powszechnych oraz niektórych innych ustaw, « la loi du 12 juillet 2017 »), (paragraphe 33 ci-dessous).
7. Par une lettre en date du 19 février 2018, les requérants demandèrent au secrétaire d’État adjoint au ministre de la Justice de leur communiquer les motifs des décisions ministérielles qui avaient été rendues les concernant et de leur indiquer les voies de recours qu’ils pouvaient exercer pour les contester.
8. Par une lettre en date du 21 mars 2018, un responsable du service compétent du ministère de la Justice informa les requérants que, selon la lettre des dispositions pertinentes de l’article précité de la loi du 12 juillet 2017, le ministre de la Justice était habilité, dans les six mois suivant l’entrée en vigueur de cette loi, soit du 12 août 2017 au 12 février 2018, à révoquer les chefs de juridiction sans que ne fussent applicables les conditions prescrites par les articles 23 à 25 de la loi Pusp dans sa version en vigueur à compter du 12 août 2017 (paragraphes 27-29 ci-dessous), et sans que le ministre concerné ne fût obligé de communiquer aux intéressés les motifs de sa décision. Il ajouta qu’en l’occurrence, les décisions de révocation que le ministre de la Justice, statuant en sa qualité d’organe chargé de la promotion du bon fonctionnement des tribunaux, avait adoptées à l’égard des requérants étaient insusceptibles de recours.
9. Par des lettres qu’ils firent parvenir au ministre de la Justice les 17 et 26 avril 2018, respectivement, les requérants réitérèrent la demande qu’ils avaient formulée le 19 février 2018. Ils concédaient qu’en application des dispositions précitées de l’article 17 de la loi du 12 juillet 2017, le ministre de la Justice pouvait à son gré révoquer un chef de juridiction, mais ils estimaient qu’il se dégageait des lettres ministérielles qui leur avaient été adressées (paragraphes 6 et 8 ci-dessus) que leur révocation avait pour cause de supposés « dysfonctionnements administratifs » du tribunal régional de Kielce et que leur maintien en poste aurait nui au « bon fonctionnement des tribunaux ». Ils considéraient que ces déclarations du ministre de la Justice non seulement étaient dénuées de tout fondement mais aussi avaient nui à leur réputation en tant que vice-présidents de juridiction et juges exerçant leurs fonctions au nom de la République. Ils soutenaient que contrairement à ce que le ministre de la Justice avait sous‑entendu, leur manière d’exercer leurs fonctions de vice-président de juridiction n’avait jamais été remise en cause par quiconque et avait au contraire toujours été appréciée dans leur milieu professionnel.
10. Le requérant ajoutait ce qui suit. En sus de ses fonctions managériales, il avait continué à exercer ses fonctions juridictionnelles, et ce en dépit du fait que sa charge de travail fût en conséquence devenue supérieure à celle de ses collègues. La chambre du tribunal qu’il présidait avait toujours réalisé de bons résultats en matière juridictionnelle. En outre, les principes de l’État de droit en démocratie commandaient qu’avant d’ordonner la révocation d’un juge, le ministre de la Justice lui notifiât ses griefs à son encontre et lui donnât l’occasion de s’expliquer, voire, d’exercer toute voie de recours disponible eu égard à sa situation. Enfin, la situation le conduisait à s’interroger sur la raison pour laquelle le ministre de la Justice n’avait réalisé aucune analyse de ses performances professionnelles avant d’ordonner sa révocation.
11. La requérante, quant à elle, estimait qu’en tant que juge expérimentée d’une probité irréprochable, ayant exercé au cours de ses trente années de carrière plusieurs fonctions au sein de l’ordre judiciaire, elle méritait ne serait-ce que quelques explications « justes et objectives » de la part du ministre de la Justice à propos de sa révocation. Faisant référence aux passages pertinents de quelques-uns de ses rapports d’évaluation professionnelle, elle soutenait qu’elle s’était toujours acquittée de manière exemplaire de ses fonctions administratives au tribunal régional de Kielce.
12. Par deux lettres en date des 16 mai et 13 juin 2018, les services compétents du ministère de la Justice informèrent les requérants qu’en l’occurrence, le ministre de la Justice avait exercé la prérogative en matière de révocation des chefs de juridiction qui lui était dévolue en application de l’article 17 § 1 de la loi du 12 juillet 2017. Ils expliquèrent aux intéressés que ceux-ci avaient à tort assimilé quelques déclarations du ministre concerné à propos de leurs fonctions à un exposé des motifs ministériels à l’origine de leur révocation. Ils ajoutèrent que le ministre de la Justice pouvait appliquer les différentes mesures à sa disposition non seulement pour remédier aux dysfonctionnements qui avaient été constatés au sein des cours et tribunaux mais aussi pour apporter des améliorations même quand la situation était satisfaisante.
13. Le 1er avril 2019, la requérante partit en retraite anticipée.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La Constitution polonaise
14. Les articles pertinents de la Constitution disposent :
Article 45
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sans retard excessif, par un tribunal compétent, indépendant et impartial.
(...) »
Article 60
« Les citoyens polonais jouissant de la plénitude des droits publics ont le droit d’accéder, dans des conditions d’égalité, aux fonctions publiques. »
Article 78
« Chacune des parties dispose d’un droit de recours contre les jugements et décisions rendus en première instance. Les exceptions à ce principe et la procédure de recours sont fixées par la loi. »
Article 79
« 1. Quiconque estime qu’une décision rendue à titre définitif par les autorités judiciaires ou les pouvoirs publics a emporté violation de ses droits ou libertés garantis par la Constitution peut, conformément aux principes définis par la loi, saisir la Cour constitutionnelle d’un recours pour contester la conformité à la Constitution de la disposition législative ou de l’acte normatif sur lequel l’autorité judiciaire ou les pouvoirs publics ont fondé la décision en question.
(...) »
Article 149
« 1. Les ministres dirigent un département donné de l’administration gouvernementale ou accomplissent les missions qui leur sont confiées par le président du Conseil des ministres. Des lois définissent le domaine d’activité des ministres qui dirigent un département de l’administration gouvernementale.
(...) »
Article 173
« Les cours et tribunaux exercent un pouvoir séparé et indépendant des autres pouvoirs. »
Article 174
« Les cours et tribunaux rendent la justice au nom de la République de Pologne. »
Article 178
« 1. Les juges sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions et sont uniquement soumis à la Constitution et aux lois.
2. Les juges ont des conditions d’emploi et de salaire garanties, correspondant à la dignité des fonctions qu’ils remplissent et à l’étendue de leurs devoirs.
(...) »
Article 180
« 1. Les juges sont inamovibles.
2. Un juge ne peut être révoqué, suspendu de ses fonctions, déplacé dans un autre ressort ou investi d’une autre fonction contre sa volonté qu’en vertu d’une décision de justice, et uniquement dans les cas prévus par la loi.
(...) »
Article 190
« (...)
4. Une décision de la Cour constitutionnelle déclarant non-conforme à la Constitution, au traité ou à la loi l’acte normatif ayant fondé une décision de justice définitive, une décision administrative définitive ou une décision portant sur une autre affaire peut donner lieu à la réouverture de la procédure, l’annulation de la décision ou toute autre mesure, selon les principes et modalités prévus par les dispositions applicables à la procédure en question.
(...) »
2. La loi sur l’organisation de la Cour constitutionnelle et la procédure applicable à celle-ci
15. En vertu de l’article 39 § 1 alinéa 3 de la loi sur l’organisation de la Cour constitutionnelle et la procédure applicable à celle-ci (Ustawa o organizacji i trybie postępowania przed Trybunałem Konstytucyjnym ; « la loi sur la Cour constitutionnelle ») telle qu’elle était en vigueur à l’époque des faits, la Cour constitutionnelle met fin à toute procédure pendante devant elle s’il apparaît que l’acte normatif objet de la procédure en question ne sera plus contraignant à la date à laquelle elle aura statué.
16. En vertu de l’article 77 § 1 de la même loi, un recours constitutionnel peut être déposé après l’épuisement des voies de recours internes, à supposer qu’elles existent, dans un délai de 3 mois à compter de la date du prononcé de l’arrêt, de la décision ou de tout autre acte rendus à titre définitif.
3. La loi Pusp
1. Les dispositions pertinentes de la loi Pusp dans leur formulation applicable à l’époque de prise de fonctions des requérants
17. En vertu de l’article 21 §§ 1 alinéa 1 et 3 de cette loi, les tribunaux régionaux sont administrés par trois organes : un président, un collège des représentants (kolegium, ci-après « le collège ») du tribunal concerné et un directeur du tribunal (dyrektor sądu). Le président est le supérieur hiérarchique du directeur du tribunal. Il accomplit tous les actes relevant du droit du travail, à l’exception de ceux qui incombent au ministre de la Justice, et il détermine au moins une fois par an les ressources nécessaires au bon fonctionnement du tribunal dont il est le responsable en chef.
18. Les attributions du président du tribunal régional sont énumérées à l’article 22. En vertu de cet article, le président du tribunal régional dirige et représente sa juridiction, sauf dans les situations qui relèvent de la compétence du directeur du tribunal, et il en dirige les activités administratives. Il agit en qualité de supérieur hiérarchique de l’ensemble des agents qui exercent des fonctions juridictionnelles au sein du tribunal. Il définit les attributions des agents en question et les en relève, sauf disposition contraire de la loi. Il veille à l’uniformité de la jurisprudence dans le tribunal, communique aux juges impliqués les résultats de son contrôle sur ce point et informe le premier président la Cour suprême d’éventuelles incohérences. Il peut également être investi d’autres fonctions si la législation applicable l’exige. Il agit en qualité de supérieur hiérarchique de l’ensemble des juges stagiaires de sa juridiction. Dans le cadre de ses fonctions administratives, il est placé sous la supervision du président de la juridiction hiérarchiquement supérieure et du ministre de la Justice.
19. En vertu des dispositions pertinentes de l’article 22 b §§ 1 et 4, le vice-président du tribunal régional se substitue au président. Le ministre de la Justice fixe pour chaque tribunal régional le nombre de vice-présidents devant être nommés, après consultation du président du tribunal concerné et de celui de la cour d’appel du ressort.
20. En vertu de l’article 23 §§ 1 à 5, les présidents des cours d’appel sont nommés parmi les juges d’appel par le ministre de la Justice, après consultation préalable de l’assemblée générale des juges de la juridiction concernée. Le ministre de la Justice présente son candidat à l’assemblée générale de la cour d’appel concernée afin d’obtenir son avis. Le silence gardé pendant deux mois par l’assemblée en question vaut approbation. En cas d’avis négatif, le ministre de la Justice peut procéder à la nomination de son candidat si le Conseil national de la magistrature (Krajowa Rada Sądownictwa, « le CNM »)[1] l’approuve. Un avis négatif du CNM lie le ministre concerné. Le silence gardé pendant trente jours par le CNM vaut approbation.
21. En vertu de l’article 24 §§ 1 à 3, les présidents des tribunaux régionaux sont nommés par le ministre de la Justice parmi les juges du tribunal concerné ou parmi les juges d’appel, après consultation de l’assemblée générale des juges du tribunal (zgromadzenie ogólne sędziów sądu) concerné et du président de la cour d’appel du ressort. Les dispositions de l’article 23 §§ 2 à 5 de la même loi (paragraphe 20 ci‑dessus) s’appliquent mutatis mutandis à la nomination des présidents des tribunaux régionaux. Chaque vice-président de tribunal régional est nommé par le ministre de la Justice parmi les juges du tribunal concerné, sur réquisition du président du tribunal concerné et après consultation du collège du tribunal concerné et du président de la cour d’appel du ressort.
22. En vertu de l’article 25 §§ 1 à 3, les présidents des tribunaux de district sont nommés par le président de la cour d’appel du ressort parmi les juges de district ou les juges du tribunal régional du ressort après consultation de l’assemblée générale des juges du tribunal de district concerné et du président du tribunal régional du ressort. Les dispositions de l’article 23 §§ 2 à 5 de la même loi (paragraphe 20 ci‑dessus) s’appliquent mutatis mutandis à la nomination des présidents des tribunaux de district, sauf en ce qui concerne le délai de consultation de l’assemblée générale des juges du tribunal concerné, qui, en l’occurrence, est de trente jours. Les vice-présidents des tribunaux de district sont nommés par le président de la cour d’appel du ressort parmi les juges du tribunal concerné, sur réquisition du président du tribunal de district concerné et après consultation du collège du tribunal concerné et du président du tribunal régional du ressort.
23. En vertu des dispositions pertinentes de l’article 26 § 2, les vice‑présidents des cours d’appel et des tribunaux régionaux sont nommés pour une période de six ans et ne peuvent être renommés à ces fonctions qu’à l’expiration d’un délai de six ans à compter de la fin de leur mandat.
24. En vertu de l’article 27 § 1, le ministre de la Justice peut relever les chefs des cours d’appel et des tribunaux régionaux de leurs fonctions avant la fin de leur mandat si ceux-ci commettent un manquement flagrant à leurs obligations professionnelles et/ou si, pour d’autres motifs, ils ne peuvent concilier les intérêts de la justice et l’exercice de leur mandat.
25. En vertu de l’article 27§§ 2 et 3, le chef d’un tribunal régional ou d’une cour d’appel peut être destitué après consultation préalable du CNM. Si le ministre de la Justice souhaite révoquer un chef de juridiction, il doit en informer le CNM et lui communiquer ses motifs en vue d’obtenir son accord. Un refus du CNM lie le ministre concerné. Le silence gardé pendant trente jours par le CNM vaut acceptation de la décision du ministre.
26. L’article 89 §§ 1 à 3 énonce l’obligation pour les juges de respecter la voie hiérarchique. En vertu de cette disposition, les éventuelles prétentions, demandes d’explications et contestations afférentes à l’exercice par un juge de ses fonctions ne peuvent être formulées par l’intéressé que par la voie hiérarchique. En la matière, un juge ne peut s’adresser à aucune institution ou personne étrangère à son service, et il lui est également interdit de communiquer publiquement sur la question. Il peut toutefois introduire devant les tribunaux des recours liés à ses conditions de service (« sprawy o roszczenia ze stosunku służbowego »).
2. Les dispositions pertinentes de la loi Pusp dans leur formulation applicable postérieurement au 12 août 2017
27. En vertu de l’article 23 §§ 1 et 2 de cette loi, le ministre de la Justice nomme les présidents des cours d’appel parmi les juges d’appel ou régionaux. Il les présente ensuite devant l’assemblée générale des juges d’appel compétente. Il nomme les vice‑présidents des tribunaux régionaux sur réquisition du président du tribunal concerné, parmi une liste de candidats issus de la cour d’appel ou du tribunal régional.
28. En vertu de l’article 24 §§ 1 et 2, le ministre de la Justice nomme les présidents des tribunaux régionaux parmi les juges d’appel, régionaux ou de district. Ceux-ci sont ensuite présentés devant l’assemblée générale compétente des juges régionaux par le ministre de la Justice, le président de la cour d’appel du ressort ou le président du tribunal régional du ressort. Les vice-présidents des tribunaux régionaux sont nommés par le ministre de la Justice, sur réquisition du président du tribunal régional concerné, parmi une liste de candidats issus de la cour d’appel, du tribunal régional ou du tribunal de district.
29. En vertu de l’article 25 §§ 1 et 2, les présidents des tribunaux de district sont nommés par le ministre de la Justice parmi les juges régionaux ou de district. Ils sont présentés par le ministre de la Justice ou le président de la cour d’appel ou du tribunal régional du ressort à l’ensemble des juges du tribunal à la tête duquel ils ont été nommés. Les vice-présidents des tribunaux de district sont nommés par le ministre de la Justice, sur réquisition du président du tribunal de district concerné, parmi une liste de candidats issus des tribunaux régionaux ou de district.
30. En vertu de l’article 27 § 1, un chef de juridiction peut être révoqué par le ministre de la Justice avant la fin de son mandat en cas d’incapacité grave et persistante à s’acquitter de ses fonctions officielles, si sa gestion de la juridiction et des juridictions inférieures est particulièrement inefficace, si d’autres raisons rendent son maintien en fonction incompatible avec la bonne administration de la justice, ou s’il démissionne.
31. En vertu de l’article 27 §§ 2 et 3, la destitution d’un chef de tribunal intervient après obtention d’un avis du collège du tribunal concerné. S’il entend révoquer un chef de juridiction, le ministre de la Justice doit en informer le collège concerné et lui communiquer ses motifs. Il peut suspendre le chef de juridiction concerné de ses fonctions dans l’attente de l’avis du collège.
32. En vertu de l’article 27 §§ 4, 5 et 5 a), le collège statue par un avis après avoir entendu le chef de juridiction concerné. Ce dernier ne participe pas au vote du collège, même s’il en est membre. En cas d’avis favorable du collège, le ministre de la Justice peut révoquer le chef de juridiction mis en cause. Le silence gardé par le collège pendant trente jours à compter de la date de sa saisine par le ministre de la Justice vaut acceptation de cette révocation. En cas d’avis défavorable du collège, le ministre de la Justice peut informer le CNM de son intention de révoquer le chef de juridiction concerné et lui transmettre ses éléments à l’appui. Un avis défavorable du CNM lie le ministre s’il est adopté à la majorité des deux tiers des voix exprimées. Le silence gardé par le CNM pendant un délai de trente jours à compter de la date de sa saisine par le ministre de la Justice vaut acceptation de la révocation du chef de juridiction concerné.
4. La loi du 12 juillet 2017 (entrée en vigueur le 12 août 2017)
33. En vertu de l’article 17 § 1 de cette loi, les présidents et vice‑présidents de juridiction qui avaient été nommés à leurs postes respectifs en vertu de version de la loi Pusp antérieure à l’amendement prévu par l’article premier de la loi du 12 juillet 2017 pouvaient être révoqués par le ministre de la Justice dans les six mois suivant la date d’entrée en vigueur de la loi du 12 juillet 2017 sans que les conditions énoncées dans la version amendée de l’article 27 § 1 de la loi Pusp ne s’appliquassent.
5. La loi sur la procédure applicable aux juridictions administratives
34. En vertu de l’article 3 §§ 1 à 3 de la loi sur la procédure applicable aux juridictions administratives (Prawo o postępowaniu przed sądami administracyjnymi, la « loi Ppsa »), les juridictions administratives contrôlent l’administration publique et appliquent à cet égard les mesures prévues par la loi. Font l’objet de leur contrôle : 1) les décisions administratives ; 2) les ordonnances administratives ‑ qu’elles soient définitives ou susceptibles de recours ‑ et les ordonnances sur le fond ; 3) les ordonnances susceptibles de recours rendues dans des procédures d’exécution ou conservatoires ; 4) les actes ou actions de l’administration publique, autres que ceux énoncés aux points 1 à 3, qui portent sur des droits ou obligations découlant de la loi ; 5) les actes de droit local émanant d’entités de l’administration locale ou de l’administration territoriale ; 6) les actes d’administration publique, autres que ceux indiqués au point 5, émanant d’autorités de l’administration locale ou de leurs groupements intercommunaux ; 7) les actes de contrôle à l’égard d’organes de différentes entités de l’administration locale ; et 8) l’inaction des autorités dans des cas indiqués aux points 1 à 4.
En outre, les juridictions administratives statuent également dans toutes les affaires qui relèvent de leur compétence en vertu des dispositions spécifiques en matière de contrôle juridictionnel, et elles appliquent à cet égard les mesures prévues par ces dispositions.
6. Le code civil
35. En vertu de l’article 417¹ §§ 1, 2 et 4 du code civil, quiconque estime avoir subi un préjudice du fait de l’adoption d’un acte normatif peut introduire une demande de réparation dès lors qu’une procédure pertinente a permis de conclure à l’incompatibilité de l’acte normatif en question avec la Constitution, un accord international ou une loi. Quiconque estime avoir subi un préjudice à raison d’une décision de justice ou d’une décision émanant d’une autorité publique peut, sauf disposition légale contraire, introduire une demande de réparation dès lors qu’une procédure pertinente a permis de conclure au caractère irrégulier de la décision en question ou d’établir que l’acte normatif sur lequel la décision en question était fondée était contraire à la Constitution, à un accord international ou à une loi. Si un préjudice a résulté de la non-adoption d’un acte normatif dont l’adoption est rendue obligatoire par la loi, le tribunal statuant sur une éventuelle action indemnitaire introduite par la victime doit déterminer si la situation consécutive à une telle omission législative est régulière ou non.
