DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÜÇDAĞ c. TURQUIE
(Requête no 23314/19)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) • Accès à un tribunal • Rejet du recours individuel par la Cour constitutionnelle pour tardiveté suite à son interprétation particulièrement stricte du délai d’introduction du recours
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale du requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison de deux contenus publiés sur son compte Facebook • Absence de mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par la jurisprudence de la Cour
STRASBOURG
31 août 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Üçdağ c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Aleš Pejchal,
Egidijus KÅ«ris,
Pauliine Koskelo,
Marko Bošnjak,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu :
la requête (no 23314/19) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Resul Üçdağ (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 16 avril 2019,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
les commentaires reçus d’İfade Özgürlüğü Derneği (Association de la liberté d’expression) et d’Article 19, que le président de la section avait autorisés à se porter tiers intervenants (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 2 du Règlement de la Cour),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 juin 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la condamnation pénale du requérant à une peine d’emprisonnement d’un an, six mois et vingt-deux jours, jugement dont il a été sursis au prononcé, du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison de deux contenus publiés sur son compte Facebook ainsi que le rejet du recours individuel de l’intéressé par la Cour constitutionnelle pour tardiveté.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1966 et réside à Diyarbakır. Il est représenté par Me İ. Afşar, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
4. À l’époque des faits, le requérant était un fonctionnaire de l’État en qualité d’imam dans une mosquée locale dans la commune de Sur à Diyarbakır.
1. la procÉdure pÉnale diligentÉe contre le requÉrant en raison des contenus publiÉs sur son compte facebook
5. Par un acte d’accusation du 27 juin 2016, le procureur de la République de Diyarbakır inculpa le requérant de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste en soutenant que certaines publications faites en 2015 et 2016 sur le compte Facebook de l’intéressé faisaient la propagande du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée) de manière à légitimer, glorifier et encourager le recours à des méthodes de cette organisation contenant la contrainte, la violence et la menace.
6. Parmi les publications incriminées se trouvaient notamment ces deux contenus partagés sur le compte Facebook du requérant respectivement le 1er juin 2015 et le 3 janvier 2016 :
. Une photo, partagée originellement par un utilisateur Facebook intitulé « Mıhı Insari Mala Kalo », de deux personnes, en tenue ressemblant à celle des membres du PKK avec des armes, qui se tenaient debout devant des immeubles détruits
. Une photo, partagée originellement par un utilisateur Facebook intitulé « Diyarbakır », d’une foule qui manifestait dans une rue publique devant un feu, accompagnée du commentaire « Si nos frères et sœurs à Sur ne sont pas en paix, nous ne pouvons pas être en repos. Que tout le monde partage une fois pour réagir. Si vous ne pouvez rien faire, au moins faites savoir à tout le monde s’il vous plaît ».
7. Le 23 mars 2017, la 5e cour d’assises de Diyarbakır (« la 5e cour d’assises ») reconnut le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement d’un an, six mois et vingt-deux jours en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Elle considéra toutefois que, en vertu de l’article 231 du code de procédure pénale (paragraphe 18 ci-dessous), il convenait de surseoir au prononcé du jugement pendant cinq ans, précisant qu’aucune obligation ne devait être imposée au requérant durant cette période et que, en l’absence de commission d’une infraction volontaire pendant cette période, la peine prévue par le jugement dont le prononcé avait été suspendu devait être annulée et l’affaire radiée.
La motivation de cet arrêt se lit comme suit :
« Il est constaté que l’accusé remplit la fonction d’imam dans [une] mosquée (...) dans la commune de Sur à Diyarbakır et qu’il a partagé sur son compte Facebook, intitulé « Resul Uçdağ », une photo des personnes appartenant à la YPG (les Unités de protection du peuple, une organisation fondée en Syrie et considérée comme terroriste par la Turquie en raison des liens qu’elle entretiendrait avec le PKK) et une photo d’un attroupement humain qui manifestait en allumant du feu dans la rue avec le commentaire « Si nos frères et sœurs à Sur ne sont pas en paix, nous ne pouvons pas être en repos. Que tout le monde partage une fois pour réagir. Si vous ne pouvez rien faire, au moins faites savoir à tout le monde s’il vous plaît ». Il est considéré établi que les contenus publiés par l’accusé sont de nature à appeler à la violence, que l’accusé a glorifié, légitimé et encouragé les méthodes de l’organisation terroriste contenant la contrainte, la violence et la menace en partageant plus d’une fois des photos ayant le caractère d’appel à la violence à différentes dates sur son compte Facebook et que l’accusé a ainsi commis l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste par des publications en répétition.
(...)
Même si l’avocat de l’accusé avait soutenu que les partages du requérant n’étaient visibles que de ses amis sur Facebook, il est vu sur les documents [contenus dans le dossier] qu’il y avait un symbole de globe sur les partages de l’accusé. Comme ce symbole signifie que les partages sont visibles de tous, l’argument de défense n’est pas retenu. Les déclarations des témoins - la fille et le neveu du requérant qui avaient déclaré que c’est eux qui avaient partagé les contenus en question sur le compte Facebook du requérant en utilisant son portable - ne sont pas pris en compte non plus, car elles visent à blanchir l’accusé et le fait que la fille et le neveu de l’accusé fasse des partages sur son compte Facebook n’est pas conforme au cours ordinaire de la vie. »
8. Le 7 avril 2017, la 6e cour d’assises de Diyarbakır (« la 6e cour d’assises ») rejeta l’opposition formée le 24 mars 2017 par le requérant contre la décision de sursis au prononcé du jugement rendue par la 5e cour d’assises, au motif que les conditions prévues à l’article 231 du code de procédure pénale (paragraphe 18 ci-dessous) était réunie en l’espèce. Elle ordonna à la 5e cour d’assises de notifier sa décision au requérant.
9. Le 10 avril 2017, la 5e cour d’assises, prenant acte de la décision susmentionnée de la 6e cour d’assises, établit une annotation de finalisation attestant que la décision de sursis au prononcé du jugement rendue à l’égard du requérant était devenue définitive le 7 avril 2017.
10. En l’absence de notification de la décision du 7 avril 2017 de la 6e cour d’assises, le 14 février 2018, l’avocat du requérant se rendit au greffe de la 5e cour d’assises et reçut en personne une copie de cette décision ainsi qu’un justificatif attestant la remise de la décision à cette dernière date.
2. le recours individuel introduit par le requÉrant devant la cour constitutionnelle
11. Le 26 février 2018, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle pour se plaindre d’un manque d’équité de la procédure pénale diligentée contre lui et d’une atteinte portée à son droit à la liberté d’expression à raison de sa condamnation pénale avec sursis au prononcé du jugement à l’issue de cette procédure. Il indiqua dans son recours qu’il avait reçu la décision de la 6e cour d’assises le 14 février 2018 et présenta à cet égard le justificatif, établi par le greffe de la 5e cour d’assises, attestant la remise de cette décision à son avocat à cette dernière date.
12. Le 11 février 2019, la Cour constitutionnelle, statuant en sa formation de commission composée de deux juges, déclara le recours individuel du requérant irrecevable, en estimant que le requérant avait introduit son recours individuel en méconnaissance du délai de 30 jours prévu par la loi no 6216 instaurant le recours individuel (paragraphes 19 et 20 ci-dessous).
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. L’article 7 § 2 de la loi no 3713
13. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, se lisait comme suit :
« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci‑dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende de 50 millions à 100 millions de livres (...) »
14. Après avoir été modifiée par la loi no 4963 du 30 juillet 2003, cette disposition était ainsi rédigée :
« Quiconque (...) fait de la propagande de manière à inciter à l’utilisation de la violence ou des méthodes relevant du terrorisme sera condamné à une peine allant de un à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une amende lourde allant de cinq cents millions à un milliard de livres turques (...) »
15. Après avoir été à nouveau modifié, par la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 disposait ce qui suit :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (...) »
16. Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition est ainsi libellée :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d’organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (...) »
2. Le code de procédure pénale
17. L’article 35 du code de procédure pénale (loi no 5271 du 4 décembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), intitulé « la signification et la notification des décisions », se lit comme suit :
« 1. La décision rendue en présence de la partie concernée est signifiée à cette dernière et une copie de la décision [lui] est remise, si elle la demande.
2. Les décisions de juge et de tribunal susceptibles de recours, sauf celles relatives aux mesures de protection, sont notifiées à l’intéressé non-présent.
3. Si la partie concernée est une personne non-libre ou détenue, la décision notifiée lui est lue et expliquée. »
18. Pour l’article 231 du même code, prévoyant la mesure de sursis au prononcé du jugement, il est renvoyé à l’arrêt Kerman c. Turquie (no 35132/05, § 25, 22 novembre 2016).
