QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE D c. BULGARIE
(Requête no 29447/17)
ARRÊT
Arts 3 et 13 • Expulsion • Renvoi en Turquie, d’un journaliste turc ayant exprimé ses craintes de mauvais traitements à la police aux frontières, sans examen préalable des risques encourus • Demande explicite de protection non nécessaire, élément déterminant étant la crainte exprimée • Avis du consulat turc sur l’implication du journaliste dans la tentative de coup d’État et ses conséquences non pris en compte par les autorités bulgares • Non-assistance d’un interprète ou d’un traducteur et d’un avocat ou d’un représentant des organisations spécialisées • Absence d’informations sur les droits de demandeur d’asile • Défaillances dans le déroulement des procédures en violation du droit interne • Renvoi précipité du requérant, 24 heures après son arrestation, ayant rendu les recours existants inopérants en pratique, et donc indisponibles
STRASBOURG
20 juillet 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire D c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Tim Eicke, président,
Yonko Grozev,
Armen Harutyunyan,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,
Vu :
la requête (no 29447/17) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant turc, M. D (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 13 avril 2017,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement »),
la décision de ne pas communiquer la présente requête à la République de Turquie eu égard aux considérations de la Cour dans l’affaire I c. Suède (no 61204/09, §§ 40‑46, 5 septembre 2013),
la décision de ne pas dévoiler l’identité du requérant,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er et 29 juin 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne l’éloignement du requérant, un journaliste de nationalité turque, vers la Turquie, environ trois mois après la tentative de coup d’État dans ce pays en 2016. Celui-ci allègue que les risques qu’il y courait n’ont pas été examinés et qu’il s’est trouvé privé d’un recours effectif de nature à prévenir cet éloignement. Le requérant invoque en particulier les articles 3, 6 et 13 de la Convention, ainsi que l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1985 et il est détenu à la prison de Kandira, dans la région de Kocaeli, en Turquie. Il a été représenté par Me C. Gericke, avocat à Hambourg, en Allemagne.
3. Le Gouvernement a été représenté par ses agentes, Mmes A. Popova et I. Nedyalkova, du ministère de la Justice.
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
1. Le contexte de l’affaire
1. La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 en Turquie et la déclaration d’état d’urgence
5. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques dénommé « le Conseil de la paix dans le pays » fit une tentative de coup d’État militaire en Turquie afin de renverser le Parlement, le gouvernement et le président de la République.
6. Durant la tentative de coup d’État, les soldats contrôlés par les putschistes bombardèrent plusieurs bâtiments stratégiques de l’État, y compris le Parlement et le complexe présidentiel, prirent d’assaut l’hôtel où se trouvait le président de la République, prirent en otage le chef d’état‑major, attaquèrent des stations de télévision et tirèrent sur des manifestants. Au cours de cette nuit de violences, plus de 300 personnes furent tuées et plus de 2 500 autres furent blessées.
7. Au lendemain de la tentative de coup d’État militaire, les autorités nationales accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un citoyen turc résidant en Pennsylvanie (États-Unis d’Amérique) considéré comme le chef présumé d’une organisation terroriste appelée FETÖ/PDY (« Organisation terroriste güleniste / Structure d’État parallèle »). Par la suite, plusieurs enquêtes pénales furent engagées par les parquets compétents contre des membres présumés de cette organisation.
8. Le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.
9. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15.
10. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, adopta trente‑sept décrets‑lois en application de l’article 121 de la Constitution turque, régissant l’état d’urgence. Ces textes apportaient d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire (prolongation de la durée de la garde à vue, restrictions relatives à l’accès aux dossiers et à l’examen des oppositions formées contre les mesures de détention, etc.).
11. Le 18 juillet 2018, l’état d’urgence fut levé en Turquie.
2. La situation personnelle du requérant
12. Le requérant exerçait la profession de journaliste au sein du journal quotidien Zaman et de l’agence de presse Cihan, appartenant tous deux au groupe de presse Feza Media Group, qui était perçu comme « güleniste » et critique envers le régime politique en place en Turquie. Le 4 mars 2016, l’ensemble de l’administration de ce groupe fut remplacé par un comité de trois membres nommés par un tribunal d’Istanbul. Selon la presse internationale, à partir du 6 mars 2016, le quotidien Zaman aurait adopté une ligne éditoriale pro-gouvernementale.
13. Dans le formulaire de requête, le requérant indique qu’à une date non précisée après ce jour-là, il fut licencié et se vit retirer la carte de presse qu’il avait obtenue par le biais de ses employeurs avant le changement de la direction du journal. Il aurait également fait l’objet, à une date non précisée, d’un refus de renouvellement de sa carte de presse, une mesure qui était appliquée aux journalistes favorables à l’opposition politique. Le quotidien Zaman, considéré comme le principal organe de presse du réseau « güleniste », soutenant Fetullah Gülen, fut fermé à la suite de l’adoption d’un décret-loi promulgué le 27 juillet 2016 dans le cadre de l’état d’urgence en Turquie.
14. Le requérant expose que de nombreuses mesures furent prises contre les médias et les journalistes, telles que des suspensions, des licenciements, des confiscations de passeports, des arrestations et des détentions. Il explique que c’est dans ce contexte que, ayant appris que la police était venue le chercher à son ancienne adresse et craignant pour sa propre sécurité, il décida de quitter le pays.
2. L’arrivée du requérant en Bulgarie et son renvoi vers la turquie
15. Entre la fin du mois de septembre et le début du mois d’octobre 2016, le requérant prit contact avec un passeur, conducteur d’un camion de marchandises à remorque bâchée immatriculé en Turquie, et se joignit à huit autres passagers clandestins. Six d’entre eux étaient aussi de nationalité turque : le neveu du requérant (X), qui avait été pilote d’hélicoptère dans la police et dans l’armée ; Y, qui avait occupé un poste d’inspecteur adjoint au sein du département de police chargé des affaires juridiques et des enquêtes ; W, qui avait été démis de ses fonctions de commissaire adjoint à la Direction générale de la sûreté en Turquie ; A, qui avait été professeur des écoles ; B, qui avait occupé un poste de professeur d’université ; et le dernier, C, vendeur dans un commerce, qui disait avoir été reconnu coupable de consommation de marijuana et qui faisait l’objet d’une interdiction de quitter le pays. Toutes ces personnes, à l’exception de C, affirmaient avoir été licenciées après la tentative de coup d’État. Enfin, le groupe comprenait également deux passagers clandestins d’origine syrienne.
16. Ce groupe de neuf personnes franchit la frontière turco-bulgare au niveau du point de contrôle de Kapitan Andreevo le 13 octobre 2016 vers 13 h 30, caché à l’intérieur de la remorque du camion, dans un espace spécialement aménagé sous la bâche. La présence des passagers clandestins dans la remorque passa inaperçue lors du contrôle douanier et le camion traversa le territoire bulgare du sud vers le nord. Dans la nuit du 13 octobre 2016, le camion se présenta à la frontière bulgaro-roumaine, au point de contrôle du Pont de l’amitié Roussé-Giurgiu. Le 14 octobre 2016 à 1 h 40, les douaniers roumains et bulgares effectuèrent conjointement un contrôle. En inspectant la remorque, ils trouvèrent le groupe de passagers clandestins.
17. Dans un premier temps, les autorités roumaines interpellèrent tous les passagers, prirent contre eux une mesure d’interdiction d’entrer en Roumanie, puis les remirent aux autorités douanières bulgares la même nuit, vers 5 heures du matin.
18. Les versions des parties divergent quant à ce qui s’est ensuite produit sur le territoire bulgare.
1. La version du requérant
1. Le déroulement des faits des 14 et 15 octobre 2016
19. Le requérant dit que le 14 octobre 2016, à partir de 8 heures du matin, il a été détenu au poste de la police aux frontières de Roussé dans une cellule où avaient également été placés ses compagnons turcs et syriens, et qu’il y est resté pendant environ dix heures, exception faite de la durée des entretiens décrits ci-dessous, pour lesquels il fut conduit dans un bureau. Son téléphone portable et le reste de ses affaires personnelles lui auraient été confisqués au cours de cette détention.
20. Le requérant indique que lui-même et ses compatriotes ont d’abord été questionnés par des agents de police sans être informés du but de ces questions. Il affirme avoir dit qu’il souhaitait, tout comme le reste de ses compagnons, introduire une demande de protection internationale en Bulgarie au motif qu’il courait en Turquie un risque de persécution politique et de mauvais traitements sans qu’il ait commis une quelconque infraction. Il ajoute que son neveu, X, qui parlait l’anglais, précisa aux agents de police qu’en cas de retour en Turquie, ils seraient sévèrement torturés ou, dans le meilleur des cas, ils seraient envoyés en prison sans bénéficier d’un procès équitable. Ils auraient précisé qu’ils souhaitaient recevoir l’assistance d’un interprète et d’un avocat.
21. Le requérant relate que peu de temps après, il y eut un changement d’équipe de policiers. Il indique que lui et ses compagnons informèrent la nouvelle équipe de leur souhait d’avoir accès à un avocat, à un interprète et à un médecin, mais en vain. Selon le requérant, vers 13 heures, les agents de police commencèrent à recueillir les dépositions individuelles des passagers. La communication aurait été facilitée par l’intermédiaire d’un certain Y.S. Celui-ci, qui se serait présenté comme un ancien agent de police, aurait très bien parlé le turc et aurait eu des origines turques. Le requérant lui aurait répété qu’il souhaitait, comme tous ses compagnons de voyage turcs, déposer une demande d’asile et être assisté par un avocat et un interprète, sans succès. Une personne en civil, semblant comprendre le turc et dont l’identité n’aurait pas été révélée, se serait tenue dans un coin de la pièce pendant la durée de tous les entretiens, prenant en note le récit des détenus.
22. Le requérant relate que vers 17 heures les entretiens furent terminés et que lui-même ainsi que ses compagnons furent obligés de signer des dépositions dont le contenu ne leur fut pas traduit. Il indique qu’ils ne reçurent aucune explication sur l’objectif de ces dépositions. Il ajoute qu’après cela, lui-même et les autres passagers turcs furent réunis dans une pièce et furent informés qu’ils passeraient la nuit au poste de police pour être transférés le lendemain dans un camp de réfugiés à Sofia, où leurs demandes d’asile devaient être traitées. Y.S. leur aurait demandé de rédiger leurs demandes d’asile écrites, mais de ne pas les dater. Selon le témoignage de X., qui l’aurait interrogé sur les raisons de cette omission, Y.S. aurait répondu que ces demandes pourraient être « déposées aujourd’hui, demain ou après-demain. Nous ne les remettrons pas immédiatement. Vos déclarations orales seraient considérées comme une demande d’asile de toute façon. Vous renvoyer en Turquie maintenant nous causerait des problèmes à nous. Nous ne vous renverrions pas, même si vous nous le demandiez. » Le requérant et tous ses compatriotes auraient alors rédigé des demandes d’asile, sans les dater, comme recommandé. Ils n’en auraient pas reçu de copie.
23. Le requérant rapporte que peu après, un nouveau changement d’équipe eut lieu, que les détenus furent reconduits dans la cellule et que leurs affaires personnelles leur furent rendues. À ce moment-là, les passagers turcs, y compris le requérant, auraient été forcés à signer d’autres documents. On leur aurait laissé entendre que ces documents étaient nécessaires à leur admission dans le camp de réfugiés. Aucune des personnes qui avaient assisté à la signature de ces documents ne parlait bien l’anglais ou le turc. Le requérant n’aurait pas compris le contenu de ces documents.
24. Immédiatement après, les sept passagers turcs auraient tous été embarqués dans des voitures. En guise d’explication les policiers leur auraient dit « camp, camp » en anglais, confirmant ainsi pour le requérant l’intention des autorités bulgares de les conduire au camp d’accueil pour migrants à Sofia. Cependant, pendant le voyage, le requérant et ses compagnons auraient constaté que d’après le GPS de leurs téléphones mobiles, le convoi se dirigeait vers la frontière turque et non vers Sofia.
25. Le requérant affirme que les deux passagers syriens ne furent pas transférés avec lui et les autres ressortissants turcs.
26. Il dit qu’à la fin du trajet, ils arrivèrent vers 23 h 30 au centre d’accueil pour étrangers de Lyubimets (ci-dessus « le centre de Lyubimets »), près de la frontière avec la Turquie, où ils furent placés dans une pièce sans avoir eu de contact avec d’autres détenus ni avec des employés d’organisations non gouvernementales, par exemple. Il ajoute qu’ils furent de nouveau forcés à signer des documents, prétendument des papiers d’enregistrement dans le centre. Selon le requérant, ces documents ne leur furent pas traduits. Le souhait qu’ils avaient formulé de déposer des demandes de protection internationale et de recevoir l’assistance d’un avocat et d’un interprète, exprimé en anglais par X, serait resté sans réponse. L’arrêté de détention en centre de rétention pour étrangers pris à leur égard, qui a été versé au dossier par le Gouvernement, ne porterait pas la signature du requérant. Ce dernier indique que l’arrêté en question ne lui fut pas notifié, ni avant le transfert vers le centre de Lyubimets ni à l’arrivée dans cet établissement.
27. Par ailleurs, pendant les heures passées au centre de rétention, dans la nuit du 14 au 15 octobre 2016, X, le neveu du requérant, aurait réussi à établir un contact téléphonique, à deux reprises, avec un avocat basé à Sofia. Cet avocat lui aurait annoncé qu’il se rendrait le lendemain au centre de Lyubimets afin d’assister tous les détenus dans leurs démarches de demande d’asile.
28. Le 15 octobre 2016, vers 5 h 30 du matin, le requérant aurait été menotté et conduit, avec ses six compagnons, à Kapitan Andreevo, au poste‑frontière avec la Turquie, où ils auraient été remis aux autorités turques.
2. Les explications du requérant concernant les documents versés au dossier par le Gouvernement
29. Le requérant dit n’avoir pris connaissance du contenu de la plupart des documents que les autorités internes avaient établis dans les circonstances exposées ci-dessus (paragraphes 19-28 ci-dessus) qu’une fois que ceux-ci ont été versés au dossier par le Gouvernement après la communication de la présente affaire. Il précise que ce n’est qu’à cette occasion qu’il a appris qu’il avait fait l’objet de quatre procédures distinctes sur le territoire bulgare : une procédure d’arrestation, une procédure pénale qui avait été close, un renvoi forcé et un placement en détention, en application de la législation sur l’immigration.
30. Il expose de manière très détaillée la lecture qu’il fait de ces documents.
31. Il affirme en particulier que pendant sa détention au poste de police à Roussé, il a été forcé à signer des documents en bulgare dont il n’a pas reçu de copie et dont il ne comprenait pas le contenu (paragraphes 22-23 ci‑dessus). Le requérant observe que l’un des documents est le formulaire type d’information sur les droits de la personne détenue et de déclaration de renonciation à ces droits, comme, entre autres, le droit à bénéficier de l’assistance de l’avocat de son choix ou d’un avocat désigné d’office, le droit de faire informer de sa détention une personne de son choix et le droit de contester la légalité de sa détention. Il note que ce document existe en deux versions dans le dossier et que celles-ci présentent quelques différences. Il remarque que les deux sont établies le 14 octobre 2016, mais que l’heure inscrite sur la première est illisible tandis que la deuxième indique 6 heures. Il ajoute que dans les deux versions de cette déclaration figure le mot « non » écrit à la main en bulgare, suivi d’une signature, indiquant la renonciation aux droits énumérés. Un paragraphe spécifique serait prévu pour que, par sa signature, la personne détenue puisse certifier avoir été informée oralement, au moment de son interpellation, de ses droits de recours contre la détention, ainsi que de son droit à l’assistance d’un avocat et d’un interprète pendant la procédure. La première version ne contiendrait ni le mot « oui » ni le mot « non » pour ce qui est de la renonciation au droit à un avocat ; l’emplacement réservé à cet effet ne contiendrait pas non plus la signature par laquelle la personne détenue est censée certifier avoir été informée de ses droits relatifs à la détention. La deuxième version, en revanche, contiendrait le mot « non » indiquant une renonciation au droit à l’assistance de l’avocat de son choix et porte une signature à l’emplacement où la personne détenue est censée reconnaître avoir été informée de ses droits dès son interpellation. Cependant, le requérant affirme qu’il n’a pas reçu ce type d’informations pendant sa détention et qu’il n’a pas renoncé au droit d’être assisté par un avocat. Il ajoute qu’il ne maîtrise pas le bulgare et l’alphabet cyrillique et que ce n’est pas lui qui a inscrit les mentions en bulgare. Ce même formulaire indiquerait que lorsque la personne ne se trouve pas en mesure de compléter la déclaration elle-même, c’est un agent qui doit la remplir et que la personne détenue doit exprimer ses réponses en présence d’un témoin dont l’identité et la signature doivent également figurer à un emplacement réservé à cet effet. Cet espace dans le formulaire ne serait pas rempli. À l’emplacement destiné à accueillir le nom, le numéro d’identification civile, le numéro de la pièce d’identité, l’adresse et la signature de l’interprète figureraient uniquement le nom et la signature de l’agent de la police aux frontières, O.A.