7. Les arrêts K 28/97 et SK 20/11 rendus par la Cour constitutionnelle les 9 juin 1998 et 30 octobre 2012 respectivement
36. Dans le premier des deux arrêts susmentionnés, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelles quelques-unes des dispositions législatives portant modification de la loi sur les membres des forces armées. Elle a en effet considéré que les dispositions en question aboutissaient à priver les militaires de carrière du droit à un tribunal en cas de litiges relatifs au recrutement et à la radiation des cadres. Elle a établi une distinction entre, d’une part, les litiges découlant de liens de subordination hiérarchique au sein de l’administration publique (sprawy podległości służbowej, należące do sfery wewnętrznej administracji publicznej) et, d’autre part, les litiges découlant des rapports de service au sein de la même administration dans lesquels les particuliers agissent en tant que sujets des droits et obligations distincts des organes de l’administration publique. Elle a dit que les litiges qui naissaient tant de la création des rapports de service au sein des forces armées que de la cessation de ces rapports consécutive à la révocation des agents concernés relevaient de la deuxième de deux catégories de litiges susmentionnées. Elle a observé que les litiges relevant de la deuxième catégorie produisaient leurs effets hors de l’administration publique et, par conséquent, relevaient du droit à un tribunal. Elle a déclaré en outre qu’il en allait autrement pour les litiges concernant des membres des forces armées qui étaient consécutifs à leur nomination à un poste dans l’armée, à leur mutation ou à leur révocation d’un poste dans l’armée, à l’attribution de grades dans l’armée, à la mutation vers un autre corps des forces armées ou à l’envoi en mission hors du quartier général.
37. Dans le deuxième de deux arrêts précités, la Cour constitutionnelle a déclaré, entre autres, que les dispositions de l’article 394¹ § 1 alinéa 2 du code de procédure civile, pour autant qu’elles excluaient dans le chef d’un avocat commis d’office un recours contre une décision portant rejet de sa demande de remboursement des frais de représentation d’un client devant une juridiction d’appel, étaient contraires, entre autres, au droit de l’avocat concerné à un tribunal, garanti par l’article 45 § 1 de la Constitution. Elle a également indiqué que le droit à un tribunal s’appliquait aux litiges concernant tant des particuliers que des personnes ne relevant pas de cette catégorie. Elle a observé en outre que la notion de « cause » dont dépendait l’application du droit à un tribunal n’était clairement définie ni dans la doctrine ni dans la jurisprudence pertinente. Elle a considéré que cette notion devait être interprétée comme englobant l’ensemble des litiges concernant des personnes physiques et morales. Enfin, elle a observé que le litige qui lui était soumis relevait de la catégorie précitée et, par conséquent, du champ d’application du droit à un tribunal.
2. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
1. L’avis de la Commission de Venise
38. Les passages pertinents de l’avis sur le projet de loi portant modification de la loi sur le Conseil national de la Justice [le CNM[2]], sur le projet de loi portant modification de la loi sur la Cour suprême, proposés par le président de la République de Pologne, et sur la loi sur l’organisation des tribunaux ordinaires, adopté par la Commission de Venise lors de sa 113e session plénière (Venise, 8-9 décembre 2017, CDL-AD(2017)031) se lisent ainsi :
« C. Loi sur les tribunaux ordinaires
96. La loi sur les tribunaux ordinaires (ci-après la loi) a été signée par le Président et est entrée en vigueur. Certaines de ses dispositions sont désormais appliquées en pratique. Elle élargit les compétences du ministre de la Justice en ce qui concerne l’organisation interne des tribunaux, la nomination et la révocation des présidents et des vice-présidents de ces derniers et étend celles du ministre de la Justice en matière de promotion et de discipline. Elle est de nouveau très longue et complexe et la Commission de Venise n’en analysera que les éléments les plus problématiques.
97. La Commission de Venise précise d’emblée que les nouveaux pouvoirs du ministre de la Justice ne doivent pas être analysés isolément mais parallèlement aux autres pouvoirs qu’il a dans le système polonais. En Pologne, les pouvoirs du ministre de la Justice sur le pouvoir judiciaire étaient déjà très vastes avant la réforme. C’est ainsi que le ministre :
* attribue les nouveaux postes de juges aux différents tribunaux (article 20a, paragraphe 1 de la loi),
* crée et supprime les divisions, les sous-divisions et les unités des tribunaux (article 19),
* crée et supprime des tribunaux et détermine leurs domaines de compétence locale (article 20),
* fixe le nombre de vice-présidents du tribunal régional (article 22b, paragraphe 4),
* chapeaute sur le plan administratif tous les gestionnaires de tribunaux, les nomme et les révoque (article 21a, paragraphe 2, Article 32, paragraphe 1),
* participe à la nomination des juges inspecteurs (article 37d),
* contrôle l’efficacité administrative des présidents de cours d’appel et définit des lignes directrices à leur intention (article 37g, 1 (2) et (3)),
* impose des sanctions financières aux présidents de juridiction (article 37ga) [note de bas de page omise],
* reçoit les rapports des présidents de juridiction dont il évalue les résultats tous les ans (article 37h, paragraphes 3 et 5, ce qui peut donner lieu à une augmentation ou à une baisse de l’indemnité de fonctions – paragraphes 11 et 12),
* établit le règlement des tribunaux ordinaires (article 41, paragraphe 1),
* définit des règles applicables au traitement des plaintes internes (article 41e),
* arrête une procédure détaillée et une méthode d’évaluation des qualifications d’un candidat à un poste vacant de juge (article 57i, paragraphe 4),
* autorise le transfert de juges dans d’autres juridictions ou leur détachement dans d’autres organes de l’État (article 75b, paragraphe 3 et article 77),
* accorde un congé maladie payé aux juges (article 93, paragraphe 3),
* ordonne des examens médicaux pour les juges (article 94d),
* nomme les substituts et les répartit dans les tribunaux (article 106i, paragraphes 1 et 2),
* peut demander l’ouverture d’une procédure disciplinaire à l’encontre d’un juge (article 114, paragraphe 1),
* peut faire appel des décisions d’une juridiction disciplinaire (article 121, paragraphe 1) et surtout,
* administre le budget alloué aux tribunaux ordinaires (article 177, paragraphe 1), et
* fixe les règles financières des tribunaux (article 179).
98. Cette liste n’est pas exhaustive. L’exercice de certaines de ces prérogatives appelle des consultations avec les organes judicaires : les présidents des tribunaux (qui sont nommés par le ministre de la Justice en vertu de la nouvelle loi), les assemblées des juges ou le Conseil national de la Justice [note de bas de page omise]. Cela étant, le ministre a toujours le dernier mot. Le système de gouvernance judiciaire polonais est donc largement centralisé et géré de l’extérieur par le ministre de la Justice.
99. Qui plus est, le ministre de la Justice et le procureur général sont une seule et même personne. La loi de 2016 sur le ministère public a fusionné ces deux charges, ce qui pose un problème en soi (voir CDL-REF(2017)048, Pologne – Act on Public Prosecutor’s Office ; voir également CDL-AD(2017)028, Pologne – avis sur la loi relative au ministère public modifiée, paragraphe 20). Cette fusion détermine la position du ministre de la Justice dans le système judiciaire : le ministre a un intérêt supplémentaire dans les procédures judiciaires tout en ayant d’importants pouvoirs à l’égard des tribunaux et des juges [note de bas de page omise]. (...)
7. Pouvoirs directs du ministre de la Justice à l’égard des juridictions
a. Nomination et révocation des présidents de juridiction
100. Dans les six mois suivant l’adoption de la loi, le ministre de la Justice peut révoquer et nommer des présidents de juridiction comme il l’entend (article 17), ce qu’il semble déjà avoir fait en en révoquant un certain nombre. À l’issue de cette période transitoire, la loi l’habilite à nommer et à révoquer les présidents de juridiction (articles 23, 24, 25 et 27). Il nomme les présidents des cours d’appel, des tribunaux régionaux et des tribunaux d’instance à son gré sans qu’aucune condition de fond ne s’applique [note de bas de page omise].
101. D’après le CCJE [Conseil consultatif des juges européens], les procédures de nomination des présidents des juridiction devraient suivre la même voie que celle de la sélection et de la nomination des juges et associer normalement les conseils de la justice [note de bas de page omise]. La Commission de Venise partage cet avis. Dans son rapport sur les nominations judiciaires, elle déclare qu’un conseil de la magistrature « doit avoir une influence décisive sur la nomination et l’avancement des juges » [note de bas de page omise]. Par « avancement », on entend notamment ici la nomination aux fonctions de président de juridiction. Dans un autre avis, la Commission de Venise a marqué une nette préférence pour un système dans lequel les présidents de juridiction sont élus par les juges de la juridiction concernée [note de bas de page omise].
102. (...) Quoi qu’il en soit, le ministre ne devrait pas être seul à décider. Les juges devraient participer activement à la procédure, que ce soit directement ou par l’intermédiaire d’un conseil de la justice convenablement composé.
103. Dans le contexte polonais, il est étonnant qu’après les amendements du mois de juillet à la loi sur le judiciaire, le pouvoir judiciaire ne participe pas à la procédure de nomination des présidents de juridiction. (...) En outre, les présidents de juridiction dans le système polonais ont de vastes pouvoirs sur les juges ordinaires et jouent un rôle important dans la gestion des affaires (voir ci-dessous), ce qui rend leur étroite dépendance par rapport au ministre de la Justice encore plus problématique. (...)
104. Avant les amendements de juillet 2017, le Conseil national de la justice participait à la procédure de nomination des présidents de juridiction et avait le droit de refuser un candidat proposé par le ministre de la Justice. Cet important garde-fou a été supprimé. La Commission de Venise recommande de revenir au modèle précédent et d’assujettir la décision du ministre de la Justice de nommer un président de juridiction à l’approbation du Conseil national de la justice ou de l’assemblée générale des juges de la juridiction concernée. Encore mieux, l’un de ces organes devrait être habilité à choisir la meilleure candidature et à la soumettre à l’approbation du ministre de la Justice.
105. La loi modifiée ne protège pas suffisamment les présidents de juridiction contre les révocations arbitraires. Le ministre peut désormais justifier une révocation par une « incapacité grave ou persistante [du président de la juridiction] à s’acquitter de ses fonctions officielles », par « d’autres raisons [qui] rendent le maintien en fonction incompatible avec la bonne administration de la justice » ou par une gestion « particulièrement inefficace » de la juridiction et des juridictions inférieures (article 27, paragraphes 1 (1), (2), (3)). Ces formules sont relativement générales et ne limitent pas réellement la liberté d’appréciation du ministre de la Justice.
106. Du point de vue de la procédure, conformément à la loi modifiée, le Conseil national de la justice doit contrôler les révocations des présidents de juridiction. Sur le plan des principes, cette participation est saluée mais ne peut guère être considérée comme une garantie efficace, car le conseil ne peut opposer son veto à une révocation qu’à la majorité des deux tiers des voix (article 27, paragraphe 4). Ce seuil est très élevé, même dans le système actuel. En d’autres termes, le Conseil national de la justice ne serait guère en mesure de s’opposer à la révocation d’un président de juridiction par le ministre de la Justice. Cela deviendra quasiment impossible si le projet de loi du Président sur le Conseil national de la justice est adopté et si la majorité écrasante des membres de ce dernier est représentative de la majorité politique à laquelle appartient le ministre de la Justice. De plus, celui-ci peut relever un président de juridiction de ses fonctions tant que l’affaire est pendante devant le Conseil national de la justice.
107. Enfin, la Commission de Venise renvoie de nouveau à l’affaire Baka susmentionnée dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une violation de l’article 6 de la Convention en raison de l’absence de recours judiciaire à la suite de la révocation d’un juge en chef. Cette jurisprudence est aussi applicable à la révocation de présidents de juridiction par le ministre en vertu de la loi modifiée.
(...) »
2. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
39. Les passages pertinents du rapport de la Commissaire sur la Pologne faisant suite à sa visite du pays en mars 2019 (CommDH(2019)17) se lisent ainsi :
« 1.5. MASS DISMISSALS AND DISCIPLINARY PROCEEDINGS AFFECTING JUDGES AND PROSECUTORS
Amendments to the Act on Common Courts adopted in July 2017, which entered into force in August 2017, bestowed on the Minister of Justice (Prosecutor-General) the special power to dismiss single-handedly common court presidents (chairs) and vice-presidents (vice-chairs) over a six-month transitional period ending on 12 February 2018, without any conditions attached and ‑ specifically ‑ without any requirement of prior consultation with the National Council for the Judiciary or the general assembly of judges of the court concerned.
During that six-month window, a total of 158 court presidents and vice-presidents were dismissed, often by fax, e-mail or letter signed by Deputy Minister of Justice, providing little to no justification. The dismissals, which affected about 21% of the Polish courts’ 730 presidents, took place in about one-sixth of all courts, while about a quarter of all courts received new appointees. Subsequently, the Minister of Justice (Prosecutor-General) appointed 229 new court presidents and vice-presidents, in some cases filling existing vacancies. The Commissioner was told by representatives of the judicial professions that some of the new appointees had personal or professional links to the Minister of Justice (Prosecutor-General), or were judges and prosecutors previously seconded to the Ministry of Justice, or to the Office of the State Prosecutor. The new law also allowed newly appointed court presidents to carry out a review of various subordinate positions within courts, such as heads of departments or sections, within a further six months following their nomination.
(...)
The Commissioner finds it striking that hundreds of court presidents, vice-presidents and prosecutors have been either dismissed or replaced by the Minister of Justice in recent years. She recalls the opinions adopted by the Venice Commission in 2016 and 2017, which highlighted the negative consequences of the extensive and unchecked powers concentrated in the combined functions of Minister of Justice and of Prosecutor-General. Notably, the Venice Commission found that empowering the Minister of Justice (Prosecutor-General) to dismiss court presidents en masse, without proper justification or right to appeal, left the latter inadequately protected from arbitrary dismissal. In line with the recommendations of the Venice Commission, the Commissioner considers that all decisions to appoint or dismiss a court president or vice-president should be adequately justified and subject to approval by the general assembly of judges of the respective court. Moreover, any person concerned by such dismissal should be able to appeal that decision to a court. (...)
(...) »
3. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
40. Dans sa résolution « Nouvelle menaces contre la primauté du droit dans les États membres du Conseil de l’Europe », adoptée le 11 octobre 2017 (Résolution 2188 (2017)), l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a fait état de ses préoccupations quant à certains développements récents qui, selon elle, mettaient en péril le respect de l’État de droit en Pologne et, en particulier, l’indépendance de la justice et le principe de la séparation des pouvoirs. Elle a précisé que ce risque tenait tant aux tendances à limiter l’indépendance de la justice par les tentatives faites pour politiser les conseils de la magistrature et les tribunaux qu’aux tentatives de révocation massive de juges et de procureurs.
41. Le 28 janvier 2020, l’Assemblée parlementaire a décidé d’ouvrir à l’égard de la Pologne une procédure de suivi concernant le fonctionnement de ses institutions démocratiques et l’État de droit après avoir déclaré dans une résolution adoptée le même jour et intitulée « Le fonctionnement des institutions démocratiques en Pologne » (Résolution 2316 (2020)) que les récentes réformes « portaient gravement atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire et à la prééminence du droit ». Dans la résolution précitée, l’Assemblée parlementaire a notamment déclaré ce qui suit :
« (...)
7.3 la réforme des tribunaux de droit commun, l’Assemblée est gravement préoccupée par les pouvoirs excessifs et discrétionnaires sur le système judiciaire qui ont été conférés au ministre de la Justice, notamment en ce qui concerne la nomination et la révocation des présidents de tribunaux, les procédures disciplinaires à l’encontre des juges et l’organisation interne des tribunaux. À cela s’ajoutent les pouvoirs également excessifs conférés au ministre de la Justice en qualité de procureur général et l’absence de contrepoids exercé par un Conseil national de la magistrature véritablement indépendant. Ces pouvoirs doivent être réduits et des contrôles et contrepoids juridiques appropriés doivent être introduits dans la législation concernée. »
42. Dans une résolution adoptée ultérieurement, le 26 janvier 2021, et intitulée « Les juges doivent rester indépendants » (Résolution 2359 (2021)), l’Assemblée a relevé que les inquiétudes qu’elle-même avait exprimées dans la résolution précitée du 28 janvier 2020 demeuraient d’actualité. Elle a observé que les pouvoirs du ministre de la Justice concernant la nomination et la révocation des présidents de juridictions demeuraient excessifs.
4. Le Conseil consultatif des juges européens (le « CCJE »)
43. L’avis no 19 (2016) adopté par le CCJE le 10 novembre 2016 et intitulé « Le rôle des présidents des tribunaux » se lit ainsi en ses passages pertinents :
« II. Rôle et fonctions des présidents des tribunaux
6. (...)
Dans l’exécution de leurs tâches, les présidents des tribunaux protègent l’indépendance et l’impartialité des tribunaux et des juges individuellement.
A. Représentation du tribunal et des autres juges
7. Les présidents des tribunaux jouent un rôle clé dans la représentation des tribunaux. Les informations fournies par les membres du CCJE concernant la situation dans les États membres montrent que l’étendue de ce rôle spécifique est de plus en plus importante. Par ce processus, les présidents des tribunaux contribuent au développement de l’ensemble du système judiciaire, tout en assurant le maintien et le rendu d’une justice indépendante de haute qualité par les tribunaux qui le composent.
(...)
Le devoir principal des présidents des tribunaux doit rester celui d’agir à chaque instant en qualité de gardien de l’indépendance et de l’impartialité des juges et du tribunal dans son ensemble.
8. Les présidents des tribunaux sont des juges faisant de fait partie du système judiciaire. (...)
(...)
III. Élection, sélection, durée du mandat, révocation
(...)
D. Durée du mandat
(...)
45. Les garanties du principe d’inamovibilité du juge s’appliquent également au mandat du président. Le CCJE convient que « l’inamovibilité des juges et la garantie de leurs conditions de service sont des éléments absolument nécessaires au maintien de l’indépendance de la justice, selon toutes les normes juridiques internationales, y compris celles du Conseil de l’Europe [note de bas de page omise]. Rien n’indique dans ces normes que le principe de l’inamovibilité des juges ne doive pas s’appliquer au mandat des présidents de juridiction, indépendamment du fait qu’ils exercent ou non, en plus de leurs fonctions judiciaires, des fonctions administratives ou managériales » [note de bas de page omise].
46. Ces normes ne sont pas en contradiction avec des mandats présidentiels limités dans le temps. Lorsqu’un juge est nommé à la présidence d’un tribunal pour une durée déterminée, il devrait exercer son mandat jusqu’au bout. La révocation d’un président de tribunal (par exemple suite à des procédures disciplinaires) devrait, au minimum, être soumise aux mêmes garanties que celles applicables à la révocation des juges ordinaires [note de bas de page omise]. Des défaillances graves en matière d’organisation ou l’incapacité à remplir la fonction de président de juridiction peuvent mener à une procédure de révocation. Toute révocation avant l’expiration du mandat devrait être soumise à des procédures et des garanties clairement établies et reposer sur des critères clairs et objectifs.
47. En outre, la procédure de révocation anticipée devrait être transparente et tout risque d’influence politique devrait être fermement écarté. Il convient donc d’éviter toute participation du pouvoir exécutif, par exemple du ministre de la Justice, à la procédure. De plus, les procédures devraient être identiques à celles appliquées pour les autres juges.
(...) »
44. D’autres textes internationaux pertinents sont reproduits aux paragraphes 72, 73, 77, 78 et 79 de l’arrêt Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, 23 juin 2016).
3. L’UNION EUROPÉENNE
1. La Commission européenne
1. Recommandation (UE) 2017/1520 sur l’État de droit (troisième recommandation)
45. Le 26 juillet 2017, la Commission a adopté une troisième recommandation concernant l’État de droit en Pologne, laquelle complète ses deux recommandations antérieures. Les préoccupations de la Commission portaient sur l’absence de contrôle constitutionnel indépendant et légitime, et sur l’adoption, par le Parlement polonais, de nouveaux actes législatifs relatifs au système judicaire du pays qui suscitent de vives préoccupations en ce qui concerne l’indépendance du système judicaire. Dans sa recommandation, la Commission a estimé que la menace systémique envers l’état de droit en Pologne, telle qu’elle est présentée dans ses deux recommandations antérieures, s’était considérablement aggravée. (...)
46. Le 28 août 2017, le gouvernement polonais a répondu à la troisième recommandation du 26 juillet 2017. La réponse s’opposait en tout point à la position formulée par la Commission dans sa recommandation et n’annonçait aucune nouvelle mesure de nature à apaiser les inquiétudes exprimées par la Commission.