3. Les dispositions légales relatives au recours individuel devant la Cour constitutionnelle
19. Le texte des dispositions pertinentes de la loi no 6216 instaurant le recours individuel devant la Cour constitutionnelle figure dans la décision Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, §§ 25-27, 30 avril 2013). Les articles 47 (La procédure de recours individuel) et 48 (Les conditions de recevabilité des recours individuels et leur examen) de cette loi se lisent comme suit :
Article 47
« 1) Les recours individuels peuvent être introduits directement ou par le biais des tribunaux nationaux ou des représentations à l’étranger, conformément aux dispositions de la loi et du règlement. Les conditions de forme et de fond d’autres moyens de former un recours individuel sont fixées par le règlement de la Cour constitutionnelle.
(...)
3) Le recours doit comporter les éléments suivants : les informations relatives à l’identité et l’adresse de l’auteur du recours et éventuellement de son représentant ; les droits et libertés dont l’auteur du recours allègue qu’ils ont été violés par un acte, une voie de fait ou une négligence ; les dispositions de la Constitution sur lesquelles s’appuie l’auteur du recours ; les arguments à l’appui de la violation ; les étapes concernant l’épuisement des voies de recours ordinaires ; la date à laquelle les recours ont été épuisés ; si aucune voie de recours n’est prévue, la date à laquelle il a été pris connaissance de la violation alléguée et, s’il y a lieu, l’indication du préjudice subi. La demande doit être assortie des éléments de preuve sur lesquels s’appuie l’auteur du recours, de l’original ou d’une copie de l’acte ou de la décision indiqué comme étant à l’origine de la violation et du justificatif de paiement des frais judiciaires.
4) Si l’auteur du recours est représenté par un avocat, il doit produire une procuration.
5) Le recours individuel doit être introduit dans un délai de trente jours à partir de l’épuisement des voies de recours ordinaires (...). Si une personne peut justifier d’un motif l’ayant empêchée d’introduire le recours dans ce délai, elle dispose de quinze jours à partir de la date à laquelle l’empêchement a pris fin pour introduire le recours, en l’accompagnant des pièces justifiant cet empêchement. La cour vérifie la validité de la raison présentée par l’auteur du recours avant d’accueillir ou de rejeter le recours.
6) Si les documents fournis lors de l’introduction du recours sont incomplets, le greffe de la cour accorde un délai maximal de quinze jours à l’auteur du recours ou éventuellement à son représentant pour qu’il soit remédié à cette irrégularité. L’intéressé est informé du fait que son recours sera rejeté s’il n’a pas, sans motif valable, complété le dossier dans ce délai. »
Article 48
« 1) Pour être déclaré recevable, le recours individuel doit remplir les conditions prévues aux articles 45 à 47.
(...)
3) Une commission statue sur la recevabilité du recours. Elle ne peut le déclarer irrecevable qu’à l’unanimité. À défaut d’unanimité, l’affaire est transférée aux sections.
4) La décision d’irrecevabilité est définitive et elle est communiquée aux personnes concernées.
5) Les autres conditions de forme et de fond relatives à la procédure sur la recevabilité sont fixées par le règlement. »
20. L’article 64 (Délai de recours et empêchement) du règlement intérieur de la Cour constitutionnelle est ainsi libellé :
(1) Le recours individuel doit être introduit dans un délai de trente jours à partir de l’épuisement des voies de recours ordinaires ; si aucune voie de recours n’est prévue, le délai commence à courir à la date à laquelle l’intéressé a pris connaissance de la violation.
(2) Si une personne peut justifier d’un motif valable comme un cas de force majeure ou une maladie grave l’ayant empêchée d’introduire le recours dans ce délai, elle dispose de quinze jours à partir de la date à laquelle l’empêchement a pris fin pour introduire le recours, en l’accompagnant des pièces justifiant cet empêchement. Un projet de décision sur le point de savoir si la raison de l’empêchement doit être acceptée ou non sera préparé par le bureau du rapporteur près la commission. La commission vérifie la validité de la raison présentée par le requérant et décide de l’accueillir ou de la rejeter.
(3) Le cas échéant, il est possible de statuer conjointement sur la validité de la raison [présentée par le requérant] et la recevabilité à partir d’un seul projet de décision (...) »
4. la Jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative au délai d’introduction d’un recours individuel
21. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle concernant l’application de la règle selon laquelle elle ne peut être saisie d’un recours individuel que dans un délai de trente jours à partir de l’épuisement des voies de recours ordinaires est résumé dans la décision Başöz c. Turquie ((déc) [comité] no 12405/15, §§ 22-27, § 26 novembre 2019).
22. Dans sa décision Ali Kaya et autres (recours no 2013/1999, 9 janvier 2014), la Cour constitutionnelle a jugé que le délai de trente jours pour introduire un recours individuel commençait à courir à la date de notification à l’intéressé de la décision définitive. Dans cette affaire, elle a rejeté pour tardiveté le recours individuel porté devant elle, expliquant qu’il avait été introduit plus de trente jours après la notification de la décision définitive. Elle a noté qu’en l’espèce le délai de trente jours avait commencé à courir au moment de notification de l’arrêt de la Cour de cassation au représentant du recourant.
23. Dans sa décision Özgür Çapkın (recours no 2014/2546, 30 décembre 2014), la Cour constitutionnelle, se fondant sur l’article 47 § 5 de la loi no 6216 ainsi que l’article 64 § 1 de son règlement intérieur et rappelant que le droit interne ne prévoyait pas la notification des arrêts définitifs rendus en matière pénale, a considéré qu’il convenait de prendre en compte, comme le point de départ du délai de trente jours, la date à laquelle l’intéressé avait pris connaissance du contenu de la décision définitive, celle-ci pouvant être, selon le cas : la date de notification, la date du prononcé de l’arrêt en cas de tenue d’une audience par la Cour de cassation, la date de l’arrestation de l’intéressé pour l’exécution de sa peine d’emprisonnement en cas de condamnation, la date d’exécution de la peine infligée, la date de notification de l’avis de paiement de l’amende infligée, ou la date de l’obtention d’une copie du dossier de l’affaire. En l’occurrence, l’arrêt de la Cour de cassation du 26 novembre 2013 avait été versé au dossier du greffe de la juridiction de première instance le 24 décembre 2013 et le représentant du recourant avait obtenu la copie des pièces du dossier le 27 décembre 2013. La Cour constitutionnelle a déclaré ce recours individuel irrecevable au motif que l’intéressé avait eu connaissance de l’arrêt de la Cour de cassation le 27 décembre 2013, mais qu’il avait introduit son recours individuel le 27 février 2014, soit plus de trente jours après avoir pris connaissance de la décision définitive.
24. Dans son arrêt A.C. et autres (recours no 2013/1827, 25 février 2016), rendue par sa formation d’assemblée plénière, la Cour constitutionnelle a examiné les questions relatives aux modalités d’application du délai d’introduction d’un recours individuel. Les parties pertinentes de cet arrêt se lisent comme suit :
« (...)
25. Selon l’article 47 § 5 de la loi no 6216 et l’article 64 § 1 du règlement intérieur, les recours individuels doivent être introduits dans les trente jours suivant la date où les voies de recours sont épuisées et, si aucune voie de recours n’est prévue, suivant la date où il a été pris connaissance de la violation. Même si les dispositions susmentionnées mentionnent ‘la date où les voies de recours sont épuisées’ concernant le point de départ du délai d’introduction pour les cas où les voies de recours sont prévues, cette expression doit se comprendre comme ‘la date où il a été pris connaissance de la motivation de la décision définitive’ puisqu’on ne peut introduire un recours sur une question dont on n’est pas au courant. Cette prise de connaissance peut se réaliser de différentes manières en fonction des circonstances de l’espèce.
26. La notification de la motivation de la décision définitive est un des moyens de prise de connaissance au regard du délai de recours individuel. Cependant, la prise de connaissance n’est pas limitée à la notification de la décision motivée, elle peut intervenir par d’autres moyens aussi. Dans ce cadre, il est possible de prendre connaissance de la motivation de la décision définitive par l’obtention d’une copie du dossier. La date que les recourants déclarent comme la date où ils ont pris connaissance de la motivation de la décision définitive peut être prise pour le [point de] départ du délai de recours individuel.
27. Par ailleurs, il peut y avoir des situations où la conclusion de la décision définitive est connue, mais non pas sa motivation. Dans une telle situation, si la motivation de la décision dont la conclusion est connue est (...) accessible auprès du tribunal de première instance, le délai d’introduction du recours individuel doit commencer à courir à partir de la date où la conclusion est connue. Dans ce cadre, dans les cas où la conclusion d’une décision définitive relative à une condamnation pénale est connue au stade de l’exécution par ‘l’arrestation’ ou ‘la notification d’un résumé de la situation pénale, d’une convocation ou d’un ordre de paiement’, les recourants prennent connaissance de la conclusion de la décision définitive et ont la possibilité (...) d’en connaître la motivation.