2. La version du Gouvernement
32. Le Gouvernement base sa version des circonstances factuelles sur un rapport établi le 24 novembre 2016 par une commission spécialement mandatée par la direction des « Inspections » auprès du ministère des Affaires intérieures (ci-dessous « la commission »). Ce rapport fut établi à la demande, datée du 25 octobre 2016, du ministre des Affaires intérieures, lequel entendait faire contrôler les actes des autorités bulgares compétentes, compte tenu notamment du vif intérêt suscité par cette affaire dans la société et des publications dans les médias qui avaient relaté l’histoire du requérant et de ses compagnons de voyage. Ce rapport se serait entre autres appuyé sur des documents individuels établis à l’égard du requérant et commentés par celui-ci (paragraphe 31 ci-dessus).
33. Le Gouvernement indique que le requérant, tout comme les autres passagers trouvés dans le camion, ne fut pas en mesure de prouver qu’il était entré sur le territoire bulgare légalement. Dès lors, le 14 octobre 2016, vers 6 heures du matin, il aurait fait l’objet d’un mandat d’arrêt délivré par la police et il aurait été détenu dans les locaux de la police aux frontières de Roussé. Des fouilles corporelles auraient été réalisées. Un agent de la police aux frontières, nommé O.A., aurait notifié au requérant les motifs de sa détention et l’aurait informé de ses droits de recours, ainsi que de son droit à bénéficier d’une assistance judiciaire, d’une aide médicale, d’un appel téléphonique visant à informer un proche de sa détention, d’une aide consulaire et de l’assistance d’un interprète. O.A. aurait maîtrisé le turc et l’anglais, compétences qui seraient attestées par un certificat de participation à un cours de langue turque d’une durée de dix mois et par un certificat de participation à un cours de langue anglaise d’une durée de deux mois. Le requérant aurait signé la déclaration en bulgare certifiant qu’il avait été informé de ses droits. Le Gouvernement présente deux versions de cette déclaration ; le contenu de celles-ci est décrit au paragraphe 31 ci‑dessus. Le Gouvernement ne précise pas pourquoi la déclaration est présentée en deux versions divergentes. Les mandats d’arrêt, les procès-verbaux des fouilles corporelles et les déclarations sur les droits concernant tous les ressortissants turcs, y compris le requérant, furent établis le 14 octobre 2016, à 6 heures.
34. Selon le rapport de la commission, le requérant ne demanda pas à bénéficier de l’assistance d’un avocat ni à informer ses proches ou les services diplomatiques de son pays d’origine et ne déclara pas de problèmes de santé.
35. Le Gouvernement indique que, le 14 octobre 2016, vers 8 heures du matin, tous les passagers turcs furent examinés par un médecin, puis interrogés par l’agent de la police aux frontières I.I. Un autre agent de police, un certain Y.S., de langue maternelle turque, aurait servi d’interprète. Le requérant aurait livré des explications consignées en bulgare et qui se lisent comme suit :
« Aux questions posées, je peux donner les explications suivantes :
Je travaillais en tant que journaliste dans la ville de Bozova. Après la tentative de coup d’État, j’ai été licencié du journal. J’ai changé d’adresse et j’ai appris que la police m’avait recherché à mon ancienne adresse. Après cela, je suis allé à Izmir avec mes amis [Y], [D – il s’agit ici du nom du requérant lui-même] et mon neveu X, parce que nous savions qu’il y avait beaucoup de « passeurs » du fait de la présence des réfugiés syriens. Au centre de la ville (...), le 22 septembre 2016, X a discuté en kurde avec un Syrien qui nous a demandé si nous voulions fuir la Turquie. X lui a expliqué que nous voulions aller en Allemagne et le Syrien nous a promis de nous aider. Il nous a proposé de nous conduire en Grèce, mais X n’était pas d’accord. Nous sommes convenus de nous revoir trois jours plus tard. Lors de notre deuxième rencontre, le Syrien nous a expliqué qu’il avait trouvé de la place sur un bateau en partance pour l’Italie ou la Roumanie. Il nous a dit que cela coûterait 7 000 euros. Nous n’avions pas autant d’argent, mais en plus nous ne lui faisions pas confiance. Après cela, nous avons décidé de trouver un « passeur » à Istanbul. Fin septembre, nous sommes allés à Istanbul et nous avons commencé à chercher un « passeur » (...). Début octobre, X a parlé avec un homme dans un café (...) qui disait s’appeler [V.] (...). Il nous a promis de nous trouver une place dans un camion qui allait vers un pays de l’Europe de l’Ouest, en nous expliquant que le prix par personne était de 5 000 euros. Nous étions d’accord et le 7 octobre 2016, nous avons revu [V.] qui nous a dit qu’il avait arrangé le transport. Il nous a expliqué qu’il fallait l’attendre au parc (...) le 12 octobre 2016, à 19 heures. Nous nous sommes retrouvés à l’heure convenue et [V.] est arrivé dans un petit véhicule gris. Nous y sommes montés et [V.] nous a conduits pendant deux heures dans les rues d’Istanbul, puis nous nous sommes engagés dans une ruelle sombre. [V.] s’y est garé et nous lui avons payé 20 000 euros. Il nous a expliqué que nous devions entrer dans une tente en nylon, montée dans la remorque, et garder le silence. Si le camion ralentissait, nous devions fermer les ouvertures à l’aide d’un ruban adhésif. (...) j’ai vu que la partie arrière gauche de la bâche de la remorque était ouverte. [V.] nous a aidé à monter dans la remorque. Rampant sur des marchandises, nous sommes arrivés à la partie avant de la remorque qui contenait la tente faite de nylon et de ruban adhésif. Deux hommes s’y trouvaient. Nous nous sommes assis auprès d’eux. Peu après, deux autres hommes sont montés dans la remorque et nous avons fermé l’entrée avec le ruban adhésif. Le camion est parti et nous avons voyagé pendant deux heures. Le camion s’est arrêté, puis il est reparti. (...) Je ne peux pas savoir combien de temps nous avons roulé. Puis, j’ai entendu la voix du conducteur qui expliquait quelque chose à des gens à l’extérieur, j’ai eu l’impression qu’ils lavaient le camion. Nous avons continué. Lors du dernier arrêt, les portes de la remorque ont été ouvertes et des torches nous ont éclairés. Un homme en uniforme nous a dit en anglais de descendre. Une fois que nous fumes sortis, j’ai appris que nous étions à la frontière bulgaro-roumaine. »
36. Les copies des récits livrés par les compagnons du requérant de nationalité turque ont été versées au dossier par le Gouvernement. Comme celui du requérant, leurs récits commenceraient par des informations sur leurs anciennes fonctions (paragraphe 15 ci-dessus), desquelles ils avaient été démis après la tentative de coup d’État, ainsi que par des éléments indiquant qu’ils étaient recherchés par la police ou que des procédures pénales avaient été ouvertes contre eux. La suite des explications de X, Y et W, semble mot pour mot identique à celles du requérant. Quant à A, B et C, ils relatèrent leurs rencontres avec les intermédiaires qui les avaient mis en contact avec le passeur. À la fin de sa déposition, C déclarait vouloir rentrer en Turquie. Une telle mention ne figurait pas dans les dépositions du requérant et des autres passagers clandestins.
37. Le rapport de la commission précise :
« Lors des interrogatoires [les étrangers] (...) indiquent qu’ils veulent se rendre en Europe de l’Ouest pour y travailler dans la mesure où, après la tentative de coup d’État en Turquie, ils ont été licenciés et que par la suite ils n’ont été embauchés nulle part. Certains parmi eux déclarent avoir changé d’adresse de crainte que des poursuites en lien avec la tentative de coup d’État soient ouvertes contre eux. Ils disent aussi que leurs passeports sont « bloqués » (ils font probablement l’objet d’une interdiction de quitter la Turquie) et que c’est pour cette raison qu’ils ont opté pour une sortie illégale de la République turque. »
38. Ce rapport indique que ces interrogatoires marquaient l’ouverture d’enquêtes pénales contre le requérant et ses compagnons turcs pour passage illégal de la frontière, une infraction pénale définie par l’article 279, alinéa 1, du code pénal. Selon ce rapport, dans le cadre de ces interrogatoires, ni le requérant ni aucun autre des passagers clandestins de nationalité turque n’ont exprimé le souhait de déposer une demande de protection internationale en Bulgarie et de demander l’assistance d’un avocat.
39. Le Gouvernement rapporte que le même jour, entre 15 h 15 et 15 h 30, l’agent de permanence au poste de la police aux frontières de Roussé reçut deux appels téléphoniques d’un individu se présentant comme un employé du consulat de Turquie à Bourgas. Celui-ci aurait affirmé que les autorités turques avaient appris que les ressortissants turcs détenus au poste de la police aux frontières avaient été impliqués dans la tentative de coup d’État et qu’ils étaient des sympathisants de Fetullah Gülen, lequel était considéré comme l’organisateur de ce coup d’État. Le contenu de ces conversations aurait été transmis oralement au directeur de l’unité chargée des renseignements (група оперативно-издирвателна дейност) auprès de la police aux frontières de Roussé, à un agent de la direction territoriale de la sécurité nationale de Roussé ayant assisté aux interrogatoires, au directeur régional de la police aux frontières de Roussé, ainsi qu’au directeur adjoint de la police aux frontières. À cette occasion, il aurait été vérifié une fois encore si le requérant et ses compagnons turcs avaient déclaré par écrit ou dans leurs dépositions qu’ils souhaitaient demander l’asile ou un autre type de protection à la Bulgarie. Le Gouvernement ne précise pas sous quelle forme cette vérification eut lieu.
40. Selon le Gouvernement, plus tard dans la journée, le procureur de district de Roussé, compétent pour les procédures pénales qui avaient été ouvertes (paragraphe 38 ci-dessus), ordonna un non-lieu à raison du caractère mineur de l’infraction pénale. Le requérant et ses compagnons auraient dès lors été libérés et seraient sortis des locaux de détention de la police aux frontières à 17 heures. Le Gouvernement ne précise pas les conséquences de cette libération.
41. Le Gouvernement ajoute que par des arrêtés pris à 18 heures le même jour, le directeur régional de la police aux frontières de Roussé imposa au requérant et à ses compatriotes la mesure coercitive de « reconduite forcée à la frontière de la République de Bulgarie », prévue aux articles 39 et 41 § 1 de la loi sur les étrangers en République de Bulgarie (paragraphe 54 ci-dessus). Les arrêtés, rédigés en bulgare, auraient été notifiés aux sept ressortissants turcs par l’intermédiaire de Y.S. (paragraphe 35 ci-dessus). Ils porteraient la signature des intéressés.
42. Le Gouvernement affirme par ailleurs que les deux voyageurs syriens demandèrent la protection internationale en Bulgarie, ce qui expliquerait pourquoi la mesure de reconduite à la frontière ne leur fut pas imposée.
43. Entre-temps, le directeur de la direction « Migration » du ministère des Affaires intérieures aurait été informé par le biais du Centre national pour la lutte contre la migration illégale de la situation du requérant et de ses compagnons turcs. Le rapport de la commission apporte les précisions libellées en ces termes :
« À cet égard, [le directeur de la direction « Migration »] s’entretient avec [le] directeur adjoint de la direction régionale de la police aux frontières. Il apprend que les poursuites pénales contre les sept ressortissants turcs sont abandonnées, que des mesures administratives coercitives ont été prises à leur égard (...), que l’exécution immédiate de ces mesures a été ordonnée, que les personnes concernées disposent de documents d’identité valables et qu’elles n’ont pas introduit de demandes de protection. Compte tenu de la compétence de la direction « Migration » relativement aux mesures administratives coercitives prises en application de la loi sur les étrangers en République de Bulgarie, [le directeur de la direction « Migration »] prend la décision de faire « reconduire » les ressortissants turcs par des agents du centre de Lyubimets. Étant donné que la capacité de [ce centre] est dépassée, il considère qu’il n’est pas justifié d’y placer des étrangers pour lesquels rien ne s’oppose à l’exécution des arrêtés de renvoi forcé. Il estime par conséquent que ce renvoi à la frontière doit être mis en œuvre immédiatement, dès l’accueil des ressortissants turcs au [centre de Lyubimets]. Il informe [le directeur adjoint de la direction régionale de la police aux frontières] de sa décision. Il ordonne au [directeur du centre de Lyubimets] de prendre les dispositions nécessaires (...) en vue de l’exécution des mesures administratives coercitives, en coordination avec [le directeur régional de la police aux frontières, son adjoint et le chef du point de contrôle frontalier de Kapitan Andreevo]. Plus tard, il est précisé, lors d’une discussion entre [le directeur régional de la police aux frontières de Roussé et le directeur du centre de Lyubimets], que les ressortissants turcs seront transférés au [centre de Lyubimets] en vue de l’exécution des mesures administratives coercitives de « renvoi forcé à la frontière de la République bulgare » qui ont été imposées. Les modalités d’un envoi anticipé des copies des arrêtés sont convenues, dans l’objectif de préparer les étapes suivantes en relation avec la mise en œuvre de l’accord de réadmission de leurs propres ressortissants conclu entre la Bulgarie et la Turquie. Cependant, le besoin de prendre des arrêtés imposant des mesures administratives coercitives de « placement forcé dans un centre de rétention provisoire d’étrangers » à l’égard des ressortissants turcs n’est pas précisé. »
44. Le rapport de la commission indique par ailleurs que, vers 17 h 30 ce même jour, un avocat, nommé S.M. se présenta au poste de la police aux frontières de Roussé dans le but de représenter les ressortissants turcs dans le cadre des procédures pénales. Cependant, ayant appris la décision de non‑lieu et le fait que ces derniers étaient soumis à des mesures d’éloignement du territoire, il n’estima pas utile de s’engager dans leur représentation et repartit.
45. Plus tard dans la journée du 14 octobre 2016, à une heure non précisée dans le rapport de la commission, le requérant et ses compagnons turcs auraient été embarqués dans un convoi composé de deux véhicules de police qui partit vers le centre de Lyubimets. Le 15 octobre 2016, à 0 h 40, ils auraient été remis aux agents de ce centre.
46. Selon le Gouvernement, l’agent responsable du convoi rendit compte par téléphone de ce transfert au directeur régional de la police aux frontières de Roussé et indiqua qu’il était nécessaire de prendre immédiatement des arrêtés imposant une mesure de placement dans un centre de rétention temporaire pour étrangers rattaché à la direction « Migration » du ministère des Affaires intérieures. Immédiatement après, le directeur régional de la police aux frontières de Roussé aurait imposé cette mesure à l’égard des ressortissants turcs, y compris du requérant. Les copies des arrêtés en question, versées au dossier par le Gouvernement, indiquent comme date et heure d’établissement le 14 octobre 2016, à 18 heures. Ce placement devait être exécuté « dès que les obstacles à la mise en œuvre de l’arrêté seraient levés », mais au plus tard dans un délai de six mois. Ces arrêtés ne seraient pas signés par le requérant et ses compagnons. Une observation y préciserait que les intéressés ont refusé de signer, ce qui serait attesté par la signature d’un témoin, un certain A.R. Ils indiqueraient aussi que l’agent Y.S., ayant apposé sa signature également, avait servi de traducteur. Le rapport de la commission précise à cet égard que les arrêtés ordonnant la détention au centre de Lyubimets furent envoyés par voie électronique à ce centre pendant la nuit, le 15 octobre 2016, à 1 h 45, c’est-à-dire pendant le transfert des personnes concernées vers le point de contrôle frontalier de Kapitan Andreevo (paragraphe 48 ci-dessous). Les agents du centre de Lyubimets auraient été informés qu’en raison d’une impossibilité matérielle, ces arrêtés devaient être notifiés aux personnes concernées au centre de rétention. Selon le rapport de la commission, les arrêtés sur la détention ne pouvaient être signés par les personnes concernées, mais les détenus avaient été informés oralement des mesures visées dans ces arrêtés.