2. Proposition motivée en application de l’article 7, paragraphe 1, du traité sur l’Union européenne concernant l’État de droit en Pologne
47. Le 20 décembre 2017, la Commission a déclenché une procédure en application de l’article 7, paragraphe 1, du traité sur l’Union européenne (« TUE »). C’était la première fois que cette procédure était utilisée. Dans sa proposition motivée, la Commission a invité le Conseil de l’Union européenne à constater l’existence d’un risque clair de violation grave de l’état de droit par la République de Pologne, qui constitue l’une des valeurs visées à l’article 2 du TUE, et à adresser à la Pologne des recommandations appropriées à cet égard.
48. La Commission a noté que la situation en Pologne n’avait cessé de se détériorer, malgré l’émission par elle-même de ses trois recommandations dans le cadre pour l’état de droit. Elle a estimé que la situation en Pologne était constitutive d’un risque clair de violation grave par la République de Pologne de l’état de droit, visé à l’article 2 du TUE. La Commission a fait référence à l’absence de contrôle constitutionnel indépendant et légitime et au risque d’atteinte à l’indépendance des juridictions de droit commun. Elle a observé qu’en deux ans, plus de treize lois consécutives ayant des incidences sur la structure du système judicaire polonais dans son ensemble ont été adoptées et que toutes ces modifications législatives ont eu pour caractéristique commune de permettre systématiquement au pouvoir exécutif ou au pouvoir législatif de s’ingérer sensiblement dans la composition, les compétences, la gestion et le fonctionnement de ces autorités et organismes. (...)
49. La Commission a fait remarquer qu’aucune des mesures définies dans sa troisième recommandation du 27 juillet 2017 n’avait été appliquée.
50. Dans les observations exposées aux paragraphes 152 -153 de la proposition motivée de la Commission, il est fait référence au pouvoir de révoquer les présidents de juridiction conféré au ministre de la Justice pendant la période transitoire. Les extraits pertinents de cette proposition motivée se lisent comme suit :
(152) L’article 17, paragraphe 1, et l’article 18, paragraphe 1, de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun régissent notamment la révocation des présidents et vice-présidents de juridiction. Pendant une période de six mois à compter de l’entrée en vigueur de la loi, le ministre de la justice jouit du pouvoir de révoquer les présidents de juridiction sans être tenu par des critères précis, sans aucune obligation de motivation et sans possibilité pour l’appareil judiciaire de bloquer ces décisions. En outre, aucun contrôle juridictionnel n’est prévu dans le cas d’une décision de révocation prise par le ministre de la justice.
(153) Les préoccupations de la Commission concernent les pouvoirs conférés au ministre de la justice pendant cette période de six mois. (...)
51. La procédure prévue par l’article 7 § 1 du TUE est pendante devant le Conseil de l’Union européenne.
2. La CJUE
1. L’arrêt rendu le 20 avril 2021 par la CJUE dans l’affaire Repubblika/II- PrimMinistru (C-896/19, EU:C:2021:311)
52. Les extraits pertinents de l’arrêt susmentionné se lisent ainsi :
(...)
51. (...) Par ailleurs, l’exigence d’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit fondamental à une protection juridictionnelle effective et à un procès équitable prévu à l’article 47 de la Charte, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit [voir, en ce sens, arrêts du 26 mars 2020, Réexamen Simpson/Conseil et HG/Commission, C‑542/18 RX‑II et C‑543/18 RX‑II, EU:C:2020:232, points 70 et 71, ainsi que du 2 mars 2021, A.B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême – Recours), C‑824/18, EU:C:2021:153, point 116 et jurisprudence citée].
(...)
53. Aux termes d’une jurisprudence constante de la Cour, les garanties d’indépendance et d’impartialité requises en vertu du droit de l’Union postulent l’existence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent [arrêts du 19 septembre 2006, Wilson, C‑506/04, EU:C:2006:587, point 53 ; du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 66, ainsi que du 2 mars 2021, A.B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême – Recours), C‑824/18, EU:C:2021:153, point 117 et jurisprudence citée].
54. Conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, l’indépendance des juridictions doit notamment être garantie à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif [arrêts du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 124, ainsi que du 2 mars 2021, A.B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême – Recours), C‑824/18, EU:C:2021:153, point 118].
55. À cet égard, il importe que les juges se trouvent à l’abri d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril leur indépendance. Les règles mentionnées au point 53 du présent arrêt doivent, en particulier, permettre d’exclure non seulement toute influence directe, sous forme d’instructions, mais également les formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions des juges concernés [arrêts du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême), C‑619/18, EU:C:2019:531, point 112, ainsi que du 2 mars 2021, A.B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême – Recours), C‑824/18, EU:C:2021:153, point 119].
(...)
2. L’arrêt rendu le 2 mars 2021 par la CJUE dans l’affaire A.B. e.a (C‑824/18, EU:C: 2021:153)
53. Les extraits pertinents de l’arrêt susmentionné se lisent ainsi :
(...)
116 Ainsi que l’a souligné la Cour à maintes reprises, cette exigence d’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit [arrêt du 5 novembre 2019, Commission/Pologne (Indépendance des juridictions de droit commun), C‑192/18, EU:C:2019:924, point 106 et jurisprudence citée].
117 Aux termes d’une jurisprudence constante, les garanties d’indépendance et d’impartialité requises en vertu du droit de l’Union postulent l’existence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent (arrêt A. K. e.a., point 123 ainsi que jurisprudence citée).
118 Conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, l’indépendance des juridictions doit notamment être garantie à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif (arrêt A. K. e.a., point 124 ainsi que jurisprudence citée).
119 À cet égard, il importe que les juges se trouvent à l’abri d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril leur indépendance. Les règles mentionnées au point 117 du présent arrêt doivent, en particulier, permettre d’exclure non seulement toute influence directe, sous forme d’instructions, mais également les formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions des juges concernés (arrêt A. K. e.a., point 125 ainsi que jurisprudence citée).
(...)
EN DROIT
1. JONCTION DES REQUÊTES
54. Eu égard à la similarité d’objet des requêtes, la Cour juge opportun de procéder à leur jonction.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
55. Les requérants se plaignent d’avoir été relevés de leurs fonctions de vice-président de juridiction. Ils y voient une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Ils allèguent en particulier que leur révocation était arbitraire et irrégulière, et ils dénoncent une absence de recours juridictionnel propre à leur permettre de la contester. La disposition de la Convention invoquée par les requérants est ainsi libellée en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
1. Sur la recevabilité
1. Sur l’exception tirée de l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention
a) Arguments des parties
1. Le Gouvernement
56. Le Gouvernement affirme que les requêtes sont incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention. À cet égard, il soutient qu’aucun droit de caractère « civil » n’est en jeu et que, par conséquent, l’article 6 sous son volet civil est inapplicable en l’espèce.
57. Le Gouvernement fait observer que du fait de leur nature, les fonctions exercées par les requérants à l’époque des faits relevaient de l’exercice de prérogatives de puissance publique. Il ajoute que ni le droit d’accéder à pareilles fonctions ni celui de s’y maintenir ne sont garantis par le droit national ou par la Convention.
58. Le Gouvernement expose ensuite que le principe de protection des droits de l’homme repose sur une distinction claire entre l’individu et les pouvoirs publics. Il soutient que le but de la Convention européenne des droits de l’homme et des autres traités internationaux de protection des droits de l’homme est de protéger les droits subjectifs des individus face à la puissance publique, et que seul l’individu est titulaire de droits et obligations dans sa relation à l’État. Il estime qu’un organe de l’État ne peut être titulaire de droits fondamentaux, et que son statut dépend des tâches et pouvoirs qui sont les siens ainsi que de ses interactions avec les autres organes de l’État. Il soutient que les actes accomplis à titre officiel ne peuvent pas relever de droits garantis, et que ces considérations s’appliquent aux juges exerçant des fonctions administratives dans les organes de l’autorité judiciaire, et notamment aux présidents de juridictions et à leurs adjoints, ainsi qu’aux présidents de chambres.
59. Le Gouvernement indique ensuite que si les personnes qui occupent des postes administratifs dans des organes de l’autorité judiciaire jouissent au cours de leur mandat d’une certaine stabilité, c’est pour protéger l’intérêt public résidant dans l’exercice d’un pouvoir judiciaire adéquat et efficace, et non pour protéger les intérêts individuels des juges ou faciliter l’avancement de leur carrière ou leur accomplissement personnel. Il estime que pareilles garanties ne peuvent être assimilées à un quelconque droit individuel des juges concernés. Il en conclut qu’un juge exerçant une fonction administrative dans un organe de l’autorité judiciaire ne jouit pas d’un droit de se maintenir en fonction. Il ajoute que la révocation anticipée d’un juge exerçant pareilles fonctions n’implique selon lui aucune ingérence dans les droits individuels de celui-ci.
60. Le Gouvernement soutient que la décision du ministre de révoquer les requérants de leurs fonctions respectives de vice-président de juridiction était régulière et légitime, et qu’elle s’inscrivait dans une série de réformes ministérielles visant à améliorer le fonctionnement du système judiciaire et la gestion des ressources humaines des cours et tribunaux.
61. Il considère que les deux conditions cumulatives du « critère Vilho Eskelinen » sont remplies en l’espèce, de sorte que l’article 6 est inapplicable à la cause des requérants. Sur ce point il indique en particulier que le cadre normatif qui était applicable à l’époque de leur prise de fonctions privait expressément les requérants du droit d’accéder à un tribunal et que la situation des intéressés à cet égard n’a pas changé par la suite, même après l’entrée en vigueur de la loi du 12 juillet 2017.
62. Le Gouvernement expose ensuite que la fonction de chef de juridiction relève de la fonction publique et est, par conséquent, régie par le droit public. Il estime que pareille fonction ne peut être comparée à aucune relation de travail au sens du code du travail polonais, ni à aucune autre relation de cette nature.
63. Faisant référence aux conclusions des arrêts K 28/97 et SK 20/11 rendus par la Cour constitutionnelle polonaise (paragraphes 36‑37 ci‑dessus), le Gouvernement soutient que les litiges – dont la loi ne fournit pas une liste exhaustive ‑ qui prennent leur source dans des rapports de subordination hiérarchique au sein de l’autorité judiciaire ne créent pas de « cause » au sens de l’article 45 alinéa 1 de la Constitution polonaise paragraphe 14 ci‑dessus). Il en déduit donc que le droit d’accès à un tribunal est exclu pour les litiges de cette nature.
64. Selon le Gouvernement, l’exclusion pour les requérants du droit d’accès à un tribunal n’a eu aucune répercussion négative sur leur statut de juge. Le Gouvernement déduit des stipulations pertinentes de la loi Pusp que les juges sont traités à certains égards comme des employés dont la relation de travail prend sa source dans leur acte de nomination à la fonction de juge et relève donc, selon lui, du droit du travail. Il précise que la loi Pusp, qui, d’après lui, est spécifique à cette catégorie particulière de fonctionnaires et qui réglemente, entre autres, le statut, les conditions de travail et la rémunération des juges, constitue la lex specialis applicable à cette relation de travail. Il ajoute que le code du travail constitue quant à lui la lex generalis.
65. Le Gouvernement soutient que les juges ne peuvent introduire devant un tribunal du travail que des prétentions fondées sur les dispositions de la section II, chapitres 1, 1a et 2 de la loi Pusp, qui portent sur le statut, les conditions de service et les droits et obligations des juges. Il ajoute que les dispositions qui réglementent l’exercice par les juges de fonctions administratives au sein des cours et tribunaux et qui figurent dans la section I de la loi en question sont au contraire de caractère purement organisationnel, et que les juges ne peuvent donc les invoquer devant un tribunal du travail en application de l’article 89 § 2 de la loi Pusp (paragraphe 26 ci-dessus).
66. Le Gouvernement expose que ne sont susceptibles d’un recours devant la Cour suprême que certaines décisions ministérielles, parmi lesquelles les décisions relatives à la mutation d’un juge dans un autre ressort et les refus de demandes de congé pour raisons de santé. Il soutient que les mêmes considérations s’appliquent aux décisions du CNM, et que seules les décisions relatives à la mise en retraite et à la réaffectation à un ancien poste peuvent faire l’objet d’un recours devant la Cour suprême.
67. Le Gouvernement déduit des dispositions de la loi Pusp concernant les différentes voies de recours disponibles que le législateur n’a autorisé l’exercice de l’un ou plusieurs de ces recours par les juges que dans quelques cas précis, énumérés de façon exhaustive dans la loi en question. Il estime que cette observation vaut également pour les actes iure imperii, qu’ils émanent d’organes internes ou d’organes externes à l’autorité judiciaire, tels le ministre de la Justice. Il considère que, eu égard à la formulation de l’ensemble des dispositions législatives précitées, rien ne lui permet d’affirmer qu’en la matière, les décisions susceptibles de recours sont la règle et non une exception. Pareille conclusion ne saurait non plus être tirée, selon lui, de l’interprétation systémique de la loi Pusp à laquelle il s’est livré.
68. Le Gouvernement estime qu’il ne fait aucun doute que le contentieux des requérants ne relève pas non plus de la compétence des juridictions administratives. Sur ce point, il déduit en particulier de la jurisprudence pertinente et bien établie des juridictions précitées que les litiges qui prennent leur source dans des rapports de subordination hiérarchique au sein de l’administration publique ne relèvent pas de leur compétence. Il soutient que ces considérations valent notamment pour les décisions qui émanent des organes internes des tribunaux, du ministre de la Justice, du CNM et du président de la République. Il considère que les décisions de ce type concernant des juges ne s’analysent ni en une décision administrative, ni en un acte ou une mesure relevant de l’article 3, paragraphe 2, alinéa 4, de la loi Ppsa (paragraphe 34 ci‑dessus).
69. Le Gouvernement soutient que rien ne permet de conclure au caractère lacunaire de la législation nationale en vertu de laquelle une décision ministérielle de révoquer un chef de juridiction ne peut faire l’objet d’un recours. Il considère cette observation d’autant plus pertinente que pareille exclusion découle selon lui de ce que les décisions de ce type relèvent du seul droit public. Il conclut que la première condition du « critère Vilho Eskelinen » est remplie.
70. En ce qui concerne la deuxième condition du critère en question, le Gouvernement considère que celle-ci est également remplie. Il estime en effet que des considérations d’intérêt général tenant à une meilleure gestion des tribunaux justifient l’exclusion des requérants du droit d’accès à un tribunal.
71. Le Gouvernement expose que la disposition de l’article 17 de la loi du 12 juillet 2017 en application de laquelle les décisions ministérielles critiquées ont été adoptées était transitoire par nature, et qu’elle a dérogé pendant sa durée d’application à l’article 27 de la loi Pusp (paragraphes 24‑25 ci-dessus). Il soutient que la disposition législative en question constituait en soi une base légale suffisante à l’adoption des décisions en cause par le ministre de la Justice. Il ajoute qu’en la matière, le ministre a statué en sa qualité d’organe central de l’administration gouvernementale chargé de superviser la gestion administrative des tribunaux.
72. Le Gouvernement indique que la législation nationale précitée s’inscrit dans le cadre de la réforme du système judiciaire polonais qui est menée actuellement. Il explique que c’est justement dans ce cadre qu’ont été promulguées plusieurs lois visant à séparer les fonctions d’administration des activités judiciaires de celles relevant de la gestion organisationnelle et financière des juridictions. Il ajoute que parallèlement aux démarches précitées et toujours dans un but d’amélioration continue du système judiciaire, le ministre de la Justice a été habilité à renouveler les cadres dirigeants des cours et tribunaux pendant une période dont la durée a été définie en amont. Il soutient que l’amendement susmentionné à la loi Pusp (paragraphe 33 ci-dessus) a permis au ministre concerné de prendre les mesures nécessaires rapidement, sans avoir à consulter le CNM et sans avoir à suivre la procédure prévue par l’article 27 de la loi Pusp (paragraphes 30‑32 ci‑dessus).
73. En conclusion, le Gouvernement soutient que l’article 6 n’est pas applicable en l’espèce et qu’il n’y a donc pas eu violation à l’égard des requérants du droit d’accéder à un tribunal qui décide des contestations sur leurs droits et obligations de caractère civil.
2. Les requérants
74. Les requérants rejettent les arguments du Gouvernement. Faisant référence à la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme, ils exposent que quand bien même leur litige relèverait du droit public au regard du droit interne, son issue ‑ déterminante pour leurs droits et obligations de caractère « privé » ‑ le fait entrer dans le champ d’application du volet civil de l’article 6 de la Convention.
75. Ils indiquent ensuite qu’il ressort selon eux de la lettre des dispositions pertinentes tant de l’article 27 de la loi Pusp dans sa formulation applicable à l’époque de leur prise de fonctions (paragraphes 24-25 ci-dessus) que de celles de la Constitution polonaise sur l’indépendance et l’inamovibilité des juges (paragraphe 14 ci-dessus) qu’ils sont titulaires du droit d’accomplir l’intégralité de leur mandat de vice‑président de juridiction. Ils estiment que même si la loi Pusp a fait au cours de ces dernières années l’objet de plusieurs amendements législatifs, la liste des motifs possibles de révocation anticipée des chefs de juridiction et la compétence dévolue en la matière au CNM n’ont pas été modifiées pour autant. Ils soutiennent donc que dans ces circonstances et en considération des principes de confiance des citoyens envers les autorités publiques, de l’État de droit en démocratie et de non-rétroactivité, ils pouvaient légitimement espérer que les autorités nationales honoreraient leurs mandats respectifs de chef de juridiction dans leur intégralité, avec tous les effets que cela aurait pu impliquer tant sur le plan patrimonial que sur celui du droit privé.
76. Les requérants allèguent que leurs mandats respectifs de chef de juridiction ont été révoqués prématurément, de manière discrétionnaire et sans aucun contrôle externe, et que cette décision a eu des répercussions évidentes et négatives sur leurs droits en tant qu’individus. Ils arguent qu’une telle situation a fait naître dans leur chef une contestation réelle et sérieuse relativement à leur droit de se maintenir dans leurs fonctions respectives de vice‑président de juridiction.
77. Les requérants estiment que contrairement à ce que le Gouvernement a sous-entendu, leur droit d’accomplir la totalité de leurs mandats respectifs de chef de juridiction est de caractère « civil ». Sur ce point, ils soutiennent en particulier que le Gouvernement défendeur n’est pas parvenu à établir que les conditions cumulatives du « critère Vilho Eskelinen » étaient remplies en l’espèce, et ils considèrent en conséquence que la présomption d’applicabilité de l’article 6 continue de jouer en leur faveur. Ils affirment en outre que le Gouvernement n’a cité aucune disposition de la législation nationale qui aurait expressément exclu du droit d’accès à un tribunal les juges qui, comme eux‑mêmes en l’espèce, exercent outre leurs fonctions judiciaires des fonctions administratives ou managériales au sein de l’ordre judiciaire. Ils considèrent que les seuls extraits de la législation nationale sur le statut des juges que le Gouvernement cite n’étayent pas sa thèse à propos de leur supposée exclusion du droit d’accès à un tribunal. Ils estiment que le fait que la législation nationale pertinente n’énonce expressément aucun droit d’accès à un tribunal pour cette catégorie de juges ne doit en aucun cas s’analyser comme une exclusion de ce droit les concernant. Par ailleurs, ils soutiennent que la référence faite par le Gouvernement aux dispositions de l’article 17 de la loi du 12 juillet 2017 est dénuée de pertinence aux fins de l’appréciation « du critère Vilho Eskelinen », aucune des dispositions précitées ne réglementant selon eux le droit d’accès à un tribunal de qui que ce soit. Enfin, alléguant que le Gouvernement semble soutenir que leur exclusion supposée du droit d’accès à un tribunal était à la fois préexistante et consécutive à l’entrée en vigueur de l’article 17 de la loi précitée, ils soutiennent que la législation applicable à l’époque de leur prise de fonctions ne conférait pas au ministre de la Justice le droit de révoquer les chefs de juridiction à son gré et à l’abri de tout contrôle externe. Ils estiment que les propos du Gouvernement sur ce point sont contredits par l’article 27 de la loi Pusp dans sa formulation applicable tant avant qu’après l’entrée en vigueur de la loi du 12 juillet 2017.
78. Les requérants soutiennent que même à supposer que la première condition du « critère Vilho Eskelinen » soit remplie, la seconde ne l’est pas. Sur ce point, ils estiment en particulier qu’il ressort des lettres ministérielles mentionnées aux paragraphes 6, 8 et 12 ci‑dessus que leur révocation aurait contribué à une meilleure gestion des tribunaux et de leurs ressources humaines. Ils considèrent qu’il est difficile d’imaginer comment pareille mesure aurait pu contribuer à un tel objectif étant donné, plaident-ils, que leurs résultats professionnels respectifs étaient bons et que le ministre de la Justice ne leur a jamais fait part d’une quelconque préoccupation quant à leur manière d’exercer leurs fonctions respectives de chef de juridiction. Selon les requérants, la résiliation anticipée de leurs mandats respectifs de vice-président de tribunal régional s’inscrit non pas dans une réforme à proprement parler du système judiciaire polonais mais dans des purges personnelles opérées par le ministre de la Justice parmi les cadres dirigeants des cours et tribunaux.