28. Il faut déterminer à partir de quelle date commence à courir le délai de recours dans les cas où la motivation de la décision définitive ne peut être connue (...) ou la conclusion de la décision définitive est connue, mais il n’est pas possible de connaître (...) sa motivation. Sinon, il s’agirait d’un délai de recours illimité. À cet égard, dans la détermination de la date de départ du délai de recours individuel, il faut prendre en compte à la fois l’obligation de diligence des recourants et [la nécessité] de ne pas [restreindre d’une manière] excessive leur droit d’accès au tribunal.
29. Les recourants ont l’obligation d’avoir la diligence nécessaire pour introduire (...) et poursuivre leur recours individuel. Dans le cadre de cette obligation, la responsabilité d’avoir la diligence nécessaire pour connaître la motivation de la décision définitive parvenue au tribunal de première instance incombe aux recourants. Autrement dit, les recourants ou leurs représentants doivent prouver qu’ils ont [eu la diligence nécessaire] pour obtenir une copie de la décision parvenue au tribunal de première instance.
30. Il n’existe aucune disposition dans la législation quant à la notification aux parties des décisions des chambres pénales de la Cour de cassation. Dans les cas où la décision définitive n’est pas notifiée dans la procédure pénale, suite à l’arrivée de la décision au tribunal de première instance rendant ainsi sa motivation accessible, on attend des intéressés qui veulent introduire un recours individuel d’avoir accès à la décision et de prendre connaissance de sa motivation dans un délai raisonnable dans le cadre de l’obligation de diligence. À cet égard, il doit être accepté que les intéressés ont pris connaissance de la décision définitive qui est devenue accessible et en ont connu la motivation au plus tard dans les trois mois. À moins que le contraire soit prouvé, le délai d’un mois prévu par la loi pour l’introduction d’un recours individuel commencera à courir au plus tard après la fin dudit délai de trois mois.
31. En l’espèce, (...) il est constaté que l’arrêt de la Cour de cassation est parvenu au tribunal [de première instance] au plus tard le 28 janvier 2013. Autrement dit, (...) les recourants et leurs représentants ont eu la possibilité d’avoir accès au contenu de la décision définitive (...) au plus tard le 28 janvier 2013.
32. Comme il est constaté que les recourants ont pris connaissance du contenu de la décision définitive le 28 février 2013 dans le cadre de leur obligation de diligence et qu’ils ont introduit leur recours individuel le 1er mars 2013, il est considéré que le recours individuel a été introduit dans le respect du délai de saisine.
(...) »
EN DROIT
1. sur l’exception PRÉLIMINAIRE du gouvernement concernant l’ensemble de la requête
25. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. À cet égard, exposant que la Cour constitutionnelle a déclaré le recours individuel du requérant irrecevable pour tardiveté, il soutient que le requérant a manqué à son obligation de respecter les délais prescrits par le droit interne pour présenter ses griefs devant les autorités nationales, qui est une exigence à satisfaire afin de remplir la condition d’épuisement des voies de recours internes.
26. Le requérant conteste l’exception du Gouvernement.
27. La Cour estime que cette exception soulève des questions étroitement liées à la substance du grief tiré par le requérant de l’article 6 § 1 de la Convention relativement au rejet par la Cour constitutionnelle de son recours individuel pour non-respect des délais. Partant, elle décide de la joindre au fond de ce dernier grief.
2. SUR La VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
28. Le requérant allègue que le rejet de son recours individuel, qu’il soutient avoir introduit conformément aux délais prescrits, pour non-respect du délai de saisine par la Cour constitutionnelle constitue une atteinte à son droit d’accès au tribunal. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
1. Sur la recevabilité
29. La Cour rappelle d’emblée avoir déjà jugé que l’article 6 § 1 de la Convention était applicable à la procédure de recours individuel devant la Cour constitutionnelle (Ҫevikel c. Turquie, no 23121/15, § 41, 23 mai 2017). Constatant en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, elle le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Requérant
30. Le requérant soutient que la 5e cour d’assises a manqué à son obligation de notifier la décision finale rendue dans le cadre de la procédure pénale engagée contre lui. Il observe à cet égard que, en vertu de l’article 35 du code de procédure pénale (paragraphe 17 ci-dessus), les tribunaux sont tenus de notifier une décision à une personne qui n’était pas présente à une audience. Il observe en outre que la 6e cour d’assises ayant examiné son opposition contre la décision de la 5e cour d’assises avait bien noté dans sa décision que cette décision devait être notifiée par la 5e cour d’assises. Or, il indique n’avoir jamais reçu une telle notification.
31. Le requérant expose ensuite que son avocat, après avoir attendu la notification de la décision finale dans la bonne foi et conformément à la procédure prévue en la matière, a pu prendre connaissance de cette décision seulement en déployant des efforts spécifiques à cet effet. Il estime que le délai de trente jours pour introduire son recours individuel devant la Cour constitutionnelle devait commencer à courir à la date où son avocat avait effectivement obtenu la décision finale et que la date de l’annotation de finalisation ne pouvait en aucun cas être pris comme un point de départ, comme allégué par le Gouvernement, parce que cette dernière date ne lui avait pas été communiquée.
32. Le requérant soutient qu’attendre de lui et de son avocat une diligence extraordinaire afin de rechercher la décision finale, qui devait en principe être notifiée, créerait un obstacle disproportionné à son droit d’accès au tribunal. Selon lui, il ne s’agit ici aucunement d’une négligence de sa part, mais plutôt de celle des autorités, qui n’ont pas procédé à la notification de la décision en question comme prévue dans la procédure. Il reproche aussi à la Cour constitutionnelle de ne pas avoir expliqué les raisons du rejet de son recours individuel en précisant la date de départ du délai de trente jours dans son cas.
b) Gouvernement
33. Le Gouvernement soutient que, en déclarant irrecevable le recours individuel du requérant pour non-respect du délai de saisine, la Cour constitutionnelle a appliqué sa jurisprudence exposée dans son arrêt A.C. et autres précité (paragraphe 24 ci-dessus), qui est selon lui un des arrêts de principe de la haute juridiction concernant les conditions d’admissibilité des recours individuels. Il indique que dans cet arrêt il s’agit de l’obligation des recourants de faire preuve de diligence en entreprenant les démarches nécessaires afin de chercher de l’information auprès des autorités concernées sur l’issue de leur appel lorsque la décision définitive d’une procédure pénale ne leur est pas communiquée.
34. Selon le principe adopté par la Cour constitutionnelle dans ledit arrêt, dans les affaires pénales où la décision finale n’est pas communiquée aux parties, il est attendu des parties concernées, dans le cadre de leur obligation de diligence, de prendre connaissance de la décision en question et de sa motivation dans un délai raisonnable, une fois que cette décision parvient au tribunal de première instance et que sa motivation devient accessible. Ainsi, les parties concernées doivent être réputées avoir pris connaissance de la décision et de sa motivation dans les trois mois au plus tard. Le délai de trente jours prévu à la loi no 6216 pour l’introduction des recours individuels commencera alors à courir à partir de la fin de cette période de diligence de trois mois, à moins que le contraire soit établi.
35. Le Gouvernement expose que, tout comme pour ce qui concerne les décisions rendues par les chambres criminelles de la Cour de cassation faisant l’objet de l’arrêt A.C. et autres susmentionné, il n’y a aucune disposition légale prévoyant la notification aux parties d’une décision adoptée par les autorités sur une opposition formée contre une décision de sursis au prononcé du jugement. Il indique que dans la présente affaire la décision définitive portant le rejet de l’opposition formée par le requérant contre la décision de sursis au prononcé du jugement a été adoptée 7 avril 2017 et que la juridiction du fond a ensuite établi une annotation de finalisation le 10 avril 2017, date à laquelle, selon lui, la décision est devenue accessible et le délai de diligence de trois mois a commencé à courir. Or, l’avocat du requérant a obtenu cette décision finale seulement le 14 février 2018, soit longtemps après l’écoulement de la période de trois mois. Le Gouvernement estime que, dans ces circonstances, le requérant ne peut être considéré comme ayant fait preuve de diligence nécessaire pour obtenir la décision finale conformément aux principes établis par la Cour constitutionnelle dans sa jurisprudence et que le rejet de son recours individuel pour non-respect du délai de saisine découle ainsi de son manque de diligence quant au respect des délais.
36. Le Gouvernement argue en outre que le principe susmentionné adopté par la Cour constitutionnelle relativement à l’obligation de diligence incombant aux recourants dans l’introduction de leur recours individuel est conforme à l’approche que la Cour a adoptée relativement à l’application du délai de six mois. En effet, selon la jurisprudence de la Cour, telle qu’exposée, entre autres, à la décision İpek c. Turquie ((déc) no 39706/98, 7 novembre 2000), le délai de six mois commence à courir à partir du dépôt au greffe du tribunal de première instance de la décision interne définitive non-communiquée au requérant.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
37. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 précité que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 79, CEDH 2009 (extraits) et Sotiris et Nikos Koutras ATTEE c. Grèce, no 39442/98, § 15, CEDH 2000‑XII).