47. Lors de leur accueil au centre de Lyubimets, les effets personnels du requérant et de ses compagnons auraient été contrôlés. Des questionnaires individuels auraient été remplis et des examens paramédicaux auraient été réalisés. Tous les ressortissants turcs auraient signé des déclarations en vue d’un renvoi volontaire vers la Turquie. Le rapport de la commission indique que c’est l’inspectrice de police R.D., titulaire d’un certificat de maîtrise B2 selon le cadre européen commun de référence pour les langues, qui a expliqué ces actes en anglais au requérant et à ses compagnons. R.D. aurait communiqué avec deux des détenus qui comprenaient l’anglais et aurait traduit à l’intention des autres ressortissants turcs, y compris du requérant. Tous auraient refusé de répondre aux questionnaires et de signer une partie des documents, ce qui aurait été certifié par le témoin S.D., expert junior (младши експерт) auprès du centre de Lyubimets. Les ressortissants turcs auraient compris qu’ils allaient être renvoyés vers la Turquie et n’auraient fait aucune objection au moment de la signature des déclarations de renvoi volontaire. Aucun parmi eux n’aurait manifesté le souhait d’obtenir une protection internationale. Le rapport de la commission indiquait ce qui suit :
« le fait que les ressortissants turcs refusent de signer une partie des documents signifie qu’ils ont bien compris les explications données en anglais par [S.D.] et qu’ils ont eu la possibilité de se livrer à une appréciation personnelle et de comprendre leur droit de faire un choix éclairé ».
48. Le requérant et ses compagnons auraient été transférés du centre de Lyubimets au point de contrôle frontalier de Kapitan Andreevo, le 15 octobre 2016 entre 1 h 40 et 2 heures. Ils auraient ensuite été raccompagnés par des agents de la direction « Migration » et un agent de la police aux frontières bulgare jusqu’au point de contrôle de Kapikale, en Turquie, où ils auraient été remis aux autorités turques, selon les procès‑verbaux de réadmission. Lors de ce transfert ils n’auraient pas demandé la protection internationale de la part des autorités bulgares.
3. Autres informations pertinentes versées au dossier
1. La couverture médiatique des évènements en Bulgarie
49. Le renvoi du requérant et de ses compagnons turcs fit l’objet d’une large couverture médiatique en Bulgarie les jours qui suivirent le 15 octobre 2016. De nombreux médias de presse et de télévision bulgares à grande diffusion nationale rapportèrent que, selon les témoignages de membres de la famille des personnes renvoyées, celles-ci leur auraient dit lors de conversations téléphoniques qu’elles avaient demandé l’asile en Bulgarie et qu’elles étaient en attente d’une entrevue avec un avocat. En réponse aux questions posées par des journalistes, les autorités bulgares auraient expliqué que les passagers clandestins turcs n’avaient pas présenté de demandes d’asile et que c’était pour cette raison qu’ils avaient été renvoyés en Turquie, sur la base d’un accord de réadmission des ressortissants en situation irrégulière conclu entre les deux pays. Ces médias formulèrent des critiques au sujet de la procédure suivie, y compris du fait qu’aucun avocat n’aurait assisté le requérant et ses compagnons.
2. La déclaration de l’Ombudsman de la République de Bulgarie sur les circonstances du renvoi
50. Le 18 octobre 2016, l’Ombudsman de la République fit dans les médias bulgares une déclaration dans les termes suivants :
« (...) le ministère de l’Intérieur n’a pas respecté son obligation légale de m’informer de la reconduite à la frontière des ressortissants turcs et de me permettre ainsi de surveiller cette procédure. [Le ministère] ne s’est pas adressé à moi et n’a pas non plus informé le Comité Helsinki de Bulgarie, ni aucune autre organisation de protection des droits de l’homme. (...)»
3. Les faits intervenus en turquie après le renvoi du requérant
51. Dans sa requête et à l’occasion de la présentation de ses observations en réponse à celles du Gouvernement dans la présente affaire, le requérant a informé la Cour des faits qui ont suivi son retour en Turquie. Selon lui, dès son renvoi en Turquie, il fut placé en détention à la prison de haute sécurité de type F d’Edirne. Le 27 décembre 2016, le procureur de la République d’Edirne établit un acte d’accusation qui requit la condamnation du requérant pour appartenance à une organisation terroriste armée (article 314 § 2 du code pénal turc). Cette accusation se fonda sur le fait que le requérant avait traversé la frontière pour s’enfuir du pays en compagnie d’autres personnes soupçonnées d’appartenance au « FETÖ/PDY » et qu’il avait travaillé pour le quotidien Zaman ainsi que pour l’agence de presse Cihan. Le procureur précisa que le matériel électronique de l’accusé qui avait été saisi par les autorités avait été adressé à un expert pour examen.
52. Le requérant dit que, par un jugement du 19 décembre 2017, le tribunal de première instance le reconnut coupable d’appartenance à une organisation terroriste, faisant référence notamment à l’organisation « FETÖ/PDY ». Il explique que le tribunal tint compte des charges retenues par le procureur, ainsi que de la présence de l’application de messagerie ByLock sur son téléphone portable. Le requérant fut condamné à une peine de sept ans et six mois d’emprisonnement. La copie de ce jugement n’est pas versée au dossier. Le requérant indique que, dans la procédure pénale, il a été représenté par un avocat turc et qu’il a fait appel de ce jugement. La procédure était pendante au moment de la présentation des observations du requérant, en juillet 2018.
53. Par ailleurs, à une date non précisée du mois d’avril 2018, le requérant fut transféré dans une prison de type T près de Kandira, dans la région de Kocaeli.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTE
1. L’entrée et le séjour des ressortissants étrangers
54. La loi de 1998 sur les étrangers en République de Bulgarie (закон за чужденците в Република България) régit l’entrée, le séjour et le statut des ressortissants étrangers en Bulgarie. Les articles 39a et suivants définissent les mesures coercitives qui peuvent être imposées dans ce domaine, à savoir le retrait du permis de séjour, la reconduite à la frontière, l’expulsion, l’interdiction d’entrée sur le territoire ou l’interdiction de quitter le territoire. L’article 41 § 1 de cette loi précise, en particulier, que la reconduite à la frontière est appliquée lorsque l’étranger ne peut prouver qu’il est entré dans le pays par les voies légales. Par ailleurs, l’article 39a, alinéa 2, prévoit que l’Ombudsman de la République effectue une surveillance de l’exécution de certaines de ces mesures, dont la reconduite à la frontière.
55. En vertu de l’article 46 de cette loi, les arrêtés de reconduite à la frontière sont susceptibles d’un recours administratif devant l’autorité hiérarchique et d’un recours judiciaire régi par les dispositions du code de procédure administrative de 2006.
56. Il apparaît ainsi, conformément à l’article 60, alinéa 1 de ce code, qu’un arrêté de reconduite à la frontière peut comprendre une décision ordonnant son exécution immédiate lorsque cela est nécessaire : a) pour protéger la vie ou la santé des citoyens, b) pour défendre des intérêts publics ou étatiques d’une importance particulière, c) en cas de risque de non‑exécution ou d’obstruction sérieuse à l’exécution de l’arrêté, ou encore d) lorsque le retard dans l’exécution de celui-ci peut conduire à des dommages significatifs ou difficilement réparables. La décision ordonnant l’exécution immédiate de l’arrêté est susceptible de recours judiciaire dans un délai de trois jours indépendamment de la question de savoir si un recours contre l’arrêté lui-même est exercé (article 60, alinéa 4, du code de procédure administrative).
2. L’asile et le statut de réfugié
57. La loi sur l’asile et les réfugiés (закон за убежището и бежанците) de 2002 régit les conditions et les procédures d’octroi d’une protection spéciale aux étrangers sur le territoire bulgare. L’article 1, alinéa 2, de la loi énumère les quatre types de protection spéciale pouvant être accordés aux étrangers : le droit d’asile ; le statut de réfugié ; le statut humanitaire, et la protection temporaire. En vertu de son article 4, alinéas 1, 2 et 3, tout ressortissant étranger peut, personnellement et de sa propre initiative, demander à bénéficier d’une protection en Bulgarie telle que prévue par les dispositions de cette loi, et ne peut être renvoyé vers un État dans lequel sont menacées sa vie ou sa liberté en raison, entre autres, de sa religion, de son appartenance à une catégorie sociale ou de ses opinions politiques, ou dans lequel il risque de subir des mauvais traitements. L’article 4, alinéa 5, dispose qu’un ressortissant étranger entré en Bulgarie de manière irrégulière dans le but de demander une protection et arrivant directement d’un territoire où sa vie et sa liberté étaient menacées a l’obligation de se présenter d’emblée aux autorités compétentes et d’avancer des raisons valables pour justifier son entrée illégale sur le territoire bulgare.
58. L’article 8, alinéa 1, de la loi définit le statut de réfugié comme la protection accordée par la République de Bulgarie à un ressortissant étranger qui, en raison de craintes sérieuses de persécution motivées par sa race, sa religion, sa nationalité, ses opinions politiques ou son appartenance à une catégorie sociale, se trouve hors de son pays d’origine et, du fait de ces craintes, ne peut ou ne souhaite pas se réclamer de la protection de son pays d’origine ou y retourner. Le statut de réfugié est accordé par l’Agence nationale pour les réfugiés (article 6 de la loi).
59. En vertu de l’article 58, alinéas 1, 3 et 4 de la loi, un étranger peut demander l’asile auprès du président de la République, ainsi qu’une protection internationale auprès de l’Agence nationale pour les réfugiés ou d’un autre organe d’État. Dans ce dernier cas, l’organe d’État est tenu de transmettre la demande à l’Agence nationale pour les réfugiés dans un délai de six jours. L’article 58, alinéa 6, prévoit que lorsque des éléments indiquent qu’un étranger qui se trouve, entre autres, dans des lieux de détention ou dans des postes de contrôle aux frontières peut souhaiter déposer une demande de protection internationale, celui-ci doit être informé de la possibilité de le faire. Afin de faciliter l’accès à la procédure, une traduction doit être assurée.
60. Le décret no 332 du 28 décembre 2007 adopté par le Conseil des ministres en application de cette loi régit, entre autres, la coordination entre les institutions de l’État dans les cas de demandes de protection internationale déposées aux frontières. En ses articles 10 et 16, il prévoit que lorsqu’un étranger se trouvant détenu à la frontière ou dans un centre d’accueil pour étrangers demande la protection internationale, les agents de la police aux frontières ou le personnel du centre d’accueil envoient immédiatement à l’Agence nationale pour les réfugiés une copie de la demande par voie électronique ou postale ou par télécopie. Si la personne concernée est détenue à la frontière, les agents de la police aux frontières arrêtent la date et le lieu de son transfert vers l’Agence nationale pour les réfugiés, avec l’ensemble des documents établis au cours de la détention, tels le mandat d’arrêt, l’arrêté imposant des mesures coercitives, un procès‑verbal des circonstances, ainsi que tout document relatif à l’état de santé de la personne. Si la personne est détenue dans un centre d’accueil pour étrangers, les documents pertinents sont envoyés à l’Agence nationale pour les réfugiés.
3. Les demandes de protection internationale dÉposées par des ressortissants turcs en BUlgarie
61. Dans la présente affaire, le Gouvernement a communiqué des lettres rédigées par les autorités bulgares compétentes en matière de protection internationale, dont le contenu est résumé ci-dessous.
62. Par une lettre du 11 août 2017, le président de la commission chargée de l’octroi de l’asile auprès de la présidence de la République indique qu’au cours des années 2014 et 2015, ses services n’ont enregistré aucune demande d’asile émanant de ressortissants turcs. En 2016, quatre ressortissants turcs ont déposé de telles demandes. Dans trois cas, le vice‑président a refusé l’asile et dans le quatrième la procédure a été close parce que la personne concernée n’avait pas été trouvée à l’adresse indiquée. Au cours de la période allant de janvier à août 2017, la seule demande enregistrée par cette commission l’a été par l’Agence nationale pour la protection des réfugiés, qui était compétente pour l’examiner.
63. Par une lettre du 14 août 2017, l’Agence nationale pour les réfugiés a indiqué que dans l’intervalle, entre le 1er janvier 2014 et le 8 août 2017, 39 ressortissants turcs avaient demandé à bénéficier de la protection internationale. À cette dernière date, la procédure était encore en cours dans quatre cas, elle avait été suspendue dans six cas et close sans examen dans huit cas. Dans les vingt-et-un autres cas, cette agence avait refusé l’octroi d’une protection et dans huit cas ses décisions avaient fait l’objet d’un recours devant les juridictions administratives, sur l’initiative des personnes concernées. L’Agence nationale pour les réfugiés a par ailleurs indiqué qu’en 2016, le délai moyen pour l’examen de ces demandes s’établissait à 62 jours.
64. Enfin, par une lettre du 17 août 2017, l’Agence nationale pour la sécurité nationale a fait savoir que, pendant la période comprise entre janvier 2015 et août 2017, elle avait suspendu l’exécution d’un arrêté ordonnant l’expulsion d’un étranger dans deux cas. La nationalité des personnes concernées n’a pas été indiquée.
4. L’Ombudsman de la rÉpublique de Bulgarie
65. Les parties pertinentes du rapport annuel de 2016 établi par le Bureau de l’Ombudsman, en sa capacité de mécanisme de prévention national, se lisent comme suit :
« Malheureusement, en 2016, plusieurs affaires ont retenu l’attention du fait des violations sérieuses du droit bulgare et du droit international humanitaire qui ont été commises pendant le renvoi forcé de ressortissants de pays non membres [de l’Union européenne]. L’expulsion en août 2016 [d’un] ressortissant turc a été particulièrement troublante du point de vue des droits de l’homme. À l’issue d’une procédure d’office engagée par l’Ombudsman en réponse à la publication d’articles dans les médias, cette institution a adopté une position claire et formelle et considéré que la mesure coercitive en cause avait violé les dispositions à la fois du droit bulgare et du droit international. L’Ombudsman, en sa capacité de mécanisme national de prévention, a attiré l’attention sur le fait que ce cas constituait une violation des articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que des articles 28 et 29 de la Constitution de la République de Bulgarie (...). (...) Selon la déclaration de l’Ombudsman, la personne renvoyée a été privée de la possibilité d’introduire un recours contre l’arrêté d’expulsion et d’organiser sa défense devant un tribunal. L’Ombudsman a également relevé que le ministère de l’Intérieur ne s’était pas conformé à l’obligation qui lui incombait de notifier l’institution de l’Ombudsman de (...) la reconduite imminente à la frontière.
(...) Les recommandations principales formulées par l’Ombudsman concernaient la manière dont les entretiens avec les personnes renvoyées avaient été menés avant leur reconduite à la frontière et l’absence d’un interprète officiel pendant ces entretiens ainsi que lors de l’établissement des documents relatifs aux personnes renvoyées. »
5. Les rapports établis sur la base du mémorandum d’accord entre la Direction générale de la police AUX frontières, Le Haut-Commissariat des nations unies pour les réfugiés et le comité helsinki de Bulgarie
66. Le 14 avril 2010, la Direction générale de la police aux frontières auprès du ministère de l’Intérieur de la Bulgarie (DGPF), la représentation du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) en Bulgarie et le Comité Helsinki de Bulgarie (CHB) ont signé un mémorandum d’accord en vue d’une supervision conjointe de l’accès des demandeurs asile aux procédures de protection internationale, ainsi que de leur protection contre les renvois forcés. En vertu des articles 7, 8 et 9 de ce mémorandum, la DGPF s’est engagée à prendre toutes les mesures nécessaires pour : garantir aux personnes demandant la protection internationale la possibilité d’être pleinement informées de leurs droits, notamment le droit de demander la protection internationale et le droit de bénéficier d’une assistance juridique ; mettre à la disposition des demandeurs d’asile les publications imprimées du HCR, du CHB et de l’Agence nationale pour les réfugiés ; faciliter le contact entre les demandeurs d’asile et les représentants du HCR et du CHB, et fournir toutes les informations pertinentes concernant les procédures de protection.
67. Le 30 juillet 2016, le groupe de travail tripartite établi dans le cadre de ce mémorandum a publié son rapport annuel 2015 (2015 Annual Border Monitoring Report, Access to Territory and International Protection) dont les passages pertinents sont rédigés comme suit :
“CHAPTER ІІІ
ACCESS TO THE TERRITORY AND THE PROCEDURE FOR INTERNATIONAL PROTECTION
3.1. Observance of the non-refoulement principle
[...] The access to the territory for asylum-seekers continued to be difficult in 2015. The most serious concerns in terms of the difficult access were once again due to the reported push-back practice applied by the authorities with respect to prima facie refugees. [...]
3.3 Registration
A major problem in 2015 continued to be the lack of adequate interpretation from the languages spoken by the main groups of individuals seeking protection. At the beginning of the year MOI substantially reduced the hourly rate for interpretation, which resulted in a mass withdrawal of interpreters from the procedures conducted by Border Police. This resulted in difficulties in terms of the communication of GDBP’s officers with the foreigners detained, the capacity to establish the detainees’ legal status and conduct the applicable procedure with respect to them within the 24-hour police detention. This is why, similar to the situation in 2014, the interpretation needed for declaring the claim for protection and the translation needed for the application itself was provided by GDBP’s officers with the relevant linguistic competence, in fewer cases by Frontex officers or in most cases by BHC’s translators.