79. Les requérants arguent que quand bien même ils se trouveraient effectivement exclus du droit d’accès à un tribunal en l’espèce, cette exclusion serait incompatible avec le principe de la prééminence du droit. Sur ce point, ils affirment en particulier que les mesures que les autorités ont appelées « réformes » du système judiciaire polonais ont été qualifiées par plusieurs représentants de la doctrine du droit constitutionnel de « prise de contrôle anticonstitutionnelle et hostile à l’égard de l’ordre constitutionnel polonais de la part de l’actuelle majorité parlementaire ». Ils estiment qu’il va sans dire à quel point pareille situation nuit à l’État de droit en démocratie en général et à l’indépendance du pouvoir judiciaire en Pologne en particulier.
80. Les requérants soutiennent que le fait que la durée des mandats de chef de juridiction soit fixée en amont est un gage d’indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. Ils considèrent que les mandats de ce type contribuent à une meilleure séparation entre les différentes branches du pouvoir étatique et à leur bon équilibre. Ils allèguent qu’une loi interne qui habilite un représentant du pouvoir exécutif à se défaire à son gré et à l’abri de tout contrôle de certains cadres dirigeants de cours et tribunaux ne contribue à aucun objectif d’intérêt général. Ce constat est, selon eux, d’autant plus pertinent lorsque, comme en l’espèce, les compétences des chefs de juridiction nommés en lieu et place des magistrats révoqués se trouvent sensiblement renforcées au détriment d’organes d’auto‑administration judiciaire.
81. Les requérants considèrent que, même à supposer que les fonctions qu’ils exerçaient au sein du tribunal régional de Kielce eussent impliqué de leur part une participation à l’exercice de la puissance publique, cela ne suffit pas en soi pour conclure à l’existence d’un quelconque « lien spécial de confiance et de loyauté » avec l’État. Ils allèguent qu’en l’espèce, le Gouvernement défendeur non seulement n’établit pas en quoi pareil lien aurait consisté mais aussi se contredit lui-même lorsqu’il invoque les dispositions de l’article 89 de la loi Pusp (paragraphe 26 ci‑dessus) relatives au droit d’accès à un tribunal pour les juges. Ils estiment qu’eu égard au caractère indivisible de la notion d’indépendance juridictionnelle, le droit en question doit profiter à l’ensemble des magistrats, y compris à ceux qui au sein de leur juridiction exercent des fonctions administratives en plus de leurs fonctions judiciaires.
82. En conclusion, les requérants soutiennent non seulement que rien ne permet de justifier leur exclusion supposée du droit d’accès à un tribunal mais aussi que le libellé de l’article 17 de la loi du 12 juillet 2017 est au contraire un argument de poids en faveur de leur inclusion dans le champ d’application du droit en question.
3. Les tiers intervenants
1) L’association de juges polonais « Iustitia »
83. La tierce intervenante souhaite éclairer la Cour sur ce qu’elle considère comme étant l’impact réel sur l’indépendance du pouvoir judiciaire du vaste renouvellement des cadres dirigeants des cours et tribunaux que le pouvoir en place en Pologne a récemment opéré. Le phénomène en question a selon elle pour toile de fond une série de « réformes » gouvernementales visant à accroître le contrôle du ministre de la Justice sur les cours et tribunaux et, dans une perspective plus lointaine, à restreindre l’indépendance du pouvoir judiciaire.
84. La tierce intervenante indique qu’en conséquence de l’entrée en vigueur de la loi du 12 juillet 2017, la procédure de nomination des chefs de juridiction a été substantiellement remaniée. Elle soutient que plus concrètement, la quasi‑totalité des compétences en la matière ont été dévolues au ministre de la Justice, et que les organes d’auto‑administration juridictionnelle s’en sont simultanément trouvés exclus. Elle avance que la législation nationale précitée a introduit deux modes de révocation des chefs de juridiction : un premier, qui a été applicable au cours d’une période dite « de transition » ayant débuté en août 2017 pour s’achever en février 2018, et un second, qui est devenu applicable à l’issue de cette période. Elle soutient en outre qu’au cours de la période dite « de transition », les chefs de juridiction pouvaient être révoqués à la discrétion du ministre de la Justice, sans la moindre justification.
85. La tierce intervenante expose que d’après les éléments communiqués par le ministère de la Justice, ce sont environ cent quarante-neuf chefs de juridiction qui ont été relevés de la sorte de leurs fonctions respectives. Elle ajoute que l’ensemble de ces révocations sont intervenues sans évaluation préalable des résultats professionnels des chefs de juridiction impliqués et sans considération aucune pour leurs mérites éventuels. Elle soutient que dans la majorité des cas, les décisions ministérielles en la matière ont été communiquées aux intéressés par télécopie ou de manière informelle et n’étaient pas motivées, mais que dans le même temps, le ministère de la Justice publiait sur son site Internet des communiquées dans lesquels il laissait entendre sans les donner explicitement les motifs à l’origine de ces révocations. Elle voit dans ces communiqués ministériels de simples compilations des déficiences structurelles relevées concernant quelques-uns des tribunaux concernés, sans aucune évaluation objective de la situation réelle de chaque juridiction.
86. La tierce intervenante soutient que parallèlement aux démarches précitées, les autorités ont promulgué une série d’amendements législatifs qui ont eu pour effet de renforcer sensiblement les attributions des nouveaux chefs de juridiction au détriment des organes d’auto‑administration juridictionnelle. Elle considère que l’ensemble de ce que les autorités ont appelé « réformes » du système judiciaire polonais ont abouti à une politisation complète du processus de nomination des juges et ont nui à l’indépendance et à l’intégrité de l’autorité judiciaire. Elle dénonce une emprise sur les tribunaux du pouvoir en place, qui selon elle se manifeste à tous les stades de la carrière des juges et revêt un caractère disproportionné et systémique. Elle estime qu’il va sans dire que pareille situation nuit aux principes de l’État de droit en démocratie et met en péril la protection juridictionnelle des citoyens tant polonais qu’européens.
87. La tierce intervenante indique que le renouvellement des cadres dirigeants des tribunaux polonais mentionné ci-dessus a été opéré sans aucune raison apparente et sans aucun contrôle externe à l’égard du pouvoir exécutif. Elle y voit un préalable nécessaire à la prise de contrôle des tribunaux par le ministre de la Justice.
88. La tierce intervenante considère que le fait que les chefs de juridictions soient nommés pour des mandats dont la durée est fixée au préalable renforce leur indépendance tant vis-à-vis des représentants des autres branches du pouvoir étatique qu’au sein de l’institution judiciaire. Ce type de mandat offre à ses yeux une garantie importante, tant d’autonomie juridictionnelle que de séparation entre la sphère politique et l’activité des cours et tribunaux.
89. La tierce intervenante estime que la décision de représentants du pouvoir exécutif de révoquer plusieurs chefs de juridiction de manière prématurée, simultanée et discrétionnaire, en l’absence d’un quelconque contrôle, est à n’en pas douter contraire aux principes énoncés à l’article 6 de la Convention. Pareille situation appelle selon elle un examen à l’aune des « critères Vilho Eskelinen », qui ont été établis dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, CEDH 2007-II). La tierce intervenante considère qu’il découle de l’analyse des principes ainsi établis qu’en vertu de la Convention, les juges non seulement ne sont pas exclus du droit d’accès à un tribunal mais, au contraire, en bénéficient amplement ne serait-ce qu’en raison de leur appartenance à celle des trois branches du pouvoir étatique qui se doit d’être indépendante vis‑à‑vis de deux autres.
2) La Commission internationale de juristes (CIJ) et Amnesty International
90. Les tierces intervenantes insistent sur le rôle de protection de l’indépendance judiciaire qui, selon elles, est dévolu dans la plupart des systèmes nationaux aux chefs de juridictions. Elles soutiennent que c’est justement pour cette raison que les chefs de juridiction doivent pouvoir accomplir leurs fonctions respectives en toute indépendance vis‑à‑vis des représentants des autres branches du pouvoir étatique et à l’abri d’éventuelles pressions de leur part. Elles exposent que même si leurs fonctions sont de nature administrative, les chefs de juridictions ne perdent pas pour autant leur statut de juge. Elles ajoutent que dans l’exercice de leurs fonctions, les chefs de juridiction sont tenus de toujours veiller aux intérêts de la bonne administration de la justice. Elles arguent enfin que l’exercice de fonctions de cette nature par un juge n’est qu’une étape parmi d’autres dans sa carrière professionnelle.
91. Les tierces intervenantes estiment qu’il est tout à fait indispensable que l’ensemble des procédures afférentes à la carrière des juges soient entourées de garanties d’indépendance suffisantes pour les juges concernés. Elles plaident en faveur d’un système de sélection et de destitution des chefs de juridiction qui serait piloté par un organe indépendant ou un organe d’auto-administration judiciaire selon une procédure qui serait suffisamment à même d’écarter tout risque d’éventuelles pressions ‑ par le biais des mesures disciplinaires, notamment ‑ sur les juges concernés.
92. Les tierces intervenantes renvoient aux normes internationales sur l’inamovibilité des juges qui exercent des fonctions administratives au sein de l’ordre judiciaire et en particulier à celles qui concernent la stabilité du mandat de chef de juridiction. Elles en déduisent qu’il est nécessaire de protéger l’indépendance de tous les juges, sans exception aucune.
93. Les tierces intervenantes soutiennent que pour apprécier les justifications que l’État pourrait avancer à l’appui de l’impossibilité faite à des juges d’accéder à un tribunal dans le cadre de litiges concernant leur carrière et leur inamovibilité, il faudrait tenir compte de l’intérêt public fort qu’il y a à préserver le rôle, l’indépendance et l’intégrité des membres de l’ordre judiciaire dans un État de droit démocratique. Elles estiment qu’en pareil cas, le juge serait certes le bénéficiaire immédiat, à titre individuel, de la protection complète des droits garantis par l’article 6 mais qu’in fine, ce serait à toutes les personnes qui ont droit en vertu de l’article 6 § 1 à ce que leur cause soit entendue par un « tribunal indépendant et impartial » que profiterait cette protection.
b) Appréciation de la Cour
1. Principes pertinents relatifs à l’applicabilité du volet civil de l’article 6 § 1
94. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. L’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 100, 23 juin 2016, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 71, CEDH 2016 (extraits), et Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 99, CEDH 2017 (extraits)).
95. L’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, Baka, précité, § 101, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 45, 25 septembre 2018). Il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en donnent les juridictions internes (Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, § 62, CEDH 2017, et Regner, précité, § 100).
96. Les droits ainsi conférés par les législations nationales peuvent être soit matériels, soit procéduraux, soit encore une combinaison des deux (Denisov, précité, § 46, et Regner, précité, § 101).
97. La Cour rappelle de plus que la portée de la notion de « caractère civil » au sens de l’article 6 n’est pas limitée par l’objet immédiat du litige. En effet, la Cour a dégagé une approche plus large selon laquelle le volet « civil » englobe des affaires qui, si elles n’apparaissent pas a priori toucher un droit civil, n’en ont pas moins pu avoir des répercussions directes et notables sur un droit de nature pécuniaire ou non pécuniaire dont l’intéressé est titulaire (Denisov, précité, § 51, et les références qui y sont citées).
98. Par ailleurs, pour ce qui est du caractère « civil » d’un tel droit au sens de l’article 6 de la Convention, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, les litiges opposant l’État à ses fonctionnaires entrent en principe dans le champ d’application de cette disposition sauf si deux conditions, cumulatives, sont remplies. En premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (voir, Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62, Regner, précité, § 107, et Baka, précité, § 103).
99. La Cour rappelle également que la portée du volet « civil » a été nettement étendue dans le contentieux de la fonction publique. Eu égard à la situation au sein des États contractants et à l’impératif de non-discrimination entre agents publics et employés du secteur privé, la Cour, dans l’arrêt précité Vilho Eskelinen et autres, a établi une présomption que l’article 6 de la Convention trouve à s’appliquer aux « conflits ordinaires du travail » entre les agents publics et l’État, et elle a dit qu’il appartient à l’État défendeur de démontrer, premièrement, que d’après le droit national l’agent public en question n’avait pas le droit d’accéder à un tribunal, et, deuxièmement, que l’exclusion des droits garantis par l’article 6 était fondée s’agissant de cet agent (ibidem, § 62).
100. Si, dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, la Cour a dit que son raisonnement se limitait à la situation des fonctionnaires (ibidem, § 61), les critères établis dans cet arrêt ont été appliqués par la Cour à des litiges concernant des juges. Notamment, dans l’affaire Baka la Grande Chambre a souligné que, s’ils ne font pas partie de l’administration au sens strict, les magistrats n’en font pas moins partie de la fonction publique au sens large (voir Baka, précité, § 104, et les références qui y sont citées).
101. Par exemple, l’article 6 a été appliqué à des litiges relatifs à l’emploi de juges révoqués de la magistrature (voir, Denisov précité, § 52 et les références qui y sont citées, par exemple, Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 2172/11, §§ 91 et 96, 9 janvier 2013, Kulykov et autres c. Ukraine, no 5114/09 et 17 autres, §§ 118 et 132, 19 janvier 2017, Sturua c. Géorgie, no 45729/05, § 27, 28 mars 2017, et Kamenos c. Chypre, no 147/07, § 88, 31 octobre 2017), démis de leurs fonctions administratives sans pour autant avoir été révoqués de la magistrature (Baka, précité, §§ 34 et 107-111, et Denisov, précité, §§ 25 et 47-48), suspendus de leurs fonctions judiciaires (voir, Paluda c. Slovaquie, no 33392/12, § 34, 23 mai 2017, et Camelia Bogdan c. Roumanie, no 36889/18, 20 octobre 2020) ou sanctionnés disciplinairement (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], no 55391/13 et 2 autres, §§ 119-120, 6 novembre 2018).
102. Les critères énoncés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres ont été également appliqués à des litiges relatifs à la carrière ou à la promotion de juges (Dzhidzheva-Trendafilova c. Bulgarie (déc.), no 12628/09, 9 octobre 2012 et Tsanova-Gecheva c. Bulgarie, no 43800/12, 15 septembre 2015), à la mutation (Bilgen c. Turquie, no 1571/07, 9 mars 2021) et à la cessation de service (Olujić c. Croatie, no 22330/05, § 67, 5 février 2009 et Harabin c. Slovaquie, no 58688/11, §§ 118-123, 20 novembre 2012 (les deux arrêts sur la révocation disciplinaire du président de la Cour suprême)).
103. La Cour rappelle également que, bien qu’en principe la Convention ne garantisse aucun droit à exercer telle ou telle fonction publique au sein de l’administration judiciaire (Dzhidzheva-Trendafilova, décision précitée, § 38, et Harabin c. Slovaquie (déc.), no 62854/00, Recueil des arrêts et décisions 2004-VI), un tel droit peut exister au niveau interne. Si l’accès à un emploi et aux fonctions exercées peut constituer en principe un privilège qu’on ne saurait faire judiciairement sanctionner, tel n’est pas le cas du maintien ou des conditions d’exercice d’une telle relation professionnelle. Par exemple, dans l’arrêt précité Baka, la Cour a reconnu que le requérant avait le droit, au regard du droit national, d’accomplir l’intégralité de son mandat de six ans à la présidence de la Cour suprême hongroise (voir, Baka, précité, §§ 107-111, et Denisov, précité, § 46).
2. Application en l’espèce des principes susmentionnés
1) Sur l’existence d’un droit
104. La Cour note que chacun des requérants a été nommé vice‑président de juridiction pour un mandat de six ans, conformément à l’article 26 § 2 de la loi Pusp dans sa formulation applicable à l’époque de leur prise de fonctions (paragraphe 23 ci-dessus). Elle relève ensuite, d’une part, que les intéressés ont perçu le traitement attaché à leur fonction et, d’autre part, que leur nomination n’a pas été contestée au niveau interne. Elle observe en outre qu’en vertu de la disposition précitée de l’article 26 § 2 de la loi Pusp, les vice‑présidents de juridiction étaient nommés pour six ans et ne pouvaient être renommés à cette fonction qu’à l’expiration d’un délai de six ans à compter de la fin de leur mandat. Partant, il découle incontestablement de cette disposition que les mandats respectifs des requérants auraient dû en principe durer six ans (d’octobre et mai 2014 à octobre et mai 2020, respectivement). Or, en l’espèce, les intéressés ont été démis de leurs fonctions en janvier 2018.
105. La Cour observe qu’à l’époque de la prise de fonctions des requérants, la révocation des chefs de juridiction était soumise à certaines conditions de fond et de procédure. Elle note en particulier que l’article 27 § 1 de la loi Pusp prévoyait une liste exhaustive de motifs de révocation anticipée (paragraphe 24). Elle relève de plus que conformément à cette disposition, un mandat de chef de juridiction ne pouvait être révoqué qu’en cas d’un manquement flagrant par l’intéressé à ses obligations professionnelles et/ou si, pour d’autres motifs, celui-ci ne pouvait concilier les intérêts de la justice et l’exercice de son mandat de chef de juridiction. Elle observe en outre que conformément à l’article 27 §§ 2 et 3 de la même loi, la décision ministérielle de révocation était assujettie à l’approbation du CNM, auquel le ministre de la Justice devait communiquer ses motifs (paragraphe 25).
106. De plus, les principes constitutionnels relatifs à l’indépendance de la magistrature et à l’inamovibilité des juges confirmaient que le droit pour les requérants d’accomplir l’intégralité de leur mandat était protégé. L’article 180 de la Constitution établissait en effet que les juges ne pouvaient être révoqués et suspendus de leurs fonctions qu’en vertu d’une décision de justice et uniquement dans les cas prévus par la loi. L’article 178 de la Constitution garantissait quant à lui l’indépendance des juges (paragraphe 14 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, Baka, précité, § 108).
107. La Cour considère que le fait qu’il ait été mis fin au mandat des requérants ex lege, par l’effet de la disposition transitoire de l’article 17 § 1 de la nouvelle loi entrée en vigueur le 12 juillet 2017 (paragraphe 33 ci‑dessus), ne peut anéantir rétroactivement le caractère défendable du droit que les règles qui étaient applicables au moment de leur prise de fonctions leur garantissaient. Comme indiqué ci-dessus, ces règles prévoyaient clairement la durée de leur mandat – six ans – ainsi que les motifs précis pour lesquels celui-ci pouvait prendre fin. Étant donné que c’est elle qui aurait annulé les anciennes règles, la loi du 12 juillet 2017 constitue l’objet même du « litige » à l’égard duquel il convient de rechercher si les garanties d’équité de la procédure découlant de l’article 6 § 1 doivent s’appliquer. Eu égard aux circonstances de la présente affaire, la Cour ne peut donc pas trancher sur la base de la loi en question le point de savoir s’il existait un droit en droit interne (voir, mutatis mutandis, Baka, précité, §§ 110-111).
108. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’une « contestation » a surgi au sujet du droit pour les requérants d’occuper un poste de vice-président de juridiction. Cette « contestation » était « réelle », puisqu’il était question de savoir si les requérants avaient le droit de continuer à exercer leurs mandats respectifs de chef de juridiction. Elle était en outre « sérieuse », compte tenu du rôle joué par les chefs de juridiction et des conséquences pécuniaires directes qu’a emporté pour les requérants la cessation anticipée de leurs mandats (paragraphe 151 ci-dessous). Enfin, elle était « directement déterminante » pour le droit en cause, la révocation des requérants ayant eu pour résultat de mettre prématurément fin à l’exercice par eux de leurs mandats respectifs de chef de juridiction (voir, mutatis mutandis, Denisov, précité, §§ 48-49).
109. En conséquence, la Cour considère qu’il existait un droit pour les titulaires du mandat de vice-président de juridiction d’accomplir celui-ci jusqu’à son terme ou jusqu’au terme de son mandat de juge et que les intéressés pouvaient prétendre de manière défendable que le droit national les protégeait d’une cessation arbitraire de leur mandat de vice-président de juridiction (voir, Baka, précité, § 109).
2) Sur le « caractère civil » du droit en cause : application des critères Vilho Eskelinen et autres
110. La Cour doit à présent déterminer, à l’aune du critère énoncé dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité), tel qu’appliqué dans les affaires précitées Baka, §§ 112-118, et Denisov, §§ 51-54, si le « droit » revendiqué par les requérants était de « caractère civil », au sens autonome que prend cette notion à l’article 6 § 1.