38. Le droit à un tribunal implique celui de recevoir une notification adéquate des décisions judiciaires, en particulier dans les cas où un recours doit être introduit dans un certain délai (Zavodnik c. Slovénie, no 53723/13, § 71, 21 mai 2015). La réglementation relative aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, la réglementation en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998‑VIII, et Georgiy Nikolayevich Mikhaylov c. Russie, no 4543/04, § 52, 1er avril 2010).
39. Le droit d’action ou de recours doit s’exercer à partir du moment où les intéressés peuvent effectivement connaître les décisions judiciaires qui leur imposent une charge ou pourraient porter atteinte à leurs droits ou intérêts légitimes. S’il en allait autrement, les cours et tribunaux pourraient, en retardant la notification de leurs décisions, écourter substantiellement les délais de recours, voire rendre tout recours impossible. La notification, en tant qu’acte de communication entre l’organe juridictionnel et les parties, sert à faire connaître la décision du tribunal, ainsi que les fondements qui la motivent, le cas échéant pour permettre aux parties de recourir (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 37, CEDH 2000‑I).
40. L’article 6 de la Convention ne saurait être entendu comme comprenant une garantie pour les parties d’être notifiées d’une manière particulière, par exemple, par une lettre recommandée (Bogonos c. Russie (déc.), no 68798/01, 5 février 2004). Toutefois, la manière dont la décision de justice est portée à la connaissance d’une partie doit permettre de vérifier la remise de la décision à la partie ainsi que la date de cette remise (Soukhoroubtchenko c. Russie, no 69315/01, §§ 49-50, 10 février 2005, et Strijak c. Ukraine, no 72269/01, § 39, 8 novembre 2005).
b) Application de ces principes en l’espèce
41. La Cour note qu’en l’espèce le requérant se plaint du fait que la Cour constitutionnelle n’a pas examiné au fond son recours individuel en le considérant irrecevable au motif qu’il n’avait pas été introduit dans le délai de saisine. À cet égard, elle rappelle d’emblée que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles procédurales telles que celles fixant les délais à respecter pour l’introduction des recours (Tejedor GarcÃa c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII, et Mottola et autres c. Italie, no 29932/07, § 29, 4 février 2014).
42. La Cour relève tout d’abord que la législation pertinente relative au recours individuel, telle qu’interprétée par la Cour constitutionnelle, accorde aux recourants un délai de trente jours qui commence à courir à partir de la date de notification de la décision définitive ou, si une notification n’est pas prévue, à partir de la date où les intéressés ont effectivement pris connaissance de cette décision (paragraphes 19-24 ci-dessus).
43. Elle constate qu’en l’espèce la date où le délai de trente jours pour l’introduction du recours individuel du requérant a commencé à courir est sujette à controverse entre les parties. D’une part, le Gouvernement soutient qu’il n’y avait aucune disposition légale prévoyant la notification de la décision définitive adoptée à l’issue de la procédure pénale, à savoir la décision rendue par la 6e cour d’assises le 7 avril 2017 ; que dès lors, conformément à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle en la matière (paragraphe 24 ci-dessus), le délai de trente jours a commencé à courir dès la fin d’une période d’attente de trois mois, cette période elle-même ayant débuté le 10 avril 2017 lorsque la 5e cour d’assises avait établi une annotation de finalisation après réception de la décision définitive ; et que le requérant, ayant pris connaissance de la décision définitive le 14 février 2018 par le biais de son avocat, a manqué à son obligation de diligence, telle que prévue dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle à cet égard (paragraphe 24 ci-dessus). D’autre part, le requérant rejette tout reproche de négligence dirigée contre lui concernant la prise de connaissance de la décision finale, en arguant qu’il a attendu la notification de cette décision, parce que cette notification était selon lui prévue par le droit interne ; et qu’en l’absence de cette notification, son avocat est allé s’enquérir de l’issue de la procédure au greffe de la 5e cour d’assises et a reçu une copie de la décision définitive en personne le 14 février 2018.
44. La Cour réitère à ce propos qu’il ne lui appartient pas d’interpréter et d’appliquer le droit interne pour trancher la question de savoir si en l’espèce les autorités judiciaires étaient dans l’obligation de notifier ou non la décision finale (Kurşun c. Turquie, no 22677/10, § 95, 30 octobre 2018). Elle note toutefois que la 6e cour d’assises avait demandé à la 5e cour d’assises de procéder à la notification de sa décision. Elle relève que, à supposer même que cette notification n’ait pas été prévue en droit interne, le délai d’introduction du recours individuel devait commencer à courir à la date où le requérant ou son avocat avait effectivement pris connaissance du contenu de la décision finale (paragraphes 23 et 24 ci-dessus). Le requérant présente à cet égard un justificatif attestant la remise de cette décision par le greffe de la 5e cour d’assise à son avocat le 14 février 2018. En revanche, le Gouvernement, tout en indiquant l’absence d’une disposition légale prévoyant la notification de la décision finale rendue en l’espèce, n’explique pas pourquoi la 6e cour d’assises avait demandé à la 5e cour d’assises la notification de sa décision, ni pourquoi cette demande de notification n’avait pas été exécutée par la 5e cour d’assises. En outre, il ne fournit pas non plus d’informations sur la pratique judiciaire établie en la matière, notamment quant à la façon dont les intéressés prennent habituellement connaissance d’une décision finale rendue sur une opposition formée contre une décision de sursis au prononcé du jugement ni quant au délai d’examen d’une telle opposition ainsi qu’au délai de mise à disposition éventuelle de la décision finale au greffe du tribunal concerné.
45. À cet égard, la Cour affirme comme le Gouvernement que, selon le droit et la pratique en vigueur en Turquie, les arrêts rendus au pénal par la Cour de cassation, tel l’arrêt faisant l’objet de l’arrêt A.C et autres précité de la Cour constitutionnelle (paragraphe 24 ci-dessus), ne sont pas notifiés aux parties et qu’elle a toujours pris en compte comme point de départ du délai de six mois la date à laquelle l’arrêt de la Cour de cassation au pénal avait été versé au dossier de l’affaire se trouvant devant la juridiction de première instance (voir, parmi beaucoup d’autres, İpek, décision précitée, Yavuz et autres c. Turquie (déc.), no 48064/99, 1er février 2005, Benli c. Turquie, no 65715/01, § 24, 20 février 2007, et Alada c. Turquie, no 67449/12, §§ 31 et 38, 7 juillet 2015). En revanche, elle tient à noter qu’il n’en va pas de même s’agissant des décisions rendues sur les oppositions formées contre les décisions de sursis au prononcé du jugement. En effet, elle a pu constater, dans le cadre des requêtes qui lui ont déjà été soumises, une certaine pratique des autorités nationales selon laquelle les décisions portant rejet d’une opposition formée contre une décision de sursis au prononcé du jugement sont notifiées à la partie concernée (voir, à cet égard, entre autres, Dickinson c. Turquie, no 25200/11, § 16, 2 février 2021, Uçar c. Turquie [comité], 53319/10, § 8, 5 mars 2019 et Dağtekin c. Turquie [comité], 33513/11, § 7, 28 mai 2019).
46. La Cour note qu’en l’occurrence, l’avocat du requérant, n’ayant reçu aucune notification de la décision finale, dont la notification avait pourtant été demandée par la juridiction l’ayant rendue, s’est déplacé au greffe de la 5e cour d’assises le 14 février 2018, soit environ dix mois et vingt-et-un jours après avoir formé son opposition - délai qui peut être considéré comme une durée d’attente raisonnable dans les circonstances de l’espèce -, pour se renseigner sur l’issue de cette opposition et obtenir la notification de la décision finale (paragraphe 10 ci-dessus), avant d’introduire le recours individuel du requérant douze jours plus tard (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour constitutionnelle a déclaré ce recours individuel irrecevable pour non-respect du délai de saisine sans expliquer les raisons pour lesquelles elle le considérait tardif et sans apporter de précision sur la façon dont elle appliquait le délai de trente jours en l’espèce, en indiquant par exemple la date où ce délai devait être considéré comme ayant commencé à courir pour le requérant (paragraphe 12 ci-dessus).