The provision of interpretation/translation at the border is a fundamental safeguard for exercising the right to lodge an application for international protection, as the lack of interpretation deprives asylum-seekers of the possibility to communicate their wish to GDBP’s staff. [...]
4.4 The right to legal assistance
[...] in 2015, similar to the previous year, the state budget did not allocate funds for the provision of legal aid to asylum seekers detained at the border in the 24-hour police detention facilities within GDBP’s structures. This is why the National Bureau for Legal Aid did not provide any legal aid, counselling and representation for asylum seekers detained at the border in relation to their access to the territory and the procedure; legal assistance was ensured only by BHC with the financial support of UNHCR.”
68. Dans son rapport annuel de 2017 (2017 Annual Border Monitoring Report, Access to Territory and International Protection, publié le 25 juin 2018), le groupe de travail tripartite notait :
“One of the major deficiencies that was monitored in 2017 continued to be the lack of adequate interpreting services from the languages spoken by the main groups of individuals seeking protection. There were considerable difficulties in the communication of Border police officers with apprehended individuals, which resulted in overall lack of communication. Consequently, in the majority of the cases the interpretation was provided by the Border police officers who spoke the respective languages, in some cases - by Frontex officers and most often – by the BHC’s interpreters.
[...] The Government should ensure sustainable translation/interpretation services for the relevant border and migration authorities including in the border areas so that persons in need of international protection can communicate their needs promptly.”
6. LE DROIT PERTINENT DE L’UNION EUROPÉENNE ET LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE
1. La directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection
69. Les parties pertinentes de cette directive se lisent comme suit :
Article 4
Évaluation des faits et circonstances
« 1. Les États membres peuvent considérer qu’il appartient au demandeur de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale. Il appartient à l’État membre d’évaluer, en coopération avec le demandeur, les éléments pertinents de la demande.
2. Les éléments visés au paragraphe 1 correspondent aux déclarations du demandeur et à tous les documents dont le demandeur dispose concernant son âge, son passé, y compris ceux des parents à prendre en compte, son identité, sa ou ses nationalités, le ou les pays ainsi que le ou les lieux où il a résidé auparavant, ses demandes d’asile antérieures, son itinéraire, ses titres de voyage, ainsi que les raisons justifiant la demande de protection internationale.
3. Il convient de procéder à l’évaluation individuelle d’une demande de protection internationale en tenant compte des éléments suivants :
a) tous les faits pertinents concernant le pays d’origine au moment de statuer sur la demande, y compris les lois et règlements du pays d’origine et la manière dont ils sont appliqués ;
b) les informations et documents pertinents présentés par le demandeur, y compris les informations permettant de déterminer si le demandeur a fait ou pourrait faire l’objet de persécutions ou d’atteintes graves ;
c) le statut individuel et la situation personnelle du demandeur, y compris des facteurs comme son passé, son sexe et son âge, pour déterminer si, compte tenu de la situation personnelle du demandeur, les actes auxquels le demandeur a été ou risque d’être exposé pourraient être considérés comme une persécution ou une atteinte grave ;
d) le fait que, depuis qu’il a quitté son pays d’origine, le demandeur a ou non exercé des activités dont le seul but ou le but principal était de créer les conditions nécessaires pour présenter une demande de protection internationale, pour déterminer si ces activités l’exposeraient à une persécution ou à une atteinte grave s’il retournait dans ce pays ;
e) le fait qu’il est raisonnable de penser que le demandeur pourrait se prévaloir de la protection d’un autre pays dont il pourrait revendiquer la citoyenneté.
4. Le fait qu’un demandeur a déjà été persécuté ou a déjà subi des atteintes graves ou a déjà fait l’objet de menaces directes d’une telle persécution ou de telles atteintes est un indice sérieux de la crainte fondée du demandeur d’être persécuté ou du risque réel de subir des atteintes graves, sauf s’il existe de bonnes raisons de penser que cette persécution ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas.
5. Lorsque les États membres appliquent le principe selon lequel il appartient au demandeur d’étayer sa demande, et lorsque certains aspects des déclarations du demandeur ne sont pas étayés par des preuves documentaires ou autres, ces aspects ne nécessitent pas confirmation lorsque les conditions suivantes sont remplies :
a) le demandeur s’est réellement efforcé d’étayer sa demande ;
b) tous les éléments pertinents à la disposition du demandeur ont été présentés et une explication satisfaisante a été fournie quant à l’absence d’autres éléments probants ;
c) les déclarations du demandeur sont jugées cohérentes et plausibles et elles ne sont pas contredites par les informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande ;
d) le demandeur a présenté sa demande de protection internationale dès que possible, à moins qu’il puisse avancer de bonnes raisons pour ne pas l’avoir fait ; et
e) la crédibilité générale du demandeur a pu être établie. »
Article 21
Protection contre le refoulement
« 1. Les États membres respectent le principe de non-refoulement en vertu de leurs obligations internationales. (...) »
70. Dans l’affaire M.M. c. Minister for Justice, Equality and Law Reform e.a. (C-277/11, arrêt du 22 novembre 2012), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a précisé ce qui suit :
« 63. Ainsi qu’il ressort de son intitulé, l’article 4 de la directive (...) est relatif à l’« évaluation des faits et circonstances ».
64. En réalité, cette « évaluation » se déroule en deux étapes distinctes. La première étape concerne l’établissement des circonstances factuelles susceptibles de constituer les éléments de preuve au soutien de la demande, alors que la seconde étape est relative à l’appréciation juridique de ces éléments, consistant à décider si, au vu des faits caractérisant un cas d’espèce, les conditions de fond prévues par les articles 9 et 10 ou 15 de la directive (...) pour l’octroi d’une protection internationale sont remplies.
65. Or, selon l’article 4, paragraphe 1, de ladite directive, s’il appartient normalement au demandeur de présenter tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande, il n’en demeure pas moins qu’il incombe à l’État membre concerné de coopérer avec ce demandeur au stade de la détermination des éléments pertinents de cette demande.
66. Cette exigence de coopération à la charge de l’État membre signifie dès lors concrètement que, si, pour quelque raison que ce soit, les éléments fournis par le demandeur d’une protection internationale ne sont pas complets, actuels ou pertinents, il est nécessaire que l’État membre concerné coopère activement, à ce stade de la procédure, avec le demandeur pour permettre la réunion de l’ensemble des éléments de nature à étayer la demande. D’ailleurs, un État membre peut être mieux placé que le demandeur pour avoir accès à certains types de documents.
67. Au demeurant, l’interprétation énoncée au point précédent est corroborée par l’article 8, paragraphe 2, sous b), de la directive 2005/85, selon lequel les États membres veillent à ce que des informations précises et actualisées soient obtenues sur la situation générale existant dans les pays d’origine des demandeurs d’asile et, le cas échéant, dans les pays par lesquels ils ont transité. »
2. La directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale
71. Les parties pertinentes de cette directive se lisent comme suit :
Article 3
Champ d’application
« 1. La présente directive s’applique à toutes les demandes de protection internationale présentées sur le territoire des États membres, y compris à la frontière, (...) ainsi qu’au retrait de la protection internationale. »
Article 8
Information et conseil dans les centres de rétention et aux points de passage frontaliers
« 1. S’il existe des éléments donnant à penser que des ressortissants de pays tiers ou des apatrides placés en rétention dans des centres de rétention ou présents à des points de passage frontaliers, y compris les zones de transit aux frontières extérieures, peuvent souhaiter présenter une demande de protection internationale, les États membres leur fournissent des informations sur la possibilité de le faire. Dans ces centres de rétention et points de passage, les États membres prennent des dispositions en matière d’interprétation dans la mesure nécessaire pour faciliter l’accès à la procédure d’asile.
2. Les États membres veillent à ce que les organisations et les personnes qui fournissent des conseils et des orientations aux demandeurs puissent accéder effectivement aux demandeurs présents aux points de passage frontaliers, y compris aux zones de transit, aux frontières extérieures. Les États membres peuvent prévoir des règles relatives à la présence de ces organisations et de ces personnes à ces points de passage et, en particulier, soumettre l’accès à un accord avec les autorités compétentes des États membres. Des restrictions à cet accès ne peuvent être imposées que, lorsqu’en vertu du droit national, elles sont objectivement nécessaires à la sécurité, l’ordre public ou la gestion administrative des points de passage, pour autant que ledit accès n’en soit pas alors considérablement restreint ou rendu impossible. »
Article 9
Droit de rester dans l’État membre pendant l’examen de la demande
« 1. Les demandeurs sont autorisés à rester dans l’État membre, aux seules fins de la procédure, jusqu’à ce que l’autorité responsable de la détermination se soit prononcée conformément aux procédures en première instance prévues au chapitre III. Ce droit de rester dans l’État membre ne constitue pas un droit à un titre de séjour. (...) »
7. La Convention de genève de 1951 relative au statut des réfUGIéS
72. La Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés, que la Bulgarie a ratifiée le 12 mai 1993, prévoit en son article 33 :
Article 33
DÉFENSE D’EXPULSION ET DE REFOULEMENT
1. Aucun des États Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.
2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays.
8. Les Documents pertinents du Conseil de l’Europe
73. Les recommandations pertinentes du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe se trouvent résumées dans l’arrêt M.A. et autres c. Lituanie (no 59793/17, §§ 54-55, 11 décembre 2018). D’autres documents du Conseil de l’Europe sont cités ci-dessous.
1. Rapport de la visite d’information du Représentant spécial du Secrétaire général sur les migrations et les réfugiés, en Bulgarie du 13 au 17 novembre 2017 (SG/Inf(2018)18)
74. Les parties pertinentes de ce rapport se lisent comme suit :
« 3. ACCÈS À LA PROTECTION INTERNATIONALE
3.1. Contrôles aux frontières
Bien que les pressions migratoires aient progressivement diminué pendant l’année 2016, et plus particulièrement en 2017, les autorités bulgares ont continué d’appliquer des mesures strictes de contrôle aux frontières, qui risquent d’empêcher l’accès au territoire bulgare de personnes ayant besoin d’une protection internationale. (...) Il convient également de noter que l’absence d’interprétation dans des langues parlées par les étrangers dans les commissariats où ceux-ci sont placés pour avoir franchi illégalement la frontière - problème reconnu par les autorités bulgares elles-mêmes - empêche ou retarde l’identification des personnes ayant besoin d’une protection internationale, et aboutit par la même à des retards dans l’accès aux procédures d’asile et dans le placement de ces personnes en rétention administrative.
3.2. Refoulements
Pendant notre mission, nous avons reçu des informations de la part d’ONG concernant des renvois de migrants et de réfugiés de Bulgarie en Turquie sur une base hebdomadaire. (...)
4. PROCÉDURES D’ASILE
(...)
4.2. Informations
Les autorités fournissent des informations aux demandeurs d’asile concernant leurs droits et les procédures d’asile sous la forme de brochures et de posters, qui sont disponibles en bulgare, en anglais et en arabe. (...) Selon certaines informations que nous avons reçues, des demandeurs d’asile auraient signé des documents concernant leur retour volontaire en croyant qu’il s’agissait de documents médicaux. (...) Des acteurs non gouvernementaux, notamment le HCR, le Comité Helsinki de Bulgarie et d’autres ONG, fournissent des informations et des conseils aux demandeurs d’asile et facilitent l’interprétation dans les langues qu’ils parlent. Le défi que doivent relever les autorités bulgares pour garantir l’interprétation et fournir des informations aux demandeurs d’asile sur leurs droits est très important. Cependant, il convient de souligner qu’il incombe principalement à l’État de garantir l’interprétation dans le cadre de son devoir de garantir une procédure d’asile équitable et effective, (...) et de ne pas trop compter sur l’assistance des ONG.
4.3. Aide juridique
Selon le droit bulgare, les demandeurs d’asile peuvent demander une aide juridique auprès du Bureau national d’aide juridique pendant la procédure de détermination du statut de réfugié (procédures administratives), ainsi qu’au stade des cours d’appel. Cependant, les informations sur la disponibilité des services d’aide juridique financés par l’État ne sont pas transmises directement aux demandeurs d’asile et aux étrangers dans les centres d’accueil et d’enregistrement ni dans les centres fermés. (...) Nous avons également compris, au cours de nos discussions avec les autorités compétentes, que le budget disponible était plutôt limité et qu’il y avait en général un manque d’expertise en matière de droit des réfugiés et de normes internationales relatives aux droits de l’homme chez les avocats bulgares. (...) »
2. Le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l’Europe
75. Du 2 septembre au 6 octobre 2017, une délégation du CPT a effectué une visite en Bulgarie. Dans son rapport, rendu public le 4 mai 2018, le CPT indiquait ce qui suit en relation avec les droits des étrangers (original en anglais) :
« A. Establishments under the authority of the Ministry of Interior
(...) [D]espite earlier Committee’s recommendations (and assurances by the Bulgarian authorities given in their responses to previous reports and again at the outset of the 2017 visit), the forms available in most of the police establishments visited were still only in Bulgarian. Consequently, the CPT reiterates its recommendation that the form on rights be made available in an appropriate range of languages.
37. Several detained foreign nationals interviewed by the delegation claimed that they had been made to sign documents in the Bulgarian language without knowing their content. As mentioned above, no written information on rights was generally available in languages other than Bulgarian and some foreign nationals alleged that they had not been provided with any information (even verbal) in a language they understood. (...)
5. Special Home for Accommodation of Foreigners in Lyubimets
58. (...) Apart from a few posters on relevant legislation (in 3 – 4 languages) received from the UNHCR and the Bulgarian Helsinki Committee and stuck on the walls in corridors, [detained foreign nationals ] were unable to receive any written information on their rights, obligations and applicable procedures; the house rules only existed in Bulgarian and were supposed to be explained orally to newly-arrived detainees by the interviewing staff. (...)
The CPT recommends that steps be taken to ensure that all detained foreign nationals at the Special Home for Accommodation of Foreigners in Lyubimets are provided with adequate written information in languages they understand.
Further, it would be desirable for foreign nationals to receive a written translation in a language they understand of decisions regarding their detention/removal, as well as written and oral information on the modalities and deadlines for appealing against such decisions.
59. The delegation was told that the Home was sometimes visited by NGOs (especially the Bulgarian Helsinki Committee) whose representatives provided detained foreign nationals with information on their procedural rights and assisted them pro bono in their immigration and asylum procedures. However, there was no other form of legal assistance, as ex officio legal aid was (still) not foreseen in administrative proceedings. Consequently, the Committee reiterates its recommendation that the Bulgarian authorities take steps to extend the system of legal aid to detained foreign nationals, in all phases of the procedure. (...)
60. (...) The CPT recommends that steps be taken to ensure that foreign nationals detained at the Special Home for Accommodation of Foreigners in Lyubimets receive, when necessary, the assistance of qualified interpreters. The use of fellow detainees as interpreters should, in principle, be avoided. »
9. Les organisations internationales non gouvernementales au sujet des pratiques aux frontières en Bulgarie
1. Human Rights Watch
76. Dans un long rapport du 28 avril 2014 intitulé « Plan d’endiguement » : Refoulements et détention par la Bulgarie de demandeurs d’asile et de migrants en provenance de la Syrie et d’autre pays », Human Rights Watch décrivait comment, au cours des mois précédant la rédaction du rapport, la police bulgare aux frontières, faisant souvent un usage excessif de la force, avait sommairement renvoyé en Turquie des personnes qui étaient manifestement des demandeurs d’asile. Ces personnes avaient été refoulées à la frontière sans que les procédures appropriées aient été mises en œuvre et sans avoir eu la possibilité de déposer des demandes d’asile. Ce rapport appelait la Bulgarie à mettre fin aux expulsions sommaires à la frontière turque, à arrêter l’usage excessif de la force par les gardes-frontières et à améliorer le traitement des personnes détenues, ainsi que les conditions de détention dans les postes de police et les centres de rétention de migrants.
2. Amnesty International
77. Dans un rapport du mois de mai 2015 intitulé « Bulgaria: refugees, migrants and minority groups at risk of human rights violations, including hate crimes ; Amnesty International Submission to the UN Universal Periodic Review, May 2015 », Amnesty International exprimait des préoccupations au sujet des renvois sommaires de migrants vers la Turquie. Parmi les recommandations formulées figuraient les suivantes :
« Refugees and migrants
Halt the unlawful push-back of migrants and refugees across the border with Turkey and conduct prompt, effective, independent and impartial investigations into all allegations of such push-backs with a view to eradicating these practices;
Guarantee the release of persons who make an application for international protection, including those detained on the grounds of irregular entry or failure to produce identity documents in accordance with Bulgarian law; »
10. Informations sur la situation en Turquie pendant la période ayant suivi la tentative de coup d’état du mois de juillet 2016
1. Les déclarations du Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression et de la Représentante de l’OSCE pour la liberté des médias
78. Le 28 juillet 2016, le Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression et la Représentante de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour la liberté des médias ont alerté l’opinion sur les mesures adoptées par les autorités turques après la tentative de coup d’État. Tous deux ont rapporté que le gouvernement turc avait ordonné la fermeture de trois nouvelles agences de presse, seize chaînes de télévision, 23 chaînes de radio, 45 journaux et 15 magazines. Après la tentative de coup d’État, les autorités ont émis des mandats d’arrêt contre 89 journalistes et ont réussi à arrêter un grand nombre d’entre eux en l’espace de 24 heures. Elles ont bloqué l’accès à plus de 20 sites web d’organes de presse, révoqué les licences de 29 maisons d’édition et annulé un grand nombre d’accréditations de presse.