111. La Cour juge non convaincante la thèse du Gouvernement selon laquelle l’article 6 § 1 est inapplicable dans son volet civil au seul motif que le litige en question relève du droit public et qu’aucun droit à caractère « civil » n’est en cause. Ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus, le volet civil de cette disposition peut trouver à s’appliquer à un litige relevant du droit public si les considérations de droit privé priment sur les considérations de droit public eu égard aux conséquences directes sur un droit civil de nature pécuniaire ou non pécuniaire. En outre, la Cour suit les critères de la jurisprudence Vilho Eskelinen et autres (arrêt précité) et présume de manière générale que les « conflits ordinaires du travail » des membres de la fonction publique, dont ceux des magistrats, produisent de telles conséquences directes sur les droits civils de ceux-ci (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62, Baka, précité, § 104 et Denisov, précité, § 53).
112. La Cour rappelle dans ce contexte que dans l’arrêt Denisov (précité), qui avait trait à la révocation anticipée d’un requérant de son poste de président d’une cour d’appel, elle-même a dit que le litige consécutif à cette révocation était un « conflit ordinaire du travail » car il touchait essentiellement i) l’étendue des tâches que le requérant était tenu d’accomplir en tant qu’employé et ii) sa rémunération dans le cadre de sa relation de travail (Denisov, précité, § 54). En considération de ces deux constats, elle a jugé qu’il n’y avait aucune raison de conclure que le litige en question ne présentait aucun élément « civil » ou qu’un tel élément n’était pas suffisamment important pour faire entrer en jeu l’article 6 sous son volet « civil ».
113. Poursuivant l’application des critères dégagés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, la Cour redit que, pour que la première de ces conditions soit remplie, l’État défendeur doit avoir expressément prévu, dans son droit interne, l’exclusion de l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie salariale concernés (voir, Baka, précité, § 113).
‒ Le droit national privait-il les requérants du droit d’accès à un tribunal ?
114. La Cour rappelle que, pour que la législation nationale excluant l’accès à un tribunal ait un quelconque effet au titre de l’article 6 § 1 dans un cas donné, elle doit être compatible avec la prééminence du droit. Cette notion, qui est expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et qui est inhérente à tous les articles de ce texte, commande notamment que toute ingérence dans l’exercice d’un droit soit en principe fondée sur un instrument d’application générale (Baka, précité, § 117).
115. La Cour rappelle de plus que, dans les rares affaires où elle a jugé que la première condition du critère « Vilho Eskelinen » était remplie, l’exclusion de l’accès à un tribunal pour le poste en question était claire et « expresse » (voir, Baka, précité, § 113). Par exemple, dans l’affaire Suküt c. Turquie ((déc.), no 29773/00, 1er septembre 2007), qui avait trait à la retraite anticipée d’un militaire pour motifs disciplinaires, la Constitution turque prévoyait clairement que les décisions du Conseil supérieur militaire échappaient à tout contrôle juridictionnel. Il en allait de même des décisions du Conseil supérieur des juges et procureurs dans les affaires Apay et Nazsiz (décisions précitées), qui concernaient respectivement la nomination et la révocation disciplinaire de procureurs (voir aussi Özpınar c. Turquie, no 20999/04, § 30, 19 octobre 2010, qui portait sur la révocation d’un juge pour motifs disciplinaires).
116. La présente affaire doit être distinguée de celles qui sont citées ci‑dessus, car le Gouvernement n’établit pas que le droit national privait les requérants clairement et « expressément » d’accès à un tribunal. À cet égard, la Cour observe que pour appuyer ses arguments à propos d’une telle exclusion dans le chef des requérants, le Gouvernement invoque toute une série d’articles de la loi Pusp sur le statut des juges et les voies de recours dont quelques-unes des décisions concernant les juges seraient susceptibles en droit national. Le Gouvernement s’appuie en outre sur deux exemples tirés de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle polonaise qu’il considère pertinents en l’espèce (paragraphes 36-37 et 63 ci-dessus). Cependant, aucun des articles de loi cités par le Gouvernement ne dispose, et encore moins clairement et « expressément », que les juges qui, outre leurs fonctions judiciaires, exercent des fonctions administratives ou managériales au sein de l’ordre judiciaire sont exclus d’accès à un tribunal en cas notamment de litige consécutif à leur révocation anticipée. Elle considère qu’il en va de même pour les exemples de jurisprudence que le Gouvernement lui a soumis. Elle estime en effet que les arrêts de la Cour constitutionnelle auxquels le Gouvernement se réfère ne sont pas à même de confirmer l’existence d’une pratique interne de nature à exclure de façon abstraite du droit d’accès à un tribunal les juges relevant de la catégorie en question. Cependant, dans les circonstances particulières de la présente espèce, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de trancher la question de savoir si la première condition de l’approche Vilho Eskelinen et autres est satisfaite dès lors que, pour les raisons exposées ci-après, la deuxième condition du même critère n’est pas remplie.
‒ L’exclusion supposée d’accès à un tribunal des requérants reposait-elle sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État ?
117. Le Gouvernement soutient que du fait de leur nature, les fonctions exercées par les requérants impliquaient l’exercice de prérogatives inhérentes à la souveraineté de l’État et relevaient donc de l’exercice de la puissance publique (paragraphes 58-59). La Cour rappelle à cet égard que le simple fait qu’une personne relève d’un secteur ou d’un service qui participe à l’exercice de la puissance publique n’est pas en lui-même déterminant. Pour que l’exclusion soit justifiée, il faut que l’État montre que l’objet du litige est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause le lien spécial de confiance et de loyauté entre l’intéressé et l’État (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62).
118. La Cour rappelle avoir souligné dans sa jurisprudence récente le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, celui-ci doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission (Baka, précité, § 164, et les références qui y sont citées). Cette considération est tout aussi pertinente dans le cas de l’adoption d’une mesure touchant la carrière d’un juge, telle la révocation des fonctions administratives de l’intéressé au sein de l’ordre judiciaire. Compte tenu de la place éminente, parmi les organes de l’État, qu’occupe la magistrature dans une société démocratique et de l’importance croissante qui s’attache à la prééminence du droit et à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 196, et Guðmundur Andri Ástráðsson [GC], no 26374/18, § 233, 1er décembre 2020), la Cour doit se montrer particulièrement attentive à la protection des juges lorsqu’il s’agit de résoudre des litiges relatifs au maintien en fonction, à la révocation ou aux conditions de service de ceux‑ci.
119. À cet égard, après l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité), la Cour n’a eu à connaître que de quelques cas où elle a été appelée à discuter du second critère dégagé par elle : dans l’affaire Suküt (décision précitée), où il était question de la mise à la retraite anticipée d’un militaire pour des raisons disciplinaires, et dans l’affaire Spūlis et Vaškevičs c. Lettonie ((déc.), nos 2631/10 et 12253/10, 18 novembre 2014), qui concernait le retrait de leur attestation de sécurité à un requérant qui avait été chargé de tâches de renseignement et de contre-espionnage et à un autre requérant qui occupait l’un des postes les plus élevés au sein du service des recettes de l’État et était responsable du département des enquêtes criminelles des douanes. Dans chacune de ces affaires, elle a estimé que l’exclusion de l’accès à un tribunal était justifiée parce que l’objet du litige était lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remettait en cause le « lien spécial de confiance et de loyauté » entre l’individu concerné et l’État, en tant qu’employeur.
120. La Cour constate que la jurisprudence précitée, qui avait trait à un officier de l’armée et à de hauts fonctionnaires, tous rattachés hiérarchiquement au pouvoir exécutif de l’État, ne peut être transposée aux circonstances de la présente affaire, qui concerne des membres du pouvoir judiciaire. Pour la Cour, le critère selon lequel l’objet du litige est lié à la remise en cause du lien spécial de confiance et de loyauté doit être lu à la lumière des garanties d’indépendance du pouvoir judiciaire. Ces deux notions, à savoir le lien spécial de confiance et de loyauté exigé des fonctionnaires et l’indépendance du pouvoir judiciaire, ne sont pas aisément conciliables. Si la relation de travail entre un fonctionnaire et l’État peut traditionnellement être définie sur la base de la confiance et de la loyauté envers le pouvoir exécutif dans la mesure où les employés de l’État sont tenus de mettre en œuvre les politiques gouvernementales, les membres du pouvoir judiciaire bénéficient de garanties spécifiques considérées comme essentielles à l’exercice des fonctions judiciaires et sont soumis au devoir, entre autres, de contrôle des actes du gouvernement. La nature complexe de la relation de travail entre les membres de la magistrature et l’État commande que le pouvoir judiciaire soit suffisamment éloigné des autres branches de l’État dans l’exercice de ses fonctions afin qu’il puisse rendre des décisions fondées a fortiori sur les exigences du droit et de la justice, sans craintes ni faveurs. Il serait illusoire de croire que les magistrats peuvent faire respecter l’État de droit et donner effet au principe de prééminence du droit s’ils sont privés par le droit interne de la protection de la Convention sur les questions touchant directement à leur indépendance et à leur impartialité (voir, mutatis mutandis, Kövesi, précité, § 124, et Bilgen c. Turquie, no 1571/07, § 79, 9 mars 2021).
121. En l’espèce, la Cour souscrit à la thèse des requérants et observe que le Gouvernement défendeur ne lui a soumis aucun argument propre à lui permettre d’établir que l’objet du litige – la cessation prématurée du mandat de chef de juridiction de chacun des requérants – relevait de l’exercice de l’autorité étatique et que l’exclusion des garanties de l’article 6 était donc objectivement justifiée. Elle considère que l’absence de contrôle juridictionnel de la légalité de la décision mettant fin aux mandats respectifs des requérants ne peut servir l’intérêt d’un État qui respecte le principe de prééminence du droit (Kövesi, précité, § 124). La Cour note en outre que les décisions ministérielles de révoquer les requérants n’étaient pas motivées, ce qui l’empêche d’autant plus de considérer que le litige avait trait à des raisons exceptionnelles et impérieuses propres à justifier son exclusion du contrôle juridictionnel (voir, mutatis mutandis, Bilgen, précité, § 80). Elle considère que les juges doivent pouvoir jouir d’une protection contre l’arbitraire des pouvoirs législatif et exécutif, et que seul un contrôle de la légalité de la mesure litigeuse, opéré par un organe judiciaire indépendant, peut assurer l’effectivité d’une telle protection (voir, mutatis mutandis, Kövesi, précité, § 124).
122. Dès lors, même à supposer que la première des conditions du « critère Vilho Eskelinen » soit remplie, le Gouvernement n’est pas en mesure de démontrer que l’exclusion des requérants du droit d’accès à un tribunal était justifiée par des motifs relevant de l’intérêt de l’État et que l’objet du litige était lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remettait en cause le « lien spécial de confiance et de loyauté » qui existait entre les intéressés et l’État employeur. En effet, compte tenu du statut particulier des membres du corps judiciaire et de l’importance du contrôle juridictionnel des procédures concernant la révocation ou la destitution des juges, la Cour estime qu’on ne saurait affirmer qu’un lien spécial de confiance entre l’État et les requérants justifiait l’exclusion des droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Savino et autres c. Italie, nos 17214/05 et 2 autres, § 78, 28 avril 2009).
123. L’article 6 § 1 de la Convention est donc applicable à la lumière de la seconde condition posée dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres.
124. Partant, il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire d’inapplicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention formulée par le Gouvernement.
2. Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes
a) Arguments des parties
1. Le Gouvernement
125. Le Gouvernement argue que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes. Il affirme que si les requérants considéraient que l’absence dans leur chef d’un recours pour contester leur révocation était contraire à leur droit à un tribunal, ils auraient pu se plaindre devant la Cour constitutionnelle de la disposition de l’article 17 § 1 de la loi du 12 juillet 2017 en application de laquelle cette mesure avait été adoptée, en arguant que la disposition législative en question était contraire aux articles 60 et 78 de la Constitution. Il soutient que si la haute juridiction constitutionnelle avait statué en faveur des intéressés, les autorités nationales concernées se seraient trouvées dans l’obligation de modifier la législation en cause de manière à offrir aux requérants un recours utile pour contester la régularité de la cessation prématurée de leurs mandats respectifs de vice-présidents de juridiction. Il ajoute que les intéressés auraient alors pu engager une action en dommages et intérêts contre l’État sur le fondement de l’article 417¹ du code civil (paragraphe 35).
2. Les requérants
126. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement. Ils estiment que le recours évoqué par lui n’est pas efficace en l’espèce, et ce pour plusieurs raisons.
127. À titre liminaire ils allèguent qu’il se dégage des lettres ministérielles mentionnées aux paragraphes 6, 8 et 12 ci-dessus que le ministre de la Justice a constamment écarté l’idée que ses décisions de révoquer les requérants soient susceptibles d’un quelconque recours. Ils estiment que la déclaration sur ce point du ministre concerné était claire et n’a jamais été remise en cause par le Gouvernement. Ils arguent ensuite que même un arrêt de la Cour constitutionnelle en leur faveur n’aurait pu se traduire par l’annulation des décisions litigieuses. Ils soutiennent qu’un tel arrêt aurait seulement pu aboutir à l’annulation de la disposition législative en application de laquelle les décisions précitées avaient été adoptées. Or, plaident-ils, quand bien même, en application de l’article 190 § 1 de la Constitution (paragraphe 14 ci-dessus), un tel arrêt de la Cour constitutionnelle aurait pu constituer une base légale à la reprise de la procédure interne à l’issue de laquelle les décisions matérielles susmentionnées avaient été adoptées, force est de constater que la procédure en question n’existe pas en droit interne. Ils allèguent en outre qu’il n’existe aucune disposition procédurale en application de laquelle une éventuelle procédure interne aurait pu être rouverte.
128. Les requérants estiment qu’eu égard à l’ensemble des éléments précités, la plainte constitutionnelle ne satisfait pas en l’espèce aux conditions énoncées dans l’affaire Szott Medyńska c. Pologne ((déc.), no 47414/99, 9 octobre 2003), qui doivent selon eux être réunies pour que naisse l’obligation pour eux d’exercer un tel recours avant de saisir la Cour. Avançant que la durée d’application de l’article 17 de la loi du 12 juillet 2017 était courte, ils arguent qu’une procédure devant la Cour constitutionnelle aurait à coup sûr été abandonnée par la haute juridiction nationale en application de l’article 39 § 1 alinéa 3 de la loi sur la procédure applicable à elle (paragraphe 15 ci-dessus). Ils déduisent de la jurisprudence pertinente de la Cour suprême que même un arrêt rendu en leur faveur par la Cour constitutionnelle n’aurait pu donner lieu à la reprise automatique de la procédure interne les concernant. Enfin, ils estiment que pour autant que le Gouvernement invoque la possibilité pour eux d’exercer une éventuelle action en dommages et intérêts contre l’État, les arguments du Gouvernement sur ce point n’ont aucune pertinence pour l’appréciation du caractère effectif de la plainte constitutionnelle. Ils soulignent que, quoi qu’il en soit, la conformité de la Cour constitutionnelle polonaise aux exigences de l’article 6 prête à débat, eu égard à crise qui touche actuellement cette juridiction.
b) Appréciation de la Cour
129. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1, qui énonce la règle de l’épuisement des voies de recours internes, est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit saisie (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V). Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, parmi beaucoup d’autres, Vernillo c. France, 20 février 1991, série A no 198, § 27 et Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil 1998‑I).
130. La Cour rappelle en outre qu’elle a déterminé les circonstances dans lesquelles il pouvait être exigé d’un requérant polonais qu’il utilise une plainte constitutionnelle aux fins de l’épuisement des voies de recours internes. Ainsi, cette plainte peut constituer un recours efficace, au sens de la Convention, uniquement lorsque : a) une décision individuelle susceptible d’avoir violé la Convention a été adoptée en application directe d’une disposition de la législation nationale considérée comme étant inconstitutionnelle, et b) les dispositions procédurales applicables à la révision d’une telle décision individuelle permettent, à la suite de l’adoption d’un arrêt de la Cour constitutionnelle constatant l’inconstitutionnalité d’une loi, soit d’annuler ladite décision soit de rouvrir la procédure à l’issue de laquelle celle-ci a été adoptée (voir, parmi beaucoup d’autres, Szott‑Medyńska c. Pologne (déc.), no 47414/99, 9 octobre 2003, Pachla c. Pologne (déc.), no 8812/02, 8 novembre 2005, et Liss c. Pologne (déc.), no 14337/02, 16 mars 2010, Urban c. Pologne (déc.), no 29690/06, 7 septembre 2010, et Hösl-Daum et autres (déc.), no 10613/07, § 42, 7 octobre 2014).
131. En l’espèce, la Cour s’accorde avec les requérants et observe que le Gouvernement est resté en défaut d’établir que l’exercice par les intéressés d’un éventuel recours constitutionnel aurait pu donner lieu, soit à l’annulation des décisions ministérielles critiquées, soit à une reprise de la procédure nationale à l’issue de laquelle ces décisions avaient été adoptées. Elle note que le Gouvernement n’a pas indiqué sur la base de quelles dispositions de la législation nationale les requérants pouvaient demander la réouverture de la procédure interne précitée. Elle relève de plus que l’examen des dispositions de l’article 17 § 1 de la loi du 12 juillet 2017 par la Cour constitutionnelle lui paraît improbable, eu égard à la nature transitoire de ces dispositions législatives et à leur courte durée d’application et au libellé même des stipulations pertinentes de l’article 39 § 1 alinéa 3 de la loi sur la procédure applicable à la haute juridiction constitutionnelle (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour note en particulier qu’il ressort des dispositions pertinentes de l’article précité de cette loi que la Cour constitutionnelle met fin à toute procédure devant elle s’il apparaît que l’acte normatif objet de la procédure en question ne sera plus contraignant à la date à laquelle elle aura statué. À cet égard, elle relève, d’une part, que les décisions ministérielles de révoquer les requérants de leurs fonctions respectives de vice-président de juridiction ont été communiquées aux intéressés le 2 janvier 2018 et, d’autre part, que l’article 17 § 1 de la loi du 12 juillet 2017, sur le fondement duquel les décisions précitées avaient été adoptées, était applicable six mois à compter de l’entrée en vigueur de la loi en question, soit jusqu’au 12 février 2018.
132. Enfin, pour autant que le Gouvernement invoque la possibilité pour les requérants d’engager une action en dommages et intérêts sur le fondement de l’article 417 du code civil (paragraphe 125 ci-dessus), la Cour observe, en prenant en considération ses constats au paragraphe 131 ci‑dessus à propos d’un éventuel recours constitutionnel, que les affirmations du Gouvernement à propos de l’action dont l’exercice dépendrait du succès préalable du recours constitutionnel en question, restent spéculatives. La Cour relève qu’au-delà d’un effet purement compensatoire, le recours invoqué par le Gouvernement n’aurait pu produire aucun effet de nature à remédier au grief des requérants relatif à l’absence alléguée d’accès à un tribunal.
133. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce, le Gouvernement défendeur n’a pas prouvé que les conditions cumulatives de l’affaire Schott-Medyńska fussent remplies, ce qui eût emporté obligation pour les requérants d’exercer un recours constitutionnel.
134. Dans ces circonstances, elle considère qu’en l’espèce, la plainte constitutionnelle n’était pas un recours à épuiser.
135. Partant, elle rejette l’exception du Gouvernement tirée du non‑épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
3. Conclusion sur la recevabilité
136. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
2. Sur le fond
137. Les parties n’ont pas fait d’autres observations que celles qui sont présentées ci-dessus.
138. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal – c’est‑à‑dire le droit de saisir un tribunal en matière civile – constitue un élément inhérent au droit énoncé à l’article 6 § 1 de la Convention, qui pose les garanties applicables en ce qui concerne tant l’organisation et la composition du tribunal que la conduite de la procédure. Le tout forme le droit à un procès équitable protégé par l’article 6 § 1 (Baka, précité, § 120).
139. La Cour rappelle en outre que le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer les droits civils (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 49, CEDH 2002-IX, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 126, CEDH 2016). Chaque justiciable possède le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. C’est ainsi que l’article 6 § 1 consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 54, CEDH 2010, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18, et Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001‑VIII).
140. Toutefois, le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu ; il peut donner lieu à des limitations. Celles-ci ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018, et Baka, précité, § 120).
141. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe qu’il se dégage des courriers ministériels mentionnés aux paragraphes 6, 8 et 12 ci‑dessus que les décisions de révoquer les requérants de leurs fonctions respectives de vice‑président de juridiction que le ministre de la Justice a adoptées n’étaient susceptibles d’aucun recours. Elle note de plus que le Gouvernement défendeur n’a pas soutenu le contraire dans les observations qu’il lui a communiquées quant à la recevabilité et au fond des présentes requêtes (paragraphes 64-69 ci‑dessus).