47. La Cour rappelle à cet égard que c’est justement dans le contexte du droit d’accès à un tribunal qu’elle a plus particulièrement élaboré le principe selon lequel il convient d’interpréter et d’appliquer les dispositions de la Convention, instrument relatif à la protection des droits de l’homme, d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, notamment, Golder, précité, § 35, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32, et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Dans des circonstances bien différentes, elle a en outre précisé qu’il faut prendre en compte les particularités de chaque cas concret pour éviter une application mécanique des dispositions de la loi à une situation particulière (Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 86, 13 décembre 2007)
48. Elle considère que, en l’espèce, en rejetant le recours individuel du requérant pour tardiveté, la Cour constitutionnelle a fait preuve d’un formalisme excessif, qui a eu pour conséquence de mettre à la charge du requérant une obligation de diligence particulièrement lourde, sans prendre en compte les circonstances particulières de cette espèce, et de faire subir au requérant les conséquences de l’omission des autorités judiciaires quant à la notification de la décision finale, qui était en tout état de cause ordonnée par la juridiction l’ayant rendue (Gajtani c. Suisse, no 43730/07, § 75, 9 septembre 2014). Exiger du requérant d’introduire son recours individuel dans un délai de trente jours, précédée d’une période de trois mois, à compter de la date d’établissement d’une annotation de finalisation par la 5e cour d’assises, non-connue par ce dernier, revient à faire dépendre l’écoulement de ce délai d’un élément qui échappe complètement au pouvoir de l’intéressé (Ivanova et Ivashova c. Russie, nos 797/14 et 67755/14, § 57, 26 janvier 2017). Elle considère dès lors que le droit de recours devait s’exercer à partir du moment où le requérant pouvait effectivement connaître la décision définitive (Aepi S.A. c. Grèce, no 48679/99, § 26, 11 avril 2002, et Georgiy Nikolayevich Mikhaylov, précité, § 55).
49. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’interprétation particulièrement stricte par la Cour constitutionnelle du délai de recours individuel a restreint de façon disproportionnée le droit du requérant à voir son recours individuel examiné au fond.
50. Partant, elle rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes et conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
51. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint d’un manque d’équité de la procédure pénale diligentée contre lui. Il allègue à cet égard que la 5e cour d’assises n’a pas pris en compte les éléments de preuve et les déclarations de témoins qu’il avait présentés à sa décharge, ce qui constitue selon lui une atteinte au principe de l’égalité des armes.
52. Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant allègue que la procédure pénale diligentée contre lui pour des contenus publiés sur son compte Facebook, qui selon lui n’incitaient aucunement à la violence, constitue une atteinte à son droit à la liberté d’expression.
53. La Cour rappelle qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle note que, en soumettant les griefs exposés ci-dessus, le requérant se plaint essentiellement de la procédure pénale qui a été engagée contre lui à raison des contenus publiés sur son compte Facebook, qui constituent incontestablement une forme d’exercice du droit à la liberté d’expression. Dès lors, eu égard à la formulation des griefs de l’intéressé et à la nature de la procédure pénale dont celui-ci conteste l’issue, la Cour estime qu’il convient d’examiner les faits dénoncés sous le seul angle de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
54. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité. En ce qui concerne la première, il soutient que les contenus litigieux publiés sur le compte Facebook du requérant glorifient, légitiment et encouragent les actes violents d’une organisation terroriste et vont ainsi à l’encontre du texte et de l’esprit de la Convention au sens de son article 17. Par conséquent, il invite la Cour à déclarer la requête irrecevable, comme incompatible ratione materiae en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
55. S’agissant de sa deuxième exception, le Gouvernement indique qu’une décision de sursis au prononcé du jugement a été rendue à l’issue de la procédure pénale diligentée contre le requérant avec l’accord de l’intéressé, que cette décision n’était accompagnée d’aucune obligation ou de restriction imposée au requérant, qu’après l’écoulement de la période de sursis de cinq ans elle doit faire l’objet d’une annulation, avec toutes les conséquences en découlant et que, dans le cas où le jugement rendu devait être prononcé avant la fin de la période de sursis, le requérant aurait la possibilité de se pourvoir en appel contre ce jugement. Dès lors, pour le Gouvernement, en l’absence d’une décision de condamnation rendue à son égard, le requérant ne peut prétendre à la qualité de victime.
56. Le requérant combat les exceptions du Gouvernement. Il soutient que la décision de sursis au prononcé du jugement n’enlève pas le statut de victime dans la mesure où elle place la personne condamnée sous surveillance pendant cinq ans, ce qui crée une pression sur l’intéressée pendant cette période de sursis. Il allègue aussi que la décision de sursis au prononcé du jugement a été utilisée à son encontre dans le cadre des procédures disciplinaires diligentées contre lui par son employeur. Il indique enfin qu’il a consenti à l’application de cette mesure afin de ne pas être privé de sa liberté en cas de condamnation.
57. Pour ce qui est de l’exception relative à l’incompatibilité ratione materiae, la Cour estime que les arguments présentés concernant cette exception soulèvent des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention et non un examen de la recevabilité de ce grief (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 20, 19 mars 2019, Önal c. Turquie (no 2), no 44982/07, § 22, 2 juillet 2019, et Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 26, 23 juillet 2019).
58. Quant à l’exception relative à la qualité de victime du requérant, la Cour estime que la mesure de sursis au prononcé du jugement était inapte à prévenir ou réparer les conséquences de la procédure pénale dont l’intéressé a directement subi les dommages à raison de l’atteinte portée par celle-ci à sa liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004, Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, §§ 32-33, 24 janvier 2006, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 17, 17 avril 2018 et Dickinson c. Turquie, précité, § 25). Il convient donc de rejeter cette exception.
59. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Requérant
60. Le requérant rappelle que les restrictions à la liberté d’expression doivent avoir une base légale claire, non-équivoque et prévisible ; que, même si les buts tels que la prévention des crimes et la défense de l’ordre peuvent être acceptés comme légitimes, il faut être vigilant pour s’assurer que les restrictions ne poursuivent pas d’autres buts que ceux prévus par la Convention et que dans le cadre de l’examen de la nécessité et de la proportionnalité de ces restrictions, les propos litigieux doivent être appréciés dans leur contexte pour répondre aux questions de savoir s’ils posent raisonnablement une menace sérieuse à l’ordre public et constituent un appel à la violence ou un discours de haine eu égard aux critères pertinents à prendre en compte à cet égard.
61. Le requérant soutient que, dans la présente affaire, les contenus publiés sur son compte Facebook, qui portaient sur des opérations, selon lui disproportionnées et emportant des violations des droits de l’homme, menées par les forces de sécurité dans certaines villes de la région sud-est de la Turquie à l’époque des faits, n’avaient aucune implication violente. Il explique qu’un de ces contenus concernait une photo des personnes, dont l’appartenance à la YPG n’était pas certaine, devant des immeubles démolis et que le deuxième contenu affichait un groupe des gens ayant allumé du feu au milieu d’une rue. Selon lui, ces contenus ne peuvent en aucun cas être considérés comme une apologie de la violence ou un appel à la violence, et ils doivent être évalués dans le contexte des événements violents ayant eu lieu dans la région à l’époque de leur publication.
b) Gouvernement
62. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Il expose à cet égard que la procédure pénale diligentée contre le requérant a duré seulement neuf mois, précédés d’une enquête préliminaire de quinze jours ; que l’intéressé n’a fait l’objet d’aucune mesure restrictive ou d’aucun inconvénient dans son quotidien durant cette procédure, mise à part trois audiences auxquelles il a assisté de sa propre volonté ; et que la procédure a abouti, non pas à une condamnation pénale inscrite à son casier judiciaire, mais à une mesure de sursis au prononcé du jugement, qui n’emporte, selon le Gouvernement, aucune conséquence légale négative. Il estime par conséquent que la procédure pénale litigieuse n’était pas de nature à créer un effet dissuasif sur le requérant.
63. Le Gouvernement rappelle en outre que selon le code de procédure pénal une décision de sursis au prononcé du jugement ne peut être adoptée sans l’accord l’accusé. Il soutient ainsi qu’un requérant qui a donné son consentement à l’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement à l’issue d’une procédure pénale doit être considéré comme ayant volontairement renoncé à son droit d’introduire des recours concernant cette procédure pénale devant des juridictions nationales supérieures comme devant la Cour. Sur ce point, le Gouvernement indique être d’avis qu’une personne estimant que l’acte qui lui est reproché est protégé par sa liberté d’expression ne doit pas accepter l’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement, pour pouvoir ensuite porter un grief relatif à la procédure pénale litigieuse devant les juridictions d’appel et devant la Cour. Il explique qu’au cas où le jugement suspendu serait prononcé en raison de la commission par l’intéressé d’une infraction volontaire pendant la période de sursis, les juridictions nationales, saisi d’un appel contre le jugement en question, et la Cour, saisie d’un recours individuel introduit après l’adoption de la mesure de sursis au prononcé du jugement, seraient dans la situation de statuer sur la même affaire en même temps, ce qui serait incompatible avec le rôle subsidiaire de la Cour.
64. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 en ajoutant que les termes utilisés dans cette disposition répondaient aux critères de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité. Il argue en outre que cette ingérence poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.
65. Quant à la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement estime que les contenus publiés sur le compte Facebook du requérant visaient à soutenir les membres du PKK, à légitimer leurs actes et à créer une perception négative à l’égard des opérations légales menées par les forces de l’ordre contre le PKK à l’époque des faits. À cet égard, il souligne notamment le contexte des conflits armés survenus aux dates de publication des contenus litigieux entre les membres du PKK et les forces de sécurité, appelés « événements des tranchées », lorsque les membres de cette organisation avaient creusé des tranchées et établi des barricades dans plusieurs villes de l’est et du sud-est de la Turquie après la proclamation d’une autogouvernance dans ces villes.
66. Examinant les contenus litigieux, Gouvernement estime que la photo montrant des manifestants autour d’un feu au milieu d’une rue ainsi que le commentaire l’accompagnant, qualifiaient les personnes, qui étaient selon lui certainement des membres du PKK perturbant l’ordre public, de « frères et sœurs », invitaient les gens à prendre part aux actes illégaux et violents commis dans le contexte susmentionné et appelaient ceux qui ne pouvaient participer dans ces actes à les justifier par une activité de propagande et de soutien sur les réseaux sociaux. S’agissant de la photo illustrant deux personnes, qui selon lui étaient des membres de la YPG, devant des immeubles détruits, le Gouvernement allègue qu’elle affiche la volonté du requérant de s’approprier des actes violents des membres de cette dernière organisation, qui serait une branche du PKK. Il considère que, en partageant les contenus litigieux sur son compte Facebook, le requérant a contribué à une campagne menée sur les réseaux sociaux visant à légitimer les actes des membres de l’organisation illégale et à diffamer les opérations d’antiterrorisme effectuées par les forces de l’ordre lors des « événements des tranchées ».
67. Le Gouvernement soutient donc qu’eu égard à la date de la publication des contenus litigieux, aux événements qui avaient eu lieu dans la ville de Sur mentionnée sur ces contenus à l’époque des faits, à la sensibilité de la société envers ces événements et à l’influence que les propos du requérant pouvaient avoir sur les citoyens étant donné ses qualités de fonctionnaire de l’État et d’ecclésiastique et quel que soit son degré de notoriété sur les réseaux sociaux ; ces contenus, partagés sur le compte Facebook de l’intéressé d’une manière visible de tous et non pas seulement de ses amis, étaient de nature à encourager, légitimer et soutenir les actes illégaux et violents du PKK et à inciter les gens à la commission d’actes similaires et que l’engagement d’une procédure pénale pour ces contenus était nécessaire dans une société démocratique. En réitérant les arguments qu’il avait précédemment avancés pour soutenir que la procédure pénale diligentée contre le requérant et la décision de sursis au prononcé du jugement n’ont pas créé d’effet dissuasif ni de préjudice important sur le requérant, il estime en outre que l’ingérence litigieuse était proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
c) Tiers intervenants
68. L’association de la liberté d’expression et l’Article 19 exposent que, selon les standards internationaux et les critères appliqués par la Cour dans sa jurisprudence, pour pouvoir restreindre la liberté d’expression au nom des infractions liées au terrorisme, il faut établir un lien entre les propos litigieux et la commission d’actes de violence, en ce sens que les propos constituant incitation à la violence doivent présenter un risque d’occasionner une conduite violente.
69. Les tiers intervenants soutiennent qu’il convient d’établir une distinction entre ces différents types d’utilisateurs sur les réseaux sociaux : l’auteur, qui crée, produit et possède le contenu original ; le diffuseur direct, qui partage le contenu original ; et le diffuseur indirect, qui « aime » le contenu original. Si la responsabilité de la catégorie « auteur » peut être engagée pour certains contenus publiés, il n’en va pas forcément de même pour les catégories « diffuseur », dans la mesure où l’impact potentiel de telle diffusion doit être examiné.
70. Aux fins de l’appréciation de l’impact potentiel des contenus sur les réseaux sociaux, qui est un élément important dans l’examen de la proportionnalité de l’ingérence, les tiers intervenants suggèrent la prise en compte des questions suivantes :
. La plateforme sur laquelle les contenus litigieux ont été publiés est-elle une plateforme complètement ouverte au public ou une plateforme semi‑privée, ouverte seulement à la famille ou aux amis de l’intéressé ?
. Quel était le degré de notoriété et de popularité de l’intéressé comme utilisateur des réseaux sociaux ?
. L’objet du contenu litigieux est-il de nature politique ou fait-il partie d’un débat d’intérêt général ?
. Le contenu litigieux a-t-il été créé ou repartagé par l’intéressé ?
. Quel était le niveau d’attention public que le contenu litigieux a reçu ?
. L’auteur original du contenu litigieux a-t-il été identifié et pénalement poursuivi ?
. Les autorités nationales ont-elles évalué l’impact potentiel des contenus litigieux ?
71. Résumant ensuite la jurisprudence de la Cour dans les affaires turques portant sur l’incitation à la violence, les tiers intervenants invitent la Cour à prendre en compte le contexte et la teneur des contenus litigieux pour établir s’ils constituent une incitation ou un appel direct ou indirect à la violence ou une justification de la violence ; ou bien s’ils peuvent être considérés dans les limites de la critique politique dans le cadre d’un débat d’intérêt général, qui bénéficie d’une protection accrue.
72. Les tiers intervenants soutiennent en outre que la Cour devrait avant tout apprécier les questions de savoir si les juridictions nationales ont examiné les contenus litigieux conformément aux principes établis par la Cour sous forme d’un test d’incitation à la violence à plusieurs volets, si elles ont appliqué des règles procédurales conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention, et si elles ont adopté des décisions bien motivées compte tenu de tous les éléments précités.
73. L’association de la liberté d’expression et l’Article 19 estiment enfin que la présente affaire devrait être considérée dans le contexte d’une détérioration générale du respect de la liberté d’expression et d’une répression des voix dissidentes qu’ils indiquent constater en Turquie. Ils allèguent que toute attitude critique d’une quelconque personne, même un contenu Facebook insignifiant avec un impact limité, risque d’être sévèrement punie par les autorités turques. Ils soutiennent que, malgré plusieurs amendements apportés à l’article 7 § 2 de la loi no 3713 dans le but de rendre cette disposition conforme aux standards de la Convention, la situation ne s’est pas améliorée dans la pratique, elle s’est même détériorée. Ils fournissent à cet égard des statistiques officielles, qui affichent selon eux une augmentation du nombre des procédures pénales engagées et des condamnations prononcées en application de cette disposition ces dernières années.
2. Appréciation de la Cour
74. La Cour note qu’en l’espèce le requérant a été condamné à un an, six mois et vingt-deux jours d’emprisonnement du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste, jugement dont il a été sursis au prononcé, en raison de deux contenus publiés sur son compte Facebook.
75. Elle considère que, compte tenu de l’effet dissuasif que la condamnation pénale du requérant ainsi que la décision de sursis au prononcé de ce jugement, qui a soumis l’intéressé à une période de sursis de cinq ans, ont pu provoquer, celles-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 51, 15 septembre 2015, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 26, 17 avril 2018, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3), no 8732/11, § 26, 9 juillet 2019 ; voir aussi, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).
76. La Cour note à cet égard l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant devrait être forclos de se plaindre d’une atteinte portée à son droit à la liberté d’expression par la procédure pénale diligentée contre lui parce qu’il a donné son accord à l’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement de sa condamnation, qui impliquerait d’après lui l’acceptation par l’intéressé du bien-fondé de cette atteinte. Elle tient à souligner à ce propos qu’exiger du requérant de prendre le risque de se voir infliger une condamnation pénale en application de laquelle il pourrait se retrouver privé de sa liberté en raison de son refus de l’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement constituerait une charge disproportionnée imposée à l’intéressé dans l’exercice de son droit d’introduire une requête devant la Cour (voir, mutatis mutandis, Guérin c. France, 25201/94, § 43, 29 juillet 1998, Omar c. France, 24767/94, § 40, 29 juillet 1998, Khalfaoui c. France, no 34791/97, § 46-49, CEDH 1999‑IX, Papon c. France, no 54210/00, §§ 91-100, CEDH 2002‑VII, affaires dans lesquelles la Cour a jugé que l’obligation de se constituer prisonnier en exécution d’une décision de justice comme condition de recevabilité d’un pourvoi en cassation formée contre cette décision constituait une charge disproportionnée imposée aux requérants, portant atteinte à la substance même du droit de recours).