79. Les deux experts ont considéré qu’il était évident que cette vague de restrictions visant les groupes de presse n’était pas conforme aux standards internationaux élémentaires applicables aux mesures restrictives, même en période d’état d’urgence. Selon eux, la tentative de coup d’État ne pouvait justifier pareille attaque en règle destinée à faire taire toutes les voix, non seulement critiques, mais aussi analytiques et journalistiques. Ils ont estimé que l’ampleur et la soudaineté de ces mesures, où même les garanties essentielles d’une procédure régulière faisaient défaut, étaient choquantes et sans précédent dans l’histoire récente de la Turquie. Aux yeux des représentants, la purge infligée par le gouvernement turc aux professionnels et aux institutions qu’il percevait comme des voix dissidentes ou critiques, sur le seul fondement d’allégations d’appartenance au mouvement Gülen, violait les normes du droit international des droits de l’homme.
2. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
80. Dans ses rapports et déclarations sur la Turquie, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (ci-dessus « le Commissaire ») mettait en exergue les mesures excessives adoptées dans le cadre de l’état d’urgence en Turquie.
81. Dans sa déclaration du 20 juillet 2016 à la suite de la tentative de coup d’État, le Commissaire a constaté que les journalistes avaient été victimes de violences, de la part de putschistes, mais aussi de citoyens opposés au coup d’État, et que l’accès à plusieurs journaux électroniques avait de nouveau été bloqué.
82. Plus tard, le 26 juillet 2016, le Commissaire a publié une déclaration sur les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence en Turquie. Il se disait préoccupé par des informations indiquant, entre autres, des détentions sans accès à un juge pour des périodes pouvant aller jusqu’à trente jours et à l’absence d’accès à un avocat.
83. Le 7 octobre 2016, le Commissaire a publié un mémorandum sur les conséquences pour les droits de l’homme des mesures prises par les autorités turques dans le cadre de l’état d’urgence. Ce mémorandum examinait les aspects de droit pénal des mesures d’urgence ; les mesures administratives touchant les agents publics, la société civile et le secteur privé, ainsi que les membres des familles des suspects ; la question des voies de recours judiciaires contre ces mesures et plusieurs autres questions. Tout en reconnaissant la nécessité d’une action rapide et résolue pour faire face à la menace créée par les putschistes, le Commissaire concluait en insistant sur la nécessité pressante de revenir aux procédures et aux garanties ordinaires en mettant fin à l’état d’urgence dans les plus brefs délais.
84. Le 15 février 2017, le Commissaire a aussi rendu public un mémorandum consacré à la liberté d’expression et à la liberté des médias en Turquie, qui se fondait sur les constatations faites lors de deux visites dans le pays, en avril et en septembre 2016. Il y regrettait que les progrès tangibles en matière de liberté des médias et de liberté d’expression réalisés par la Turquie en coopération avec le Conseil de l’Europe, au prix de longs efforts, aient été interrompus et remis en cause les années précédentes, conduisant à une situation déjà alarmante au moment de la visite du Commissaire, en avril 2016. Le Commissaire déplorait qu’en appliquant trop largement les notions de « propagande terroriste » et de « soutien à une organisation terroriste », y compris à des déclarations et à des personnes qui, de toute évidence, n’incitaient pas à la violence, et en ayant recours de manière excessive aux dispositions punissant la diffamation, la Turquie s’était engagée dans une voie très dangereuse. Selon lui, la contestation légitime et la critique de la politique gouvernementale étaient vilipendées et réprimées, ce qui réduisait l’espace du débat public et démocratique et polarisait la société. Il estimait que la situation s’était considérablement dégradée depuis l’instauration de l’état d’urgence, qui conférait des pouvoirs discrétionnaires pratiquement illimités à l’exécutif turc et lui permettait d’appliquer des mesures radicales, y compris contre les médias et les ONG, sans avoir à produire de preuves ni à attendre de décision judiciaire, sur la seule base d’allégations d’accointances avec une organisation terroriste.
Le Commissaire ajoutait que le pluralisme et l’indépendance des médias figuraient parmi les victimes de ce phénomène, qui se caractérisait notamment par l’utilisation de fonds publics pour favoriser des médias progouvernementaux, par une censure omniprésente sur internet, par l’exclusion arbitraire de médias et de journalistes, par la prise de contrôle ou la fermeture de médias critiques envers les autorités, par des violences et des représailles exercées contre des professionnels des médias et par l’incarcération de plus de 150 journalistes.
Le Commissaire soulignait aussi que cette dégradation s’accompagnait d’une érosion de l’indépendance et de l’impartialité du système judiciaire turc. À ses yeux, si ce problème touchait l’ensemble du système judiciaire, c’était néanmoins le rôle des juges de paix statuant en matière pénale qui était le plus préoccupant, car ces formations pratiquaient désormais le harcèlement judiciaire pour faire taire l’opposition et les critiques légitimes et étaient à l’origine de certaines des violations les plus flagrantes du droit à la liberté d’expression.
3. Les organisations internationales non gouvernementales
85. Pendant la période comprise entre juillet et octobre 2016, des organisations internationales non gouvernementales, parmi lesquelles Reporters sans frontières, Amnesty International et Human Rights Watch, ont publié de nombreux articles et communiqués dénonçant les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence, et indiquant que, après la tentative de coup d’État, plus de 150 journalistes avaient été placés en détention provisoire sur la base d’accusations vagues et sans preuves suffisantes. Certaines de ces publications sont citées ci-dessous, à titre d’exemple.
1. Reporters sans frontières (RSF)
« Turquie : après la tentative de coup d’État, la purge des médias s’intensifie », communiqué publié sur le site internet de RSF le 23 juillet 2016, mis à jour le 25 juillet 2016
« Une semaine après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, Reporters sans frontières (RSF) dénonce l’intensification du harcèlement des médias critiques en Turquie.
Interpellations de journalistes, saisie de tirages complets, adoption de l’état d’urgence... (...)
“Personne ne conteste la légitimité des autorités turques à préserver l’ordre constitutionnel après cette tentative de coup d’État, déclare [le] responsable du bureau Europe de l’est et Asie centrale de RSF. Mais [le] caractère massif et arbitraire des attaques que subissent les médias turcs depuis une semaine évoque plutôt une volonté de revanche et de mise au pas. Il est temps que les autorités y mettent un terme.”
(...)
Un état d’urgence lourd de menaces
Conformément à la proposition du Conseil national de sécurité, le gouvernement (...) a décrété l’état d’urgence (OHAL) pour une durée de trois mois, le 20 juillet. Cet état d’urgence se fonde sur la loi no2935 de 1983, dont l’article 11(e) prévoit que “l’impression et la distribution de certains journaux, revues, brochures, livres, tracts et autres peuvent être interdites. Leur introduction dans la région soumise à l’état d’urgence peut être interdite et s’ils proviennent de l’extérieur, leur importation peut être soumise à l’autorisation des autorités. En cas d’interdiction, ces publications peuvent faire l’objet de saisie.”
La possibilité pour un particulier de saisir la Cour constitutionnelle en cas de violation de ses droits est suspendue, de même que la possibilité de contester une mesure administrative. (...) »
RSF dénonce les rafles de journalistes en Turquie, communiqué publié sur le site internet de RSF le 27 juillet 2016
« Dix jours après le coup d’État avorté, la purge contre les médias turcs prend des proportions toujours plus alarmantes. Depuis le 25 juillet 2016, ce sont 89 journalistes qui ont fait l’objet d’un mandat d’arrêt, dont une vingtaine sont déjà en garde à vue. RSF condamne une “chasse aux sorcières”.
À l’aube de ce 27 juillet, la police antiterroriste a lancé des recherches contre 47 anciens collaborateurs du quotidien Zaman (...), sur la base de mandats d’arrêt émis par un procureur d’Istanbul. Ces noms s’ajoutent à ceux de [42 journalistes déjà recherchés](https://www.theguardian.com/world/2016/jul/25/turkey-issues-arrest-warrants-42-journalists-attempted-coup?CMP=share_btn_tw) dans le cadre de l’enquête sur la confrérie Gülen, présentée par les autorités comme responsable de la tentative de coup d’État du 15 juillet.
“Il est difficile de croire que ces rafles toujours plus larges ne servent que l’objectif légitime de démasquer les putschistes et leurs complices, déclare [le] responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale. Il est triste d’avoir à le répéter : critiquer le gouvernement ou travailler pour des médias favorables à la confrérie Gülen ne sont en aucun cas des preuves d’une implication dans le coup d’État raté. Si les autorités ne peuvent apporter d’éléments plus crédibles, elles ne font que poursuivre des délits d’opinion, ce qui est intolérable.”
Favorable à la confrérie Gülen et très critique des autorités depuis quelques années, le quotidien Zaman avait été [placé sous tutelle judiciaire](https://rsf.org/fr/actualites/zaman-sous-tutelle-ou-sarretera-la-spirale-despotique-derdogan) en mars 2016. La police avait pris d’assaut les locaux du journal, dont la rédaction avait aussitôt été congédiée. La ligne éditoriale du titre avait changé à 180 degrés, si bien qu’il avait perdu la majeure partie de son lectorat et avait fini par être liquidé.
De nombreux précédents montrent que la justice turque procède souvent par association, accusant des journalistes d’appartenir à des organisations armées du fait d’accointances idéologiques supposées. En décembre 2011, 36 professionnels des médias [ont été arrêtés](https://rsf.org/fr/actualites/nouvelle-rafle-dans-laffaire-kck-une-quarantaine-de-journalistes-en-garde-vue) dans le cadre de l’enquête sur l’Union des communautés du Kurdistan (KCK, interdit). Entre 2008 et 2013, de nombreux autres journalistes [ont été placés en détention, ](https://rsf.org/fr/actualites/proces-odatv-la-justice-senfonce-dans-labsurde)soupçonnés d’appartenir au réseau ultranationaliste présumé “Ergenekon”. Dans un cas comme dans l’autre, les enquêtes n’ont pas été concluantes et les journalistes ont fini par être relâchés après de longues périodes de détention provisoire, jusqu’à plus de quatre ans. »
102 médias liquidés par décret :
la répression franchit un nouveau palier en Turquie, communiqué publié sur le site internet de RSF le 28 juillet 2016
« [RSF] est atterrée par la liquidation de 102 médias, le 27 juillet 2016, par les autorités turques. Près de deux semaines après la tentative de coup d’État, la purge des médias critiques prend un tour toujours plus dramatique.
Le deuxième décret-loi adopté dans le cadre de l’état d’urgence, dans la soirée du 27 juillet, ordonne la fermeture et l’expropriation de 45 journaux, 16 chaînes de télévision, 23 stations de radio, trois agences de presse et 15 magazines, auxquels s’ajoutent 29 maisons d’édition. (...) Tous sont soupçonnés de “collaboration” avec la confrérie de Fethullah Gülen, désignée par les autorités comme responsable du coup d’État avorté du 15 juillet dernier.
“Les autorités viennent d’éradiquer d’un trait de plume tout un pan du paysage médiatique, déplore [le] responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de RSF. Les dommages irréparables qu’elles infligent au pluralisme et à l’État de droit dépassent largement le cadre de l’état d’urgence. La répression du putsch avorté ne justifie en aucun cas une telle extrémité.”
Parmi les médias concernés figurent de grands titres nationaux tels que le journal Taraf ou le magazine Nokta, mais aussi de nombreux titres locaux. (...) Certains titres liquidés par le décret-loi avaient déjà été repris en main par les autorités, à l’image du quotidien Zaman, placé sous tutelle judiciaire en mars 2016.
Depuis le 25 juillet, des mandats d’arrêt [ont été émis](https://rsf.org/fr/actualites/rsf-denonce-les-rafles-de-journalistes-en-turquie) à l’encontre de 89 journalistes soupçonnés de liens avec la confrérie Gülen. Plusieurs dizaines d’entre eux sont d’ores et déjà en garde à vue. Certains avocats, craignant les représailles, refusent désormais de les défendre. D’autres préfèrent ne pas mettre en cause les procédures ouvertes contre leurs clients, de peur de voir appliquées les mesures permises par l’état d’urgence, comme l’extension à 30 jours de la garde à vue. »
86. Le 19 septembre 2016, RSF a publié un rapport intitulé « État d’urgence, État d’arbitraire » dont les passages pertinents se lisent ainsi :
« Incarcérations abusives de journalistes
En deux mois d’état d’urgence, des dizaines de journalistes réputés, de grands reporters et de rédacteurs de journaux et de magazines proches de la mouvance Gülen ont été placés en détention préventive. Au total, selon les trois principaux syndicats de journalistes, ce sont 200 journalistes qui ont été interpellés depuis la tentative de putsch du 15 juillet, dont 101 étaient toujours détenus au 14 septembre (...). La Turquie retrouve ainsi la palme de la “plus grande prison du monde” pour les professionnels des médias, un record qu’elle détenait déjà en 2012-2013 (...)
Un pur délit d’opinion
(...) Les rafles de journalistes frappent par leur caractère massif : 42 mandats d’arrêt émis le 25 juillet, 47 autres deux jours plus tard... Des procès-verbaux d’interrogatoires (que RSF a pu consulter) confirment que de nombreux journalistes sont essentiellement visés parce qu’ils travaillent pour des médias réputés proches du mouvement Gülen. Une activité professionnelle qui, pour la justice, équivaut à une appartenance à la confrérie, elle-même automatiquement assimilée à une complicité avec les putschistes du 15 juillet. Bien que les autorités, par la voix du chef de la diplomatie turque, Mevlüt Çavuşoğlu, aient assuré qu’elles faisaient le tri entre les putschistes et ceux « qui font du vrai journalisme », il semble bien qu’elles aient créé un crime d’opinion totalement incompatible avec la liberté d’expression. (...) Ainsi, les anciens collaborateurs du quotidien Zaman (« Le Temps ») sont arrêtés le 27 juillet 2016, accusés d’avoir «fait l’éloge d’une organisation terroriste» et « légitimé la tentative de coup d’État ». (...) Que leur reproche-t-on ? Essentiellement d’avoir continué à collaborer avec Zaman malgré l’enquête ouverte contre le directeur de la rédaction, Ekrem Dumanlı, accusé d’appartenance à la mouvance Gülen depuis que son journal a rapporté des faits de corruption impliquant plusieurs membres du gouvernement. Dans leurs dépositions, les prévenus en sont essentiellement réduits à retracer leur parcours professionnel et politique, soulignant leur incompatibilité avec un quelconque soutien au coup d’État avorté. (...)
Le droit à la défense piétiné
Conformément aux dispositions du premier décret-loi, de nombreux journalistes sont privés d’avocat pendant les premiers jours de leur garde à vue. (...) La répression consécutive à la tentative de putsch frappe de nombreux juges et procureurs et n’épargne pas les avocats, dont plusieurs ont été arrêtés, mis en examen ou ont fait l’objet de perquisitions. Ce climat d’intimidation décourage non seulement les avocats proches de la mouvance Gülen, mais aussi ceux qui militent pour les droits humains, d’assurer la défense de journalistes en garde à vue. (...)