142. En ce qui concerne le caractère légitime de la restriction incriminée, la Cour observe qu’il se dégage des observations du Gouvernement résumées ci-dessus au paragraphe 72 que l’exclusion dans le chef des requérants d’un recours pour se plaindre de leur révocation avait pour but de faciliter la mise en œuvre des réformes ministérielles du système judiciaire polonais.
143. Sans contester la légitimité du but invoqué de la restriction litigeuse en tant que tel, la Cour tient à souligner l’importance croissante que les instruments internationaux et ceux du Conseil de l’Europe, ainsi que la jurisprudence des juridictions internationales et la pratique d’autres organes internationaux accordent au respect de l’équité procédurale dans les affaires concernant la révocation ou la destitution de juges, et notamment à l’intervention d’une autorité indépendante des pouvoirs exécutif et législatif pour toute décision touchant à la cessation du mandat d’un juge (Baka, précité, § 121, et Kövesi, précité, § 156, en ce qui concerne les procureurs). Ensuite, la Cour a souligné l’importance croissante qui s’attache à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice (Ramon Nunez de Carvalho e Sá, précité, § 196, et Baka, précité, § 165).
144. En l’espèce, la Cour relève que les requérants ont été prématurément démis de leurs fonctions de chef de juridiction par le ministre de la Justice statuant en application de l’article 17 de la loi du 12 juillet 2017. Elle note que la disposition législative précitée était transitoire et habilitait le ministre impliqué à révoquer les chefs de juridiction à son entière discrétion sans que celui-ci fût tenu par une quelconque condition de fond ou de procédure. Elle observe de plus que les décisions critiquées du ministre de la Justice d’une part n’étaient pas motivées et d’autre part n’ont pas été soumises au contrôle d’un organe externe au ministre concerné et indépendant vis-à-vis de celui-ci.
145. La Cour prend note des déclarations des requérants résumées au paragraphe 78 ci‑dessus et non contestées par le Gouvernement, à propos de leur manière d’exercer leurs fonctions respectives de chef de juridiction et de l’absence d’une quelconque remise en cause de la part du ministre de la Justice de celle-ci. Elle considère que compte tenu des éléments précités et des circonstances ayant entouré leur révocation, les intéressés pouvaient légitimement soupçonner un élément d’arbitraire dans les décisions que le ministre concerné avait prises à leur encontre. La Cour rappelle que l’arbitraire, qui implique la négation de l’état de droit (Al-Dulimi et Montana Management Inc., précité, § 145), est tout aussi intolérable en matière de droits procéduraux qu’en matière de droits substantiels (Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC], no 80982/12, § 118, 15 octobre 2020).
146. Eu égard à l’ensemble des éléments qui lui ont été communiqués, la Cour ne peut que conclure, d’une part, que la révocation des requérants est intervenue sur la base d’une disposition législative dont la compatibilité avec les exigences de l’État de droit lui paraît douteuse (paragraphes 144‑145 ci-dessus) (voir, mutatis mutandis, Baka, précité, § 117), et d’autre part, que cette mesure n’était entourée d’aucune des exigences fondamentales de l’équité procédurale. La Cour souligne encore que les décisions ministérielles de révoquer les requérants n’étaient accompagnées d’aucune motivation. Elle estime que, dans un cadre juridique comme celui de l’espèce, où la révocation des chefs de juridiction est laissée à l’entière discrétion du ministre de la Justice et les décisions ministérielles de révocation ne sont accompagnées d’aucune motivation, l’absence de tout contrôle de la légalité de ces décisions ne peut être dans l’intérêt de l’État. La Cour relève qu’à la différence du cadre législatif interne en vigueur tant avant l’entrée en vigueur de l’article 17 de la loi du 12 juillet 2017 qu’après la fin de sa période d’application, le cadre juridique national qui était applicable au moment de la révocation des requérants ne les protégeait d’aucune manière que ce soit contre la cessation anticipée et arbitraire de leurs fonctions de vice-président de juridiction (paragraphes 17-32 ci‑dessus). La Cour considère cependant que les magistrats doivent bénéficier d’une protection contre l’arbitraire du pouvoir exécutif, et que seul le contrôle par un organe judiciaire indépendant de la légalité d’une telle décision de révocation est à même de rendre ce droit effectif (voir, mutatis mutandis, Kövesi, précité, § 124).
147. La Cour souligne l’importance accordée tant à la nécessité de sauvegarder l’indépendance du pouvoir judiciaire qu’au respect de l’équité procédurale dans les affaires concernant la carrière de juges. En l’espèce, elle constate non seulement que le cadre juridique national qui était applicable au moment de la révocation des requérants ne précisait pas clairement les conditions dans lesquelles un chef de juridiction pouvait être révoqué par dérogation au principe d’inamovibilité des juges en cours de mandat (Guðmundur Andri Ástráðsson, précité, § 239), mais aussi que la quasi-totalité des pouvoirs en la matière ont été concentrés entre les mains du seul représentant du pouvoir exécutif (voir le paragraphe 98 de l’avis adopté par la Commission de Venise lors de sa 113e session plénière (Venise, 8-9 décembre 2017, CDL-AD(2017)031), cité au paragraphe 38 ci‑dessus, et le paragraphe 47 de l’avis no 19 (2016) adopté par le CCJE le 10 novembre 2016, cité au paragraphe 43 ci-dessus), les organes d’auto‑administration judiciaire, et notamment le CNM, ayant été simultanément exclus de ce processus (voir, le paragraphe 106 de l’avis précité de la Commission de Venise, paragraphe 38 ci-dessus ; pour d’autres éléments internationaux pertinents, voir aussi les paragraphes 1.3 et 7.1-2 de la Charte européenne sur le statut des juges du 8-10 juillet 1998 et les paragraphes 49-52 de l’annexe à la Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilité, adoptée le 17 novembre 2010, cités aux paragraphes 77-78 de l’arrêt Baka, précité, et les autres références pertinentes citées aux paragraphes 79, 81 et 83 du même arrêt). La Cour note en outre les circonstances entourant la révocation des requérants, telles que, notamment, l’exclusion dans le chef des intéressés du droit d’être entendu et du droit de connaître les motifs des décisions ministérielles les concernant et l’absence d’un quelconque contrôle par une instance indépendante du ministre de la Justice impliqué des décisions de révocation critiquées.
148. La Cour relève avec préoccupation que dans ses observations résumées ci-dessus au paragraphe 72, le Gouvernement défendeur a déclaré que le cadre législatif – décrit ci-dessus – de la révocation anticipée des chefs de juridiction lui avait permis de passer outre les procédures applicables en la matière. Or, la Cour constate que ce sont justement ces procédures-là qui en l’espèce constituent les garanties qui se trouvent au cœur du principe, inscrit à l’article 6 de la Convention, selon lequel un « tribunal indépendant » – au sens de cette disposition conventionnelle – est nécessairement « inamovible » (Guðmundur Andri Ástráðsson, précité, § 239), que le juge concerné soit révoqué de ses fonctions judiciaires ou seulement des fonctions administratives qu’il occupait dans les organes de l’autorité judiciaire. Compte tenu de l’importance du rôle qui est dévolu aux juges en matière de protection des droits garantis par la Convention, la Cour estime qu’il est impératif que des garanties procédurales propres à assurer une protection adéquate de l’autonomie judiciaire contre les influences externes (législatives et exécutives) ou internes indues soient mises en place. Ce qui est en jeu est la confiance dans le pouvoir judiciaire (Bilgen, précité, § 96). La Cour considère que lorsqu’il est question de la carrière de juges, comme dans la présente affaire, où le ministre de la Justice a décidé unilatéralement et de manière anticipée de révoquer les requérants, il devrait y avoir des raisons sérieuses propres à justifier une absence exceptionnelle de contrôle juridictionnel. Or, le Gouvernement n’en a fourni aucune à la Cour en l’espèce (ibidem, § 96).
149. La cessation prématurée des mandats de vice‑président de juridiction dont les requérants avaient été investis n’ayant été examinée ni par un tribunal ordinaire ni par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires, l’État défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour les requérants d’accéder à un tribunal (Baka, précité, § 121).
150. Partant, il y a eu violation à l’égard des requérants du droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
151. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
152. Les requérants soutiennent qu’en conséquence de la cessation prématurée de leurs mandats respectifs de chef de juridiction, ils ont perdu les avantages attachés à cette charge (primes de fonction, de départ en retraite et d’anniversaire, et gratification de fin d’année (treizième mois) supérieure à celle effectivement perçue). Ils ont produit chacun une ventilation détaillée des sommes - pour un montant total de 26 152,31 euros (EUR) et 33 287,70 EUR, respectivement - qu’ils réclament à titre de dommage matériel.
153. Ils ajoutent que la cessation prématurée de leurs mandats respectifs a nui à leurs carrières respectives et à leur réputation professionnelle, et qu’ils en ont conçu une frustration considérable ainsi qu’un sentiment d’humiliation. Ils sollicitent donc chacun l’octroi de la somme de 75 000 EUR à titre de satisfaction équitable pour le dommage moral qu’ils estiment avoir subi.
154. Le Gouvernement estime que le montant réclamé au titre du dommage moral allégué est excessif et injustifié. Il soutient qu’il n’existe aucun lien de causalité entre le dommage matériel allégué et le constat de la violation de l’article 6 de la Convention. Sans contester l’exactitude des sommes réclamées au titre du dommage matériel, le Gouvernement estime que ces sommes sont hypothétiques.
155. Sans spéculer sur les sommes exactes que peuvent représenter les salaires et indemnités que les requérants auraient perçus s’ils avaient pu accomplir jusqu’à leur terme leurs mandats respectifs de vice-président de juridiction, la Cour observe que les intéressés ont subi un préjudice matériel qu’il y a lieu de prendre en compte (voir, mutatis mutandis, Baka, précité, § 191). Elle considère aussi que les requérants ont dû éprouver un dommage moral que le seul constat de violation de la Convention dans le présent arrêt ne suffit pas à réparer. Statuant en équité et à la lumière de toutes les informations en sa possession, elle juge raisonnable de leur octroyer à chacun la somme de 20 000 EUR, tous chefs de dommage confondus, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôts.
2. Frais et dépens
156. Les requérants ne demandent rien à ce titre.
157. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, par 6 voix contre 1, les requêtes recevables ;
3. Dit, par 6 voix contre 1, qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;
4. Dit, par 6 voix contre 1,
a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, vingt mille euros (20 000 EUR) pour dommage matériel et moral à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Renata DegenerKsenija Turković
GreffièrePrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Wojtyczek.
K.T.U.
R.D.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK
Je ne partage pas l’avis de la majorité selon lequel l’article 6 est applicable en l’espèce. Et comme cette disposition n’est pas applicable, elle n’a pas pu être violée. J’ai par ailleurs des objections concernant la façon dont la Cour motive son arrêt. Dans le même temps, je tiens à préciser que je partage les inquiétudes de la majorité concernant la compatibilité des règles législatives en cause dans la présente affaire avec les standards objectifs de l’état de droit et les règles constitutionnelles en vigueur en Pologne.
1. Questions méthodologiques : comment établir le droit national ?
1. La présente affaire révèle une nouvelle fois les difficultés qu’il y a, pour une cour internationale, à établir le contenu du droit national. Une analyse jurisprudentielle (voir, par exemple, l’affaire Xero Flor c. Pologne, no 4907/18, 7 mai 2021) montre que même si, dans les procédures menées devant les juridictions internationales, le principe iura novit curia ne concerne pas le droit national, la Cour peut établir proprio motu des éléments pertinents concernant le droit national.
Par ailleurs, selon la pratique établie, la question de l’épuisement des voies de recours internes est soumise à des règles spécifiques. La Cour examine cette question uniquement si le Gouvernement soulève une exception à cet égard, et elle se prononce sur ce point dans les limites de l’exception soulevée, en se fondant en principe seulement sur les observations des parties. Sans chercher à établir avec précision le contenu objectif du droit national dans toutes ses nuances et subtilités, elle se limite à apprécier la force persuasive des thèses de chacune des parties. En fonction de la qualité des arguments présentés, une même question de droit interne concernant l’épuisement des voies de recours peut donc être tranchée de deux façons différentes dans deux affaires différentes.
2. Dans le présent arrêt, la Cour n’adopte pas une méthodologie homogène pour établir le contenu du droit national. Elle établit l’existence d’un droit dans le système juridique national sur la base d’une lecture de la lettre des différentes dispositions législatives et constitutionnelles, sans essayer de prendre en considération – comme l’exigent les règles d’interprétation applicables en Pologne – d’autres éléments pertinents, comme leur finalité ou le contexte axiologique, et sans tenir compte de la jurisprudence nationale (paragraphes 95-97 de l’arrêt et point 2 ci-dessous). Elle examine la question de savoir si le premier critère posé par l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, CEDH 2007-II) a été rempli par le prisme des observations du Gouvernement, en appréciant uniquement les dispositions qui y sont invoquées et le résumé de la jurisprudence qui y est fourni (paragraphe 105). La question de l’existence de voies de recours est tranchée non pas sur la base des dispositions applicables ou de la jurisprudence, mais sur le seul fondement des lettres ministérielles et des affirmations du Gouvernement (paragraphe 132 de l’arrêt).
3. Dans ces conditions, il serait souhaitable d’élaborer une méthodologie précise et homogène afin de pouvoir établir avec l’exactitude requise le contenu du droit national et de pouvoir collecter, proprio motu le cas échéant, les sources pertinentes.
2. La question de l’existence d’un droit (droit subjectif) dans le système juridique national
4. La majorité rappelle à juste titre au paragraphe 95 (caractères gras ajoutés) que « la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, Baka, précité, § 101, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 45, 25 septembre 2018). Il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en donnent les juridictions internes (Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, § 62, CEDH 2017, et Regner, précité, § 100) ».
Selon la jurisprudence de la Cour, la notion de « droit de caractère civil » au sens de l’article 6 § 1 est une notion juridique qui renvoie au droit national. Dans la présente affaire, la Cour devait donc avant tout établir avec précision le contenu du droit national, en tenant compte de la jurisprudence polonaise. J’ajouterai qu’en statuant de façon autonome sur des questions de droit national, comme celle de l’existence d’un droit (droit au sens subjectif) dans la présente affaire, elle devait aussi tenir compte de l’ensemble des règles d’interprétation en vigueur dans le système juridique en question.
5. Je note, dans ce contexte, que la question de savoir si en droit polonais un juge a un droit à l’inamovibilité a fait l’objet d’une jurisprudence très riche et cohérente, bien établie dès le début des années 2000.
Or, cette jurisprudence peut à première vue sembler ambiguë. La Cour constitutionnelle a en effet exprimé, entre autres, le point de vue suivant (arrêt P 20/04, 7 novembre 2005) :
« Le statut juridique d’un juge doit être considéré principalement à travers le prisme des prémisses constitutionnelles générales relatives aux institutions publiques et de leur concrétisation, résultant pour les tribunaux de l’article 45 de la Constitution. Les prérogatives (uprawnienia) particulières des juges, y compris l’inamovibilité, la garantie de conditions de travail et de rémunération appropriées, et les restrictions à leur affectation à d’autres fonctions officielles, permettent en fait de garantir la bonne mise en œuvre de ces principes et normes constitutionnels, en particulier des principes d’indépendance des juges et d’indépendance des tribunaux. Elles sont une réaction du pouvoir constituant à des événements passés qui montrent indubitablement qu’il ne suffit pas de déclarer que l’indépendance de la justice constitue un principe fondamental régissant l’exercice du pouvoir judiciaire. Il faut ici des garanties de grande ampleur qui s’appliquent également à divers aspects du statut professionnel des juges. Il s’ensuit cependant que les dispositions constitutionnelles concernant les juges ne contiennent pas de règles qui seraient une « fin en soi », et en particulier qu’elles ne constituent pas des « privilèges » personnels pour un certain groupe d’agents publics, destinés principalement à protéger leurs intérêts. Ces dispositions doivent être appréhendées en premier lieu du point de vue institutionnel, c’est-à-dire à travers le prisme de l’objectif consistant à assurer le respect effectif des principes constitutionnels primordiaux qui régissent la justice et l’organisation du pouvoir judiciaire.
Ainsi, il s’agit avant tout de normes de droit au sens objectif, même si, bien entendu, il ne faut pas oublier qu’il en découle certains droits subjectifs des personnes exerçant la fonction de juge. Néanmoins, d’un point de vue fonctionnel, il ne s’agit pas de droits de la personne dont le but premier serait de protéger les intérêts d’individus (ou de groupes professionnels) spécifiques et qui pourraient donc être comparés aux droits et libertés constitutionnels de l’homme et du citoyen consacrés par le chapitre II de la Constitution. Garantir les droits et libertés de l’homme et du citoyen est l’un des objectifs constitutionnels les plus importants de la République de Pologne, et parce qu’ils découlent de la dignité, inaliénable, inhérente à l’homme (article 30 de la Constitution), ces droits et libertés ne revêtent pas un caractère auxiliaire et instrumental par rapport à toute autre disposition constitutionnelle. C’est en cela qu’ils se distinguent essentiellement des prérogatives [uprawnień] accordées par la Constitution à certains groupes d’agents publics, y compris aux juges, qui jouent un rôle instrumental par rapport aux principes d’organisation de l’appareil d’État et de ses différents organes. En simplifiant, cela signifie qu’il n’existe pas de droit constitutionnel du juge « à l’inamovibilité » ou de droit « d’occuper un poste officiel spécifique dans une juridiction donnée ». Ces « droits » ne sont pas des droits et libertés constitutionnels au sens de l’article 79 al. 1er de la Constitution : ils ne sont que le « reflet » des règles constitutionnelles de droit au sens objectif. »
Toutefois, la Cour constitutionnelle polonaise a clarifié sa position. On peut citer ici, en particulier, les propos suivants qu’elle a formulés dans la motivation de l’arrêt K 7/10 en date du 8 mai 2012 :
« Dans la doctrine du droit constitutionnel, il est soutenu que l’article 180 al. 2 de la Constitution, qui énonce trois principes détaillés régissant le statut professionnel des juges (interdiction de destituer un juge, interdiction de suspendre un juge de ses fonctions et interdiction de muter un juge dans une autre localité ou de l’affecter à un autre poste), est le corrélat du principe d’inamovibilité et constitue l’une des garanties fondamentales de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le rôle de garantie que joue l’article 180 al. 2 de la Constitution se réalise dans l’édiction d’une norme de renvoi dont découlent certains standards concernant la possibilité d’appliquer les règles relatives à la mutation d’un juge. Dans le même temps, on souligne que la protection du statut professionnel des juges, mise en œuvre au niveau institutionnel, n’est pas une fin en soi, car elle doit servir le fonctionnement de la justice. Une telle approche de la solution constitutionnelle, visant à garantir la stabilisation du juge tant en ce qui concerne son positionnement géographique (c’est-à-dire le lieu d’exercice de son pouvoir judiciaire) qu’en ce qui concerne son poste (c’est-à-dire le fait d’occuper la fonction de juge dans une juridiction d’un certain type ou niveau) (voir T. Ereciński, J. Gudowski, I. Iwulski, op.cit., p. 144 et 209), exclut la possibilité de décrire les garanties prévues par l’article 180 al. 2 de la Constitution à l’aide de la catégorie de droits subjectifs publics (voir L. Garlicki, commentaire de l’article 180, op. cit.). »
La Cour constitutionnelle a aussi exprimé le point de vue suivant : « il n’existe pas de droit du juge « à l’inamovibilité » ou de droit « d’occuper un poste officiel spécifique dans une juridiction donnée ». Ces « droits » ne sont pas des droits et libertés constitutionnels au sens de l’article 79 al. 1er de la Constitution ; ils ne sont que le « reflet » des règles constitutionnelles de droit au sens objectif » (arrêt K 1/12, 12 décembre 2012 ; il convient de souligner que la Cour constitutionnelle a explicitement réaffirmé ce point de vue dans les arrêts qu’elle a rendus les 27 mars 2013 (arrêt K 27/12) et 22 septembre 2015 (arrêt P 37/14), et dans les décisions qu’elle a rendues les 30 novembre 2015 (décision SK 30/14) et 6 septembre 2006 (décision Ts 103/65)).
On retrouve cette même approche dans la décision Ts 26/99, en date du 8 juin 1999 :
« L’indépendance judiciaire, protégée par les garanties susmentionnées, doit assurer aux citoyens le droit à un procès équitable (article 45 de la Constitution) et garantir le respect des principes régissant le régime constitutionnel, notamment celui de la séparation des pouvoirs (article 10 de la Constitution).