77. Pour autant que le Gouvernement mentionne l’hypothèse dans laquelle la procédure pénale redeviendrait pendante devant les juridictions nationales en même temps que devant la Cour au cas où le jugement suspendu serait prononcé avant la fin de la période de sursis, elle estime qu’on ne saurait reprocher à un requérant d’avoir introduit un recours individuel pour se plaindre d’une procédure pénale qui a abouti à une décision de sursis au prononcé du jugement en application de la législation pénale pertinente, qui constitue en soi une ingérence dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression (paragraphe 75 ci-dessus). Une telle conclusion serait déraisonnable et constituerait un obstacle disproportionné à l’exercice effectif par le requérant de son droit d’introduire une requête, tel qu’il est défini à l’article 34 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Gaglione et autres c. Italie, nos 45867/07 et 69 autres, § 22, 21 décembre 2010). Elle note aussi qu’en tout état de cause, en vertu de l’article 47 § 7 de son règlement, il incombe à un requérant de la tenir informée de tout fait pertinent pour l’examen de sa requête ainsi que des développements importants survenus durant la procédure devant elle (Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 33, CEDH 2014).
78. La Cour note ensuite que l’ingérence litigieuse avait une base légale, à savoir l’article 7 § 2 de la no 3713, tel que modifié par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013 (paragraphe 16 ci-dessus). Elle rappelle à cet égard avoir déjà jugé que, eu égard au libellé de l’article 7 § 2 de la loi susmentionnée dans ses deux versions qui étaient successivement en vigueur de 2003 à 2013 (paragraphes 14 et 15 ci-dessus) et à la manière dont les juridictions nationales avaient interprété cette disposition pour condamner les requérants, de sérieux doutes se posaient quant à la prévisibilité de son application (Özer c. Turquie (no 3), no 69270/12, § 26, 11 février 2020 et les références qui y figurent). Dans la présente affaire, elle examine pour la première fois la dernière version en vigueur de l’article 7 § 2 de la loi no 3713, qui énonce désormais les notions de « contrainte, de violence et de menace » parmi les éléments constitutifs de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste. Elle note que, même si le requérant souligne l’exigence de clarté et de prévisibilité de la base légale de l’ingérence, il n’apporte aucun argument concret pour critiquer la disposition susmentionnée en application de laquelle il a été condamné (paragraphe 55 ci-dessus). Par conséquent, la Cour constate qu’elle ne dispose dans les circonstances de l’espèce d’aucun élément de nature à remettre en cause la qualité de loi de cette disposition.
79. Elle note aussi qu’il ne prête pas controverse entre les parties que cette ingérence poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime.
80. Pour ce qui est de la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016), Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, § 204-208, CEDH 2015 (extraits)), et Özer (no 3), précité, §§ 28-33).
81. La Cour relève que les contenus Facebook incriminés, retenus par les autorités nationales à l’appui de la condamnation du requérant, partageaient deux photos, publiées à l’origine par d’autres utilisateurs. Sur la première photo se trouvaient deux personnes, assimilées par les autorités nationales à des membres de la YPG compte tenu de leur tenue et des armes qu’ils portaient, devant des bâtiments endommagés possiblement en raison des conflits armés y ayant eu lieu (paragraphe 6 ci-dessus). La deuxième photo affichait un groupe de manifestants ayant allumé un feu dans une rue et était accompagnée d’un commentaire qui, selon les autorités, demandait aux utilisateurs du réseau social en question de partager la photo en question pour soutenir les manifestants dans la ville où le requérant habitait à l’époque des faits (ibidem).
82. La Cour observe qu’en l’espèce se posent ainsi les questions de savoir si, compte tenu de la teneur susmentionnée des partages incriminés du requérant, du contexte dans lequel ces partages ont été faits (voir, pour les affrontements qui se poursuivaient entre les forces de sécurité et les membres du PKK à l’époque des faits, Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 37-41, 22 décembre 2020), de leur capacité de nuire et des circonstances de l’affaire, ces partages peuvent être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999) et si la condamnation pénale du requérant avec sursis au prononcé du jugement à raison de ces partages était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes visés.
83. Elle estime à cet égard que, pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions nationales à l’appui de leur condamnation de l’intéressé (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).
84. Procédant ainsi à une analyse de la décision de la 5e cour d’assises, la Cour observe que cette dernière juridiction, après avoir décrit les contenus litigieux publiés sur le compte Facebook du requérant, s’est contentée d’indiquer dans sa décision que ces contenus étaient de nature à appeler à la violence, que le requérant avait glorifié, légitimé et encouragé les méthodes de l’organisation terroriste contenant la contrainte, la violence et la menace en partageant ces contenus sur son compte Facebook et que l’intéressé avait ainsi commis l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste (paragraphe 7 ci-dessus). La 6e cour d’assises, de son côté, examinant l’opposition formée par le requérant, a seulement vérifié les conditions d’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement (paragraphe 8 ci-dessus).
85. La Cour constate que ces décisions n’apportent pas une explication suffisante sur les raisons pour lesquelles les contenus incriminés devaient être interprétés comme glorifiant, légitimant et encourageant les méthodes de contrainte, de violence et de menace employées par le PKK dans le contexte de leur publication. Elle relève que l’examen effectué par les juridictions nationales en l’espèce ne semble pas avoir pris en compte dans leurs décisions tous les principes établis dans sa jurisprudence sous l’angle de l’article 10 de la Convention concernant les propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance (Perinçek, précité, § 208), dès lors qu’il ne répond pas à la question de savoir si les partages litigieux pouvaient être considérés, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité à nuire compte tenu de leur impact potentiel sur les réseaux sociaux dans les circonstances de l’espèce, comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (Mart et autres c. Turquie, précité, § 32). Elle considère par conséquent que les autorités nationales n’ont pas procédé à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51).
86. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en condamnant le requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste pour la publication des contenus litigieux sur son compte Facebook, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit de l’intéressé à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis (Mehdi Tanrıkulu c. Turquie, no 9735/12, § 34, 5 mai 2020).
87. Elle estime dès lors qu’en l’espèce le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la mesure incriminée étaient pertinents et suffisants et que cette mesure était nécessaire dans une société démocratique.
88. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
89. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
90. Le requérant demande 50 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
91. Le Gouvernement considère que la demande présentée par le requérant au titre du dommage moral est non-étayée et excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour.
92. La Cour octroie au requérant 5 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
93. Le requérant réclame 1 233 EUR au titre des frais d’avocat et 503 EUR pour les frais de traduction. Il présente à cet égard une convention d’honoraire d’avocat, qui précise que le requérant doit payer à son représentant des honoraires conformes aux barèmes tarifaires du barreau de Diyarbakır et de l’Union des barreaux de Turquie pour l’introduction et le suivi de sa requête, ainsi que deux factures établies par un traducteur.
94. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a présenté aucun document valide de nature à établir que les frais d’avocat allégués avaient bien été encourus et payés. Il estime aussi que la demande présentée au titre des frais et dépens est non-étayée et excessivement élevée étant donné le manque de complexité de la procédure et le nombre limité des questions soulevées.
95. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant l’intégralité des sommes demandées au titre des frais et dépens.
3. Intérêts moratoires
96. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond du grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention l’exception du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes et la rejette ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
5. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 1 736 EUR (mille sept cent trente-six euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 août 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
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Hasan Bakırcı Jon Fridrik Kjølbro
Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
‑ opinion concordante des juges Kjølbro et Koskelo ;
‑ opinion en parti concordante du juge Ranzoni.
J.F.K.
H.B.
OPINION CONCORDANTE DES JUGES KJØLBRO ET KOSKELO
(Traduction)
1. Nous convenons qu’il y a eu violation des articles 6 et 10 de la Convention en l’espèce. Ce qui nous estimons toutefois problématique, c’est le raisonnement adopté par la majorité au sujet du grief tiré de l’article 10 (paragraphes 83-87 de l’arrêt). La majorité a choisi de suivre une approche « procédurale », basant essentiellement le constat de violation de l’article 10 sur la conclusion que les juridictions internes n’avaient pas fondé sur des motifs suffisants leur conclusion que les messages diffusés par le requérant s’analysaient en une éloge, une apologie et une incitation pour des méthodes constitutives d’une coercition, de violences ou de menaces, au sens de la disposition pertinente du droit interne.
2. Cette appréciation en elle-même est sans aucun doute correcte. Les juridictions internes n’ont livré aucune analyse spécifique de ces messages, que ce soit à la lumière du droit interne applicable ou de l’article 10.
3. Il est clair en outre qu’une approche similaire n’est pas inhabituelle dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 10. Nous n’y voyons aucune objection de manière générale. Au contraire, il existe de nombreuses situations dans lesquelles il convient tout à fait que la Cour s’attache à apprécier la qualité de l’examen opéré et de la motivation retenue par les juridictions internes.