Fermeture brutale de 102 médias
Le deuxième décret-loi adopté dans le cadre de l’état d’urgence, dans la soirée du 27 juillet, ordonne la fermeture et l’expropriation de 45 journaux, 16 chaînes de télévision, 23 stations de radio, 3 agences de presse et 15 magazines, auxquels s’ajoutent 29 maisons d’édition. Tous sont soupçonnés de « collaboration » avec la confrérie de Fethullah Gülen. Parmi les médias concernés figurent de grands titres nationaux tels que le journal Taraf ou le magazine Nokta, mais aussi de nombreux titres locaux. Cette liquidation n’est que le dernier clou au cercueil des quotidiens Zaman et Bugün ou des chaînes Samanyolu TV, Kanaltürk TV et Bugün TV : tous avaient déjà été placés sous tutelle judiciaire puis fermés à l’issue de deux opérations policières, en octobre 2015 et mars 2016, pour « complicité avec l’organisation FETÖ ». Il n’en reste pas moins qu’avec leur liquidation, les autorités raient d’un trait de plume tout un pan du paysage médiatique et infligent au pluralisme des dommages dont l’effet se fera encore sentir bien après la fin de l’état d’urgence. Avant sa mise sous tutelle en mars 2016, Zaman affichait l’un des premiers tirages du pays avec 900 000 exemplaires. Des responsables de médias locaux ont cependant reproché aux autorités de s’en prendre à des médias qui n’ont rien à voir avec le mouvement Gülen. (...) »
2. Amnesty International (AI)
« Les droits humains menacés par la répression du gouvernement », communiqué publié sur le site internet d’AI le 18 juillet 2016
« Dans les jours qui ont suivi la tentative de coup d’État, le gouvernement turc a mené des purges de grande envergure au sein de l’armée, de la justice et des départements civils du ministère de l’Intérieur (...) La vague d’arrestations et de suspensions est très préoccupante : le gouvernement turc faisant preuve d’une intolérance croissante vis-à-vis de la dissidence pacifique, cette répression risque de s’étendre aux journalistes et aux militants de la société civile. Ces derniers mois, les militants politiques, les journalistes et les personnes critiquant les responsables du gouvernement ou sa politique sont fréquemment pris pour cibles et des organes de presse ont été saisis », a déclaré [le] directeur pour l’Europe et l’Asie centrale à Amnesty International. »
« Les mandats d’arrêt contre 42 journalistes bafouent la liberté d’expression », communiqué publié sur le site internent d’AI le 25 juillet 2016
« En réaction à l’annonce selon laquelle les autorités turques ont décerné des mandats d’arrêt à 42 journalistes, la directrice adjointe d’Amnesty International pour l’Europe (...), a déclaré :
« Il s’agit de la dernière évolution préoccupante de ce qui s’apparente de plus en plus à une purge fondée sur l’affiliation politique. »
« En prenant pour cibles les journalistes, le gouvernement ne fait plus de distinction entre infractions pénales et critiques légitimes. Plutôt que d’intimider les journalistes pour les réduire au silence, les autorités turques devraient permettre à la presse de faire son travail et mettre immédiatement fin à cette répression de la liberté d’expression. »
Amnesty International a également appris qu’à la suite du coup d’État les autorités turques avaient bloqué l’accès à des sites d’information en ligne, et avaient révoqué les licences d’organes de presse. Des dizaines de journalistes ont également été privés de leur carte de presse. »
« La répression accrue des médias alimente un climat de peur », communiqué publié sur le site internent d’AI le 28 juillet 2016
« Alors que débute en Turquie la deuxième semaine d’un état d’urgence qui doit durer trois mois, la répression de la société civile et les atteintes à la liberté des médias sont parvenues à un niveau inquiétant et sans précédent, a déclaré Amnesty International.
Quatre-vingt-neuf journalistes se sont vu décerner un mandat d’arrêt ; plus de 40 ont déjà été arrêtés et d’autres sont entrés dans la clandestinité. Le second décret pris au titre de l’état d’urgence, le 27 juillet, a entraîné la fermeture de 131 médias et maisons d’édition.
« L’interpellation de journalistes en grand nombre et la fermeture de plusieurs médias constituent une attaque contre un secteur déjà affaibli par des années de répression. Ce second décret laisse peu de doute quant au fait que les autorités entendent réduire au silence les voix dissidentes, au mépris du droit international », a déclaré [le] directeur adjoint du programme Europe d’Amnesty International.
« Même dans le cadre de l’état d’urgence, les restrictions doivent être nécessaires et proportionnées, et servir un but légitime. Or, les dispositions des deux décrets pris au cours de la semaine du 25 juillet sont contraires à ces trois principes et contredisent totalement les déclarations des autorités, qui prétendent respecter les droits et la primauté du droit. »
Le premier décret, pris le 23 juillet, a étendu à 30 jours la durée maximale de détention avant inculpation. Amnesty International a révélé des informations crédibles selon lesquelles de nombreux détenus auraient subi des actes de torture et d’autres mauvais traitements. Par ailleurs, des avocats se sont vu interdire, en violation de la loi, tout contact avec leurs clients détenus.
Nous appelons une nouvelle fois les autorités turques à mettre fin à la torture et aux autres formes de mauvais traitements infligées à des détenus et à permettre à des observateurs internationaux de rendre visite à ces personnes sur leur lieu de détention.
« Il faut que les autorités traduisent en justice les responsables présumés d’homicides illégaux et d’autres atteintes aux droits humains commis lors de la tentative de coup d’État. Ce faisant, elles sont tenues de respecter le droit à un procès équitable, l’interdiction de la torture et les autres droits humains. La répression accrue de la liberté de la presse n’est pas conforme à ce but et est illégale », a déclaré [le directeur adjoint du programme Europe d’Amnesty International]. (...)
Les droits humains sont en danger en Turquie depuis la tentative de coup d’État sanglante du 15 juillet. En effet, les autorités ont réagi immédiatement en déclenchant une répression d’une ampleur exceptionnelle, qui se poursuit depuis l’instauration de l’état d’urgence cinq jours plus tard. (...) »
3. Human Rights Watch (HRW)
“Turkey: Media Shut Down, Journalists Detained
State of Emergency Crackdown Accelerates”, communiqué publié sur le site internet de HRW le 28 juillet 2016 (original en anglais)
« (...) The Turkish government’s news media shutdown shows how the State of Emergency law is being used to deny the right to free speech beyond any legitimate aim of upholding public order today. The government ordered 131 newspapers, news agencies, publishers, television, and radio stations to close down. (...)
“The government crackdown is on media outlets and journalists it accuses of being linked to the Fethullah Gülen movement, which it blames for the foiled military coup,” said [the] Turkey director at Human Rights Watch. “In the absence of any evidence of their role or participation in the violent attempt to overthrow the government, we strongly condemn this accelerated assault on the media, which further undermines Turkey’s democratic credentials.”
The decree orders the closure of 45 newspapers, 15 magazines, 16 TV channels, 23 radio stations, 3 news agencies, and 29 publishers and distributors. Among them are the dailies Taraf and Özgür Düşünce newspaper, the Cihan News Agency, and Can Erzincan TV.
Earlier on July 27, media reported that an Istanbul prosecutor had issued an arrest warrant for 47 journalists, media workers and executives who worked for the daily Zaman newspaper before it was taken over by government-appointed trustees in March 2016. (...)
On July 25, the daily Sabah newspaper reported that another Istanbul prosecutor had issued arrest warrants for 42 journalists working for various other media. (...) »
4. Country Reports on Human Rights Practices for 2019 United States Department of State, Bureau of Democracy, Human Rights and Labor, publié le 11 mars 2020 (original en anglais)
« Section 2. Respect for Civil Liberties, Including:
a. Freedom of Expression, Including for the Press
The constitution and law provide for freedom of expression within certain limits, and the government restricted freedom of expression, including for the press, throughout the year. (...)
Many involved in journalism reported that the government’s prosecution of journalists representing major opposition and independent newspapers and its jailing of journalists during the preceding three years hindered freedom of speech and that self-censorship was widespread amid fear that criticizing the government could prompt reprisals. (...)
The government convicted and sentenced hundreds of individuals for exercising their freedom of expression. According to a poll by Reuters conducted in 2018 as part of its Digital News Report: Turkey Supplementary Report, 65 percent of respondents in Turkey stated, “...concern that openly expressing their views online could get them into trouble with the authorities.”
Expression critical of the government was frequently met with criminal charges alleging affiliation with terrorist groups or terrorism. (...)
The government often categorized imprisoned journalists from Kurdish-language outlets or alleged pro-Gulen publications as “terrorists,” alleging ties to the PKK and the Gulen movement. (...)
An unknown number of journalists were outside the country and did not return due to fear of arrest, according to the Journalists Association. Hundreds more remained out of work after the government closed more than 200 media companies allegedly affiliated with the PKK or Gulen movement, mostly in 2016-17, as part of its response to the 2016 coup attempt.
Freedom of Expression: Individuals in many cases could not criticize the state or government publicly without risk of civil or criminal suits or investigation, and the government restricted expression by individuals sympathetic to some religious, political, or cultural viewpoints. At times those who wrote or spoke on sensitive topics or in ways critical of the government risked investigation, fines, criminal charges, job loss, and imprisonment (...)
Press and Media, Including Online Media: Mainstream print media and television stations were largely controlled by progovernment holding companies heavily influenced by the ruling party. Reporters Without Borders estimated the government was able to exert power in the administration of 90 percent of the most-watched television stations and most-read national daily newspapers. Only a small fraction of the holding companies’ profits came from media revenue, and their other commercial interests impeded media independence, encouraged a climate of self-censorship, and limited the scope of public debate. (...)
Government prosecution of independent journalists limited media freedom throughout the year. In April 2018, 14 persons affiliated with the leading independent newspaper, Cumhuriyet, were convicted of aiding terrorist organizations, citing their reporting as part of the evidence against the accused, and sentenced to prison terms of between three and seven years. The court placed the journalists on probation and banned them from traveling abroad until the appeals process concluded. In April six defendants returned to prison after an appeals court upheld their convictions. Following a Supreme Court of Appeals ruling in September that dismissed most of the cases, only one former staff member remained jailed, but travel bans on the others remained in place. The original court set aside the Supreme Court of Appeals ruling and held a retrial for 13 of the original defendants in November, acquitting one and ruling against the Supreme Court of Appeals’ decision for the other 12. The case continued at year’s end as the defendants appealed the decision.
Additional journalists whose detentions were considered politically motivated included four journalists and editors who had worked for the now-closed, Gulen-linked Zaman newspaper. Authorities arrested the four in 2016, and they remained in detention on terrorism and coup-related charges. International human rights organizations condemned the sentences of six other journalists sentenced to aggravated life prison sentences on February 16 for alleged links to the 2016 coup attempt. On July 6, courts convicted an additional six journalists associated with the closed Zaman newspaper of terrorism-related charges and sentenced them to between eight and more than 10 years’ imprisonment.
In several cases the government barred journalists from travelling outside the country.
EN DROIT
1. sur les violations alléguées DES ARTICLES 3 et 13 DE LA CONVENTION
87. Le requérant reproche aux autorités bulgares d’avoir refusé d’ouvrir une procédure d’asile le concernant, de l’avoir renvoyé en Turquie et de l’avoir ainsi exposé à un risque réel de subir des mauvais traitements. Il invoque les articles 3 et 13 de la Convention, ainsi libellés :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
88. Compte tenu de la nature et de la substance des allégations exprimées par le requérant en l’espèce, la Cour estime qu’il convient d’analyser ensemble les griefs formulés sous l’angle des articles 3 et 13.
1. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties
89. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes en assurant que le requérant a omis d’introduire une demande de protection fondée sur l’article 4 de la loi sur les réfugiés (paragraphe 57 ci-dessus). Il avance que, selon cette disposition, le requérant avait l’obligation de se présenter immédiatement aux autorités bulgares compétentes et d’indiquer les raisons pour lesquelles il avait traversé la frontière de manière illégale. Selon le Gouvernement, l’intéressé aurait ainsi dû faire valoir que sa vie et sa liberté étaient menacées dans le pays d’où il arrivait, et ces motifs auraient fondé une demande de protection en Bulgarie. Le Gouvernement indique qu’au lieu de cela, le requérant a essayé de transiter par la Bulgarie dans le but d’atteindre un autre pays de l’Union européenne, sans formuler de demande de protection en Bulgarie.
90. Le Gouvernement ajoute que pour ce qui est des faits qui ont suivi l’interpellation du requérant par les autorités roumaines, puis par les autorités bulgares, le dossier ne contient aucun élément démontrant que celui-ci, ou l’un de ses compagnons de nationalité turque, ait demandé l’asile ou toute autre mesure de protection auprès d’une autorité ou d’une autre. Il précise que, tout au long de la détention du requérant et de ses compagnons de voyage, les autorités bulgares ont utilisé des moyens de traduction vers des langues que les intéressés comprenaient. Il considère qu’il est donc manifeste que le requérant a ainsi reçu, oralement et par écrit, l’information nécessaire quant à sa situation et aux possibilités qui s’offraient à lui . Le Gouvernement en conclut qu’aucune raison spécifique ne permet d’estimer que le requérant était exonéré de l’obligation d’épuiser les voies de droit disponibles en Bulgarie, conformes aux normes internationales de protection applicables en la matière.
91. Le requérant réplique qu’il n’a pas bénéficié d’un accès effectif à la procédure nationale de demande d’asile. Il indique tout d’abord qu’à aucun moment pendant sa détention les autorités bulgares ne lui ont fourni d’informations sur cette procédure. Il avance ensuite qu’il a formulé, oralement et par écrit, sa demande d’asile dès son premier contact avec les autorités bulgares, et à plusieurs reprises plus tard (paragraphes 20-22 ci‑dessus). Il dit ne pas avoir pu faire enregistrer sa demande du fait de sa détention sur le territoire bulgare et du fait que les autorités qui le retenaient ont failli à leur obligation de transmettre sa demande à l’Agence nationale pour les réfugiés. De plus, selon lui, ces autorités l’ont privé du droit de bénéficier de l’assistance d’un avocat et d’un interprète dans cette démarche et elles l’ont renvoyé hâtivement en Turquie. Elles ne lui auraient pas non plus laissé la possibilité de s’entretenir avec un avocat de son choix ou avec une organisation non gouvernementale qui auraient pu prendre en charge sa protection juridique.
92. Le requérant rapporte qu’à plusieurs reprises au cours des 24 heures pendant lesquelles il a été retenu sur le territoire bulgare il a été contraint de signer des documents rédigés en bulgare qui ne lui auraient pas été dûment traduits. Il estime qu’il s’agit de documents officiels remplis à la hâte, ce dont témoigneraient certaines erreurs et omissions, par exemple l’incohérence dans les deux versions du document censé l’informer sur ses droits ou l’oubli d’établir les arrêtés de détention au centre de Lyubimets (paragraphe 29 ci-dessus). Il considère ainsi que l’on ne saurait valablement conclure de ces documents qu’il a renoncé à son droit de demander la protection internationale en Bulgarie.
2. Appréciation de la Cour
93. La Cour observe que le cœur de l’exception soulevée par le Gouvernement touche à la question de savoir si le requérant a présenté une demande de protection internationale qui était susceptible d’être examinée dans le cadre de la procédure interne. Elle estime que cette question est intimement liée aux allégations du requérant selon lesquelles son renvoi en Turquie et l’absence de toute appréciation individualisée de son cas par les autorités bulgares l’ont exposé au risque de subir une détention, des mauvais traitements et des poursuites pénales qui auraient eu pour seule motivation ses activités professionnelles de journaliste au sein d’un groupe de presse perçu comme critique envers le pouvoir politique en place. La Cour relève que par ailleurs, les versions des faits livrées par les parties sur la question de l’examen de ces points par les autorités bulgares présentent des divergences significatives. Elle considère qu’il convient dès lors de joindre l’analyse de l’exception soulevée à cet égard à l’examen au fond des griefs formulés sous l’angle des articles 3 et 13 de la Convention.
94. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
2. Sur le fond
1. Le requérant
95. Le requérant allègue tout d’abord qu’il a exprimé son souhait d’introduire une demande de protection internationale en Bulgarie, dans un premier temps lorsqu’il a été arrêté à la frontière bulgaro-roumaine et, plus tard, au cours de sa détention des 14 et 15 octobre 2016. Il dit qu’en plus de ses déclarations orales, il a fait une demande d’asile écrite, non datée, dont il n’a pas reçu de copie. Le requérant ajoute que le document soumis par le Gouvernement dans la présente affaire montre qu’il a communiqué les motifs de sa demande d’asile, lesquels ont selon l’intéressé été notés par les autorités bulgares, à savoir notamment ses craintes liées au fait qu’il avait été recherché par la police après avoir été licencié de son poste de journaliste dans un groupe de presse qui était perçu comme critique envers le pouvoir en place (paragraphe 35 ci-dessus). Pour ce qui est des autres documents présentés par le Gouvernement, le requérant expose qu’il ne pouvait pas en déchiffrer le contenu, qu’il n’a pas bénéficié de l’assistance d’un interprète au moment de les signer et qu’ils ne contiennent pas d’information permettant de conclure qu’il n’aurait pas souhaité demander une protection ou qu’il aurait refusé une telle protection (voir aussi les paragraphes 91 et 92 ci-dessus).
96. Le requérant indique ensuite que les autorités bulgares disposaient de suffisamment de données qui corroboraient et expliquaient ses craintes. Il ajoute en particulier que tous ses compagnons de voyage ont fait référence à des motifs similaires pour justifier leur fuite hors de leur pays d’origine (paragraphes 36-37 ci-dessus). De plus, selon le requérant, les autorités bulgares ont été informées par le biais du consulat turc à Bourgas que les autorités turques soupçonnaient le requérant et ses compagnons d’être impliqués dans la tentative de coup d’État et d’être des sympathisants de Fetullah Gülen (paragraphe 39 ci-dessus).