Force est d’admettre que compte tenu de leur finalité, les dispositions susmentionnées ont une nature générale (institutionnelle) et ne peuvent constituer une base indépendante aux fins de la construction de droits subjectifs publics, conférés à des juges spécifiques. L’inamovibilité est donc une garantie objective. »
Dans l’arrêt K 1/12 qu’elle a rendu le 12 décembre 2012, la Cour constitutionnelle, s’appuyant sur les parties de l’arrêt du 7 novembre 2005 qui mettaient en exergue le caractère institutionnel des garanties attachées au statut de juge, a exprimé le point de vue suivant : « La Cour constitutionnelle considère que l’article 178 al. 2 de la Constitution n’est pas une source de droits subjectifs pour les juges. »
La Cour constitutionnelle a par ailleurs rappelé ceci dans son arrêt P 37/14, en date du 22 septembre 2015 :
« Dans l’arrêt du 13 décembre 2005, réf. SK 53/04 (OTK ZU no 11 / A / 2005, document 134), la Cour Constitutionnelle a considéré, à juste titre, que l’indépendance de la justice est une caractéristique inhérente à la fonction judiciaire et qu’elle ne peut donc être considérée à l’aide de la catégorie de droit subjectif du juge ou d’une partie à la procédure (voir partie no III, point VI.1 de l’exposé des motifs de l’arrêt). »
Il convient aussi de rappeler aussi que la doctrine polonaise exprime dans sa grande majorité une position similaire. On peut citer ici à titre d’exemple le point de vue exprimé par le juge Garlicki :
« [...] l’indépendance des juges ne peut être appréhendée avec la notion de droit subjectif, ou - encore moins – d’un privilège individuel du juge. Plusieurs prérogatives (uprawnienia) en découlent, certes, mais leur but est non pas de créer une sphère de liberté d’action individuelle (caractéristique des droits et libertés subjectifs de l’individu), mais de créer les conditions nécessaire à un exercice adéquat de la fonction de juge. [...] Si le principe d’indépendance judiciaire ne peut pas être appréhendé avec la notion de droit subjectif, alors un juge ne peut fonder une plainte constitutionnelle sur un grief de violation de l’article 178 al. 1er de la Constitution [...] (L. Garlicki, « Artykuł 178 » in: Konstytucja RP. Komentarz, dir. L. Garlicki, Warszawa, Wydawnictwo Sejmowe 2005, vol. 4, § 9).
Il s’agit de dispositions institutionnelles qui déterminent les principales caractéristiques du statut de juge. Leur but est d’assurer l’indépendance et l’impartialité et par conséquent de définir « les conditions de nature personnelle qui sont à la source de la légitimité des juges à examiner des affaires et qui garantissent que le tribunal remplisse les caractéristiques énoncées à l’article 45 al. 1er » (arrêt SK 27/01, rendu par la Cour constitutionnelle le 11 décembre 2002 (OTK ZU 2002, no 7, document no 93, p. 1242)). Ceci exclut la possibilité d’envisager les prérogatives [uprawnień] du juge énoncées à l’article 180 avec la notion de droit subjectif. (L. Garlicki, « Artykuł 180 » in: Konstytucja RP. Komentarz, op. cit., § 2 ; voir aussi R. Hauser, « Odrębność władzy sądowniczej w doktrynie i orzecznictwie Trybunału Konstytucyjnego – zagadnienia wybrane », Krajowa Rada Sądownictwa 2015, noo 1, p. 7). »
Dans le même temps, la Cour constitutionnelle a considéré comme un droit subjectif la garantie de réintégration dans le poste précédent en fin de mandat qui était offerte à certains juges (résolution interprétative W 2/91 en date du 6 novembre 1991, concernant la législation en vigueur à l’époque). Une telle garantie relève en effet essentiellement de la sphère privée du juge (sur ce point, voir aussi la décision de la Cour constitutionnelle Ts 262/12 en date du 18 juillet 2014).
Il résulte de la jurisprudence présentée ci-dessus que le principe d’inamovibilité des juges ne relève pas d’un droit subjectif en droit polonais. Je reconnais que la situation juridique d’un président ou d’un vice-président de juridiction, définie par des dispositions très précises de la loi ordinaire, est différente de celle d’un juge, définie avant tout par des règles, plus vagues, énoncées dans la Constitution. Toutefois, en dépit de ces différences on peut se fonder ici sur l’argumentum a fortiori : si les règles de droit garantissant l’inamovibilité des juges ne sont pas source de droits subjectifs, alors (a fortiori) les dispositions qui régissent la durée du mandat d’un président de juridiction, fonction administrative par nature, ne sont pas non plus une source de droits subjectifs.
6. Il y a aussi une jurisprudence constitutionnelle riche, cohérente et univoque qui affirme que les dispositions constitutionnelles qui régissent la durée de mandat dans un organe investi du pouvoir public ne peuvent constituer une source de droits subjectifs (voir les arrêts K 29/95 (23 avril 996), K 15/96 (18 mars 1997), K 30/98 (23 juin 1999), K 13/99 (3 novembre 1999), K 1/04 (10 octobre 2004), et K 4/06 (23 mars 2006)). Cette jurisprudence concerne des fonctions publiques très variées. On peut citer ici, entre autres, l’arrêt K 4/06 du 23 mars 2006, dans lequel la Cour constitutionnelle a exprimé le point de vue suivant :
« Lorsque les dispositions se rapportent à une relation spécifique concernant la détention d’un mandat au sein d’un organe représentatif, le fait de détenir un tel mandat ne saurait être assimilé à un droit subjectif légitimement acquis portant sur l’ensemble de la durée du mandat. Le droit d’occuper une fonction ou un poste, ou de détenir un mandat au sein d’une instance publique n’est pas un « droit acquis » au sens du droit civil, administratif ou de la sécurité sociale, et les interdictions et obligations relatives à ces domaines ne peuvent être appliquées ici mécaniquement (voir les arrêts de la Cour constitutionnelle : du 23 avril 1996, réf. K 29/95, OTK ZU no 2/1996, document 10 ; du 18 mars 1997, réf. K 15/96, OTK ZU no 1/1997, document 8; du 23 juin 1999, réf. K 30/98, OTK ZU no 5/1999, document 101 ; du 3 novembre 1999, réf K 13/99, OTK ZU no 7/1999, document 155 ; et du 19 octobre 2004, réf. K 1/04, OTK ZU no 9 / A / 2004, document 93).
Il faut expliquer ici que la jurisprudence constitutionnelle polonaise reconnaît le principe de protection des droits acquis. Cette protection n’est pas absolue, car le législateur peut restreindre ou abroger des droits acquis s’il respecte une vacatio legis suffisante et si des intérêts légitimes justifient pareille mesure.
Il résulte en tout cas clairement de la jurisprudence nationale citée que la situation juridique du titulaire d’une fonction publique en général n’est pas un droit acquis auquel s’appliquerait le principe constitutionnel de protection des droits acquis, qui protège contre une nouvelle loi des situations juridiques individuelles établies par une loi ou sur le fondement d’une loi. Ceci devrait s’appliquer aussi au président ou vice-président d’une juridiction, nommé pour une durée déterminée.
7. Je renvoie aussi ici à la décision I NO 12/18 du 6 février 2019, dans laquelle la Cour suprême a confirmé – a posteriori – le point de vue des requérants selon lequel la loi sur l’organisation des juridictions ordinaires ne prévoyait pas de recours contre les décisions ministérielles de révocation d’un président ou vice-président de juridiction fondées sur la loi du 12 juillet 2017. La Cour suprême a aussi confirmé que les lois régissant l’organisation des juridictions ordinaires et militaires excluaient, pour les juges de ces juridictions, d’autres catégories de litiges liés à l’exercice de l’autorité étatique. Cette décision me semble en harmonie avec la jurisprudence constitutionnelle citée ci-dessus.
8. Dans la présente affaire, la majorité dit au paragraphe 108 qu’« une « contestation » a surgi au sujet du droit pour les requérants d’occuper un poste de vice-président de juridiction », et elle estime que la contestation en question était réelle, sérieuse et directement déterminante pour le droit en cause. Au paragraphe 109, elle tire la conclusion suivante :
« En conséquence, la Cour considère qu’il existait un droit pour les titulaires du mandat de vice-président de juridiction d’accomplir celui-ci jusqu’à son terme ou jusqu’au terme de son mandat de juge et que les intéressés pouvaient prétendre de manière défendable que le droit national les protégeait d’une cessation arbitraire de leur mandat de vice-président de juridiction (voir Baka, précité, § 109). »
J’ai du mal à comprendre comment de l’existence d’une contestation concernant un droit on peut tirer la conclusion que ce droit existe. Par ailleurs, la conclusion qui consiste à dire que le droit national protégeait les requérants d’une cessation arbitraire de leur mandat de vice-président de juridiction est difficile à concilier avec les propos tendant à démontrer qu’une protection judiciaire faisait défaut (paragraphes 116, 131-133, 149 et 150 de l’arrêt).
En conclusion de cette partie de l’opinion, il faut souligner que la jurisprudence nationale citée ci-dessus permet de formuler les constats suivants : 1) le droit national ne reconnaît pas aux juges un droit subjectif à l’inamovibilité et, qui plus est, à un président de juridiction le droit de ne pas être révoqué, et 2) la situation juridique d’un président ou vice-président de juridiction n’est pas un droit acquis auquel le principe constitutionnel de protection des droits acquis s’appliquerait.
Dans ces conditions, le cas d’espèce me semble donc très similaire à l’affaire Karoly Nagy c. Hongrie ([GC], no 56665/09, 14 septembre 2017). L’approche de la majorité, qui s’affranchit volontairement des règles d’interprétation en vigueur dans le système juridique national, aboutit à créer, dans le système juridique national, un droit subjectif qui selon la jurisprudence interne n’existe pas.
Je peux comprendre que la majorité ne soit pas d’accord avec cette jurisprudence interne. Toutefois, la stratégie qui consiste à la passer sous silence et à adopter une position contraire sans aucune explication à cet égard est difficile à accepter.
3. L’application des critères établis dans l’arrêt Eskelinen
9. À mon avis, l’article 6 n’étant pas applicable pour des raisons exposées au point 2 ci-dessus, il n’est pas nécessaire de vérifier si les critères établis dans l’arrêt Eskelinen (précité), ont été observés. Toutefois, la Cour s’étant prononcée sur ce point, je voudrais noter les difficultés suivantes relatives à leur application.
10. Dans l’affaire Eskelinen, la Cour a formulé les critères suivants (caractères gras ajoutés) :
« 62. En résumé, pour que l’État défendeur puisse devant la Cour invoquer le statut de fonctionnaire d’un requérant afin de le soustraire à la protection offerte par l’article 6, deux conditions doivent être remplies. En premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal s’agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. Le simple fait que l’intéressé relève d’un secteur ou d’un service qui participe à l’exercice de la puissance publique n’est pas en soi déterminant. Pour que l’exclusion soit justifiée, il ne suffit pas que l’État démontre que le fonctionnaire en question participe à l’exercice de la puissance publique ou qu’il existe – pour reprendre les termes employés par la Cour dans l’arrêt Pellegrin – un « lien spécial de confiance et de loyauté » entre l’intéressé et l’État employeur. Il faut aussi que l’État montre que l’objet du litige est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause le lien spécial susmentionné. »
Le premier critère n’est pas très clair ; il peut donner lieu à des interprétations divergentes et complique considérablement la tâche des parties devant la Cour.
Premièrement, selon l’arrêt Eskelinen, l’exclusion doit concerner un poste ou une catégorie de salariés. Dans un État de droit, une exclusion générale de l’ensemble des litiges concernant un poste ou catégorie de salariés est inenvisageable. Ainsi que la dernière phrase du paragraphe cité le laisse entendre, les litiges concernant les fonctionnaires peuvent avoir une nature très différente et une exclusion ne saurait porter que sur certains d’entre eux.
Deuxièmement, une exclusion s’agissant d’un poste ou d’une catégorie de salariés peut résulter non pas d’une énumération de catégories de postes ou de catégories de salariés, mais de formules plus abstraites et plus larges, renvoyant à la nature des fonctions exercées. Le choix de la formulation est une question de technique législative. Il n’y a aucune raison de préférer une technique législative fondée sur une énumération des catégories de postes ou de salariés.
Dans ces conditions, il serait préférable, plutôt que de parler d’une catégorie de postes de ou de salariés, de renvoyer à une catégorie de litiges, qui couvrirait les litiges liés à l’exercice de l’autorité étatique ou remettant en cause le lien spécial de confiance et de loyauté.
Troisièmement, la Cour considère que l’exclusion par le droit doit être « expresse ». Or, une exclusion « expresse » n’est pas synonyme d’exclusion par une disposition « explicite » de la loi. Une exclusion « expresse » peut résulter du libellé de la loi ou d’une jurisprudence expresse, et elle ne nécessite pas toujours une disposition explicite. Encore une fois, la question de la technique législative est ici secondaire.
Concernant le second critère (exclusion fondée sur des motifs objectifs, liés à l’intérêt de l’État, et nécessité que l’objet du litige soit lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remette en cause le lien spécial de confiance et de loyauté), je note qu’il est très large. La formulation adoptée exclut par ailleurs une analyse de la proportionnalité de la mesure.
11. L’analyse des observations des parties et de la motivation du présent arrêt montre que l’application de ces critères conduit à des paradoxes. Pour établir l’applicabilité de l’article 6, il faut vérifier en particulier si l’accès au juge fait l’objet d’une exclusion expresse. Pour constater une violation de la Convention, il faut établir que l’accès au juge a été exclu. Même si la question de l’exclusion de l’accès au juge ne se pose pas de façon identique dans les deux cas (exclusion générale – individuelle), il est difficile de développer une stratégie argumentative cohérente, surtout si l’exclusion individuelle découle d’une règle générale.
Les requérants en l’espèce (comme d’autres dans beaucoup d’autres affaires), en plaidant sur le fondement des critères de l’arrêt Eskelinen, soutiennent que le droit national ne contenait aucune disposition excluant l’accès au juge (paragraphes 66, 67 et 71 des observations des requérants), pour alléguer plus tard, en se penchant la question de fond, qu’ils n’avaient pas de possibilité réelle d’accéder à un tribunal (paragraphe 85 des observations des requérants). Le Gouvernement, plaidant sur le fondement des critères de l’arrêt Eskelinen, affirme quant à lui que l’accès à un tribunal était exclu (paragraphes 51 et 55 à 62 des observations du Gouvernement). Cependant, il soutient que les requérants avaient tout de même accès à un juge – au juge constitutionnel d’abord, puis, dans un second temps, à un juge civil ayant compétence pour statuer sur la question de la réparation des dommages subis (paragraphes 28-33 des observations du Gouvernement).
La Cour elle-même dit ceci au paragraphe 116 de l’arrêt :
« Cependant, aucun des articles de loi cités par le Gouvernement ne dispose, et encore moins clairement et « expressément », que les juges qui, outre leurs fonctions judiciaires, exercent des fonctions administratives ou managériales au sein de l’ordre judiciaire sont exclus d’accès à un tribunal en cas notamment de litige consécutif à leur révocation anticipée. [La Cour] considère qu’il en va de même pour les exemples de jurisprudence que le Gouvernement lui a soumis. Elle estime en effet que les arrêts de la Cour constitutionnelle auxquels le Gouvernement se réfère ne sont pas à même de confirmer l’existence d’une pratique interne de nature à exclure de façon abstraite du droit d’accès à un tribunal les juges relevant de la catégorie en question. »
Cette partie de la motivation présente des arguments en faveur de la thèse qui consiste à dire que dans la présente affaire, l’accès au juge n’était pas fermé. Or, si ni la loi, ni la jurisprudence n’excluent l’accès à un tribunal, il n’y a pas de raison de conclure à une violation de l’article 6 tant que les intéressés n’auront pas vérifié dans la pratique que l’accès à un juge leur était bel et bien fermé.
La Cour conclut néanmoins ce paragraphe de la façon suivante :
« Cependant, dans les circonstances particulières de la présente espèce, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de trancher la question de savoir si la première condition de l’approche Vilho Eskelinen et autres est remplie dès lors que, pour les raisons exposées ci-après, la deuxième condition du même critère n’est pas remplie. »
Plus loin, elle prend une position encore une fois différente :
« 141. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe qu’il se dégage des courriers ministériels mentionnés aux paragraphes 6, 8 et 12 ci‑dessus que les décisions de révoquer les requérants de leurs fonctions respectives de vice‑président de juridiction que le ministre de la Justice a adoptées n’étaient susceptibles d’aucun recours. Elle note de plus que le Gouvernement défendeur n’a pas soutenu le contraire dans les observations qu’il lui a communiquées quant à la recevabilité et au fond des présentes requêtes (paragraphes 64-69 ci‑dessus). »
Il résulte que les juges qui, outre leurs fonctions judiciaires, exercent des fonctions administratives ou managériales au sein de l’ordre judiciaire sont exclus d’accès à un tribunal en cas de litige consécutif à leur révocation anticipée. La première condition posée par l’arrêt Eskelinen serait donc remplie.
Dans ces conditions, les critères établis dans l’affaire Eskelinen apparaissent donc comme un piège pour les parties et la Cour, en ce qu’ils les incitent à exprimer des points de vue difficiles à concilier.
12. Concernant le second critère établi dans l’affaire Eskelinen, je note que la jurisprudence de la Cour concernant leur application est divergente. S’il existe des arrêts qui mettent en exergue l’absence de raisons propres à justifier l’exclusion de l’accès des juges à un tribunal (Kövesi c. Roumanie, no 3594/19, § 124, 5 mai 2020, Eminağaoğlu c. Turquie, no 76521/12, § 78, 9 mars 2021 et Bilgen c. Turquie, no 1571/07, § 79, 9 mars 2021), il existe aussi une jurisprudence allant dans le sens opposé. Il convient ici de citer en particulier la décision rendue dans l’affaire Apay c. Turquie (no 3964/05, 11 décembre 2007, caractères gras ajoutés), dans laquelle la Cour s’est exprimée comme suit :
« [La Cour] a récemment adopté, à l’occasion de l’affaire Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, CEDH 2007-...), une nouvelle approche en la matière. (...)
En l’espèce, la Cour relève que le droit interne exclut expressément tout recours juridictionnel contre les décisions du Conseil supérieur. En effet, l’article 159 de la Constitution accorde une immunité juridictionnelle aux décisions en question. Partant, la première condition se trouve remplie.
Concernant la seconde condition, la Cour observe que l’objet du litige est l’exercice du métier de magistrat. Elle rappelle que la justice n’est pas un service public ordinaire dans la mesure où elle constitue l’une des expressions essentielles de la souveraineté et relève des missions régaliennes de l’État (voir Pitkevich c. Russie (déc.), no 47936/99, 8 février 2001). De par sa nature, l’office du magistrat implique l’exercice de prérogatives inhérentes à la souveraineté de l’État et se rapporte donc directement à l’exercice de la puissance publique (...)
Les deux conditions posées dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres permettant de soustraire une contestation concernant la fonction publique à la protection offerte par l’article 6 se trouvent donc réunies dans la présente affaire : le droit interne interdit l’accès à un tribunal et cette interdiction repose sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. »
Il ne me semble pas possible de contester que dans la présente affaire, l’objet du litige est lié à l’exercice de l’autorité étatique. Le deuxième critère de l’arrêt Vilho Eskelinen, tel que formulé, est bel et bien rempli.
Je note par ailleurs que le point de vue selon lequel « l’office du magistrat implique l’exercice de prérogatives inhérentes à la souveraineté de l’État » est un argument important qui étaye la position adoptée par les juridictions nationales sur la question de l’inamovibilité des juges comme possible droit subjectif.
Les différentes difficultés liées à l’interprétation et à l’application des critères de l’arrêt Vilho Eskelinen sont un argument important en faveur de leur révision.
4. La question de l’épuisement des voies de recours
13. En se penchant sur la question de l’épuisement des voies de recours dans la présente affaire, la majorité se réfère à la décision qui a été rendue dans l’affaire Szott-Medynska et autres c. Pologne (déc., no 47414/99, 9 octobre 2003). Dans cette affaire, la Cour a examiné précisément la question de l’effectivité d’une plainte constitutionnelle dans le contexte de dispositions fermant l’accès à une juridiction. Elle a exprimé l’avis que la plainte constitutionnelle est une voie de recours effective permettant d’obtenir le réexamen d’une affaire et de débloquer ainsi l’accès à une juridiction. On retrouve le même cas de figure dans la présente affaire. Dans ce contexte, il peut paraître à première vue quelque peu étonnant d’apprendre que la même voie de recours est considérée effective pour obtenir l’accès au juge dans l’affaire Szott-Medynska et ineffective en l’espèce. Bien que, comme cela a été expliqué, la Cour statue sur ces questions en se fondant sur les observations des parties, je pense que les différences entre les deux affaires auraient dû être mieux expliquées.