4. Dans les circonstances de la présente affaire, toutefois, ce type d’analyse ne reflète pas bien, à notre avis, le cœur du problème. Une approche « procédurale » convient dans les situations où il apparaît concevable que, si les juridictions internes avaient examiné les circonstances de l’affaire conformément aux normes énoncées dans la jurisprudence de la Cour et motivé leurs conclusions en conséquence, l’ingérence litigieuse dans la liberté d’expression du requérant aurait pu satisfaire aux exigences de l’article 10 § 2. Dans de tels cas, le problème essentiel tient en effet à ce que les juridictions internes n’ont pas procédé à leur appréciation en tenant dûment compte des principes et de la jurisprudence développés par la Cour en matière d’interprétation de l’article 10. En revanche, l’approche « procédurale » ne convient pas aux circonstances où l’ingérence n’est manifestement pas justifiable à l’aune des normes de l’article 10. En l’espèce, nous considérons qu’à la lumière de la jurisprudence de la Cour, la violation de l’article 10 n’est pas simplement « procédurale » au sens indiqué ci-dessus : elle est aussi « matérielle ».
5. Nous rappelons d’emblée que la « nécessité » de toute restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit être établie de manière convaincante. La principale question qui se pose en l’espèce est de savoir si la condamnation pénale prononcée contre le requérant était justifiée au regard de l’article 10 § 2 en ce que les propos publiés s’analysaient en une apologie du terrorisme ou en une incitation à la violence. La jurisprudence de la Cour sur ces questions est déjà assez bien établie. Les éléments essentiels à prendre en compte sont le contexte, en particulier le contexte social ou politique dans lequel les propos ont été tenus, ainsi que le contenu spécifique des propos et la manière dont ils ont été formulés (voir Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 205-207, CEDH 2015, avec des références).
6. En l’espèce, le requérant a été condamné pour avoir partagé des matériaux publiés, à savoir deux photographies, l’une représentant des personnes armées, apparemment vêtues de costumes typiques des membres du PKK, devant des bâtiments détruits, et l’autre représentant un groupe de personnes manifestant dans une rue à côté d’un feu. Cette dernière photo était accompagnée d’un commentaire textuel déclarant que « tant que nos frères et sœurs de Sur ne seront pas en paix, nous ne pourrons pas trouver le repos », et appelant instamment à partager davantage le message (voir paragraphe 6 de l’arrêt). À notre avis, de telles publications ne peuvent clairement pas être considérées comme des propos faisant l’apologie du terrorisme ou incitant à la violence. La simple publication d’une image de personnes armées à côté d’un immeuble détruit, ou d’un groupe manifestant, n’exprime aucune attitude particulière vis-à -vis du sujet. Rien donc dans ces messages ne peut raisonnablement être interprété comme une incitation à des actes de violence. Le commentaire textuel ne peut pas, lui non plus, être raisonnablement interprété de cette manière. Dès lors, la violation de l’article 10 en l’espèce ne se limite pas à une insuffisance des motifs de la condamnation : elle tient à ce que la condamnation n’est pas justifiable au regard des principes de l’article 10 de la Convention.
7. La différence entre l’approche « procédurale » et l’approche « matérielle » dans une affaire telle que la présente est à notre avis importante, d’autant plus en particulier qu’il importe de veiller à ce que le but légitime de la lutte contre le terrorisme ne soit pas détourné pour restreindre indûment la liberté d’expression. À cet égard, la Cour doit continuer de protéger avec fermeté les principes de l’article 10, notamment s’assurer entre autres que les critères et le seuil de gravité concernant ce qui peut être sanctionné en tant qu’incitation à la violence restent suffisamment stricts et clairs.
8. À titre de remarque finale, force est pour nous de constater que, très récemment, une autre chambre de la Cour a conclu à une violation matérielle de l’article 10 dans une affaire soulevant des questions de même nature (Erkizia Almandoz c. Espagne, no 5869/17, 22 juin 2021, pas encore définitif). En l’espèce, la majorité a choisi une ligne différente. Un tel manque de cohérence méthodologique pour des questions de cette nature est regrettable.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE
DU JUGE RANZONI
1. Je suis d’accord avec le constat de violation des articles 6 et 10 de la Convention. Cependant, en ce qui concerne le grief relatif à l’article 6, j’aurais préféré une autre motivation, axée sur un problème plus fondamental du point de vue de la Convention et de la jurisprudence de la Cour.
2. Comme la majorité l’indique à juste titre au paragraphe 38 de l’arrêt, le droit d’accès à un tribunal implique le droit de recevoir une notification adéquate des décisions judiciaires (Zavodnik c. Slovénie, no 53723/13, § 71, 21 mai 2015, et les arrêts y cités). La même obligation peut également se fonder sur un autre volet de l’article 6, à savoir le droit d’une partie à une décision motivée, ce qui a pour conséquence logique que cette décision doit également lui être notifiée.
3. Il est vrai que l’article 6 ne saurait être entendu comme comprenant une garantie pour les parties d’être notifiées d’une manière particulière (voir paragraphe 40 avec référence à Bogonos c. Russie (déc.), no 68798/01, 5 février 2004). Toutefois, cela ne concerne que la forme de la notification, mais n’affecte pas l’obligation des juridictions nationales, en tant que telle, d’informer de leur propre initiative les parties à la procédure d’un arrêt rendu.
4. Dans ce contexte, les trois situations suivantes peuvent se présenter tout particulièrement :
1) La décision est directement signifiée à la partie.
2) La partie reçoit seulement une notification, c’est-à -dire qu’elle est informée du fait qu’une décision a été rendue et qu’elle peut demander à en recevoir un exemplaire ou une copie.
3) La partie n’est pas informée de la décision, mais elle est censée se renseigner elle-même régulièrement auprès du tribunal pour savoir si la décision a été rendue.
5. Les deux premières situations correspondent en effet à une « notification » au sens de l’article 6, alors que la troisième, celle de la présente affaire, n’y correspond pas. L’arrêt reconnaît explicitement que la décision définitive n’a pas été notifiée au requérant (voir paragraphe 46).
6. Le fait que les juridictions nationales, après avoir rendu une décision motivée, ne fassent rien et se contentent d’attendre que la partie elle-même se renseigne sur l’issue possible de la procédure, en particulier dans une procédure pénale, renverse la charge au détriment de cette partie d’une manière qui n’est pas acceptable au regard de l’article 6, car elle touche à la substance même des droits protégés par cette disposition. L’exigence de diligence raisonnable pèse en premier lieu sur les autorités. À cet égard, je ne puis partager l’avis de la Cour constitutionnelle exprimé au paragraphe 29 de son arrêt A.C. et autres du 25 février 2016 (voir paragraphe 24 de l’arrêt de la Cour), selon lequel « la responsabilité d’avoir la diligence nécessaire pour connaître la motivation de la décision définitive parvenue au tribunal de première instance incombe aux recourants ». Au contraire, à mon avis, le fait de mettre à charge de la personne condamnée pénalement l’obligation de se renseigner auprès du tribunal sur le prononcé d’une décision n’est pas compatible avec la diligence que les États contractants doivent déployer pour assurer la jouissance effective des droits garantis par l’article 6 (voir, mutatis mutandis, Vacher c. France, no 20368/92, § 28, 17 décembre 1996).
7. Par conséquent, dans la présente affaire il n’est pas pertinent de savoir si, selon le droit national, le requérant avait ou non le droit de se voir notifier la décision rendue (voir paragraphe 44). Il avait bien sûr un tel droit en vertu de l’article 6 de la Convention, et la Cour aurait dû le constater explicitement. Ainsi, l’approche de la Cour dans cette affaire s’en serait trouvée simplifiée et il aurait été également démontré de façon claire que non seulement l’application du droit interne par la Cour constitutionnelle était excessivement formaliste mais aussi qu’en vertu de l’article 6, en principe, aucun délai de droit interne ne peut commencer à courir tant que l’arrêt n’aura pas été réellement notifié à la partie.
8. Je suis conscient qu’aux fins de la règle des six mois prévue à l’article 35 de la Convention, la Cour a pris en considération la date à laquelle l’arrêt avait été mis à disposition au greffe de la juridiction interne comme date pertinente à laquelle les parties pouvaient réellement prendre connaissance du contenu de l’arrêt et à partir de laquelle le délai de six mois commençait à courir (voir paragraphe 45). Toutefois, cette jurisprudence relative à l’article 35 concerne une question bien différente. À mon sens, dans une affaire à trancher sur le terrain de l’article 6, qui garantit le droit fondamental à un procès équitable, une notification réelle doit être exigée.
9. En résumé, bien que la motivation du présent arrêt ne soit pas incorrecte en tant que telle, elle se perd dans les détails du cas d’espèce, au lieu d’apprécier l’affaire de manière plus générale sous l’angle de l’article 6 de la Convention et de répondre à la question véritablement pertinente qui en découle. C’est la raison pour laquelle j’ai rédigé cette opinion séparée.