97. Cela étant, le requérant assure qu’il était notoire, dès l’époque de son renvoi, que la situation générale en Turquie après la tentative de coup d’État et l’instauration de l’état d’urgence était à ce point problématique qu’il existait un risque pour les personnes identifiées comme des opposants au régime politique en place et suspectées de soutenir Fetullah Gülen, y compris des journalistes, de subir des atteintes injustifiées à leurs droits tels que protégés par la Convention. Il ajoute que de nombreux rapports internationaux en attestaient (paragraphes 78 et suiv. ci-dessus). Il estime que les autorités nationales ne pouvaient pas prétendre qu’elles ne disposaient pas d’informations suffisantes à cet égard compte tenu de la large diffusion de l’information à l’échelle internationale.
98. À cet égard, le requérant s’appuie également sur le fait qu’environ deux mois avant les faits litigieux, des médias bulgares et l’Ombudsman de la République avaient abondamment critiqué le renvoi d’un ressortissant turc accusé d’appartenir au FETÖ/PDY, notamment dans le contexte d’un état d’urgence suscitant des doutes au sujet du respect des droits découlant de la Convention (paragraphe 65 ci-dessus). Le requérant considère par ailleurs que l’État bulgare ne peut pas simplement s’appuyer sur l’obligation pesant sur la Turquie de respecter ses engagements au titre de la Convention, même en période d’état d’urgence, mais qu’il doit lui-même assumer ses propres obligations en tant qu’État contractant. Il estime dès lors que l’on pouvait attendre des autorités bulgares qu’elles évaluent, à la lumière des informations disponibles, la situation de l’état d’urgence en Turquie et les mesures y afférentes afin d’établir s’il existait pour le requérant le risque de subir des atteintes injustifiées à ses droits tels que protégés par l’article 3 de la Convention. Il précise qu’aucun agent de l’État bulgare ayant été en contact avec lui et ses compagnons n’a procédé à une telle évaluation. Le requérant qualifie ce défaut d’examen allégué d’intentionnel, compte tenu notamment de la connaissance dont disposaient selon lui les autorités bulgares de la situation politique en Turquie, évoquée ci-dessus.
99. Le requérant indique, enfin, que des rapports internationaux établis après son renvoi en Turquie confirment l’existence de faits de persécution et de détention arbitraire de journalistes qui auraient été perpétrés sous le couvert d’un état d’urgence temporaire, une réalité de laquelle aurait relevé son cas précis.
100. Ainsi, au regard des circonstances factuelles qu’il expose (paragraphes 19-28) et de ses observations (paragraphes 95-99 ci-dessus), le requérant reproche encore aux autorités bulgares, sous l’angle de l’article 13, de l’avoir empêché d’accéder aux procédures internes grâce auxquelles il aurait pu présenter son grief formulé sous l’angle de l’article 3. Il indique que l’accès à ces procédures lui a été barré compte tenu notamment de l’attitude des autorités qui l’ont détenu et ont mis en œuvre son renvoi précipité en Turquie. Il souligne que, à chaque instant au cours des faits litigieux, il s’est trouvé entre les mains des autorités bulgares auprès desquelles il aurait formulé à plusieurs reprises oralement, et une fois par écrit, une demande d’asile. Il ajoute que la brièveté du laps de temps qui s’est écoulé entre sa tentative de faire valoir ses droits par le biais de la procédure destinée aux demandeurs d’asile et son renvoi en Turquie a exclu toute possibilité de voir sa demande d’asile examinée par les autorités compétentes.
2. Le Gouvernement
101. Le Gouvernement explique que le dossier contient suffisamment de preuves indiquant selon lui de manière incontestable, claire et non ambiguë que le requérant n’avait pas l’intention de solliciter la protection de la Bulgarie pour parer aux craintes qu’il disait nourrir pour sa vie en Turquie, ni qu’il a fait une demande de protection dans ce sens au cours de sa détention. Selon le Gouvernement, la seule information que le requérant ait communiquée aux autorités bulgares au sujet de sa situation individuelle était sa volonté de quitter la Turquie pour se rendre en Allemagne parce qu’il avait perdu son emploi de journaliste. Le Gouvernement en conclut que le seul but du requérant était de transiter par la Bulgarie.
102. Par ailleurs, le Gouvernement explique qu’au moment des faits litigieux, le requérant a obtenu une traduction des documents l’informant de ses droits en relation avec son arrestation, sa détention et son renvoi en Turquie.
103. Le Gouvernement ajoute qu’au moment des faits litigieux, rien ne démontrait l’existence de motifs sérieux de croire que le requérant courrait un risque réel et personnel en cas de retour dans son pays d’origine.
104. Selon le Gouvernement, le requérant n’a pas affirmé auprès des autorités bulgares qu’un retour en Turquie l’exposerait à des traitements contraires à l’article 3, ce qui, le cas échéant, aurait conduit ces autorités à procéder à une évaluation appropriée de la situation et à adopter des mesures visant à éviter ce risque. En particulier, selon le Gouvernement, le requérant n’a affirmé ni aux autorités bulgares ni devant la Cour qu’il aurait existé des documents attestant qu’il avait subi des traitements inhumains et dégradants avant son départ de la Turquie. Il n’aurait pas non plus signalé que ses proches en Turquie auraient été exposés à de tels traitements. Le requérant n’aurait pas relaté qu’il aurait été l’auteur de publications et de déclarations dans les médias turcs qui démontraient sans conteste qu’il entrait dans la catégorie des personnes menacées. Dans ce sens, aux yeux du Gouvernement, au-delà de l’information contenue dans les sources d’origine internationale au sujet de la situation en Turquie, les autorités bulgares n’avaient pas de raison de considérer que le retour du requérant dans son pays l’exposerait à un risque réel de violation de ses droits tels que protégés par l’article 3.
105. Le Gouvernement argue en outre qu’au moment des faits litigieux, seulement trois mois environ s’étaient écoulés depuis que l’état d’urgence avait été proclamé en Turquie en conséquence de la tentative de coup d’État. Il ajoute qu’il s’agit en principe d’une mesure exceptionnelle et temporaire qui n’est pas contraire à la Convention. Il indique que la Turquie étant une Partie contractante à la Convention, la responsabilité qui lui incombait de protéger les droits des personnes se trouvant sous sa juridiction au regard de l’article 3, même dans une situation d’état d’urgence, se trouvait pleinement engagée.
106. Enfin, s’agissant de la possibilité pour le requérant de bénéficier d’un recours effectif en Bulgarie, tel que prévu par l’article 13, et d’exposer devant les autorités internes les allégations formulées ci-dessus, le Gouvernement renvoie aux procédures définies dans la loi sur l’asile et les réfugiés (paragraphes 57-59 ci-dessus). Il réitère que, selon lui, le requérant ne s’est pas prévalu de ces procédures, lesquelles lui auraient ouvert, le cas échéant, la voie vers l’octroi d’un statut de réfugié ou d’une protection humanitaire.
3. Appréciation de la Cour
107. La Cour relève d’emblée, au vu des éléments du dossier et des observations des parties, que la question cruciale à laquelle il lui faut répondre dans la présente affaire est celle de savoir si le requérant a recherché la protection internationale de la Bulgarie, en exposant, au moins en substance, aux autorités de cet État ses craintes de subir une violation de ses droits tels que protégés par l’article 3 en cas de retour en Turquie et, dans l’affirmative, si cette demande a été examinée dans le cadre d’une procédure nationale conforme aux exigences de l’article 13. Il convient de noter que les parties présentent les faits et interprètent les pièces versées au dossier de manière divergente.
1. Rappel des principes généraux en matière d’éloignement des étrangers
a) au regard de l’article 3
108. Les principes applicables en matière d’éloignement des étrangers au regard de l’article 3 ont été résumés dans les arrêts J.K. et autres c. Suède ([GC], no 59166/12, §§ 77-105, 23 août 2016) et F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, §§ 110-127, 23 mars 2016).
109. En particulier, la Cour rappelle qu’elle a maintes fois reconnu l’importance du principe de non‑refoulement (voir, par exemple, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 286, CEDH 2011, et M.A. c. Chypre, no 41872/10, § 133, CEDH 2013 (extraits)). Le souci légitime des États de déjouer les tentatives de plus en plus fréquentes de contourner les restrictions à l’immigration ne saurait aller jusqu’à rendre ineffective la protection accordée par la Convention, notamment celle de l’article 3 (N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, § 184, 13 février 2020, avec les références qui s’y trouvent citées). L’expulsion d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3 de la Convention lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (voir, parmi beaucoup d’autres, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 365, F.G. c. Suède, § 111, et J.K. et autres c. Suède, précité, § 79).
110. La préoccupation essentielle de la Cour dans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un demandeur d’asile « est de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers le pays qu’il a fui » (J.K. et autres c. Suède, précité, § 78, avec les références qui s’y trouvent citées).
111. Dans de telles affaires, la Cour se garde d’examiner elle-même les demandes de protection internationale ou de vérifier la manière dont les États contrôlent l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. Ce sont en effet les autorités nationales qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis et qui sont, à ce titre, tenues d’examiner les craintes exprimées par les requérants et d’évaluer les risques qu’ils encourent en cas de renvoi dans le pays de destination au regard de l’article 3. Cela résulte du principe de subsidiarité qui est à la base du système de la Convention. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention (J.K. et autres c. Suède, § 84, précité). En conséquence, dans ce type d’affaires, l’obligation de protéger l’intégrité des intéressés que l’article 3 fait peser sur les autorités s’exécute en premier lieu par la voie de procédures adéquates permettant un tel examen (F.G. c. Suède, § 117, précité).
112. Dans le cadre de ces procédures, en réalité, l’obligation d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents de la cause pendant la procédure d’asile est partagée entre le demandeur d’asile et les autorités chargées de l’immigration. Le demandeur d’asile est normalement la seule partie à pouvoir fournir des informations sur sa situation personnelle. Sur ce point, la charge de la preuve doit donc en principe reposer sur l’intéressé, lequel doit présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments relatifs à sa situation personnelle qui sont nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale (J.K. et autres c. Suède, précité, § 96). Eu égard toutefois au caractère absolu du droit garanti par l’article 3 de la Convention, et à la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, si un État contractant est informé de faits, relatifs à un individu donné, propres à exposer celui-ci à un risque de mauvais traitements contraires à ladite disposition en cas de retour dans le pays en question, les obligations découlant pour les États de l’article 3 de la Convention impliquent que les autorités évaluent ce risque d’office (F.G. c. Suède, précité, § 127).
113. En ce qui concerne l’évaluation de la situation générale régnant dans un pays donné, les autorités nationales qui examinent une demande de protection internationale ont pleinement accès aux informations. Pour cette raison, la situation générale dans un autre pays doit être établie d’office par les autorités nationales compétentes en matière d’immigration (J.K. et autres c. Suède, précité, § 98 ; voir également F.G. c. Suède, précité, § 126).
b) au regard de l’article 13
114. La Cour rappelle que l’article 13 garantit l’existence en droit interne de recours permettant de dénoncer les atteintes aux droits et libertés protégés par la Convention. Ainsi, même si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition, il faut qu’existe au niveau interne un recours dans le cadre duquel l’instance nationale compétente peut examiner les griefs que l’on peut estimer « défendables » au regard de la Convention et ordonner le redressement approprié. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief tiré de la Convention, mais le recours doit en tout cas être « effectif » en pratique comme en droit, c’est-à-dire, notamment, que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État (voir, parmi beaucoup d’autres, De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 179-180, 23 février 2017).
115. L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (voir, parmi beaucoup d’autres, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI).
116. Il ressort de la jurisprudence que le grief d’une personne selon lequel son renvoi vers un État tiers l’exposerait à des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention « doit impérativement faire l’objet d’un contrôle attentif par une « instance nationale » (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005-III ; voir aussi Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 39, CEDH 2000‑VIII). Ce principe a conduit la Cour à juger que la notion de « recours effectif » au sens de l’article 13 combiné avec l’article 3 requiert, d’une part, « un examen indépendant et rigoureux » de tout grief, soulevé par une personne se trouvant dans une telle situation, aux termes duquel « il existe des motifs sérieux de croire à l’existence d’un risque réel de traitements contraires à l’article 3 » et, d’autre part, « la possibilité de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse » (arrêts précités, § 460 et § 50 respectivement, ainsi que Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 198, CEDH 2012). Par ailleurs, la Cour a déjà affirmé que le défaut d’information constitue un obstacle majeur à l’accès aux procédures d’asile (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 304). Elle réitère l’importance de garantir aux personnes concernées par une mesure d’éloignement, mesure dont les conséquences sont potentiellement irréversibles, le droit d’obtenir des informations suffisantes leur permettant d’avoir un accès effectif aux procédures et d’étayer leurs griefs (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 204). Enfin, le fait que l’intéressé ait omis de demander expressément l’asile, eu égard aux circonstances indiquant à une situation de non-respect systématique des droits de l’homme, ne dispensait pas l’État de respecter ses obligations au titre de l’article 3 de la Convention (Ibid., § 133).
2. Application de ces principes en l’espèce
117. La Cour note d’emblée que, dans la présente affaire, le requérant, un journaliste du quotidien turc Zaman qui avait été licencié à une date postérieure au placement de ce journal sous la tutelle de l’État et au plus tard après la tentative de coup d’État (paragraphes 13 et 35 ci-dessus), avance avoir été exposé par les autorités bulgares à des risques de violation de ses droits tels que protégés par l’article 3. Ces risques s’expliquaient selon lui par sa situation personnelle envisagée dans le contexte des conditions qui régnaient en Turquie après la tentative de coup d’État, et notamment des mesures prises à l’égard des journalistes dans le cadre de l’état d’urgence.
118. La Cour estime, compte tenu du contexte très particulier de l’époque en question en Turquie (paragraphes 78 et suiv. ci-dessus) qu’elle doit rechercher si le requérant a fait part de ses craintes aux autorités bulgares avant son renvoi en Turquie et, dans l’affirmative, si ces dernières ont, avant de le remettre aux autorités turques le 15 octobre 2016, conduit une évaluation adéquate du risque de voir ses craintes se concrétiser (voir, mutatis mutandis, Babajanov c. Turquie, no 49867/08, § 43, 10 mai 2016, Amerkhanov c. Turquie, no 16026/12, § 52, 5 juin 2018, et M.A. et autres c. Lituanie, no 59793/17, § 105, 11 décembre 2018). La Cour ajoute à cet égard que, afin que les obligations de l’État découlant de l’article 3 soient effectivement remplies, une personne demandant la protection internationale doit bénéficier des garanties contre le retour dans son pays d’origine tant que ses allégations ne soient attentivement examinées (M.K. et autres c. Pologne, nos 40503/17 et 2 autres, § 179, 23 juillet 2020). Elle prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel le droit bulgare offrait des procédures permettant l’examen de telles allégations et donc un accès au statut de réfugié ou à la protection humanitaire (paragraphe 106 ci-dessus). Pour sa part, la Cour estime opportun d’indiquer que les dispositions en matière d’asile du droit de l’Union Européenne embrassent explicitement le principe de non-refoulement (paragraphes 69-71 ci-dessus). Ces dispositions (i) visent clairement à garantir à tous les demandeurs d’asile un accès effectif à une procédure permettant l’évaluation de leurs demandes de protection internationale (Sharifi et autres c. Italie et Grèce, no 16643/09, § 169, 21 octobre 2014), et (ii) obligent l’État à assurer aux personnes ayant introduit des demandes de protection internationale la possibilité de rester dans le pays en question jusqu’à l’examen de leurs demandes (M.K. et autres c. Pologne, précité, § 181).
119. Le droit bulgare prévoit explicitement que les autorités assurant le contrôle aux frontières sont dans l’obligation d’accueillir les demandes d’asile soumises à la frontière. En effet, la loi et la législation secondaire disposent que lorsque la police aux frontières détecte des indices montrant que la personne détenue souhaite déposer une demande de protection internationale, ces autorités sont dans l’obligation de lui fournir des informations sur les procédures, ainsi qu’une traduction. La demande et tous les documents établis au cours de la détention sont transmis directement, par tous les moyens de communication disponibles, à l’Agence nationale pour les réfugiés (paragraphes 59-60 ci-dessus). La loi n’autorise pas la police aux frontières à refuser une demande de protection ou à statuer sur la question de savoir si la demande doit être examinée sur le fond ou pas. Seule l’Agence nationale pour les réfugiés peut prendre pareille décision (paragraphe 58 ci-dessus).
a) Sur la question de savoir si le requérant a exprimé ses craintes devant les autorités bulgares d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 en cas de retour en Turquie
120. Le désaccord principal entre les parties dans la présente affaire porte sur la question de savoir si le requérant a réellement exprimé sa volonté de rechercher la protection internationale de la Bulgarie, en exposant ses craintes de subir de mauvais traitements s’il retournait dans son pays (paragraphes 95 et 101 ci-dessus).