14. La décision Szott-Medynska a été rendue avant la réforme du code civil polonais qui a été menée en 2004 et qui portait sur la responsabilité de l’État. Cette réforme, qui mettait pleinement en œuvre l’article 77 al. 1er de la Constitution, a largement ouvert la possibilité de demander réparation du dommage causé par une disposition législative inconstitutionnelle. Les dispositions du code civil introduites en 2004 sont à la base d’une jurisprudence très riche sur la mise en jeu de la responsabilité de l’État pour inconstitutionnalité d’un texte de loi. La constatation par la Cour constitutionnelle de la non-conformité à la Constitution d’une disposition législative ouvre la possibilité non seulement de demander une réouverture d’une procédure conclue par une décision finale, mais aussi de réclamer la réparation du dommage subi, et notamment une compensation pécuniaire.
Dans la présente affaire, le Gouvernement polonais a invité la Cour à se pencher sur cet aspect de la plainte constitutionnelle. La majorité lui répond dans le paragraphe 132 de l’arrêt par les arguments suivants :
« (...) la Cour observe, en prenant en considération ses constats au paragraphe 131 ci-dessus à propos d’un éventuel recours constitutionnel, que les affirmations du Gouvernement à propos de l’action dont l’exercice dépendrait du succès préalable du recours constitutionnel en question restent spéculatives. »
Or, selon la jurisprudence bien établie de la Cour, en cas de doute concernant l’effectivité d’une voie de recours, le requérant a l’obligation d’essayer de faire valoir ses droits (voir, par exemple, Lienhardt c. France (déc.), no 12139/10, 13 septembre 2011, Rhazali et autres c. France (déc.), no 37568/09, 10 avril 2012, Ignats c. Lettonie (déc.), no 38494/05, 24 septembre 2013, Vučković et autres c. Serbie [GC], no 17153/11 et 29 autres, 25 mars 2014, et Solonskiy et Petrova c. Russie (déc.), no 3752/08 et 22723/09, 17 mars 2020). Dans de telles situations, où une partie invoque la Convention, on ne peut jamais prévoir avec certitude la teneur d’une décision de justice, ni exclure l’adoption d’une ligne jurisprudentielle favorable au requérant potentiel.
La Cour poursuit ainsi, toujours au paragraphe 132 :
« La Cour relève qu’au-delà d’un effet purement compensatoire, le recours invoqué par le Gouvernement n’aurait pu produire aucun effet de nature à remédier au grief des requérants relatif à l’absence alléguée d’accès à un tribunal. »
Je trouve cette argumentation insuffisante. En vertu de la législation polonaise, le recours invoqué par le Gouvernement aurait permis aux requérants de réclamer devant un juge la réparation du dommage qu’ils avaient subi. Or, la requête introduite devant la Cour n’apporte aux requérants rien de plus en ce qui concerne la réparation individuelle qu’ils peuvent obtenir au titre du dommage subi. La Cour a explicitement considéré que les actions civiles en dommages et intérêts constituaient une voie de recours à épuiser pour maints types de violations des droits de l’homme, et notamment pour les violations de l’article 2 résultant d’une erreur médicale (V.P. c. Estonie (déc.), no 14185/14, §§ 52-61, 10 octobre 2017, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 137-138, 19 décembre 2017, et Dumpe c. Lettonie (déc.), no 71506/13, §§ 55-76, 16 octobre 2018) ou d’un accident (Nicolae Virgiliu Taănase c. Roumanie ([GC], no 41720/13, 25 juin 2019). Il faut aussi rappeler ici la jurisprudence abondante concernant le statut de victime, dont l’affaire Jensen et Rasmussen c. Danemark (déc., no 52620/99, 20 mars 2003), dans laquelle la Cour a exprimé le point de vue suivant :
« In this respect the Court also recalls that the granting of compensation in some circumstances may constitute an adequate remedy, in particular where it is likely to be the only possible or practical means whereby redress can be given to the individual for the wrong he or she has suffered. »
La question de savoir si une telle action constitue une voie de recours à épuiser dans la présente affaire exige une analyse beaucoup plus poussée. Quoi qu’il en soit, le fait que la plainte constitutionnelle ouvre en principe la voie à une action civile pour réclamer la réparation des dommages causés par une législation inconstitutionnelle est une dimension qui exigerait à l’avenir un examen approfondi fondé sur la jurisprudence nationale, très riche en la matière.
5. La question de la nature de la violation de l’article 6
15. Les requérants soutenaient qu’ils n’avaient pas disposé d’un recours juridictionnel pour contester leur révocation. La violation alléguée de l’article 6 s’analyse donc en une absence d’accès à un juge. Dans une affaire où les requérants n’auraient pas tenté d’introduire un recours juridictionnel, il faudrait, pour conclure à une violation du droit d’accès à un tribunal, établir avec une précision suffisante la teneur des règles du droit national régissant cette question. Or, la motivation du présent l’arrêt n’est pas suffisamment cohérente sur ce point. Comme cela a été dit ci-dessus (point 3.3), la majorité présente elle-même des arguments en faveur de la thèse contraire.
16. Dans la présente affaire, les questions de fond sont intrinsèquement liées aux questions de recevabilité. Dans la motivation de l’arrêt, l’argument clef en faveur de la recevabilité de la requête est formulé de la façon suivante :
« 107. La Cour considère que le fait qu’il ait été mis fin au mandat des requérants ex lege, par l’effet de la disposition transitoire de l’article 17 § 1 de la nouvelle loi entrée en vigueur le 12 juillet 2017 (paragraphe 33 ci-dessus), ne peut anéantir rétroactivement le caractère défendable du droit que les règles qui étaient applicables au moment de leur prise de fonctions leur garantissaient. Comme indiqué ci-dessus, ces règles prévoyaient clairement la durée de leur mandat - six ans -, ainsi que les motifs précis pour lesquels celui-ci pouvait prendre fin. Étant donné que c’est elle qui aurait annulé les anciennes règles, la loi du 12 juillet 2017 constitue l’objet même du « litige » à l’égard duquel il convient de rechercher si les garanties d’équité de la procédure découlant de l’article 6 § 1 doivent s’appliquer. Eu égard aux circonstances de la présente affaire, la Cour ne peut donc pas trancher sur la base de la loi en question le point de savoir s’il existait un droit en droit interne (voir, mutatis mutandis, Baka, précité, §§ 110-111). »
17. Cette façon d’argumenter suscite plusieurs objections. Premièrement, la majorité invoque mutatis mutandis l’arrêt Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, 23 juin 2016). Cette dernière affaire concernait un acte juridique qui répondait aux critères suivants : 1) il avait une portée individuelle (ad hominem) et 2) il produisait des effets ex lege. L’approche que la Cour a suivie dans l’affaire Baka était fondée sur l’idée implicite que l’article 6 garantit toujours l’accès au juge pour contester un acte individuel affectant les droits civils. Or, la législation en cause dans la présente affaire ne répond à aucun de ceux critères : elle pose 1) des règles générales qui 2) exigent des mesures d’application. La Cour fait donc face à une situation inédite et l’arrêt Baka n’est donc pas un précédent pertinent.
18. Deuxièmement, dans la présente affaire, contrairement à ce que dit ici la Cour, il n’a pas été mis fin ex lege au mandat des requérants. Le mandat des intéressés a été abrégé par une décision d’application de la loi.
19. Troisièmement, la Cour invoque au paragraphe 107 « le caractère défendable du droit que les règles qui étaient applicables au moment de leur prise de fonctions leur garantissaient ». Or, selon la jurisprudence nationale citée ci-dessus, le requérant ne pouvait invoquer un droit subjectif. La Cour reconnaît ici un droit subjectif non reconnu en droit national. Même à supposer que les requérants aient joui d’un droit subjectif d’accomplir un mandat de six ans, ce droit était établi par une loi ordinaire et n’était ni opposable au législateur, ni protégé par la Constitution en vertu du principe de protection des droits acquis. La Cour, d’une façon novatrice, ajoute à la garantie visant à protéger un statut juridique, établi par loi, contre les autorités chargées d’appliquer la loi, une garantie visant à protéger le même statut contre la loi. Un droit civil reconnu par la législation ordinaire est donc en principe opposable au législateur ordinaire. Si je comprends bien cette partie de la motivation, il en résulte l’obligation d’introduire dans le système juridique, par voie jurisprudentielle ou constituante, une règle de droit supra-législative visant à protéger des situations juridiques définies comme « droits » par la Cour. Il en découlerait une vraie révolution juridique dans un certain nombre des pays.
20. Quatrièmement, le paragraphe 107 de la motivation soulève la question de savoir si le droit dont l’existence doit être établie pour apprécier la recevabilité de la requête coïncide avec le droit qui doit faire l’objet de l’accès à un juge. Il ne semble pas rationnel de dire qu’il faudrait tenir compte de l’ancienne loi aux fins de l’appréciation de la recevabilité de la requête et du droit défini par la nouvelle loi aux fins de l’appréciation de la question de fond – c’est-à-dire de la question du respect de l’article 6. Le droit pris en considération aux fins de l’appréciation de la recevabilité de la requête et celui devant faire l’objet d’un accès à un juge devraient être identiques.
Pour la Cour, « la loi du 12 juillet 2017 constitue l’objet même du « litige » » (paragraphe 107). Cela suggère que le droit national devait garantir l’accès à un juge pouvant statuer sur l’objet même du litige, c’est-à-dire sur la constitutionnalité de la nouvelle loi. La Cour semble ainsi écarter toute sa jurisprudence selon laquelle l’article 6 ne garantit pas un droit d’accès à un tribunal compétent pour contrôler la loi (voir, par exemple, Aschan et autres c. Finlande (déc.), no 37858/97, 15 février 2001, Gorizdra c. Moldova (déc.), no 53180/99, 2 juillet 2002, Nelson c. Royaume-Uni (déc.), no 61878/00 et 49 autres, 10 septembre 2002, Des Fours Walderode c. République Tchèque (déc.), no 40057/98, 4 mars 2003, M.A. et autres c. Finlande (déc.), no 27793/95, 10 juin 2003, Alatulkkila et autres c. Finlande, no 33538/96, § 50, 28 juillet 2005, Pronina c. Ukraine, no 63566/00, 18 juillet 2006, Furdik c. Slovaquie (déc.), no 42994/05, 2 décembre 2008, Allianz Slovenska Poistovna, A.S. et autres c. Slovaquie (déc.), no 19276/05, 9 novembre 2010, Interdnestrcom c. Moldova (déc.), no 48814/06, § 26, 13 mars 2012, Kristiana Ltd. c. Lituanie, no 36184/13, 6 février 2018, et Alminovich c. Russie (déc.), no 24192/05, § 24, 22 octobre 2019). La référence au « caractère défendable du droit que les règles qui étaient applicables au moment de la naissance d’un droit garantissaient » implique un droit d’accès à un juge habilité à contrôler les nouvelles règles de droit (la législation) et à rendre des décisions privant ces règles de droit de leur effet. Encore une fois, il s’agit là d’un changement de paradigme majeur.
21. La majorité met en exergue un certain nombre de lacunes dans la nouvelle procédure de destitution des présidents de juridiction (paragraphes 143-148 de l’arrêt). Ces préoccupations sont tout à fait justifiées du point de vue du droit objectif. Toutefois, l’argumentation suivie par la Cour soulève la question suivante : le lecteur a l’impression qu’une meilleure procédure de destitution aurait pu faire pencher la balance en faveur d’un constat de non-violation de l’article 6. Les arguments concernant les défauts de la procédure nationale doivent-ils être considérés comme déterminants (en d’autres termes comme faisant pencher la balance) ou surabondants (argumenta ad abundantiam) ?
22. Comme cela été dit plus haut, la majorité constate au paragraphe 141 de l’arrêt que les décisions de révoquer les requérants de leurs fonctions respectives de vice-président de juridiction que le ministre de la Justice a adoptées n’étaient susceptibles d’aucun recours. Pour la Cour, l’essence de la violation de l’article 6 consiste donc en l’existence d’un obstacle juridique à l’examen de l’affaire par les juridictions nationales. La Cour ajoute ensuite au paragraphe 149 :
« La cessation prématurée des mandats de vice-président de juridiction dont les requérants avaient été investis n’ayant été examinée ni par un tribunal ordinaire ni par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires, l’État défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour les requérants d’accéder à un tribunal (Baka, précité, § 121). »
Ces propos ne sont pas clairs, surtout dans le contexte du paragraphe 107, cité plus haut. Est-ce au juge chargé de contrôler l’application de la loi, au juge chargé de contrôler la constitutionnalité de la loi ou à ces deux juges que les requérants n’ont pas eu accès ? L’accès à un juge ordinaire aurait-il suffi, comme pourrait le laisser entendre la phrase citée ci-dessus ? Ou fallait-il garantir l’accès au juge constitutionnel, comme le laisse entendre le paragraphe 107 ? Dans ces conditions, comment faut-il exécuter l’arrêt ? Auquel de ces juges faut-il garantir l’accès ?
6. La question de la nature normative de l’indépendance des juges
23. La présente affaire soulève d’une façon générale la question de savoir dans quelle mesure les juges sont titulaires de droits subjectifs. Sans entrer dans des considérations de droit comparé plus poussées, on peut noter ici que si la jurisprudence allemande a reconnu que l’article 33 al. 5 de la Loi fondamentale allemande peut être source de droits subjectifs pour les juges (décision du Second sénat de la Cour constitutionnelle fédérale, 24 janvier 1961, 2 BvR 74/60), elle admet en même temps que « l’indépendance judiciaire garantie par l’article 97 de la Loi fondamentale n’est pas un droit fondamental au sens du § 90 » (décision du Premier sénat de la Cour constitutionnelle fédérale, 14 novembre 1969, 1 BvR 253/68). Par conséquent, « une plainte constitutionnelle ne peut pas être fondée sur une violation de l’article 97 alinéa 1er de la Loi fondamentale » (décision du 9 mai 1978, 2 BvR 952/75).
La juge Seibert-Fohr rappelle aussi ce qui suit dans le contexte du droit allemand (« Constitutional Guarantees of Judicial Independence in Germany » in E. Riedel/R. Wolfrum dir., Recent Trends in German and European Constitutional Law. German Reports Presented to the XVIIth International Congress on Comparative Law, Utrecht, 16 to 22 July 2006, Springer Berlin/Heidelberg/New York 2006, p. 269, notes de bas de pages omises) :
« Judicial independence is commonly regarded as an institutional safeguard for the judiciary as such, not as a right or privilege for the individual judge. It is a genuine feature of the judiciary mandated by the rule of law and the separation of powers and serves the protection of the parties to a conflict. This has important structural and substantive implications for the organization and the powers of the judiciary. »
24. Il faut souligner aussi que dans la résolution qu’elle a adoptée le 16 décembre 2019 pour protester contre les réformes judiciaires en Pologne, l’assemblée des juges de la Cour de district de Gdynia a rappelé que « l’indépendance des tribunaux et l’indépendance des juges ne sont pas des droits subjectifs du juge. »
25. On peut mentionner ici les paragraphes 1 et 2 de l’article 23 de la Convention, qui fixent la durée du mandat des juges à la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi que le paragraphe 4 du même article, qui pose le principe de leur inamovibilité. Ces dispositions établissent des règles de droit qui régissent l’organisation et le fonctionnement de la Cour. Elles déterminent les limites temporelles de l’habilitation, accordée aux juges de la Cour, à exercer le pouvoir. Elles ne peuvent être considérées ni comme protégeant un droit fondamental comparable aux droits garantis par les articles 2 à 14 de la Convention, ni comme une source de droits subjectifs d’un autre type, opposables aux États ou aux organes du Conseil de l’Europe, et encore moins comme un fondement sur lequel les juges pourraient s’appuyer afin de réclamer l’accès à un tribunal pour contester des mesures générales ou individuelles à l’effet de réduire la durée de leur mandat.
26. Un droit, par définition, protège les intérêts privés de son titulaire. Les droits de l’homme protègent l’individu contre le pouvoir. Selon la conception traditionnelle des droits de l’homme, un « droit de l’homme » qui protégerait le détenteur du pouvoir public dans l’exercice même de ce pouvoir serait une absurdité (comparer avec les opinions séparées que j’ai jointes aux arrêts Baka c. Hongrie [GC], précité, Szanyi c. Hongrie, no 35493/13, 8 novembre 2016, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (No 2) [GC], no 14305/17, point 3, 22 décembre 2020). Un acte est soit imputable à un individu et protégé par les droits de l’homme, soit imputable à un organe de l’État et de ce fait soustrait à cette protection. On ne peut pas, par un même acte, exercer à la fois un droit de l’homme et le pouvoir public. On ne peut pas se prévaloir à la fois des avantages attachés au premier et de ceux attachés au second.
Si un individu qui occupe une fonction publique investie de la puissance publique est aussi titulaire de droits individuels (par exemple, s’il occupe un poste rémunéré, le droit de percevoir une rémunération ou d’obtenir un congé), les droits en question concernent sa sphère d’action privée et non pas l’exercice de la puissance publique. Toutefois, il est souvent difficile de tracer la limite entre la sphère des intérêts privés du titulaire d’un poste et la sphère publique, en d’autres termes la sphère de l’exercice du pouvoir public, relevant d’un organe de l’État. Quoi qu’il en soit, l’indépendance et l’inamovibilité des juges sont des principes qui régissent l’organisation et le fonctionnement du pouvoir judiciaire. Ce ne sont pas des droits du juge, mais des droits du justiciable. Ils protègent non pas les intérêts du juge, mais l’intérêt public et les intérêts des justiciables.
De plus, pour déterminer si une personne est titulaire du « droit » à l’indépendance judiciaire, il faut établir auparavant si l’organe dont elle fait partie répond aux critères de l’indépendance. Si une personne ne jouit pas des garanties d’indépendance exigées par l’article 6, elle n’est pas un juge et n’est donc pas titulaire du « droit » à l’indépendance. Si une personne jouit de garanties d’indépendance suffisantes, son « droit » à l’indépendance se limite tout au plus au droit au respect in concreto des garanties accordées in abstracto. L’utilité d’un tel « droit » du juge indépendant (par définition) à l’indépendance serait de toute façon très réduite.
La consécration d’un « droit » du juge à l’indépendance ou à l’inamovibilité, proposée par certains, ou la consécration d’autres droits subjectifs des juges dans la sphère de l’exercice de la puissance publique remettrait en cause la conception traditionnelle des droits de l’homme. Par ailleurs, une telle approche n’est pas sans rappeler la vision de la société développée par B. Mandeville dans la Fable des abeilles : la défense des intérêts privés (les droits subjectifs des juges revendiqués par eux devant les juges) est perçue comme un mécanisme essentiel de réalisation du bien public (l’indépendance de la justice). Je suis sceptique sur ce point. À mon avis, des procédures juridictionnelles objectives, déclenchées par certains pouvoirs publics comme un ombudsman indépendant, sont préférables et pleinement suffisantes dans ce domaine. Pour résoudre le problème présenté par les requérants, un contrôle juridictionnel efficace de la loi suffirait.
7. Conclusion
Le présent arrêt montre toutes les difficultés qu’il y a à appréhender des problèmes relevant de la question de la légalité objective et de l’état de droit à travers le prisme étroit des droits de l’homme protégés par la Convention. Il apporte des innovations importantes concernant l’interprétation de la Convention. La Cour prend à contre-pied l’approche du juge national sur la question des droits subjectifs des juges. Qui plus est, elle impose de protéger contre la loi ordinaire certaines situations juridiques créées par la loi ordinaire. Il en résulte l’obligation d’introduire dans le système juridique, par voie jurisprudentielle ou constituante, une règle de droit supra-législative protégeant des situations juridiques définies comme des « droits » par la Cour. La Cour consacre, dans ce contexte, le droit d’accès à une juridiction compétente pour statuer sur la constitutionnalité de la loi, sans expliquer comment son approche s’articule avec la position bien établie selon laquelle l’article 6 ne garantit pas un tel droit.
D’une façon plus générale, la Cour poursuit la subjectivisation de contentieux objectifs. En consacrant les droits subjectifs des juges dans la sphère même de l’exercice de la puissance publique, elle heurte frontalement les traditions juridiques de nombreux pays.
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[1] également appelé par certaines instances « le Conseil national de la Justice » ; voir paragraphe 38 ci-dessous
[2] Voir paragraphe 20 ci-dessus.