121. La Cour note que le requérant est entré sur le territoire bulgare de façon irrégulière par la frontière sud du pays, commune à la Turquie et à la Bulgarie, et qu’il a transité jusqu’à la frontière nord, qui sépare la Bulgarie et la Roumanie, sans chercher à prendre contact avec les services de l’immigration. Il n’affirme pas avoir voulu se présenter immédiatement aux autorités bulgares à la frontière sud. De fait, la Cour peut admettre, en suivant les explications écrites du requérant telles que présentées par le Gouvernement (paragraphe 35 ci-dessus) et dont le premier ne conteste pas le contenu, que celui-ci, faisant partie d’un groupe de personnes, voulait transiter par la Bulgarie pour atteindre l’Allemagne. Il n’avait dès lors pas, dans un premier temps, l’intention de demander l’asile en Bulgarie.
122. À la lecture de la version des faits exposée par le requérant, la Cour relève toutefois qu’il semble qu’une fois arrêté par la police bulgare et placé en détention au poste de la police aux frontières, celui-ci ait voulu changer de stratégie en annonçant, dès son arrestation, son souhait d’introduire une demande de protection en Bulgarie (paragraphe 20 ci-dessus). Il affirme avoir de nouveau exprimé cette volonté oralement, à plusieurs reprises par la suite lors des changements d’équipe des policiers, ainsi qu’à l’arrivée au centre de Lyubimets (paragraphes 21 et 26 ci-dessus). Il ajoute qu’il a formalisé sa demande d’asile dans un document écrit qu’il a remis aux autorités de la police aux frontières de Roussé et dont il n’a pas reçu de copie (paragraphe 22 ci-dessus). Dans sa version, le Gouvernement contredit toutes ces affirmations. Il souligne que, selon les pièces écrites du dossier et l’enquête interne menée par le ministère de l’Intérieur, le requérant, tout comme ses compagnons turcs arrêtés à la frontière bulgaro-roumaine, n’a, à aucun moment entre son arrestation et sa remise aux autorités turques, demandé la protection de la Bulgarie (paragraphe 101 ci‑dessus).
123. La Cour relève à cet égard qu’aucun élément du dossier préparé par les autorités internes et présenté devant elle ne témoigne ni de l’existence d’une demande explicite de protection adressée par le requérant aux autorités compétentes et fondée sur des craintes détaillées ni d’une déclaration explicite du requérant indiquant qu’il ne souhaitait pas introduire une demande d’asile.
124. Elle estime qu’il ne convient pas d’accorder un poids décisif à l’absence d’une demande explicite dans les enregistrements écrits des dires du requérant devant les autorités bulgares, étant donnée l’absence d’un interprète visant à garantir que toutes les déclarations ont été dûment notées. En effet, la Cour constate que l’assistance d’un interprète n’a pas été assurée pendant la durée de la détention et lors de l’établissement des nombreux documents soumis par le Gouvernement. Cette circonstance n’est pas contestée par le Gouvernement. Même si l’on peut déduire, à partir des observations des deux parties, qu’une communication a pu être établie à Roussé ou à Lyubimets avec le concours d’agents qui avaient des notions de turc ou d’anglais, ainsi que par l’intermédiaire du neveu du requérant qui parlait l’anglais (paragraphes 20, 21, 26, 33, 35, 41 et 47 ci-dessus), la Cour souligne l’importance de l’interprétation pour l’accès aux procédures d’asile (M.S.S. c Belgique et Grèce, précité, § 301). En l’espèce, lors de sa détention, plusieurs documents ont été établis en un laps de temps assez bref, et la Cour n’est pas convaincue que l’intéressé en ait saisi le contenu ni qu’il ait eu le temps de le comprendre, même avec l’aide des agents parlant le turc ou l’anglais. La Cour souligne à cet égard que l’assistance d’un interprète, dans ces circonstances, aurait été essentielle notamment pour que le requérant fût en mesure de comprendre ce que renfermaient les documents qu’il a été amené à signer, tout comme pour l’enregistrement de toutes ses déclarations devant les autorités internes. Il apparaît de plus que l’enquête interne conduite par la commission mandatée par le ministère des Affaires intérieures n’a fait ressortir aucune preuve en lien avec les dépositions des officiers de police impliqués dans le renvoi du requérant. Ainsi, la Cour note que le renvoi a été réalisé en un temps extrêmement court en violation du droit interne. Cependant, elle n’estime pas nécessaire de se prononcer sur la présence ou non d’un document écrit sur une demande explicite de protection de la part du requérant. La Cour ne peut perdre de vue que le requérant aurait pu se trouver en état de désarroi lorsqu’il a livré ses explications aux autorités bulgares, après avoir passé de longues heures de trajet à l’intérieur de la remorque d’un camion. Toutefois, elle estime qu’en tout état de cause les documents présentés par le Gouvernement sont suffisants pour l’analyse exposée ci-dessous.
125. Dans le récit du requérant du 14 octobre 2016, rédigé en bulgare et non contesté par le Gouvernement (paragraphe 35 ci-dessus ; voir aussi le paragraphe 121 ci-dessus), la Cour relève les formulations suivantes : « Je travaillais en tant que journaliste dans la ville de Bozova. Après la tentative de coup d’État, j’ai été licencié du journal. J’ai changé d’adresse et j’ai appris que la police m’avait cherché à mon ancienne adresse (...) ». La Cour estime que, indépendamment de la question de savoir si le requérant a présenté une demande explicite de protection, et compte tenu des obstacles linguistiques ainsi que de l’absence d’intervention d’un avocat pendant les faits litigieux, il se pose la question de savoir si les autorités bulgares pouvaient lire dans ces propos les craintes que le requérant dit leur avoir communiquées. La Cour rappelle à cet égard que la volonté de demander l’asile n’a pas besoin d’être exprimée dans une forme particulière (M.A. et autres c. Lituanie, précité, § 109). L’élément déterminant est la crainte exprimée par rapport au retour dans un pays. D’une façon similaire, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a recommandé aux États membres de dispenser une formation aux agents des frontières afin de leur permettre de détecter et de comprendre les demandes d’asile, même dans les cas où les demandeurs d’asile ne sont pas en position de communiquer clairement leur intention de demander l’asile (paragraphe 73 ci-dessus ; voir aussi M.A. et autres c. Lituanie, précité, § 109).
126. À la lumière de ces facteurs, la Cour estime que même si les explications du requérant, telles que notées dans le document présenté, ne contiennent pas le mot « asile », elles indiquent qu’il était un journaliste turc contre lequel une mesure de licenciement avait été prise dans le contexte de l’état d’urgence instauré en Turquie après la tentative de coup d’État, et elles font surtout ressortir la crainte de l’intéressé d’être recherché par les autorités de poursuite.
127. La Cour tient à noter, de surcroît, que les autorités responsables de la détention du requérant et celles ayant ordonné son renvoi en Turquie ont appris que le consulat turc à Bourgas avait fait savoir que le requérant et ses compagnons turcs étaient considérés comme impliqués dans la tentative de coup d’État (paragraphe 39 ci-dessus). Or les communiqués de presse et avis d’observateurs internationaux, y compris les commentaires du Commissaire aux droits de l’homme, qui avaient été publiés dans les trois mois ayant précédé les faits litigieux, soulevaient de graves préoccupations quant à la mise en œuvre des mesures adoptées dans le contexte de l’état d’urgence, y compris celles visant les journalistes. En effet, plusieurs communications dénonçaient de la violence, des représailles et des incarcérations arbitraires à l’égard des journalistes (paragraphes 78 et suiv. ci-dessus). Pourtant, lors de la détention ou de l’éloignement du requérant et de ses compatriotes, les autorités n’ont pas cherché à analyser les éléments enregistrés de l’histoire personnelle du requérant le 14 octobre 2016 à la lumière de la situation ainsi décrite.
128. En ce sens, la Cour estime que les explications du requérant enregistrées le 14 octobre 2016 (paragraphe 35 ci-dessus), lues à la lumière des autres éléments décrits au paragraphe précédent, ont été suffisantes, au regard de l’article 3, pour considérer que l’intéressé a exprimé en substance ses craintes auprès des autorités de la police aux frontières bulgares avant d’être renvoyé en Turquie.
b) Sur la question de savoir si les autorités ont dûment examiné les craintes exprimées par le requérant d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 en cas de retour en Turquie
129. La Cour rappelle que dans la présente affaire, sa tâche consiste à déterminer, eu égard aux faits de la cause et aux griefs que soulève le requérant relativement à la démarche des autorités bulgares qu’il estime défaillante, si les autorités ont tenu compte, d’office et de manière appropriée, des informations générales disponibles sur la Turquie, et si le requérant s’est vu offrir une possibilité suffisante de demander la protection internationale en Bulgarie et d’exposer sa situation personnelle (voir, mutatis mutandis, Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], no 47287/15, § 148, 21 novembre 2019).
130. La Cour constate que ni les agents de la police aux frontières qui ont recueilli et noté en bulgare le récit susmentionné effectué par le requérant puis rapporté les faits à leurs supérieurs, ni le directeur régional de la police aux frontières de Roussé, qui a imposé la mesure coercitive de « renvoi forcé jusqu’à la frontière de la République de Bulgarie », ni le Centre national pour la lutte contre la migration illégale, ni le directeur de la direction « Migration » du ministère des Affaires intérieures ayant ordonné la reconduite à la frontière, n’ont considéré que les explications livrées par le requérant valaient demande de protection. La Cour note à cet égard que le Gouvernement explique, dans ses observations, qu’aucune procédure n’a été ouverte auprès des autorités compétentes en matière de protection internationale.
131. La Cour rappelle que, eu égard au caractère absolu du droit garanti par l’article 3 de la Convention, et à la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, si un État contractant est informé de faits, relatifs à un individu donné, propres à exposer celui-ci à un risque de mauvais traitements contraires à ladite disposition en cas de retour dans le pays en question, les obligations découlant pour les États de l’article 3 de la Convention impliquent que les autorités évaluent ce risque d’office. Cela vaut spécialement pour les situations où il a été porté à la connaissance des autorités nationales que le demandeur d’asile fait vraisemblablement partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements et qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe visé (F.G. c. Suède précité, § 127). Au vu des éléments démontrés ci-dessus, selon lesquels les autorités bulgares disposaient de suffisamment d’informations indiquant que le requérant pouvait nourrir des craintes réelles au regard de l’article 3, le non-examen manifeste de sa situation étonne la Cour.
132. Force est par ailleurs de constater que, sur le plan des garanties procédurales, non seulement le requérant n’a pas bénéficié de l’assistance d’un interprète ou d’un traducteur, mais qu’il n’a pas non plus reçu d’informations sur ses droits de demandeur d’asile, y compris sur les procédures à suivre. La Cour ne peut donc pas conclure que les autorités bulgares se sont acquittées en l’espèce de leur devoir de coopération requis dans les procédures de protection.
133. De même, le requérant n’a pas bénéficié de l’accès à un avocat ou à un représentant des organisations spécialisées qui l’auraient aidé à évaluer si sa situation ouvrait droit à une protection internationale. Il ressort aussi des éléments versés au dossier que l’Ombudsman de la République n’a pas non plus été consulté aux fins d’effectuer une surveillance sur le renvoi des étrangers en question, contrairement à ce qu’imposait la disposition légale expresse à cet égard (paragraphes 50 et 54 ci-dessus). La Cour constate de plus d’autres défaillances dans le déroulement des procédures internes ; il s’agit notamment de l’établissement de deux versions de la déclaration sur l’information relative aux droits du requérant (paragraphes 31, 33 et 46 ci‑dessus), ou encore de l’établissement tardif de l’arrêté de placement au centre de Lyubimets et son envoi par voie électronique à ce centre au moment où le requérant était déjà en cours de transfert pour la frontière. Le Gouvernement n’explique pas pourquoi l’arrêté porte une mention indiquant que le requérant a refusé de le signer alors qu’il apparaît, en contradiction avec les explications données, que ce document n’a matériellement pas pu lui être notifié (paragraphe 46 ci-dessus). Ces défaillances traduisent pour la Cour la précipitation extrême avec laquelle le requérant a été renvoyé, de plus en violation avec les règles du droit interne. Cette rapidité et le non‑respect des procédures internes, alors qu’elles visent à protéger contre un renvoi rapide sans la possibilité d’un examen des circonstances individuelles, ont privé de fait le requérant de l’évaluation du risque prétendu en cas de retour.
134. De la même manière, la Cour relève aussi, pour ce qui est du recours contre l’arrêté de reconduite à la frontière, que cet arrêté a été exécuté immédiatement, sans que le requérant ait eu la possibilité de comprendre son contenu, et que celui-ci a été de fait privé de la possibilité offerte par le droit interne de demander aux tribunaux de prononcer la suspension de son exécution (paragraphe 56 ci-dessus). Ainsi, la hâte avec laquelle la mesure de renvoi a été mise en œuvre, à savoir en l’espace de 24 heures après l’arrestation du requérant à la frontière bulgaro-roumaine, a eu pour effet de rendre les recours existants inopérants en pratique, et donc indisponibles (voir, mutatis mutandis, De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07, § 95, CEDH 2012.
135. En conséquence, le requérant a été renvoyé en Turquie, son pays d’origine qu’il fuyait, sans un examen préalable des risques qu’il courait au regard de l’article 3 de la Convention et donc de sa demande de protection internationale (M.A. c. Lituanie et autres, précité, § 114 ; voir aussi, mutatis mutandis, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 147, CEDH 2012, Amerkhanov, précité, § 57, et Batyrkhairov c. Turquie, no 69929/12, § 50, 5 juin 2018).
c) Conclusion
136. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que le défaut de recours à ces procédures ne peut être imputé au requérant, contrairement à ce que suggère le Gouvernement dans son exception de non-épuisement des voies de recours internes (paragraphes 89-90 ci-dessus). Il y a donc lieu de rejeter cette exception.
137. La Cour conclut que, alors que le requérant a exprimé des craintes relatives à des mauvais traitements qu’il risquait de subir en cas de retour en Turquie, les autorités bulgares n’ont pas examiné sa demande de protection internationale. Partant, elle estime qu’il y a eu violation des articles 3 et 13 de la Convention.
2. SUR LEs VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE l’ARTICLE 6 de la convention, ainsi que de l’article 4 du Protocole no 4, seuls et combinés avec l’article 13 DE LA CONVENTION
138. Le requérant allègue en outre qu’en n’examinant pas sa demande de protection internationale, les autorités bulgares l’ont également exposé à un risque de faire l’objet d’un déni flagrant de justice contraire à l’article 6. Il affirme aussi que l’absence d’un examen individuel de sa situation permet de conclure en l’espèce qu’il a fait l’objet, avec les six autres passagers de nationalité turque, d’une expulsion collective, en violation de l’article 4 du Protocole no 4. Il ajoute que le droit bulgare ne lui a offert aucun recours adéquat et accessible qui lui aurait permis d’exposer ses allégations devant les autorités, ce en quoi il voit une violation de l’article 13 de la Convention.
139. Eu égard à ses conclusions sur le terrain des articles 3 et 13 de la Convention (paragraphes 117-137 ci-dessus), la Cour estime que, dans les circonstances de la présente espèce, aucune question distincte ne se pose au regard des griefs tirés de l’article 6 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 4, pris isolément et/ou combinés avec l’article 13. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner la recevabilité et le bien fondé de ces griefs.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
140. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
141. Le requérant demande 25 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
142. Le Gouvernement considère que ces prétentions sont excessives et injustifiées.
143. La Cour observe qu’elle a conclu, en l’espèce, à une violation des droits du requérant tels que protégés par les articles 3 et 13 de la Convention à raison de l’absence d’un examen de la situation individuelle de l’intéressé dans la perspective d’une protection internationale et de son renvoi en Turquie. Elle est convaincue que les violations de la Convention ainsi constatées ont fait subir au requérant un préjudice moral considérable. Néanmoins, elle estime que la somme demandée est excessive.
144. Statuant en équité, la Cour octroie au requérant 15 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
145. Le requérant n’a pas présenté de demande au titre des frais et dépens. En conséquence, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
3. Intérêts moratoires
146. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement concernant les griefs tirés des articles 3 et 13 de la Convention, et la rejette ;
2. Déclare les griefs tirés des articles 3 et 13 de la Convention recevables ;
3. Dit qu’il y a eu violation des articles 3 et 13 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le fond des griefs formulés sur le terrain de l’article 6, ainsi que de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention, seuls et combinés avec l’article 13 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 15 000 EUR (quinze mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
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Andrea TamiettiTim Eicke
GreffierPrésident